Ben Jonson, Volpone or the fox

"Volpone ou le renard" de Ben Jonson: Edición TEI para EMOTHE





Texto utilizado para esta edición digital:
Jonson, Ben. Volpone ou le renard. Traduït par Georges Duval. Dans: Les contemporaines de Shakespeare: Volpone ou le renard; Le juif de Malte; Le mardi-gras du cordonnier; Le moyen d’attraper un veillard. Paris: Ernest Flammirion, 1920, pp. 4-120.
Adaptación digital para EMOTHE:
  • Soler Sánchez, Victoria

Elenco

VOLPONE, un magnifique
MOSCA, son parasite
VOLTORE, un avocat
CORBACCIO, un vieillard
CORVINO, un marchand
BONARIO, le fils de Corbaccio.
SIR POLITICK WOULD-BE, un chevalier
PEREGRINE, un voyageur
NANO, un nain
CASTRONE, un eunuque
ANDROGYNO, un hermaphrodite
OFFICIERS DE JUSTICE, TROIS MARCHANDS, QUATRE JUGES, UN NOTAIRE
LADY WOULD-BE
CELIA, femme de Corvino.
Serviteurs, servantes, deux femmes de chambre, etc.
PREMIER JUGE

La scène à Venise.


ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE.

Une chambre dans la maison de Volpone.
ENTRENT VOLPONE ET MOSCA.

VOLPONE:
Bonjour. Et maintenant occupons-nous de notre or. Ouvre l’autel que je puisse voir mon saint! (Mosca tire un rideau. On voit des piles d’or, de vaisselles d’argent, des joyaux, etc.). Salut, mon âme et celle du monde! Je suis plus heureux que la terre féconde voyant le soleil attendu paraître entre les cornes du Bélier céleste, quand j’examine ta splendeur qui éteint la sienne. Reposant là, parmi tant d’autres richesses, tu sembles une flamme dans la nuit, un jour se faisant un chemin dans le chaos tandis que l’obscurité se réfugie au centre du monde. O toi, fils du soleil, dieu plus étincelant que ton père, laisse-moi t’embrasser, t’adorer ainsi que toutes les reliques du trésor sacré enfermé dans cette chambre bénie! Comme les poètes ont eu raison de donner ton nom glorieux à l’âge où ils auraient voulu vivre! N’es-tu pas la meilleure des choses, prodiguant plus de joie que les enfants, les parents, les amis, que tous les rêves éveillés que l’on fait sur terre? Ton éclat, réfléchi dans les yeux de Vénus aurait dû lui faire enfanter vingt mille Cupidons! Telles sont les beautés et tel est noire amour! O richesse, sainte muette qui fait parler tous les hommes, tu n’agis pas par toi-même, mais tu permets de tout accomplir. Tu es le prix des âmes; l’enfer lui-même, embelli par toi, devient plus enviable que le ciel! Tu représentes la vertu, la renommée, l’honneur, tout! Qui peut t’obtenir sera noble, vaillant, honnête, sage...

MOSCA:
Et tout ce qu’il voudra, monsieur. La richesse est dans cette vie un plus grand bien que la sagesse.

VOLPONE:
Voilà une vérité, mon cher Mosca. Et pourtant je suis plus fier des procédés par moi employés pour acquérir la richesse que de sa possession, car je ne l’ai pas gagnée comme tout le monde. Je ne fais pas de commerce, ne me fie pas au hasard, ne blesse pas la terre avec des charrues. Je n’engraisse pas des bestiaux pour achalander les boucheries; je ne forge pas le fer, n’ai pas de moulins pour moudre l’huile ou le blé, d’hommes pour les broyer; je ne souffle pas le verre délicat, je n’expose pas des navires à la fureur des mers qu’ils sillonnent; je ne spécule pas dans les banques, et je ne pratique pas l’usure.

MOSCA:
Non, monsieur, vous ne dévorez pas les prodigues. Il y en a qui avalent un héritier confiant, comme un Hollandais ses pilules de beurre, sans être payés pour cela; qui arrachent de leurs lits de pauvres pères de famille pour les ensevelir vivants dans quelque prison verrouillée d’où leurs os ne sortiront que lorsque la chair sera pourrie. Votre nature bienveillante abhorre de semblables moyens. Vous n’aimez pas voir des larmes de veuves on d’orphelins arroser votre seuil, entendre sous votre toit leurs cris pitoyables ébranler l’air.

VOLPONE:
Tu as raison, Mosca. Je déteste cela.

MOSCA:
Vous ne ressemblez pas au batteur en grange qui, avec un terrible fléau, surveille son blé et, mourant de faim, n’osant pas en dérober un grain, préfère se nourrir de mauves et d’herbes amères; ni au marchand qui, après avoir rempli ses celliers de généreux vins provenant de la Romagne ou de Candie, boit la lie des vinaigres lombards. Vous dédaignez de coucher sur la paille, tandis que les mites et les vers se nourriraient de vos somptueuses tentures et de vos lits moelleux. Vous savez user de vos richesses, et en distribuer une partie à votre pauvre intendant, à votre nain, à votre hermaphrodite, a votre eunuque, à tous ceux qui vous entourent et que votre bon plaisir entretient.

VOLPONE:
Lui donnant de l’argent. Voilà pour toi, Mosca. Prends-le de ma main. Tout ce que tu dis est vrai et ce sont les envieux qui t’appellent parasite. Va me chercher mon nain, mon eunuque, mon fou, afin qu’ils me divertissent. (Sort Mosca). Que puis-je faire, sinon choyer mon génie et profiter librement de tous les avantages que peut me procurer la fortune? Je n’ai ni femme, ni parent, ni enfant, ni alliés à constituer comme héritiers. Héritera qui je choisirai. C’est pourquoi les gens ont l’œil sur moi, pourquoi de nouveaux visiteurs affluent journellement dans ma maison, hommes et femmes de tout âge, m’apportant des présents, m’envoyant de la vaisselle d’argent, de l’argent monnayé, des bijoux, dans l’espérance, lorsque je mourrai, (ce qu’ils attendent impatiemment), que je leur retourne dix fois plus qu’ils ne m’auront donné. D’autres, plus intéressés encore, cherchent à m’accaparer et luttent entre eux à qui me comblera le plus de cadeaux et me donnera le plus de preuves d’affection. Je les laisse faire, m’amusant de leurs espérances, en tirant tout le profit possible, entretenant leurs tendresses. Je les tiens tous dans la main, laissant la cerise effleurer leurs lèvres, pour la leur retirer aussitôt de la bouche. Eh bien?

(Rentre MOSCA avec NANO, ANDROGYNO et CASTRONE).

NANO:
Maintenant, place pour ces nouveaux joueurs. Ils ne vous apportent ni pièce de théâtre, ni représentation comme on en donne dans les Universités. Ils vous supplient donc, quel que soit le récit, de ne point trop éplucher la cadence de leurs vers. Si cela vous étonne, vous serez plus étonné encore d’apprendre que dans le corps d’Androgyno est enfermée l’âme de Pythagore, ce jongleur devin, comme vous le verrez par la suite, laquelle âme vint d’abord d’Apollon, puis fut insufflée dans Aethalides, fils de Mercure, où elle acquit la faculté de rappeler tout ce qui avait été fait. Elle quitta Aethalides et alla aussitôt se loger chez Euphorbus aux cheveux d’or, qui fut tué de belle façon au siège de la vieille Troie par le cocu de Sparte. Elle se réfugia ensuite (je trouve cela dans ma charte) chez Hermotinus. A peine y était-elle qu’elle demanda asile à un Pyrrhus de Délos qui lui apprit à pécher. De là nous la retrouvons chez le sophiste de Grèce. Abandonnant Pythagore en faveur d’un joli morceau, Aspasie la courtisane, elle passa dans le corps d’une autre catin, pour s’agiter dans un philosophe, Cratès le cynique, comme elle le raconte. Depuis, des rois, des chevaliers, des mendiants, des esclaves, des lords, des fous l’ont enfermée; puis des bœufs, des ânes, des chameaux, des mules, des boucs, des blaireaux, où elle s’est complue à parler comme le coq du savetier. Mais je no suis pas venu pour discourir sur cette matière, sur son un, deux, trois, son grand serment par quatre, sa musique, son trigone, sa cuisse d’or, son discours sur la rotation des éléments, mais pour te demander comment tu as supporté ta dernière transformation et si tu as changé de vêtement dans ces jours de réformation?

ANDROGYNO:
Je me suis habillé en réformé, autant dire en fou, ainsi que vous le voyez, considérant toutes les vieilles doctrines comme des hérésies.

NANO:
N’as-tu jamais risqué des mets défendus par ton maître?

ANDROGYNO:
J'ai d’abord mangé du poisson quand je suis entré chez les Chartreux.

NANO:
Pourquoi alors as-tu renoncé à ton silence dogmatique?

ANDROGYNO:
Un avocat turbulent l’a voulu.

NANO:
O changement qui stupéfie! Quand le sieur avocat t’at-il chassé? Pour l’amour de Pythagore, quel corps as-tu alors habité?

ANDROGYNO:
Celui d’une bonne mule.

NANO:
De la façon tu pouvais manger des fèves?

ANDROGYNO:
Oui.

NANO:
De la mule, où as-tu passé?

ANDROGYNO:
Dans une bête tout à fait étrange, quelques écrivains l’appellent un âne; d'autres un frère précis, pur, illuminé, de ceux qui mangent de la viande et quelquefois se dévorent entre eux; de ceux qui publient des libelles, colportent des mensonges sanctifiés entre chaque cuillerée de pâté de la Nativité.

NANO:
Maintenant, par le ciel, assez de cette notion profane et parlons de la transmigration qui suivit.

ANDROGYNO:
J’habitai le corps où je suis encore.

NANO:
Un corps de délices, valant mieux que celui d’antan, le corps d’un hermaphrodite! Maintenant, dis-moi, chère âme, parmi tous ces changements quel corps choisirais-tu s’il fallait t’y fixer?

ANDROGYNO:
Celui que j’habite. Je vaudrais même n’en plus changer.

NANO:
Parce que tu peux jouir à la fois du plaisir de chaque sexe.

ANDROGYNO:
Hélas! Ces plaisirs sont vieillis et abandonnés! Je me félicite d'être l’âme d’un fou, la seule créature que je puisse qualifier de bénie, car les autres formes ne m’ont pas porté bonheur.

NANO:
Parle franchement, comme si tu habitais toujours le corps de Pythagore. Nous célébrerons cette savante opinion, camarade eunuque, comme il nous convient, avec tout notre esprit et tout notre talent, pour dignifier des membres spéciaux de la fraternité.

VOLPONE:
Hé bien! hé bien! Mosca, cela est-il de ton invention?

MOSCA:
Oui, s’il plaît à mon patron.

VOLPONE:
Cela me plaît, mon bon Mosca.

MOSCA:
En ce cas, j’en suis bien l’auteur.

NANO ET CASTRONE:
chantant.
Les fous sont la seule nation
Digne de l’envie et de l’admiration des hommes.
Libres de tout souci, de tout chagrin,
Ils sont heureux et rendent heureux les autres.
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Tout ce qu’ils disent est d’or.
Le fou est le préféré de nos grands hommes,
L’amusement et le plaisir de nos dames.
Une langue et une marotte sont ses trésors.
Sa figure provoque la gaîté
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Et il peut s’exprimer franchement sans qu’on l’en blâme.
C’est la grace de toute fête,
C’en est quelquefois le principal convive.
Il a son couteau et son tabouret
Quand il a de l’esprit.
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Oh! qui no voudrait être fou?
Lui, lui, luit!

(On frappe au dehors).

VOLPONE:
Qu’est cela? Sauvez-vous! (Sortent Nano et Castrone). Va voir, Mosca. Fou, retire-toi.

(Sort Androgyno).

MOSCA:
C’est le signor Voltore, l’avocat. Je le reconnais à sa façon de frapper.

VOLPONE:
Va me chercher ma robe, mes fourrures et mon bonnet de nuit. Dis-lui que je me lève et laisse-le se morfondre un peu dans la galerie. (Sort Mosca). Mes clients commencent leurs visites. Va tours, milans, corbeaux, corneilles, tous les oiseaux de proie qui espèrent me réduire à l’état de carcasse, s’abattent sur ma demeure. Je ne suis pas encore pour eux. (Rentre MOSCA, portant la robe, etc.). Quelle nouvelle?

MOSCA:
Une pièce d’argenterie, monsieur.

VOLPONE:
Importante?

MOSCA:
Enorme, massive, ancienne, avec votre nom inscrit et vos armes gravées.

VOLPONE:
Dieu! Il aurait dû faire graver aussi un renard s’étirant avec une apparence trompeuse et se moquant d’un corbeau à la bouche ouverte!

MOSCA:
La plaisanterie est subtile, monsieur.

VOLPONE:
Donne-moi ma fourrure. (Il met sa robe de malade). Pourquoi ris-tu?

MOSCA:
Je ne puis m’en empêcher, monsieur, en songeant à ce qu’il doit penser en marchant de long en large. Il se demande si ce n’est pas le dernier cadeau à l’aide duquel il cherchera à vous séduire. Si vous mouriez aujourd’hui après lui avoir tout laissé, qu’adviendrait-il de lui demain? Comme il se sentirait récompensé de toutes ses avances; comme il deviendrait digne et honoré! Il caracolerait avec ses fourrures et ses housses de pied, escorté d’un troupeau de fous et de clients; on s’écarterait devant sa mule aussi lettrée que lui-même. On l’appellerait le grand avocat, d’où il tirerait cette conclusion qu’il n’y a rien d’impossible.

VOLPONE:
L’impossible c’est qu’il soit savant.

MOSCA:
Bah! II serait riche et c’est le principal. Couvrez un âne d’une pourpre imposante; il vous suffira de dissimuler les deux oreilles ambitieuses et le voilà passé docteur de cathédrale!

VOLPONE:
Mon bonnet, mon bonnet, Mosca. Introduis notre homme.

MOSCA:
Attendez, monsieur; votre onguent pour les yeux.

VOLPONE:
Tu as raison, dépêche-toi! Il me tarde d’entrer en possession de mon nouveau présent.

MOSCA:
J’espère que vous en recevrez beaucoup encore...

VOLPONE:
Merci, mon bon Mosca.

MOSCA:
Quand je serai poussière et qu’une centaine d’autres m’auront succédé.

VOLPONE:
Tu exagères, Mosca.

MOSCA:
Vous vivrez assez longtemps pour abuser ces harpies.

VOLPONE:
Mon cher Mosca! Bien. Mon oreiller. Tu peux le faire entrer. (Sort Mosca). Maintenant feignons la toux, la phtisie, la goutte, l’apoplexie, la paralysie et le catarrhe. Venez à mon secours, vous qui, depuis trois ans, entretenez leur espérance! Le voici! Je l’entends! (Toussant). Hum! Hum! Oh!

(Rentre MOSCA, introduisant VOLTORE, qui tient un plat d’argent).

MOSCA:
Vous n’avez pas avancé d’un pas, monsieur. Seulement il vous aime plus que les autres, et vous manœuvrez comme un homme sage en l’entretenant dans ce sentiment par des visites matinales, des preuves d’affection, lesquelles, je le sais, ne peuvent qu’augmenter sa gratitude. Monsieur! Patron! C’est le signor Voltore.

VOLPONE:
faiblement. Qu’est-ce que vous dites?

MOSCA:
Le signor Voltore vient ce matin vous rendre visite.

VOLPONE:
Je l’en remercie.

MOSCA:
Il vous apporte un plat ancien, acheté à Saint-Marc et qu’il vous prie d’accepter.

VOLPONE:
Il est le bienvenu. Dis-lui de venir plus souvent.

MOSCA:
Oui.

VOLTORE:
Que dit-il?

MOSCA:
Il vous remercie et désire que vous veniez plus souvent.

VOLPONE:
Mosca!

MOSCA:
Patron?

VOLPONE:
Dis-lui d’approcher. Où est-il? II me tarde de lui serrer la main.

MOSCA:
Le plat est là, monsieur.

VOLTORE:
Comment ça va-t-il?

VOLPONE:
Je vous remercie, signor Voltore. Où est le plat? J’ai les yeux bien malades.

VOLTORE:
Lui mettant le plat entre les mains. Je suis désolé de vous trouver encore aussi faible!

MOSCA:
à part: C’est-à-dire qu’il ne le soit pas davantage.

VOLPONE:
Vous êtes trop généreux.

VOLTORE:
Non, monsieur. Plût au ciel que je pusse vous donner la santé comme je vous donne ce plat!

VOLPONE:
Vous donnez ce que vous pouvez. Je vous remercie. Je ne demeurerai pas un ingrat devant une telle preuve d’amitié. Je vous en prie, venez souvent me voir.

VOLTORE:
Je vous le promets.

VOLPONE:
Ne vous tenez pas si éloigné de moi.

MOSCA:
Entendez-vous, monsieur?

VOLPONE:
Ecoutez-moi encore. Il s’agit de vous.

MOSCA:
Vous êtes un homme heureux, monsieur. Appréciez votre chance.

VOLPONE:
Je ne peux plus maintenant vivre longtemps...

MOSCA:
Vous êtes son héritier, monsieur.

VOLTORE:
Tu crois?

VOLPONE:
Je sens que je m’en vais! Oh! oh! oh! oh! Je fais voile vers le port! Oh! oh! oh! oh! Et je me réjouirai d’y toucher.

MOSCA:
Hélas! mon bon monsieur! Tous nous devons partir...

VOLTORE:
Mais, Mosca...

MOSCA:
L’âge est notre maître...

VOLTORE:
Je t’en prie, écoute-moi. Tu es sûr que je suis son héritier?

MOSCA:
Si vous l’êtes? Je vous en prie, monsieur, inscrivez-moi parmi les gens qui vous servent! Toutes mes espérances dépendent de votre honneur! Je suis perdu si le soleil levant ne brille pas sur moi!

VOLTORE:
Il brillera, Mosca, et te réchauffera de ses rayons.

MOSCA:
Monsieur, je suis un homme qui n’a encore rien fait pour gagner votre reconnaissance. Je porte vos clefs, je sais ou sont vos cassettes et vos coffres fermés, je tiens l’inventaire de vos bijoux, de votre argenterie, de votre argent, je suis votre intendant et je surveille vos biens.

VOLTORE:
Mais suis-je le seul héritier?

MOSCA:
Sans un concurrent, monsieur. Il le confirmait ce matin. La cire est encore chaude et, sur le parchemin, c’est à peine si l’encre a eu le temps de sécher.

VOLTORE:
Quel bonheur pour moi! Mais, mon cher Mosca, quel hasard me vaut cela?

MOSCA:
D’abord votre mérite. J’ignore la seconde raison.

VOLTORE:
C’est ta modestie qui t’empêche de la connaître. Elle aura sa récompense.

MOSCA:
Il a toujours aimé vos façons, monsieur. Quand je suis entré à son service, je l’ai souvent entendu exprimer son admiration pour les hommes de votre belle profession, capables de défendre, jusqu’à l’enrouement, toutes les causes, fussent-elles les plus contraires, et par simple amour de la justice; les hommes qui, comme vous, avec une étonnante souplesse, vont et viennent, font et défont, donnent des conseils à deux fins, acceptent l’or qui les tente et l’empochent. Pour sa part, il s’estimerait béni du ciel s’il pouvait faire son héritier un de ces esprits patients, sages, graves, possédant une langue à la fois si embrouillée et si bruyante, qui ne risquent pas un mot, pas même un mensonge, sans honoraires, et pour qui chaque-parole tombée représente un sequin. (On frappe au dehors). Qui est là? On frappe! Il ne voudrait pas que l’on vous vît, monsieur... Vous pouvez pourtant être venu en passant, à la hâte... Oh, monsieur, quand vous nagerez dans ce lard de l’or, quand vous aurez du miel par-dessus les épaules, lorsque votre menton se haussera pour en éviter le flot, pensez à votre vassal et soûvenez-vous de moi. Je n’aurai pas été le moins bon de vos clients.

VOLTORE:
Mosca...

MOSCA:
Voulez-vous parcourir l’inventaire? voir une copie du testament? Avant peu, je vous les apporterai. Maintenant, partez et prenez l’attitude d’un homme affairé.

(Sort Voltore).

VOLPONE:
se levant. Excellent Mosca! Viens que je t’embrasse!

MOSCA:
Reprenez votre position, monsieur, voici venir Corbaccio.

VOLPONE:
Cache le plat. Après le vautour, le corbeau!

MOSCA:
Reprenez votre silence et continuez de dormir. tes le bienvenu. (Mettant le plat avec les autres richesses). Demeure et multiplie! Maintenant nous allons voir un homme plus malade que celui qui feint de l’être et qui pourtant espère gambader sur son tombeau... (Entre CORBACCIO). Signor Corbaccio, vous êtes le bienvenu.

CORBACCIO:
Comment va le patron?

MOSCA:
Comme hier. Il n’y a pas de mieux.

CORBACCIO:
Qui est un peu sourd: Il va mieux?

MOSCA:
Oh! non, monsieur! Plutôt plus mal.

CORBACCIO:
Bien. Où est-il?

MOSCA:
Sur son lit, il vient de s’endormir.

CORBACCIO:
Dort-il bien?

MOSCA:
Non, monsieur, ni cette nuit, ni hier. Il sommeille à peine.

CORBACCIO:
Bon. Il devrait consulter des médecins. Je lui apporte une potion opiacée de la part de mon docteur.

MOSCA:
II ne veut pas entendre parler de drogues.

CORBACCIO:
Pourquoi? Celle-ci a été faite devant moi, je sais de quoi elle se compose, et qu’elle ne peut qu’apporter une amélioration. Sur ma vie, ce n’est que pour lui procurer un peu de sommeil.

VOLPONE:
à part: Oui, le dernier sommeil, si je la prenais!

MOSCA:
Monsieur, il n’a pas confiance en la médecine.

CORBACCIO:
Tu dis?

MOSCA:
Il n’a pas confiance en la médecine. Il estime que la plupart de vos docteurs sont un danger plus grave que la maladie. Je l’ai souvent entendu répéter qu’un médecin ne serait jamais son héritier.

CORBACCIO:
Je ne serai jamais son héritier?

MOSCA:
Je parle de votre médecin, monsieur.

CORBACCIO:
Je n’ai jamais fait allusion à lui.

MOSCA:
Il ne peut pas digérer leurs médecines. Il dit qu’ils écorchent un homme avant de l’avoir tué.

CORBACCIO:
Bien. Je comprends.

MOSCA:
Et qu’ils agissent ainsi, sachant très bien ce qu’ils font, car non seulement la loi les absout, mais les récompense. Or il lui répugnerait de vendre sa vie.

CORBACCIO:
En effet, Ils ont pour vous expédier autant de licences qu’un juge.

MOSCA:
Plus! Le juge no tue que lorsque la loi condamne, tandis que le médecin peut tuer le juge.

CORBACCIO:
Le juge, moi, tout le monde. Comment va son apoplexie? S’en ressent-il encore?

MOSCA:
Plus violemment que jamais. Sa parole est saccadée, son regard fixe, sa figure s’allonge de plus en plus.

CORBACCIO:
Bien.

MOSCA:
Sa bouche est toujours béante et ses paupières tombent.

CORBACCIO:
Bon.

MOSCA:
Un engourdissement glacial raidit ses membres et rend sa chair couleur de plomb.

CORBACCIO:
Bien.

MOSCA:
Son pouls bat lentement.

CORBACCIO:
Bons symptômes.

MOSCA:
Et de sa cervelle...N
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Nota del editor digital

Les deux interventions suivantes du text original original (CORBACCIO Ha? How? not from his brain? / MOSCA Yes, sir, and from his brain–) ne sont pas présentes dans la traduction de Duval (1920, p. 16).

CORBACCIO:
Je vous entends. Bon.

MOSCA:
Coule une sueur froide, avec un autre écoulement continuel qui part du coin des yeux.

CORBACCIO:
C’est possible. Je me sens mieux! Et ses vertiges?

MOSCA:
Il a perdu tout sentiment, et ne ronfle même plus. C’est à peine si vous vous apercevriez qu’il respire.

CORBACCIO:
Parfait! parfait! Je vivrai sûrement plus longtemps que lui. Cela me rajeunit d’une vingtaine d’années!

MOSCA:
Je m’apprêtais à aller chez vous, monsieur.

CORBACCIO:
Il a fait son testament? Qu’est-ce qu’il me laisse?

MOSCA:
Non, monsieur.

CORBACCIO:
Il ne me laisse rien?

MOSCA:
Je crois qu’il n’a pas rédigé son testament.

CORBACCIO:
Oh! oh! oh! qu’est-ce que faisait ici Voltore, l’avocat?

MOSCA:
Il flairait une carcasse et quand il a entendu dire que mon maître s’apprêtait à écrire son testament ainsi que je l’en pressais pour votre bien...

CORBACCIO:
Il est venu, n’est-ce pas? Je m’en doutais.

MOSCA:
Et il lui a présenté ce plat d’argent.

CORBACCIO:
Pour devenir son héritier.

MOSCA:
Je ne sais pas, monsieur.

CORBACCIO:
Moi, je le sais!

MOSCA:
à part: Il le mesure à sa longueur!

CORBACCIO:
Très bien. Je saurai l’en empêcher! Regarde, Mosca, j’ai apporté un sac de brillants sequins, qui pèse plus que son plat.

MOSCA:
prenant le sac: En effet, monsieur, voilà de la vraie médecine; un médicament secret! Ne parlez plus de remèdes opaciés. Voilà le grand élixir!

CORBACCIO:
De l’or palpable s’il n’est pas potable.

MOSCA:
Je lui en administrerai dans son bol.

CORBACCIO:
C’est cela.

MOSCA:
Cordial cent fois béni! Ça va le rétablir.

CORBACCIO:
Oui, oui.

MOSCA:
Ce ne serait peut-être pas une bonne chose.

CORBACCIO:
Quoi?

MOSCA:
De lui rendre la santé.

