William Shakespeare, Twelfth Night

Le Soir Des Rois ou Ce Que Vous Voudrez





Texto utilizado para esta edición digital:
Shakespeare, William. Le Soir des Rois ou ce que vous voudrez. Traduït par François-Victor Hugo. Dans: Oeuvres complètes de W. Shakespeare. Deuxième Édition. Paris: Pagnerre, 1873, tome XIV Les farces.
Marcación digital para Artelope:
  • Ortíz Ramírez, Almudena (Artelope)

PERSONAGGES

ORSINO, comte -duc d’Illyrie.
SIR TOBIE BELCH, oncle d’Olivia.
SIR ANDRÉ AGUECHECK.
MALVOLIO, intendant d’Olivia.
FESTE, bouffon d’Olivia.
SÉBASTIEN, frère juveau d’Olivia.
ANTONIO, capitaine de navire, ami de Sébastien.
VALENTIN, } au service du comte-duc.
CURIO, } au service du comte-duc.
UN CAPITAINE DE NAVIRE, ami de Viola.
LA COMTESSE OLIVIA.
VIOLA, soeur jumelle de Sébastien, amoureuse du comte-duc.
MARIA, suivante de la comtesse.
SEIGNEURS, PRÉTRES,MATELOTS, OFFICIERS, MUSICIENS, GENS DE SERVICE.
FABIEN, au service d’Olivia

SCÈNE I.

[Dans le palais ducal.]
Entrent le Duc, Curio, des seigneurs; un orchestre joue.

LE DUC.
-Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours,
- donnez-m’en à l’excès, que ma passion- saturée en soit
et expire. –Cette mesure encore une fois! elle
avait une cadence mourante: - oh! elle a effleuré mon
oreille comme le suave zéphir – qui souffle sur un banc de
violettes, - dérobant et apportant un parfum... Assez! pas
davantage! –Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure.-
O esprit d’amour! que tu es sensible et mobile! – Quoique
ta capacité – soit énorme comme la mer, elle n’admet rien
- de si exquis et de si rare – qui ne soit dégradé et dépré-
cié – au bout d’une minute, tant est pleine de caprices la
passion, - cette fantaisie suprême!

CURIO.
- Voulez-vous venir chasser, monseigneur?

LE DUC.
Quoi, Curio?

CURIO.
Le cerf.

LE DUC.
- Eh! c’est le plus noble élan qui m’entraîne en ce
moment. – Oh! quand mes yeux virent Olivia pour la pre-
mière fois, - il me semblait qu’elle purifiait l’air empesté;
-dès cet instant je devins une proie, - et mes désirs,
limiers féroces et cruels, - n’ont pas cessé de me pour-
suivre. Entre VALENTIN.
Eh bien? Quelles nouvelles d’elle?

VALENTIN.
-N’en déplaise à mon seigneur, je n’ai pu être admis,
- mais je rapporte la réponse que m’a transmise sa ser-
vante: -le ciel, avant sept étés révolus, - ne verra pas
son visage à découvert, - mais, comme une religieuse cloî-
trée, elle ne marchera que voilée, - et chaque jour elle
arrosera sa chambre – de larmes amères, cédant en tout
cela à son affection – pour un frère mort, affection qu’elle
veut garder vivace – et durable dans sa mémoire atristée.

LE DUC.
- Oh! celle qui a un coeur de cette délicatesse, - celle
qui paie à un frère une telle dette d’amour, - combien elle
aimera quand le splendide trait d’or – aura tué le troupeau
de toutes les affections secondaires – qui vivent en elle,
quand son sein, son cerveau, son coeur, - trônes souve-
rains, - seront occupés et remplis – para un roi unique,
son tendre complément! – Allons errer vers les doux lits
de fleurs: - les rêves d’amour sont splendidement ber-
cés sous un dais de ramures.

Ils sortent.

SCÈNE II.

[Au bord de la mer.]
Entrent Viola, un capitaine de navire et des marins.

VIOLA.
- Amis, quel est ce pays?

LE CAPITAINE.
- L’Illyrie, madame.

VIOLA.
- Et qu’ai-je à faire en Illyrie? – Mon frère est dans
l’Élysée... – Peut-être n’est-il pas noyé: qu’en pense-vous,
matelots?

LE CAPITAINE.
- C’est par un heureuse chance que vous avez été
sauvée vous-même.

VIOLA.
- O mon pauvre frère! mais il se pourrait qu’il eût été
sauvé, lui aussi, par une heureuse chance.

LE CAPITAINE.
- C’est vrai, madame; et, pour augmenter ce rassurant
espoir, - je puis vous affirmer que, quand notre vaisseau
s’est ouvert, - au moment où vous-Mème, avec le petit
nombre des sauvés, - vous vous cramponniez à notre cha-
loupe, j’ai vu votre frère, - plein de prévoyance dans le
péril, s’attacher – (expédient que lui suggéraient le courage
et l’espoir) – à un grand mât qui surnageait sur la mer; -
alors, comme Arion sur le dos du dauphin, - je l’ai vu
tenir tête aux vagues, - tant que j’ai pu l’apercevoir.

VIOLA.
Pour ces paroles, voilà de l’or. – Mon propre bonheur
laisse ntrevoir à mon espoir, - qui s’auotrise d’ailleurs
de ton langage, - un bonheur égal pour lui. Connais-tu ce
pays?

LE CAPITAINE.
- Oui, madame, très-bien; car le lieu où je suis né et
où j’ai été élevé – n’est pas à trois heures de marche de
distance.

VIOLA.
- Qui gouverne ici?

LE CAPITAINE.
Un duc, aussi noble de coeur – que de nom.

VIOLA.
Quel est son nom?

LE CAPITAINE.
Orsino.

VIOLA.
- Orsino! je l’ai entendu nommer par mon père. – Il
était célibataire alors.

LE CAPITAINE.
Et il l’est encore, - ou l’était tout dernièrement; car il
n’y a pas un mois – que j’ai quitté le pays; et c’était alors
- un bruit tout frais (vous savez, les petits veulent tou-
jours jaser – des faits et gestes des grands) qu’il recher-
chait – l’amour de la belle Olivia.

VIOLA.
Qui est-elle?

CAPITAINE.
- Une vertueuse vierge, la fille d’un comte, - mort il y
a quelques années, la laissant – sous la protection d’un fils,
son frère, - que est mort aussi tout récemment; et c’est
par amour pour ce frère – qu’elle a abjuré, dit-on, la
société – et la vue des hommes.

VIOLA.
Oh! je voudrais entrer au service de cette dame, - et
que mon rang restât inconnu du monde – jusqu’au mo-
ment où j’aurais mûri mon dessein!

LE CAPITAINE.
Cela serait malaisé à obtenir; - car elle ne veut écouter
aucune proposition, - non, pas même celle du duc.

VIOLA.
- Tu as une bonne figure, capitaine; - et, bien que sou-
vent la nature revête le vice – de beaux dehors, je crois
que toi, - tu as une âme d’accord – avec ta bonne physio-
nomie. – Je te prie, et je t’en récompenserai généreuse-
ment, - de cacher qui je suis, et de m’aider – à prendre le
déguisement qui siéra le mieux – à la forme de mon
projet. Je veux entrer au service de ce duc; - tu me pré-
senteras à lui en qualité d’eunuque; - et tes démarches
seront justifiées; car je sais chanter, - et je pourrai m’a-
dresser à lui sur des airs si variés – qu’il me croira tout à
fait digne de son service. – Pour ce qui doit suivre, je m’en
remets au temps; - seulment règle ton silence sur ma
prudence.

LE CAPITAINE.
- Soyez son eunuque, et je serai votre muet: - quand
ma langue babillera, que mes yeux cessent de voir!

VIOLA.
- Je te remercie: conduis-moi

Ils sortent.

SCÈNE III.

[Chez Olivia.]
Entrent SIR Tobie Belch et Maria.

SIR TOBIE.
Que diantre a donc ma nièce à prendre ainsi la mort de
son frère? Je suis sûr, moi, que le chagrin est l’ennemi de
la vie.

MARIA.
Sur ma parole, sir Tobie, vous devriez venir de meilleure
heure le soir; votre nièce, madame, critique grandement
vos heures indues.

SIR TOBIE.
Eh bien, mieux vaut pour elle critiquer qu’être cri-
tiquée.

MARIA.
Oui, mais vous devriez vous tenir dans les limites mo-
destes de la régularité.

SIR TOBIE.
Me tenir! Je ne puis avoir meilleure tenue: ces habits
sont assez bons pour boire, et ces bottes aussi; si elles
ne le sont pas, qu’elles se pendent à leurs propres cour-
roies.

MARIA.
Ces rasades et ces boisson-là vous perdront. J’entendais
madame en parler hier encore, ainsi que de l’imbécile
chevalier que vous avez amené ici un soir pour être son
galant.

SIR TOBIE.
Qui? Sir André Aguecheek?

MARIA.
Lui-même.

SIR TOBIE.
C’est un homme aussi fort que qui que ce soit en Illyrie.

MARIA.
Qu’importe!

SIR TOBIE.
Eh! il a trois mille ducats par an.

MARIA.
Oui, mais il n’aura tous ces ducats-là qu’un an; c’est un
vrai fou, un prodigue.

SIR TOBIE.
Fi! comment pouvez-vous dire ça? Il joue de la basse de
viole, il parle trois ou quatre langues, mot à mot, sans
livre, et il a tous les dons de la nature.

MARIA.
En effet, dan leur simplicité la plus naturelle. Car, outre
que c’est un sot, c’est un grand querelleur; et, s’il n’avait le
don de la couardise pour tempérer sa violence querelleuse,
on croit parmi les sages qu’il aurait bien vite le don d’une
bière.

SIR TOBIE.
Par cette main, ce sont des chenapans et des détracteurs,
ceux qui parlent ainsi de lui. Qui sont-ils?

MARIA.
Ceux qui ajoutent, par-dessus le marché, qu’il se soûle
tous les soirs dans votre compagnie.

SIR TOBIE.
A force de boire à la santé de ma nièce; j’entends boire à sa
santé aussi longtemps qu’il y aura un passage dans mon go-
sier et de quoi boire en Illyrie. C’est un lâche et un capon que
celui qui refusera de boire à ma nièce jusqu’à ce que la cer-
velle lui tourne comme une toupie de paysan. Allons, fillette,
Castiliano volto: car voici venir sir André Ague-Face.

Entre SIR ANDRÉ AGUECHEEK.

SIR ANDRÉ.
Sir Tobie Belch! Comment va, sir Tobie Belch?

SIR TOBIE.
Suave sir André!

SIR ANDRÉ.
à Maria. Dieu vous bénisse, jolie friponne!

MARIA.
Et vous aussi, monsieur!

SIR TOBIE.
Accoste, sir André, accoste.

SIR ANDRÉ.
Qu’est-ce que c’est?

SIR TOBIE.
La chambrière de ma nièce.

SIR ANDRÉ.
Bonne dame Accoste, je désire faire plus ample connais-
sence avec vous.

MARIA.
Mon nom est Marie, monsieur.

SIR ANDRÉ.
Bonne dame Marie Accoste...

SIR TOBIE.
Vous vous méprenez, chevalier. Je vous dis de l’accos-
ter, c’est-à-dire de l’affronter, de l’aborder, de la courtiser,
de l’attaquer.

SIR ANDRÉ.
Sur ma parole, je ne pas voudrais l’entreprendre ainsi
en compagnie. Est-ce là le sens du mot accoster?

MARIA.
Adieu, messieurs.

SIR TOBIE.
Si tu la laisses partir ainsi, sir André, puisses-tu ne ja-
mais tirer l’épée!

SIR ANDRÉ.
Si vous partez ainsi, petite dame, puissé-je ne jamais
tirer l’épée! Ma belle, croyez-vous donc avoir des imbéciles
sous la main?

MARIA.
Monsieur, je ne vous tiens pas par la main.

SIR ANDRÉ.
Morbleu, vous le pouvez: voice ma main.

MARIA.
Au fait, monsieur, la pensée est libre: je vous en prie,
mettez votre main dans la baratte au beurre, et laissez-la
s’humecter.

SIR ANDRÉ.
Pourquoi, cher coeur? Quelle est votre métaphore?

MARIA.
Votre main est si sèche, monsieur

SIR ANDRÉ.
Je le crois certes bien; je ne suis pas assez âne pour ne
pas savoir tenir mes mains sèches. Mais quelle est cette
plaisanterie?

MARIA.
Une plaisanterie sèche, monsieur.

SIR ANDRÉ.
En avez-vous beaucoup comme ça?

MARIA.
Oui, monsieur; j’en ai qui me démangent au bout des
doigts; tiens! maintenant que j’ai lâché votre main, je n’en
ai plus.

Sort Maria.

SIR TOBIE.
Ah! chevalier, tu as besoin d’un coupe de Canarie.
Quand t’ai-je vu ainsi terrassé?

SIR ANDRÉ.
Jamais de votre vie, je crois, à moins que vous ne
m’ayez vu terrassé par le Canarie. Il me semble que parfois
je n’ai pas plus d’esprit qu’un chrétien ou un homme ordi-
naire; mais je suis grand mangeur de boeuf, et je crois que
ça fait tort à mon esprit.

SIR TOBIE.
Sans nul doute.

SIR ANDRÉ.
Si je le croyais, j’abjurerais le boeuf... Demain je monte
à cheval et je retourne chez moi, sir Tobie.

SIR TOBIE.
Why, mon cher chevalier?

SIR ANDRÉ.
Que signifie why? partez, ou ne partez pas? Je voudrais
avoir employé à l’étude des langues le temps que j’ai con-
sacré à l’escrime, à la danse et aux combats d’ours. Oh!
que ne me suis-je adonné aux arts!

SIR TOBIE.
Tu aurais aujourd’hui un toupet parfait.

SIR ANDRÉ.
Quoi! est-ce que mon toupet y aurait gagné?

SIR TOBIE.
Sans doute; car tu vois bien que tes cheveux ne frisent
pas naturellement.

SIR ANDRÉ.
Mais ils me vont assez bien, n’est-ce pas?

SIR TOBIE.
Parfaitement; ils pendent comme du chanvre à une que-
nouille; j’espère même un jour voir une ménagère te
prendre entre ses jambes pour les filer.

SIR ANDRÉ.
Ma foi, je retourne demain chez moi, sir Tobie. Votre nièce
ne veut pas se laisser voir; ou, si elle y consent, il y a quatre
à parier contre un que ce ne sera pas par moi. Le comte-
duc lui-même, qui habite près d’ici, lui fait la cour.

SIR TOBIE.
Elle ne veut pas du comte-duc; elle n’épousera pas un
homme au-dessus d’elle par le rang, l’âge ou l’esprit. Je
l’ai entendue en faire le serment. Dame! on peut s’y fier,
mon cher.

SIR ANDRÉ.
Je resterai un mois de plus. Je suis un gaillard de la
plus singulière disposition; j’aime les mascarades et les bals
énormément parfois.

SIR TOBIE.
T’entends-tu à ces frivolités, chevalier?

SIR ANDRÉ.
Aussi bien qu’un homme en Illyrie, quel qu’il soit,
pourvu qu’il ne soit pas du nombre de mes supérieurs;
pourtant je ne me compare pas à un vieillard!

SIR TOBIE.
De quelle force es-tu à la danse, chevalier?

SIR ANDRÉ.
Ma foi, je sais découper la gigue.

SIR TOBIE.
Et moi découper le gigot.

SIR ANDRÉ.
Et je me flatte d’être à la culbute simplement aussi fort
que qui que ce soit en Illyrie.

SIR TOBIE.
Pourquoi tout ça reste-t-il caché? Pourquoi tenir ces ta-
lents derrière le rideau? Risquent-ils de prendre la pous-
sière comme le portrait de mistress Mall? Pourquoi
ne vas-tu pas à l’église en une gaillarde, et ne reviens-tu
pas en une courante? Si j’étais de toi, mon pas ordinaire
serait une gigue; je ne voudrais jamais lâcher de l’eau
qu’en cinq temps. Que prétends-tu? Vivons-nous dans un
monde où il faille cacher les mérites? Je croirais, à voir
l’excellente constitution de ta jambe, qu’elle a été formée
sous l’étoile d’une gaillarde.

SIR ANDRÉ.
Oui, elle est solide, et elle a assez bon air dans un bas
couleur flamme. Improviserons-nous quelque divertisse-
ment?

SIR TOBIE.
Que faire de mieux? sommes-nous pas nés sous le
signe du Taureau?

SIR ANDRÉ.
Le Taureau? il agit sur les côtes et sur le coeur.

SIR TOBIE.
Non, messire, sur les jambes et sur les cuisses. Que je te
voie faire un entrechat! ah! plus haut! ha! ha!... excel-
lent!

Ils sortent.

SCÈNE IV.

[Dans le palais ducal.]
Entrent Valentin et Viola, habillée en page.

VALENTIN.
Si le duc vous continue ses faveurs, Césario, vous êtes
appelé à un haut avancement; il ne vous connaît que de-
puis trois jours, et déjà vous n’êtes plus un étranger pour
lui.

VIOLA.
Vous craignez donc son caprice ou ma négligence,
que vous mettez en question la continuation de sa bien-
veillance. Est-ce qu’il est inconstant, monsieur, dans ses
affections?

VALENTIN.
Non, croyez-moi.

Entrent le Duc, Curio et des gens de la suite.

VIOLA.
à Valentin. - Merci... Voici venir le comte.

LE DUC.
Qui a vu Césario? holà!

VIOLA.
Le voici, monseigneur, à vos ordres.

LE DUC.
aux gens de sa suite. - Éloignez-vous un moment. A Viola.
Césario, - tu sais tout; je t’ai ouvert – le livre à fermoir
de mes pensées secrètes. – Ainsi, bon jouvenceau, dirige
tes pas vers elle; - ne te laisse pas renvoyer, reste à sa
porte, - et dis à ses gens que tes pieds seront enra-
cinés là – jusqu’à ce que tu aies obtenu audience.

VIOLA.
Sûrement, mon noble seigneur, - si elle s’est abandon-
née à sa douleur – autant qu’on le dit, elle ne m’admettra
jamais.

LE DUC.
- Fais du bruit, franchis toutes les bornes de la civi-
lité, - plutôt que de revenir sans résultat.

VIOLA.
- Supposons que je puisse lui parler, monseigneur,
que lui dirai-je?

LE DUC.
- Oh! alors révèle-lui ma passion; - étonne-la du ré-
cit de mon profond attachement. – Tu représenteras mes
souffrances à merveille; - elle les entendra mieux de la
bouche de ta jeunesse – que de celle d’un nonce de plus
grave aspect.

VIOLA.
- Je ne le crois pas, monseigneur.

LE DUC.
Crois-le, cher enfant; - car ce serait mentir à ton heu-
reux âge – que de t’appeler un homme; les lèvres de
Diane – ne sont pas plus douces ni plus vermeilles; ta pe-
tite voix – est comme l’organe d’une jeune fille, flutée et
sonore, - et tu jouerais parfaitement un rôle de femme.
- Je sais que ton étoile t’a prédestiné – pour cette af-
faire... Que quatre ou cinq d’entre vous l’accompagnent; -
tous, si vous voulez; car, pour moi, je ne suis jamais mieux
- que quand je suis seul. Réussis dans ce message; - et
tu vivras aussi indépendant que ton maître; - tu pourras
appeler tienne sa fortune.

VIOLA.
Je ferai de mon mieux – ma cour à votre dame... A part.
Lutte pénible! – Faire ma cour ailleurs, et vouloir
être sa femme!

Ils sortent.

SCÈNE V.

[Chez Olivia.]
Entrent Maria et Feste.

MARIA.
Allons, dis-moi où tu as été, ou je n’ouvrirai pas mes
lèvres de la largeur d’un crin pour t’excuser. Madame va
te faire pendre pour t’être absenté.

FESTE.
Qu’elle me fasse pendre! Celui qui est bien pendu en ce
monde n’a plus à craindre les couleurs.

MARIA.
Explique-toi.

FESTE.
Ne voyant plus les couleurs, il ne doit pas les craindre.

MARIA.
Lestement répondu! Je puis te dire où ton mot est à sa
place et où il ne faut pas craindre les couleurs.

FESTE.
Où ça, bonne dame Marie?

MARIA.
A la guerre; les couleurs ennemies; vous pouvez hardi-
ment vous moquer de celles-là.

FESTE.
Bien! que Dieu accorde de l’esprit à ceux qui en ont;
et quant aux imbéciles, qu’ils usent de leurs talents.

