John Webster, The White Devil

Le démon blanc (Vittoria Corombona)




Edición filológica utilizada:
John Webster, Le démon blanc (vittoria Corombona) suivi de La duchesse d’Amalfi, trad. de Camille Cè, París, La Renaissence du livre, 1900.
Procedencia:
Texto base
Edición digital a cargo de:
  • Soler Sasera, Eva (Artelope)

Personnages

MONTICELSO, cardinal, plus tard Pape.
FRANCISCO DE MÉDICIS, duc de Florence
BRACHIANO, (ou PAULO GIORDANO URSINI, duc de Brachiano), mari d’Isabella.
GIOVANNI, son fils
Le comte LODOVICO
CAMILLO, époux de Vittoria
FLAMINEO, frère de Vittoria, secrétaire de Brachiano
MARCELLO, frère de Vittoria, de la suite de Francisco de Médicis
HORTENSIO
ANTONELLI
GASPARO
FARNESE
CARLO
PEDRO
courtisans
LE DOCTEUR
L’AVOCAT
LE MAGICIEN
JACQUES
JULIO
CHRISTOPHERO
AMBASSADEURS
MÉDECINS
OFFICIERS
gens de l’ escorte
ISABELLA, soeur de Francisco de Médicis, femme de Brachiano
VITTORIA COROMBONA, mariée en premières noces à Camillo, puis à Brachiano
CORNELIA, mère de Vittoria, de Flamineo et de Marcello
ZANCHE, fille mauresque, suivante de Vittoria
La Supérieure de la maison des Repenties

Acte I

PREMIER TABLEAU

Une rue à Rome.
LE COMTE LODOVICO, ANTONELLI ET GASPARO.

LODOVICO
Banni!

ANTONELLI
J’eus grande affliction d’entendre cet arrêt.

LODOVICO
Ah! ah! ô Démocrite, ce sont tes dieux qui gouvernent l’univers! Récompense et châtiment de cour! La Fortune est une fière catin: le peu qu’elle donne elle le dispense par petits lots afin de pouvoir rafler le tout d’un coup de patte. Voilà ce que c’est que d’avoir des ennemis chez les grands – Dieu le leur rende! La louve ne se montre vraiment louve qu’affamée.

GASPARO
Ceux que vous qualifiez d’ennemis sont de rang princier.

LODOVICO
Oh! je prie pour eux! La foudre violente est adorée par ceux qu’elle écrase.

ANTONELLI
Voyons, monseigneur, vous avez été condamné non sans justice: jetez seulement un regard au fond de votre vie passée; vous avez en trois ans ruiné le plus noble comté!

GASPARO
Vos compagnons de fête vous ont avalé comme un baume de momie , puis écoeurés de cette drogue abominable, ils vous vomissent maintenant dans le ruisseau.

ANTONELLI
Par tous les degrés de la beuverie vous avez roulé en titubant. Il y a tel citoyen possesseur de deux beaux manoirs qui vous appelait maître rien que pour votre caviar.

GASPARO
Ces gentilshommes que vous traitiez naguère à vos orgies où c’est tout juste si le phénix échappait à votre goinfrerie, se rient de votre misère, comme s’ils pressentaient qu’en vain météore, attiré loin de la terre, vous passeriez vite évanoui dans l’espace.

ANTONELLI
lls se gaussent de vous, content qu’on vous a engendré dans un tremblement de terre, puisque vous n’avez fait que ruine de si beaux domaines.

LODOVICO
A merveille! Voilà les deux seaux du puits et j’en dois subir les douches alternativement.

GASPARO
Qui pis est, vous avez commis ici même, à Rome certains meurtres de sanglante horreur.

LODOVICO
Las! simples morsures de puce! Pourquoi alors, n’ont-ils pas demandé ma tête?

GASPARO
Oh! Monseigneur! souvent la loi use d’un moyen terme; elle ne juge pas toujours bon de laver dans le sang les crimes les plus cruels; cette mansuétude dans la pénitence peut à la fois mettre un terme à vos péchés et par cet exemple âmender la malice de ces temps.

LODOVICO
Soit. Mais je m’étonne alors que certains grands échappent au banissement. Voilà Paulo Giordano Ursini, duc de Brachiano, qui est maintenant à Rome et qui cherche par des séductions secrètes et malpropres à souiller l’honneur de Vittoria Corombona, de cette Vittoria qui eût pu, d’un baiser, obtener mon pardon du duc.

ANTONELLI
Montrez-vous homme. On sait que les arbres ne portent pas de fruits aussi doux aux lieux où on les planta d’abord qu’à ceux où on les transplante. Les parfums, plus on les échauffe, plus ils exhalent d’agréables senteurs; de même, les épreuves forcent la vertu à se révéler ou vraie ou de mauvais aloi.

LODOVICO
Laissez là ces consolations imagées. Si jamais je reviens, je découperai de belle broderie à l’italienne dans leurs boyaux.

GASPARO
Oh! messire!

LODOVICO
Je suis patient. J’en ai vu de ces gens, près d’être exécutés, distribuer des sourires et de l’argent et plaisanter familièrement avec le valet du bourreau: ainsi fais-je: je remercie mes ennemis et les tiendrais pour fort généreux, s’ils m’expédiaient vite dans l’autre monde.

ANTONELLI
Adieu donc; nous trouverons bien l’occasion, je n’en doute pas, de vous faire rappeler de votre exil.

LODOVICO
Je vous en suis éternellernent obligé. Voilà bien la charité du monde; usez-en donc, de grâce: les grands vendent ainsi les moutons pour qu’on les dépèce, non sans les avoir, au préalable, fait tondre à ras et en avoir vendu la laine.

(Ils sortent.)

DEUXIEME TABLEAU

Une salle chez Camillo. Sonnerie de trompettes.
BRACHIANO, CAMILLO, FLAMINEO, VITTORIA COROMBONA et leur suite.

BRACHIANO
Je vous souhaite le meilleur des repos.

VITTORIA
A Monseigneur le duc, nos meilleurs hommages. Gardes, des flambeaux! escortez le duc.

(Camilla et Vittoria se retirent.)

BRACHIANO
Flamineo!

FLAMINEO
Monseigneur?

BRACHIANO
Je suis perdu, Flamineo.

FLAMINEO
Poursuivez vos nobles désirs; pour vous servir, je suis vif comme l’éclair (dans un chuchotement) O monseigneur, la belle Vittoria, ma soeur, toute heureuse, à l’instant, va vous donner audience. Messieurs, renvoyez le carrosse, il plait au duc que vous éteigniez toutes vos torches et que vous vous retiriez.

(Les gens se retirent.)

BRACHlANO
Aurions-nous tant de bonheur?

FLAMINEO
Comment en serait-il autrement? Avez-vous point remarqué ce soir, mon honoré seigneur, comme partout où vous alliez, elle vous suivait des yeux? Je me suis déjà abouché avec sa suivante, Zanche la Mauresque; et elle est prodigieusement fière de servir une flamme si ardente.

BRACHIANO
Notre bonheur dépasse notre espérance, comme notre mérite.

FLAMINEO
Votre mérite! Nous pouvons à présent causer librement- dépasse votre mérite! Qui peut vous faire douter? Sa pudique réserve? mais c’est le masque du désir chez la plupart des femmes; et pourquoi ces dames rougiraient-elles d’entendre nomer ce qu’elles n’ont crainte d’attoucher? Oh! elles sont fines! Elles savent que s’ accroît notre désir par la dificulté de la jouissance, tandis que l’assouvissance émousse la passion, la lasse et l’ assoupit. Si à la cour le guichet de l’office était constamment ouvert, on ne verrait point cet attroupement avide, ni cette ardeur de gens qui ont soif.

BRACHIANO
Oui, mais il y a son jaloux.

FLAMINEO
Qu’il aille se faire pendre! un doreur qui a la cervelle avariée par le vif-argent n’a pas le foie plus pâle: il ne vole pas dans les tournois plus de plumes des panaches, qu’il n’a perdu de cheveux, de l’aveu même de son médecin: un joueur irlandais qui va jouer jusqu’à sa chemise et risquerait le reste n’est pas plus perdu et vidé, et il est si incapable de plaire à une femme, qu’a la manière d’un pourpoint hollandais, tout son dos fond dans son haut-de-chausses. Muchez-vous dans ce cabinet, mon bon seigneur; il faut inventer quelque expédient pour séparer mon beau-frère de sa belle compagne de lit.

BRACHIANO
Ah! si elle allait ne pas venir!