CORBACCIO:
A aucun prix!

MOSCA:
Cela pourrait lui faire un curieux effet seulement de le sentir.

CORBACCIO:
Dans ces conditions rends-moi le sac.

MOSCA:
A bas les mains! Excusez-moi. Vous ne nous causerez pas ce tort. Je peux vous l’avouer, vous aurez tout.

CORBACCIO:
Comment?

MOSCA:
Tout, monsieur, c’est votre droit, votre bien. Personne ne pourra en réclamer une part. Tout est à vous, sans compétition, la destinée l’a voulu ainsi.

CORBACCIO:
Explique-toi, mon bon Mosca.

MOSCA:
Voilà. A un certain moment l’accès passera.

CORBACCIO:
Bien.

MOSCA:
Profitant du mieux, je lui parlerai à nouveau de la nécessité de faire son testament et je lui montrerai votre sac.

CORBACCIO:
Parfait.

MOSCA:
Ce serait plus parfait encore si vous consentiez à m’écouter.

CORBACCIO:
De tout mon cœur.

MOSCA:
Maintenant, si j’ai un conseil à vous donner, rentrez vite chez vous, et libellez un testament où vous inscrirez mon maître comme votre unique héritier.

CORBACCIO:
Ce serait déshériter mon fils!

MOSCA:
Tant mieux! La couleur tournera à votre profit.

CORBACCIO:
La couleur?

MOSCA:
Je veux dire que sous couleur de le faire votre héritier vous rédigerez en sa faveur un testament que vous m’enverrez. Je vanterai, en les exagérant, vos soins, vos veilles, vos prières, vos cadeaux, votre présent d’aujourd’hui. Ensuite je lui montrerai votre testament où, sans hésitation, sans s’occuper de votre propre fils, si brave, d’un si haut mérite, cédant malgré vous au torrent de l’affection qui vous porte vers mon maître, vous le constituez votre héritier. Il ne peut être assez stupide, assez borné, assez peu consciencieux, assez ingrat...

CORBACCIO:
Pour ne pas me faire son héritier à son tour?

MOSCA:
Voilà.

CORBACCIO:
J’avais déjà pensé à ce petit complot.

MOSCA:
Je le crois.

CORBACCIO:
Tu ne le crois pas?

MOSCA:
Si, monsieur.

CORBACCIO:
C’est exactement ce que j’avais l’intention de faire.

MOSCA:
Et quand vous l’aurez fait...

CORBACCIO:
Quand il m’aura reconnu pour son héritier...

MOSCA:
Certain que vous êtes de lui survivre...

CORBACCIO:
Evidemment.

MOSCA:
Puisque vous êtes vigoureux...

CORBACCIO:
Tu peux le dire.

MOSCA:
N’est-ce pas?

CORBACCIO:
J’avais pensé à cela aussi. Tu es le véritable interprète de mes intentions.

MOSCA:
Non seulement vous vous faites du bien à vous-même...

CORBACCIO:
Mais encore à mon fils.

MOSCA:
Tout simplement.

CORBACCIO:
Encore une invention de moi.

MOSCA:
Hélas, monsieur, le ciel sait que j’ai prêté toute mon attention, donné tous mes soins (mes cheveux en ont grisonné) pour amener la chose à ce point.

CORBACCIO:
J’en suis sûr.

MOSCA:
C’est pour vous que je travaille ici.

CORBACCIO:
Oui, travaille encore. (Faisant mine de sortir). Je vais arranger tout cela.

MOSCA:
à part: Corbeau!

CORBACCIO:
Je te sais honnête...

MOSCA:
à part: Tu mens!

CORBACCIO:
Et...

MOSCA:
à part: Son intelligence n’est pas meilleure que ses oreilles.

CORBACCIO:
Sans aucun doute je serai un père pour toi.

MOSCA:
à part: Et moi je duperai le père qui m’échoit.

CORBACCIO:
Il se peut que la jeunesse me revienne. Pourquoi pas?

MOSCA:
à part: Sa Seigneurie est un âne précieux.

CORBACCIO:
Que dis-tu?

MOSCA:
Je dis qu’il faut que Votre Seigneurie se hâte.

CORBACCIO:
Tu as raison. Je pars.

(Il sort).

VOLPONE:
se levant: Je vais éclater! Oh, mes côtes! mes côtes!

MOSCA:
Contenez ce flux de rires. Cette espérance, vous le savez, est une amorce qui dissimule un hameçon.

VOLPONE:
Mais avec quelle habileté tu l’auras accroche! Je n’en puis plus! Bonne canaille, laisse-moi t’embrasser. Je ne t’ai jamais vu dans d’aussi bonnes dispositions.

MOSCA:
Hélas, monsieur, je fais comme on m’a appris; je suis vos graves instructions; je les paie en bonnes paroles, je leur graisse les oreilles avec de l’huile et je les congédie.

VOLPONE:
C'est vrai!... Quelle punition porte l’avarice en elle-même!

MOSCA:
J’y suis bien pour quelque chose.

VOLPONE:
Les soucis, les maladies, la crainte, qui font cortège à la vieillesse, la mort si souvent appelée, sont leur partage. Leurs membres deviennent faibles; leurs sens s’émoussent; la vue, l’ouïe, le mouvement sont morts avant eux; leurs dents, ces instruments avec lesquels on mange, tombent, et ils comptent sur la vie! En voilà un qui retourne chez lui, et désire prolonger ses jours! Il ne sent plus sa goutte, ni sa paralysie. Il rajeunit do vingt ans, il s’illusionne sur son âge auquel il oppose un démenti. Ainsi qu’Aeson, il espère, à l’aide de charmes, retrouver la jeunesse, et il s’engraisse de ces espérances comme si le docteur pouvait être aussi facilement dupé que lui. Et autant en emporte le vent! (On frappe à nouveau). Qui vient encore? Un troisième?

MOSCA:
Recouchez-vous! Je reconnais sa voix. C’est Corvino, notre gai marchand.

VOLPONE:
se recouchant: Je suis mort.

MOSCA:
Encore une petite dose sur vos yeux. (Il les frotte avec la pommade). Qui est là? (Entre CORVINO). Signor Corvino! On vous attendait avec impatience. Comme vous seriez heureux, si vous saviez...

CORVINO:
Quoi?

MOSCA:
La dernière heure est venue, monsieur!

CORVINO:
Il n’est pas mort?

MOSCA:
Non, mais il n’en vaut guère mieux! Il ne reconnaît plus personne.

CORVINO:
Que dois-je faire alors?

MOSCA:
Pourquoi cette question?

CORVINO:
Je lui apportais une perle.

MOSCA:
Peut-être lui reste-t-il assez de mémoire pour vous reconnaître. Il vous appelle encore. Votre nom est le seul qu’il prononce. La perle est belle?

CORVINO:
Venise n’en a jamais possédé une pareille.

VOLPONE:
faiblement: Signor Corvino...

MOSCA:
Il vous réclame. Donnez-la lui. Il est ici, monsieur. II vous apporte une riche perle.

CORVINO:
Comment ça va-il? Dites-lui qu’elle pèse douze carats.

MOSCA:
Monsieur, il ne peut pas entendre, il est sourd. Cela semble pourtant lui faire du bien de vous voir.

CORVINO:
Dites-lui que j’ai un diamant à son intention.

MOSCA:
Il faudrait mieux le lui montrer. Mettez-le dans sa main. Il a encore sa connaissance. Regardez comme il s’en empare.

CORVINO:
Hélas! mon bon monsieur! Quel spectacle pitoyable!

MOSCA:
N’y pensez pas. Les larmes d’un héritier sont des rires sous un masque.

CORVINO:
Je suis son héritier?

MOSCA:
Je ne peux pas voir son testament avant qu’il soit mort. Nous avons eu ici Corbaccio, Voltore, et tant d autres, trop nombreux pour que je les aie comptés, impatients d’hériter. Moi, profitant de ce qu’il vous appelait, j’ai pris du papier, une plume, de l’encre, et je lui ai demandé qui il choisissait comme héritier : «Corvino», m’a-t-il dit; qui serait son exécuteur : «Corvino», m’a-t-il dit encore. Et s’il ne répondait pas à une de mes questions, je comprenais aux signes qu’il me faisait de la tête, malgré sa faiblesse, que c’était bien vous qu’il consentait à choisir. Alors j’ai renvoyé chez eux les autres sans rien leur léguer, sauf des malédictions.

CORVINO:
l’embrassant: Ah! mon cher Mosca! Il ne nous voit pas?

MOSCA:
Pas plus qu’un ménestrel aveugle. II ne reconnaît personne, pas même la figure d’un ami. Il ne se souvient même plus du nom du serviteur qui lui a apporté son dernier repas, versé sa dernière tisane. Pas même de ceux qu’il a engendrés et élevés.

CORVINO:
A-t-il des enfants?

MOSCA:
Des bâtards, une douzaine au plus, qu’il a eus avec des mendiantes, des Egyptiennes, des Suisses, des négresses, quand il était ivre. Vous ne le saviez pas? C’est la fable commune; le nain, le fou, l’eunuque, tout ça c’est sa progéniture. Il est le père de tout son entourage, sauf six, mais il ne leur laisse rien.

CORVINO:
Bien! très bien! Tu es sûr qu’il ne peut pas entendre?

MOSCA:
Absolument sûr. Regardez, jugez par vous-même. lpone). Puissiez-vous fermer une bonne fois vos yeux ignobles, qui pleurent de la vase comme deux citernes à Grenouilles! Nous cacher le spectacle de ces joues penantes, couvertes de cuir au lieu de peau... (Criant à l’oreille de Volpone) Que la vérole vienne et s’ajoute à toutes vos maladies, si elle doit vous expédier plus tôt oour vos incontinences, car elles l’auront mérité, monsieur, et que la peste s’en méle! (A Corvino). Venez à mon secours, monsieur. (A Volpone) ... et qui ressemblent à des vieux torchons de cuisine gelés.

CORVINO:
riant: Ou à un vieux mur enfermé sur lequel la pluie en tombant a laissé des traces.

MOSCA:
Parfait! Vous pouvez crier encore plus fort. C’est à peine s’il entendrait une coulevrine qu’on déchargerait à son oreille.

CORVINO:
Son nez est comme un égout.

MOSCA:
Bien dit! Et la bouche?

CORVINO:
Une latrine.

MOSCA:
Fermez-la.

CORVINO:
Pas moyen!

MOSCA:
Laissez-moi faire. Je pourrais l’étouffer avec un oreiller aussi facilement que si j’étais sa garde.

CORVINO:
Faites comme il vous plaira, mais je m’en vais.

MOSCA:
Allez-vous-en, car je crains que votre présence ne prolonge ses derniers instants.

CORVINO:
N’usez pas de violence.

MOSCA:
Pourquoi? Qu’est qui vous rend aussi scrupuleux?

CORVINO:
Faites ce que vous voudrez.

MOSCA:
Bon. Partez.

CORVINO:
Vous croyez que je peux sans inconvénient reprendre ma perle?

MOSCA:
Et le diamant? De quoi allez-vous vous inquiéter? Ici tout ne vous appartient-il pas? Ne suis-je pas là, moi dont vous avez fait votre créature, et qui vous devrai l’existence?

CORVINO:
Cher Mosca! Tu es mon ami, mon compagnon, et tu auras ta part dans toutes mes bonnes fortunes.

MOSCA:
Excepté une.

CORVINO:
Laquelle?

MOSCA:
Votre femme, monsieur. (Sort Corvino). Il n’y a pas d’autres moyens de le faire sortir!

VOLPONE:
Mosca, tu es divin! Aujourd’hui lu t’es surpassé! (On frappe au dehors). Qui est là? Je ne veux plus être importuné. Prépare-moi des musiciens, des danses, des banquets, tous les plaisirs! Le Turc n’est pas plus sensuel dans les plaisirs que veut l’être Volpone. (Sort Mosca) Voyons. Une perle! Un diamant! De l’argenterie! Des sequins! La matinée aura été profitable. Cela vaut mieux que voler dans des églises ou, par gloutonnerie, de s’engraisser tous les mois d’un homme! (Rentre MOSCA). Qu’est-ce qu’il y a?

MOSCA:
La belle lady Would-be, l’épouse du chevalier anglais, Sir Politick Would-be (c’est de la façon qu’on m’a dit d’annoncer) envoie demander comment vous avez passé la nuit et si l’on peut vous voir.

VOLPONE:
Pas maintenant. Dans trois heures... lorsque je serai gris de joie et de vin. Par le ciel, je m’étonne de la confiance absolue de ces téméraires Anglais qui ne craignent pas d’exposer leurs femmes à toutes les rencontres.

MOSCA:
Le chevalier ne s’appelle pas pour rien Politick. Il sait que si sa femme affecte des airs étranges, elle n’a pas la physionomie d’une malhonnête personne. Oh! s’il s’agissait de l’épouse de Corvino...

VOLPONE:
Elle est si jolie que cela?

MOSCA:
C'est l’étoile étincelante de l’Italie! Une donzelle toute jeune! Une beauté mûre pour la moisson, dont la peau est plus blanche que le cygne, l'argent, la neige, le lis! dont les douces lèvres appellent une éternité de baisers! dont la chair aussitôt effleurée se colore en rouge! Elle brille comme votre or, et comme votre or elle est belle!

VOLPONE:
Pourquoi ne l’ai-je pas encore aperçue?

MOSCA:
Hélas! monsieur, je ne l’ai découverte qu’hier.

VOLPONE:
Pourrais-je la voir?

MOSCA:
Impossible! Elle est surveillée aussi étroitement que votre or; jamais elle ne sort, jamais elle ne prend l’air, sauf par la fenêtre. Ses regards sont doux comme les premiers raisins ou les premières cerises, et surveillés d’aussi près.

VOLPONE:
Il faut que je la voie.

MOSCA:
Une garde composée de la maisonnée et qui représente une dizaine d’espions ne la quitte pas des yeux, et chaque espion est celui de son voisin, de telle sorte que pas un ne peut faire un mouvement qui échappe à l’autre.

VOLPONE:
Je veux la voir, quand ça ne serait qu’à la fenêtre.

MOSCA:
Déguisé, alors?

VOLPONE:
Ce sera plus sûr. Nous y réfléchirons.


ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE.

La place Saint-Marc. Un coin retiré devant la maison de Corvino.
ENTRENT SIR POLITICK WOULD-BE et PEREGRINE.

SIR POLITICK:
Pour un homme raisonnable, le monde entier est son terroir. Ni l'’Italie, ni la France, ni l’Europe ne me retiendront si ma destinée m’appelle ailleurs. Je ne cède pas en cela à l’irrésistible désir de voir du pays, de constater une autre religion, au besoin de me désintéresser de la patrie où je suis né et où j’ai accompli mes œuvres les plus chères, encore moins à l’envie oiseuse, démodée, surannée, ne pouvant germer que dans une tête grise, d’étudier l’aspect des hommes, leurs coutumes, comme Ulysse! Seulement au caractère spécial de ma femme qui la pousse à étudier, à noter, à apprendre le langage de Venise et le reste... J’aime à croire, monsieur, que vous voyagez avec une autorisation?

PEREGRINE:
Oui.

SIR POLITICK:
Je ne vous en parlerai que mieux à cœur ouvert. Il y a longtemps que vous avez quitté l’Angleterre?

PEREGRINE:
Sept semaines.

SIR POLITICK:
Seulement. Avez-vous été voir milord l’ambassadeur?

PEREGRINE:
Pas encore.

SIR POLITICK:
Dites-moi, je vous prie, quelles nouvelles de notre climat? Cette nuit j’ai entendu raconter une histoire assez étrange par un des attachés de milord et il me tarde de savoir si elle a été vérifiée.

PEREGRINE:
De quoi s’agissait-il, monsieur?

SIR POLITICK:
D’un corbeau qui aurait construit son nid dans un des bateaux du roi.

PEREGRINE:
à part: Ce monsieur se moque de moi ou l’on s’est moqué de lui. (Haut). Votre nom?

SIR POLITICK:
Politick Would-Be.

PEREGRINE:
à part: J’aurais dû m’en douter. (Haut). Chevalier?

SIR POLITICK:
Un pauvre Chevalier.

PEREGRINE:
Votre femme est à Venise pour se rendre compte des atours, des modes, des mœurs des courtisanes? La belle lady Would-Be?

SIR POLITICK:
Oui, monsieur. Souvent l’araignée et l’abeille sucent la même fleur.

PEREGRINE:
Mon cher monsieur Politick, je vous demande pardon. J’ai beaucoup entendu parler de vous. L’histoire du corbeau est vraie,

SIR POLITICK:
Vous en avez eu connaissance?

PEREGRINE:
Ainsi que de notre lionne qui a mis bas dans la tour.

SIR POLITICK:
Une seconde portée?

PEREGRINE:
Une seconde, monsieur.

SIR POLITICK:
Ciel! Quels prodiges! Le feu à Berwick! Une nouvelle étoile! Autant de phénomènes successifs, étranges, pleins de présages! Avez-vous vu ces météores?

PEREGRINE:
Oui, monsieur.

SIR POLITICK:
Effrayant! Je vous prie, monsieur, confirmez-moi les trois marsouins qu’on dit avoir aperçus au-dessus du pont.

PEREGRINE:
Ils étaient six, avec un esturgeon, monsieur.

SIR POLITICK:
Je demeure stupéfait!

PEREGRINE:
Ne le soyez pas. Je puis vous raconter un prodige plus extraordinaire encore.

SIR POLITICK:
Qu’est-ce que tout ça nous annonce?

PEREGRINE:
Le même jour (laissez-moi réfléchir) où je quittais Londres, on a vu une baleine dans la rivière, à la hauteur de Wolwick et qui attendait, on ne sait pas exactement depuis combien de mois, la destruction de la flotte do Stode.

SIR POLITICK:
Est-ce possible? Elle devait être envoyée par l’Espagne ou les archiducs! Sur ma vie et mon crédit, la baleine de Spinola! Ne renonceront-ils pas à leurs projets? Digne monsieur, connaissez-vous d’autres nouvelles?

PEREGRINE:
Stone le fou est mort, et cela fait un vide dans les tavernes.

SIR POLITICK:
Stone est mort!...

PEREGRINE:
Mort, monsieur. Je suppose que vous ne le croyiez pas immortel?... (A part). Ce chevalier, s’il avait plus de réputation, serait une précieuse recrue pour le théâtre anglais! Celui qui décrirait un pareil homme, serait soupçonné de mensonge ou au moins de malice.

SIR POLITICK:
Stone est mort!...

PEREGRINE:
Mort. Comme vous paraissez avoir du chagrin! Ce n’était pas un de vos parents?

SIR POLITICK:
Je ne le suppose pas. C’était un fou inconnu.

PEREGRINE:
Et pourtant il semble que vous l’ayez connu.

SIR POLITICK:
Oui, monsieur, je le connaissais comme la plus mauvaise tête de l’Etat.

PEREGRINE:
Vraiment?

SIR POLITICK:
Oui, tant qu’il a vécu. Chaque semaine, à ma connaissance, il entretenait des correspondances avec les Pays-Bas et tous les côtés du monde, dans des choux; correspondanccs qu’il distribuait aux ambassadeurs dans des oranges, des melons, des abricots, des citrons, des cédrats et autres fruits. Quelquefois dans des huîtres de Colchester et des coquillages de Selsey.

PEREGRINE:
Vous m’étonnez !

SIR POLITICK:
Du moins à ma connaissance. Je l’ai observé à notre table d’hôte ordinaire. Par l’intermédiaire d’un voyagour, homme d’Etat déguisé, il prenait un renseignement renfermé dans un morceau de viande et, avant la fin du repas, transmettait la réponse dans un cure-dent.

PEREGRINE:
Etrange! Comment faisait-il?

SIR POLITICK:
Il coupait la viande en morceaux figurant des lettres qu’il laissait dans son assiette afin qu’on pût les déchiffrer.

PEREGRINE:
On prétendait qu’il ne savait pas lire!

SIL POLITICK:
Un bruit adroitement répandu par ceux qui l’employaient. Il lisait, parlait plusieurs langues, en un mot, possédait une excellente caboche.

PEREGRINE:
On m’a dit encore, monsieur, que certains singes servaient d’espions et formaient une nation très rusée, située près de la Chine.

SIR POLITICK:
Oui, les Mamaluchi. Ils ont trompé dans un ou deux complots français mais ils sont extrêmement portés vers la femme qui les trahit à chaque instant. Je recevais encore de leurs nouvelles vendredi dernier, par un de leur bande. Ils s’en sont allés, après avoir comme d’habitude rédigé leurs rapports, jusqu’à ce qu’on les emploie à nouveau.

PEREGRINE:
à part: Ma foi, sir Politick ne laisse rien échapper. (Haut). Vous semblez tout connaître?

SIR POLITICK:
Non, mais je possède des notions générales; j’aime à observer, à prendre des notes. Quoique je vive au dehors, loin de la foule active, je remarque le courant, le passage des choses et j’en profite personnellement. Je connais les flux et reflux de l’Etat.

PEREGRINE:
Veuillez croire, monsieur, que je bénis l’heureuse fortune qui m’a fait si heureusement vous rencontrer, vous dont les connaissances, si votre bonté les égale, dirigeront ma conduite et ma façon de faire encore un peu frustes.

SIR POLITICK:
Vous seriez-vous embarqué sans savoir ce qu’il faut pour entreprendre un voyage?

PEREGRINE:
Je connais quelques principes de la vulgaire grammaire, principes que je liens de celui qui m’a enseigné l’italien.

SIR POLITICK:
Voilà ce qui gâte les cervelles les plus intelligentes. On confie des gentilshommes sur lesquels on devrait pouvoir compter, à des pédants qui n’ont que la surface ou simplement l’écorce. Vous me semblez être un gentleman d’une noble race. Sans en faire profession, le hasard a voulu que je fusse toujours consulté sur cette importante matière intéressant les fils de grands hommes, les personnes de race et d’honneur.

(Entrent MOSCA et HANO déguisés, et suivis de personnages portant le matériel nécessaire pour édifier un tréteau).

PEREGRINE:
Quelles sont ces gens-là?

MOSCA:
Sous cette fenêtre, comme il a été convenu.

SIR POLITICK:
Des comédiens qui dressent un tréteau. Est-ce que votre professeur de langues ne vous a jamais parlé des bateleurs italiens?

PEREGRINE:
Si, monsieur.

SIR POLITICK:
Eh bien, en voici.

PEREGRINE:
Ce sont des marchands d’orviétan qui vivent en vendant de l’huile et des drogues.

SIR POLITICK:
Quoi! Voilà l’idée qu’il vous en donnait?

PEREGRINE:
Autant que je puisse m’en souvenir.

SIR POLITICK:
Son ignorance me fait pitié! Les bateleurs sont les hommes les plus instruits de l’Europe, de grands savants, d’excellents médecins, d’admirables hommes d’Etat, des favoris renommés, des conseillers de cabinet auprès des plus grands princes, enfin les seuls hommes de l’univers qui s’y connaissent en langues.

PEREGRINE:
J’ai entendu dire que c’était aussi des grossiers imposteurs, abusant de la faveur des grands, comme leur médecins trompe ceux qui s’en servent; ils la recommandent en risquant de monstrueuses protestations, l’évaluent à douze couronnes et finissent par la céder pour deux pence.

SIR POLITICK:
Monsieur, le silence est la meilleure réponse à la calomnie. Vous allez en juger par vous-même. (A Mosca). Qui monte ce tréteau?

MOSCA:
Scoto de Mantoue, monsieur,

SIR POLITICK:
Lui! (A Peregrine). J’ose vous promettre, monsieur, que vous allez voir un autre homme que celui que l’on vous a dépeint. Ce qui m’étonne, c’est qu’il établisse son tréteau dans ce coin, au lieu, comme d’habitude, de l’élever sur la place. Le voici.

(Entre VOLPONE, sous le costume d’un maître bateleur et suivi de toute une foule).

VOLPONE:
à Hano: Monte, Zani!

LA FOULE:
Suivons-le! e!

SIR POLITICK:
Regardez comme la foule le suit! C’est un homme qui pourrait tirer dix mille couronnes de la banque de Venise. (Volpone monte sur l’estrade). Etudiez son geste; j’ai l’habitude d’observer l’allure qu’il prend quand il monte sur son théâtre.

PEREGRINE:
Il en vaut, en effet, la peine.

VOLPONE:
Mes nobles gentilshommes et dignes patrons! Il peut sembler étrange que moi, votre Scoto de Mantoue, qui ai l’habitude de dresser mes tréteaux sur la place, en plein public, près du pertique des Procurations, après huit mois d’absence de cette illustre cité de Venise, j’aille humblement me retirer dans-un coin obscur.

SIR POLITICK:
N’est-ce pas l’observation que je faisais?

PEREGRINE:
Ecoutez, monsieur.

VOLPONE:
Je n’ai pas, comme dit le proverbe lombard, froid aux pieds; loin de moi l’intention de vendre ma marchandise meilleur marché que de coutume, ne comptez pas là-dessus. N’allez pas croire non plus que les calomnieux rapports de cet impudent détracteur, la honte de notre profession (je veux parler d’Alessandro Battone), lequel a osé affirmer en public que j’aurais été condamné aux galères pour avoir empoisonné le cardinal Bembo, m’aient découragé? Non, mes dignes gentilshommes! A parler franc, je ne puis voir la cohue de ces vils charlatans qui déploient leurs manteaux sur le sol, annoncent des prodiges d’activité et viennent en boitant vous conter les histoires démodées do Boccace! Tel le sieur Tabarin, le fabuliste, sans compter ceux qui décrivent leurs voyages, leur triste captivité sur des galères turques, quand, tout le monde le sait, ils naviguaient sur des galères chrétiennes où ils mangeaient modérément du pain, buvaient de l’eau, pénitence imposée par leurs confesseurs pour les punir de quelque honteux larcin!

SIR POLITICK:
Regardez avec quel mépris il en parle!