MARIA.
Vous n’en serez pas moins pendu pour vous être absenté
si longtemps; ou vous serez chassé; et pour vous, ça n’é-
quivaut-il pas à être pendu?

FESTE.
Une bonne pendaison empêche souvent un mauvais ma-
riage; et, quant à être chassé, l’été y pourvoira.

MARIA.
Vous êtes donc bien résolu?

FESTE.
Non; mais je suis résolu sur deux points.

MARIA.
Deux pointes d’épingles! si l’une se rompt, l’autre tien-
dra; ou, si toutes deux se rompent, à bas les culottes.

FESTE.
Bon, ma foi, très-bon!... Allons, va ton chemin; du jour
où sir Tobie cessera de boire, tu seras le plus spirituel
morceau de la chair d’Ève qu’il y ait en Illyrie.

MARIA.
Paix, chenapan! En voilà assez. Voici madame qui vient;
faites prudemment vos excuses, je vous le conseille.

(Elle sort.)
Entrent Olivia et Malvolio.

FESTE.
Esprit, si c’est ton bon plaisir, mets-moi en folle verve.
Les beaux esprits, qui croient te posséder, ne sont souvent
que des sots; et moi, qui suis sûr de ne pas te posséder, je
puis passer pour spirituel. Car que dit Quinapalus? Mieux
vaut un fou d’esprit qu’un sot bel esprit... Dieu te bénisse,
ma dame!

OLIVIA.
Qu’on l’emmène! Plus de fol ici!

FESTE.
Vous entendez, marauds? Emmenez madame: plus de
folle ici!

OLIVIA.
Allons, vous êtes un bien maigre fou; je ne veux plus de
vous; en outre, vous devenez malhonnête.

FESTE.
Deux défauts, madone, que la bonne chère et les bons
conseils amenderont; car nourrissez bien le fou, et le fou
ne sera plus maigre; dites à l’homme malhonnête de s’a-
mender; s’il s’amende, il n’est plus malhonnête; s’il ne
s’amende pas, que le ravaudeur le ramende! Tout ce qui
est amendé, n’est en réalité que rapiécé. La vertu, qui
dévoie, est rapiécée de vice; le vice, qui s’amende, est
rapiécé de vertu. Si ce simple syllogisme peut passer, tant
mieux; si non, quel remède? Comme il n’y a de vrai co-
cuage que le malheur, de même la beauté est une fleur...
Madame dit qu’elle ne veut plus de folle ici; conséquem-
ment, je le répète, qu’on emmène madame.

OLIVIA.
Monsieur, c’est vous que j’ai dit d’emmener.

FESTE.
Méprise au premier chef!... Madame, cucullus non facit
monachum, ce qui revient à dire que je n’ai pas de marotte
dans ma cervelle. Bonne madone, permettez-moi de vous
prouver que vous êtes folle.

OLIVIA.
Pourriez-vous le prouver?

FESTE.
Lestement, bonne madone.

OLIVIA.
Faites votre preuve.

FESTE.
Je dois pour ça vous interroger comme au catéchisme,
madone. Ma bonne petite souris de vertu, répondez-moi.

OLIVIA.
Soit, monsieur, à défaut d’autre passe-temps, j’affronterai
votre preuve.

FESTE.
Bonne madone, pourquoi es-tu désolée?

OLIVIA.
Bon fou, à cause de la mort de mon frère.

FESTE.
Son âme est en enfer, je pense, madone.

OLIVIA.
Je sais que son âme est au ciel, fou.

FESTE.
Vous êtes donc bien folle, madone, de vous désoler de
ce que l’âme de votre frère est au ciel... Qu’on l’emmène;
plus de folle ici, messieurs!

OLIVIA.
Que pensez-vous de ce fou, Malvolio? Est-ce qu’il ne
s’amende pas?

MALVOLIO.
Si fait, et il s’amendera de la sorte jusqu’à ce que les
affres de la mort le secouent. L’infirmité, qui ruine le
sabe, améliore toujours le fou.

FESTE.
Que Dieu vous envoie, monsieur, une prompte infirmité
pour perfectionner votre folie! Sir Tobie est prêt à jurer
que je ne suis pas un renard; mais il ne parierait pas deux
sous que vous n’êtes pas un sot.

OLIVIA.
Que dites-vous à ça, Malvolio?

MALVOLIO.
Je m’étonne que votre excellence se plaise dans la société
d’un si chétif coquin; je l’ai vu écraser l’autre jour par
un méchant fou qui n’a pas plus de cervelle qu’un caillou.
Voyez donc, il est déjà tout décontenancé; dès que vous ne
riez plus et que vous ne lui fournissez plus matière, il est
bâillonné. Sur ma parole, je considère les gens sensés qui
s’extasient si fort devant des fous de cette espèce comme
ne valant pas mieux qu ela marotte même de ces fous.

OLIVIA.
Oh! vous avez la maladie de l’amour-propre, Malvolio, et
vous avez le goût d’un appétit dérangé. Quand on est géné-
reux, sans remords et de franche nature, on prend pour
des flèches à moineau ce que vous tenez pour des boulets
de canon. Il n’y a rien de malveillant dans un bouffon
émérite, qui ne fait que plaisanter, comme il n’y a rien
de plaisant dans un sage prétendu discret qui ne fait que
censurer.

FESTE.
Que Mercure te donne le talent de mentir pour avoir dit
tant de bien des fous!

Rentre Maria.

MARIA.
Madame, il y a à la porte un jeune gentilhomme qui
désir e fort vous parler.

OLIVIA.
Est-ce de la part du comte Orsino?

MARIA.
Je ne sais pas, madame; c’est un beau jeune homme, et
bien accompagné.

OLIVIA.
Quel est celui de mes gens qui le retient là-bas?

MARIA.
Sir Tobie, madame, votre parent.

OLIVIA.
Éloignez-le, je vous prie; il parle comme un fou: fi de
lui! Marie sort.
Vous, Malvolio, allez; si c’est un message du comte, je
suis malade, ou sortie, tout ce que vous voudrez, pour m’en
débarrasser. Malvolio sort.
Eh bien, monsieur, vous voyez comme vous bouffonneries
vieillissent, et comme elles déplaisent aux gens.

FESTE.
Tu as parlé pour nous, madone, comme si tu avais un
fils aîné fou. Que Jupiter lui bourre le crâne de cervelle,
car voici venir un de tes parents qui a une bien faible pie-
mère.

Entre sir Tobie Belch.

OLIVIA.
Sur mon honneur, à moitié ivre... Qui donc est à la
porte, mon oncle?

SIR TOBIE.
Un gentilhomme.

OLIVIA.
Un gentilhomme! Quel gentilhomme?

SIR TOBIE.
C’est un gentilhomme ici... Peste soit de ces harengs
marinés! A Feste.
Eh bien, sot?

FESTE.
Bon sir Tobie...

OLIVIA.
Mon oncle, mon oncle, comment de si bonne heure avez-
vous tant d’indolence?

SIR TOBIE.
Insolence! Je brave l’insolence!... Il y a quilqu’un à la
porte.

OLIVIA.
Oui, en effet; qui est-ce?

SIR TOBIE.
Qu’il soit le diable, s’il veut, je ne m’en soucie guère;
croyez-m’en sur parole. Oui, ça m’est bien égal.

Il sort.

OLIVIA.
A quoi ressemble un homme ivre, fou?

FESTE.
A un noyé, à un imbécile et à un fou; une rasade de
trop en fait un imbécile; une seconde le rend fou; une
troisième le noie.

OLIVIA.
Va donc chercher le coroner, qui’il tienne enquête sur
mon oncle; car il en est au troisième degré de l’ivresse, il
est noyé; va, veille sur lui.

FESTE.
Il n’est encore que fou, madone; et le bouffon va veiller
sur le fou.

Il sort.
Rentre Malvolio.

MALVOLIO.
Madame, le jeune drôle de là-bas jure qu’il vous parlera.
Je lui ai dit que vous étiez malade; il prétend qu’il le sa-
vait, et partant il vient pour vous parler; je lui ai dit que
vous dormiez; il prétend en avoir eu prescience également,
et partant il vient pour vous parler. Que faut-il lui dire, ma-
dame? Il est fortifié contre tous les refus.

OLIVIA.
Dites-lui qu’il ne me parlera pas.

MALVOLIO.
C’est ce qui lui a été dit; et il répond que, dût-il s’instal-
ler à votre porte comme le poteau d’un sheriff, s’y faire
support de banquette, il vous parlera.

OLIVIA.
Quelle espèce d’homme est-ce?

MALVOLIO.
Mais de l’espèce humaine.

OLIVIA.
Quelle manière d’homme?

MALVOLIO.
Il est de fort mauvaise manière; il prétend vous parler,
que vous le veuillez ou non.

OLIVIA.
Quel genre de personne? Quel âge?

MALVOLIO.
Il n’est pas assez âgé pour un homme, ni assez jeune
pour un garçon; ce qu’est la cosse avant de renfermer le
pois, ce qu’est la pomme quand elle est presque formée; il
est juste à la morte-eau entre l’enfance et la virilité. Il a
fort bonne mine, et il parle fort impertinemment: on croi-
rait qu’il est à peine sevré du lait de sa mère.

OLIVIA.
Qu’il entre; appelez ma suivante.

MALVOLIO.
Suivante, madame vous appelle.

Rentre Maria.

OLIVIA.
- Donne-moi mon voile; allons, jette-le sur mon vi-
sage; - nous allons entendre encore une fois l’ambassade
d’Orsino.

Entre Viola.

VIOLA.
L’honorabnle maîtresse de la maison, quelle est-elle?

OLIVIA.
Parlez-moi, je répondrai pour elle. Que voulez-vous?

VIOLA.
Très-radieuse, parfaite et incomparable beauté, dites-
moi, je vous prie, si je suis devant la maîtresse de la maison,
car je ne l’ai jamais vue. Je répugnerais à perdre ma
harangue; car, outre qu’elle est admirablement bien tour-
née, je me suis donné beaucoup de peine pour l’apprendre
par coeur. Aimables beautés, ne me faites pas essuyer de
dédain; car je suis sensible au moindre mauvais procédé.

OLIVIA.
De quelle part venez-vous, monsieur?

VIOLA.
Je ne saurais guère dire que ce que j’ai étudié, et cette
question est en dehors de mon rôle. Aimable dame, décla-
rez-moi en toute modestie si vous êtes la maîtresse de la
maison, afin que je puisse procéder à ma harangue.

OLIVIA.
Êtes-vous comédien?

VIOLA.
Non, je le dis du fond du coeur; et pourtant, par les
griffes mêmes de la malice, je jure que je ne suis pas
ce que je représente. Êtes-vous la maîtresse de la maison?

OLIVIA.
Si je ne commets pas d’usurpation sur moi-même, je la
suis.

VIOLA.
Si vous l’êtes, vous en vommettez une; car ce que vous
possédez pour le donner, vous ne le possédez pas pour
le garder. Mais ceci est en dehors de ma mission. Je vais
dire ma harangue à votre louange, et vous ouvrir le coeur
de mon message.

OLIVIA.
Arrivez à l’important: je vous dispense de l’éloge.

VIOLA.
Hélas! j’ai pris tant de peines à l’étudier, et il est si poé-
tique.

OLIVIA.
Il n’en a que plus de chance d’être fictif: je vous en prie,
gardez-le pour vous. J’ai appris que vous avez été fort im-
pertinent à ma porte; et j’ai autorisé votre admission plutôt
par curiosité de vous voir que par envie de vous entendre.
Si vous n’êtes qu’un fou, retirez-vous; si vous avez votre
raison, soyez bref: je ne suis pas dans une lune à figurer en
un dialogue aussi décousu.

MARIA.
Voulez-vous mettre à la voile, monsieur? Voilà votre
chemin.

VIOLA.
Non, bon mousse; je compte rester en panne ici un peu
plus longtemps. Montrant Maria à Olivia.
Modérez un peu votre géant, chère dame.

OLIVIA.
Dites-moi ce que vous voulez.

VIOLA.
Je suis un messager...

OLIVIA.
Sûrement vous devez avoir quelque effroyable chose à
révéler, pour que votre début soit si craintif. Expliquez votre
message.

VIOLA.
Il n’est fait que pour votre oreille. Je n’apporte ni dé-
claration de guerre, ni réclamation d’hommage; je tiens
l’olivier à ma main: mes paroles sont toutes de paix.

OLIVIA.
Pourtant votre préambule a été rude. Qui êtes-vous? Que
désirez-vous?

VIOLA.
La rudesse que j’ai montrée était un jeu de scène
appris par moi. Ce que je suis, comme ce que je désire, est
chose aussi secrète qu’une virginité; verbe sacré pour votre
oreille, profane pour toute autre.

OLIVIA.
à Maria. Laissez-nous seuls; nous voulons entendre ce verbe
sacré. Sort Maria.
Maintenant, monsieur, quel est votre texte?

VIOLA.
Très-charmante dame...

OLIVIA.
Doctrine consolante et sur laquelle il y a beaucoup à
dire. Où est votre texte?

VIOLA.
Dans le coeur d’Orsino.

OLIVIA.
Dans son coeur? Dans quel chapitre de son coeur?

VIOLA.
Pour répondre méthodiquement, dans le premier cha-
pitre de son âme.

OLIVIA.
Oh! je l’ai lu; c’est de l’hérésie pure. Est-ce que vous
n’avez rien de plus à dire?

VIOLA.
Bonne madame, que je voie votre visage.

OLIVIA.
Avez-vous mission de votre maître pour négocier avec
mon visage? Vous voilà maintenant loin de votre texte;
mais nous allons tirer le rideau, et vous montrer le ta-
bleau.
Se dévoilant.
Regardez, monsieur.
Se revoilant.
Voilà ce que j’étais tout à l’heure.
Se dévoilant.
N’est-ce pas bien fait?

VIOLA.
Excellemment, si c’est Dieu qui a tout fait.

OLIVIA.
C’est dans le grain, monsieur; ça résistera au vent et à
la pluie.

VIOLA.
- C’est de la beauté admirablement fondue; ce rouge et
ce blanc – ont été mis là par la main exquise et savante de
la nature elle-même. – Madame, vous êtes la plus cruelle
des vivantes, - si vous emportez toutes ces grâces au tom-
beau, - sans en laisser copie au monde. –

OLIVIA.
Oh! monsieur, je n’aurai pas le coeur si dur; je ferai
divers legs de ma beauté; elle sera inventoriée, et chaque par-
ticularité, chaque détail, sera étiqueté dans mon testament:
par exemple, item, deux lèvres passablement rouges; item,
deux yeux gris avec leurs paupières; item, un cou, un
menton, et ainsi de suite. Avez-vous été envoyée ici pour
m’estimer?

VIOLA.
- Je vois ce que vous êtes; vous êtes trop fière; - mais,
quand vous seriez le diable, vous êtes jolie. – Mon seigneur
et maître vous aime. Oh! un tel amour – devrait être récom-
pensé, quand vous seriez couronnée – la beauté sans
pareille!

OLIVIA.
Comment m’aime-t-il?

VIOLA.
- Avec adoration, avec des larmes fécondes, - avec des
sanglots qui fulminent l’amour, avec des soupirs de feu.

OLIVIA.
- Votre maître connaît ma pensée; je ne puis l’aimer.
- Pourtant je le suppose vertueux, je le sais noble, - de
grande maison, d’un jeunesse fraîche et sans tache, -
bien famé, généreux, instruit, vaillant, - et, par la tournure
et les dehors, - une gracieuse personne; néanmoins je ne
puis l’aimer; - il y a longtemps qu’il devrait se le tenir
pour dit.

VIOLA.
- Si je vous aimais avec la flamme de mon maître, -
avec de telles souffrances, une vie si meurtrière, - je ne
trouverais pas de sens à votre refus, - je ne le compren-
drais pas.

OLIVIA.
Eh! que feriez-vous?

VIOLA.
- Je me bâtirais à votre porte une hutte de saule, - et
je redemanderais mon âme à votre maison; - j’écrirais de
loyales cantilènes sur mon amour dédaigné, - et je les chan-
terais bien haut dans l’ombre de la nuit; - je crierais votre
nom aux échos des collines, - et je forcerais la commère
babillarde des airs – à vociférer: Olivia! Oh! vous n’auriez
pas de repos – entre ces deux éléments, l’air et la terre, -
que vous n’eussiez eu pitié de moi.

OLIVIA.
- Vous pourriez beaucoup. Quelle est votre naissance?

VIOLA.
- Supérieure à ma fortune, et pourtant ma fortune est
suffisante; - je suis gentilhomme.

OLIVIA.
Retournez près de votre maître; - je ne puis l’aimer; qu’il
cesse d’envoyer... – à moins que par hasard vous ne reve-
niez – pour me dire comment il prend la chose. Adieu; -
je vous remercie: dépensez ceci pour moi.

Elle lui offre une bourse.

VIOLA.
- Je ne suis pas un messager à gage, mandame; gardez
votre bourse; - c’est à mon maître, non à moi, qu’il
faut une récompense. – Puisse l’amour faire un coeur de
roche à celui que vous aimerez, - et puisse votre ferveur,
comme celle de mon maître, - n’être payée que de mé-
pris!... Adieu, belle cruauté.

Elle sort.

OLIVIA.
Quelle est votre naissance? – Supérieure à ma fortune,
et pourtant ma fortune est suffisante; - je suis gentilhomme.
Je jurerais que tu l’es. – Ton langage, ton visage, ta tour-
nure, ta démarche, ton esprit, - te donnent un quin-
tuple blason... Pas si vite! Doucement! doucement!... –
Que le maître n’est-il le valet!... Eh quoi! – Peut-on si
vite attraper le fléau? – Il me semble que je sens les per-
fections de ce jeune homme, - par une invisible et subtile
effraction, - s’insinuer dans mes yeux. Eh bien, soit...
- Holà, Malvolio!

Entre Malvolio.

MALVOLIO.
Me voici, madame, à votre service.

OLIVIA.
- Cours après ce mutin messager, - l’envoyé du
comte; il a laissé cette bague ici – malgré moi; dis-lui que
je n’en veux pas. – Recommande-lui de ne pas donner
d’illusion à son maître, - de ne pas le bercer d’espérances;
je ne suis point pour lui; - si ce jeune homme veut re-
passer par ici demain, - je lui expliquerai mes raisons.
Hâte-toi, Malvolio.

MALVOLIO.
J’obéis, madame.

Il sort.

OLIVIA.
- Je ne sais plus ce que je fais; et je crains de m’aper-
cevoir – que mes yeux ont trop fasciné mon imagination. –
Destinée, montre ta force; nous ne nous possédons pas
nous-mêmes; - ce qui est décrété doit être; eh bien, soit.

Elle sort.

SCÈNE VI.

[Une habitation au bord de la mer.]
Entrent Antonio et Sébastien.

ANTONIO.
Vous ne voulez rester plus longtemps? Et vous ne
voulez pas que j’aille avec vous?

SÉBASTIEN.
Non, je vous en prie; mon étoile jette sur moi une
lueur sombre. La malignité de ma destinée pourrait peut-
être attaquer la vôtre. Je vous conjure donc de me laisser
seul porter mes malheurs: ce serait mal récompenser votre
amitié que de les faire peser sur vous partie.

ANTONIO.
Laissez-moi du moins savoir où vous vous rendez.

SÉBASTIEN.
Non, ma foi; mon itinéraire est la pure extravagance.
Mais je remarque en vous ce tact exquis de la délicatesse:
vous ne voulez pas m’arrecher ce que je veux garder pour
moi; et je n’en suis que plus impérieusement entraîne à m’ou-
vrir à vous. Sachez donc, Antonio, que je m’appelle Sébas-
tien, bien que je prenne le nom de Roderigo. Mon père
était ce Sébastien de Messaline dont vous avez, je suis sûr,
entendu parler: il laissa après lui deux enfants, moi et
une soeur, nés tous deux à la même heure. Plût au ciel que
nous eussions fini ensemble une vie commencée ensemble!
Mais vous, monsieur, vous en avez décidé autrement; car
une heure environ avant que vous m’eussiez soustrait au
gouffre de la mer, ma soeur était noyée.

ANTONIO.
Hélas! quel jour!

SÉBASTIEN.
Bien qu’elle passât pour me ressembler beaucoup, elle
était généralement réputée belle personne; et, bien que je
ne puisse trop m’avancer sur la foi de ces merveilleux on
dit, je puis pourtant proclamer hardiment une chose, c’est
qu’elle avait une âme que l’envie même était forcée de
trouver belle. Hélas! elle a beau être déjà noyée dans l’eau
amère, il faut encore que je noie son souvenir dans une
eau plus amère encore!