FLAMINEO
Je ne veux pas voir votre Seigneurie si éperdument amoureuse. J’ai moi-même aimé d’amour une dame de qualité, et la poursuivais de protestations ingénues, alors que trois ou quatre galants qui l’avaient possédée, désiraient s’ en débarrasser et de très bon coeur. C’est tout juste comme une volière d’été dans un jardin; les oiseaux qui sont dehors désespèrent d’y jamais entrer, et ceux qui sont dedans désespèrent et languissent dans la crainte de n’en jamais sortir Disparaissez, monseigneur; voyez, l’autre approche. (Brachiano sort.) Ce bonhomme, à en juger par son accoutrement, d’aucuns le prendraient pour un fin politique: mettez son esprit à l’épreuve, vous ne découvrirez plus qu’un âne sous son harnachement.

(Camillo entre.)

FLAMINEO
Hola! mon frère? on s ‘achemine vers le lit de sa tendre épouse?

CAMILLO
Nenni, je vous assure, mon frère: le but de mon voyage est plus au nord, vers de plus froids climats; je n ‘ai pas souvenance, je vous avoue, de la dernière fois que je couchai avec elle.

FLAMINEO
Bien étrange que vous vous trompiez dans vos comptes.

CAMILLO
Nous ne couchâmes jamais ensemble, qu’ avant l’aube il ne se creusât un fossé entre nous.

FLAMINEO
C’eût été votre rôle de combler la brèche.

CAMILLO
C’est juste, mais elle répugne à m’y voir.

FLAMINEO
Mais alors, messire, de quoi s’agit-il?

CAMILLO
Le duc, votre maître, m’honore de sa visite; je l’en remercie; et je m’aperçois bien, qu’ en joueur de boules passionné, il se penche dans son ardeur du côté où il voudrait voir rouler sa boule.

FLAMINEO
J’ espère que vous n’allez pas croire ...

CAMILLO
Que les grands seigneurs, en jouant font habilement les généreux? ma foi, je vois bien de quel côté penche sa joue; elle voudrait bien faire cochonnet avec ma femme.

FLAMINEO
Voulez-vous faire l’âne en dépit de votre Aristote? ou devenir cocu, contrairement à vos éphémérides qui vous montrent sous quelle souriante étoile, enfant, vous fûtes mis au maillot?

CAMILLO
Peuh! peuh! monsieur, n’allez pas me parler d ‘étoiles ni d’éphémérides: un homme peut fort bien être cocufié en plein jour, quand les yeux des étoiles sont fermés.

FLAMINEO
Messire, Dieu vous garde; je vous laisse à votre oreiller consolateur, rembourré de râpure de cornes.

CAMILLO
Mais mon frère!

FLAMINEO
Que Dieu me damne, si j’ai d’autre avis à vous donner comme ligne de conduite que de mettre votre femme sous clef.

CAMILLO
Ce serait fort bien fait.

FLAMINEO
De la barricader et de lui interdire la vue des fêtes de cour.

CAMILLO
A merveille!

FLAMINEO
De ne la laisser se rendre à l’église, que comme un chien en laisse, derrière vos talons.

CAMILLO
Bon moyen de sauvegarder son honneur!

FLAMINEO
Et alors vous seriez certain avant quinze jours, malgré toute sa chasteté et son innocence, d’être cocufié, ce qui reste encore une affaire en suspens. Voilà mon avis et je ne vous réclame pas d’honoraires.

CAMILLO
Allons, vous ne savez pas où le bât me blesse, où mon bonnet de nuit me serre.

FLAMINEO
Portez-le à la vieille mode, vos larges oreilles dépassant, plus à votre aise; mais, je suis trop cruel; sevrer votre femme de ses plaisirs! non, jamais femmes ne sont plus volontiers ni plus glorieusement chastes que lorsqu’on les gêne moins dans leurs libres mouvements. Vous feriez, il paraît, un beau jaloux capricieux, toujours en grands calculs; prenez donc la hauteur de vos cornes avec un astrolabe, devant qu’elles ne soient poussées. Ces enclos où malins parquent les pauvres brebis provoquent plus de rébellion dans la chair que tous les électuaires excitants que les médecins ont mis en vente depuis le dernier jubilé.

CAMlLLO
Ceci ne me guérit point.

FLAMINEO
Il paraît que vous êtes vraiment jaloux. Je vais vous prouver votre erreur par un exemple familier. J’ai connu une paire de lunettes fabriquées avec une telle science de l’optique, que si vous déposiez sur la tahle un sol de douze deniers, il vous semblait en voir vingt. Or donc, si vous portiez des lunettes comme celles-là et voyiez votre femme occupée à renouer son soulier, vous vous imagineriez voir vingt mains troussant ses cottes et cela vous jetterait dans une terrible fureur sans motif.

CAMILLO
L’erreur ici, monsieur, n’est point dans la vue.

FLAMINEO
C’est vrai, mais ceux qui ont la jaunisse voient tout en jaune. La jalousie est bien pire; ses accès de fièvre offrent aux yeux, comme autant de bulles dans une bassine d’eau, vingt grimaces différentes; souventes fois elle fait de l’ombre même de l’homme, son propre cocufieur. La voici qui s’en vient: (Vittoria Corombona rentre) quelle raison avez-vous d’être jaloux de cette créature? Quel âne bâté ou quel goujat flatteur on pourrait l’appeler, celui qui adresserait des sonnets à ses yeux, comparerait son front à la neige de l’Ida ou l’ivoire de Corinthe, ou sa chevelure au bec d’un merle quand elle ressemble plutôt à son plumage . Allons, c’ est fini; soyez sage; je vous veux mettre d’accord; et vous irez ensemble au lit. Mais attention, morbleu, n’allez pas le Iui demander; ah! c’est le point capital; promenez-vous à l’écart: je ne voudrais pas qu’on vous vît en cette affaire (Camillo se retire - Flamineo à voix basse :) Ma soeur, monseigneur vous attend dans la salle des festins. (Haut) Votre mari est fort peu satisfait.

VITORIA
Je n’ai rien fait qui peut lui déplaire; c’est moi qui à souper ce soir, l’ai servi; j’ai découpé ses mets ...

FLAMINEO
(bas) Soin inutile de les lui couper, ma foi; on le dit déjà chaponné. ll faut maintenant que je fasse mine de vous quereller. (haut) Faut-il qu’un gentilhomme aussi bien né que Camillo ... un pouilleux qui, il n’y a pas vingt ans roulait avec les valets d’équipage du duc, au beau milieu des broches et des lèche-frite ...

CAMILLO
Le voilà qui commence à la chatouiller.

FLAMlNEO
Un clerc fort lettré émangeaisons qui lui brûlent les jarrets comme la fournaise de la verrerie qui depuis sept ans ne s’est pas éteinte. Est-ce point un gentilhomme courtois? (bas) Quand il est en satin blanc, on le prendrait avec son museau noir, pour un asticot. (Haut) vous êtes, je l’avoue, une jolie monture d’or (bas) mais où fut enchassée une pierre fausse ce faux diamant de pacotille.

CAMILLO
(à part) ll va lui faire connaîttre ce que je vaux.

FLAMINEO
(bas) Allons, monseigneur t’attend; il faut que tu ailles coucher avec monseigneur.

CAMILLO
ll y vient ...

FLAMINEO
Avec la curiosité friande d’un dégustateur qui va goûter à du vin nouveau. (A Camillo.) Je pousse hardiment en votre faveur.

CAMILLO
Voilà un bien bon frère, ma parole!

FLAMINEO
(haut à sa soeur) Ton mari te fera don d’un anneau orné d’une pierre philosophale.

CAMILLO
C’est qu’en effet, j’étudie l’alchimie.

FLAMINEO
Tu dormiras sur une couche moëlleuse d’un duvet de colombes, te pâmeras dans du linge parfumé, comme cet autre fut étouffé sous des monceaux de roses. Si parfaite sera ta félicité qu’à l’instar de ces voyageurs qui s’imaginent en mer que rivage, arbres et vaisseaux voyagent avec eux, vous croirez que le ciel et la terre vous accompagnent dans la traversée. Il faut lui faire des avances; ceci est fixé par des clous de diamant à l’inévitable nécessité.

VITTORIA
(bas) Mais comment nous débarrasser de lui?

FLAMINEO
Je vais lui mettre du vent dans les voiles, l’envoyer promener tout de suite. (à Camillo) Je l’ai presque âmenée à la chose; je sens qu’elle y vient; mais si j’avais un conseil à vous donner, cette nuit-ci je ne coucherais point avec elle; je contrarierais son envie pour la rendre plus soumise.

CAMILLO
Vous croyez? vous croyez?

FLAMINEO
Cela révélerait en vous la souveraineté du jugement.

CAMILLO
C’est vrai, et une âme qui sait différer de l’opinion du vulgaire, car, quoe negata, grata.

FLAMINEO
Parfait! vous êtes l’aimant qui doit l’attirer à vous, tout en demeurant à distance.