VOLPONE:
Ces coquins, vilains, malsains et vains, avec un pauvre centime d’antimoine brut, poliment entortillé dans plusieurs scartoccios, sont parfaitement capables de tuer une vingtaine de personnes par semaine et d’en rire. Ces esprits maigres, affamés, qui ont à moitié enrayé leurs organes spirituels avec des obstructions terrestres ne manqueront pas d’amateurs parmi vos artisans ratatinés et mangeurs de salade qui se réjouissent d’obtenir une médecine pour deux sous. Elle ne les purge que dans l’autre monde, cela n’a pas pour eux d’importance.

SIR POLITICK:
Excellent! Avez-vous jamais entendu mieux parler?

VOLPONE:
Laissez-les aller. Sachez, gentilshommes, honorables gentilshommes, que, pour un temps, notre tréteau, ainsi éloigné des clameurs de la canaille, déviendra une scène de plaisirs et de délices, car je n’ai rien à vendre, rien ou peu de chose.

SIR POLITICK:
Je vous avais prévenu de la conclusion?

PEREGRINE:
En effet, monsieur.

VOLPONE:
Je proteste, moi et mes six serviteurs, contre l’opinion qui nous supposerait incapables de confectionner autant de cette precieuse liqueur qu’il en est emporté de chez moi par les gentilshommes de votre ville, les étrangers de la Terra-Firma, les dignes commerçants, les sénateurs, qui depuis mon arrivée m’accaparent contre de splenides libéralités. Et ils ont raison! A quoi peut-il servir à l’homme riche d’avoir des magasins remplis de vin de muscat, ou d’autres vins sans mélange, si les médecins leur prescrivent, sous peine de mort, de ne boire que de l’eau dans laquelle on a mis des grains d’anis? O santé! santé! La bénédiction du riche! la richesse du pauvre! qui peut te payer trop cher, puisque sans toi il n’est pas de joie en ce monde? Ne soyez pas économes de votre argent, messieurs, au point d’abréger la course naturelle de la vie!

PEREGRINE:
Maintenant vous la voyez, la conclusion?

SIR POLITICK:
N’est-elle pas excellente?

VOLPONE:
Quand un flux humide, un catarrhe, par la mutabilité de l’air, tombe sur votre tête, sur un bras, une épaule ou autre part, prenez un ducat, un sequin d’or, placez-le sur l’endroit endolori et rendez vous compte de l’effet. Rien, rien! Seul cet onguent béni, ce rare produit, a le pouvoir de disperser les humeurs malignes, résultat ou du chaud, ou du froid, ou de l’humidité, ou du vent!

PEREGRINE:
J’aurais voulu qu’il parlât aussi du sec,

SIR POLITICK:
Observez. Je vous prie.

VOLPONE:
Pour fortifier l’estomac le plus malade, serait-il de ceux qui, par faiblesse, vomissent du sang, appliquez seulement une serviette chaude à l’endroit, après une onction et une friction. Pour les vertiges du cerveau, contentez-vous d’une goutte dans les narines ou derrière les oreilles. Le remède est encore reconnu souverain pour le mal caduc, les crampes, les convulsions, la paralysie, l’épilopsie, les palpitations, le raccourcissement des nerfs, les vapeurs, les obstructions du foie, la pierre, la strangurie, la hernie venteuse, iliaca passio; il arrête immédiatement une dyssenterie; il soulage la torsion des petits boyaux, guérit l’hypocondrie, pourvu qu’on le prenne et s’en serve d’après ma recette imprimée. (Montrant sa recette et sa fiole). Voilà le médecin et voilà la médecine. Ceci conseille, cela guérit; ceci dirige, cela produit l’effet. En somme, les deux ensemble peuvent être appelés un résumé théorique et pratique de l’art d’Esculape. Cela vous coûtera huit couronnes. Fritada, chante à ces messieurs un couplet improvisé en leur honneur.

SIR POLITICK:
Qu’en pensez-vous, monsieur?

PEREGRINE:
Vous me voyez stupéfait.

SIR POLITICK:
N’est-ce pas là un langage comme on en entend rarement?

PEREGRINE:
A part l’alchimie, je ne connais rien de pareil. Il y a aussi les livres de Broughton.

NANO:
chantant:
Si le vieil Hippocrate et Galien,
Qui dans leurs livres se sont tant occupés de médecine,
Avaient connu ce secret, jamais
20
(Et c’est ce dont ils seront toujours coupables)
Ils n’auraient été les meurtriers de tant de papier,
Ou ils n’auraient usé tant d’innocents flambeaux.
Jamais les drogues indiennes n’eussent été renommées;
Jamais on n’eût parlé du tabac ou du sassafras,
25
Ou du bois de gaïac,
Ou de l'élixir du grand Raymond Lulle,
Ou do celui du Danois Gonswart,
Ou de Paracelso avec sa longue épée.

PEREGRINE:
Huit couronnes, c’est beaucoup!

VOLPONE:
Je n’ajouterai rien! Messieurs, si j’avais le temps de vous dire tous les miraculeux effets de mon huile, surnommée Oglio del Scoto, je vous lirais le catalogue complet de tous ceux qu’elle a soulagés des maux précédemment cités, sans compter bien d’autres maladies; les patentes et privilèges de tous les princes et de toutes les républiques de la chrétienté; les attestations de tous ceux qui ont comparu de ma part devant les membres du bureau de santé, le très érudit Collège des médecins, où je fus autorisé, après examen des admirables vertus de mes médicaments, de mon excellence en ce qui concerne mes rares et inconnus secrets, non seulement à les répandre dans cette fameuse cité, mais dans tous les territoires qui ont la joie de relever des pieux et magnifiques États de l’Italie. J’entends dans l’assistance quelqu’un me dire que certains se vantent de posséder des recettes aussi bonnes et aussi expérimentées que les miennes. En effet, j’en sais beaucoup qui ont essayé, comme des singes, d’imiter mon huile qui est réellement et essentiellement de moi. Ils se sont ruinés en fourneaux, en alambics, en feux continuels, en préparations d’ingrédients (il entre dans mon huile six cents simples, sans compter la graisse humaine, pour la conglutination, graisse que nous achetons à des anatomistes), mais quand il a fallu procéder à la décoction suprême, souffle, souffle, puff, puff, tout s’en allait en fumée! Oh! oh! oh! Les pauvres sorciers! J’ai pitié de leur indiscrétion et de leur folie, plus encore que de la perte de leur temps et de leur argent, car le temps et l’argent peuvent se rattraper en travaillant, tandis que la folie est incurable! Quant à moi, depuis ma plus tendre jeunesse je me suis efforcé de découvrir les plus rares secrets pour les échanger ou pour les vendre. Je n’ai épargné ni argent, ni travail, quand il s’agissait d’apprendre quelque chose en valant la peine. Gentilshommes, grâce à la vertu de l’art de la chimie, des honorables chapeaux qui couvrent vos têtes, je pourrais extraire les quatre éléments, c’est-à-dire, le feu, l’air, l’eau et la terre, et vous les retourner sans une brûlure ou une tache. Car tandis que les autres vont jouer au ballon, moi je demeure penché sur mes livres. J’ai passé maintenant par tous les chemins rocailleux de l’étude et j’entre dans la plaine fleurie de l’honneur et de la réputation.

SIR POLITICK:
Voilà quel était son but.

VOLPONE:
Quant à notre prix...

PEREGRINE:
Son autre but aussi.

VOLPONE:
Vous savez tous, honorables gentilshommes, que jamais je n’ai estimé cette ampoule, ou cette fiole, moins de huit couronnes? Eh bien, par le temps qui court, je me contenterai de la donner pour six. Six couronnes! Honnêtement je sais que vous ne pouvez pas m’en offrir moins. Prenez-la ou laissez-la, je n’en demeurerai pas moins à votre service. Ce que je vous demande ce n’est pas la valeur de la chose, car il me faudrait alors vous réclamer mille couronnes, ce que m’en ont donné les cardinaux Montalto, Farneso, le grand duc de Toscane, mon parrain, et divers autres princes. Mais je méprise l'argent. Dans l’unique but de prouver l’affection que je porte, honorables gentilshommes, à vous et à votre illustre patrie, j’ai négligé les invitations de ces princes, mes propres affaires, mes études, uniquement pour vous présenter le fruit de mes voyages. Accordez une fois de plus vos voix sur vos instruments et donnez à cette assemblée quelque aimable récréation.

PEREGRINE:
Quel effort pénible et monstrueux pour gagner trois ou quatre gazettes, quelque trois pence au plus! Car ça finira comme ça.

NANO:
chantant:
Vous qui voulez durer longtemps écoutez ma chanson.
30
N’hésitez pas et achetez cette huile.
Voulez-vous être toujours jeunes et beaux,
Avoir des dents solides et une bonne langue,
Un bon palais, l’oreille fine,
La vue longue, les narines débouchées,
35
La main moite, le pied léger;
Pour être bref,
Voulez-vous vivre exempts de toutes maladies,
Accomplir l’acte qui plaît à votre maltresse,
Et chasser toutes les affections des os?
40
Voilà une médecine qui vous satisfera.

VOLPONE:
Aujourd’hui, je suis en humeur de faire cadeau du contenu de mes fioles; au riche par courtoisie, au pauvre pour l’amour de Dieu. Donc, écoutez bien. Je demandais six courondes, puisque d’habitude c’est toujours six couronnes que vous avez données. Aujourd’hui je n’en réclamerai pas six, pas cinq, pas quatre, pas trois, pas deux, pas une! Pas la moitié d’un ducat! Pas un moccinigo! Cela vous coûtera six pence ou six cents livres. Ne comptez pas sur une nouvelle diminution, car, par mon étendard, je n’en rabattrai pas une bagatine. Ce que je veux seulement, c’est une preuve de voire sympathie, c’est emporter quelque chose venant de vous, pour m’en aller certain que vous ne m’en voudrez pas. Donc, secouez vos mouchoirs! Le premier d’entre vous qui aura l’héroïsme de me gratifier du sien je m’engage à lui octroyer un souvenir qui lui sera plus agréable que si je me présentais à lui avec un double pistolet.

PEREGRINE:
Est-ce que vous aurez cet héroïsme, sir Pol? (Célia, de la fenêtre, jette son mouchoir). La veuve vous a prévenu.

VOLPONE:
Madame, j’embrasse votre bonté et, en échange de la grâce que vous venez de faire au pauvre Scoto de Mantoue, je vais vous confier, en outre de cette huile, un secret d’une telle nature et si estimable, qu’il vous rendra pour toujours énamourée quand votre œil se fixera sur-un être inférieur à vous, mais pourtant estimable. Voici un papier qui renferme une poudre. Si je voulais en vanter le mérite, neuf mille volumes né seraient qu’une page, cette page une ligne, cette ligne un mot, tant est court le pèlerinage de l’homme (pèlerinage qu’on appelle quelqueois la vie), pour me servir de cette expression, Vous parlerai-je du prix? Le monde ne serait qu’un empire, cet empire une province, cette province une banque, cette banque une bourse privée, rien ne la paierait. Je veux seulement vous dire que si cette poudre a fait une déesse de Vénus qui la tenait d’Apollon, c’est encore grâce à elle qu’elle est demeurée éternellement jeune, sans rides, avec toutes ses dents, la peau fraîche et les cheveux colorés. Elle on fit présent à Hélène qui la perdit malheureusement au siège de Troie; de nos jours, la poudre fut retrouvée par un studieux antiquaire dans une ruine asiatique, lequel antiquaire en envoya la moitié à la Cour de France (mais sophistiquée), et c'est avec elle que les femmes françaises se teignent les cheveux. Le reste, à cette heure, est en mon pouvoir; j’en ai tiré la quintessence. Tout ce que cette poudre effleure, demeure éternellement jeune. Elle restaure la complexion des vieillards, solidifie leurs dents, branlassent-elles comme les touches d’un virginal, puisqu’elles acquièrent la fixité d’un mur; elle les rend aussi blanches que l’ivoire, fussent-elles aussi noires que...

(Entre CORVINO).

CORVINO:
Esprit du diable et ma honte, descendez! N’y a-t-il pas d’autres maisons que la mienne pour de pareilles parades? Signor Flaminio, descendrez-vous? Ma femme est-elle votre Franciscina? Mes fenêtres sont-elles les seules donnant sur la place? (Il chasse Volpone, Nano et les autres). Avant demain, je serai de nouveau baptisé, on m’appellera le Pantalone di Besogniosi, dans toute la ville!

PEREGRINE:
Qu’est-ce que cela signifie, sir Pol!

SIR POLITICK:
Quelque affaire d’Etat, sans doute. Je rentre chez moi.

PEREGRINE:
A laquelle on voudrait peut-être vous mêler?

SIR POLITICK:
Je l’ignore, mais je me tiens sur mes gardes.

PEREGRINE:
C’est ce que vous avez de mieux à faire.

SIR POLITICK:
Depuis trois semaines, tous mes avis, toutes mes lettres ont été interceptés.

PEREGRINE:
Vraiment? Le plus sage est de prendre des précautions.

SIR POLITICK:
C’est ce que je ferai.

PEREGRINE:
Voilà un chevalier que je ne perdrai pas de vue, pour mon plaisir, jusqu’à ce soir.

(Ils sortent).

SCÈNE II.

Une chambre dans la maison de Volpone.
ENTRENT VOLPONE ET MOSCA.

VOLPONE:
Je suis blessé!

MOSCA:
Où, monsieur?

VOLPONE:
Pas extérieurement. Les blessures extérieures no comptent pas. Je pourrai toujours les supporter. Dans sa colère, Cupidon sortant des yeux de cette femme, m’a pénétré comme d’une flamme. Je brûle au dedans de sa chaleur; telle une fournaise que lo vent ne saurait éteindre. Au plus profond de moi se livre le combat! Je suis un homme mort si tu no viens pas à mon secours, Mosca. Mon foie se dissout, et sans l’espérance d’un air bienfaisant, de son haleine rafraîchissante, je ne serai bientôt plus qu’un amas de cendres!

MOSCA:
Hélas, mon bon monsieur, mieux eût valu que vous ne la vissiez jamais.

VOLPONE:
Ou que tu ne me’n eusses jamais parlé!

MOSCA:
En effet. J’avoue mon tort puisque vous voilà malheureux. Mais j’écoute ma conscience non moins que mon devoir et je ne négligerai rien pour me soulager de ce tourment.

VOLPONE:
Cher Mosca, puis-je espérer?

MOSCA:
Monsieur, vous m’êtes cher par-dessus tout, je ne souffrirai pas que vous désespériez tant qu’il y aura un remède.

VOLPONE:
J’entends parler mon ange le meilleur! Mosca, prends mes clefs, mon or, mon orfèvrerie, mes joyaux, tout est à ta disposition. Fais-en l’emploi que tu voudras; tu peux même me monnayer. Mais couronne mon attente!

MOSCA:
Patientez.

VOLPONE:
Soit.

MOSCA:
Je ne doute pas de satisfaire vos désirs.

VOLPONE:
En ce cas je ne regretterai pas mon dernier déguisement.

MOSCA:
Surtout si vous arrivez à cocufier Corvino?

VOLPONE:
Surtout! Je n’ai jamais eu l’intention de le choisir comme héritier. La couleur de ma barbe et de mes sourcils ne m’ont pas fait reconnaître?

MOSCA:
Pas du tout.

VOLPONE:
Je leur ai bien donné le change?

MOSCA:
Je voudrais pouvoir les tromper avec moitié autant do bonheur. (A pari). Et échapper à votre épilogue.

VOLPONE:
Ils ont cru que j’étais Scoto?

MOSCA:
Scoto lui-même n’aurait que difficilement distingué la vérité. Mais je n’ai pas le temps de vous flatter. Il faut partir. Attendez que je réussisse pour applaudir mes talents.

(Ils tortent).

SCÈNE III.

Une chambre dans la maison de Corvino.
ENTRE CORVINO TENANT A LA MAIN UNE ÉPÉE DONT IL MENACE CELIA

CORVINO:
Tuer mon honneur avec le bouffon de la ville! un saltimbanque, un jongleur, un arracheur de dents, un faiseur de boniments! Et à une fenêtre publique! Et tandis qu’avec des gestes ridicules, des contorsions de visage, il vous chatouillait les oreilles en lisant la nomenclature de ses drogues, une foule de vieux célibataires, débauchés notoires, clignaient de l’œil comme des satyres! Et vous adressiez des sourires gracieux, jouiez de l’éventail, prodiguiez vos faveurs, pour entretenir les spectateurs échauffés! Etait-ce votre saltimbanque qui les appelait, ces spectateurs? qui les sifflait? Etiez-vous éprise de ses bagues de cuivre, de son bijou safrané où s’enchâssait une pierre de crapaud? de son vêtement brodé, de sa coiffe à l’aiguille découpée dans un linceul? Vous l’aurez; il viendra ici et vous servira de mère entremetteuse! Peut-être aimeriez-vous mieux faire la parade avec lui? Voulez-vous parader? Si cela vous plaît, vous le pouvez. De la sorte, on verra vos jambes! Achetez une cithare, dame Vanité, et associez-vous avec ce digne homme! Je crierai partout que je suis cocu et je garderai votre dot! Je suis donc un Hollandais, moi? Car si vous aviez pu penser que je fusse Italien, vous vous seriez damnée avant d’agir ainsi! Catin! Vous eussiez tremblé, j’imagine, à l’idée, conséquence de ma justice, que je pouvais tuer votre père, votre mère, votre frère, toute votre race!

CELIA:
Calmez-vous!

CORVINO:
N’as-tu pas réfléchi que dans l’emportement de la rage, sous l’aiguillon de mon déshonneur, je serais capable de te percer avec cet acier d’autant de trous qu’il y avait d’yeux de boucs braqués sur toi?

CELIA:
Holà, monsieur, apaisez-vous! Jamais je n’aurais supposé que ma présence à cette fenêtre vous causerait aujourd’hui plus d’impatience que de coutume!

CORVINO:
Alors vous vous imaginez qu’entretenir une conversation avec un coquin notoire, devant une multitude, me laisserait calme? Vous vous êtes joliment conduite avec votre mouchoir qu’il a couvert de baisers quand vous le lui avez lancé et que, sans aucun doute, il vous a retourné avec une lettre dans laquelle il vous assigne quelque rendez-vous? Il vous retrouvera, je suppose, chez votre mère, votre sœur, ou votre tante?

CELIA:
Oh! monsieur, quand ma mère, ma sœur ou ma tante, m’ont-elles servi d’excuses? Je ne sors jamais que pour me rendre à l’église, et rarement encore!

CORVINO:
Vous n’irez plus! Ta contrainte pouvait passer pour de la liberté, à côté de la surveillance que je vais exercer. Donc, écoute-moi bien. D'abord, je vais faire fermer cette fenêtre qui sert d'entremetteuse. Ensuite, à trois ou quatre mètres de la maison, je tracerai une ligne à la craie, et si tu as le malheur de la dépasser, plus d’horreurs, plus de colères sauvages et sans remords, se précipiteront sur toi, que sur un conspirateur ayant abandonné son refuge avant que son démon ait disparu! Voici un cadenas que je vais suspendre après toi. De plus, j’y songe, je te garderai dans les pièces ne donnant pas sur la rue; je te choisirai un logement sur le derrière de la maison. Tu te promèneras derrière la maison. Tout se passera au fond. Tu ne prendras pas un plaisir qui n’ait le fond pour lieu et place. Puisque vous y obligez ma nature plutôt bonne, songez que votre nature à vous, nature dissipée, m’aura forcé à vous traiter ainsi, vous qui ne pouvez pas empêcher vos narines subtiles de renifler l’air des passants en sueur. (On frappe). On frappe. Va-t’en, qu’on ne te voie pas; sous peine de mort! Ne regarde pas par la fenêtre, sinon...! Ecoute bien ceci... Je veux tomber en décrépitude, catin, si je ne t'anatomise pas!... si je ne te dissèque pas pour faire, dans la ville, en public, une conférence sur ton squelette! Va-t’en! (Sort Celia.) (Entre UN DOMESTIQUE.) Qui est là?

LE DOMESTIQUE:
Le signor Mosca.

CORVINO:
Introduis-le (Sort le domestique) La mort de son maître serait une bonne chose qui m’aiderait à supporter une mauvaise. (Entre MOSCA). Sois le bienvenu, Mosca, je devine ce qui t’amène.

MOSCA:
J’ai bien peur que non, monsieur.

CORVINO:
Il n’est pas mort?

MOSCA:
Au contraire.

CORVINO:
Il est sauvé?

MOSCA:
Oui.

CORVINO:
Je suis damné, ensorcelé! Toutes les mauvaises chances s’accumulent sur moi! Comment a-t-il été sauvé?

MOSCA:
Par l’huile de Scoto. Corbaccio et Voltore lui en ont apporté tandis que je m’occupais autre part.

CORVINO:
Par la mort! Le damné saltimbanque! Sans la crainte de la loi, je tuerais le drôle! Il est impossible que son huile renferme cette vertu? Ne l’ai-je pas connu, coquin vulgaire, jouant du violon dans une auberge, avec une drôlesse qui faisait la culbute et, quand il avait terminé ses tours, se trouvant bien content d’une pauvre cuillerée de vin tourné avec des mouches dedans? Cela ne peut pas être. Tous ses ingrédients sont du fiel de mouton, de la moelle de chienne rôtie, quelques perce-oreille bouillis, des chenilles écrasées, de la graisse de jeune chapon et de la salive de jeûne. Je les connais goutte par goutte.

MOSCA:
Je ne sais pas, monsieur. Mais il a suffi de quelquesunes, versées dans l’oreille, ou dans la narine, pour le sauver. Cela tient peut-être au mélange?

CORVINO:
Le diable soit du mélange!

MOSCA:
Afin de montrer l’intérêt qu’ils portent à sa santé, ils ont, sans marchander, convoqué le Collège des médecins pour lo consulter sur le moyen de le sauver tout à fait. L’un a conseillé un cataplasme d’épices; un autre un singe écorché qu’on lui appliquerait sur l’estomac; un troisième, un chien; un quatrième, une huile étendue avec des peaux de chats sauvages. Enfin ils ont décidé que pour le remettre sur pied, le seul remède serait une jeune femme, vigoureuse, sanguine, et qui, immédiatement appelée, coucherait avec lui. Avant de lui rendre ce service, que je regrette, et que je lui rendrai bien malgré moi, je viens prendre votre avis, à vous, le plus intéressé dans l’affaire. Pour tout au monde, je ne voudrais pas que cela pût gêner vos intentions d’où dépend mon sort. Si je ne leur obéis pas, ils m’accuseront devant mon patron de négligence et me nuiront dans sa confiance. Alors voilà toutes vos espérances, tous vos projets détruits. Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur. D’ailleurs, ils sont tous là, se disputant à qui lui amènera le premier la femme en question. Je vous conseille, en quelque sorte, de prendre un parti. Arrivez avant eux si possible.

CORVINO:
La mort de mes espérances! Voilà bien ma mauvaise fortune! Le mieux serait de louer quelque fille publique.

MOSCA:
J’y ai songé. Mais elles sont toutes malignes, remplies d’artifices... La vieillesse est confiante, facile à manier, on risque de mettre la main sur une coquine capable de se moquer de nous tous.

CORVINO:
Evidemment!

MOSCA:
Mieux vaudrait une créature sans ruse, un petit être naïf, fait pour cela; une donzelle sur laquelle vous auriez de l’autorité. Ne connaissez-vous pas quelque parente? Pensez-y. Un des docteurs a offert sa fille.

CORVINO:
Non?

MOSCA:
Si. Signor Lupo, le médecin.

CORVINO:
Sa fille!

MOSCA:
Et elle est vierge, monsieur. Je connais l’état du corps de mon maître. Je sais que rien, sauf la fièvre, ne peut réchauffer son sang; que nulle incantation ne serait capable de lui monter la tête; qu’une longue abstinence l’a privé de ses moyens. D’ailleurs, qui le saura? Une ou deux personnes...

CORVINO:
Laisse-moi réfléchir. (Il se promène de long en large). Si un autre que moi a cette chance!... En elle-même, la chose n’a aucune importance... Pourquoi ne commanderais-je pas à mon sang, à mes affections, tout comme cet idiot de docteur? Au point de vue de l’honneur, qu’il s’agisse de sa fille ou de sa femme, le cas est le même.

MOSCA:
à part: Je le vois venir!

CORVINO:
Mon parti est pris. Si ce docteur, dont l’unique intérêt est de voir réussir le conseil qu’il a donné, moins que rien, offre sa fille, que ne dois-je pas faire moi qui ai tant à y gagner! Je veux arriver avant lui. (Haut). Mosca, j’ai pris une décision.

MOSCA:
Laquelle, monsieur?

CORVINO:
Nous serons plus tranquilles. La femme en question sera la mienne.

MOSCA:
Je n’osais pas vous le conseiller, mais c’est la première chose à laquelle j’ai pensé. A bien calculer, vous leur coupez à tous la gorge et prenez directement possession. Lors de sa prochaine crise nous ne nous occuperons pas de lui. Il suffira de retirer son oreiller pour qu’il suffoque. Je l’eusse fait depuis longtemps sans vos scrupules.

CORVINO:
La peste soit de la conscience quand elle affole les esprits! Il ne faut pas que nous perdions de temps, ou nous sommes devancés. Retourne chez toi, prépare-le, dis-lui ma bonne volonté et mon zèle. Ajoute que je n’ai pu résister un instant, comme c’est la vérité, que j’ai obéi au premier mouvement.

MOSCA:
Je le convaincrai si bien, je vous le garantis, que les autres clients affamés seront bien vite mis dehors. Il ne recevra plus que vous. Mais ne venez pas avant que je vous aie envoyé chercher, car il me reste encore autre chose à faire tourner à votre avantage, quelque chose que je ne peux pas vous dire.

CORVINO:
N’oublie pas de m’envoyer chercher?

MOSCA:
Ne craignez rien.

(Il sort).