ANTONIO.
Pardonnez-moi, monsieur, ma chétive hospitalité.

SÉBASTIEN.
O bon Antonio, pardonnez-moi l’embarras que je vous ai
donné.

ANTONIO.
Si vous ne voulez pas me blesser à mort dans mon affec-
tion, laissez-moi être votre serviteur.

SÉBASTIEN.
Si vous ne voulez pas défaire ce que vous avez fait,
c’est-à-dire perdre celui que vous avez sauvé, n’insistez pas.
Adieu, une fois pour toutes; mon coeur est plein de sensi-
bilité, et je touche encore de si près à ma mère par la ten-
dresse qu’à la moindre occasion mes yeux son prêts à me
trahir. Je vais à la cour du comte Orsino: adieu.

ANTONIO.
- Que la faveur de tous les dieux aille avec toi. Sort Sébastien.
- J’ai de nombreux ennemis à la cour d’Orsino; -
sans quoi je t’y rejoindrais bien vite... – Mais advienne que
voudra; je t’adore tellement – que le danger me semblera
un jeu, et j’irai.

Il sort.

SCÈNE VII.

[Une rue.]
Entre Viola; Malvolio la suit.

MALVOLIO.
N’étiez-vous pas, il n’y a qu’un moment, avec la comtesse
Olivia?

VIOLA.
Il n’y a qu’un moment, monsieur; en marchant d’un
pas modéré, je n’ai eu que le temps de venir jusqu’ici.

MALVOLIO.
Elle vous renvoie cet anneau, monsieur; vous auriez pu
m’épargner ma peine, en l’emportant vous-même. Elle
vous fait dire en outre de donner à votre maître l’assurance
désespérée qu’elle ne veut pas de lui; et, qui plus est, de
ne plus vous permettre de revenir pour cette affaire, à moins
que ce ne soit pour lui dire comment votre maître aura pris
ce refus. Maintenant reprenez ceci.

VIOLA.
Elle a accepté l’anneau de moi; je n’en veux pas.

MALVOLIO.
Allons, monsieur, vous le lui avez impertinemment jeté, et
sa volonté est qu’il vous soit rendu; s’il vaut la peine qu’on
se baisse pour l’avoir, le voilà par terre sous vos yeux; si-
non, qu’il appartienne à qui le trouvera.
Il sort en jetant la bague aux pieds de Viola.

VIOLA.
la ramassant. - Je ne lui ai pas laissé de bague: que prétend cette
dame? – Ma tournure l’aurait-elle charmée? Le sort veuille
que non! – Elle m’a beaucoup considérée, à tel point
vraiment – que ses yeux semblaient égarer sa langue; - car
elle parlait d’une façon incohérente et distraite. – Elle
m’aime assurément; c’est une ruse de sa passion – qui
me fait inviter par ce grossier messager. – Elle ne veut
pas de la bague de monseigneur! Mais il ne lui en pas en-
voyé. – Je suis le personnage!... Si cela est (et cela est),
- pauvre femme, elle ferait mieux de s’éprendre d’une
vision. – Déguisement, tu es, je le vois, une profanation,
- qu’exploite l’adroit ennemi du genre humain. – Com-
bien il est facile à de beaux trompeurs – de faire impres-
sion sur le coeur de cire des femmes! – Hélas! la faute en
est à notre fragilité, non à nous. – Car telles nous som-
mes faites, telles nous sommes. – Comment ceci s’arran-
gera-t-il! Mon maître l’aime tendrement; - et moi, pau-
vre monstre, je suis profondément aussi éprise de lui. –
Qu’adviendra-t-il de tout ça? Comme homme, - je dois
désespérer d’obtenir l’amour de mon maître. – Comme
femme? hélas! que d’inutiles soupirs j’arrache à la pauvre
Olivia! – O temps, c’est toi qui dois débrouiller ceci et
non moi. – Ce noeud est pour moi trop difficile à dénouer.

Elle sort.

SCÈNE VIII.

[Chez Olivia.]
Entre sir Tobie Belch et sir André Aguecheck.

SIR TOBIE.
Approche, sir André; ne pas être au lit après minuit,
c’est être debout de bonne heure; et diluculo surgere, tu
sais...

SIR ANDRÉ.
Non, ma foi, je ne sais pas; mais ce que je sais, c’est
qu’être debout tard, c’est être debout tard.

SIR TOBIE.
Fausse conclusion, qui me répugne autant qu’un flacon
vide. Être debout après minuit, et alors aller se coucher,
c’est se coucher matin; en sorte qu’aller se coucher après
minuit, c’est aller se coucher de bonne heure. Est-ce que
notre existence n’est pas un composé des quatre éléments?

SIR ANDRÉ.
Ma foi, on le dit, mais je crois plutôt que c’est un com-
posé du boire et du manger!

SIR TOBIE.
Tu es un savant; donc mangeons et buvons... Marianne,
holà! une cruche de vin!

Entre Feste.

SIR ANDRÉ.
Voici, ma foi, le fou qui vient.

FESTE.
Eh bien, mes coeurs? n’avez-vous jamais vu l’image de
notre trio?

SIR TOBIE.
Ane, sois le bienvenu. Maintenant, une ariette!

SIR ANDRÉ.
Sur ma parole, le fou a un excellent gosier. Je donnerais
quarante shillings pour avoir la jambe et la douce voix qu’a
le fou. En vérité, tu as été hier soir d’une bouffonnerie
délicieuse, quand tu nous as parlé de Pigrogromitus,
des Vapiens passant l’equinoxiale de Queubus; c’était fort
bon, ma foi. Je t’ai envoyé six pence pour ta catin; les
as-tu eus?

FESTE.
J’ai empoché te gratification; car le nez de Malvolio n’est
pas un manche de fouet; ma dame a la main blanche, et
les myrmidons ne sont pas des cabarets.

SIR ANDRÉ.
Excellent! voilà encore la meilleure bouffonnerie, après
tout. Maintenant, une chanson!

SIR TOBIE.
Allons! voilà six pence pour vous; chantez-nous une
chanson.

SIR ANDRÉ.
Tiens, voilà un teston de moi par-dessus le marché!
Quand un chevalier donne un...

FESTE.
Voulez-vous une chanson d’amour, ou une chanson
morale?

SIR TOBIE.
Une chanson d’amour, une chanson d’amour!

SIR ANDRÉ.
Oui, oui; je ne me soucie guère de la morale.

FESTE.
chantant. O ma maîtresse, où courez-vous?
Oh! arrêtez et écoutez, il arrive, votre amant fidèle,
Qui sait chanter haut et bas.
Ne trottez pas plus loin, douce mignonne;
Tout voyage s’arrête au rendez-vous d’amour.
Le fils du sage sait ça.

SIR ANDRÉ.
Excellent, ma foi!

SIR TOBIE.
Bien, bien.

FESTE.
Qu’est-ce que l’amour? Il n’est pas à venir;
La joie présente a le rire présent.
Ce qui est au futur est toujours incertain.
On ne gagne rien aux délais.
Viens donc me baiser, cent fois charmante;
La jeunesse est une étoffe qui ne peut durer.

SIR ANDRÉ.
Voix melliflue, foi de chevalier.

SIR TOBIE.
Haleine parfumée!

SIR ANDRÉ.
Suave et parfumée, en vérité.

SIR TOBIE.
A l’entendre du nez, c’est une harmonie de parfums. Mais
si nous buvions à faire danser le ciel? ou bien si nous ré-
veillions la chouette par un trio capable de ravir trois
âmes de tisserand? que vous en semble?

SIR ANDRÉ.
Si vous m’aimez, faisons-le. Je suis un limier pour attra-
per les airs.

FESTE.
Par Notre-Dame, messire, il y a des chiens qui attrapent
bien.

SIR ANDRÉ.
Certainement; chantons l’air: Coquin, garde le silence.

FESTE.
Garde le silence, coquin, chevalier? Je serai donc forcé
de t’appeler coquin, chevalier?

SIR ANDRÉ.
Ce n’est pas la première fois que j’ai forcé quelqu’un à
m’appeler coquin. Commence, fou; ça commence ainsi:
Garde le silence.

FESTE.
Je ne commencerai jamais, si je garde le silence.

SIR ANDRÉ.
Bon, ma foi! Allons, commence.

Ils chantent un trio.
Entre Maria.

MARIA.
Quel charivari faites-vous là! Si madame n’a pas appelé
son intendant, Malvolio, pour lui dire de vous mettre à la
porte, ne vous fiez plus à moi.

SIR TOBIE.
Madame est une chinoise, nous sommes des hommes
d’état; Malvolio est un aigrefin, et nous sommes trois
joyeux compagnons. Ne suis-je pas un parent? Ne suis-
je pas du sang de madame? Tarare, ma chère!

Il chante.
Il était un homme à Babylone, dame, dame.

FESTE.
Malepeste! le chevalier est dans un admirable entrain.

SIR ANDRÉ.
Oui, il va assez bien quand il est disposé; et moi aussi.
Il y met plus de grâce; moi, plus de simplicité.

SIR TOBIE.
chantant. Oh! le douzième jour de décembre.

MARIA.
Pour l’amour de Dieu, silence!

Entre Malvolio.

MALVOLIO.
Êtes-vous fous, mes maîtres? ou bien qu’êtes-vous donc?
N’avez-vous ni raison, ni savoir-vivre, ni civilité, pour
brailler comme des chaudronniers à cette heure de nuit?
Tenez-vous la maison de madame pour un cabaret, que
vous hurlez ici vos airs de ravaudeurs sans ménagement ni
remords de voix? Ne respectez-vous ni lieu ni personne?
Avez-vous perdu toute mesure?

SIR TOBIE.
Nous avons observé la mesure, monsieur, dans notre
trio. Au diable!

MALVOLIO.
Sir Tobie, je dois être franc avec vous. Madame m’a
chargé de vous dire que, bien qu’elle vous recueille comme
son parent, elle n’est nullement alliée à vos désordres. Si
vous pouvez vous séparer de vos déportements, vous serez
le bienvenu à la maison; sinon, pour peu qu’il vous plaise
de prendre congé d’elle, elle est toute disposée à vous faire
ses adieux.

SIR TOBIE.
chantant. Adieu, cher coeur, puisqu’il faut que je parte.

MARIA.
Voyons, bon sir Tobie.

FESTE.
chantant. Ses yeux annoncent que ses jours sont presque finis.

MALVOLIO.
Est-il possible!

SIR TOBIE.
chantant. Mais je ne mourrai jamais.

FESTE.
Sir Tobie, en cela vous mentez.

MALVOLIO.
Voilà qui vous fait grand honneur!

SIR TOBIE.
chantant. Lui dirai-je de s’en aller?

FESTE.
chantant. Et quand vous le feriez?

SIR TOBIE.
chantant. Lui dirai-je de s’en aller, sans merci?

FESTE.
chantant. Oh! non, non, non, vous n’oseriez.

SIR TOBIE.
à Malvolio. Ah! nous détonnons, l’ami? Vous mentez... Es-tu rien de
plus qu’un intendant? Crois-tu, parce que tu es vertueux,
qu’il n’y aura plus ni ale ni galette?

FESTE.
Si fait, par sainte Anne; et le gingembre aussi nous brû-
lera la bouche.

SIR TOBIE.
à Feste. Tu es dans le vrai. A Malvolio.
Allez, monsieur, allez fourbir votre chaîne avec de la
mie de pain... Une cruche de vin, Maria!

MALVOLIO.
Mademoiselle Marie, si vous faites le moindre cas de la
faveur de madame, vous ne prêterez pas les mains à cette
incivile conduite; elle sera informée de tout cela, je le
jure.

Il sort.

MARIA.
Allez secouer vos oreilles.

SIR ANDRÉ.
Un acte aussi louable que de boire quand on a faim, ce
serait de lui donner un rendez-vous sur le terrain, puis de
lui manquer de parole et de le mystifier.

SIR TOBIE.
Fais ça, chevalier; je te rédigerai un cartel, ou bien je
lui signifierai de vive voix ton indignation.

MARIA.
Mon cher sir Tobie, prenez patience pour cette nuit;
depuis la visite que le jeune page du comte a faite aujour-
d’hui à madame, elle est fort agitée. Quant à monsieur Mal-
volio, abandonnez-le-moi; si je ne fais pas de lui une dupe
proverbiale, si je ne l’expose pas à la risée générale, croyez
que je n’ai pas assez d’intelligence pour m’étendre tout de
mon long dans mon lit. Je m’en charge.

SIR TOBIE.
Instruis-nous, instruis-nous; parle-nous de lui.

MARIA.
Eh bien, monsieur, cet homme est par moments une
espèce de puritain.

SIR ANDRÉ.
Oh! si je croyais ça, je le battrais comme un chien.

SIR TOBIE.
Quoi! s’il était puritain! quelle exquise raison as-tu pour
ça, chevalier?

SIR ANDRÉ.
Je n’ai pas pour cela de raison exquise, mais j’ai des
raisons suffisantes.

MARIA.
C’est un diable de puritain, ou à coup sûr ce n’est rien
moins qu’un homme accommodant; un âne plein d’affec-
tation qui, sans étude, sait la société par coeur, et débite
ses maximes par grandes gerbes; tout féru de lui-même;
et se croyant tellement bourré de perfections qu’il est fer-
mement convaincu qu’on ne peut le voir sans l’aimer; c’est
dans ce travers même que ma vengeance va trouver un no-
table sujet de s’exercer.

SIR TOBIE.
Que vas-tu faire?

MARIA.
Je vais laisser tomber sur son chemin une mystérieuse
lettre d’amour, dans laquelle il se croira très-clairement
désigné par des allusions à la couleur de sa barbe, à la
forme de sa jambe, à sa tournure, à l’expression de ses
yeux, de son front, de sa physionomie. Mon écriture res-
semble fort à celle de madame, votre nièce; sur un sujet
oublié nous pourrions à peine les distinguer.

SIR TOBIE.
Excellent! je flaire la farce.

SIR ANDRÉ.
J’ai aussi le nez dessus.

SIR TOBIE.
Il croira, à la teneur de la lettre que tu auras laissée tomber,
qu’elle vient de ma nièce, et qu’elle est amoureuse de lui.

MARIA.
Mon projet est effectivement un cheval de bataille de
cette couleur.

SIR ANDRÉ.
Et ton cheval de bataille ferait de lui un âne.

MARIA.
Un âne, sans aucun doute.

SIR ANDRÉ.
Oh! ce sera admirable.

MARIA.
Plaisir royal, je vous le garantis. Je suis sûre que ma mé-
decine opérera sur lui. Je vous posterai, en tiers avec le fou,
à l’endroit où il devra trouver la lettre; vous prendez note
de ses commentaires. Pour ce soir, couchez-vous, et son-
gez à l’événement. Adieu.

SIR TOBIE.
Bonsoir, Penthésilée.

Sort Maria.

SIR ANDRÉ.
Sur ma foi, c’est une bonne fille.

SIR TOBIE.
C’est une bigle de race, et qui m’adore. Que t’en
semble?

SIR ANDRÉ.
J’ai été aussi adoré dans le temps.

SIR TOBIE.
Allons nous coucher, chevalier. Tu feras bien d’envoyer
chercher encore de l’argent.

SIR ANDRÉ.
Si je ne puis obtenir votre nièce, je suis dans un rude
embarras.

SIR TOBIE.
Envoie chercher de l’argent, chevalier; si tu ne finis pas
par avoir ma nièce, appelle-moi rosse.

SIR ANDRÉ.
Si je m’y refuse, ne vous fiez plus à moi; traitez-moi
comme vous voudrez.

SIR TOBIE.
Allons, viens; je vais faire chauffer du vin; il est trop
tard pour aller au lit maintenant. Viens, chevalier; viens,
chevalier.

Ils sortent.

SCÈNE IX.

[Dans le palais ducal.]
Entrent le duc, Viola, Curio et d’autres.

LE DUC.
- Qu’on me donne de la musique!... Ah! bonjour,
amis. – Allons, bon Césario, rien qu’un morceau de
chant, - ce chant vieux et antique que nous avons entendu
la nuit dernière: - il m’a semblé qu’il soulageait ma pas-
sion beaucoup – plus que tous ces airs légers et tous ces fre-
dons rebattus à la mesure brusque et saillante. – Allons,
rien qu’un couplet!

CURIO.
N’en déplaise à Votre Seigneurie, celui qui pourrait le
chanter n’est pas ici.

LE DUC.
Qui était-ce donc?

CURIO.
Feste, le bouffon, milord; un fou qu’aimait fort le père
de madame Olivia; il est quelque part dans le palais.

LE DUC.
- Allez le chercher, et qu’on joue l’air attendant. –Musique. A Viola.
- Approche, page; si jamais tu aimes, - dans tes douces
angoisses, souviens-toi de moi: - car tous les vrais amou-
reux sont tels que je suis, - mobiles et capricieux en tout,
- hormis dans l’idée fixe de la créature – aimée. Que te
semble de cet air?

VIOLA.
- Il trouve un écho dans les profondeurs même – où
trône l’amour.

LE DUC.
Tu en parles magistralement; - je jurerais, sur ma vie,
que, jeune comme tu l’es, ton regard – s’est déjà fixé avec
complaisance sur quelque gracieux être; - n’est-ce pas, page?

VIOLA.
Un peu, n’en déplaise à Votre Grâce.

LE DUC.
- Quel genre de femme est-ce?

VIOLA.
De votre complexion.

LE DUC.
- Elle n’est pas digne de toi, alors. Quel âge, en vé-
rité?

VIOLA.
- A peu près votre âge, mon seigneur.

LE DUC.
- C’est trop vieux, par le ciel. Que la femme prenne
toujours – un plus âgé qu’elle; elle n’en sera que mieux as-
sortie, - et que mieux en équilibe dans le coeur de son
mari. – Car, page, nous avons beau nous vanter, - nos
affections sont plus mobiles, plus instables, - plus vives,
plus vacillantes, plus tôt égarées et usées – que celles des
femmes.

VIOLA.
Je le crois, monseigneur.

LE DUC.
- Ainsi, que ta bien-aimée soit plus jeune que toi-même,
- ou ton affection ne saurait garder le pli. – Car les
femmes sont comme les roses; leur fleur de beauté – est à
peine épanouie qu’elle s’étiole.

VIOLA.
- Elles son ainsi en effet. Hélas! pourquoi faut-il
qu’elles soient ainsi, - condamnées à dépérir alors même
qu’elles atteignent la perfection?
Rentre Curio avec Feste.

LE DUC.
à Feste. - Allons, l’ami, la chanson que nous avons eue hier
soir! – Remarque-la bien, Césario; elle est vieille et sim-
ple; - les tricoteuses et les fileuses, travaillant au soleil,
- les libres filles qui tissent avec la navette, - ont coutume
de la chanter; c’est une naïve et franche chanson, - qui
joue avec l’innocence de l’amour, - comme au bon vieux
temps.

FESTE.
- Ètes-vous prêt, monsieur?

LE DUC.
Oui, chante, je te prie.

FESTE.
chantant. Arrive, arrive, ô mort,
Et que je sois couché sous un triste cyprès!
Envole-toi, envole-toi, haleine,
Je suis tué par une belle fille cruelle;
Mon linceul blanc, tout décoré d’if,
Oh! préparez-le.
Dans la scène de la mort nul si vraiment
Ne joua son rôle.
Que pas une fleur, pas une fleur emaumée
Ne soit semée sur mon noir cercueil.
Que pas un ami, pas un ami ne salue
Mon pauvre corps, là où seront jetés mes os.
Pour m’épargner mille et mille sanglots,
Oh! mettez-moi quelque part
Où triste amant ne puisse trouver ma tombe
Pour y pleurer!

LE DUC.
jetant une bourse à Feste. Voilà pour ta peine.

FESTE.
Aucune peine, monsieur; je prends plaisir à chanter,
monsieur.

LE DUC.
Eh bien, je te paie ton plaisir.

FESTE.
Au fait, monsieur, le plaisir doit se payer tôt ou tard.

LE DUC.
Sur ce, laisse-moi te laisser.

FESTE.
Sur ce, que le dieu de la mélancolie te protége, et que
le tailleur te fasse ton pourpoint de taffetas changeant,
car ton âme est une véritable opale... Je voudrais voir
les hommes d’une pareille constance s’embarquer sur la
mer, ayant affaire partout, et n’ayant de but nulle part; ce
serait là le vrai moyen de faire un bon voyage... pour
rien!... Adieu.