CAMILLO
Argument bien philosophique.

FLAMINEO
Approchez-vous d’elle avec le grand air d’un gentilhomme. et dites-lui que vous partagerez sa couche à la fin du voyage.

CAMILLO
(s’ avançant) Vittoria, je ne saurais être induit, ou pout mieux dire, incité ...

VITTORIA
A quoi faire, messire?

CAMILLO
A aucun déduit avec toi, ce soir. Les vers à soie ont accoutumé de jeûner tous les trois jours, et le jour d’après n’en filent que mieux. Demain so ir, je serai à vous.

VITTORIA
Et vous filerez de belle soie, comptez là-dessus.

FLAMINEO
(bas à Camillo) Oui, mais. écoutez, je vous vois déjà vous faufiler dans sa chambre, vers la minuit.

CAMILLO
Le pensez-vous? Eh bien, mon frère, pour que vous n’alliez pas croire que je vous veux duper, prenez la clef, enfermez-moi dans ma chambre et vous serez alors sûr de moi.

FLAMINEO
Ainsi ferai-je, ma foi; je serai votre geôlier pour une fois. Mais n’avez-vous point de porte dérobée?

CAMILLO
La peste en soit. aussi vrai que je suis chrétien. Contez-moi demain avec quel dépit elle prendra cet adieu peu courtois.

FLAMINEO
Certainement.

CAMILLO
N’as-tu point remarqué la plaisanterie du ver-à-soie? Bonne nuit; ma foi, j’userai souvent de ce bon tour.

FLAMINEO
(Rentre Brachiano. Zanche apporte un tapis, l’étale et y pose deux riches coussins). C’est cela, c’est cela Ah! ah! tu t’empêtres dans ton propre fil comme un ver-à-soie! Allons, ma soeur! l’obscurité cache vos rougeurs. Les femmes sont de maudites chiennes: la décence les tient enchaînées tout le jour, mais on les lâche, à minuit; et alors elles font beaucoup de bien... ou beaucoup de mal- Monseigneur! monseigneur!

BRACHIANO
Croyez-moi, je voudrais que le temps s’arrêtât, que ne s’achevât jamais cette entrevue, cette heure; mais toute délice tôt se consume et se dévore. (Cornelia paraît au fond du théâtre et écoute) Permettez que dans votre sein, je déverse, au lieu de discours, tous mes désirs; ne me repoussez point, madame, ou si vous m’abandonnez, je suis perdu, éternellement.

VITTORIA
Seigneur, dans un esprit de charité, je souhaite que votre coeur soit guéri.

BRACHIANO
Vous êtes un médecin charmant.

VITTORIA
Il est certain, seigneur, que les femmes qui sont odieusement cruelles sont comme les docteurs qui enterrent beaucoup de malades: les uns comme les autres perdent tout crédit.

BRACHIANO
Exquise créature! nous disons bonnes les cruelles; quel nom vous donner à vous, si miséricordieuse?

ZANCHE
Voyez, maintenant ils s’étreignent.

FLAMINEO
Union bienheureuse!

CORNELIA
(à part) Mes craintes m’ont envahie: ô mon coeur! Mon fils, entremetteur! je vois maintenant que notre maison s’effondre. Les tremblements de terre laissent encore après eux, là où il ont fait rage, du fer, du plomb, ou des pienes, mais, malheur et ruine, la luxure déchaînée ne laisse plus rien!

BRACHIANO
(à Vittoria) De quelle valeur est ce joyau?

VITTORIA
C’est la parure d’une mince fortune.

BRACHIANO
En vérité, je le désire: ou plutôt, je ne veux qu’échanger mon joyau contre le vôtre.

FLAMINEO
(à part) Charmant! son joyau à lui pour son joyau à elle; bien insinué, bon duc.

BRACHIANO
Voyons, que je vous le voie porter ...

VITTORIA
Ici, n’est-ce pas, monseigneur?

BRACHIANO
Mais non, plus bas; vous porterez mon joyau plus bas.

FLAMINEO
(à part) De bien en mieux; il faut qu’elle porte son joyau plus bas!

VITTORIA
Afin de passer le temps, je conterai à votre Grâce un songe que je fis l’autre nuit.

BRACHIANO
Bien volontiers.

VITTORIA
Un fol et vain rêve ...Il m’a semblé queje me promenais vers la minuit dans un cimetière, où un if puissant étalait ses larges racines sous terre. A l’ombre de cet if, j’étais assise, penchée tristement sur une tombe zébrée de bâtons de croix, quand s’approchèrent furtivement votre duchesse et mon époux; l’un d’eux portait une pioche, l’autre une bêche rouillée, et en termes rudes ils se mirent à m’accuser à propos de cet if?

BRACHIANO
De cet arbre?

VITTORIA
De cet if innocent ... Ils me dirent que j’avais dessein de déraciner cet arbre vigoureux et à sa place de planter un prunellier épineux et flétri; et pour ce, ils jurèrent de m’enterrer vive. Mon mari sur-le-champ se mit à piocher et votre cruelle duchesse avec sa bêche à rejeter la terre, comme une furie et à éparpiller les ossements. Seigneur, comme, en rêve, je tremblais! et pourtant, malgré toute ma terreur, il m’était impossible de prier!

FLAMINEO
(à part) Non, bien sûr, il y avait le diable dans votre cauchemar.

VITTORIA
Mais voilà qu’à ma rescousse, il me sembla qu’ accourait une rafale qui abattit une branche massive de ce tronc robuste: et tous deux furent frappés à mort par cet if sacré et roulèrent dans cette fosse, comme ils l’avaient mérité.

FLAMINEO
(à part) Admirable démon! Elle lui enseigne par ce songe à la délivrer de sa duchesse à lui et de son mari à elle ...

BRACHIANO
Bellement j’interprèterai votre rêve. Vous êtes enlacée par les bras d’un homme qui saura vous proteger contre toutes les rages d’un jaloux, comme la mesquine haine de notre froide duchesse. Je vous placerai au-dessus de la loi, au-dessus de la calomnie; je donnerai à vos rêves une carrière heureuse et la pleine jouissance; et les soins du pouvoir ne m’ éloigneront de vous que le temps qu’il faudra pour songer à votre splendeur; vous allez être pour moi tout ensemble duché, santé, épouse, enfants. amis, tout!

CORNELIA
(s’ avançant) Malheur aux coeurs légers! Ils courent toujours au-devant de leur ruine.

FLAMINEO
(à Zanche) Quel mauvais génie t’a fait surgir? Toi, va-t-en!

(Zanche sort).

CORNELIA
Que faites-vous ici. monseigneur au coeur de la nuit? Jamais jusqu’à présent, la nielle n’avait ici empoisonné une de ces fleurs.

FLAMINEO
De grâce, rentrez donc vous coucher, de peur d’en être aussi flétrie.

CORNELIA
Ah! pourquoi faut-il que ce beau jardin n’ait pas été d’abord semé de toutes les herbes empoisonnées de Thessalie? Il eût mieux valu qu’il fût l’asile de la sorcellerie que le sépulcre de votre honneur à tous deux!

VITTORIA
Ma chère mère, veuillez plutôt m’entendre.

CORNELIA
Ah! tu me courbes le front vers la terre plus tôt que la nature! O cette malédiction des enfants! Dans la vie, ils nous tiennent constamment en larmes et jusque dans la froide tombe ils nous laissent dans de pâles terreurs.

BRACHIANO
AIIons, assez! je ne veux plus vous entendre.

VITTORIA
Mon cher seigneur!

CORNELIA
Où donc est ta duchesse à cette heure, duc adultère? Tu songeais peu que ce soir elle est arrivée à Rome.

VITTORIA
La duchesse?

BRACHIANO
Elle eût mieux fait ...

CORNELIA
La vie des princes devrait être réglée comme les cadrans solaires; leur marche régulière est d’un si puissant exemple, qu’elle fait d’après elle marcher le siècle vers le bien ou le mal.

FLAMINEO
Fort bien: avez-vous tout dit?

CORNELIA
lnfortuné Camillo!

VITTORIA
Je jure que si mon chaste refus, si quoi que ce soit. hormis un geste sanglant, eut pu calmer l’ardeur de tes longues prières d’amour ...

CORNELIA
Je m’unirai à toi pour le serment le plus douloureux qui ait jamais fait ployer le genou à une mère: si tu déshonores ainsi la couche nuptiale, puisse ta vie être aussi brève que le deuil et les pleurs aux funérailles des grands!

BRACHIANO
Fi! fi! cette femme est folle!

CORNELIA
Que ton acte soit comme celui de Judas: la trahison dans un baiser: puisses-tu être enviée durant sa courte vie et prise en pitié comme une misérable après sa mort!