CORVINO:
Où êtes-vous, ma femme! Ma Celia! (Rentre CELIA). Allons, seau de larmes! Sèche-moi ces pleurs! Tu t’imaginais alors que je parlais sérieusement? Par le jour qui m’éclaire, je voulais tout simplement t’éprouver. Il me semble que la futilité de l’incident aurait dû t’en prévenir. Je ne suis pas un jaloux.

CELIA:
Non?

CORVINO:
Je ne le suis pas et ne l’ai jamais été. La jalousie est une pauvre passion dont on ne tire aucun profit. Ne sais-je pas que, lorsque les femmes ont une volonté, elles peuvent défier toutes les surveillances du monde et que les espions les plus intraitables sont vite apprivoisés avec de l’or? J’ai confiance en toi, tu le verras et tu le croiras quand je t’en fournirai l’occasion. Allons, embrasse-moi. Dépêche-toi de revêtir tes plus beaux atours, de mettre tes plus beaux bijoux et de préparer ton plus beau regard. Nous sommes invités à une fête solennelle chez le vieux Volpone où tu verras à quel point je ne suis ni timoré ni jaloux!


ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.

Une rue.
ENTRE MOSCA.

MOSCA:
J’ai bien peur de devenir amoureux de ma propre personne et de mes talents prospères, tant ils bourgeonnent comme au printemps! J’ai le sang capricieux. Je ne sais pas comment, mais ce succès me rend folâtre. Je pourrais sortir de ma peau comme un serpent, tant je suis souple. Ah! Le parasite est un être précieux qui vient d’en haut au lieu de naître sur terre parmi les niais et les lourdauds. Pourquoi le parasitisme n’est-il pas devenu une science, quand il est si répandu? La nature dans sa sagesse a divisé le monde en parasites et sous-parasites. Et encore je ne parle que de ceux qui, réduits à chercher qui consentira à les nourrir, n’ont ni maison, ni famille, ni souci de l’avenir; de ceux qui inventent des contes pour les oreilles des hommes, dans l’espoir d’amorcer leurs sens; qui cherchent des inventions de cuisine et découvrent de vieilles recettes pour flatter les vanités; ni de ceux qui, avec leurs attitudes de chien couchant, flattent, grimacent, se font un revenu de leurs jambes et de leurs visages, s’improvisent l’écho de milord et en lapent la vermine. Je fais allusion à l’élégant coquin qui s’élève et retombe presque en même temps, comme une flèche traversant l’air avec la rapidité d’une étoile; qui tourne court comme une hirondelle; se trouve ici, là, plus loin, changé d’humeur suivant l’occasion et de masque plus vite encore que d’opinion. Celui-là est un artiste de naissance, qui na pas besoin d’étudier son art pour le pratiquer exactement. Un pareil Céladon caractérise le véritable parasite. Les autres ne sont que des bouffons! (Entre BONARIO). Quel est celui-ci? Bonario! Le fils du vieux Corbaccio! Celui que je cherchais! La rencontre m’est heureuse, mon beau monsieur.

BONARIO:
Je n’en dirai pas autant.

MOSCA:
Pourquoi, monsieur?

BONARIO:
Poursuis ton chemin, je te prie, et laisse-moi. Je serais désolé d’entreprendre une conversation avec un compagnon de ton espèce.

MOSCA:
Ne méprisez pas ma pauvreté.

BONARIO:
Je ne la méprise pas, par le ciel! mais tu ne peux pas m’empêcher de haïr ta bassesse.

MOSCA:
Ma bassesse!

BONARIO:
Tes propos flatteurs, tes moyens de vivre ne le prouvent-ils pas suffisamment?

MOSCA:
Le ciel me pardonne! Ces imputations sont trop vulgaires, monsieur, et il est facile de critiquer la vertu quand elle est pauvre. Vous êtes malgré vous injuste à mon égard en m’accusant avant de me connaître. Je prends saint Marc à témoin de votre méchanceté!

(Il pleure).

BONARIO:
à part: Quoi? Il pleure? C’est bon signe et je me repens de ma rudesse.

MOSCA:
II est vrai que, cédant à la nécessité, je suis obligé de gagner un pain difficile par trop d'obséquiosité! Il est vrai que je suis obligé de filer moi-même mes pauvres vêtements dans des conditions particulières, n’étant pas né avec de la fortune! Mais que j'aie rempli de honteux offices, que j’aie brouillé des amis, divise des familles, trahi des secrets, murmuré des mensonges, miné des hommes à force de louanges, abusé de leur crédulité à l’aide de parjures, corrompu l’innocence, que je ne songe qu’à mes aises! J’aimerais mieux traîner une vie difficile et laborieuse qui puisse me relever aux yeux du monde et mourir sans espoir de pardon!

BONARIO:
à part: Cela n’est pas un désespoir d’emprunt. (Haut). J’ai tort. Je me trompais sur ton compte. Pardonne-moi et dis-moi ce dont il s’agit.

MOSCA:
Cela vous concerne. Quoique, au premier abord, je vais avoir l’air de manquer au respect et à la gratitude que je dois à mon maître, je sais une chose, eu égard à l’amitié désintéressée que je vous porte et aussi l’horreur que m’inspire le mal, que je ne peux pas vous cacher. En ce moment votre père est en train de vous déshériter.

BONARIO:
Comment!

MOSCA:
Et de vous écarter comme un simple étranger. C’est vrai, monsieur. L’affaire m’importe peu, mais je cède à l’intérêt que je ressens pour la bonté et la vertu, qualités qui abondent en vous; j’agis donc par devoir et sans arrière-pensée.

BONARIO:
Ce conte te fait perdre beaucoup de la confiance que tu m’inspirais tout à l’heure. Cela est impossible! Je ne peux pas arriver à croire que mon père se montre à ce point dénaturé!

MOSCA:
Votre confiance convient à votre piété; il faut sans doute l’attribuer aussi à votre innocence; c’est pourquoi le tort que l’on cherche à vous faire ne m’en semble que plus monstrueux et plus détestable. Eh bien, monsieur, je vais vous en apprendre davantage. A cet instant même où je vous parle, c’est fait ou ça va être fait. Si vous voulez bien venir avec moi, je vous conduirai dans un endroit, je n’ose pas dire où vous verrez, mais où votre oreille sera témoin qu’on vous taxe de bâtardise et vous accuse d’être on ne sait comment sur terre.

BONARIO:
Je demeure stupéfait!

MOSCA:
Monsieur, si je ne fais pas ce que je vous dis, tirez votre épée et inscrivez votre vengeance sur mon front; marquez-moi comme un vilain. L’injure que l’on vous réserve est trop sanglante et j’en souffre pour vous, monsieur! Mon cœur pleure du sang, tant mon angoisse est grande.

BONARIO:
Va devant, je te suis!

SCÈNE II.

Une chambre dans la maison de Volpone.
ENTRE VOLPONE.

VOLPONE:
Il me semble que Mosca s’attarde. Divertissez-moi, et m’aidez à trouver le temps plus agréable.

(Entrent NANO, ANDROGYNO et CASTRONE).

NANO:
Nain, fou et eunuque, nous sommes les bienvenus. Maintenant une question. Lequel de nous trois, mets délicats d’un homme riche et faits pour le divertir, réclamera la préséance.

CASTRONE:
Je la réclame.

ANDROGYNO:
Le fou aussi.

NANO:
Le fou commet une folie. Laissez-moi vous renvoyer tous deux à l’école. D’abord le nain est petit et spirituel, et tout ce qui est petit est gentil. Autrement, pourquoi les hommes, aussitôt qu’ils aperçoivent une créature de mon genre, s’écrieraient-ils: «Voilà un joli petit singe». Et pourquoi ce qualificatif de singe, sinon parce que cette créature imite plaisamment les actions des grands hommes en les tournant en ridicule? D’ailleurs, ce corps tel qu’il est, ne réclame que la moitié de la nourriture, de la boisson, de l’habillement qu’exigent vos embonpoints. Admettons que la face d’un fou soit la mère du rire, étant donné sa cervelle, le fou ne doit venir qu’après le nain et, bien qu’il en vive, il est vraiment pitoyable que le corps de ce fou supporte une aussi laide figure!

(On frappe).

VOLPONE:
Qui est là? Couchons-nous! Allez-vous-en! Nano, regarde qui ce peut être. ! (Sortent Androgyno et Castrone). Donne-moi d’abord mon bonnet de nuit. Maintenant, va! (Sort Nano). Cupidon, fais que ce soit Mosca avec de bonnes nouvelles

NANO:
du dedans: C’est la belle madame...

VOLPONE:
Would-Be, n’est-ce pas?

NANO:
Juste.

VOLPONE:
Tant pis! Introduis-la. Elle va entrer et ne s’en ira plus! Vite! (Il se couche). Puisse mon accès ne pas durer longtemps. Je crains, comme je craindrais l’enfer, que mon dégoût pour celle-ci ne nuise à l’envie que j’ai de l’autre! Je voudrais être au moment où elle consentira à partir! Dieu, de quelle souffrance je suis menacé!

(Entrent NANO et LADY POLITICK WOULD-BE).

LADY POLITICK:
Je vous remercie, mon bon monsieur. Veuillez, je vous prie, dire à votre maître que je suis là... femmes... (À part). Cette fraise ne me dégage pas assez le cou !... (Haut). Je vous trouble, monsieur? Je vous demanderai la permission de faire venir une de mes femmes... (À part). En vérité j’ai un costume qui m’avantage. Mais il ne s’agit pas de cela. Je suis suffisamment bien. (Entre UNE FEMME DE CHAMBRE). Regardez comme ces maladroites m’ont attifée!

VOLPONE:
à part: Je sens la fièvre entrer dans mes oreilles! Oh! un charme pour me débarrasser de cette femme!

LADY POLITICK:
Approchez. Cette boucle est-elle à sa véritable place? Pourquoi dépasse-t-elle les autres? Vous n’avez pas lavé vos yeux, ou bien ils n’étaient plus dans votre tête. Où est votre compagne? Appelez-la.

(Sort la première femme de chambre).

NANO:
à part: Saint Marc, délivre-nous! Tout à l’heure elle battra les femmes parce que son nez est rouge!

(Rentre LA PREMIERE FEMME DE CHAMBRE avec LA DEUXIEME).

LADY POLITICK:
Je vous en prie, regardez cette coiffure! Tout cela est-il disposé comme ça devrait l’être.

LA PREMIÈRE FEMME DE CHAMBRE:
Il y a ici un petit cheveu qui dépasse, j’en conviens.

LADY POLITICK:
Ah! Il dépasse! Où donc étaient vos chers yeux quand il a dépassé? Hein! Vos yeux d’oiseau? Approchez et arrangez-moi cela. Par cette lumière vous devriez demeurer honteuse. Moi qui vous ai si souvent prêchées, qui vous ai lu les principes de la toilette, qui en ai devant vous argumenté toutes les conséquences, développé toutes les bienséances, tous les avantages! Moi qui vous ai tant de fois consultées sur mes toilettes!...

NANO:
à part: Plus soucieuse de ses toilettes que de sa réputation et de son honneur!

LADY POLITICK:
Moi qui vous ai tant de fois répété quelle dot serait pour vous la connaissance de ces choses! Une dot qui, à votre retour, peut vous valoir de nobles époux! Et vous êtes toutes à ce point négligentes! Vous devez pourtant vous apercevoir de quelle curieuse nation sont ces Italiens quand ils parlent de moi: «La femme anglaise ne peut pas s’habiller toute seule». Une jolie façon de juger notre pays. Allez-vous-en et attendez-moi à côté. Vous m’avez mis aussi trop de fard! (A Nano). Mon bon monsieur, veuillez-vous occuper d’elles.

(Sortent Nano et les femmes de chambre).

VOLPONE:
La tempête vient sur moi!

LADY POLITICK:
s’approchant du lit: Comment se porte mon Volpone?

VOLPONE:
Le bruit m’empêche de dormir. Je rêvais qu’une étrange furie entrait dans ma maison et, avec la tempête mortelle de son souffle, séparait mon toit en deux.

LADY POLITICK:
Croyez-moi, j’ai fait aussi le rêve le plus affreux dont je puisse me souvenir.

VOLPONE:
à part: Cruel destin! Je lui fournis l’occasion de me tourmenter! Elle va me raconter son cauchemar!

LADY POLITICK:
Il me semblait que la médiocrité dorée, polie et délicate...

VOLPONE:
Si vous m’aimez ne parlez plus. Je sue, je souffre, quand on me signale un rêve. Voyez comme je tremble encore!

LADY POLITICK:
Hélas! Chère âme! Cela vient du cœur. Il vous faudrait des semences de perles bouillies avec du sirop de pommes, de la teinture d’or, du corail, du citron en pilules, de la racine d’élicampane et de myrobolan...

VOLPONE:
à part: J’ai pris une sauterelle par son aile!

LADY POLITICK:
De la soie brûlée et de l’ambre. Vous avez du bon muscat à la maison...

VOLPONE:
Voulez-vous en boire avant de partir?

LADY POLITICK:
Non, n’ayez pas peur. Ne pourrions-nous pas nous procurer du safran anglais? La moitié d’un grain suffirait. Seize clous de girofle, un peu de musc, de la menthe séchée, de la buglose, de la farine d’orge...

VOLPONE:
à part: Elle recommence! Avant sa venue je feignais d’être malade, maintenant je le suis.

LADY POLITICK:
Le tout appliqué avec un morceau d’étoffe rouge.

VOLPONE:
à part: Un autre flot de paroles! Un torrent!

LADY POLITICK:
Faut-il, monsieur, vous mettre un cataplasme?

VOLPONE:
Non, non! Je me sens très bien, vous n’avez donc plus rien à me prescrire.

LADY POLITICK:
J’ai un peu étudié la médecine. A présent je suis toute à la musique, excepté l’après-midi; je consacre alors une heure ou deux à la peinture. J’estime qu’une lady doit avoir des lettres, s’y connaître en art, être capable de parler, d’écrire, de peindre, mais le principal, comme le dit Platon et aussi le sage Pythagore, c'est la musique. Quel ravissement, quand il y a accord entre le visage, la voix et le costume! C’est vraiment le plus bel ornement de notre sexe.

VOLPONE:
Un poète aussi vieux que Platon et aussi savant, dit que le plus bel ornement de la femme est le silence.

LADY POLITICK:
Quel est ce poète? Pétrarque, Tasse ou Dante? Guarini? L’Arioste? L’Arétin? Cieco de Hadria? Je les ai tous lus.

VOLPONE:
à part: Tout est pour moi une cause de destruction!

LADY POLITICK:
Cela me fait penser que j’ai deux ou trois de ces auteurs sur moi.

VOLPONE:
à part: Le soleil, la mer, s’arrêteront plutôt que sa langue éternelle. Rien ne peut l’immobiliser!

LADY POLITICK:
Voici le Pastor Fido...

VOLPONE:
à part: Ne plus répondre, c’est je crois ce qu’il y a de mieux à faire.

LADY POLITICK:
Tous nos écrivains anglais, je parle de ceux qui ont le bonheur de parler italien, daignent faire de nombreux emprunts à cet auteur, presque autant qu’à Montaigne. Il a une verve moderne et facile, convenant à l’époque et caressant l’oreille des courtisans. Votre Pétrarque est plus passionné; à l’époque où l’on écrivait des sonnets, on s’en est beaucoup inspiré. Dante est difficile, peu de gens sont capables de le comprendre. Mais un esprit désespérant c’est l’Arétin. Seulement ses peintures sont obscènes... Vous ne m’écoutez pas?

VOLPONE:
J’ai l’esprit troublé.

LADY POLITICK:
En pareil cas nous devons nous soigner nous-mêmes. Faites appel à votre philosophie...

VOLPONE:
Malheur de moi!

LADY POLITICK:
Quand nos passions se rebellent il faut leur opposer la raison, ou les détourner en les transformant en une autre humeur offrant moins de danger. Comme on le fait dans les corps politiques, rien ne bouleverse plus le jugement, n’obscurcit plus la compréhension, que de s’entêter, se fixer sur un seul objet. De même l’incorporation des choses extérieures, dans la partie que nous appelons mentale, laisse une sorte de matière fécale qui arrête les organes et, pour me servir de l’expression de Platon, assassine nos connaissances.

VOLPONE:
à part: A présent, esprit de patience, viens à mon aide!

LADY POLITICK:
Sur ma foi, je viendrai vous voir plus souvent. Cela vous fera du bien. Il faut rire pour prendre de l’embonpoint.

VOLPONE:
à part: Mon bon ange, secours-moi!

LADY POLITICK:
II n’y a qu’un seul homme au monde avec lequel j’ai toujours sympathisé. Il restait souvent, trois, quatre heures à m’entendre parler. Quelquefois il se sentait tellement empoigné qu’il lui arrivait de répondre à côté du sujet, comme vous. Vous êtes absolument comme lui. Je vais vous raconter, quand ce ne serait que pour vous tenir éveillé, comment nous avons disposé ensemble de notre temps et de notre amitié pendant six ans.

VOLPONE:
Oh! oh! oh! oh!

LADY POLITICK:
Du même âge, nous avions été élevés ensemble...

VOLPONE:
à part: Quel destin, quel hasard, quelle puissance viendra à mon secours!

(Rentre MOSCA).

MOSCA:
Dieu vous garde, madame.

LADY POLITICK:
Merci, monsieur.

VOLPONE:
Mosca! Sois le bienvenu pour ma rédemption!

MOSCA:
Pourquoi, monsieur?

VOLPONE:
bas à MOSCA: Oh! Délivre-moi de cette torture et vite! De cette femme et de sa voix éternelle. Jamais, en temps de peste, les cloches n’ont fait un pareil tapage, et n’ont été aussi perpétuellement en branle! Le Cock-pit n’en approche pas! Toute ma maison fume comme un bain, remplie qu’elle est de son haleine. On n’entendrait pas un avocat, pas même une autre femme, tant elle laisse tomber une grêle de mots! Par l’enfer, débarrasse-moi d’elle!

MOSCA:
A-t-elle apporté quelque présent?

VOLPONE:
Je ne m’en soucie pas! Son absence vaut mieux que tout!

MOSCA:
Madame...

LADY POLITICK:
J’ai apporté à votre maître un joujou, un bonnet confectionné par moi.

MOSCA:
Bien. J’oubliais de vous dire que j’ai vu votre chevalier dans un endroit dont vous ne vous doutez certainement pas.

LADY POLITICK:
Où?

MOSCA:
Là, si vous vous dépêchez, où vous auriez encore des chances de le voir. Il se promène en gondole, avec la plus rusée courtisane de Venise.

LADY POLITICK:
C’est vrai?

MOSCA:
Rattrapez-les et croyez-en vos yeux; retirez-vous, je lui donnerai votre présent. (Lady Politick sort en courant). Je savais que ça prendrait, car ceux qui se permettent le plus de licences sont aussi les plus jaloux.

VOLPONE:
Mosca, de cordiaux remerciements pour ton invention à laquelle je dois ma délivrance. Maintenant, que dis-tu pour satisfaire mes espérances?

(Rentre LADY POLITICK WOULD-BE).

LADY POLITICK:
Écoutez-moi, monsieur.

VOLPONE:
à part: Encore! Je ne vais plus pouvoir me contenir!

LADY POLITICK:
De quel côté allaient-ils?

MOSCA:
Du côté du Rialto.

LADY POLITICK:
Voulez-vous me prêter votre nain?

MOSCA:
Prenez-le. (Sort Lady Politick). Vos espérances, monsieur, sont comme les fleurs heureuses, belles et promettant des fruits. Recouchez-vous. Corbaccio arrive avec le testament. Quand il sera parti je vous en dirai plus long.

(Il sort).

VOLPONE:
Je reprends connaissance, je revis! Comme un joueur de primero qui a le pressentiment qu’il ne faut pas diminuer sa mise, j’attends pour attaquer.

SCÈNE III.

Un passage conduisant à la chambre de Volpone.
ENTRENT MOSCA ET BONARIO.

MOSCA:
Lui désignant un cabinet: Cachez-vous là, vous entendrez tout. Mais ayez de la patience. (On frappe au dehors). C’est la façon de frapper de votre père. Je suis obligé de vous laisser.

(Il sort).

BONARIO:
Je ne peux pas arriver à croire que ce soit vrai!

(Il entre dans le cabinet).

SCÈNE IV.

Un autre endroit du passage.
ENTRENT MOSCA, CORVINO ET CELIA.

MOSCA:
Mort de moi! Vous arrivez trop tôt! N’avais-je pas dit que j’irais vous chercher?

CORVINO:
En effet, mais je craignais que vous l’eussiez oublié et que les autres arrivassent avant moi.

MOSCA:
à part: Avant vous! Jamais homme fut-il si pressé de porter des cornes? Un courtisan ne se hâterait pas plus pour obtenir une place. (Haut). Maintenant que c’est fait, demeurez là, je reviens.

(Il sort).

CORVINO:
Où nous sommes, Celia? Vous ne savez pas dans quel but je vous ai amenée ici?

CELIA:
Non, à moins que vous ne me le disiez.

CORVINO:
Je vais vous le dire. Suivez-moi.

(Ils sortent).

SCÈNE V.

Un cabinet ouvrant sur la galerie.
ENTRENT MOSCA ET BONARIO.

MOSCA:
Votre père vient d’envoyer un mot. Il ne viendra pas avant une heure et demie. Si vous voulez, en l’attendant, vous promener dans la galerie jusqu’à la fin du souper, vous y trouverez des livres pour vous distraire, et je veillerai à ce que personne ne vous rejoigne.

BONARIO:
à part: Je reviendrai ici, car je n’ai pas confiance en cet homme.

(Il sort).

MOSCA:
le regardant s'éloigner: Il est assez loin et ne peut plus entendre. Quant à son père, je saurai le tenir à distance.

(Il sort).

SCÈNE VI.

La chambre de Volpone.
VOLPONE EST SUR SON LIT, ET MOSCA ASSIS PRÈS DE LUI.
ENTRE CORVINO, OBLIGEANT CELIA A LE SUIVRE.

CORVINO:
Il n’y a pas à reculer, je l’ai décidé ainsi, ce doit donc être fait. Si j’ai tant tardé à vous prévenir, c’était afin d’éviter toutes les grimaces et toutes les ruses employées pour me désobéir.

CELIA:
Monsieur, permettez que je vous supplie de ne point me soumettre à d’aussi étranges épreuves. Si vous doutez de mon innocence, enfermez-moi pour toujours, faites-moi l’héritière de l’obscurité! Si vous n’avez pas confiance en moi, je consens à vivre où l’exigeront vos soupçons.

CORVINO:
Telle n’est pas mon intention. Tout ce que je dis, je le pense et je ne suis pas fou, non plus qu’un fou cornu, voyez-vous. Allons! Montrez-vous obéissante comme il convient à une épouse.

CELIA:
O ciel!

CORVINO:
C’est dit! Allons!

CELIA:
C’était là où vous vouliez en venir?

CORVINO:
Je vous en ai dit les raisons. Je vous ai fait part de la décision des médecins, de ce qui pouvait en résulter pour moi, de mes engagements, de mes projets et de la nécessité de les mettre à exécution pour le rétablissement de mes affaires. Donc, si vous êtes loyale, si vous m’appartenez et respectez ma volonté...

CELIA:
Avant votre honneur?

CORVINO:
L'honneur? Un mot! Il n’y a rien de tel dans la nature. Une expression inventée pour en imposer aux sots! Mon or perd-il de sa valeur parce qu’on le touche? Mes habits s’usent-ils parce qu’on les regarde? Un vieux sorcier décrépit qui n’a ni muscles, ni nerfs, qui prend sa nourriture avec les doigts des autres, qui ne sait qu’ouvrir la bouche quand on échaude ses gencives! Une voix, une ombre! Un tel homme peut-il vous offenser?

CELIA:
à part: Dieu! Quel esprit le hante!

CORVINO:
Quant à votre réputation, c’est une plaisanterie. Comme si j’allais raconter cela, le crier sur la Piazza. Sauf Volpone qui ne peut plus parler, son compagnon dont je tiens ta langue dans ma poche, et vous (si vous voulez le crier sur les toits, à votre aise!) je ne sais personne qui puisse être au courant de l’aventure.

CELIA:
Alors le ciel et les saints ne comptent plus? Ils sont ou aveugles ou stupides!

CORVINO:
Comment?

CELIA:
Soyez jaloux comme eux et songez de quelle haine ils brûlent à la vue de nos péchés!

CORVINO:
Si je croyais que ce fût un péché, je n’userais pas de violence à votre égard. Ah! si je vous offrais à quelque jeune Français, à quelque Toscan, dont le sang s’est échauffé à la lecture de l’Arétin, à la vue de ses gravures, au courant de tous les détours du labyrinthe de la luxure, expérimenté dans l’art de la débauche, je commettrais un péché. Mais ici, il s’agit de tout le contraire, d’une besogne pieuse, d’une simple charité envers un malade, d’une honnête politique pour assurer mon bien.

CELIA:
O ciel! Peux-tu supporter un pareil changement!

VOLPONE:
Tu es mon honneur, Mosca, mon orgueil, ma joie, mon chatouillement et mon délice! Amène-les-moi.

MOSCA:
Veuillez-vous approcher, monsieur.

CORVINO:
Allons. Suivez-moi. Quoi? Vous n’allez pas faire de la rébellion? Par le soleil qui nous éclaire!...

MOSCA:
Monsieur, signor Corvino vient vous rendre visite.

VOLPONE:
Ah!

MOSCA:
Ayant appris le résultat de la consultation relative à votre santé, il vient pour vous offrir, ou plutôt, monsieur, vous prostituer...

CORVINO:
Merci, mon bon Mosca.

MOSCA:
Librement, sans contrainte...

CORVINO:
Bien.

MOSCA:
Cédant on cela à son amour pour vous, sa propre femme, la seule beauté qui ait son prix à Venise.

CORVINO:
Voilà qui est bien dit.

MOSCA:
Afin qu’elle soit votre réconfort et vous sauve.