Il sort.

LE DUC.
- Retirez-vous, vous autres. Sortent Curio et la suite. A Viola.
Encore une fois, Césario, - retourne auprès de cette
cruelle souveraine; - dis-lui que mon amour, plus noble
que l’univers, - ne fait aucun cas d’une quantité de terrains
fangeux; - ces biens dont l’a comblée la fortune, - dis-lui
que je les traite aussi légèrement que la fortune elle-
même; - mais ce qui attire mon âme, c’est cette mer-
veille, - cette perle-reine dont l’a parée la nature.

VIOLA.
- Mais, monsieur, si elle ne peut vous aimer?

LE DUC.
- Je ne puis accepter cette réponse-là.

VIOLA.
D’honneur, il le faut bien. – Suppponsons qu’une dame,
comme cela peut être, - éprouve pour l’amour de vous
des peines de coeur aussi grandes – que celle que vous
cause Olivia; vous ne pouvez l’aimer, - vous le lui dites;
eh bien, ne faut-il pas qu’elle accepte cette réponse?

LE DUC.
- Le sein d’une femme – ne saurait supportes les élans
de la passion violente – que l’amour m’a mise au coeur; nul
coeur de femme – n’est assez vaste. – Hèlas! leur amour
peut bien s’appeler un appétit; - ce qui est ému en elles,
ce n’est pas le foie, c’est le palais, - sujet à la satiété, à la
répulsion, au dégoût. – Mon coeur, au contraire, est af-
famé comme la mer, - et peut digérer autant qu’elle. Ne
fais pas de comparaison – netre l’amour que peut me porter
une femme – et celui que j’ai pour Olivia.

VIOLA.
Oui, mais je sais...

LE DUC.
Que sai s-tu?

VIOLA.
- Trop bien quel amour les femmes peuvent avoir pour
les hommes; - en vérité, elles ont le coeur aussi généreux
que nous. – Mon père avait une fille qui aimait un homme,
- comme moi, par aventure, si j’étais femme, - je pour-
rais aimer Votre Seigneurie.

SCÈNE X.

LE DUC.
Et quelle est son histoire?

VIOLA.
- Un long effacement, monseigneur. Jamais elle n’avoua
son amour; - elle en laissa le secret, comme le ver dans le
bourgeon, - ronger les roses de ses joues; elle languit dans
sa pensée; - jaunie, verdie par la mélancolie, - elle s’in-
clina, comme la Résignation sur une tombe, - souriant à la
douleur. N’était-ce pas là de l’amour? – Nous autres hom-
mes, nous pouvons parler davantage, jurer davantage; mais,
en vérité, - nos démonstrations outrepassent nos senti-
ments; car en définitive, nous sommes – fort prodigues de
protestations, mais peu prodigues d’amour.

LE DUC.
- Mais ta soeur est-elle morte de son amour, mon en-
fant?

VIOLA.
- Je suis toute la famille de mon père, à la fois toutes
ses filles – et tous ses fils... Et pourtant je ne sais... –
Monsieur, irai-je chez cette dame?

LE DUC.
Oui, voilà ce dont il s’agit. – Vite chez elle! Donne-lui
ce bijou; dis-lui – que mon amour ne peut ni céder la
place ni supporter un refus.

Ils sortent.
[Une allée dans le parc d’Olivia.]
Entrent sir Tobie Belch, sir André Aguecheek et Fabien.

SIR TOBIE.
Arrive, arrive, signor Fabien.

FABIEN.
Certes, j’arrive; si je perds un scrupule de cette farce,
que je sois bouilli à mort par la mélancolie.

SIR TOBIE.
Serais-tu pas bien aise de voir ce cuistre, ce coquin, ce
fripon subir quelque mortification notoire?

FABIEN.
J’en serais ravi, ma foi. Vous savez qu’il m’a fait perdre
la faveur de madame, à l’occasion d’un combat d’ours ici.

SIR TOBIE.
Pour l’exaspérer, nous allons avoir un nouvel ours, et
nous allons le berner jusqu’au noir, jusqu’au bleu... N’est-
ce pas, sir André?

SIR ANDRÉ.
Si nous ne le faison pas, tant pis pour nous.

Entre Maria.

SIR TOBIE.
Voici venir la petite coquine... Comment va, mon ortie
des Indes?

MARIA.
Mettez-vous tous trois dans le fourré de buis. Malvolio
descend cette allée; voilà une demi-heure qu’il est là-bas
au soleil, apprenant des poses à son ombre. Observez-le
pour l’amour de la drôlerie; car je suis sûre que cette lettre
va faire de lui un idiot contemplatif! Au nom de la farce,
rangez-vous.
Les hommes se cachent. Elle jette la lettre.
Toi, reste-là; car voici venir la truite que nous allons at-
traper en la chatouillant.

Sort Maria.
Entre Malvolio.

MALVOLIO.
Il ne faut qu’une chance; tout est chance. Elle a de la
sympathie pour moi, Maria me l’a dit une fois; et je l’ai
entendue elle-même avouer que, si elle aimait, ce serait
quelqu’un de ma nature. D’ailleurs, elle me traite avec des
égards plus marqués qu’aucun autre de ses gens. Que dois-
je en penser?

SIR TOBIE.
à part. Voilà un maroufle outrecuidant!

FABIEN.
à part. Oh! paix! la contemplation fait de lui un fier dindon:
comme il se pavane en étalant ses plumes!

SIR ANDRÉ.
à part. Jour de Dieu! comme je vous rosserais le maroufle!

SIR TOBIE.
à part. Paix donc!

MALVOLIO.
Être vomte Malvolio!

SIR TOBIE.
à part. Ah! maroufle!

SIR ANDRÉ.
à part. Canardons-le! canardons-le!

SIR TOBIE.
à part. Paix! paix!

MALVOLIO.
Il y a un exemple de ça: la dame de Strachy a épousé
l’huissier de sa garde-robe!

SIR TOBIE.
à part. Fi de lui, par Jézabel!

FABIEN.
à part. Ah! paix! le voilà enfoné dans sa rêverie; voyez
comme l’imagination le gonfle.

MALVOLIO.
L’ayant épousée depuis trois mois, assis sous mon dais...

SIR TOBIE.
à part. Oh! une arbalète pour le frapper dans l’oeil!

MALVOLIO.
Appelant mes officiers autour de moi, dans ma simarre
de velours à ramages, venant de quitter le lit de repos où
j’ai laissé Olivia endormie...

SIR TOBIE.
à part. Feu et soufre!

FABIEN.
à part. Oh! paix! paix!

MALVOLIO.
Alors je prends un air de hauteur; et, après avoir grave-
ment promené sur eux un regard qui veut dire que je con-
nais ma position, et que je désire qu’ils connaissent la leur,
je demande mon parent Tobie.

SIR TOBIE.
à part. Fers et liens!

FABIEN.
à part. Paix donc, paix, paix! Attention, attention!

MALVOLIO.
Sept de mes gens, d’un élan obéissant, vont le chercher;
en attendant, je fronce le sourcil, et par aventure je re-
monte ma montre, ou je joue avec quelque riche joyau.
Tobie s’approche, me fait un révérence...

SIR TOBIE.
à part. Ce drôle vivra-t-il?

FABIEN.
à part. Quand on essaierait de la torture pour nous arracher le
silence, paix encore une fois!

MALVOLIO.
Je lui tends la main comme ceci, tempérant mon sourire
familier par un sévère regard d’autorité...

SIR TOBIE.
à part. Et alors Tobie ne te flanque pas un horion sur les
lèvres!

MALVOLIO.
Disant: Cousin Tobie, ma fortune, en m’octroyant votre
nièce, m’a conféré cette prérogative de parole...

SIR TOBIE.
à part. Écoutons, écoutons.

MALVOLIO.
Il faut vous corriger de votre ivrognerie.

SIR TOBIE.
à part. La peste du galeux!

FABIEN.
à part. Ah! patience, ou nous rompons les fibres de notre
complot.

MALVOLIO.
En outre, vous gaspillez le trésor de votre temps avec un
imbécile de chevalier.

SIR ANDRÉ.
à part. C’est moi, je vous le garantis.

MALVOLIO.
Un sir André...

SIR ANDRÉ.
à part. Je savais bien que c’était moi; car bien des gens m’ap-
pellent imbécile.

MALVOLIO.
Qu’avons-nous là?

Il ramsse la letre.

FABIEN.
Voilà la buse près du piége.

à part.

SIR TOBIE.
Ah! paix! et que le génie de la face lui insinue l’idée de à part.
lire tout haut!

MALVOLIO.
Sur ma vie, c’est l’écriture de madame; je reconnais ses
r, ses u et ses o; et c’est ainsi qu’elle fait ses grandes P. En
dépit de toute question, c’est son écriture.

SIR ANDRÉ.
Ses airs, ses us et ses os; comment ça?

à part.

MALVOLIO.
lisant l’adresse. A l’inconnu bien-aimé, cette lettre et mes meilleurs
souhaits! Juste ses phrases!... Avec votre permission,
cire!... Doucement... Le cachet, sa Lucrèce, avec lequel
elle a coutume de sceller!... C’est madame! à qui cela peut-
il être adressé?

Il décachète.

FABIEN.
Le voilà pris par les entrailles.

à part.

MALVOLIO.
lisant. Dieu sait que j’aime.
Mais qui?
Lèvres, ne remuez pas,
Nul homme ne le doit savoir.
Nul homme ne le doit savoir... Voyons la suite! Le
rhythme change... Nul homme ne le doit savoir. Si c’était
toi, Malvolio!

SIR TOBIE.
Va te faire prendre, faquin.

à part.

MALVOLIO.
lisant. Je puis commander où j’adore;
Mais le silence, comme le couteau de Lucrèce,
Me perce le coeur sans répandre mon sang.
M. O. A. I. règne sur ma vie.

FABIEN.
Une énigme grandiose!

à part.

SIR TOBIE.
Admirable fille, je vous le dis.

à part.

MALVOLIO.
M. O. A. I. règne sur ma vie... Mais d’abord, voyons
voyons, voyons.

FABIEN.
Quel plat de poison elle lui a servi là!

à part.

SIR TOBIE.
Et avec quel élan l’émouchet fond sur la chose!

à part.

MALVOLIO.
Je puis commander où j’adore. Eh! elle peut me com-
mmander, je la sers, elle est ma maîtresse! Mais c’est évi-
dent pour la plus ordinaire intelligence. Il n’y a pas là à
hésiter. Mais la fin... Que signifie cette combinaison al-
phabétique? Si je pouvais en faire quelque chose qui s’ap-
pliquât à moi... Doucement! M. O. A. I.

SIR TOBIE.
Ho! hi! arrange ça... Le voilà loin de la piste.

à part.

FABIEN.
Le chien n’en jappera pas moins en la cherchant, quoi- à part.
qu’elle sente fort comme un renard.

MALVOLIO.
M. Malvolio! M, mais c’est le commencement de mon
nom!

FABIEN.
N’avais-je pas dit qu’il s’en tirerait? Le limier est excel- à part.
lent aux défauts.

MALVOLIO.
Oui, mais il n’y a pas d’accord dans la suite; la chose
ne se coufirme pas. C’est A qui devrait suivre, et il y a
un O.

FABIEN.
J’espère bien que ça ne finira pas par un: Ho!

à part.

SIR TOBIE.
Oui, ou je le bâtonnerai pour lui faire crier: Oh!

à part.

MALVOLIO.
Et en arrière arrive un I.

FABIEN.
Si c’était un E et que tu l’eusses par derrière, tu flaire- à part.
rais plus de déconvenues à tes trousses que de bonnes
fortunes devant toi.

MALVOLIO.
M. O. A. I. Ça ne s’accorde plus aussi bien qu’auparavant;
et pourtant, on n’aurait qu’à forcer un peu pour que ça
eût trait à moi; car chacune de ces lettres est dans mon
nom. Doucement; voici de la prose à la suite. Lisant:
Si ceci te tombe dans la main, réfléchis. Par mon étoile,
je suis au-dessus de toi, mais ne t’effraie pas de grandeurs.
Il en est qui naissent grands, d’autres qui conquièrent les
grandeurs, et d’autres à qui elles s’imposent. Les destins te
tendent la main; que ton audace et ton génie l’étreignent. Et,
pour te préparer à ce que tu peux être, dépouille ton hum-
ble peau, et apparais un nouvel homme. Sois rébarbatif
avec un parent, bourru avec les domestiques; que ta
langue bourdonne des raisons d’État. Prends les allures
de la singularité. C’est l’avis que te donne celle qui soupire
pour toi. Rappelle-toi qui a vanté tes bas jaunes et souhaité
te voir toujours avec des jarretières croisées; rappelle-
toi, je le répète. Va. Tu es désormais un personnage, si tu le
veux; sinon, reste à jamais simple intendant, le compagnon
des domestiques, indigne de toucher le bout du doigt de la
Fortune. Adieu. Celle qui voudrait te servir au lieu d’être
servie par toi.
{}La Fortunée Malheureuse.
Le plein jour en rase campagne n’est pas plus éclatant;
cela est évident. Je serai altier, je lirai les auteurs politi-
ques, je romprai en visière à sir Tobie; je me décrassaerai
de toute accointance roturière; je serai tiré à quatre
épingles, l’homme accompli. Je ne m’abuse pas, je ne me
laisse pas berner par l’imagination; car toutes les raisons
me portent à croire que madame m’aime. Elle a vanté
mes bas jaunes tout récemment, elle m’a loué d’avoir des
jarretières croisées; et en ceci elle se révèle à mon amour,
et, par une sorte d’injonction, m’invite à porter cet accoutre-
ment de son goût. Je remercie mon étoile, je suis heureux;
je vais être étrange, hautain, porter des bas jaunes et me
jarreter en croix, tout cela en un clin d’oeil! Que Jéhovah et
mon étoile soient loués! Voici encore un postscriptum. It lit.
Il est impossible que tu ne reconnaisses pas qui je suis.
Si tu réponds à mon amour, fais-le paraître à ton sourire;
ton sourire te va si bien! Ainsi, en ma présence, souris tou-
jours, mon doux bien-aimé, je t’en prie.
Ciel, je te remercie. Je sourirai, je ferai tout ce que tu
voudras.

Il sort.

FABIEN.
Je ne donnerais pas ma part de cette farce pour une pen-
sion de mille livres sur la cassette du Sophi.

SIR TOBIE.
Moi, j’épouserais cette fille rien que pour ce tour-là.

SIR ANDRÉ.
Et moi aussi.

SIR TOBIE.
Et je ne lui demanderais pas d’autre dot qu’une autre
bouffonnerie pareille.

SIR ANDRÉ.
Moi, non plus.

Entre Maria.

FABIEN.
Voici venir ma noble faiseuse de dupes.

SIR TOBIE.
Veux-tu mettre ton pied sur ma nuque?

à Maria.

SIR ANDRÉ.
Ou sur la mienne?

SIR TOBIE.
Faut-il que je joue ma liberté au tric-trac et que je de-
vienne ton esclave?

SIR ANDRÉ.
Et moi aussi?

SIR TOBIE.
Eh! tu l’as plongé dans un tel rêve que, quand la vision
en sera dissipée, il deviendra fou.

MARIA.
Mais dites-moi la vérité; ça fait-il son effet sur lui?

SIR TOBIE.
Comme l’eau-de-vie sur une sage-femme.

MARIA.
Eh bien, si vous voulez voir les fruits de la farce, remar-
quez bien sa première apparition devant madame; il se
présentera devant elle en bas jaunes, et c’est une couleur
qu’elle abhorre, et avec des jarretières croisées, une mode
qu’elle déteste! Et il lui fera des sourires qui, dans la mé-
lancolie où elle se trouve, conviendront si peu à sa disposi-
tion d’esprit qu’elle ne pourra y répondre que par une insi-
gne rebuffade. Si vous voulez voir ça, suivez-moi.

SIR TOBIE.
Jusqu’aux portes du Tartare, admirable démon d’esprit.

SIR ANDRÉ.
J’en suis aussi.

Ils sortent.

SCÈNE XI.

[Le jardin d’Olivia.]
Entrent Viola et Feste, tenant un tambourin.

VIOLA.
Dieu te garde, l’ami, ainsi que ta musique. Vis-tu en
touchant du tambourin?

FESTE.
Non, monsieur, je vis comme quelqu’un qui touche à
l’église.

VIOLA.
Es-tu donc homme d’église?

FESTE.
Nullement, monsieur; je touche à l’église; car je de-
meure chez moi, et ma maison est tout près de l’église.

VIOLA.
Ainsi tu peux dire que le roi touche à un mendiant, si un
mendiant demeure près de lui; ou que l’église touche à
ton tambourin, si ton tambourin est contre l’église.

FESTE.
Vous l’avez dit, monsieur... Ce que c’est que ce siècle!
Une phrase n’est qu’un gant de chevreau pour un bel es-
prit; comme on l’a vite retournée sens dessus dessous!

VIOLA.
Oui, c’est certain; ceux qui jouent trop subtilement sur
les mots peuvent facilement les corrompre.

FESTE.
Alors je voudrais que ma soeur n’eût pas eu de nom,
monsieur.

VIOLA.
Pourquoi, l’ami?

FESTE.
Parce que son nom est un mot, monsieur, et qu’en
jouant avec ce mot, on pourrait bien corrompre ma soeur.
Mais effectivement les paroles sont de vraies coquines,
depuis que les obligations les ont déshonorées.

VIOLA.
Ta raison, l’ami?

FESTE.
Ma foi, monsieur, je ne puis pas vous donner de raison.
sans paroles; et les paroles sont devenues tellement fausses
que je répugne à les employer pour raisonner.

VIOLA.
Je garantis que tu es un joyeux compagnon qui ne se
soucie de rien.

FESTE.
Non pas, monsieur; il est des choses dont je me soucie;
mais en mon âme et conscience, monsieur, je ne me soucie
pas de vous; si c’est là ne se soucier de rien, je veux que
vous soyez invisible.

VIOLA.
N’est-tu pas le fou de madame Olivia?

FESTE.
Non, vraiment, monsieur. Madame Olivia ne sacrifie pas
à la folie; elle n’entretiendra de fou que quand elle sera
mariée; et les fous sont aux maris ce que les sardines sont
aux harengs: les maris sont les plus gros. En vérité, je ne
suis pas son fou; je ne suis que son corrupteur de mots.

VIOLA.
Je t’ai vu tout récemment chez le comte Orsino.

FESTE.
La folie, monsieur, fait le tour du globe, comme le soleil;
elle brille partout. Je serais fâché pourtant, monsieur, que
votre maître fût en folle compagnie aussi souvent que ma
maîtresse; je crois avoir vu chez lui votre sagesse.

VIOLA.
Ah! si tu m’entreprends, je romps avec toi. Tiens, voilà
pour tes dépenses.

Elle lui donne une pièce d’argent.

FESTE.
Que Jupiter, dans sa prochaine expédition de poils, t’en-
voie une barbe.

VIOLA.
Sur ma parole, je te l’avouerai, je soupire pour une
barbe, quoique je ne désire pas qu’elle me pousse au men-
ton. Ta maîtresse est-elle chez elle?

FESTE.
regardant la pièce d’argent. Est-ce qu’un couple de ces espèces ne multiplierait pas,
monsieur?

VIOLA.
Oui, pour peu qu’on les serrât bien ensemble et qu’on
les fît fructifier.

FESTE.
Je serais homme à jouer le rôle du seigneur Pandarus
de Phrygie, monsieur, pour amener une Cressida à ce
Troylus.

VIOLA.
Je vous comprends; c’est habilement mendier!

FESTE.
Ce n’est pas, j’espère, une bien grande affaire, mon-
sieur, que de mendier une mendiante: Cressida n’était
qu’une mendiante! Ma maîtresse est chez elle, monsieur;
je vais lui expliquer d’où vous venez; quant à ce que vous
êtes et ce que vous voulez, cela n’est pas dans ma sphère;
je pourrais dire, dans mon élément; mais le mot est usé.

Il sort.

VIOLA.
seule. - Ce drôle est assez sage pour jouer le fou; - et, pour
le bien jouer, il a besoin d’une sorte d’esprit: - il doit
observer l’humeur de ceux qu’il plaisante, - la qualité des
personnes et le moment, - en se jetant, comme le faucon
hagard, sur la moindre plume – qui passe devant ses
yeux. C’est un métier – certes aussi ardu que l’état du
sage; - car la folie, dont il ne frait montre que sagement,
est ingénieuse; - tandis que les sages, une fois tombés dans
la folie, perdent toute raison.