VITTORIA
Malédiction sur moi!

(Elle sort.)

FLAMINEO
Etes-vous égaré, Monseigneur? Je vais vous la ramener.

BRACHIANO
Non, je vais m’étendre au lit; mandez pour moi sur l’heure le docteur Julio (A Cornelia.) Femme sans charité! tu viens de soulever par tes fols discours une tempête terrible, prodigieuse! Sois la cause de tout le mal qui va s’ensuivre!

(Il sort.)

FLAMINEO
(à sa mère) Croyez-vous donc, vous qui êtes si à cheval sur votre honneur, que c’est une heure décente de la nuit pour renvoyer un duc chez soi, sans même un homme d’escorte? Je voudrais bien savoir où est enfoui le trésor que vous avez amoncelé, pour me faire vivre, afin que je puisse lever la barbe un peu plus haut que l’étrier de Monseigneur?

CORNELIA
Quoi! parce que nous sommes pauvres, faut-il que nous soyons infâmes?

FLAMINEO
De grâce, quels moyens avez-vous de me sauvegarder des galères ou de la potence? Mon père a vécu en parfait gentilhomme, a vendu tous ses biens et en homme chanceux, a eu le bonheur de mourir avant d’avoir mangé tout son argent. Vous m’avez fait éduquer à Padoue, je le confesse et là que l’Alma Mater en soit témoin j’ai dû ravauder les bas de mon maître au moins pendant sept ans. L’âge, avec ma barbe, conspira enfin à me faire bachelier; je passai alors au service du duc. J’ai connu la cour d’où je suis revenu plus courtois et plus paillard encore, mais pas d’un habit plus riche: et faut-il, qu’ayant devant moi la route si large ouverte pour monter plus haut, je garde encore votre lait au nez et sur mon front pâle? Non, ce front, je le veux d’airain, et je l’armerai avec du vin généreux contre la honte et les rougeurs.

CORNÉLIA
Ah! puissè-je ne t’avoir jamais porté!

FLAMINEO
Je le souhaiterais aussi. Je voudrais que la plus vulgaire courtisane de Rome fût ma mère, plutôt que toi. Nature se montre fott pitoyable aux catins, en ne leur donnant que peu d’enfants; par contre à ces enfants elle octroie multitude de pères; ils sont au moins sûrs de ne pas être dans le besoin. Allez, allez vous plaindre à Monseigneur le grand Cardinal; il se peut même qu’il justifie ceci. Lycurgue s’étonnait fort que les hommes veillassent tant à procurer de bons étalons à leurs juments, alors qu’ils condamnaient leurs belles femmes à rester stériles.

CORNELIA
Misère des misères!

(Elle sort.)

FLAMINEO
seul La duchesse de retour! ceci ne me plaît pas. Nous sommes lancés dans le mal et devons poursuivre: tels ces fleuves pour aller trouver l’Océan, coulent en de tortueux méandres entre des berges creusées de force; ou, comme on voit, pour aspirer à la cime d’un mont, la route qui grimpe, jamais droite, mais pareille aux subtils replis d’un serpent d’hiver; de même celui qui connaît la politique sous son vrai jour, trouvera ses voies tortueuses et détournées ...

(Il sort.)

Acte II

PREMIER TABLEAU

Une salle dans le palais de Francisco.
FRANCISCO DE MÉDICIS, LE CARDINAL MONTICELSO, MARCELLO, ISABELLA, GIOVANNI avec JACQUES LE MAURE.

FRANCISCO DE MÉDICIS
N’avez-vous point vu votre époux depuis votre arrivée?

ISABELLA
Pas encore, messire.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Certes, il est d’une merveilleuse courtoisie. Si j’avais un colombier comme celui de Camillo, j’y mettrais le feu, ne fût-ce que pour détruire les fouines qui s’y faufilent (A Giovanni.) Mon gentil cousin!

GIOVANNI
Seigneur oncle, vous m’avez promis un cheval et une armure.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Oui-dà, mon joli cousin- Marcello, veillez à ce qu’on y pourvoie.

MARCELLO
Monseigneur, le duc est ici.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ma soeur, retirez-vous, il ne faut pas qu’on vous voie.

ISABELLA
Je vous en conjure, pressez-le avec douceur; n’envenimez point de propos rudes le malentendu entre nous; tous les torts qu’il a, je les lui pardonne franchement; et comme pour éprouver l’ivoire précieux de la licorne , on fait avec la poudre un cercle protecteur au centre duquel on pose une araignée, ainsi je ne doute point que mes bras qui l’encercleront ne conjurent par un charme le poison de son âme, ne la purifient et ne la gardent des égarements et des souillures.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Je le voudrais. Allez, retirez vous.

(Tous sortent, sauf Francisco de Médicis et Monticelso.)
(Entrent Brachiano et Flamineo.)

FRANCISCO
Soyez le bienvenu; veuillez vous asseoir (Au Cardinal.) Je vous prie, Monseigneur, d’être mon porteparole; j’ai coeur trop gros, je vous appuierai bientôt.

MONTICELSO
Avant de commencer. il faut que je supplie votre Grâce de mettre de côté toute colère que pourrait faire naître mon franc-parler.

BRACHIANO
Je me tiendrai coi comme à l’église; vous pouvez continuer.

MONTICELSO
On s’étonne fort parmi vos nobles amis que vous qui êtes entré au monde, pour ainsi dire, avec un sceptre incontesté en main, qui à des dons de nature avez su joindre des dons de science supérieure, vous alliez négliger à la fleur de votre âge la majesté de votre trône pour le mol duvet d’une couche d’insatiable volupté. Oh! Monseigneur! le buveur après toutes ses libations se sèvre enfin et se retrouve à jeûn; ainsi à la longue, quand vous vous réveillerez de ce rêve voluptueux, le repentir alors viendra après lui, comme le dard à la queue du serpent. Malheureux sont les princes quand la fortune flétrit un seul fleuron de leur pesante couronne ou ravit une seule perle à leur sceptre; mais, hélas lorsque dans un naufrage voulu, ils laissent sombrer leur honneur, périssent avec leur nom tous leurs titres princiers!

BRACHIANO
Vous avez dit, Monseigneur?

MONTICELSO
Assez pour faire sentir à quel point je suis loin de flatter votre grandeur.

BRACHIANO
Et vous qui approuvez son discours, que dites-vous? N’imitez point ces jeunes faucons qui tournent autour du gibier à l’aventure. Il est là qui s’offre devant vous; fondez sur lui.

FRANCISCO DE MÉDICIS
N’ayez crainte; je vous répondrai dans vos termes de fauconnerie. Il est des aigles qui devraient contempler en face le soleil, mais qui prennent rarement leur essor; ils tournent bas suivant leur basse convoitise, car c’est sur les fumiers de basse cour qu’ils saisissent leur proie; vous connaissez Vittoria?

BRACHIANO
Oui.

FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est chez elle que vous changez de linge, au retour du jeu de paume?

BRACHIANO
Il se peut.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Son mari ne dispose que d’une maigre fortune et pourtant elle porte des tissus de brocart.

BRACHIANO
Eh bien quoi? Direz-vous que vous avez arraché cela à sa dernière confession, mon bon seigneur le Cardinal, tout en sachant bien quel vent vous l’a soufflé?

FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est votre catin.

BRACHIANO
Sire discourtois, il y a du poison dans ton haleine et dans cette noire calomnie. Fût-elle ma catin, tous tes canons tonnants, tes Suisses mercenaires, tes galères, tes alliés conjurés ne sauraient me la faire répudier.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Laissons le tonnerre. Tu as une femme, notre soeur; puissé-je avoir livré à la mort ses deux blanches mains, liées et rivées dans son linceul suprême, plutôt que de t’avoir donné sa main en mariage.

BRACHIANO
Tu aurais alors donné une âme à Dieu.

FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est vrai: ton père spirituel avec toutes ses absolutions, n’en fera jamais autant pour toi.

BRACHIANO
Crache ton venin.

FRANCISCO DE MÉDlCIS
lnutile; la luxure porte à sa propre ceinture son fouet qui mord. Prends garde, car notre colère prépare ses foudres.

BRACHIANO
Ses foudres? des pétards, tu veux dire!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Et cela s’achèvera par des coups de canon.

BRACHIANO
Tu n’y gagneras rien que du fer dans tes plaies et l’odeur de la poudre dans tes narines.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ça vaut mieux que d’échanger des parfums contre des emplâtres.

BRACHIANO
Pitié de toi! J’aimerais te voir annoncer à tes esclaves. à tes forçats ce défi que tu me jettes à la tête et je viendrais me mesurer avec toi au plus épais de tes meilleurs soldats.