VOLPONE:
Hélas! Je suis déjà un homme mort! Veuillez le remercier de la promptitude avec laquelle il m’offre ses soins, bien que ce soit vainement que l’on s’oppose aux arrêts du ciel. C’est vouloir réchauffer une pierre... (Toussant). Ah! ah! Ah! ah! Chercher à faire repousser une feuille morte! Je ne lui en suis pas moins reconnaissant de ses vœux, et vous pouvez lut dire ce que j’ai fait pour lui. Malheureusement mon état est désespéré. Qu’il prie pour moi et se serve de ma fortune avec circonspection quand elle lui échoira.

MOSCA:
Vous entendez, monsieur? Venez à lui avec votre femme.

CORVINO:
Cœur de mon père! Y mettez-vous tant d’entêtement? Viens, je t’en prie, viens! Tu vois bien que ce n’est rien, Celia! Par cette main je vais user de violence! Fais ce que je te dis.

CELIA:
Monsieur, vous me tuerez plutôt! Je prendrai du poison, je mangerai des charbons ardents, je ferai tout ce qu’il est possible de faire!

CORVINO:
Sois damnée! Je te ramènerai à la maison en te tirant par les cheveux; je crierai dans les rues que tu es une coquine; je t’écartèlerai la bouche jusqu’aux oreilles; je te couperai le nez comme à un poisson cru! Ne me tente pas! Allons, cède. Par la mort! J’achèterai un esclave, je le tuerai et t’attacherai, vivante, avec lui! Je vous suspendrai ainsi à ma fenêtre et j’inventerai quelque crime monstrueux, lequel, écrit en lettres capitales à l’aide d’eau-forte, dévorera ta chair, fera des plaies corrosives sur cette poitrine opiniâtre! Par mon sang que tu as incendié, je le ferai!

CELIA:
Vous pouvez faire ce qui vous plaira, je suis votre martyre.

CORVINO:
Ne sois pas aussi obstinée, je ne l’ai pas mérité! Songe à qui te supplie, je t’en prie, ma chérie, aie confiance, tu auras des bijoux, des robes, des châteaux, tout ce que tu demanderas. Embrasse-le seulement, effleure-le seulement de la main. Pour l’amour de moi. Tu ne veux pas? Je m’en souviendrai! Est-il possible que tu veuilles me disgracier à ce point? As-tu donc soif de ma ruine?

MOSCA:
Allons, gentille dame, revenez à de meilleurs sentiments.

CORVINO:
Non! Non! Vous êtes...

MOSCA:
Calmez-vous, monsieur!

CORVINO:
Vous êtes une sauterelle achevée!... Oui, par le ciel! Une sauterelle! Un crocodile qui a préparé ses larmes en attendant l’heure de les répandre...!

MOSCA:
Je vous en prie, monsieur. Elle réfléchira.

CELIA:
Je voudrais que ma vie servît à vous contenter.

CORVINO
Par la mort! Si elle consentait seulement à lui parler, à sauver ma réputation, ce serait déjà quelque chose. Mais vouloir absolument ma ruine!

MOSCA:
Maintenant vous avez mis votre fortune entre ses mains. Elle ne cède qu’à la pudeur; il ne faut pas lui en vouloir. Si vous étiez absent, elle y mettrait plus de bonne volonté. J’en suis sûr, et j’oserais m’en porter garant. Que peut une femme devant son mari! Je vous en prie, partons et laissons-la ici.

CORVINO:
Douce Celia, tu peux encore tout racheter. Je ne dirai pas un mot de plus. Sinon, considérez-vous comme perdue. Non! Restez ici.

(Il ferme la porte et sort avec Mosca).

CELIA:
O Dieu et vous ses bons anges! Est-il possible que des hommes disposent si facilement de votre honneur et du leur? Que la vertu, qui a toujours été une cause de vie, soit mise aussi honteusement à l’épreuve et exilée pour de l’argent?

VOLPONE:
se levant: Il en est ainsi de Corvino et de tous ceux qui ignorent le véritable amour! Celia, celui qui veut te vendre dans l’espoir d’un bénéfice douteux n’hésiterait pas à céder sa part de Paradis pour de l’argent comptant s’il trouvait acheteur. Tu es étonnée de me voir ainsi ressuscité? C’est ta beauté qui a accompli ce miracle. C’est elle qui, à plusieurs reprises, m’a encouragé à prendre des formes diverses et ce matin encore me conduisait sous ta fenêtre, déguisé en bateleur. Avant d’abandonner de pareils moyens, de ne plus changer de visage par amour pour toi, j’aurais lutté avec le bleu Protée! Sois la bienvenue.

CELIA:
Monsieur!

VOLPONE:
Ne fuis pas! Ne laisse pas ton imagination s’égarer jusqu’à supposer, parce que tu me vois couché, que je sois un moribond! Je me sens aussi frais, aussi passionné, aussi bien portant, aussi jovial, qu’à l’époque où, sur une scène célèbre, dans une comédie représentée pour distraire le grand Valois, je jouais le rôle du jeune Antinoüs, réjouissant les regards et les oreilles de toutes les dames présentes en admiration devant chaque geste gracieux, chaque note et chaque pas.
ErrorMetrica
(Chantant).
Viens, ma Celia! Livrons-nous,
Tandis que nous le pouvons, aux joies de l’amour!
Le temps ne nous appartiendra pas toujours;
A la longue, il nous séparera.
45
Ne dépensons pas ses dons en vain.
Les soleils qui se couchent, peuvent se lever encore;
Mais une fois que nous avons perdu la lumière
Il ne nous reste plus qu’une nuit perpétuelle.
Pourquoi retarder nos ivresses?
50
Le bruit et la renommée ne sont que de vains mots.
Ne pouvons-nous pas tromper les yeux
De quelques espions à demeure,
Ou leurs oreilles
Par nos ruses?
55
Ce n’est pas péché de dérober les fruits de l’amour.
Ce qui en est un c’est de révéler ce doux larcin.
Se laisser prendre et se laisser voir,
Voilà ce qui est véritablement un crime.

CELIA:
Que la rosée du ciel me frappe de stérilité! Qu’un éclair affreux déchire mon visage coupable!

VOLPONE:
Pourquoi ma Celia se désole-t-elle? A la place d’un époux méprisable tu auras un amant digne de toi! Profite de ta chance et goûtes-en secrètement les joies. Vois sur quoi tu peux régner, non en reine d’un moment, mais en princesse couronnée. Regarde. Voici un rang de perles, chacune d’elles est plus brillante que celles portées jadis par la belle Egyptienne. Dissous-les et bois-les. Voici une escarboucle qui surpasse les yeux de Saint-Marc; un diamant qu’aurait voulu acheter Lollia Paulina, quand elle vint comme une étoile, couverte de bijoux et représentant le butin de provinces conquises. Prends-les, porte-les, perds-les. Il te restera ces boucles d’oreilles pour les racheter, car elles valent à elles seules tout le reste. Une pierre ne représentant qu’un patrimoine privé n’a pas de valeur; nous en dépenserons le prix à chaque repas. Des têtes de perroquets, des langues de rossignols, des cervelles de paons et d’autruches seront notre nourriture, et si nous pouvons mettre la main sur le phénix dont la race est perdue, nous le découperons à table!

CELIA:
Monsieur, ces présents peuvent troubler un cerveau accoutumé à de telles délices; moi pour qui l’honneur est toute une richesse, cet honneur qui une fois perdu ne se retrouve pas, je ne saurais me laisser prendre à de pareils hameçons. Si vous avez quelque conscience...

VOLPONE:
La conscience est la vertu des pauvres! Si tu es raisonnable, écoute-moi, Celia. Tes bains se composeront d’essence de giroflée, d’esprit de rose et de violette, de lait de licorne, de souffle de panthère conservé dans une boite et mélangé avec du vin de Crète. Nous boirons de l’or et de l’ambre, jusqu’à ce que le toit tourne à nous donner le vertige. Mon nain dansera, mon eunuque chantera, mon fou fera des mouvements grotesques, tandis que, sous divers costumes, nous représenterons les contes d’Ovide, toi en Europe et moi en Jupiter, moi en Mars toi en Erycine, et ainsi de suite, de façon à personnifier toutes les fables des dieux! Ensuite, je te ferai habiller suivant les modes modernes, comme les dames de France, les belles Toscanes et les orgueilleuses Espagnoles. D’autres fois, tu revêtiras le costume de la femme d’un sophi de Perse, ou de la maîtresse d’un grand seigneur, ou, pour changer, celui de la plus habile des courtisanes, d’une pétulante négresse ou d’une Russe glacée, et je jouirai de toutes ces métamorphoses, grâce auxquelles, échangeant nos âmes vagabondes en nous les soufflant des lèvres, nous pourrons goûter une infinité de joies!
ErrorMetrica
(Chantant).
Les curieux ne pourront jamais
60
Dire combien elles débordent,
Et quand les envieux
En connaîtront le nombre, ils dessécheront de jalousie.

CELIA:
Si vous avez des oreilles pour entendre, des yeux pour voir, un cœur que l’on puisse toucher, une partie de vous-même demeurée sensible; si vous croyez aux saints, au ciel, laissez-moi partir! Sinon, montrez-vous du moins assez pitoyable pour me tuer! Je suis, vous le savez, une créature trahie par un homme dont je voudrais oublier l’infamie. Si vous vous refusez à m’accorder aucune de ces grâces, j’accepte votre colère plutôt que votre luxure —la colère est un vice plus humain— punissez ce malheureux crime que vous appelez ma beauté! Lacérez mon visage, couvrez-le de poisons corrosifs pour le châtier d’avoir mis votre sang en rébellion; enduisez ces mains d’un onguent qui puisse leur donner une lèpre dévorante jusqu’aux os, jusqu’à la moelle. Je ne pense qu’à mon honneur. Je m’agenouillerai devant vous, je prierai pour vous, je ferai mille vœux par heure pour votre santé; je proclamerai partout, le pensant, votre vertu...

VOLPONE:
Me crois-tu malade, glacé, impotent, pour parler ainsi? Ai-je la hernie de Nestor? Je dégénère et je fais honte à mon pays en jouant aussi longtemps avec l’opportunité. J’aurais dû tout d’abord accomplir l’acte et parler après! Viens ou je te prends de force!

CELIA:
O Dieu juste!

VOLPONE:
C’est en vain...!

(Entre BONARIO).

BONARIO:
Arrête, ravisseur insensé, pourceau libidineux! Laisse partir cette femme, ou tu es mort, imposteur! Si je ne redoutais de priver la justice du soin de te punir, je sacrifierais immédiatement à la vengeance sur cet autel et devant cet or ton idole. Madame quittez cette place, c’est un lieu d’infamie. Ne craignez rien, je suis là et cet homme aura bientôt sa juste récompense.

(Sortent Bonario et Célia).

VOLPONE:
O toit, écrouie-toi et m’ensevelis sous tes ruines! Deviens mon tombeau, toi qui étais mon abri! Je suis démasqué, perdu de réputation, fini, réduit à la mendicité, condamné à l’infamie...!

(Entre MOSCA blessé et saignant).

MOSCA:
Où courir, moi le plus infâme des hommes, pour faire sauter ma malheureuse cervelle?

VOLPONE:
Quoi? Tu saignes?

MOSCA:
Pourquoi son épée bien dirigée n’a-t-elle pas été assez courtoise pour me fendre jusqu’au nombril, au lieu de me laisser vivre pour voir ma vie, mes espérances, mon esprit, mon maître, tout cela si malheureusement compromis par ma faute!

VOLPONE:
Malheur à toi!

MOSCA:
Et à ma folie!

VOLPONE:
Tu as fait de moi un misérable.

MOSCA:
Et de moi-même aussi. Qui aurait jamais pu croire qu’il écoutait!

VOLPONE:
Qu’allons-nous devenir?

MOSCA:
Je me le demande! Si mon cœur pouvait expier mon infortune, je l’arracherais de ma poitrine. Voulez-vous me suspendre à une potence ou me couper la gorge? Je ne vous en voudrai pas, monsieur! Mourons comme des Romains, puisque nous avons vécu comme des Grecs!

(On frappe).

VOLPONE:
Ecoute! Qui est là? J’entends des pas! Ce sont des officiers, le Saffi qui viennent nous arrêter! Je sens déjà la flétrissure d’un fer chaud me siffler sur le front! Mes oreilles ne tiennent plus à ma tête.

MOSCA:
Couchez-vous, monsieur. La place peut être encore bonne. (Volpone se recouche). Les coupables redoutent ce qu’ils méritent. (Entre CORBACCIO). Signor Corbaccio!

CORBACCIO:
Eh bien, Mosca?

MOSCA:
Nous sommes perdus, monsieur! Votre fils, je ne sais pas par suite de quelle circonstance, a appris vos projets relativement à mon maître. A propos de votre testament devant l’instituer votre héritier, il est entré violemment dans la maison, tenant à la main une épée qui vous était destinée, vous a appelé coquin, père dénaturé, tout en jurant qu’il vous tuerait!

CORBACCIO:
Moi!

MOSCA:
Vous et mon maître!

CORBACCIO:
C’est une action qui, en effet, le déshéritera! Voici le testament.

MOSCA:
Bien, monsieur.

CORBACCIO:
Il n’y manque rien. A vous maintenant d’être aussi bienveillant pour moi.

(Entre VOLTORE qui demeure au fond).

MOSCA:
Je ne tiens pas plus à la vie que je ne ressens le désir de vous satisfaire. Je vous appartiens complètement.

CORBACCIO:
bas: Comment se trouve-t-il? Croyez-vous qu’il en ait encore pour longtemps?

MOSCA:
J’ai bien peur qu’il ne dépasse mai.

CORBACCIO:
Ce serait pour aujourd’hui?

MOSCA:
Non, pour mai.

CORBACCIO:
Ne pourrais-tu pas lui administrer une goutte de quelque chose?

MOSCA:
Il n’y a pas moyen, monsieur.

CORBACCIO:
Je ne te le commande pas.

VOLTORE:
se montrant: Voilà un véritable coquin!

MOSCA:
Quoi! signor Voltore! (A part). Pourvu qu’il n’ait rien , entendu!

VOLTORE:
Parasite!

MOSCA:
Qui est là? Oh! monsieur, vous arrivez à temps!

VOLTORE:
Pour dévoiler vos ruses! Vous êtes complètement à lui. Et à moi, ne l’êtes-vous pas complètement aussi?

MOSCA:
Qui? Moi, monsieur?

VOLTORE:
Vous-même. Qu’est-ce que veut dire cette histoire de testament?

MOSCA:
bas: Un complot en votre faveur.

VOLTORE:
N’employez pas les mêmes moyens avec moi, je les connais,

MOSCA:
N’avez-vous pas entendu ?

VOLTORE:
Si, j’ai entendu que Corbaccio faisait voire maître son héritier.

MOSCA:
C’est vrai. Il a suivi en cela mon conseil, obéi à mon ingérence, dans l’espoir...

VOLTORE:
Que ton maître le favoriserait réciproquement? Et vous vous y êtes engagé?

MOSCA:
Oui, monsieur, pour votre bien. J’ai tout dit à son fils, je l’ai amené ici, je l’ai caché, afin qu’il pût entendre ce que préparait son père, persuadé que cette action d’un père dénaturé et la mauvaise opinion qu’il avait de son fils (opinion que j’ai provoquée) mettrait ce fils dans un tel état de rage qu’il se livrerait sur lui à quelque excès dont la loi prendrait note, de façon à doubler vos espérances. J’ai ma loyauté pour réconforter ma conscience; mon unique but était de déterrer pour vous une fortune détenue par ces deux vieux sépulcres pourris.

VOLTORE:
Je t’en remercie, Mosca.

MOSCA:
N’en remerciez que votre patience et votre mérite. Maintenant il y a du nouveau.

VOLTORE:
Quoi encore?

MOSCA:
De l’imprévu! J’ai besoin de votre concours. Tandis que nous attendions le vieux corbeau, la femme de Corvino est venue ici envoyée par son mari...

VOLTORE:
Avec un présent?

MOSCA:
Non, pour lui rendre visite. Je vous dirai plus tard dans quelles conditions. Et comme elle demeurait longtemps voilà notre jeune homme qui s’impatiente, se précipite, me blesse, saisit la dame, lui ordonne de jurer (menaçant de la tuer si elle s’y refusait) que mon maître a voulu la violer, malgré l’invraisemblance du fait. Ensuite il est parti après avoir accusé son père, diffamé mon maître et juré votre ruine...

VOLTORE:
Où est son mari? Il faut l’envoyer chercher immédiatement.

MOSCA:
Je vais courir après lui.

VOLTORE:
Conduis-le devant le tribunal.

MOSCA:
Immédiatement.

VOLTORE:
Il ne faut pas que l’affaire ait de suite.

MOSCA:
Voilà qui est noblement parlé. Hélas! Tout cela avait été si bien combiné en votre faveur! Le complot allait tout seul. Mais en tout temps le destin détruisit des projets, fussent-ils combinés par une centaine de clercs!

CORBACCIO:
écoutant: Qu’est-ce que cela veut dire?

VOLTORE:
S’il vous plaît, monsieur, nous allons partir.

(Sortent Corbaccio et Voltore).

MOSCA:
Rentrez, patron, et priez pour nos succès.

VOLPONE:
se levant: La nécessité provoque la dévotion. Que le ciel nous protège!


ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.

Une rue.
ENTRENT SIR POLITICK WOULD-BE ET PEREGRINE

SIR POLITICK:
Je vous disais bien, monsieur, qu’il s’agissait d’un complot. Voyez ce que peut l’observation! Vous m’avez prié de vous donner quelques indications, je vous conterai donc, monsieur, puisque nous nous rencontrons à Venise, certaines particularités par moi notées, seulement pour ce méridien. Il convient de les communiquer à un voyageur ignorant. Ecoutez-moi. Je laisse de côté, monsieur, votre façon de vous exprimer et vos habits légèrement démodés...

PEREGRINE:
J’en ai de meilleurs.

SIR POLITICK:
Pardon, je discute.

PEREGRINE:
Continuez, je ne médirai plus de votre esprit.

SIR POLITICK:
Votre extérieur doit demeurer grave, sérieux, réservé, fermé au verrou. Ne dévoilez vos secrets à personne, même à votre père. Ne fût-ce qu’une fable, risquez-la avec précaution. Choisissez prudemment vos relations, surveillez vos discours. Ne dites jamais la vérité...

PEREGRINE:
Comment?

SIR POLITICK:
Surtout aux étrangers avec lesquels vous avez souvent l’occasion de discourir. Les autres, je ne veux pas les connaître, sauf à distance, et encore si l’intérêt s’en mêle. A chaque heure on vous tendra des pièges. En ce qui concerne la religion, n’en professez aucune, étonnez-vous plutôt d’en rencontrer tant, et, pour votre part, affirmez comme la meilleure celle du pays où on la pratique; vous satisferez de la façon Nic. Machiavel et M. Bodin qui partagent cet avis. Apprenez à vous servir de votre fourchette d’argent à table; distinguez la matière composant le verre où vous buvez; autant de connaissances indispensables à un Italien. Sachez exactement aussi l’heure à laquelle doivent se manger les melons et les figues.

PEREGRINE:
Encore une question d’Etat?

SIR POLITICK:
En Italie, oui. Quand un Vénitien rencontre un homme étranger à ses habitudes, il l’attrape, le tient et le dépouille. Je dois vous dire, monsieur, qu’ayant vécu ici près de quatorze mois, tout le monde me prend pour un citoyen de Venise, tant j’en connais les usages.

PEREGRINE :
à part: Et rien de plus.

SIR POLITICK:
J’ai lu Contarene, loué une maison et traité avec des Juifs pour qu’ils me la meublassent. Si je pouvais trouver un homme, un seul homme du choix de mon cœur, digne de ma confiance, je voudrais...

PEREGRINE:
Quoi, monsieur?

SIR POLITICK:
L’enrichir, lui constituer une véritable fortune. Il n’aurait besoin de s’occuper de rien. Je m’en chargerais.

PEREGRINE:
Comment?

SIR POLITICK:
Grâce à certains projets que je médite, et que je ne peux pas dévoiler.

PEREGRINE :
à part: Si j’avais sous la main quelqu’un avec qui parler, je gagerais qu’il va me les dire.

SIR POLITICK:
L’un de ces projets consiste, je n’ai pas à m’en cacher, à fournir l’Etat de Venise pendant trois ans, et à un certain prix, de harengs saurs venant de Rotterdam où j’ai des correspondants. Voici précisément une lettre que je viens de recevoir de là-bas relative à l’affaire. L’auteur ne peut pas dévoiler son nom, mais voici sa marque.

PEREGRINE:
Il est fabricant de chandelles?

SIR POLITICK:
Non, marchand de fromages. J’entretiens encore des relations avec d’autres gens pour la même affaire, ce qui me décide à l’entreprendre. Aucune difficulté. J’ai tout prévu. Un bateau hollandais ne contient à son bord que trois hommes et un mousse. Il fera trois voyages par an. S’il n’en accomplit qu’un, je suis quitte; deux, je gagne de l’argent. Au cas où mon projet ne réussirait pas...

PEREGRINE:
Vous vous réservez d’autres ressources?

SIR POLITICK:
Je m’en voudrais de respirer l’air d’un pareil endroit, si je n’en avais pas mille! Je ne sais pas dissimuler, monsieur. Partout où je passe, je tiens à ma considération. A parler franc, aux heures perdues, j’ai songé à une autre affaire à entreprendre dans les Etats de Venise, affaire que j’appelle mes Cautions, dans l’espoir d’une pension, et que j’entends proposer au Grand Conseil, soit à celui des Quarante, soit à celui des Dix. Tout est préparé.

PEREGRINE:
Par qui?

SIR POLITICK:
Un homme occupant une situation obscure, mais dont l’autorité se fera écouter: il s’agit d’un commendador.

PEREGRINE:
Quoi! Un vulgaire sergent?

SIR POLITICK:
Aujourd’hui, toute parole sortant de leurs bouches, quoi qu’ils disent, produit plus d’effet que prononcée par un plus puissant. (Fouillant ses poches). Je crois avoir sur moi des notes... Vous me jurez sur l’honneur que vous n’anticiperez pas?

PEREGRINE:
Moi, monsieur?

SIR POLITICK:
Que vous ne révélerez pas une circonstance... J’ai oublié le papier.

PEREGRINE:
Si vous vous souvenez de sa rédaction...

SIR POLITICK:
D’abord les briquets. Vous devez savoir que tout le monde ici en possède? Le briquet est chose facile à porter. Supposez que vous ou moi nous en voulions â l’Etat, avec un briquet dans notre poche, rien de plus facile que de pénétrer dans l’Arsenal et d’en sortir sans que personne n’en sache rien.

PEREGRINE:
Excepté vous?

SIR POLITICK:
Je poursuis. Dans ces conditions j’avertis l’Etat à quel point il conviendrait que nul (sauf les bons patriotes connus, ceux qui aiment véritablement leur pays) ne pût introduire des briquets dans sa maison; encore faudrait-il qu’ils fussent estampés par quelque office, et assez volumineux pour qu’on ne les dissimulât pas dans une poche.

PEREGRINE:
Admirable!

SIR POLITICK:
Mon second projet a pour but de m’enquérir, d’une façon indéniable, si un bateau nouvellement arrivé de Soria ou de quelque autre contrée suspecte du Levant, est infesté de la peste. D’habitude on les garde quarante, quelquefois cinquante jours dans les environs d’un lazaret pour s’en rendre compte. Je sais le moyen d’éviter cette obligation, une perte pour les marchands, et de rendre l’examen décisif en une heure.

PEREGRINE:
Vraiment ?

SIR POLITICK:
Au cas contraire j’aurais perdu ma peine.

PEREGRINE:
Ce serait dommage.

SIR POLITICK:
Ecoutez-moi bien. Cela me coûtera peut-être trente livres d’ognons.

PEREGRINE:
Ce qui équivaut à une livre sterling.

SIR POLITICK:
J’ai en outre la machine hydraulique. Car il m’en faut une. Je mets notre bateau entre deux murs de briques construits à la charge de l’Etat. Sur l’un de ces murs, j’attache une grosse toile goudronnée sous laquelle je place mes ognons coupés en deux; l’autre mur est percé de meurtrières par lesquelles passent des becs de soufflets, soufflets, grâce à ma machine hydraulique, mis continuellement en mouvement. Rien de plus facile. L’ognon attire naturellement l’infection. Les soufflets envoyant l’air sur eux, il suffira de constater s’ils changent de couleur pour s’assurer s’il y a contagion. Dans le cas contraire ils demeurent aussi sains qu’auparavant. Quand on le sait, ce n’est rien.

PEREGRINE:
Vous avez raison, monsieur.

SIR POLITICK:
Je regrette de n’avoir pas mes notes.

PEREGRINE:
Moi aussi. Mais en voilà assez.

SIR POLITICK:
Si j’étais un traître, ou si je voulais le devenir, je vous montrerais comment vendre l’Etat aux Turcs, en dépit de leurs galères, ou de... Mais j’ai oublié mes-notes.

(Il cherche dans ses poches).

PEREGRINE:
Je crains que ce ne soit ce livre...

SIR POLITICK:
Non, ce livre est le carnet sur lequel je couche mes observations quotidiennes.

PEREGRINE:
Voulez-vous me permettre? Qu’est-ce que cela? (Lisant). «Notandum: un rat a grignoté le cuir de mes éperons. Néanmoins j’ai acheté un cuir neuf et suis sorti quand même. J’ai jeté trois fèves sur le seuil. Item. J’ai acheté deux cure-dents, dont un que j’ai immédiatement brisé en discutant avec un marchand hollandais à propos d’une raison d’Etat. En le quittant j’ai payé un moccinigo pour qu’on mît une pièce à mes bas de soie. En chemin, marchandé des éperlans. Uriné devant Saint-Marc.» Voilà des notes politiques?

SIR POLITICK:
Je n’accomplis pas une action dans ma vie, sans la noter.

PEREGRINE:
Une sage habitude.