Entrent sir Tobie Belch et sir André Aguecheek.

SIR TOBIE.
Salut, gentilhomme!

à Viola.

VIOLA.
Salut, monsieur.

SIR TOBIE.
Dieu vous garde, monsieur.

à Viola.

VIOLA.
Et vous aussi; votre serviteur.

SIR ANDRÉ.
J’espère que vous l’êtes, monsieur, comme je suis le
vôtre.

SIR TOBIE.
Voulez-vous vous hasarder dans la maison? Ma nièce dé-
sire que vous entriez, si vous avez affaire à elle.

VIOLA.
Votre nièce est ma destination, monsieur, je veux dire
qu’elle est le but de mon voyage.

SIR TOBIE.
Tâtez vos jambes, monsieur, mettez-les en mouvement.

VIOLA.
Je suis mieux sur mes jambes, monsieur, que ne l’est
votre phrase quand vous me dites de tâter mes jambes.

SIR TOBIE.
Je veux dire que vous marchiez, monsieur, et que vous
entriez.

VIOLA.
Je vais vous répondre par mon allure et par mon entrée.
Mais on nous prévient. Entrent Olivia et Maria. A Olivia
Dame accomplie et incomparable, que le ciel fasse pleu-
voir sur vous ses aromes.

SIR ANDRÉ.
Ce jouvenceau est un courtisan émérite! Pleuvoir des
aromes! fort bien.

VIOLA.
Mon message n’a de voix, madame, que pour votre
oreille la plus propice et la plus condescendante.

SIR ANDRÉ.
Aromes, propice, condescendante!je prendrai note de
trois mots.

OLIVIA.
Qu’on ferme la porte du jardin, et qu’on ma laisse don-
ner audience. Sortent sir Tobie, sir André et Maria.
Donnez-moi votre main, monsieur.

VIOLA.
- Mes hommages, madame, et mon humble dévoue-
ment.

OLIVIA.
- Quel est votre nom?

VIOLA.
Césario est le nom de votre serviteur, belle princesse.

OLIVIA.
- Mon serviteur, monsieur! Il n’y a jamais eu de fran-
che joie dans le monde, - depuis qu’une basse adulation
s’est appelée compliment. – Vous êtes le serviteur du comte
Orsino, jeune homme.

VIOLA.
- Et il est le vôtre, et le sien doit être le vôtre. – Le
serviteur de votre seviteur est votre serviteur, madame.

OLIVIA.
- Quant à lui, je ne songe pas à lui; quant à ses pen-
sées, - je voudrais qu’elles fussent nulles plutôt que pleines
de moi.

VIOLA.
- Madame, je viens pour stimuler vous généreuses pen-
sées – en sa faveur.

OLIVIA.
Oh! pardon, je vous prie! – je vous ai dit de ne plus me
parler de lui; - mais, si vous vouliez soutenir une autre
cause, - j’aimerais mieux entendre ce plaidoyer-là de votre
bouche – que la musique des sphères.

VIOLA.
Chère dame...

OLIVIA.
- Permettez, je vous prie; j’ai, - après la dernière
apparition enchanteresse que vous fîtes ici, - envoyé une
bague à votre poursuite; j’ai ainsi abusé – un de mes ser-
viteurs, moi-même et, j’en ai peur, vous aussi. – Je dois
m’être exposée à vos sévères commentaires, - en vous for-
çant, par un artifice honteux, à prendre – ce que vous saviez
ne pas être à vous. Qu’avez-vous pu penser? – N’avez- vous
pas attaché mon honneur au poteau, - et ameuté contre
lui toutes les idées démuselées – que peut concevoir un
coeur inexorable? Pour un esprit de votre pénétration –
j’en ai assez laissé voir; c’est un crêpe, et non une poitrine
de chair, - qui couvre mon pauvre coeur... Sur ce, je vous
écoute.

VIOLA.
- Je vous plains.

OLIVIA.
C’est déjà un pas vers l’amour.

VIOLA.
- Nullement; car il est de vulgaire expérience – que
bien souvent nous plaignons nos ennemis.

OLIVIA.
- Eh bien donc, je crois qu’il est temps de reprendre
mon sourire. – O humanité! comme l’être le plus chétif est
prompt à l’orgueil! – S’il faut servir de proie, combien il
vaut mieux – être la victime du lion que du loup!
L’horloge sonne.
- L’horloge me reproche le temps qu eje perds. –
N’ayez pas peur, bon jouvenceau, je ne veux pas de vous;
- et pourtant, quand esprit et jeunesse seront mûrs, -
votre femme aura chance de récolter un mari sortable. –
Voilà votre chemin, tout droit au couchant.

VIOLA.
Je vais donc vers le couchant. – Que la grâce et la bonne
humeur fassent cortége à Votre Excellence! – Vous ne me
chargez de rien pour mon maître, madame?

OLIVIA.
Arrête. – Je t’en prie, dis-moi ce que tu penses de moi.

VIOLA.
- Que vous pensez ne pas être ce que vous êtes.

OLIVIA.
- Si je pense ça, je le pense aussi de vous.

VIOLA.
- Alors vous pensez juste, je ne suis pas ce que je
suis.

OLIVIA.
- Que n’êtes-vous ce que je voudrais vous voir être!

VIOLA.
- Gagnerais-je au change, madame? – En ce cas, j’y
consentirais volontiers; car maintenant je suis votre risée.

OLIVIA.
Oh! qu’il paraît beau, le dédain, - sur sa lèvre mé-
prisante et irritée! – Le remords du meurtrier ne se trahit
pas plus vite – que l’amour qui veut se cacher: la nuit de
l’amour est un plein midi! – Césario, par les roses du
printemps, - par la virginité, par l’honneur, par la vérité,
par tout ce qui existe, - je t’aime tant qu’en dépit de
ton orgueil, - ni l’esprit ni la raison ne peuvent dissimuler
ma passion. – Ne vas pas tirer prétexte – de mes avances
pour me repousser; - mais raisonne bien plutôt en vertu
de cette raison supérieure: - l’amour imploré est doux;
l’amour qui s’offre, plus doux encore.

VIOLA.
- Je le jure par l’innocence et par ma jeunesse, - j’ai
un coeur, une âme, une foi – mais aucune femme ne les
possède; et jamais nulle – autre que moi ne les possédera.
- Et sur ce adieu, bonne madame; je ne viendrai plus –
pleurer à vos pieds les larmes de mon maître.

OLIVIA.
- N’importe, reviens me voir; car peut-être pourras-
tu – rendre son amour agréable à mon coeur qui mainte-
nant l’abhorre.

Elles sortent.

SCÈNE XII.

[Chez Olivia.]
Entrent sir Tobie Belch, sir André Aguecheek et Fabien.

SIR ANDRÉ.
Non, ma foi, je ne resterai pas un moment plus.

SIR TOBIE.
Ta raison, cher venimeux, dis ta raison.

FABIEN.
Il faut absolument que vous donniez votre raison, sir
André.

SIR ANDRÉ.
Morbleu, j’ai vu ma nièce accorder au serviteur du
comte plus de faveurs qu’elle ne m’en a jamais octroyé; je
l’ai vu dans le jardin.

SIR TOBIE.
Et te voyait-elle pendant tout ce temps-là, mon vieux
garçon? dis-moi ça.

SIR ANDRÉ.
Aussi nettement que je vous vois en ce moment.

FABIEN.
C’est une grande preuve d’amour qu’elle vous a don-
née là.

SIR ANDRÉ.
Jour de Dieu! alle-vous faire de moi un âne?

FABIEN.
Monsieur, j’établirai la légitimité de mon affirmation par
le verdict du jugement et de la raison.

SIR TOBIE.
Qui composaient le jury suprême, avant même que Noé
fût marin.

FABIEN.
Elle n’a témoigné de faveur pour ce jeune homme en
votre présence que pour vous exaspérer, pour réveiller votre
valeur dormeuse, pour vous mettre du feu au coeur et du
soufre dans le foie. Vous auriez dû l’accoster alors; et, par
quelques excellentes railleries, encore toutes neuves de la
forge, vous auriez frappé de mutisme ce jouvenceau. C’est
ce qu’elle attendait de vous, et son attente a été trompée;
vous avez laissé le temps effacer la double dorure de cette
occasion, et maintenant vous voguez au nord de son es-
time; et vous y resterez suspendu comme un glaçon à la
barbe d’un Hollandais, à moins que vous ne rachetiez votre
faute par quelque louable action de valeur ou de haute poli-
tique.

SIR ANDRÉ.
Si je fais quelque chose, ce sera un acte de valeur. Car je
hais la politique: j’aimerais autant être Browniste qu’homme
politique.

SIR TOBIE.
Eh bien donc, bâtis ta fortune sur la base de la valeur.
Provoque-moi en duel le page du comte; blesse-le en onze
endroits; ma nièce en prendra note; et, sois-en sûr, il n’y
a pas d’agent d’amour au monde qui fasse valoir un homme
aux yeux d’une femme comme une réputation de cou-
rage.

FABIEN.
Il n’y a que ce moyen, sir André.

SIR ANDRÉ.
L’un de vous deux veut-il lui porter mon cartel?

SIR TOBIE.
Va, écris-le d’une main martiale; sois cassant et bref.
Peut importe que ce soit spirituel, pourvu que ce soit élo-
quent et plein d’originalité; lave-lui la tête avec toute la li-
cence de l’encre; si tu le tutoies deux ou trois fois, ça ne fera
pas mal; et donne-lui autant de démentis qu’en pourra te-
nir ta feuille de papier, la feuille fût-elle aussi vaste que le
lit de Ware en Anglaterre. Va, à l’oeuvre! Qu’il y ait
du fiel suffisamment dans ton encre; quand tu écrirais avec
une plume d’oie, n’importe. a l’oeuvre!

SIR ANDRÉ.
Où vous retrouverai-je?

SIR TOBIE.
Nous te retrouverons à ton Cubiculo. Va.

Sir André sort.

FABIEN.
Voilà un mannequin qui vous est cher, sir Tobie.

SIR TOBIE.
C’est moi qui lui ai été cher, mon garçon; deux mille li-
vres ou environ.

FABIEN.
Nous aurons de lui une lettre rare; mais vous ne la re-
mettrez pas.

SIR TOBIE.
Si fait, sur ma foi; et par tous les moyens je pousserai
le jeune homme à répondre. Je crois que ni boeufs ni câ-
bles ne parviendraient à les joindre. Pour André, on n’a
qu’à l’ouvrir; si vous lui trouvez au foie autant de sang
qu’il en faut pour empétrer la patte d’une mouche, je con-
sens à manger le reste du cadavre.

FABIEN.
Et son jeune adversaire ne porte pas sur son visage de
grands symptômes de férocité.

Entre Maria.

SIR TOBIE.
Tiens! voici venir le plus petit roitelet de la couvée.

MARIA.
Si vous aimez la gaîté, et si vous voulez rire à avoir des
points de côté, suivez-moi; ce gobe-mouches de Malvolio
est devenu païen, un vrai renégat; car il n’est pas de chré-
tien, voulant être sauvé par une croyance orthodoxe, qui
puisse jamais croire à d’aussi grossières extravagances. Il
est en bas jaunes!

SIR TOBIE.
Et en jarretières croisées?

MARIA.
Abominablement: comme un pédant qui tient école à
l’église!... Je l’ai traqué, comme si j’étais son meurtrier;
il obéit de point en point à la lettre que j’ai laissée tomber
pour l’attraper. Son sourire lui creuse sur la face plus de
lignes qu’il n’y en a dans la nouvelle mappe-monde aug-
mentée des Indes; vous n’avez rien vu de pareil; je
puis à peine m’empêcher de lui flanquer des choses à la
tête. Je suis sûre que madame le frappera; si elle le fait,
il sourira et le prendra pour une faveur grande.

SIR TOBIE.
Allons, mène-nous, mène-nous où il est.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.

[Une rue.]
Entrent Antonio et Sébastien.

SÉBASTIEN.
- Je n’aurais pas voulu vous causer volontairement un
embarras; - mais, puique vous vous faites de vos peines
un plaisir, - je ne vous gronderai plus.

ANTONIO.
- Il m’a été impossible de rester derrière vous; mon
désir, - plus aigu que l’acier affilé, m’a éperonné en avant:
- ce n’était pas seulement l’envie de vous voir, quoiqu’elle
fût assez forte – pour m’entraîner à un plus long voyage,
- c’était surtout l’inquiétude de ce qui pouvait vous arri-
ver en route, - dans ce pays qui vous est inconnu et qui
pour un étranger – sans guide et sans ami est souvent –
âpre et inhospitalier. Un empressement affectueux, - sur-
excité par ces motifs de crainte, - m’a lancé à votre pour-
suite.

SÉBASTIEN.
Mon bon Antonio, - je ne puis vous répondre que par
des remercîments, - et des remercîments, et toujours des
remercîments: trop souvent de grands services – se paient
avec cette monnaie qui n’a pas cours; - mais, si mes res-
sources étaient aussi solides que l’est ma conscience, -
vous seriez mieux récompensé. Que ferons-nous? – Irons-
nous voir les reliques de cette ville?

ANTONIO.
- Demain, monsieur; mieux vaut aviser d’abord à votre
logement.

SÉBASTIEN.
- Je ne suis pas fatigué, et la nuit est encore loin; -
je vous en prie, satisfaisons nos yeux – par la vue des mo-
numents et des choses remarquables – qui illustrent cette
ville.

ANTONIO.
Veuillez alors m’excuser. – Je ne puis, sans danger, me
promener dans ces rues. – Une fois, dans un combat na-
val contre les galères du comte, - j’ai rendu quelques ser-
vices, et tellement signalés – que, si j’étais pris ici, on
m’en saurait peu de gré.

SÉBASTIEN.
- Vous avez probablement tué un grand nombre de ses
gens.

ANTONIO.
- L’offense n’est pas aussi sanglante; - bien que les
circonstances et la querelle – fussent de nature à provo-
quer entre nous un sanglant débat. – Depuis lors tout eût
pu être réparé en restituant – ce que nous avions pris;
c’est ce qu’on fait, dans l’intérêt de leur trafic, - la plu-
part des citoyens de notre ville; seul je m’y suis refusé; -
et c’est pourquoi, si j’étais attrapé ici, - je le paierais
cher.

SÉBASTIEN.
Ne vous montrez donc pas trop en public.

ANTONIO.
- Ce ne serait pas bon pour moi. Tenez, monsieur,
voici ma bourse; - c’est dans les faubourgs du sud, à
l’Éléphant, - que nous serons le mieux logés; je comman-
derai notre repas, - pendant que vous tuerez le temps et
que vous rassasierez votre curiosité – en visitant la ville;
vous me retrouverez là-bas.

SÉBASTIEN.
A moi votre bourse! Pourquoi?

ANTONIO.
- Peut-être vos regards tomberont-ils sur quelque ba-
biole – que vous aurez envie d’acheter; et vous n’avez pas
- de fonds, je crois, pour de futiles emplettes.

SÉBASTIEN.
- Je vais être votre porte-bourse, et je vous quitte pour
- une heure.

ANTONIO.
A l’Éléphant!

SÉBASTIEN.
Je me souviens.

Il se séparent.

SCÈNE XIV.

[Le jardin d’Olivia.]
Entrent Olivia et Maria.

OLIVIA.
rêveuse. - J’ai envoyé après lui: il dit qu’il viendra. – Com-
ment le fêterai-je? Que lui donnerai-je? – Car la jeunesse
s’achète plus souvent qu’elle ne se donne ou ne se prête.
- Je parle trop haut. – Où est Malvolio?... Il est grave
et amer, - et c’est le serviteur qui convient à ma position...
- Où est Malvolio?

MARIA.
Il arrive, madame, mais dans un bien étrange état. Il est
sûrement possédé, madame.

OLIVIA.
Ça, qu’y a-t-il? est-ce qu’il divague?

MARIA.
Non, madame, il ne fait que sourire; Votre Excellence
ferait bien d’avoir quelque garde près d’elle, s’il vient; car
assurément l’homme a le cerveau fêlé.

OLIVIA.
Va le chercher... Je suis aussi insensée que lui, - s’il y
a parité entre folie triste et folie gaie. Entre Malvolio.
Eh bien, Malvolio? Malvolio, avec un sourire fantastique.
Chère dame, ho! ho!

OLIVIA.
Tu souris? Je t’ai envoyé chercher pour une affaire
grave.

MALVOLIO.
Grave, madame? Je puis être fort grave... Ça cause
quelque obstruction dans le sang, ces jarretières croisées.
Mais qu’importe! si elles plaisent au regard d’une per-
sonne, je puis dire juste comme le sonnet:
Plaire à une, c’est plaire à toutes.

OLIVIA.
Ah çà, comment vas-tu, l’ami? Qu’as-tu donc?

MALVOLIO.
souriant. Il n’y a pas de noir dans mon âme, quoiqu’il y ait du
jaune à mes jambes... C’est arrivé à son adresse, et les
commandements seront exécutés. Je crois que nous avons
reconnu la belle main romaine.

OLIVIA.
Veux-tu aller au lit, Malvolio?

MALVOLIO.
souriant. Au lit? Oui, cher amour; et je veux venir à toi!

OLIVIA.
Que Dieu t’assiste! Pourquoi souris-tu ainsi, et envoies-
tu de la main tant de baisers?

MARIA.
Comment allez-vous, Malvolio?

MALVOLIO.
dédaigneusement. Vous répondre! oui, comme les rossignols répondent aux
corneilles.

MARIA.
Pourquoi paraissez-vous devant madame avec cette ridi-
cule impertinence?

MALVOLIO.
Ne t’effraie pas des grandeurs. C’était bien écrit.

OLIVIA.
Que veux-tu dire par là, Malvolio?

MALVOLIO.
Il en est qui naissent grands...

OLIVIA.
Hein?

MALVOLIO.
Et d’autres qui conquièrent les grandeurs...

OLIVIA.
Que dis-tu?

MALVOLIO.
D’autres à qui elles s’imposent.

OLIVIA.
Que le ciel te rétablisse!

MALVOLIO.
Rappelle-toi qui a vanté tes bas jaunes...

OLIVIA.
Te bas jaunes!

MALVOLIO.
Et souhaité te voir avec des jarretières croisées.

OLIVIA.
Des jarretières croisées!

MALVOLIO.
Va, tu es désormais un personnage, si tu le veux.

OLIVIA.
Je suis un personnage!

MALVOLIO.
Sinon, reste à jamais domestique.

OLIVIA.
Eh! mais c’est une vraie folie de la Saint-Jean!

Entre un valet.

LE VALET.
Madame, le jeune gentilhomme de chez le comte Orsino
est revenu; j’ai eu grand’peine à le ramener; il attend le
bon plaisir de Votre Excellence.

OLIVIA.
Je vais à lui. Le valet sort.
Ma bonne Maria, qu’on ait les yeux sur ce compagnon!
Où est mon oncle Tobie? Que quelques-uns de mes gens
aient de lui un soin spécial; je ne voudrais pas, pour la
moitié de mon douaire, qu’il lui arrivât malheur.

Sortent Oliva et Maria.

MALVOLIO.
Oh! oh! qu’on m’approche à présent! pas un moindre
personnage que sir Tobie pour prendre soin de moi! Ceci
concorde parfaitement avec la lettre; elle l’envoie exprès
pour que je le traite avec insolence; car elle m’y invite
dans la lettre. Dépouille ton humble peau, dit-elle, sois ré-
barbartif avec un parent, bourru avec les domestiques;
que ta langue bourdonne des raisons d’ñetat, prends les al-
lures de la singularité. Et conséquemment elle m’indique
la tenue à prendre: le visage grave, le port imposant, la
parole lente, à l’instar d’un personnage de marque, et le
reste à l’avenant. Je l’ai engluée! Mais c’est l’oeuvre de
Jéhovah, et que Jéhovah reçoive mes actions de grâce! Et
puis, quand elle s’est retirée, tout à l’heure: Qu’on ait les
yeux sur ce compagnon! Compagnon! non pas Malvolio,
ni le titre de ma fonction, mais compagnon! Eh! mais tout
s’accorde à merveille: pas un grain de scrupule, pas un
scrupule de scrupule, pas un obstacle, pas une circons-
tance contraire ou équivoque; que peut-on dire? Rien de
possible ne peut plus s’interposer entre moi et la pleine
perspective de mes espérances. Allons, c’est Jéhovah qui a
fait tout cela, et non moi, et c’est à lui qu’il faut rendre
grâces.