MONTICELSO
Mes seigneurs, vous n’irez pas plus avant sans mettre par courtoisie un frein à vos paroles.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Je ne demande pas mieux.

BRACHIANO
Célébrez-vous donc une fête triomphale que vous lâchez ainsi la meute sur le lion?

MONTICELSO
Monseigneur!

BRACHIANO
Oh! je suis bien apprivoisé, bien soumis, messire.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Nous mandons au duc qu’il veuille bien eonférer avec nous pour lever des forces contre les pirates; monseigneur le duc n’est pas chez lui; nous arrivons en propre personne: monseigneur le duc est toujours trop occupé. Mais nous le craignons fort, c’est seulement à la saison où sur le Tibre, les chasseurs à l’affût aperçoivent des nuées de canards sauvages, j’entends à l’époque de la mue, que nous serons bien sûrs de vous trouver enfin et de nous entretenir avec vous.

BRACHIANO
Ah!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Un simple conte du tonneau, paroles oiseuses; mais pour achever la rime avec plus de raison, vous connaitrez l’heure où les cerfs eux-mêmes deviennent tristes.

MONTICELSO
N’ajoutez rien, monseigneur! je vois venir un champion qui doit mettre fin à ce différend entre vous deux (Entre le petit Giovanni) votre fils, le prince Giovianni. Voyez, messeigneurs, quelles riches espérances vous placez en lui; c’est une cassette qui garde vos deux couronnes et qui devrait vous être également chère. Il est maintenant d’âge à être instruit.
Comprenez donc que pour dresser à la vertu les enfants de sang royal, il est une méthode plus rapide et plus sûre que les préceptes, c’est l’exemple; s’il en est ainsi, quel exemple devra-t-il s’efforcer d’imiter si ce n’est avant tout celui de son père?
Soyez donc son modèle; léguez-lui un patrimoine de vertus qui demeure, si les souffles de la fortune venaient à déchirer ses voiles et à briser ses mâts.

BRACHIANO
Votre main, mon enfant: grandit-on pour devenir plus tard soldat?

GIOVANNI
Donnez-moi une pique.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Eh quoi, manier la pique, si jeune, mon gentil cousin?

GIOVANNI
Supposez que je sois une de ces grenouilles d’Homère et que je lance ainsi mon roseau. De grâce, messire, dites moi si un enfant d’esprit raisonnable ne pourrait être chef d’une armée?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Certes, mon cousin, la chose serait possible pour un jeune prince de bon entendement.

GIOVANNI
Vous parlez sérieusement? En vérité, j’ai ouï dire qu’il sied à un général de ne point s’exposer souvent en propre personne; pourvu qu’il fasse grand bruit sur son cheval tout comme un timbalier danois – c’est admirable – il n’a pas besoin de se battre: m’est avis que son cheval pourrait tout aussi bien mener son armée. Si je vis, je chargerai l’ennemi de France, à la tête de toutes mes troupes, le premier de tous!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ah! bien!

GIOVANNI
Et ne commanderai point à mes hommes de partir devant pour les suivre, mais bien de me suivre, moi!

BRACHIANO
En avant, jeune vanneau! le voilà qui s’envole à peine sorti de la coquille.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Gentil cousin!

GIOVANNI
La première année, mon oncle, que j’irai à la guerre, à tous ceux que je ferai prisonniers, je rendrai la liberté, sans rançon.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ah! ah! Sans rançon? Comment alors, récompenserez-vous vos hommes qui vous les auront pris?

GIOVANNI
Voici comment, monseigneur: je leur ferai épouser toutes les femmes riches qui tomberont veuves cette année-la.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Oui, mais l’année suivante vous n’aurez plus d’hommes pour vous suivre à la guerre.

GIOVANNI
Eh bien alors, j’enrôlerai les femmes pour la guerre et les hornmes suivront.

MONTICELSO
Spirituel enfant!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Voyez, de saines habitudes font d’un enfant un homme, alors que de mauvaises font d’un homme une brute (à Brachiano) Allons, vous et moi, soyons amis!

BRACHIANO
De grand coeur; soyons comme ces os fracturés et bien remis, qui n’en sont que plus fortement soudés.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Qu’on fasse venir Camillo (Marcello sort.) Vous avez entendu la rumeur qui court: le comte Lodovico se serait fait corsaire.

BRACHIANO
Oui.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Nous sommes en train d’équiper quelques vaisseaux pour nous emparer de lui. Voici venir votre duchesse: nous vous laissons et n’attendons de vous à elle qu’un accueil affectueux.

BRACHIANO
Votre charme a opéré sur moi.

(Sortie de Francisco, Monticelso et Giovanni. Flamineo se retire- lsabella rentre.)

BRACHIANO
Vous êtes en heureuse santé, à ce que je vois.

lSABELLA
Mieux qu’en bonne santé, de voir que mon seigneur va bien.

BRACHIANO
Vraiment. Je me demande quel vent d’amour vous amène à Rome en tourbillon?

ISABELLA
La piété, mon seigneur.

BRACHIANO
La piété! Votre âme serait-elle chargée de quelque lourd péché?

ISABELLA
Oui, de trop de fautes; je crois que plus nous rendons souvent de comptes, plus notre sommeil est calme et profond.

BRACHIANO
Gardez donc la chambre!

ISABELLA
Mais non, mon cher seigneur, je ne vous veux point en colère; mon absence loin de vous, voilà tantôt deux mois qu’elle dure; mérite-t-elle point un baiser?

BRACHIANO
Je ne suis pas prodigue de baisers; si cela peut calmer votre jalousie, je suis prêt à le jurer.

ISABELLA
O mon bien-aimé seigneur, je ne suis pas venue pour gronder. Ma jalousie! J’en suis encore à apprendre ce que cela signifie en italien. Mes bras vous appellent aussi passionnément que les vôtres m’appelaient, virginale encore.

BRACHIANO
Ah! cette haleine! La peste de ces sucreries et de ces drogues perpétuelles!

ISABELLA
Vous avez mainte fois, pour ces deux lèvres-ci, dédaigné la casse et les parfums de la violette printanière; elles ne sont pas encore si flétries! Monseigneur, je serais gaie, heureuse. Ces froncements de sourcil conviennent bien sous le heaume, mais quand vous me regardez, dans cet entretien si paisible, ces sourcils durement froncés me paraissent bien cruels.

BRACHIANO
Ah! hypocrisie! Vous machinez donc contre moi? avez-vous donc appris toutes les ruses de l’impudence et de la vilenie, pour aller porter vos plaintes à votre parenté.

ISABELLA
Jamais, mon cher seigneur.

BRACHIANO
Faut-il qu’on me pourchasse? ou est-ce une ruse à vous, pour joindre ici quelque galant à Rome, destiné à remplir les entr’ actes?

ISABELLA
Je vous en prie, monsieur, brisez-moi le coeur; et devant ma mort, revenez à votre pitié d’antan, sinon à votre amour.

BRACHIANO
Parce que vous avez pour frère ce gros duc, j’entends le Grand duc, morbleu, je ne pourrai bientôt plus jeter cinq cents couronnes d’un coup de raquette au jeu de paume, sans que ce ne soit inscrit sur ses tablettes. Je le méprise à l’égal d’un Polonais rasé; tout son esprit qu’on révère est dans sa garde-robe; c’est un sire plein de sagesse, quand il est chamaré de sa robe d’apparat; votre frère, le grand duc, parce qu’il a des galères et que de loin en loin il pille quelque tartane turque (que toutes les furies de l’Enfer emportent son âme!) votre frère, dis-je. a fait faire ce mariage: que maudit soit le prêtre qui chanta la messe nuptiale, et maudite même ma lignée!

ISABELLA
Ah! votre malédiction va trop loin!

BRACHIANO
Je vous baise la main; voici la dernière courtoisie de mon amour. Dorénavant, je ne partagerai plus ta couche; par ceci, par cet anneau nuptial, je jure que je ne partagerai jamais plus ton lit; et ce divorce sera aussi fidèlement observé que si le juge l’avait prononcé. Adieu donc! désormais, nous dormirons loin l’un de l’autre.

ISABELLA
Que Dieu nous en garde et la douce harmonie des choses sacrées! Mais les saints du Paradis verront cela d’un oeil courroucé.

BRACHIANO
Que ta passion ne te rende point incrédule: ce serment que je fais, sur mon âme, je ne m’en délierai jamais par mon repentir; quand ton frère ferait rage plus qu’une horrible tempête ou un combat sur mer, mon serment restera inébranlable!

ISABELLA
Oh! mon linceul! je ne tarderai plus à avoir besoin de toi. Mon cher seigneur, que j’entende encore une fois ce que je ne voudrais pas entendre. Jamais dites-vous?