SIR POLITICK:
Continuez de lire.

(Entrent, à distance LADY POLITICK WOULD-BE, NANO et DEUX FEMMES DE CHAMBRE).

LADY POLITICK:
Où trouverons-nous mon chevalier? Sûrement il est rentré chez lui.

NANO:
Alors il est fast.

LADY POLITICK:
Il joue un double jeu avec nous. Demeure, je te prie. Cette chaleur échauffe mon teint plus que ne le mérite son cœur. Je me soucie peu qu’il se moque de moi, mais voudrais le surprendre. (S’essuyant les joues). Ce fard ne tient pas!

PREMIÈRE FEMME DE CHAMBRE:
Mon maître est là-bas.

LADY POLITICK:
Où?

DEUXIÈME FEMME DE CHAMBRE:
Avec un jeune gentilhomme.

LADY POLITICK:
La femme dont on m’a parlé, déguisée en homme! Je vous en prie, monsieur, remuez un peu mon chevalier. Je ne veux pas le déconsidérer, bien qu’il le mériterait!

SIR POLITICK :
voyant sa femme: Ma femme!

PEREGRINE:
Où?

SIR POLITICK:
C’est bien elle. Je vais vous présenter. Ne serait-elle pas ma femme, c’est une personne de mérite pour l’accoutrement et la conduite. En ce qui concerne la beauté, j’ose la comparer...

PEREGRINE:
Vous ne me semblez pas jaloux tant vous faites son éloge?

SIR POLITICK:
Non. Quant au raisonnement...

PEREGRINE:
Votre épouse ne saurait en manquer.

SIR POLITICK :
présentant: Madame, je vous présente un gentilhomme que je vous prie de bien traiter. Il a les allures d’un adolescent, mais...

LADY POLITICK:
Il n’en est pas un...

SIR POLITICK:
Il a fait de très bonne heure figure dans le monde.

LADY POLITICK:
Vous voulez parler d’aujourd’hui?

SIR POLITICK:
Je ne comprends pas.

LADY POLITICK:
Et sous cet habit? Vous me comprenez parfaitement. Master Would-Be, cela ne vous convient pas. Je croyais, monsieur, que le parfum de votre renommée vous était plus précieux; que jamais vous n’auriez ainsi massacré votre honneur! Un homme de votre rang et de votre importance! Les chevaliers, décidément, ne tiennent pas volontiers les serments prêtés aux femmes, surtout quand ces femmes sont leurs épouses.

SIR POLITICK:
Par mes éperons, le symbole de ma chevalerie...

PEREGRINE :
à part: Dieu! Comme il s’humilie par ce vœu!

SIR POLITICK:
Je ne vous comprends pas!

LADY POLITICK:
Pure politique! (A Peregrine). Un mot, monsieur. Je rougirais d’entamer une discussion publique avec une femme; de paraître de mauvaise humeur, ou irritable, comme dirait un courtisan. Cela accuserait un côté campagnard que je veux éviter par tous les moyens. En supposant que je méritasse le blâme de master Would-Be, qu’une personne de votre beauté consente à en outrager une autre qu’elle ne connaît pas, si je m’en rapporte à mon pauvre jugement, cela est comme un solécisme dans notre sexe et dans le monde des bonnes manières.

PEREGRINE:
Qu’est-ce que tout cela veut dire?

SIR POLITICK:
Chère madame, expliquez-vous plus clairement.

LADY POLITICK:
Soit, puisque votre impudence me provoque de complicité avec cette sirène terrestre, ce Sporus, cet hermaphrodite!...

PEREGRINE:
Quoi alors? Une furie poétique? Une tempête historique?

SIR POLITICK:
Ce gentilhomme est un garçon bien élevé, un compatriote...

LADY POLITICK:
Oui, du quartier de Black-Friars! J’en rougis pour vous, maître Would-Be, à la pensée que vous avez l’effronterie de vous improviser le patron, le saint Georges d’une coquine, d’une vile courtisane, d’une diablesse, sous les dehors d’un homme!

SIR POLITICK:
Si vous êtes ce qu’elle dit, je n’ai plus qu’à vous souhaiter le bonsoir. Et le cas paraît évident.

LADY POLITICK:
Vous pouvez en convenir, avec votre figure d’homme d’Etat! (A Peregrine). Quant à votre concupiscence charnelle qui est venue chercher ici la liberté de conscience loin de la furieuse persécution d’un tribunal anglais, je la châtierai!

PEREGRINE:
C’est parfait! Est-ce que cela vous prend souvent? Est-ce ainsi que vous exercez votre esprit quand vous en avez l’occasion, madame?...

LADY POLITICK:
Continuez, monsieur.

PEREGRINE:
M’entendez-vous? Si votre chevalier vous a envoyée pour mendier des chemises ou m’inviter chez vous, vous devriez vous expliquer plus franchement.

LADY POLITICK:
Cela ne vous empêchera pas de tomber dans mes filets.

PEREGRINE:
Alors je suis dans un filet? Votre mari prétend que vous êtes belle, j’en conviens; malheureusement votre nez incline du côté le plus près du soleil, comme les pommes de reinette!

LADY POLITICK:
Il n’y a pas de patience capable d’endurer cela!

(Entre MOSCA).

MOSCA:
Que se passe-t-il, madame?

LADY POLITICK:
Si le Sénat ne me donne pas raison, j’affirmerai devant tous que l’aristocratie est bannie de ce monde!

MOSCA:
Quelle injure vous a-t-on faite?

LADY POLITICK:
La coquine dont vous m’avez parlé, la voici, sous un déguisement!

MOSCA:
Qui? Lui? Que veut dire Votre Seigneurie? La créature dont je vous parlais a été arrêtée et conduite devant le Sénat. Vous la verrez.

LADY POLITICK:
Où?

MOSCA:
Je vais vous y conduire. Quant à ce jeune gentleman, je l’ai rencontré ce matin, qui débarquait.

LADY POLITICK:
Est-il possible? Mon jugement se serait trompé à ce point! Monsieur, je n’ai plus, en rougissant, qu’à avouer mon erreur. Je vous prie de me pardonner.

PEREGRINE:
Elle change encore!

LADY POLITICK:
J’espère que vous n’aurez pas là méchanceté de vous rappeler la colère d’une femme bien née. Si vous restez à Venise, veuillez user de moi.

MOSCA:
Venez-vous, madame?

LADY POLITICK:
Je vous en prie, monsieur, usez de moi. Plus je vous regarde et plus j’acquiers la conviction que vous oublierez notre querelle.

(Sortent lady Would-Be, Mosca, Nano etc.).

PEREGRINE:
Cela ne se voit pas tous les jours! Ah, Sir Politick, c’est ainsi que vous me présentez votre femme? Sage Sir Pol, puisque vous agissez de la façon à l’égard d’un jeune marin, je vais voir si votre tête salée imaginera un moyen d’échapper à une contre-épreuve!

SCÈNE II.

Le Sénat.
ENTRENT VOLTORE, CORBACCIO, CORVINO ET MOSCA.

VOLTORE:
Maintenant vous voilà au courant de l’affaire; on ne réclame de vous que de la fermeté pour la mener à bien.

MOSCA:
Chacun de vous est-il au courant du mensonge qu’il doit commettre pour sa propre sauvegarde? Chacun connaît-il son refrain?

CORVINO:
Oui.

MOSCA:
Alors, de l’aplomb.

CORVINO:
L’avocat sait-il la vérité?

MOSCA:
Non, monsieur. J’ai inventé une histoire pour sauver votre réputation. Tenez bon.

CORVINO:
Je n’en redoute qu’un, craignant que son plaidoyer ne le pose comme cohéritier.

MOSCA:
Qu’on le pende! Nous nous contenterons d’utiliser sa langue, son bavardage et son croassement de corbeau.

CORVINO:
Et de lui que ferons-nous?

MOSCA:
Quand nous aurons fini?

CORVINO:
Oui.

MOSCA:
Nous y penserons. Nous le vendrons comme une momie. Il est déjà à moitié réduit en poussière. récolter, les autres ne se doutent pas pour qui ils travaillent. (À part, à Voltore). Ne souriez-vous pas de voir ce buffle balancer la tête? (À part). Je voudrais que tout cela fût fini. (A Corbaccio). C'est vous qui allez tout

CORBACCIO:
Paix!

MOSCA:
se tournant vers CORVINO: Vous dévorerez le tout. (A Voltore). Mercure siège sur votre langue tonitruante! Ou que l’Hercule Français la rendant aussi persuasive que sa massue, abatte, comme un vent de tempête, nos adversaires ou plutôt les vôtres.

VOLTORE:
Les voici qui viennent. Plus un mot.

MOSCA:
Au besoin, j’ai un autre témoin que je puis produire.

VOLTORE:
Qui?

MOSCA:
à part: Elle!

(Entrent LES JUGES, qui prennent place, BONARIO, CELIA, UN GREFFIER, des HUISSIERS, LE SAFFI, et autres Officiers de justice).

PREMIER JUGE:
Le Sénat n’aura jamais entendu une pareille affaire!

DEUXIÈME JUGE:
Elle paraîtra stupéfiante à ceux à qui nous la raconterons.

QUATRIÈME JUGE:
La femme a toujours joui d’une réputation sans tache.

CINQUIÈME JUGE:
Le jeune homme aussi.

QUATRIÈME JUGE:
Le rôle le plus dénaturé est celui du père.

DEUXIÈME JUGE:
Il l’est plus encore que celui du mari.

PREMIER JUGE:
Je ne trouve pas de mot pour qualifier un tel acte, tant il est monstrueux.

QUATRIÈME JUGE:
Quant à l’imposteur, il dépasse toute imagination!

PREMIER JUGE:
On n’en verra plus jamais de pareil.

DEUXIÈME JUGE:
Je n’ai jamais entendu parler d’un semblable voluptueux.

TROISIÈME JUGE:
Les personnes citées sont là?

LE GREFFIER:
Toutes, sauf le vieux magnifique, Volpone.

PREMIER JUGE:
Pourquoi ne comparaît-il pas?

MOSCA :
Plaise à Vos Paternités, son avocat est ici. Volpone est si faible, si malade!

QUATRIÈME JUGE:
Qui êtes-vous?

BONARIO:
Son parasite, son esclave, son entremetteur. Je supplie la Cour qu’on oblige Volpone à comparaître, afin que vos regards puissent apprécier la gravité de ses impostures.

VOLTORE:
Sur ma foi, sur ma confiance en vos vertus, il lui serait impossible de supporter le grand air.

DEUXIÈME JUGE:
Qu’on l’amène tout de même.

TROISIÈME JUGE:
Nous voulons le voir.

QUATRIÈME JUGE:
Envoyaz-le chercher.

VOLTORE:
Vos Paternités seront obéies. (Sortent les Officiers). Certainement il provoquera votre pitié plus que vos indignations. S’il plaît à la Cour, en attendant, elle peut m’entendre. Je sais le Tribunal sans prévention, et n’ai donc aucune raison de redouter que notre sincérité porte préjudice à notre cause.

TROISIÈME JUGE:
Parlez librement.

VOLTORE:
Très honorés Pères, il me va falloir raconter à vos oreilles étrangement abusées, le plus prodigieux, le plus audacieux exemple d’impudence et de traîtrise que jamais la nature vicieuse ait enfanté à la honte de l’Etat de Venise. Cette femme impudique, qui met à son service des regards ou des pleurs artificiels pour ajouter à l’effet du masque qu’elle porte sur le visage, est depuis longtemps connue pour entretenir un commerce adultérin avec ce jeune débauché. Je ne dis pas soupçonnée, je dis connue, puis qu’ils ont été surpris en un flagrant délit que le mari facile à émouvoir a pardonné! Sa bonté inopportune l’amène ici, lui le plus malheureux, le plus innocent des hommes dont jamais cette même bonté ait fait des accusés. Cependant les autres, ne sachant récompenser sa générosité que par leur honte, oubliant toute reconnaissance, se mirent à haïr le bienfait, cédant à la seule pensée d’effacer la mémoire de leur crime. Je supplie donc Vos Paternités d’observer la malice, la rage de ces créatures dont on a mis à jour les abominations et le courage qu’ils empruntent à leurs fautes! Nous y reviendrons tout à l’heure. Ce gentilhomme, le père, apprenant comme beaucoup d’autres leur conduite abominable, chaque jour répétée à ses tendres oreilles, souffrant par-dessus tout de l’obligation de renier un fils dont les méfaits s’accumulent comme les flots de la mer, a dû enfin prendre le parti de le déshériter...

PREMIER JUGE:
Voilà d’étranges révélations.

DEUXIÈME JUGE:
Jusqu’à présent la réputation de ce jeune homme avait été bonne!

VOLTORE:
Il est d’autant plus redoutable qu’il peut emprunter les dehors de la vertu! Comme je viens de le dire, mes honorables messieurs, le père ayant pris cette détermination, qui, j’ignore comment, fut dévoilée au fils, devait la mettre en pratique aujourd’hui. Le parricide, je ne puis le qualifier autrement, pria sa maîtresse de se trouver dans la maison de Volpone (l’homme, Vos Paternités l’ont deviné, désigné pour l’héritage), espérant y trouver son père. Dans quelles intentions l’y cherchait-il, messieurs? Je tremble de le dire! Un fils nourrir contre un père, et quel père! un projet aussi abominable, aussi félon! Vouloir l’assassiner! Son plan contrecarré par l’heureuse absence de ce père, que fait le fils? Il ne chasse pas ses méchantes pensées, non! Il médite d’autres mauvaises actions. La méchanceté ne finissant jamais où elle a commencé, il prépare un crime horrible! Il arrache le vieux gentilhomme de son lit de douleur où il languit depuis plus de trois ans, de son lit d’innocence! Il le traîne à terre où il l’abandonne! Il blesse le serviteur au visage! Ensuite, de complicité avec sa catin, —ici, je voudrais que Vos Paternités notassent mes conclusions dignes de remarque,— il n’a plus qu’une idée: empêcher l’exécution de la volonté paternelle, discréditer le choix arrêté par le vieux gentilhomme, se racheter lui-même en faisant endosser l’infamie à cet homme auquel il aurait dû sacrifier sa vie!

PREMIER JUGE:
Vous avez des preuves?

BONARIO:
Très honorés Pères, je vous supplie humblement de ne pas ajouter foi à ce que dit la langue de ce mercenaire!

DEUXIÈME JUGE:
Calmez-vous.

BONARIO:
Son âme est dans le prix dont-on la paie!

TROISIÈME JUGE:
Monsieur!

BONARIO:
Pour six sous de plus il plaidait contre son client!

PREMIER JUGE:
Vous vous oubliez!

VOLTORE:
Non, non, graves juges, laissez-le aller. Comment voulez-vous qu’il épargne son accusateur, l’homme qui ne voulait pas épargner son père!

PREMIER JUGE:
Produisez des preuves.

CELIA:
Je voudrais pouvoir oublier que je suis vivante!

VOLTORE:
Signor Corbaccio.

(CORBACCIO s’avance).

QUATRIÈME JUGE:
Qui est-ce?

VOLTORE:
Le père.

DEUXIÈME JUGE:
A-t-il prêté serment?

LE GREFFIER:
Oui.

CORBACCIO:
Que dois-je faire maintenant?

LE GREFFIER:
Apporter votre témoignage.

CORBACCIO:
Répondre à ce coquin? J’aimerais mieux me mettre de la terre dans la bouche! Je ne le connais pas. Je le renie!

PREMIER JUGE:
Pour quelle raison?

CORBACCIO:
C’est un monstre qui n’a jamais pu sortir de mes reins.

BONARIO:
Voilà ce qu’on a fait de vous!

CORBACCIO:
Je ne veux pas t’entendre, monstre parmi les hommes, porc, bouc, loup, parricide! Ne parle pas, vipère!

BONARIO:
J’aime mieux m’asseoir et souffrir dans mon innocence, que résister à l’autorité d’un père!

VOLTORE:
Signor Corvino.

(CORVINO s’avance).

DEUXIÈME JUGE:
Tout cela est étrange!...

PREMIER JUGE:
Qui est celui-ci?

LE GREFFIER:
Le mari.

QUATRIÈME JUGE:
Il a prêté serment?

LE GREFFIER:
Oui.

TROISIÈME JUGE:
Parlez alors.

CORVINO:
Cette femme n’en déplaise à Vos Paternités, est une misérable toujours en rut, plus encore qu’une perdrix.

PREMIER JUGE:
Passez.

CORVINO:
Qui hennit comme une jument.

LE GREFFIER:
Respectez la Cour!

CORVINO:
Soit, pour la pudeur de vos révérentes oreilles. J’espère pourtant qu’il me sera permis d’ajouter que mes yeux l’ont vue accouplée à cette sorte de cèdre, ce beau galant solidement bâti, et ici à travers mes cornes on peut lire les lettres qui composent cette jolie histoire.

MOSCA:
Excellent, monsieur.

CORVINO :
bas à MOSCA: Je crois être convenable maintenant?

MOSCA:
Tout à fait.

CORVINO:
Cela dit, je pourrais affirmer qu’elle avance sur le chemin de la damnation, s’il existe un enfer pire qu’une débauchée. Un bon catholique a le droit d’en douter.

TROISIÈME JUGE:
Son chagrin l’a rendu fou.

LE JUGE:
Eloignez-le.

(Célia s’évanouit).

DEUXIÈME JUGE:
Regardez la femme.

CORVINO:
Voilà une comédie bien jouée.

QUATRIÈME JUGE:
Ne l’approchez pas!

PREMIER JUGE:
Donnez-lui de l’air!

TROISIÈME JUGE:
à MOSCA: Que pouvez-vous dire?

MOSCA:
Ma blessure, n’en déplaise à vos sagesses, parle pour moi. Je l’ai reçue en portant secours a mon bon maître, au moment où l’autre ne trouvant pas son père, la dame qui savait son rôle se mit à crier au viol.

BONARIO:
Fut-il jamais pareille impudence! Pères...

TROISIÈME JUGE:
Silence! On vous a laissé parler librement, laissez les autres s’expliquer.

VOLTORE:
Graves Pères, c’est une créature connue, une prostituée!

CORVINO:
Impétueuse et jamais satisfaite!

VOLTORE:
Que ses plaintes n’en imposent pas à Vos Sagesses. Aujourd’hui même elle prenait à l’hameçon un étranger, un grave chevalier, avec ses regards agaçants et ses baisers plus licencieux encore. Cet homme les a surpris ensemble sur l’eau, dans une gondole.

MOSCA:
Ici est la dame qui les a vus débarquer, et les a poursuivis dans les rues pour sauver l’honneur de son chevalier.

PREMIER AVOCAT:
Faites comparaître la dame.

(Sort Mosca).

QUATRIÈME JUGE:
Tout cela est stupéfiant!

TROISIÈME JUGE:
J’en demeure pétrifié!

(Rentre MOSCA avec LADY-POLITICK WOULD-BE.)

MOSCA:
Du courage, madame.

LADY POLITICK:
regardant CELIA: Oui, c’est bien elle. Arrière, prostituée! Tes yeux rivalisent de larmes avec les hyènes! Oses-tu regarder mon visage indigné? Je vous demande pardon d’avance d’avoir oublié la réserve que je dois à la dignité de la Cour!...

DEUXIÈME JUGE:
Non, madame.

LADY POLITICK:
D’avoir dépassé...

DEUXIÈME JUGE:
Rien du tout, madame.

QUATRIÈME JUGE:
Les preuves sont concluantes.

LADY POLITICK:
Sûrement, je n’avais pas l’intention de scandaliser Vos Honneurs ou les personnes de mon sexe.

TROISIÈME JUGE:
Nous vous croyons.

LADY POLITICK:
Vous pouvez sûrement m’en croire.

DEUXIÈME JUGE:
C’est ce que nous faisons.

LADY POLITICK:
Vous avez raison. Je n’ai pas été assez mal élevée...

QUATRIÈME JUGE:
Nous le savons.

LADY POLITICK:
Pour offenser avec insistance...

TROISIÈME JUGE:
Madame...

LADY POLITICK:
Une pareille assemblée. Certainement.

PREMIER JUGE:
Nous vous croyons.

LADY POLITICK:
Vous le pouvez.

PREMIER JUGE:
Ne l’interrompez plus. (A Bonario). Quels témoins avez-vous pour rendre solide votre accusation?

BONARIO:
Nos consciences.

CELIA:
Et le ciel qui n’a jamais abandonné l’innocence!

QUATRIÈME JUGE:
Ce ne sont pas là des témoignages.

BONARIO:
Dans vos Cours de justice où la multitude et les clameurs l’emportent!

PREMIER JUGE:
Vous devenez insolent!

(Entrent LES OFFICIERS portant VOLPONE sur un lit).

VOLTORE:
Voici le témoignage qui doit vous convaincre et condamner au silence ces langues audacieuses! Examinez, graves Pères, voici le ravisseur, le débaucheur de femmes, l’imposteur, le voluptueux! Ne pensez-vous pas que ces membres doivent, en effet, se complaire aux plaisirs de Vénus? ces yeux convoiter une concubine? Ces mains ne sont-elles pas faites pour jouer avec des poitrines de femmes? Peut-être dissimule-t-il?

BONARIO:
Certainement.

VOLTORE:
Voulez-vous qu’on le mette à la torture?

BONARIO:
Je voudrais qu’on le mit à l’épreuve.

VOLTORE:
Eprouvez-le avec des aiguillons, des fers brûlants, menez-le à l’estrapade. J’ai entendu dire que la roue guérissait la goutte. Mettez-le donc sur la roue pour soulager ses maux! Montrez-vous courtois. Je démontrerai à plusieurs de ces honorables Pères, qu’il lui restera encore plus de maladies que cette coquine n’a commis d’adultères! O vous, mes équitables auditeurs, si des actions aussi audacieuses, exorbitantes, peuvent s’accomplir impunément, quel citoyen pourra désormais se vanter de conserver la vie, la réputation, d’échapper à la première accusation venue? Qui d’entre vous sera désormais à l’abri, honorables Pères? Je voudrais, avec l’autorisation de vos graves Paternités, vous demander si leur complot présente quelque trace de sincérité? Si, pour les narines les plus bouchées, cela ne sent pas le rance et la calomnie la plus scandaleuse? Je vous supplie d’avoir souci de ce bon gentilhomme dont la vie est si compromise par leur calomnie! Quand des coupables, et ce sera ma conclusion, sont, comme ceux-ci, vicieux au point d’incarner des actes impies, c’est avec d’autant plus de confiance qu’ils s’enfoncent dans le crime!

PREMIER JUGE:
Qu’on les mette sous bonne garde et qu’on les sépare.

DEUXIÈME JUGE:
Comment de tels monstres peuvent-ils vivre?

PREMIER JUGE:
Ramenez ce vieux gentilhomme avec les plus grands égards. (Sortent les Officiers et Volpone). Je suis désolé qu’il ait été la victime de notre crédulité.

QUATRIÈME JUGE:
Quelles créatures!

TROISIÈME JUGE:
Je ressens en moi comme un tremblement de terre!

DEUXIÈME JUGE:
La honte, même au berceau, n’a jamais coloré leurs visages.

QUATRIÈME JUGE :
à VOLTORE: Vous venez de rendre un fameux service à l’Etat, en les démasquant!

PREMIER JUGE:
Vous apprendrez, avant la nuit, le châtiment que leur réserve la Cour.

(Sortent les Juges, les Greffiers et les Officiers emmenant Bonario et Celia).

VOLTORE:
Je remercie Vos Paternités. (A Mosca). Qu’en pensez-vous?

MOSCA:
Je voudrais que l’on dorât votre langue et que vous devinssiez l’héritier de toute la ville; que la terre manquât d’habitants plutôt que vous voir manquer de quelque chose. On devrait vous élever une statue sur la place Saint-Marc, vous porter en triomphe dans la ville, car je vous considère comme un triomphateur.

CORVINO:
En effet.

MOSCA:
Vous avez eu raison de proclamer votre cocuage au lieu de raconter le reste.

CORVINO:
J’y avais réfléchi. Maintenant la faute retombe sur elle.

MOSCA:
Sans cela vous l’endossiez.

CORVINO:
Néanmoins, je me méfie encore de ces avocats.

MOSCA:
Vous avez tort. J’ose vous promettre que je vous soulagerai de ce souci.

CORVINO:
Je m’en rapporte à toi, Mosca.

(Il sort).

MOSCA:
Comme vous pouvez vous en rapporter à vous-même, monsieur.

CORBACCIO:
Mosca!

MOSCA:
Maintenant, à votre affaire.

CORBACCIO:
Vous avez à faire?

MOSCA:
Je parle de la vôtre.

CORBACCIO:
Et non d’une autre?

MOSCA:
Mais non.

CORBACCIO:
Alors sois prudent.

MOSCA:
Dormez sur vos deux oreilles.

CORBACCIO:
Expédie-nous cela.

MOSCA:
Sans tarder.

CORBACCIO:
Enferme tout, les bijoux, l’orfèvrerie, l’argent, les tentures, les couvre-pieds, les rideaux.

MOSCA:
Avec leurs anneaux. Je ne prendrai que ce qu’il faut pour payer les honoraires de l’avocat.

CORBACCIO:
Je les paierai moi-même; tu serais trop prodigue.

MOSCA:
C’est un soin qui me regarde.

CORBACCIO:
Deux sequins seront suffisants.

MOSCA:
Non, six, monsieur.

CORBACCIO:
C’est trop.

MOSCA:
Il a parlé longtemps, c’est une chose à considérer.

CORBACCIO:
Tiens en voici trois.

MOSCA:
Je les lui remettrai.

CORBACCIO:
Entendu, et voici pour toi.

(Il sort).

MOSCA:
à part: Par les os des saints, dans sa jeunesse, quelle étrange offense a-t-il faite à la nature pour mériter une pareille vieillesse! (A Voltore). Vous voyez, monsieur, comme j’ai travaillé pour vous. Ne semblez pas y faire attention.

VOLTORE:
Non. Je vous laisse.