Rentre Maria ave sir Tobie Belch et Fabien.

SIR TOBIE.
Par où est-il, au nom de tous les saints? Quand tous les
diables de l’enfer seraient ratatinés en lui, et quand il serait
possédé de Légion même, je lui parlerai.

FABIEN.
Le voici, le voici! Comment ça va-t-il, monsieur? Com-
ment ça va-t-il, l’ami?

MALVOLIO.
Retirez-vous: je vous congédie; laissez-moi jouir de ma
solitude; retirez-vous.

MARIA.
Là! comme le démon parle en lui d’une voix caverneuse!
Vous l’avais-je pas dit? Sir Tobie, madame vous prie
d’avoir soin de lui.

MALVOLIO.
Ah! ah! a-t-elle dit cela?

SIR TOBIE.
Allons, allons, paix, paix; nous devons agir doucement
avec lui; laissez-moi faire... Comment êtes-vous, Malvolio?
Comment ça va-t-il? Allons! l’ami! hennissez le diable.
Considérez qu’il est l’ennemi de l’humanité!

MALVOLIO.
Savez-vous ce que vous dites?

MARIA.
Voyez-vous, quand vous parlez mal du diable, comme
il le prend à coeur! Dieu veuille qu’il ne soit pas ensor-
celé!

FABIEN.
Il faut porter son onde à la sage-femme.

MARIA.
Certes, et ça sera fait demain matin, si je vis. Madame
ne voudrait pas le perdre pour plus que je ne puis dire.

MALVOLIO.
Qu’est-ce à dire, donzelle?

MARIA.
Ah! seigneur!

SIR TOBIE.
Je t’en prie, tais-toi; ce n’est pas là le moyen. Ne voyez-
vous pas que vous l’irritez? Laissez-moi seul avec lui.

FABIEN.
Pas d’autre voie que la douceur; doucement, douce-
ment. Le diable est brusque et ne veut pas être traité brus-
quement.

SIR TOBIE.
Eh bien, comment va, mon beau coq? Comment es-tu,
mon poulet?

MALVOLIO.
Monsieur?

SIR TOBIE.
Oui, Bibi, viens avec moi. Ça, mon cher, il ne sied pas
à ta gravité de jouer à la fossette avec Satan: à la potence
le noir charbonnier!

MARIA.
Faites-lui dire ses prières; bon sir Tobie, faites-le prier.

MALVOLIO.
Mes prières, pécore?

MARIA.
Non, je vous le déclare, il ne veut plus entendre parler
de chose pie.

MALVOLIO.
Allez tous vous faire pendre! Vous êtes des créatures de
rien; je ne suis pas de votre élément; vous en saurez da-
vantage plus tard.

Il sort.

SIR TOBIE.
Est-il possible!

FABIEN.
Si ceci était joué sur un théâtre aujourd’hui, je le con-
damnerais comme une impossible fiction.

SIR TOBIE.
Notre malice l’a empoisonné dans l’âme, mon cher.

MARIA.
Mais maintenant suivons-le; de peur que la malice ne
s’évente et ne se gâte.

FABIEN.
Mais nous le rendrons fou tout de bon.

MARIA.
La maison n’en sera que plus tranquille.

SIR TOBIE.
Venez, nous allons le mettre dans une chambre noire,
et l’attacher. Ma nièce est déjà persuadée qu’il est fou;
nous pourrons ainsi prolonger la plaisanterie, pour notre
récréation et pour sa pénitence, jusqu’à ce que notre
amusement même, hors d’haleine, nous engage à avoir pi.
tié de lui; alors nous produirons toute la malice à la barre,
et nous te proclamerons le suprême médecin des fous.
Mais voyez, mais voyez.

Entre sir André Aguecheck.

FABIEN.
Surcroît de divertissement pour un premier mai!

SIR ANDRÉ.
Voici le cartel, lisez-le; je vous garantis qu’il y a dedans
du vinaigre et du poivre.

FABIEN.
Est-ce donc si piquant?

SIR ANDRÉ.
Oui, certes, j’en réponds; lisez seulement.

SIR TOBIE.
Donnez. Il lit.
Jeune homme, qui que tu sois, tu n’es qu’un ladre et
qu’un drôle.

FABIEN.
Bon, vaillant!

SIR TOBIE.
lisant. Ne sois pas surpris, et ne te demande pas avec étonne-
ment pourquoi je t’appelle ainsi; car je ne te montrerai pas
de raison.

FABIEN.
Bonne observation qui vous met à l’abri des coups de la
loi.

SIR TOBIE.
Tu viens chez madame Olivia, et sous mes yeux elle te
traite avec faveur; mais tu en as menti par la gorge,
ce n’est pas pour cela que je te provoque.

FABIEN.
Très-bref, et parfaitement di... vagué.

SIR TOBIE.
Je te rencontrerai à ton retour; et alors, si ta chance est
de me tuer...

FABIEN.
Bon.

SIR TOBIE.
Tu me tueras comme un chenapan et un coquin.

FABIEN.
Vous continuez à vous garer du code.

SIR TOBIE.
Au revoir, et que Dieu admette a sa merci l’une de nos
âmes! Il se peut que ce soit la mienne; mais j’ai meilleur
espoir, et ainsi prends garde à toi. Ton ami, selon que tu
en useras avec lui, et ton ennemi juré.

SIR ANDRÉ.
Si cette lettre ne parvient pas à le remuer, c’est que ses
jambes ne le peuvent pas; je la lui remettrai.

MARIA.
Vous avez pour ça une bien bonne occasion; car il est
maintenant en conversation avec madame, et il va partir
tout à l’heure.

SIR TOBIE.
Va, sir André, embusque-toi sur son passage, comme un
recors, au coin du jardin; aussitôt que tu l’apercevras, dé-
gaîne; et, tout en dégaînant, jure horriblement; car il ar-
rive souvent qu’un effroyable juron, hurlé d’un voix
de stentor, donne une plus haute idée d’un courage que
ne le ferait la meilleure preuve. En avant.

SIR ANDRÉ.
Ah! pour les jurons, rapportez-vous-en à moi.

Il sort.

SIR TOBIE.
Eh bien, non, je ne remettrai pas cette lettre; car l’atti-
tude de ce jeune gentilhomme montre qu’il a de la capacité
et de l’éducation; son emploi d’intermédiaire entre son sei-
gneur et ma nièce ne prouve pas moins: conséquemment
cette lettre, si parfaitement inepte, ne lui causerait pas la
moindre terreur; il reconnaîtrait qu’elle vient d’un oison.
Mais, mon cher, je transmettrai le cartel de vive voix; je ferai
à Aguecheek une notable réputation de valeur; et j’incul-
querai à ce gentilhomme (que la jeunesse, j’en suis sûr, doit
rendre facilement crédule) la plus formidable idée de sa
rage, de son adresse, de sa furie et de son impétuosité.
Grâce à moi, ils auront l’un de l’autre une telle peur qu’ils
se tueront mutuellement du regard, comme des basilics.

Entrent Olivia et Viola.

FABIEN.
Le voici qui vient avec votre nièce; laissons-leur le
champ libre, jusqu’à ce qu’il se retire, et aussitôt entre-
prenez-le.

SIR TOBIE.
Je vais pendant ce temps méditer quelque horrible rédac-
tion pour le cartel.

Sortent sir Tobie, Fabien et Maria.

OLIVIA.
- J’en ai trop dit à un coeur de pierre, - et j’ai trop
imprudemment exposé mon honneur. – Il y a en moi
quelque chose qui me reproche ma faute; - mais c’est
une faute si puissamment opiniâtre – qu’elle brave les
reproches.

VIOLA.
- Tous les caractères de votre passion, - l’affection de
mon maître les a.

OLIVIA.
- Tenez, portez ce joyau en souvenir de moi; c’est mon
portrait; - ne le refusez pas, il n’a pas de voix pour vous
importuner. – Et, je vous en conjure, revenez demain. –
Sollicitez de moi ce que vous voudrez, je ne vous refuserai
rien – de ce que l’honneur peut sans danger accorder à
une sollicitation.

VIOLA.
- Je ne sollicite que ceci, votre amour sincère pour
mon maître.

OLIVIA.
- Comment puis-je lui donner, en honneur, ce – que
je vous ai donné?

VIOLA.
Je vous absoudrai.

OLIVIA.
- Eh bien, reviens demain. Adieu. – Un démon comme
toi serait capable d’emporter mon âme en enfer.

Elle sort.
Rentrent sir Tobie Belch et Fabien.

SIR TOBIE.
Gentilhomme, Dieu te garde!

à Viola.

VIOLA.
Et vous aussi, monsieur!

SIR TOBIE.
Mets-toi sur la défensive; de quelle nature son tes torts
envers lui, je ne sais; mais ton adversaire, plein de ressen-
timent, sanguinaire comme le chasseur, t’attend au bout du
jardin. Dégaîne ton estoc, prépare-toi lestement, car ton
assaillant est vif, adroit et acharné.

VIOLA.
Vous faites erreur, monsieur; je suis sûr que personne
n’a de querelle avec moi; ma mémoire parfaitement nette ne
me rappelle aucune offense commise en vers qui que ce soit.

SIR TOBIE.
Vous reconnaîtrez le contraire, je vous assure; consé-
quemment, si vous attachez quelque prix à votre vie,
tenez-vous sur vos gardes; car votre rival a en lui toutes les
ressources que la jeunesse, la force, l’adresse et la colère
peuvent fournir à un homme.

VIOLA.
Mais, monsieur, qui est-il, je vous prie?

SIR TOBIE.
C’est un chevalier, armé d’une rapière intacte, une ré-
putation de salon; mais, dans une querelle privée, c’est un
diable; il a déjà séparé trois âmes de leurs corps; et son
exaspération en ce moment est si implacable que les affres
de la mort et du sépulcre peuvent seuls lui faire satisfaction:
advienne que pourra, voilà sa devise: vaincre ou mourir.

VIOLA.
Je vais rentrer dans la maison, et demander à madame
quelque escorte. Je ne suis pas batailleur. J’ai ouï parler
d’une espèce d’hommes qui cherchent querelle aux autres
uniquement pour tâter leur valeur: c’est probablement un
homme qui a ce travers.

SIR TOBIE.
Non, monsieur; son indignation dérive d’une injure
très-formelle; ainsi marchez, et faites-lui satisfaction. Vous
ne retournerez pas à la maison, sans du moins tenter
avec moi l’épreuve que vous pourriez tout aussi sûre-
ment affronter avec lui. Ainsi, marchez, ou mettez à nu
votre épée; car il faut, de toute manière, que vous vous
battiez, ou que vous renonciez à porter une lame au côté.

VIOLA.
Ceci est aussi incivil qu’étrange. Je vous en prie, ren-
dez-moi le courtois service de demander au chevalier quelle
est mon offense en vers lui; ce ne peut être de ma part qu’un
acte d’inadvertance, nullement de ma volonté.

SIR TOBIE.
Je le veux bien. Signor Fabien, restez près de ce gentil-
homme jusqu’à mon retour.

Sort sir Tobie.

VIOLA.
Dites-moi, monsieur, avez-vous connaissance de cette
affaire?

FABIEN.
Je sais que le chevalier est furieux à mort contre vous;
mais rien de plus.

VIOLA.
Quelle espèce d’homme est-ce, je vous prie?

FABIEN.
A le juger par sa mine, vous ne devineriez pas en lui le
prodigieux personnage que vous reconnaîtrez sans doute à
l’épreuve de sa valeur. C’est vraiment, monsieur, le plus
adroit, le plus sanglant, le plus fatal adversaire que vous
puissiez trouvez dans toute l’Illyrie. Voulez-vous venir à sa
rencontre? Je ferai votre paix avec lui, si je peux.

VIOLA.
Je vous en serai fort obligé; je suis de ceux qui emboi-
teraient le pas avec messire le prêtre plus volontiers qu’a-
vec messire le chevalier. Je ne tiens nullement à donner
une si haute idée de ma fougue.

Ils sortent.

SCÈNE XV.

[Une avenue au bout du jardin d’Olivia.]
Entrent sir Tobie et sir André.

SIR TOBIE.
Eh! mon cher, c’est un vrai diable! je n’ai jamais vu
virago de cette espèce. J’ai fait une passe avec lui, rapière
au fourreau; et il m’a porté une botte d’une si mortelle
vitesse qu’il est impossible de l’éviter; et, à la riposte, il vous
réplique aussi infailliblement que vous pieds touchent le
terrain sur lequel ils marchent. On dit qu’il a été le maître
d’armes du Sophi.

SIR ANDRÉ.
Diantre! je ne veux pas avoir affaire à lui.

SIR TOBIE.
Oui, mais maintenant il ne veut plus s’apaiser. Fabien a
grand’peine à le retenir là-bas.

SIR ANDRÉ.
Malepeste! Si j’avais pu croire qu’il fût si vaillant et si
habile à l’escrime, je l’aurais vu aller au diable avant de
le provoquer. Qu’il laisse tomber l’affaire, et je lui donne-
rai mon cheval, le gris Capulet.

SIR TOBIE.
Je ferai la proposition. Restez là, faites bonne conte-
nance; ceci finira sans qu’il y ait perdition d’âme. A part.
Morbleu, je saurai mener ton cheval aussi aisément que
toi. Entrent Fabien et Viola. Bas à Fabien.
J’ai son cheval pour arranger la querelle; je lui ai per-
suadé que le jouvenceau est un diable.

FABIEN.
Celui-ci de lui une idée aussi effroyable; il est haletant bas à Tobie.
et pâle, comme s’il avait un ours à ses talons.

SIR TOBIE.
Il n’y a pas de remède, monsieur; il veut se battre avec bas, à Viola.
vous pour l’honneur de son serment; en effet, il a ré-
fléchi plus mûrement à la querelle et il trouve à présent que
ce n’est plus la peine d’en parler; dégaînez donc, pour l’ac-
quit de sa parole; il proteste qu’il ne vous fera pas de mal.

VIOLA.
Que Dieu me protége! Pour un rien je leur dirais de à part.
combien il s’en faut que je sois un homme.

FABIEN.
Rompez, si vous le voyez furieux.

à Viola.

SIR TOBIE.
Allons, sir André, il n’y a pas de remède; ce gentil- bas à sir André.
homme veut, pour son honneur, faire une botte avec vous;
il ne peut s’en dispenser, en vertu des lois du duel; mais il
m’a promis, sur sa foi de gentilhomme et de soldat, de ne
pas vous faire de mal. Allons! en garde!

SIR ANDRÉ.
Dieu veuille qu’il tienne son engagement!

Il dégaîne.
Entre Antonio.

VIOLA.
Je vous assure que c’est contre ma volonté!

Elle dégaîne.

ANTONIO.
- Rengaînez votre épée. Si ce jeune gentilhomme – à sir André.
vous a offensé, je prends la faute sur moi. – Si c’est vous
qui l’offensez, c’est moi qui vous défie.

Il dégaîne.

SIR TOBIE.
- Vous, monsieur! Et qui êtes-vous?

ANTONIO.
- Quelqu’un, monsieur, qui par amour pour lui ferait
plus d’actions d’audace – qu’il ne s’est vanté d’en faire,
vous présent.-

Il montre Viola.

SIR TOBIE.
Oui-dà, si vous vous chargez des querelles d’autri, je
suis votre homme.

Il dégaîne.
Entrent deux officiers de justice.

FABIEN.
Ah! bon sir Tobie, arrêtez; voici les officiers de justice.

SIR TOBIE.
Je serai vous tout à l’heure.

à Antonio.

VIOLA.
Je vous en prie, monsieur, rengaînez votre épée, s’il à sir André.
vous plaît.

SIR ANDRÉ.
Morbleu, je le veux bien, monsieur. Et, quant à ce que
je vous ai promis, je tiendrai parole: il vous portera aisé-
ment, et il a la bouche fine.

PREMIER OFFICIER.
montrant Antonio. Voici l’homme! Fais ton devoir.

DEUXIÈME OFFICIER.
- Antonio, je t’arrête à la requête – du comte Orsino.

ANTONIO.
Vous vous méprenez, monsieur.

PREMIER OFFICIER.
- Non, monsieur, nullement; je reconnais bien votre
visage, - bien qu’en ce moment vous n’ayez pas de bon-
net de marin sur la tête. – Emmenez-le; il sait que je le
connais bien.

ANTONIO.
- Je dois obéir. A Viola.
Ceci m’arrive en vous chercant, - mais il n’y a pas de
remède; j’aurai des comptes à rendre. – Qu’allez-vous
faire? Maintenant la nécessité – me force à vous redeman-
der ma bourse. Je suis bien plus – affligé de mon im-
puissance à vous être utile désormais – que de ce qui
m’advinet à moi-même. Vous restez interdit, - mais ayez
courage.

DEUXIÈME OFFICIER.
Allons, monsieur, en marche!

ANTONIO.
- Je dois réclamer de vous une partie de cet argent.

VIOLA.
Quel argent, monsieur? – En considération de la gracieuse
sympathie que vous venez de me témoigner, - et aussi par
égard pour vos ennuis présents, - je veux bien sur mes
maigres et humbles ressources – vous prêter quelque
chose; mon avoir n’est pas considérable; - je veux bien
le partager avec vous: - tenez, voici la moitié de ma ré-
serve.

ANTONIO.
Allez-vous me renier à présent? – Est-il possible que
mon dévouement pour vous – soit ainsi méconnu? Ne tentez
pas ma misère, - de peur qu’elle ne me fasse perdre la tête,
- et que je ne vous reproche les services – que je vous ai
rendus.

VIOLA.
Quels services? je ne sais; - je ne connais même ni
votre voix ni vos traits. – Je hais l’ingratitude dans un
homme plus – que le mensonge, la vanité, le bavardage,
l’ivrognerie, - ou tout autre vice dont le ferment corrup-
teur – est dans notre sang débile.

ANTONIO.
O ciel!

DEUXIÈME OFFICIER.
Allons, monsieur, je vous en prie, partons.

ANTONIO.
- Laissez-moi dire un mot. Ce jeune homme que vous
voyez là, - je l’ai arraché, déjà à demi-englouti, aux
mâchoires de la mort; - je l’ai secouru, et avec quelle af-
fectueuse ferveur! – A son image, qui me semblait res-
pirer – les plus vénérables vertus, j’ai rendu un culte.

PREMIER OFFICIER.
- Qu’est-ce que ça nous fait? Le temps passe; en route!

ANTONIO.
- Oh! mais quelle vile idole devient ce dieu! – Sébastien,
tu as déshonoré une noble physionomie. – Dans la nature il
n’y a de laideur que celle de l’âme. – Nul ne peut être
appelé difforme que l’improbe. – La vertu est la beauté.
Quant au vice beau, - cen n’est qu’un coffre vide, surchargé
d’ornements par le démon!

PREMIER OFFICIER.
- L’homme devient fou; emmenez-le... – Allons,
allons, monsieur.

ANTONIO.
Conduisez-moi.

Les officiers sortent avec Antonio.

VIOLA.
- Ses paroles jaillissent avec une telle émotion qu’on à part.
dirait –qu’il est convaincu; moi, je ne le suis pas encore.
- Ne me trompe pas, imagination, oh! ne me trompe pas,
- et puissé-je, frère chéri, avoir été prise pour vous!

SIR TOBIE.
Viens ça, chevalier; venez çà, Fabien; nous allons chu-
choter entre nous deux ou trois sages sentences.

VIOLA.
- Il a nommé Sébastien... Je vois toujours mon frère – à part.
vivant dans mon miroir; traits pour traits, - tel était le
visage de mon frère; il allait – toujours dans ce costume;
même couleurs, mêmes ornements; - car je l’imite en
tout... Oh! si cela est, - les tempêtes sont miséricor-
dieuses, et la vague amère est douce et bonne!

Elle sort.

SIR TOBIE.
Un garçon déshonnête et vil, et plus couard qu’un lièvre!
Sa déshonnêteté se manifeste en abandonnant son ami, là,
dans le besoin, et en le reniant; et quant à sa couardise,
interrogez Fabien.

FABIEN.
Un couard, dévotement couard, religieux dans la couar-
dise.

SIR ANDRÉ.
Palsembleu! je vais lui courir sus et le battre.

SIR TOBIE.
Oui, houspille-le solidement, mais ne tire pas l’épée...