BRACHIANO
Jamais plus!

ISABELLA
Oh! mon cruel seigneur! puissent vos péchés trouver merci! Moi, cependant, sur ma triste couche esseulée, je prierai pour vous, sinon pour que vous tourniez les yeux sur votre femme malheureuse et votre fils plein d’avenir, du moins pour qu’à temps vous les leviez vers le ciel!

BRACHIANO
Assez! va, va donc geindre auprès du grand duc.

ISABELLA
Non, mon cher seigneur; vous serez témoin sur l’heure de mon oeuvre pour rétablir la paix entre vous. Je veux m’attribuer à moi-même votre serment exécrable; j’ai quelque motif pour le faire, vous aucun. Célez, je vous en conjure, pour le bien de vos duchés à tous deux, que vous avez préparé les voies de ce divorce; que la faute en retombe sur ma prétendue jalousie; et songez de quel triste coeur déchiré, je jouerai ce triste rôle, tout à l’heure ...

(Francisco de Médicis et Monticelso rentrent .)

BRACHIANO
Faites comme il vous plaira. Mon frère honoré!

FRANCISCO DE MÉDlCIS
Ma soeur! Ah! ce n’est pas bien, monseigneur- Voyons, ma soeur! -elle ne méritait pas semblable accueil.

BRACHIANO
Un accueil, dites-vous? c’est elle qui m’a fait un accueil.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Etes-vous folle? Allons, séchez vos pleurs; est-ce un moyen bien sage pour améliorer les choses que des injures et des larmes? Revenez à la réconciliation, ou par le ciel, je n’interviendrai plus jamais entre vous deux.

ISABELLA
Monsieur, vous n’aurez plus à intervenir; non, quand même Vittoria, à cette condition, deviendrait honnête femme.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Votre mari a-t-il élevé la voix depuis notre départ?

ISABELLA
Sur ma vie, je jure que non (je puis jurer sur ce que je ne crains point de perdre!) Les ruines de ma beauté d’antan doivent-elles servir au triomphe d’une fille?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Entendez-moi. Voyez les autres femmes, avec quelle patience elles supportent ces torts légers et comme elles méditent leurs représailles: imitez-les.

ISABELLA
Ah! que ne suis-je homme! Oh! que n’ai-je le pouvoir de mettre à exécution les projets conçus! Il en est que je ferais fouetter avec des scorpions!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Quoi! changée en Furie?

ISABELLA
Oh! arracher les yeux à cette gueuse; la laisser agoniser lentement quelque vingt mois; lui trancher nez et lèvres, lui arracher ses dents pourries, conserver sa chair momifiée comme trophée de ma juste colère! L’Enfer comparé à ma souffrance n’est que neige fondue. S’il vous plaît, monsieur vous, mon frère approchez, et vous, monseigneur le cardinal. Monsieur, prêtez-moi encore un seul baiser: désormais, je ne partagerai plus votre couche, j’en jure par ceci, cet anneau nuptial.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Comment! ne plus partager sa couche?

ISABELLA
Et ce divorce je I’observerai aussi fidèlement que si dans la foule du tribunal mille oreilles l’eussent entendu prononcer ou si mille gens de loi y eussent de leur main apposé leur sceau.

BRACHIANO
Ne plus partager mon lit!

ISABELLA
Que ma folle tendresse d’autrefois ne te rende point incrédule: ce serment, sur mon âme, je ne m’en délierai jamais dans un moment de repentir: manet alta mente repostum.

FRANCISCO DE MÉDICIS
En vérité, par ma naissance, vous êtes une jalouse et une folle.

BRACHIANO
Vous voyez que ce n’est pas moi qui l’ai voulu.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Est-ce donc là ce cercle de poudre de licorne dans le pur charme duquel vous deviez enfermer votre époux? Des cornes sur la tête, voilà ce que mérite la jalousie! Garde ton serment et garde la chambre.

ISABELLA
Non, monsieur, je me rends incontinent à Padoue: je ne demeurerai pas une minute de plus.

MONTICELSO
Oh! bonne madame!

BRACHIANO
Il vaut mieux la laisser suivre son caprice; une demi-journée de voyage calmera sa bile et alors elle retournera en poste.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Quand nous la verrons revenir trouver monseigneur le cardinal pour être relevée de son voeu imprudent, nous rirons bien.

ISABELLA
(à part.) Cruauté. fais ton oeuvre: pauvre coeur, brise toi: elles tuent, les douleurs qui n’osent pas parler

(Elle sort.)
(Entrent Marcello avec Camillo.)

MARCELLO
Voici Camillo, monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDIClS
Où est la commission?

MARCELLO
La voici.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Passez-moi le sceau.

(Francisco, Monticelso, Camillo el Marcello se retirent au fond du théâtre; au premier plan Flamineo et Brachiano.)

FLAMINEO
Monseigneur, remarquez-vous leurs chuchotements? Je veux extraire de ces deux têtes une drogue plus forte que l’ail, plus mortelle que l’antimoine. Les cantharides qu’on voit à peine se coller à la main, alors qu’elles glissent jusqu’àu coeur, n’opèrent pas plus silencieusement, plus invisiblement.

BRACHIANO
Le meurtre, voulez-vous dire?

FLAMINEO
On l’envoie à Naples, mais moi je l’enverrai blanchir à Candie. Ah! voici un autre instrument qui nous servirá aussi

(Entre un médecin.)

BRACHIANO
Ah! le docteur!

FLAMINEO
Un pauvre coquin de charlatan, monseigneur; un gaillard qui aurait du être fouetté pour sa paillardise, s’il n’eût confessé une peine antérieure, n’eût laissé faire une saisie; et ainsi arrêté le fouet par un non plus.

LE DOCTEUR
J’ai été floué, monseigneur, par un plus fieffé coquin que moi, et l’on me fit payer tous les frais de prétendue saisie.

FLAMINEO
Il vous jette des pilules dans les entrailles qui vous y font plus de trous qu’on n’en trouve dans une flûte ou une lamproie, c’est son chef-d’oeuvre: comme en lrlande il ne pousse pas de plantes vénéneuses, il vous a préparé une vapeur mortelle avec un pet d’Espagnol, de quoi empoisonner toute la cité de Dublin.

BRACHIANO
Ah! feu de St-Antoine!

LE DOCTEUR
Vous avez un secrétaire facétieux, monseigneur.

FLAMINEO
O adversaire maudit de la nature! Voyez son oeil est ensanglanté comme ces aiguilles qui servent au chirurgien à recoudre les plaies. Que je te baise, crapaud; je t’adore, ô gargarisme abominable et répugnant qui vous arrache poumons, mou, coeur et foie, par petits morceaux.

BRACHIANO
Assez. Je veux t’employer, honnête docteur: il faut aller à Padoue et en passant mettre un peu de tes talents à notre service.

LE DOCTEUR
Volontiers, messire.

BRACHIANO
Oui, mais Camillo?

FLAMINEO
ll mourra dès ce soir par un expédient si habile, que les gens supposeront qu’il s’est tué par accident. Mais la mort de la duchesse?

LE DOCTEUR
J’en fais mon affaire.

BRACHIANO
De petits méfaits ne trouvent de sûreté que dans de plus grands ...

FLAMINEO
Rappelle-toi cela, coquin; quand les fripons parviennent aux grandeurs, ils s’ élèvent comme on élève les potences aux Pays-Bas, en montant sur les épaules les uns des autres ...

(lls sortent.)

SECOND TABLEAU

Même décor.
FRANCISCO DE MÉDICIS, MONTICELSO, CAMILLA ET MARCELLO.

MONTICELSO
Voici, mon neveu, un emblème; examinezle donc; on l’a lancé par votre fenêtre.

CAMILLO
Par ma fenêtre?- Je vois ici un cerf qui a perdu ses cornes et de ne plus les avoir, la pauvre bête pleure. Comme devise: lnopem me copia fecit.

MONTICELSO
Ce qui veut dire.: abondance de cornes m’a rendu pauvre en cornes.

CAMILLO
Que signifie ceci?

MONTICELSO
Je vais vous expliquer: on donne à entendre que vous êtes cocu.

CAMILLO
Ah! vraiment? J’aimerais mieux que ceci, monseigneur, ne s’ébruitât point, hors de céans.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Avez-vous des enfants?

CAMILLO
Je n’en ai point, monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Vous n’en avez que plus de chance. Je vais vous conter une histoire.