(Il sort).

MOSCA:
Tout est à vous, jusqu’au diable, mon bon avocat! Madame, je vais vous reconduire à votre domicile.

LADY POLITICK:
Non, je veux aller voir votre patron.

MOSCA:
Gardez-vous-en bien! Je vais vous expliquer pourquoi. Je médite d’obliger mon patron à changer les termes de son testament. Pour le zèle dont vous avez fourni tant de preuves aujourd’hui, au lieu de figurer en troisième ou en quatrième sur la liste, j’entends qu’il vous inscrive la première. Or votre présence laisserait supposer que vous mendiez cette faveur. Donc...

LADY POLITICK:
Je m’en rapporte à vous.

(Ils sortent).

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.

Une Chambre dans la maison de Volpone.
ENTRE VOLPONE.

VOLPONE:
Me voilà de retour et le choc a eu lieu! Je ne me suis jamais senti si mal à l’aise dans un déguisement que tout a l’heure. Chez moi, ça va tout seul; en public, il faut surveiller jusqu’à sa respiration. Ma jambe gauche commençait à souffrir de la crampe et je redoutais sérieusement que quelque puissance me frappât d’une paralysie mortelle! Chassons ces idées et abandonnons-nous à la joie! De semblables craintes finiraient par me donner quelque maladie pourvu qu’elles devinssent trop fréquentes. Qu’on m’apporte un bol de vieux vin, pour rassurer mon cœur. (Il boit). Hum! hum! Hum! Ça va mieux. Je redeviens maître de moi. Il me faudrait maintenant quelque bonne friponnerie qui provoquât chez moi le rire. Je me sentirais tout à fait bien. (Il boit). Là! Là! Sa chaleur vivifie! C’est du sang que je bois! Mosca!

(Entre MOSCA).

MOSCA:
Eh bien, monsieur? Voilà le jour qui s’éclaircit encore? Etes-vous rétabli? Voyez-vous maintenant le chemin à suivre sans crainte des faux pas! Le vrai moyen d’exercer notre petit commerce en liberté?

VOLPONE:
Mosca, tu es exquis!

MOSCA:
Nous avons mené savamment les choses?

VOLPONE:
Savamment et vaillamment; les véritables esprits grandissent dans les circonstances extrêmes.

MOSCA:
On commettrait une sottise dépassant l’imagination en essayant d’accomplir une grande action avec un esprit couard. Vous ne paraissez pas enchanté?

VOLPONE:
Plus que si je possédais la donzelle!

MOSCA:
Voilà parler. Maintenant tenons-nous-en là. Notre chef-d’œuvre accompli, nous aurions tort de chercher à mieux faire.

VOLPONE:
En vérité tu as enlevé le prix, mon précieux Mosca!

MOSCA:
En trompant la Cour.

VOLPONE:
Il en détournant le torrent sur un innocent.

MOSCA:
Et encore, en trouvant le moyen d’harmoniser de pareilles discordes.

VOLPONE:
Je me demande comment tu as pu t’y prendre! Comment des gens si avisés n’ont-ils pas flairé quelque chose en moi ou en toi, conçu quelque soupçon?

MOSCA:
Ils n’y ont vu goutte. Trop de lumière les aveuglait. Chacun d’eux demeure tellement convaincu de la réalisation de ses espérances que rien de ce qui pourrait les contrarier, malgré la vérité, l’évidence, la palpabilité, ne leur saute aux yeux.

VOLPONE:
Comme une tentation du diable!

MOSCA:
Voilà. Les marchands peuvent parler des profits de leur commerce, les grands seigneurs du rapport de leurs terres; mais si l’Italie renferme des individus dont on puisse tirer plus de gain que de ces gens-là, j’en éprouverai une véritable déception. Votre avocat s’est montré inimitable!

VOLPONE:
«Mes très honorables Pères, mes braves Pères, avec la permission de Vos Paternités, quel semblant de vérité y at-il là?» «Si des actions aussi étranges sont tolérées, mes très honorables Pères...!» J’ai eu beaucoup de peine à retenir mes rires!

MOSCA:
Il m’a semblé que vous étiez en sueur.

VOLPONE:
Un peu.

MOSCA:
Avouez que vous ne vous sentiez pas à l’aise?

VOLPONE:
Comme dans un brouillard, mais pas abattu. Je conservais encore tous mes sens.

MOSCA:
A propos, monsieur, en honneur de la vérité et par conscience, je dois vous dire que votre avocat, selon mon humble avis, a tout à fait mérité... qu’on se moque de lui.

VOLPONE:
Je partage ton avis, du moins en ce qui concerne la fin de sa harangue que, seule, j’ai entendue.

MOSCA:
Oh! Le commencement! Si vous l’aviez vu exposer les préliminaires, ensuite les aggraver à l’aide de véhémentes métaphores!... J’ai cru qu’il changerait de chemise! Et quand il affirmait n’obéir qu’à la pure amitié, sans espoir de gain!...

VOLPONE:
Oui. Je ne peux pas encore te récompenser, Mosca, comme je le voudrais... Mais par amitié pour toi, puisque tu m’y engages, je veux, sans plus tarder, le tourmenter.

MOSCA:
Bon, monsieur!

VOLPONE:
Appelle le nain et l’eunuque.

MOSCA:
Castrone! Nano!

(Entrent CASTRONE et NANO).

NANO:
Me voici.

VOLPONE:
Savez-vous quelque intermède?

MOSCA:
Vous avez le choix.

VOLPONE:
Parcourez les rues, tous les deux, et répandez le bruit de ma mort. Avec conviction, tristesse, entendez-vous? Attribuez-la au chagrin causé par la dernière calomnie dirigée contre ma personne.

(Sortent Castrone et Nano).

MOSCA:
Quel est votre but, monsieur?

VOLPONE:
Nous allons voir immédiatement mon vautour, ma corneille, mon corbeau, accourir à cette nouvelle pour becqueter ma charogne, sans compter ma louve et les autres voraces, anxieux...

MOSCA:
Et on leur arrachera la proie!

VOLPONE:
Voilà! Tu vas endosser une robe et te poser comme mon héritier. Tu leur montreras un testament. Ouvre ce bureau et prends un de ceux où les noms sont restés en blanc; je vais y inscrire le tien.

MOSCA:
lui donnant un papier: La plaisanterie sera sans égale!

VOLPONE:
Oui, quand la bouche ouverte, ils se verront dupés, quand ils s’apercevront à quel point tu les méprises!... Vite, passe ta robe.

MOSCA:
mettant une robe: S’ils demandent à voir votre corps?

VOLPONE:
Tu répondras qu’il pourrissait depuis longtemps.

MOSCA:
Et qu’il puait tant, qu’il a fallu le mettre immédiatement en bière et l’enterrer?

VOLPONE:
Tout ce que tu voudras. Attends. Voici le testament. Mets un bonnet, prends un livre de comptes, une plume, de l’encre et du papier. Assieds-toi, comme si tu inventoriais des meubles. Je me tiendrai derrière un rideau, sur un tabouret, et j’écouterai. De temps en temps jette un coup d’œil, regarde leurs physionomies, comme le sang se retire de leurs figures... Je me promets une pinte de rires!

MOSCA:
Votre avocat en mourra de tristesse!

VOLPONE:
Ce qui ébréchera le fil de son éloquence.

MOSCA:
Votre clarissimo, le vieux au dos rond, dressera ses pointes! Tel un hérisson quand on le touche!

VOLPONE:
Et Corvino?

MOSCA:
Demain matin, avec une corde et un poignard, il parcourra toutes les rues, comme un fou. Milady aussi, qui comparaissant devant la Cour a faussement déposé en faveur de votre seigneurie.

VOLPONE:
Et qui m’embrassait devant les Pères, quand ma figure suintait l’huile!

MOSCA:
Et la sueur. Votre or est un parfum qui dissipe les mauvaises odeurs. Il redresse les déformés, les rend jolis à voir, comme la ceinture chantée par les poètes. Jupiter lui-même ne saurait inventer un meilleur linceul pour passer au milieu des gardes d’Acrisius. L’or donne au monde la grâce, la beauté, la jeunesse!

VOLPONE:
Je crois qu’elle m’aime!

MOSCA:
Qui? La dame? Elle vous jalouse!

VOLPONE:
Tu crois?

(On frappe).

MOSCA:
Ecoutez. C’est déjà quelqu’un.

VOLPONE:
Regarde.

MOSCA:
Notre vautour! Il arrive le premier.

VOLPONE:
Je prends ma place, toi à ton rôle!

(Volpone se cache derrière un rideau).

MOSCA:
J’y suis.

(Il s’assied).

VOLPONE:
Maintenant de l’adresse et torture-les!

(Entre VOLTORE).

VOLTORE:
Eh bien, bon Mosca?

MOSCA :
écrivant: «Tapis turcs, neuf...»

VOLTORE:
Il fait l’inventaire. Parfait!

MOSCA :
idem: «Deux couvre-pieds. Tissu...»

VOLTORE:
Le testament? Laisse-le moi lire pendant ce temps-là.

(Entrent DES SERVITEURS et CORBACCIO dans une chaise).

CORBACCIO:
Aidez-moi à descendre et retournez à la maison.

(Les serviteurs sortent).

VOLTORE:
Le voilà qui vient nous troubler!

MOSCA :
idem: «Tissu d’or, deux...».

CORBACCIO:
C’est fini, Mosca?

MOSCA :
idem: «Huit en velours...»

VOLTORE:
Il est soigneux.

CORBACCIO:
Ne m’entends-tu pas?

(Entre CORVINO).

CORVINO:
L’heure est venue, Mosca.

VOLPONE :
entrouvrant le rideau: Maintenant ils se réunissent.

CORVINO:
Que viennent faire ici l’avocat et Corbaccio?

CORBACCIO:
Que viennent faire ici les deux autres?

(Entre LADY POLITICK WOULD-BE).

LADY POLITICK:
Mosca! Sa quenouille est finie?

MOSCA :
idem: «Huit coffres de linge...»

VOLPONE:
Ma jolie madame Would-Be, aussi!

CORVINO:
Mosca, donne-moi le testament, que je puisse le montrer à ces importuns et les renvoyer d’ici.

MOSCA :
idem: «Six coffres de serviettes, quatre de linge damassé».

(Il lui passe le testament par-dessus l’épaule).

CORBACCIO:
C’est le testament?

MOSCA :
idem: «Descente de lit, traversins...»

VOLPONE:
Parfait! Continue! Maintenant ils commencent à trembler! Ils ne s’y attendaient pas! Regardez comme leurs yeux ont hâte de voir les noms, les legs, ce qui leur est attribué...

MOSCA :
idem: «Dix paires de rideaux».

VOLPONE:
Avec leurs embrasses, Mosca. Maintenant leurs espérances touchent à la fin.

VOLTORE:
Mosca hérite!

CORBACCIO:
Qu’est-ce que cela veut dire?

VOLPONE:
Mon avocat reste muet! Et notre marchand! Il semble apprendre qu’une tempête s’élève et que son bateau se perd. Il s’évanouit! Milady va se trouver mal. Seul le vieux au regard vitreux ne traduit pas encore son désespoir!

CORBACCIO:
Ils semblent tous désespérés. Sûrement, j’hérite!

(Il prend le testament).

CORVINO:
Mosca!

MOSCA :
idem: «Deux cabinets...»

CORVINO:
Cela est-il sérieux?

MOSCA :
idem: «Un d’ébène... »

CORVINO:
Te moques-tu de moi?

MOSCA :
idem: «L'autre incrusté de perles». Vous me voyez très occupé. Une vraie fortune qui m’échoit. «Item une salière en agate». Je ne m’y attendais pas!

LADY POLITICK:
Entendez-vous, monsieur?

MOSCA :
idem: «Une boite à parfums...» Je vous demande pardon, je suis très pris... «En onyx».

LADY POLITICK:
Hein!

MOSCA:
Demain ou après-demain, je me tiendrai à vos dispositions si vous désirez me parler.

CORVINO:
Voilà comment finissent mes espérances!

LADY POLITICK:
Je veux que l’on me réponde sur un autre ton!

MOSCA:
Madame, un autre jour. Je vous en prie, quittez ma maison. Ne me jetez pas des regards furieux. Souvenez-vous de ce que Votre Seigneurie m’a offert pour que je lui assure cet héritage. Allez et pensez-y. Rappelez-vous le jour où vous me disiez ce que font les grandes dames pour garder leur rang et où vous me demandiez pourquoi vous n’en feriez pas autant. Assez! Rentrez chez vous et usez-en mieux avec le pauvre chevalier Pol, de peur que je lui explique certaines énigmes. Allez avec votre mélancolie.

(Sort Lady Politick Would-Be).

VOLPONE:
O mon diable malin!

CORVINO:
Mosca, je te prie, un mot.

MOSCA:
Dieu! Vous voilà encore ici! Au lieu de montrer l'exemple à tout le monde! Que voulez-vous? Qu’espérez-vous? Ignorez-vous que je vous considère comme un âne? Vous auriez joué le rôle de mari complaisant, si le sort l’eût permis. Vous demeurez un cocu déclaré en bon terme. Cette perle, me direz-vous, devait vous appartenir? Bien. Le diamant aussi? J’en conviens et vous remercie. Et beaucoup d’autres choses encore. Vos bonnes actions serviront à racheter vos mauvaises. Je ne vous trahirai pas. Gardez le titre do cocu qui doit vous suffire, retournez chez vous et soyez à votre choix, mélancolique ou fou.

(Sort Corvino).

VOLPONE:
Rare Mosca! Comme ce rôle lui convient!

VOLTORE:
Certainement il abuse tous ces gens-là à mon profit.

CORBACCIO:
Mosca, son héritier!

VOLPONE:
Ses yeux s’en rendent enfin compte!

CORBACCIO:
Dupé, dépouillé par un esclave parasite! Mosca, tu m’as floué!

MOSCA:
Oui, monsieur. Fermez la bouche, ou j’en arrache la seule dent qui vous reste. Coquin cupide à trois jambes, qui, dans l’espoir d’une proie, depuis à peu près trois ans, flairez par ici avec votre nez de fouine, et me proposiez d’empoisonner mon maître! Coquin qui, aujourd’hui, devant le tribunal, déshéritiez votre fils! Parjure! Restez chez vous, mourez et pourrissez! Si vous croassez une syllabe, il vous en cuira! Appelez vos porteurs et bon voyage. (Sort Corbaccio). Va et pourris!

VOLPONE:
Excellent valet!

VOLTORE:
Maintenant, mon fidèle Mosca, je connais ta fidélité, ta sincérité...

MOSCA :
écrivant: «Une table de porphyre...» Ne m’importunez pas!

VOLTORE:
Voyons, sois catégorique, les autres sont partis,

MOSCA:
Qui êtes-vous? Qui vous a envoyé chercher? Vous me remerciez, révérend avocat? En vérité, je regrette pour vous que la chance démolisse en ma faveur vos travaux méritoires; je vous assure, monsieur, que cela s’est fait malgré moi, presque à mon grand regret, mais la volonté des morts est sacrée. Je me console en pensant que vous n’avez pas besoin de cet héritage. Vous possédez, grâce à votre éducation, un talent qui ne vous laissera jamais dans l’embarras, tant qu’il existera des hommes et de la méchanceté pour motiver des procès. Contre la moitié de vos talents, je céderais toute ma fortune. Si l’on m’entame un procès, ce qui j’espère n’arrivera pas, vu la clarté et la netteté de la situation, je recourrai à la turbulence de votre aide, et vous paierai, bien entendu, des honoraires. En attendant, vous connaissez la loi, et je vous suppose trop consciencieux pour convoiter mon bien. Ah, monsieur, je vous remercie pour le plat d’argent. Il aidera à l’installation d’un jeune homme. Sur ma foi, vous paraissez constipé. Regagnez vite votre domicile et purgez-vous.

(Sort Voltore).

VOLPONE :
sortant de derrière le rideau: Ordonne-lui de manger beaucoup de laitue! Mon spirituel brandon de discorde, je veux t’embrasser! Ah! Que ne puis-je te changer en Vénus! Mosca, prends mes plus beaux habits et promène-toi dans les rues. A ta vue, ils souffriront plus encore. Il faut continuer le jeu. Qui voudrait renoncer à un pareil plaisir?

MOSCA:
Je crois qu’ils ne reviendront plus.

VOLPONE:
Bah! Quand ils sauront que je vais mieux, ils reviendront tous. Que ne puis-je trouver un déguisement qui me permette de les rencontrer et de leur poser des questions! Avec quelle joie je les torturerais encore!

MOSCA:
Monsieur, je peux vous travestir. Je connais un huissier qui vous ressemble. Je le ferai boire et je vous apporterai ses habits.

VOLPONE:
Un déguisement rare et bien de ton invention! Je veux être pour eux une maladie douloureuse.

MOSCA:
Vous allez au-devant de malédictions...

VOLPONE:
Qu’ils en éclatent! Le renard se porte d’autant mieux qu’il est maudit!

(Ils sortent).

SCENE II.

Une salle dans la maison de Sir Politick Would-Be.
ENTRENT PEREGRINE DÉGUISE ET TROIS MARCHANDS.

PEREGRINE:
Suis-je bien déguisé?

PREMIER MARCHAND:
Je vous le garantis.

PEREGRINE:
Je veux seulement l’effrayer. Si vous pouviez le faire embarquer! Pour Zante ou pour Alep.

PEREGRINE:
Que ne puis-je m’emparer de son carnet de voyage où il inscrit ses aventures et les faire passer pour véritables! Messieurs, en temps opportun, c’est-à-dire quand vous jugerez que la conversation s’échauffe, n’oubliez pas d’intervenir?

PREMIER MARCHAND:
Rapportez-vous-en à nous.

(Sortent les Marchands).
(Entre UNE FEMME DE CHAMBRE).

PEREGRINE:
Dieu vous garde, belle dame. Sir Pol est-il chez lui?

LA FEMME DE CHAMBRE:
Je ne sais pas, monsieur.

PEREGRINE:
Veuillez lui dire qu’un marchand vient pour une affaire sérieuse et désirerait s’entretenir avec lui.

LA FEMME DE CHAMBRE:
Je vais voir s’il est là, monsieur.

(Elle sort).

PEREGRINE:
Je suis fixé. Tous les domestiques sont du sexe féminin ici.

(Rentre LA FEMME DE CHAMBRE).

FEMME DE CHAMBRE:
Monsieur est complètement absorbé par des affaires d’Etat. Un autre jour il vous recevra.

PEREGRINE:
Retournez auprès de lui et ajoutez que si ses affaires l’absorbent complètement, celles dont je voudrais lui parler nécessitent sa présence. (Sort la Femme de Chambre). De graves affaires d’Etat! Probablement un moyen de confectionner à Venise des saucisses de Bologne en y fourrant moins d’ingrédients!

(Rentre LA FEMME DE CHAMBRE).

LA FEMME DE CHAMBRE:
Il dit qu’à votre façon de vous exprimer il sent que vous n’êtes pas un homme d’Etat et, conséquemment, il vous prie d’attendre.

PEREGRINE:
Retournez auprès de lui. Je n’ai pas, à sa façon, lu maintes proclamations pour en étudier le style. Qu’il daigne seulement venir.

(Sort la Femme de Chambre).
(Entre SIR POLITICK).

SIR POLITICK:
Monsieur, je sollicite votre pardon. Le hasard fait qu’aujourd’hui vient de s’élever une regrettable discussion entre ma femme et moi. Au moment où vous arriviez, j’écrivais mon apologie, pour lui donner satisfaction.

PEREGRINE:
Je suis désolé de vous apporter une nouvelle plus regrettable encore. Le gentilhomme par vous rencontré aujourd’hui sur le port, lequel vous disait être nouvellement débarqué...

SIR POLITICK:
Etait une prostituée en fuite?

PEREGRINE:
Non. Un espion mis à vos trousses. Il a raconté au Sénat que vous lui aviez avoué posséder le moyen de vendre l’Etat de Venise aux Turcs.

SIR POLITICK:
Moi!

PEREGRINE:
Des arrêts sont signés, ordonnant qu’on vous appréhende et qu’on s’empare de vos papiers...

SIR POLITICK:
Hélas, monsieur, je n’ai que des notes tirées de pièces de théâtre...

PEREGRINE:
Tant mieux, monsieur.

SIR POLITICK:
Aussi quelques essais. Que dois-je faire?

PEREGRINE:
Le mieux serait de vous dissimuler dans un pain de sucre; ou, si vous pouviez vous ratatiner dans une malle, de vous faire porter à bord.

SIR POLITICK:
Monsieur, mon discours n’avait pour but que d’entretenir une conversation.

(On frappe).

PEREGRINE:
Ecoutez! Ce sont eux!

SIR POLITICK:
Je suis perdu!

PEREGRINE:
Qu’allez-vous faire? Ne posséderiez-vous pas un tonneau de raisin dans lequel vous pourriez tomber? Ils vont vous mettre à la question! Le temps est précieux!

SIR POLITICK:
Je tiens un moyen!

TROISIÈME MARCHAND :
à la cantonade: Sir Politick Would-Be!

DEUXIÈME MARCHAND :
à la cantonade: Où est-il?

SIR POLITICK:
Un moyen auquel j’avais déjà pensé!

PEREGRINE:
En quoi consiste-t-il?

SIR POLITICK:
Jamais je n’endurerai la torture! Il s’agit d’une carapace de tortue appropriée aux cas extrêmes. Aidez-moi à me la mettre sur le dos et à ployer les jambes. (Il se laisse. Peregrine met la carapace sur le dos de Sir Politick). Donnez-moi mon bonnet, mes gants noirs. Je ferai la tortue jusqu’à ce qu’ils partent.

PEREGRINE:
Vous appelez ça un moyen?

SIR POLITICK:
Dû à mon imagination. Cher monsieur, dites à ma femme de brûler mes papiers!

(Sort Peregrine).
(Entrent précipitamment LES TROIS MARCHANDS).

PREMIER MARCHAND:
Où se cache-t-il?

TROISIÈME MARCHAND:
Il faut absolument mettre la main dessus.

DEUXIÈME MARCHAND:
Où se trouve son cabinet?

(Rentre PEREGRINE).

PREMIER MARCHAND:
Qui êtes-vous, monsieur?

PEREGRINE:
Un marchand qui vient ici pour voir cette tortue.

TROISIÈME MARCHAND:
Hein!

PREMIER MARCHAND:
Par Saint-Marc, quel animal est-ce cela?

PEREGRINE:
Un poisson.

DEUXIÈME MARCHAND:
Venu jusqu’ici?

PEREGRINE:
Vous pouvez taper dessus, marcher dessus. Il supporterait une charrette.

PREMIER MARCHAND:
Quoi! Vous me proposez de monter dessus?

PEREGRINE:
Oui, monsieur.

TROISIÈME MARCHAND:
Sautons sur lui.

DEUXIÈME MARCHAND:
Ne peut-il pas marcher?

PEREGRINE:
Il rampe.

PREMIER MARCHAND:
Voyons-le ramper.

PEREGRINE:
Vous lui feriez du mal.

DEUXIÈME MARCHAND:
Je veux le voir marcher ou je lui pique les boyaux.

TROISIÈME MARCHAND:
Allons, marche!

PEREGRINE :
bas à Sir Politick: Je vous en prie, monsieur. Avancez un peu.

PREMIER MARCHAND:
En avant!

DEUXIÈME MARCHAND:
Plus vite!

PEREGRINE:
Marchez!

DEUXIÈME MARCHAND:
Voyons ses jambes.

(Ils déplacent la carapace et découvrent Sir Politick).

TROISIÈME MARCHAND:
Il a des jarretières!

PREMIER MARCHAND:
Et des gants!

DEUXIÈME MARCHAND:
C’est là votre redoutable tortue?

PEREGRINE :
enlevant son déguisement: Maintenant, sir Pol, nous sommes quittes, et me voilà à votre disposition, si vous avez un nouveau projet. Je regrette les funérailles de vos notes, monsieur.

PREMIER MARCHAND:
C’eût été un joli spectacle dans Fleet-Street.

DEUXIÈME MARCHAND:
Oui, au moment de la session des tribunaux!

PREMIER MARCHAND:
Ou à la foire de Smithfield!

TROISIÈME MARCHAND:
Il semble triste.

PEREGRINE.
Portez-vous bien, tortue politique!

(Sortent Peregrine et les Marchands).
(Rentre UNE FEMME DE CHAMBRE).

SIR POLITICK:
Où est ma femme? Sait-elle ce qui vient de se passer?

LA FEMME DE CHAMBRE:
Je l’ignore, monsieur.

SIR POLITICK:
Informez-vous-en. Oh! Je vais être la fable de toutes les fêtes! Le sujet de toutes les gazettes! Je vais servir d’histoire aux mousses! Et, chose pire encore, on ne parlera que de moi aux tables d’hôte!

LA FEMME DE CHAMBRE:
Ma maîtresse est très triste, monsieur, elle dit qu’elle veut prendre la mer pour se guérir.

SIR POLITICK:
Et moi, fuir à jamais cet endroit, ce climat, rampant avec ma maison sur le dos et abritant ma pauvre tête sous mon écaille politique!

SCÈNE III.

Une Chambre dans la maison de Volpone.
ENTRENT MOSCA SOUS L’HABIT D’UN CLARISSIMO, ET VOLPONE SOUS CELUI D’UN HUISSIER.

VOLPONE:
Je lui ressemble?

MOSCA:
On vous confondrait tous les deux.

VOLPONE:
Bien.

MOSCA:
Et moi, que suis-je?

VOLPONE:
Par le ciel, un brave clarissimo. A te voir, on regrette que tu ne le sois pas de naissance.

MOSCA:
Je n’en demande que les avantages.

VOLPONE:
Je vais aux nouvelles en commençant par la Cour.

(Il sort).

MOSCA:
Mon renard a quitté sa tanière. Avant qu’il n’y rentre je veux qu’il languisse sous un habit d’emprunt, jusqu’à ce qu’il arrive à composition avec moi. Androgyno! Castrone! Nano!