SIR ANDRÉ.
Si je ne le fais pas...

Il sort.

FABIEN.
Allons voir l’événement.

SIR TOBIE.
Je parierais n’importe quelle somme qu’il n’arrivera rien
encore.

Ils sortent.

SCÈNE XVI.

[Une place devant la maison d’Olivia.]
Entrent Sébastien et Feste.

FESTE.
Voulez-vous me faire accroire qu’on ne m’a pas envoyé
vous chercher?

SÉBASTIEN.
Allons, allons, tu es un fou. Débarrasse-moi de toi.

FESTE.
Bien soutenu, ma foi! Non, je ne vous connais pas, et je
ne vous suis pas envoyé par madame pour vous dire de
venir lui parler! Votre nom n’est pas monsieur Césario, et
ceci non plus n’est pàs mon nez! Rien de ce qui est, n’est.

SÉBASTIEN.
Je t’en prie, va éventer ailleurs ta folie. Tu ne me con-
nais pas.

FESTE.
Éventer ma folie! Il a entendu dire ce mot-là à quelque
grand personnage, et maintenant il l’applique à un fou.
Éventer ma folie! J’ai bien peur que ce grand badaud,
le monde, ne soit qu’un gobe-mouches... Voyons, je t’en
prie, dessangle ton étrangeté, et dis-moi ce que je dois
éventer à madame: lui éventerai-je que tu viens?

SÉBASTIEN.
- Je t’en prie, Béotien stupide, laisse-moi: - voici de
l’argent pour toi... Si vous restez plus longtemps, - je
paierai en monnaie moins agréable.

FESTE.
Ma foi, tu as une main libérale. Ces sages, qui donnent
de l’argent aux fous, s’assurent une bonne réputation pour
un bail de quatorze ans.

Entrent sir André, sir Tobie et Fabien.

SIR ANDRÉ.
Enfin, monsieur, je vous ai retrouvé! Voilà pour vous.

à Sébastien.
Il frappe Sébastien.

SÉBASTIEN.
Eh bien, voilà pour toi, et enconre, et encore! Est-ce que
tous les gens sont fous ici?

Il bat sir André.

SIR TOBIE.
Arrêtez, monsieur, ou je jette votre dague par-dessus la
maison.

FESTE.
Je vais vite dire ça à madame: je ne voudrais pas être
dans l’une de vos cottes pour quatre sous.

Feste sort.

SIR TOBIE.
retenant Sébastien. Allons, monsieur, arrêtez.

SIR ANDRÉ.
Non, lâchez-le; je m’y prendrai avec lui d’une autre
façon; je lui intenterai une action pour voies de fait, s’il
existe des lois en Illyrie. Quoique je l’aie frappé le pre-
mier, peu importe.

SÉBASTIEN.
Ote ta main.

à sir Tobie.

SIR TOBIE.
Allons, monsieur, je ne vous lâcherai pas. Allons, mon
jeune soldat, rengaînez cette lame; vous êtes bien trempé;
allons.

SÉBASTIEN.
- Je me débarrasserai de toi. Il se dégage et met l’épée à la main.
Que prétends-tu maintenant? – Si tu oses me provoquer
encore, tire ton épée.

SIR TOBIE.
-Quoi! quoi! Allons, il faut que je vous tire une once
ou deux de ce sang insolent.

Il dégaîne.
Entre Olivia.

OLIVIA.
- Arrête, Tobie; sur ta vie, je te l’ordonne, arrête.

SIR TOBIE.
Madame!

OLIVIA.
- Vous serez donc toujours le même, méchant incorri-
gible, - fait pour les montagnes et les antres barbares –
où l’urbanité ne fut jamais prêchée! Hors de ma vue! –
Ne soyez pas offensé, cher Césario... – Rustre, va-t-en... Sortent sir Tobie, sir André et Fabien. A Sébastien.
Je t’en prie, doux ami, - que ta noble raison, et non ta
passion, te guide – en présence de cet incivil et inique
attentat – contre ton repos. Rentre avec moi; - et quand
tu sauras combien de folles équipées – a commises cet in-
fâme, tu – souriras de celle-ci. Viens, il le faut; - ne me
refus pas. Maudit soit-il, - d’avoir fait frémir en toi mon
pauvre coeur!

SÉBASTIEN.
- Quel sens a tout ceci? De quel côté va le courant? –
Ou je suis fou ou ceci est un rêve. – Soit! que l’illusion
continue de plonger mes sens dans son Léthé! – Si c’est pour
rêver ainsi, puissé- je dormir toujours!

OLIVIA.
Allons, viens, je te prie. Laisse-toi guider par moi.

SÉBASTIEN.
- Madame, je veux bien.

OLIVIA.
Oh! dis-le, et ainsi soit-il!

Ils sortent.

SCÈNE XVII.

[Dans la maison d’Olivia.]
Entrent Maria et Feste.

MARIA.
Ah çà, je t’en prie, mets cette soutane et cette barbe;
fais-lui accroire que tu es sir Topas, le curé; hâte-toi; je
vais chercher sir Tobie pendant ce temps-là.

Sort Maria.

FESTE.
endossant la soutane. Soit, je vais mettre ça, et me dissimuler là-dedans; plût
à Dieu que je fusse le premier qui eût dissimulé sous une
pareille robe! Je ne suis pas assez gras pour bien remplir
la fonction, ni assez maigre pour être réputé bon savant;
mais autant vaut être honnête homme et bon ménager
qu’homme habile et grand clerc. Voici les confédérés qui
entrent.

Entrent sir Tobie Belch et Maria.

SIR TOBIE.
Que Jupin te bénisse, monsieur le curé!

FESTE.
Bonos dies, sir Tobie; car, comme le disait fort spiri-
tuellement à une nièce du roi Gorboduc le vieil ermite de
Prague, qui n’avait jamais vu ni plume ni encre: Ce qui
est, est. Ainsi, moi, étant monsieur le curé, je suis mon-
sieur le curé. Car qu’est-ce que cela, sinon cela? Qu’est-ce
qu’être, sinon être? SIR TOBIE, montrant une pièce où est enfermé Malvolio.
A lui, sir Topas!

FESTE.
haussant la voix. Holà, dis-je! paix dans cette prison!

SIR TOBIE.
Le drôle contrefait à merveille; habile drôle!

MALVOLIO.
dans une chambre voisine. Qui appelle là?

FESTE.
Sir Topas, le curé, qui vient visiter Malvolio le luna-
tique.

MALVOLIO.
Sir Topas, sir Topas, bon sir Topas, allez trouver ma-
dame!

FESTE.
Dehors, démon hyperbolique! Comme tu tourmentes cet
homme! Tu ne parles donc que de dames?

SIR TOBIE.
Bien dit, monsieur le curé.

MALVOLIO.
Sir Topas, jamais homme ne fut à ce point outragé. Bon
sir Topas, ne croyez pas que je sois fou; ils m’ont enfermé
ici dans d’affreuses ténèbres.

FESTE.
Fi! déshonnête Satan! je t’appelle dans les termes les
plus modestes; car je suis de ces bonnes gens qui traietent
le diable même avec courtoisie. Tu dis que cette salle est
ténébreuse?

MALVOLIO.
Comme l’enfer, sir Topas!

FESTE.
Bah! elle a des fenêtres cintrées transparentes comme
des barricades; et les croisées du côté du sud-nord sont lus-
trées comme l’ébène; et pourtant tu te plains de l’obscurité!

MALVOLIO.
Je ne suis pas fou, sir Topas; je vous dis que cette salle
est ténébreuse.

FESTE.
Fol homme, tu erres; je dis, moi, qu’il n’y a pas d’autres
ténèbres que l’ignorance, dans laquelle tu es plus empêtré
que les Égyptiens dans leur brouillard.

MALVOLIO.
Je dis que cette salle est aussi ténébreuse que l’igno-
rance, l’ignorance fût-elle aussi ténébreuse que l’enfer; et
je dis qu’il n’y a jamais eu d’homme aussi indignement
traité; je ne suis pas plus fou que vous ne l’êtes; faites-en
l’épreuve dans un interrogatoire régulier.

FESTE.
Quelle est l’opinion de Pythagore concernant le volatile
sauvage?

MALVOLIO.
Que l’âme de notre grand’mère pourrait bien être logée
dans un oiseau.

FESTE.
Que penses-tu de son opinion?

MALVOLIO.
J’ai une noble idée de l’âme, et je n’approuve nulle-
ment son opinion.

FESTE.
Adieu. Reste toujours dans les ténèbres; je ne te recon-
naîtrai du bon sens que quand tu soutiendras l’opinion de
Pythagore, et quand tu craindras de tuer une bécasse de
peur de déposséder l’âme de ta mère-grand. Adieu!

MALVOLIO.
Sir Topas! Sir Topas!

SIR TOBIE.
Mon exquis sir Topas!

FESTE.
Dame, je nage dans toutes les eaux!

MARIA.
Tu aurais pu faire tout ça sans barbe ni soutane: il ne te
voit pas.

SIR TOBIE.
Parle-lui de ta voix naturelle, et tu viendras me dire
comment tu le trouves. Je voudrais que nous fussions con-
grûment dépêtrés de cette farce. S’il peut être mis en
liberté sans inconvénient, je désire qu’il le soit; car je
suis maintenant tellement mal avec ma nièce que je ne
puis sans imprudence pousser cette plaisanterie à l’extrême.
Viens tout à l’heure dans ma chambre.

Sir Tobie et Maria sortent.

FESTE.
chantant. Hé! Robin, joyeux Robin,
Dis-moi comment va ta dame.

MALVOLIO.
appelant. Fou!

FESTE.
Madame est insensible, pardi!

MALVOLIO.
Fou!

FESTE.
Hélas! pourquoi est-elle ainsi?

MALVOLIO.
Fou! m’entends-tu?

FESTE.
Elle en aime une autre...
Qui appelle? hein!

MALVOLIO.
Bon fou, si jamais tu voulus m’obliger, procure-moi une
chandelle, une plume, de l’encre, et du papier; foi de gen-
tilhomme, je vivrai pour te prouver ma reconnaissance.

FESTE.
Maître Malvolio!

MALVOLIO.
Oui, bon fou.

FESTE.
Hélas! monsieur, comment se fait-il que vous ayez perdu
vos cinq esprits?

MALVOLIO.
Fou, il n’y a jamais eu d’homme si notoirement outragé;
je suis dans mon bon sens, fou, aussi bien que toi.

FESTE.
Aussi bien seulement? Alors vous êtes en démence tout
de bon, si vous n’êtes pas plus dans votre bon sens qu’un
fou.

MALVOLIO.
Ils se sont emparés de moi, m’enferment dans les té-
nèbres, m’envoient des ministres, des ânes, et font tout
ce qu’ils peuvent pour me faire perdre l’esprit.

FESTE.
Faites attention à ce que vous dites; le ministre est là. Changeant de voix.
Malvolio, Malvolio, que les cieux restaurent tes esprits!
tâche de dormir et laisse-là ton vain charabias.

MALVOLIO.
Sir Topas!

FESTE.
variant ses intonations. N’échangez plus de paroles avec lui, mon bon ami...
Qui, moi, monsieur? je ne lui parle pas, monsieur.
Qu’Dieu v’s soit en aide, bon sir Topas!... Ma foi, amen!...
D’accord, monsieur, d’accord.

MALVOLIO.
appelant. Fou, fou, fou! entends-tu?

FESTE.
De grâce, monsieur, patience! Que voulez-vous, mon-
sieur? on me gronde quand je vous parle.

MALVOLIO.
Bon fou, procure-moi de la lumière et du papier; je
t’affirme que j’ai mon bon sens autant qu’homme en
Illyrie.

FESTE.
Hélas!... que ne l’avez-vous, monsieur!

MALVOLIO.
Je te jure que je l’ai. Bon fou, de l’encre, du papier, et
de la lumière; et puis transmets à madame ce que j’aurai
écrit; et jamais tu n’auras plus gagné à porter une lettre.

FESTE.
Je vais faire ça pour vous. Mais dites-moi franchement,
est-il vrai que vous n’êtes pas fou, ou faites-vous le malin?

MALVOLIO.
Crois-moi, je ne suis pas fou; je te dis la vérité.

FESTE.
Allons, je ne croirai plus un homme fou, que je n’aie
vu sa cervelle. Je vais vous chercher de la lumière, du
papier et de l’encre.

MALVOLIO.
Fou, je te récompenserai de la plus insigne manière; je
t’en prie, pars.

FESTE.
chantant. Je pars, monsieur,
Et tout à l’heure, monsieur,
Je reviens à vous,
Pour pourvoir à vos besoins,
En un clin d’oeil,
Comme l’antique bouffon,
Qui, avec un sabre de bois,
Dans sa rage et dans sa furie,
Comme un fol enfant,
Criait au diable: Ah! ha!
Rogne tes ongles, papa,
Adieu, bon cacochyme!

Il sort.

SCÈNE XVIII.

[Le jardin d’Olivia.]
Entre Sébastien.

SÉBASTIEN.
- Voici bien le grand air; voilà bien le glorieux soleil.
- Cette perle qu’elle m’a donnée, je la sens, je la vois; -
et quelle que soit l’extase qui m’enivre vinsi, - ce n’est
pas de la folie... Où est donc Antonio? – Je n’ai pas pu
le trouver à l’Éléphant; - pourtant il y a été, et j’ai reçu
là avis – qu’il était allé parcourir la ville pour me cher-
cher. – Ses utiles conseils en ce moment auraient été
de l’or pour moi; - car mon intelligence, aidée de mes
sens, a beau se rendre compte – qu’il y a ici quelque
erreur, et non de la folie; - pourtant cet accident, ce dé-
luge de bonnes fortunes – est tellement inouï, tellement
inexplicable – que je serais tenté de n’en pas croire mes
yeux – et de quereller ma raison qui se refuse – à ad-
mettre que je sois fou – ou que cette dame soit folle;
mais, si elle l’était, - elle ne pourrait pas gouverner sa
maison, commander à ses gens, - prendre en main les
affaires et les renvoyer dûment expédiées – avec ce calme,
cette mesure, cette fermeté – que je remarque dans toute
sa conduite; il y a là dessous – quelque énigme... Mais voici
la dame.

Entrent Olivia et un prêtre.

OLIVIA.
- Ne blâmez pas cette précipitation. Si vos intentions
sont bonnes, - venez maintenant avec moi et avec ce saint
homme – à la chapelle voisine; là, en sa présence, - et
sous ce toit consacré, - engagez-moi votre foi en pleine
assurance, - de sorte que mon âme trop jalouse et trop in-
quiète – puisse vivre en paix. Il gardera le secret de notre
union, - jusqu’à ce que vous vous décidiez à la rendre
publique; - et alors nous en ferons une célébration –
digne de ma naissance. Qu’en dites-vous?

SÉBASTIEN.
- Je suivrai ce bonhomme, et j’irai avec vous; - et,
vous ayant juré fidélité, je serai à jamais fidèle.

OLIVIA.
- Montrez-nous donc le chemin, bon père; et que le
ciel resplendissant – marque de tout son éclat l’acte que
je vais accomplir.

Ils sortent.

SCÈNE XIX.

[Une place devant la maison d’Olivia.]
Entrent Feste et Fabien.

FABIEN.
Maintenant, si tu m’aimes, laisse-moi voir cette lettre.

FESTE.
Bon monsieur Fabien, accordez-moi autre chose.

FABIEN.
Tout.

FESTE.
Ne me demandez pas à voir cette lettre.

FABIEN.
C’est comme si, après t’avoir donné mon chien, je te le
redemandais en récompense.

Entrent le duc, Viola, et les gens de la suite.

LE DUC.
Appartenez-vous à madame Olivia, mes amis?

FESTE.
Oui, monsieur; nous sommes de ses objets de luxe.

LE DUC.
Je te reconnais bien. Comment te trouves-tu, mon gar-
çon?

FESTE.
Ma foi, monsieur, je me trouve mieux de mes ennemis,
mais moins bien de mes amis.

LE DUC.
Juste le contraire! tu veux dire mieux de tes amis.

FESTE.
Non, monsieur, moins bien.

LE DUC.
Comment est-ce possible?

FESTE.
Dame, monsieur, mes amis me vantent et font de moi
un âne; mes ennemis au contraire me disent franchement
que je suis un âne; si bien que par mes ennemis, mon-
sieur, j’arrive à me mieux connaître moi-même, et que par
mes amis je suis abusé. Si donc, en fait de raisonnement
comme en fait de baisers, quatre négations valent deux af-
firmations, j’ai raison de dire que je me trouve moins bien
de mes amis et mieux de mes ennemis.

LE DUC.
Ah! voilà qui est excellent.

FESTE.
Ma foi non, monsieur, bien qu’il vous plaise d’être de
mes amis.

LE DUC.
Tu ne t’en trouveras plus mal: voici de l’or.

FESTE.
Si ce n’était vous engager à la duplicité, monsieur, je
vous prierais de faire récidive.

LE DUC.
Ah! tu me donnes là un mauvais conseil.

FESTE.
Pour cette fois, monsieur, mettez Votre Grâce dans votre
poche, et que la chair et le sang obéissent!

LE DUC.
Soit! je consens à commettre le péché de duplicité; voici
encore de l’or.

FESTE.
Primo, secundo, tertio! voilà le beau jeu! Un vieux pro-
verbe dit que le troisième coup répare tout. Le triplex, mon-
sieur, c’est une mesure fort dansante; les carillons de
Saint-Benoît vous le rappelleraient au besoin, monsieur.
Une, deux, trois!

LE DUC.
Pour le coup, vous ne m’escamoterez plus d’argent; si
vous voulez faire savoir à votre maîtresse que j’attends ici
pour lui parler, et si vous la ramenez avec vous, peut-
être ma munificence s’éveillera-t-elle encore.

FESTE.
Eh bien, monsieur, bercez votre munificence jusqu’à ce
que je revienne. Je pars, monsieur; mais je ne voudrais
pas que vous pussiez supposer que mon désir de posséder
est péché de convoitise; pourtant, comme vous dites, que
votre munificence fasse un petit somme, je vais le réveiller
tout à l’heure.

Il sort.
Entrent Antonio et des Officiers de justice.

VIOLA.
- Seigneur, voilà l’homme qui est venu à ma rescousse.

LE DUC.
- Je me rappelle bien sa figure; - pourtant, la dernière
fois que l’ai vue, elle était charbonnée, - comme la face
noire de Vulcain, par la fumée de la guerre; - il était le
capitaine d’un chérif navire – dont le faible tirant d’eau et
les proportions faisaient pitié; - et il a donné un si terri-
ble abordage – au plus noble bâtiment de notre flotte –
que l’envie même et la voix de la défaite – criaient: Hon-
neur et gloire à lui!... De quoi s’agit-il?

PREMIER OFFICIER.
- Orsino, voici cet Antonio – qui enleva de Candie le
Phénix et sa cargaison; - voici celui qui attaqua le Tigre
à cet abordage – où votre jeune neveu Titus perdit la
jambe; - ici, dans les rues, où l’égarait une impudence
désespérée, - au milieu d’une querelle particulière nous
l’avons arrêté.

VIOLA.
- Il m’a rendu service, seigneur, il a tiré l’épée pour
ma défense; - mais, à la fin, il m’a adressé d’étranges
paroles, - je ne sais plus quelles folies!

LE DUC.
- Insigne pirate! Écumeur d’eau salée! – Quelle folle
hardiesse t’a donc livré à la merci de ceux – qu’à des condi-
tions si sanglantes et si rigoureuses – tu as faits tes en-
nemis?

ANTONIO.
Orsino, noble seigneur, - permettez que je repousse les
noms que vous me donne; - jamais Antonio ne fut ni un
écumeur ni un pirate, - quoiqu’il soit, pour des motifs
suffisants, j’en conviens, - l’ennemi d’Orsino. Un sorti-
lége m’a attiré ici: - ce garçon ingrat entre tous, que
voilà, à votre côté, - je l’ai arraché à la bouche enragée et
écumante – de la rude mer. Il n’était plus qu’une épave
désespérée; - je lui donnai la vie, et, avec la vie, - mon
affection, sans réserve, sans restriction, - mon dévoue-
ment absolu. Pour lui, - par pure amitié, je me suis ex-
posé – aux dangers de cette ville ennemie; - j’ai tiré
l’épée pour le défendre quand il était attaqué; - j’ai été
arrêté, et c’est alors qu’inspiré par une lâche dissimulation,
- ne voulant pas partager mes périls, - il m’a renié en face,
- et qu’il est devenu, en un clin d’oeil, comme un étranger –
qui m’eût perdu de vue depuis vingt ans; il m’a refusé ma
propre bourse, - que j’avais mise à sa disposition – une
demi-heure à peine auparavant.