CAMILLO
Je vous en prie, monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Une vieille histoire ... Il arriba une fois que Phoebus, dieu de la lumière, celui qu’on nomme Soleil, résolut de se marier; les dieux de consentir et Mercure fut envoyé pour proclamer la nouvelle à tout l’univers. Mais quels hauts cris pitoyables s ‘élèvent parmi les forgerons et fabricants de feutres, brasseurs et cuisiniers, moissonneurs et beurrières, chez les mareyeurs, et mille autres corporations qui souffraient grand ennui de sa chaleur excessive. Ce fut lamentable, Ils s’en vinrent, tout en sueur, trouver Jupiter pour interdire les bans. Un cuisinier gros et gras fut élu comme interprète, et il vous supplie Jupiter de faire châtrer Phoebus, car si, disaient-ils, avec un unique soleil, tant d’humains menaçaient déjà de périr sous son implacable chaleur, qu’adviendrait-il d’eux, s’il allait se marier et procréer d’autres soleils, et si tous ces enfants-là faisaient des feux d’artifice à l’instar de leur père? J’en dis autant, mais j’appliquerai l’apologue à votre femme: sa progéniture, si la Providence n’y mettait le holà, ferait pâtir la nature et le siècle et les hommes.

MONTICELSO
Voyez-vous, cousin, il faut changer d’air, par pudeur; voyez si l’absence ne dessèchera point votre corne d’abondance. Marcello est désigné, conjointement avec vous, votre mission est de purger des pirates nos côtes d’Italie.

MARCELLO
Je m’en sens grandement honoré.

CAMILLO
Mais, seigneur, avant que je sois de retour, les andouillers peuvent bien repousser plus haut que ceux qui sont tombés.

MONTlCELSO
N’ayez crainte. je serai votre garde-forestier.

CAMILLO
Il vous faudra veiller de nuit; c’est alors surtout qu’est le danger.

FRANCISCO DE MÉDJCIS
Adieu, mon bon Marcello. Que toutes les chances que peut souhaiter un soldat vous accompagnent à bord.

CAMILLO
Ne ferais-je pas mieux, maintenant que je suis soldat, avant que de quitter ma femme, de vendre tout ce qu’elle a, et de prendre alors seulement congé d’elle.

MONTICELSO
J’attends beaucoup de bon de vous, vous voyant partir si gaillard.

CAMILLO
Gaillard, monseigneur! de la belle humeur d’un capitaine et pour preuve, je suis décidé à me griser ce soir.

(Camillo et Marcello sortent.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Tout cela est bien combiné; nous allons voir maintenant, jusqu’à quel point ce départ souhaité donnera libre cours aux violentes passions du duc Brachiano.

MONTICELSO
C’est bien notre dessein. Autrement dans quel but dérisoire aurions-nous fait choix de lui comme capitaine de navire? Au reste, le comte Lodovico, que l’on disait s’être fait corsaire, est actuellement à Padoue.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Serait-ce vrai?

MONTICELSO
Tout à fait certain. J’ai de lui un message, par lequel il supplie qu’on le rappelle promptement de son exil. Il a dessein de s’ adresser, pour obtenir pension, à notre soeur la duchesse.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Oh! c’est parfait. Il nous reviendra avant six jours. J’aimerais voir le duc Brachiano se jeter dans des débordements qui feraient esclandre: car il n’est rien, dans la folie d’une passion maudite, qui sauve mieux l’honneur d’un homme que le sens profond d’une impérissable honte.

MONTICELSO
On pourra m’objecter qu’il est de ma part peu honorable de me jouer ainsi d’un mien parent; mais je réponds à cela que pour me revancher, je mettrais en jeu même la vie d’un frère qui, outragé, n’ose pas se venger soi-même.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Allons, ayons l’oeil sur cette drôlesse.

MONTICELSO
Maudite soit la grandeur! Il ne la quittera point, c’est sûr, n’est-ce pas?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Le malheur n’est pas grand. Comme le gui sur les ormes desséchés et morts, qu’il s’agriffe bien à elle et qu’ils pourrissent ensemble!

(lls sortent.)

TROISIEME TABLEAU

Une salle dans la demeure de Camillo.
BRACHIANO, un Magicien.

BRACHIANO
Or çà, monsieur, je réclame votre promesse; nous voici en plein silence de minuit, heure fixée où votre art doit me montrer comment s’opère le meurtre par nous décidé de Camillo et de notre odieuse duchesse.

LE MAGICIEN
Vous m’avez par vos largesses gagné à exécuter une ceuvre que je ne pratique guère. Il en est qui par des tours charlatanesques aspirent à ce renom que je perdrais de bon coeur, de nécromant; comme il en est qui pratiquent des tours de cartes et sous couleur de magie, trichent impudemment; d’autres évoquent leurs légions d’esprits autour de moulins à vent et risquent leur cou pour faire une pasquinade; d’autres encore exhibent un cheval courte-queue et lui font faire des tours d’escamotage et donnent à croire que c’est un esprit. A côté de ceux-là, tout un monde de faiseurs d’almanachs, de jeteurs d’horoscopes, des coquins qui à la vérité ne vivent que d’expédients, c’est-à-dire uniquement de biens volés et voudraient laisser croire aux gens qu’ils font tout ce qu’ils disent parce qu’ils débitent du latin de cuisine. Je vous prie, seyez-vous; couvrez-vous de ce bonnet, seigneur, il est enchanté; et maintenant je vais vous montrer grâce à mon art tout-puissant, par quel moyen se brise le coeur de votre duchesse.

(Scène muette. Julio et Christophero entrent de façon suspecte; ils tirent un rideau sur le portrait de Brachiano; se protègent le nez et les yeux de larges lunettes et puis brûlent des parfums devant la toile et barbouillent les lèvres du portrait: ceci fait, ils éteignent le feu et, enlevant leurs lunettes, sortent en riant. Isabella entre en toilette de nuit, eomme pour s’aller mettre au lit, suivie de flambeaux, et servie par le comte Lodovico, Giovanni, Guidantonio, et d’autres; elle s’agenouille comme pour faire ses oraisons, puis tire le rideau de devant le portrait, le salue par trois fois et trois fois baise ses lèvres; elle défaille et ne souffre pas que ses gens s’en aperçoivent; elle meurt; la douleur se peint sur les traits de Giovanni et du comte Lodovico: on emporte le corps solennellement.)

BRACHIANO
Parfait! Ainsi elle est morte.

LE MAGICIEN
Empoisonnée par la toile enfumée. C’était sa coutume chaque soir, avant de s’aller coucher, de venir visiter votre portrait et de rassasier ses yeux et ses lèvres de cette ombre inanimée. Le docteur Julio, ayant noté ceci, a enduit la toile d’une huile et d’autres poisons, qui sur-le-champ ont suffoqué ses esprits.

BRACHIANO
Il m’a semblé voir le comte Lodovico.

LE MAGICIEN
C’était lui, et par mon art j’ai découvert qu’il était éperdument épris de votre duchesse. Tournez maintenant vos regards ailleurs, et voyez la ruse fatale pour Camillo encore plus savamment ourdie. Retentis plus fort, ô musique, de ce sol enchanté, pour prêter comme il convient au drame, un accent tragique.

(Musique)
(Seconde scène muette. Entrent Flamineo, Marcello, Camillo avec quatre autres, en capitaines; ils portent des santés et dansent; on amène dans la salle un cheval de voltige; après un chuchotement à leur oreille, Marcello et deux autres sortent, tandis que Flamineo et Camillo se dévêtent à moitié, pour s’élancer; ils se font des cérémonies à qui commencera; à l’ instant où Camillo se prépare à sauter, Flamineo le saisit par le cou qu’il tord avec l’aide de deux autres; il paraît s’assurer qu’il est bien tordu et couche le corps ployé en deux, pour ainsi dire, sous le cheval; il fait des signes pour appeler au secours; Marcello entre et se lamente, il envoie chercher le cardinal et le duc qui arrivent avec des gens d’armes; ils s’étonnent et ordonnent que le cadavre soit emporté chez lui; ils font appréhender Flamineo. Marcello et les autres et vont, semble-t-il, arrêter Vittoria.)

BRACHIANO
Ce fut habilement fait; mais je ne saisis pas tous les détails .

LE MAGICIEN
C’était bien clair, pourtant. Vous les avez vus entrer, alourdis des profondes rasades bues à leur heureuse traversée; pour entretenir la gaieté, Flamineo réclame un cheval de voltige. lnnocente victime d’une ruse, le vertueux Marcello est entraîné hors de la salle; le reste, vous l’avez vu de vos yeux, et comme le tour fut machiné.

BRACHIANO
On dirait que Marcello et Flamineo ont été tous deux arrêtés.

LE MAGICIEN
Oui, vous les avez vus sous bonne garde; et maintenant on vient appréhender votre maîtresse la belle Vittoria. Nous sommes actuellement sous son toit; il conviendrait de nous éclipser par quelque poterne secrète.