(Entrent ANDROGYNO, CASTRONE, NANO).

TOUS:
Présent.

MOSCA:
Allez vous divertir au dehors. Amusez-vous. (Ils sortent). Maintenant je tiens les clefs et suis en possession. Puisqu’il veut absolument être mort avant son heure, je l’enterrerai et j’en tirerai quelque chose. Institué son héritier, je le demeurerai jusque ce qu’il se décide à partager avec moi. Me moquer de lui comme des autres, sera une amusante duperie. Personne ne considérera cela comme un péché. Il veut s’amuser, qu’il paye. On appelle cela prendre le renard au piège!

(Il sort).

SCÈNE IV.

Une Rue.
ENTRENT CORBACCIO ET CORVINO.

CORBACCIO:
On dit que la Cour se réunit.

CORVINO:
Il s’agit de maintenir nos premières affirmations, pour notre réputation à nous deux.

CORBACCIO:
Moi je ne mentais pas. Mon fils a bien voulu me tuer.

CORVINO:
Je l’oubliais (À part). Mon affirmation à moi, était bel et bien un mensonge. (Haut). Et ce testament?

CORBACCIO:
Je m’en occuperai en temps utile, maintenant que son maître est mort.

(Entre VOLPONE).

VOLPONE:
Signor Corbaccio! Signor Corvino! Vous voilà ravis?

CORVINO:
De quoi?

VOLPONE:
De la fortune soudaine qui vous échoit...

CORBACCIO:
Où?

VOLPONE:
Sans que personne ne sache comment, de votre vieux Volpone?

CORBACCIO:
Arrière, fieffé coquin!

VOLPONE:
L’abondance des richesses vous rendrait-elle furieux?

CORBACCIO:
Arrière, valet!

VOLPONE:
Qu’est-ce qui vous prend, monsieur?

CORBACCIO:
Te moques-tu de moi?

VOLPONE:
C’est vous qui vous moquez du monde? Et l’échange de vos testaments?

CORBACCIO:
Va-t’en, drôle!

VOLPONE :
à Corvino: C’est vous qui héritez? Sur ma foi, cela vous va bien! Au moins vous ne perdez pas la tête. J’aime votre sang-froid. La fortune ne vous trouble pas. D’autres s’enfleraient comme une cuvée de raisin par un pareil automne! Vous héritez du tout?

CORVINO:
Va-t’en, drôle!

VOLPONE:
Votre épouse s’est conduite en vraie femme. Maintenant vous voilà à l’aise, sans aucun souci, dans une bonne situation; grâce à la chance vous pouvez vous justifier, à moins que Corbaccio ne partage avec vous.

CORBACCIO:
Va-t’en, valet!

VOLPONE:
Vous voulez garder votre secret, monsieur? Parfait. C’est se montrer sage. Vous agissez comme tous les joueurs. Quel que soit le jeu qu’ils jouent, ils ne veulent jamais convenir qu’ils ont gagné. (Sortent Corvino et Corbaccio). Ah! voici mon vautour, le bec en l’air et flairant.

(Entre VOLTORE).

VOLTORE:
Etre confondu de la sorte et par un parasite! Un esclave qui ferait les commissions et ramasserait des miettes! Que vais-je faire?

VOLPONE:
La Cour attend Votre Seigneurie. Je me réjouis, monsieur, du bonheur qui vous arrive. Je me félicite de le voir entre des mains si savantes dans l’art de l’escamotage...

VOLTORE:
Qu’entendez-vous par là?

VOLPONE:
Je viens en solliciteur auprès de Votre Seigneurie pour la petite habitation en réparation, située à la fin de vos nombreux immeubles, près de Priscaria. Du temps de Volpone, votre prédécesseur, avant qu’il ne mourût, c’était un joli petit bordel, bien achalandé, le meilleur de Venise, tout le monde en faisait les louanges. Mais il a dégringolé avec lui. Son corps et cette maison se sont délabrés ensemble.

VOLTORE:
Allons, monsieur, cessez ce babillage.

VOLPONE:
Si Votre Seigneurie voulait me mettre à même de pouvoir l’acheter, j’en serais enchanté. Pour vous ce n’est qu’une bagatelle, le revient d’une chandelle. Et votre érudite Seigneurie n’est pas sans savoir...

VOLTORE:
Quoi?

VOLPONE:
Que sa richesse est incalculable!

VOLTORE:
Tu te trompes, coquin! Te moques-tu de mon infortune?

(Il sort).

VOLPONE:
Dieu bénisse votre cœur, monsieur. Je voudrais que votre infortune fût plus grande encore! Maintenant au tour do celui que je rencontrerai dans le premier coin.

SCÈNE V.

Une autre partie de la rue.
ENTRENT CORBACCIO, CORVINO ET MOSCA, QUI TRAVERSE LA SCÈNE DEVANT EUX.

CORBACCIO:
Regardez! Dans nos habits! L’impudent valet!

CORVINO:
Oh, si mes yeux se changeaient en boulets de canon, comme je le foudroierais!

(Entre VOLPONE).

VOLPONE:
Ce que l’on dit du parasite est-il vrai, monsieur?

CORBACCIO:
Tu viens encore nous affliger, monstre!

VOLPONE:
En toute sincérité, monsieur, je regrette que l’on se soit attaqué à une barbe aussi longue et aussi respectable que la vôtre. Je n’ai jamais pu supporter la chevelure du parasite. Son nez me semblait celui d’un trompeur. Je trouvais dans son regard quelque chose trahissant un vil clarissimo.

CORBACCIO:
Crapule!

VOLPONE:
Il me semble aussi que vous, Corvino, qui passez aux yeux du monde pour un honnête marchand, un bel oiseau, et dont le nom renferme un si bel emblème, vous n’auriez dû ni crier votre honte, ni laisser tomber votre fromage pour qu’un renard se moquât de votre naïveté.

CORVINO:
Fripon, tu crois que le privilège de la place et ton impertinent bonnet rouge cloué sur ta tête branlante par deux sequins, t’autoriseront à te moquer plus longtemps de moi? Viens et tu t’apercevras que je suis capable de te battre! Approche, si tu l’oses!

VOLPONE:
Ne vous dépêchez pas tant, monsieur. Je connais votre valeur, puisque vous avez osé proclamer ce que vous êtes.

CORVINO:
Attendez! Je voudrais causer avec vous.

VOLPONE:
Une autre fois...

CORVINO:
Non. Tout de suite.

VOLPONE:
Dieu! Serais-je un homme raisonnable, si j’affrontais la colère d’un cocu sans cervelle!

(Au moment où Volpone s’apprête à fuir, entre MOSCA).

CORBACCIO:
Encore!

VOLPONE:
Saute sur lui, Mosca!

CORBACCIO:
Leurs haleines infectent l’air!

CORVINO:
Laissons-le partir!

(Sortent Corvino et Corbaccio).

VOLPONE:
Excellent basilic! A toi maintenant, le vautour!

(Entre VOLTORE).

VOLTORE:
Mouche à viande, c’est maintenant l’été pour toi, mais l’hiver viendra!

MOSCA:
Bon avocat, je t’en prie, ne profère pas des injures et ne menace pas ainsi hors de propos. Tu ferais un solécisme, comme dit la dame. Mets plutôt un bonnet de plus pour garantir ta cervelle.

(Il sort).

VOLTORE:
Eh bien, monsieur?

VOLPONE:
Voulez-vous que je batte cet insolent-esclave, que je jette de la boue sur ses habits neufs?

VOLTORE:
Sans doute, quelque familier.

VOLPONE:
Monsieur, la Cour vous attend. Je perds la tête à l’idée qu’une mule qui n’a jamais lu Justinien puisse monter sur le dos d’un avocat. Ne connaissez-vous pas un subterfuge pour éviter d’être la dupe d’une pareille créature? J’espère que vous plaisantez. Il n’a pas fait cela. Il s’agit seulement d’un complot pour aveugler les autres. Vous héritez.

VOLTORE:
Voilà un drôle étrange, officieux, assommant! Tu me tourmentes!

VOLPONE:
J’estime impossible, monsieur, qu’on se soit moqué de vous. Une telle pensée ne peut entrer dans l’esprit d’un homme. On vous sait trop avisé, trop prudent. Et, d’habitude, richesse et sagesse vont de compagnie.

(Ils sortent).

SCÈNE VI.

Au Sénat.
ENTRENT LES JUGES, LE GREFFIER, BONARIO, CELIA, CORBACCIO, CORVINO, DES HUISSIERS, LE SAFFI, ETC.

PREMIER JUGE:
Les parties sont là?

L’HUISSIER:
Tout le monde est arrivé sauf l’avocat.

DEUXIÈME JUGE:
Le voici.

(Entrent VOLTORE et VOLPONE).

PREMIER JUGE:
Amenez-les pour entendre la sentence.

VOLTORE:
Mes très honorés Pères, que votre indulgence l’emporte sur votre esprit de justice, pour pardonner... Je ne sais plus ce que je dis.

VOLPONE:
Que va-t-il faire maintenant?

VOLTORE:
Je ne sais pas à qui m’adresser en premier, à Vos Paternités ou à ces innocents?...

CORVINO:
à part: Il va se trahir!

VOLTORE:
Que j’ai également abusés dans un but de convoitise...

CORVINO:
Il devient fou!

CORBACCIO:
Qu’est-ce que cela veut dire?

CORVINO:
Il est possédé!

VOLTORE:
But qui, maintenant agite ma conscience au point que je me jette à vos pieds offensés pour vous demander pardon!

PREMIER JUGE:
Relevez-vous.

CELIA:
O Ciel! Comme tu es équitable!

VOLPONE :
à part: Je suis pris dans mon propre piège!

CORVINO:
à Corbaccio: Du calme. L’impudence seule peut nous sauver.

PREMIER JUGE:
Continuez.

UN HUISSIER:
Silence!

VOLTORE:
Ce n’est pas la colère, Révérends Pères, seulement la conscience qui me pousse à dire la vérité. Le parasite, cet esclave, a été l’instrument de tous.

PREMIER JUGE:
Où est le parasite? Qu’on l’amène.

VOLPONE :
sortant: Je vais le chercher.

CORVINO:
Graves Pères, cet homme est insensé. Il parle dans l’espérance d’hériter du vieux Volpone qui est mort.

TROISIÈME JUGE:
Comment?

DEUXIÈME JUGE:
Volpone est mort?

CORVINO:
Il est mort, graves Pères.

BONARIO:
O vengeance sûre!

PREMIER JUGE:
Arrêtez! Mais alors ce n’était pas un imposteur?

VOLTORE:
Seul le parasite en est un.

CORVINO:
Il cède à l’envie en parlant ainsi, le serviteur ayant obtenu l’héritage qu’il convoitait. N’en déplaise à Vos Paternités, ce que j’avance est vrai, sans chercher à justifier ce Mosca qui peut être également coupable.

VOLTORE:
D’avoir trompé vos espérances comme les miennes, Corvino. Mais je me suis imposé la modération. Plaise à Vos Sagesses de jeter les yeux sur certaines notes et de les parcourir. J’espère qu’elles mettront la vérité en évidence.

CORVINO:
Le diable est entré chez lui!

BONARIO:
Ou il se cache en vous.

QUATRIÈME JUGE:
Vous avez mal agi en l’envoyant chercher par un officier public, s’il est vraiment l’héritier.

PREMIER JUGE:
De qui parlez-vous?

QUATRIÈME JUGE:
De celui qu’ils appellent le parasite.

TROISIÈME JUGE:
En effet! Le voilà, à cette heure, dans une grande situation.

QUATRIÈME JUGE :
au Greffier: Allez au-devant de lui, demandez-lui son nom et dites-lui que la Cour le prie de vouloir bien comparaître afin de dissiper quelques doutes.

(Sort le Greffier).

DEUXIÈME JUGE:
Nous sommes dans un labyrinthe!

PREMIER JUGE:
Maintenez-vous votre première déposition?

CORVINO:
Ma situation, ma vie, ma renommée...

BONARIO:
Où est-elle?

CORVINO:
Sont en jeu.

PREMIER JUGE:
Qu’avez-vous à dire?

CORBACCIO:
Cet avocat est un coquin dont la langue fourchue...

DEUXIÈME JUGE:
Ne vous écartez pas de votre sujet.

CORBACCIO:
Le parasite en est un autre!

PREMIER JUGE:
Il y a confusion.

VOLTORE:
Je supplie Vos Paternités de vouloir bien lire ceci.

(Il leur passe des papiers).

CORVINO:
Ne croyez pas un mot de ce que ce menteur a écrit, il est possédé!

(La scène finit).

SCÈNE VII.

Une rue.
ENTRE VOLPONE.

VOLPONE:
Tendre un piège pour y prendre mon propre cou! Y tomber la tête la première, volontairement, par amour de la plaisanterie, quand je venais d’échapper au danger, quand j’étais libre, hors de tout soupçon! II fallait que le diable hantât ma cervelle pour concevoir une pareille idée encouragée par Mosca! A lui maintenant de ligaturer cette veine ou nous allons saigner jusqu’à ce que mort s’en suive! (Entrent NANO, ANDROGYNO et CASTRONE). Eh bien? Qui vous a permis de sortir? Où courez-vous ainsi? Acheter du gingembre ou noyer une portée?

NANO:
Monsieur, master Mosca nous a mis à la porte, nous a ordonné d’aller nous distraire et a pris les clefs.

ANDROGYNO:
Voilà.

VOLPONE:
Mosca a pris les clefs? Pourquoi? Voilà une nouvelle complication, et le résultat de mes belles conceptions! Je n’ai plus qu’à me réjouir d’avoir travaillé contre moi! Quel imbécile j’ai été eu ne sachant pas jouir autrement de ma fortune! Je voulais écouter mes lubies, me permettre toutes les turlupinades! Allez le chercher. Sa façon d’agir est peut-être plus loyale que je ne le soupçonne. Dites-lui de venir me rejoindre immédiatement à la Cour. (Ils sortent). Je veux si possible m’attacher notre avocat par de nouvelles espérances. En le provoquant, je me perds moi-même!

SCÈNE VIII.

Au Sénat.
LES JUGES, BONARIO, CELIA, CORVINO, HUISSIERS, ETC.

PREMIER JUGE:
Ces choses ne pourront jamais se concilier. (Montrant les papiers). D’après ces papiers, le gentilhomme a été calomnié, la jeune femme entraînée de force par son mari qui l’a laissée chez Volpone.

VOLTORE:
C’est l’exacte vérité!

CELIA:
Comme le ciel exauce volontiers les prières qu’on lui adresse!

PREMIER JUGE:
Mais il semble impossible que Volpone, impotent comme il est, ait tenté de la violer.

CORVINO:
Graves Pères, il est possédé! Je le répète: possédé! Il y a là possession et obsession.

TROISIÈME JUGE:
Voici venir notre huissier.

(Entre VOLPONE).

VOLPONE:
Le parasite va venir, graves Pères.

QUATRIÈME JUGE:
Vous pourriez lui donner un autre nom.

TROISIÈME JUGE:
Le greffier ne l’a-t-il pas rencontré?

VOLPONE:
Non, que je sache.

QUATRIÈME JUGE:
Sa venue éclaircira tout.

DEUXIÈME JUGE:
Car cela paraît bien ténébreux!

VOLTORE:
S’il plaît à Vos Paternités...

VOLPONE :
bas à Voltore: Le parasite me charge de vous dire que son maître n’est pas mort. Vous demeurez son héritier et vos espérances ne changent pas. Il s’agissait seulement d’une plaisanterie.

VOLTORE:
Comment?

VOLPONE:
Pour vous mettre à l’épreuve, savoir si vous lui demeureriez attaché, éprouver la douleur que vous en ressentiriez.

VOLTORE:
Tu es sûr qu’il vit?

VOLPONE:
Il vit, monsieur.

VOLTORE:
Ma vivacité m’aura perdu!

VOLPONE:
Vous pouvez tout racheter. Ils prétendent que vous êtes possédé. Laissez-vous tomber et feignez une attaque. J’aiderai à ce que tout se passe très bien. mort pendu à la boutique d’un rotisseur! Sa bouche se convulse! Regardez, monsieur. Maintenant, ça le tient dans le ventre! (Voltore se laisse tomber). Dieu bénisse cet homme! (Bas). Ne respirez plus et gonflez-vous. (Haut). Voyez! voyez! voyez! Il vomit des épingles crochues! Ses yeux sont fixes comme ceux d’un lièvre

CORVINO:
Oh, le diable!

VOLPONE:
Maintenant dans la gorge!

CORVINO:
Je le vois bien.

VOLPONE:
Le démon va sortir! Il va sortir! Regardez! Il s’envole sous la forme d’un crapaud bleu avec des ailes de chauve-souris! Ne le voyez-vous pas, monsieur?

CORBACCIO:
II me semble que si.

CORVINO:
L’évidence même!

VOLPONE:
Il revient à lui.

VOLTORE:
Où suis-je?

VOLPONE:
Reprenez courage, le plus difficile est fait, monsieur. Vous êtes dépossédé.

PREMIER JUGE:
Quel curieux accident!

DEUXIÈME JUGE:
Soudain et stupéfiant!

TROISIÈME JUGE:
S’il était possédé comme il semble, sa déposition ne compte plus.

CORVINO:
Il a souvent de pareilles attaques.

PREMIER JUGE:
Montrez-lui cet écrit. Connaissez-vous cela, monsieur?

VOLPONE :
bas à Voltore: Niez-en le contenu. Jurez que vous ne le reconnaissez pas.

VOLTORE:
Je le reconnais; mon écriture aussi. Mais tout ce qu’il contient est faux.

BONARIO:
Quelle intrigue!

DEUXIÈME JUGE:
Quel imbroglio!

PREMIER JUGE:
Alors celui que vous intitulez le parasite n’est pas coupable?

VOLTORE:
Graves Pères, pas plus que son vieux maître, Volpone.

QUATRIÈME JUGE:
Volpone? Il est mort!

VOLTORE:
Non, mes Honorés Pères, il vit.

PREMIER JUGE:
Comment? il vit?

DEUXIÈME JUGE:
Cela est plus subtil encore.

TROISIÈME JUGE:
Vous le disiez mort.

VOLTORE:
Jamais!

CORVINO:
Je l’ai entendu aussi.

QUATRIÈME JUGE:
Voici le gentilhomme. Qu’on lui fasse place.

(Entre MOSCA).

TROISIÈME JUGE:
Avancez un tabouret.

QUATRIÈME JUGE:
Un bel homme! Et si Volpone était mort, un beau parti pour ma fille!

TROISIÈME JUGE:
Faites-lui de la place.

VOLPONE :
bas: J’étais presque perdu. L’avocat avait tout révélé, voilà le mal réparé, tout rentré dans les gonds. Dis que je suis vivant.

MOSCA:
Que veut dire ce coquin? Très Révérends Pères, n’attribuez mon retard qu’à la nécessité de donner des ordres pour les funérailles de mon cher maître.

VOLPONE :
bas: Mosca!

MOSCA:
Un cher maître que j’entends enterrer comme doit l’être un gentilhomme.

VOLPONE :
à part: Dépêche-toi de me duper du tout!

DEUXIÈME JUGE:
Cela devient plus étrange et plus compliqué encore!

QUATRIÈME JUGE :
à part: Voilà décidément un beau parti pour ma fille!

MOSCA :
bas a Volpone: Voulez-vous partager avec moi?

VOLPONE:
J’aime mieux être pendu!

MOSCA:
Je sais votre voix bonne, inutile de crier si fort!

PREMIER JUGE:
Interrogeons l’avocat. Monsieur, vous avez affirmé la mort de Volpone?

VOLPONE:
D’après le rapport de ce gentilhomme. (Bas à Mosca). Je t’accorde moitié.

MOSCA:
Quel ivrogne est-ce là? Quelqu’un le connaît-il? Je n’ai jamais vu son visage. (Bas à Volpone). Impossible maintenant d’arranger les choses à si bon compte.

VOLPONE:
Non?

PREMIER JUGE:
Que dites-vous?

VOLTORE:
C’est cet huissier qui m’a affirmé que Volpone vivait encore.

VOLPONE:
En effet, graves Pères, et je maintiens qu’il vit par ma propre existence! Je maintiens aussi (Désignant Mosca). Que cette créature me l’a dit. (À part). A ma naissance, toutes les heureuses étoiles conspiraient contre moi!

MOSCA:
Graves Pères, si l’on tolère une pareille insolence, je saurai me taire. J’espère pourtant que vous cédiez à une autre pensée en m’envoyant chercher.

DEUXIÈME JUGE :
désignant Volpone: Emmenez-lé.

VOLPONE:
Mosca!

TROISIÈME JUGE:
Qu’on le fouette!

VOLPONE:
Me trahiras-tu à ce point?

TROISIÈME JUGE:
Ça lui apprendra à se mieux conduire envers une personne de son rang!

QUATRIÈME JUGE:
Qu’on l’emmène!

(Les Officiers s’emparent de Volpone).

MOSCA:
Je remercie humblement vos Paternités.

VOLPONE:
Doucement! doucement! (À part). Recevoir le fouet et perdre ce que j’ai! Si j’avoue il ne m’arrivera pas plus de mal!

QUATRIÈME JUGE :
à Mosca: Etes-vous marié?

VOLPONE :
à part: Les voilà tous contre moi à cette heure! Il faut se décider. Le renard se démasquera!

(Il enlève son déguisement).

MOSCA:
Patron!

VOLPONE:
Je les entraînerai dans ma ruine et j’empêcherai ce mariage! Ma substance ne demeurera pas plus longtemps la vôtre et je ne vous aiderai pas à vous faufiler dans une famille!

MOSCA:
Patron!

VOLPONE:
Je suis Volpone! (Désignant Mosca). Et voici mon esclave! (Montrant Voltore). Celui-là est son propre valet. (Montrant Corbaccio). Celui-là la dupe de son avarice. (Montrant Corvino). Cet autre un mari complaisant et chimérique! Révérends Pères, huissier, à nous tous tant que nous sommes ici, il ne reste que l’espoir d’entendre votre sentence. Rendez-la sans plus tarder .Vous voyez que je m’exprime brièvement.

CORVINO:
S’il plaît à Vos Paternités!...

L’HUISSIER:
Silence!

PREMIER JUGE:
Le nœud se dénoue par miracle!

DEUXIÈME JUGE:
La clarté se fait.

TROISIÈME JUGE:
On ne saurait mieux prouver l’innocence de ces prévenus.

PREMIER JUGE:
Qu’on les remette en liberté.

BONARIO:
Le Ciel ne pouvait pas laisser plus longtemps cachées de pareilles infamies!

DEUXIÈME JUGE:
S’il faut employer de semblables moyens pour devenir riche, je souhaite de demeurer pauvre!

TROISIÈME JUGE:
Acquérir des bénéfices de la façon, autant vaut la torture!

PREMIER AVOCAT:
Posséder par de tels procédés la richesse, c’est se mettre dans la situation des malades qui prétendent avoir la fièvre quand c’est la fièvre qui les a!

PREMIER JUGE:
Dépouillez ce parasite!

CORVINO et MOSCA:
Nos très honorés Pères...

PREMIER AVOCAT:
Connaissez-vous un argument pour arrêter le cours de la justice? Si oui, expliquez-vous.

CORVINO et VOLTORE:
Nous implorons votre indulgence.

CELIA:
Et moi votre pitié!

PREMIER JUGE:
Vous offenseriez votre innocence en priant pour le péché. Avancez tous; d’abord, le parasite. Je vous considère comme, sinon l’instigateur, du moins le complice de toutes ces impostures. Vous vous moquiez insolemment de la Cour en revêtissant l’habit d’un gentilhomme vénitien, vous un coquin sans naissance et sans race. Donc on vous fouettera, puis vous ramerez perpétuellement sur nos galères.

VOLPONE:
Je vous remercie pour lui.

MOSCA:
Maudite soit ta nature de loup!

PREMIER JUGE:
Confiez-le au Saffi. (Mosca est emmené). Quant à toi, Volpone, puisque ta naissance et ton rang t’épargnent un châtiment pareil, nous ordonnons la confiscation de les biens dont héritera l’hôpital des Incurables. Tu les obtenais par imposture en feignant la claudication, la goutte, la paralysie, sans compter d’autres maladies; tu végéteras en prison, les fers aux pieds, jusqu’à ce que tu deviennes vraiment estropié et malade. Emmenez-le.

(On fait sortir Volpone du tribunal).

VOLPONE:
On appellera cela la mortification d’un Renard!

PREMIER JUGE:
Toi, Voltore, pour punir le scandale jeté sur tous ceux de ta profession, je te bannis de leur corporation et de l’Etat. Corbaccio! Faites-le approcher. Ton fils entrera en possession de tout ce qui t’appartient et tu te retireras dans le monastère du Saint-Esprit. Tu n’as pas su bien vivre, tu apprendras à bien mourir.

CORBACCIO:
Que dit-il?

L’HUISSIER:
Vous le saurez bientôt.

PREMIER JUGE:
Quant à toi, Corvino, tu quitteras ta propre maison, l’on te promènera dans Venise, sur le Grand Canal, portant un chapeau orné de longues oreilles d'âne à la place de cornes et, épinglée sur la poitrine, une pancarte. Ensuite à Berlina!

CORVINO:
Et l’on m’aveuglera avec du poisson pourri, des fruits gâtés et des œufs malsains! Soit. Je ne verrai plus ma honte!

PREMIER JUGE:
Et pour expier les torts faits à ta femme, tu vas la retourner à son père avec sa dot triplée. Telles sont les sentences que nous voulions prononcer.

TOUS:
Honorés Pères...

PREMIER JUGE:
Sentences sans appel! Les crimes accomplis et châtiés, c’est alors seulement que vous en comprenez l’infamie. Qu’on les emmène. Que tous ceux qui voient la récompense réservée au crime se hâtent de réfléchir. La méchanceté se nourrit comme la bête sauvage: elle engraisse et crève!

(Ils sortent).