VIOLA.
Comment cela se pourrait-il?

LE DUC.
- Quand est-il arrivé dans cette ville?

ANTONIO.
- Aujourd’hui, milord; et depuis trois mois, - sans
intérim, sans interruption même d’une minute, - nuit et
jour nous avons vécu ensemble.

Entrent Olivia et sa suite.

LE DUC.
- Voici venir la comtesse; maintenant, le ciel marche
sur la terre!... – Quant à toi, l’ami, l’ami, tes paroles sont
folie pure: - il y a trois mois que ce jeune homme est à
mon service. – Mais nous reparlerons de ça tout à l’heure.
Qu’on le tienne à l’écart.

OLIVIA.
- Que désire mon seigneur qu’il ne puisse obtenir? –
Et quel service Olivia peut-elle lui rendre? A Viola.
- Césario, vous ne tenez pas votre promesse.

VIOLA.
- Madame?

LE DUC.
Gracieuse Olivia...

OLIVIA.
- Que dites-vous, Césario?... Monseigneur...

VIOLA.
- Mon seigneur veut parler, mon devoir m’impose si-
lence.

OLIVIA.
- Si c’est encore la même chanson, monseigneur, - elle
est aussi fastidieuse et aussi désagréable à mon oreille –
qu’un hurlement après une musique.

LE DUC.
Toujours aussi cruelle?

OLIVIA.
- Toujours aussi constante, milord.

LE DUC.
- Dans quoi? dans la perversité! Femme implacable, -
à vos autels ingrats et néfastes – mon âme n’a-t-elle pas
murmuré les offres les plus ferventes – que jamais ait ima-
ginées la dévotion? Que puis-je faire?

OLIVIA.
- Ce que voudra monseigneur, pourvu que ce soit digne
de lui.

LE DUC.
- Pourquoi, si j’en avais le coeur, ne ferais-je pas –
comme le bandit d’Égypte au moment de mourir, - et ne
tuerais-je pas ce que j’aime? Jalousie sauvage, - mais
qui parfois a de la noblesse! Écoutez ceci: - puisque vous
jetez ma foi au rebut, et que je crois connaître l’instru-
ment – qui me retire ma place légitime dans votre faveur,
- vivez, vivez toujours, despote au coeur de marbre; -
mais ce mignon que vous aimez, je le sais, - et que moi-
même, j’en jure par le ciel, je chéris tendrement, - je
vais l’arracher à ce regard cruel – où il trône pour l’humi-
liation de son maître. – Viens, page, viens avec moi; mes
pensées sont mûres pour l’immolation; - je vais sacrifier
l’agneau que j’aime, - pour dépiter cette colombe au coeur
de corbeau!

Il va pour sortir.

VIOLA.
le suivant. - Et moi, avec joie, avec bonheur, avec empressement,
- je subirais mille morts pour vous rendre le repos.

OLIVIA.
- Oú va Césario?

VIOLA.
Avec celui que j’aime, - plus que mes yeux, plus que
ma vie, - plus, bien plus que je n’aimerai jamais aucune
femme. – Si je mens, vous, témoins d’en haut, - punissez
ma vie de cet outrage à mon amour!

OLIVIA.
- Malédiction sur moi! Comme je suis trabie!

VIOLA.
Qui vous trahit? qui vous offense?

OLIVIA.
- T’es-tu donc oublié toi-même? Ya-t-il si longtemps?...
- Qu’on fasse venir le saint pasteur.

Un valet sort.

LE DUC.
à Viola. Viens!

OLIVIA.
- Où cela, monseigneur?... Césario, mon mari, arrête!

LE DUC.
- Votre mari!

OLIVIA.
Oui, mon mari. Peut-il nier cela?

LE DUC.
à Viola. - Son mari, drôle?

VIOLA.
Non, monseigneur. Moi! non.

OLIVIA.
- Hélas! c’est la bassesse de ta peur – qui te fait
étouffer ta dignité. – Ne crains rien, Césario, porte haut ta
fortune; - sois ce que tu sais être, et alors tu seras – aussi
grand que celui que tu crains. Rentrent le Prêtre et le valet.
Oh! tu es le bienvenu, mon père!... – Mon père, je te
somme, au nom de ton ministère sacré, - de révéler ici
ce que tu sais; nous avions l’intention – de garder ce
secret, mais la force des choses – le décèle avant qu’il soit
mûr; dis donc – ce qui s’est passé tout à l’heure entre ce
jeune homme et moi.

LE PRÊTRE.
- Un contrat inviolable d’éternel amour, - confirmé
par la mutuelle étreinte de vos mains, - attesté par le saint
contact de vos lèvres, - fortifié par l’échange de vos an-
neaux; - et toutes les cérémonies de cet engagement – ont
été scellées de mon témoignage dans l’exercice de mon
ministère. – Ma montre me dit que depuis lors je n’ai fait
vers ma tombe – que deux heures de chemin.

LE DUC.
à Viola. - Ah! petit hypocrite! que seras-tu donc, - quand le
temps aura fait grisonner tes cheveux? – Prends-y garde,
une perfidie à ce point précoce – pourrait bien te précipiter
dans tes propres embûches! – Adieu; prends-la; mais
dirige tes pas – là où, toi et moi, nous ne puissions plus
nous rencontrer.

VIOLA.
- Monseigneur, je proteste...

OLIVIA.
Oh! ne jure pas; - garde un peu d’honneur, si exces-
sive que soit ta crainte.

Entre sir André Aguecheek, la tête écorchée.

SIR ANDRÉ.
Pour l’amour de Dieu, un chirurgien; envoyez-en un
immédiatement à sir Tobie.

OLIVIA.
Qu’y a-t-il?

SIR ANDRÉ.
Il m’a fendu la tête, et il a également mis en sang le
toupet de sir Tobie. Pour l’amour de Dieu, du secours! Je
voudrais pour quarante livres être chez moi.

OLIVIA.
Qui a fait cela, sir André?

SIR ANDRÉ.
Un gentilhomme du comte, un certain Césario. Nous
l’avions pris pour un couard, et c’est le diable incarné.

LE DUC.
Mon gentilhomme Césario?

SIR ANDRÉ.
Vive Dieu! le voilà. A Viola.
Vous m’avez rompu la tête pour rien; ce que j’ai fait,
j’ai été poussé à le faire par sir Tobie.

VIOLA.
- Pourquoi me parlez-vous ainsi? Je ne vous ai jamais
fait de mal. – Vous avez, sans cause, tiré l’épée contre
moi; - mais je vous ai parlé doucement, et je ne vous ai
pas fait de mal. –

SIR ANDRÉ.
Si un toupet en sang fait mal, vous m’avez fait du mal;
je vois que pour vous un toupet en sang n’est rien. Entre sir Tobie, ivre, conduit par Feste.
Voici sir Tobie qui arrive clopin-clopant; vous allez en
apprendre d’autres; mais, s’il n’avait pas tant bu, il vous
aurait chatouillé d’une autre manière.

LE DUC.
Eh bien, gentilhomme! qu’avez-vous donc?

à sir Tobie.

SIR TOBIE.
Ce n’est rien: il m’a blessé, voilà tout. A Feste.
Sot, as-tu vu Dick le chirurgien, sot?

FESTE.
Oh! il est ivre, sir Tobie, depuis une heure; ses prunelles
étaient déjà allumées à huit heures du matin.

SIR TOBIE.
Alors! c’est un coquin. Après un menuet et une pavane,
ce que je hais le plus, c’est un coquin ivre.

OLIVIA.
Qu’on l’emmène. Qui est-ce qui les a mis dans ce déplo-
rable état?

SIR ANDRÉ.
Je vais vous assister, sir Tobie; nous allons être pansés
ensemble.

SIR TOBIE.
M’assister! Tête d’âne, bonnet de fou, faquin, faquin éti-
que, buse!

OLIVIA.
- Qu’on le mette au lit, et qu’on prenne soin de sa bles-
sure!

Sortent Feste, sir Tobie et sir André.
Entre Sébastien.

SÉBASTIEN.
- Je suis fâché, madame, d’avoir blessé votre parent; à Olivia.
- mais, eût-il été le frère de mon sang, - je n’aurais pas
pu moins faire par prudence et pour ma sûreté. – Vous
me regardez d’un air étrange, et – je vois par là que je
vous ai offensée. – Pardonnez-moi, charmante, au nom
même des voeux – que nous nous sommes adressés l’un à
l’autre, il y a si peu de temps.

LE DUC.
- Même visage, même voix, même habillement, et deux regardant Sébastien et Viola.
personnes! – Réfraction naturelle qui est et n’est pas!

SÉBASTIEN.
- Antonio, ô mon cher Antonio, - comme les heures
m’ont torturé et tenaillé, - depuis que je t’ai perdu!

ANTONIO.
Êtes-vous Sébastien?

SÉBASTIEN.
En doutez-vous, Antonio?

ANTONIO.
- Comment avez-vous pu vous partager ainsi? – Une
pomme, coupée en deux, n’a pas de moitiés plus jumelles-
que ces deux créatures. Lequel est Sébastien?

OLIVIA.
Rien de plus prodigieux!

SÉBASTIEN.
regardant Viola. - Est-ce moi qui suis là?... Je n’ai jamais eu de frère,
- et je n’ai pas dans mon essence le don divin – d’ubi-
quité. J’avais une soeur – que les vagues et les flots aveu-
gles ont dévorée... A Viola.
- De grâce, quel parent ai-je en vous? – quel compa-
triote? quel est votre nome, quelle est votre famille!

VIOLA.
- Je suis de Messaline. Sébastien était mon père; - un
Sébastien aussi était mon frère: - c’est ainsi vêtu qu’il est
descendu dans sa tombe houleuse. – Si les esprits peuvent
assumer une forme et un costume, - vous êtes apparu pour
nous effrayer.

SÉBASTIEN.
Je suis un esprit, en effet, - mais revêtu des propor-
tions grossières – que je tiens de la matrice. – Si vous
étiez une femme, tout s’accorde si bien du reste – que je
laisserais couler mes larmes sur vos joues, - en m’écriant:
Sois trois fois la bienvenue, naufragée Viola!

VIOLA.
- Mon père avait un signe sur le front.

SÉBASTIEN.
Et le mien également.

VIOLA.
- Et il mourut le jour même où Viola depuis sa nais-
sance – comptait treize années.

SÉBASTIEN.
- Oh! ce souvenir est vivant dans mon âme! – Il acheva,
en effet, son action mortelle – le jour où ma soeur atteignit
treize ans.

VIOLA.
- Si le seul obstacle à notre bonheur mutuel – est cet
habillement masculin usurpé par moi, - ne m’embrassez
pas, que toutes les circonstances – de lieux, de temps, de
fortune, n’aient concouru à prouver – que je suis Viola.
Afin de vous le démontrer, - je vais vous mener dans cette
ville voir un capitaine – chez qui sont déposés mes vête-
ments de fille; c’est par son généreux secours – que j’ai
été sauvée pour servir ce noble comte. – Depuis lors tou-
tes les occupations de ma vie – ont été partagées entre cette
dame et ce seigneur.

SÉBASTIEN.
- Il résulte de là, madame, que vous vous êtes méprise; à Olivia.
- mais la nature en cela a suivi sa pente. – Vous vouliez
vous unir à une vierge; - et, sur ma vie, nous n’aurez pas
été décue dans ce désir, - car vous avez épousé à la fois
homme et vierge.

LE DUC.
- Ne restez pas confondue: il est de sang vraiment no-
ble. – Si tout cela est vrai, comme la réflexion le fait croire,
- j’aurai ma part dans ce très-heureux naufrage. A Viola.
- Page, tu m’as dit mille fois – que tu n’aimerais ja-
mais une femme à l’égal de moi.

VIOLA.
- Et tout ce que j’ai dit, je veux le jurer mille fois; -et
tous ces serments, mon âme les gardera aussi fidèlement-
que ce globe radieux garde la flamme – qui distingue le
jour de la nuit.

LE DUC.
Donne-moi ta main, - et que je te voie sous tes vête-
ments de femme.

VIOLA.
- Le capitaine qui m’a amenée sur ce rivage, - a mes
habits de fille; il est maintenant en prison – pour je ne
sais quelle affaire, à la requête de Malvolio, - un gentil-
homme de la suite de madame.

OLIVIA.
- Malvolio le fera élargir... Qu’on aille chercher Malvo-
lio! – mais, hélas! je me rappelle à présent, - on dit
qu’il est tout à fait dérangé, le pauvre homme. Rentre Feste, tenant une lettre à la main, et accompagné de Fabien.
- L’exaltation de mon propre délire – avait absolument
banni le sien de ma mémoire. A Feste.
Comment est-il, maraud?

FESTE.
En vérité, madame, il tient Belzébuth à distance, aussi
bien que peut le faire un homme dans son cas. Il vous a écrit
un lettre; j’aurais dû vous la remettre ce matin; mais,
comme les épîtres d’un fou ne sont pas des évangiles, peu
importe quand elles sont remises.

OLIVIA.
Ouvre-la, et lis-la.

FESTE.
Attendez-vous donc à être pleinement édifiée, du moment
que le bouffon sert d’interprète au fou. Il lit avec des gestes et une voix d’extravagant.
Par le ciel, madame...

OLIVIA.
Ah çà, es-tu fou?

FESTE.
Non, madame; mais je lis des folies; si Votre Excellence
veut que je le fasse comme il faut, elle doit permettre que
j’y mette le ton.

OLIVIA.
Je t’en prie, lis raisonnablement.

FESTE.
C’est ce que je fais, madone; pour le lire raisonnable-
ment, il faut que je lise ainsi. Ainsi attention, ma prin-
cesse, et prêtez l’oreille.

OLIVIA.
Lisez-la, vous, maraud.

à Fabien.

FABIEN.
lisant. Par le ciel, madame, vous me faites injure, et le monde
le saura; quoique vous m’ayez mis dans les ténèbres et que
vous ayez donné à votre ivrogne d’oncle tout pouvoir sur
moi, je n’en jouis pas moins de mon bon sens, tout aussi
bien que Votre Excellence. J’ai la lettre de vous qui m’a
prescrit la tenue que j’ai prise; et, grâce à cette lettre, je ne
doute pas de me justifier grandement ou de vous confondre
grandement. Pensez de moi ce que vous voudrez. Je mets la
déférence un peu de côté, et je parle sous l’inspiration de
mon injure.
{}Le furieusement maltraité,

OLIVIA.
A-t-il écrit cela?

FESTE.
Oui, madame.

LE DUC.
Cela ne sent guère la démence.

OLIVIA.
- Faites-le délivrer, Fabien, et amenez-le. Sort Fabien.
- Monseigneur, veuillez, toute réflexion faite, - m’a-
gréer pour soeur comme vous m’eussiez agréée pour femme.
- Le même jour couronnera, s’il vous plaît, cette double
alliance, - ici, dans ma maison et à mes frais.

LE DUC.
- Madame, j’accepte votre offre avec le plus grand em-
pressement. A Viola.
- Votre maître vous donne congé; mais, en retour des
services que vous lui avez rendus, - services si opposés
à la nature de votre sexe, - si fort au-dessous de votre
délicate et tendre éducation, - puisque vous m’avez ap-
pelé si longtemps votre maître, - voici ma main! Vous
serez désormais – la maîtresse de votre maître.

OLIVIA.
Et ma soeur... Vous êtes bien elle?

Fabien rentre avec Malvolio.

LE DUC.
Est-ce là le fou?

OLIVIA.
Oui, monseigneur, lui-même. – Comment va, Mal-
volio?

MALVOLIO.
Madame, vous m’avez fait injure, - une injure no-
{}toire.

OLIVIA.
Moi, Malvolio? non.

MALVOLIO.
- Vous-même, madame. Jetez les yeux sur cette lettre,
je vous prie. – Vous ne pouvez pas nier que ce ne soit là
votre écriture; - ayez une autre écriture, un autre style,
si vous pouvez! – Ou encore dites que ce n’est pas votre ca-
chez, votre tour. – Vous ne pouvez contester rien de tout
ça. Eh bien, convenez-en donc; - et expliquez-moi, dans
toute la mesure de l’honneur, - pourquoi vous m’avez
donné des marques de faveur aussi éclatantes, - en me di-
sant de venir à vous le sourire aux lèvres, les jarretières
en croix, - de mettre des bas jaunes et de regarder de haut
- sir Tobie et les gens subalternes. – Puis, quand j’ai
obéi dans un déférent espoir, - pourquoi avez-vous per-
mis que je fusse emprisonné, - enfermé dans une chambre
noire, visité par un prêtre, - et que je devinsse le plastron
le plus ridicule – que jamais mystification ait joué? Expli-
quez-moi pourquoi.

OLIVIA.
- Hélas! Malvolio, cette écriture n’est pas la mienne, -
bien que, je le confesse, elle lui ressemble beaucoup; -
mais sans nul doute c’est la main de Maria. – Et, je me
rappelle maintenant, c’est elle – qui tout d’abord m’a dit
que tu étais fou; et alors tu es arrivé tout souriant, - et
avec toutes les allures qui t’étaient prescrites – dans la
lettre. Je t’en rpie, calme-toi; - c’est un tour des plus
malicieux qu’on t’a joué là; - mais, quand nous en connaî-
trons les motifs et les auteurs, - je veux que tu sois juge
et partie – dans ta propre cause.

FABIEN.
Bonne dame, veuillez m’écouter; - et ne permettez pas
qu’aucune querelle, aucune dispute ultérieure – trouble
cette heure propice – dont je suis émerveillé. Dans cet es-
poir, - j’avouerai très-franchement que c’est moi-même et
Tobie – qui avons imaginé ce complot contre Malvolio –
en expiation de certains procédés fâcheux et discourtois –
que nous avions à lui reprocher. Maria a écrit – la lettre,
sur les instances pressantes de sir Tobie – qui, pour l’en
récompenser, l’a épousée. – Quelque malicieuse qu’ait été
la farce qui a suivi, - on reconnaîtra qu’elle doit exciter le
rire plutôt que la rancune, - si l’on pèse impartialement
les torts – qu’il y a eu des deux côtés.

OLIVIA.
à Malvolio. - Hélas! pauvre dupe! comme il t’on bafoué!

FESTE.
se tournant vers Malvolio. Dame, il en est qui naissent grands, il en est d’autres qui
acquièrent les grandeurs, et d’autres à qui elles s’imposent.
Je jouais, monsieur, dans cet intermède, un certain sir
Topas, monsieur; mais c’est égal. Par le ciel, fou, je ne
suis pas en démence. Mais aussi vous souvenez-vous? Ma-
dame, pourquoi vous amusez-vous d’un si chétif coquin?
Dès que vous ne souriez plus, il est bâillonné. Et c’est ainsi
que le tour de roue du temps amène les représailles.

MALVOLIO.
- Je me vengerai de toute votre clique.

Il sort.

OLIVIA.
- Il a été bien notoirement mystifié.

LE DUC.
- Courez après lui, et engagez-le à faire la paix. – Il ne
nous a encore rien dit du capitaine. – Quand cette affaire
sera éclaircie et que le radieux moment sera venu, - une
solennelle union sera faite – de nos chères âmes... D’ici
là, charmante soeur, - nous ne nous en irons pas d’ici...
Césario, venez; - car vous resterez Césario, tant que vous
serez un homme; - mais, dès que vous apparaîtrez sous
d’autres vêtements, - vous serez la bien-aimée d’Orsino et
la reine de ses caprices.

Ils sortent.

FESTE.
chantant. Quand j’étais tout petit garçon,
Par le vent, le pluie, hé! ho!
Une folie n’était qu’enfantillage,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je vins à l’état d’homme,
Par le vent et la pluie, hé! ho!
Contre filou et voleur chacun fermait sa porte,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je vins, hélas! à prendre femme,
Par le vent et la pluie, hé! ho!
Jamais dissipation ne put me réussir,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je venais à mon lit,
Par le vent et la pluie, hé! ho!
Avec des buveurs toujours je m’étais soûlé.
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Jà dès longtemps le monde a commencé,
Par le vent et la pluie, hé! ho!
Mais peu importe; notre pièce est finie,
Et nous tâcherons de vous plaire tous les jours.

Il sort.
FIN DE CE QUE VOUS VOUDREZ.