BRACHIANO
Noble ami, je vous suis lié à tout jamais; ceci restera comme le sceau étroitement uni à ma main: et ceci vous assure une récompense.

LE MAGICIEN
Merci, grand merci. (Brachiano sort.) Fleurs et mauvaises herbes poussent ensemble sous le chaud soleil, et les grands font fleurir également les grands biens et les grands maux.

(Il sort.)

QUATRIEME TABLEAU

Le palais de MONTICELSO.
FRANCISCO DE MÉDICIS et MONTICELSO, leur chancelier et leur grefiier.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Vous avez fort sagement agi, en assurant la présence de tous les augustes ambassadeurs en résidence, pour ouïr le jugement de Vittoria.

MONTICELSO
Ce n’était pas inutile; car vous le savez, seigneur, nous n’avons que des présomptions pour l’accuser, en ce qui concerne la mort de son mari; aussi leur approbation devant les preuves de son infâme débauche, suffira pour la flétrir dans les royaumes de tous nos voisins. Je me demande si Brachiano assistera au procès.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Fi! ce serait de l’impudence par trop manifeste.

(lls sortent.)
(Entrent Flamineo et Marcello entre des gardes et un homme de loi.)

L’ AVOCAT
Eh quoi! êtes-vous prisonniers à la semaine? Voyons un peu si ton esprit est moins emprisonné. M’est avis que pour juger ta soeur, on ne devrait avoir que de vieux maîtres putassiers.

FLAMINEO
Ou de vieux cocus; car ces bons cocus sont les plus chatouillés de luxure. Des maîtres-putassiers seraient utiles aussi; car nul n’est plus expert à la joute que ceux qui furent de vieux jouteurs.

L’AVOCAT
Monseigneur le duc et elle ont eu des rapports très secrets!

FLAMINEO
Pauvre âne! Il est fort à craindre au contraire qu’ils n’aient été très publics.

L’ AVOCAT
Si seulement on pouvait prouver qu’ils ont échangé des baisers.

FLAMINEO
Eh bien quoi?

L’AVOCAT
Monseigneur le cardinal les traquerait au furet.

FLAMINEO
Un cardinal, je l’espere, ne se mêle pas de prendre des lapins.

L’AVOCAT
Car semer des baisers (note bien ce que je dis) semer des baisers, c’est récolter la paillardise et je suis certain qu’une femme qui accepte des baisers est à demi conquise.

FLAMINEO
C’est vrai, par en haut, à ce compte; si vous pouvez aussi la gagner par en bas, vous savez ce qui s’en suit.

L’ AVOCAT
Chut! les ambassadeurs sont descendus.

FLAMINEO
(à part) Je mets ce masque de gaieté feinte pour égarer ses soupçons.

MARCELLO
O ma soeur infortunée! Je voudrais que la pointe de ma dague lui eût transpercé le coeur le premier jour qu’elle vît Brachiano. (à Flamineo.) C’est vous qui fûtes, dit-on, le cheval d’abri, l’instrument du déshonneur de ma soeur.

FLAMINEO
C’est moi qui aplanis les voies vers son triomphe et le mien.

MARCELLO
Non, votre ruine!

FLAMINEO
Bah! tu es, toi, un soldat, tu suis le grand duc, tu arroses ses victoires, comme les sorcières nourrissent de leur sang les esprits qui les servent, de ton propre sang généreux. Qu’as-tu récolté, si ce n’est le salaire des capitaines, une pauvre poignée d’or que tu tiens au creux de la main, comme on tient un peu d’eau; si tu cherches à l’étreindre, l’illusoire récompense te fuit entre les doigts.

MARCELLO
Monsieur!

FLAMINEO
Tu touches à peine assez pour t’entretenir de souliers en peau de daim.

MARCELLO
Mon frère!

FLAMINEO
Suis moi: et ainsi, quand nous nous sommes vidés de sang en de grandes batailles, pour servir leur ambition ou leur folle humeur, quel salaire trouvons nous? Mais il est rare que le gui consacré à la médecine ou le chêne constructeur n’aient une mandragore dans leur voisinage; il en va de même pour notre quête de récompense; las! le moindre de leurs déplaisirs vise un de nos membres, mais pous frappe droit au coeur. C’est une déplorable histoire!

MARCELLO
Allons, allons!

FLAMINEO
Quand la vieillesse te fera chenu comme l’aubépine en fleur ...

MARCELLO
Ici je t’interromps: pour l’amour de l’honneur, porte un coeur honnête et passe par dessus toute considération d’intrigue: plus on s’y enfonce, plus on se salit. Si j’étais votre père, comme je suis votre frère, je n’ambitionnerais point de vous léguer plus beau patrimoine.

FLAMINEO
Je méditerai là-dessus. Voici les nobles ambassadeurs.

(Les ambassadeurs traversent la scène séparément.)

L’AVOCAT
Ah! voilà mon joyeux gaillard de Français! Le connaissez-vous? c’est un jouteur admirable.

FLAMINEO
Je le vis au demier tournoi; il avait l’air d’un chandelier d’étain, sculpté à l’image d’un chevalier, tenant en main une lance guère plus grosse qu’une chandelle de douze à la livre.

L’AVOCAT
Oh! mais c’est un cavalier accompli.

FLAMINEO
Un maladroit malgré ses grands airs et son panache: il dort en selle, comme un marchand de volailles.

L’AVOCAT
Regazdez donc, voilà mon Espagnol.

FLAMINEO
Il porte sa tête dans sa fraise, comme j’ai vu un valet porter des verres dans un couveeclee en buis, tout roide, tout guindé, dans sa peur de les casser; il ressemble à une patte de merle, d’abord salée, puis trempée dans du suif.

(Tous sortent.)

Acte III

Grande salle au cháteau de Monticelso.
FRANCISCO DE MÉDICIS, MONTICELSO, les six AMBASSADEURS, BRACHIANO, VITTORIA, FLAMINEO, MARCELLO, AVOCAT, et un GARDE.

MONTICELSO
(à Brachiano) Abstenez-vous, Monseigneur, il n’y a point de place ici qui vous soit assignée. Sa Sainteté nous a laissé le soin d’examiner cette affaire.

(Etend sous lui un tissu somptueux).

BRACHIANO
Grand bien lui fasse!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Un siège ici pour sa seigneurie!

BRACHIANO
Ne prenez pas cette peine: un hôte qui n’est point invité devrait voyager, comme ces femmes des Pays-Bas s’en vont à l’église en emportant leur escabelle.

MONTICELSO
A votre bon plaisir, Seigneur. (A Vittoria.) Prenez place à la barre, Madame. (A l’avocat.) Et maintenant Signor, commencez votre réquisitoire.

AVOCAT
Domine judex, converte oculos in hanc pestem, mulierum corruptissimam ...

VITTORIA
Quel est cet homme?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Un avocat qui requiert contre vous.

VITTORIA
De grâce, Monseigneur, qu’il parle donc sa langue usuelle; autrement je ne répondrai point.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Eh quoi! vous entendez le latin.

VITTORIA
Certes, Messire; mais dans cet auditoire venu pour entendre ma cause, il y en a la moitié ou plus qui peut l’ignorer.

MONTICELSO
Poursuivez, Monsieur.

VITTORIA
Ne vous en déplaise, je ne veux pas que votre accusation s’enveloppe de la brume d’une langue inconnue; il faut que toute cette assemblée entende de quoi l’on m’accuse.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Signor, inutile d’insister avec votre latin: je vous prie, changez de langue.

MONTICELSO
Oh! pour l’amour de Dieu! Dame, votre réputation n’en sera que plus connue du public.

L’AVOCAT
Eh bien, voici pour vous.

VITTORIA
Je suis à la cible, Monsieur; je guiderai votre tir et vous dirai si vous approchez du but.

L’AVOCAT
Très doctes juges, qu’il plaise à vos seigneuries d’abaisser le regard de votre pensée sur cette femme dissolue et diversivolente, qui perpétra si noire chaîne de dols et forfaits que pour en extirper la souvenance, il faudra la consommation de sa vie et de ses machinations.

VITTORIA
Que conte-t-il la?

L’AVOCAT
La paix ici! les crimes exorbitants réclament des ulcérations expiatoires.

VITTORIA
Il est certain, messeigneurs, que cet avocat a dû gober certaines pilules d’apothicaires ou bien des proclamations, et maintenant il lui ressort de la bouche tous les mots durs et indigestes, comme ces noyaux qu’on donne aux faucons malades. Auprès de son latin, c’est du charabia gallois.

L’AVOCAT
Messeigneurs, cette femme ne connaît point ses tropes et ses figures de beau langage, et elle n’est pas versée profondément dans les circonlocutions de la rhétorique et de l’ étymologie des vocables académiques.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Messire, épargnez-vous de grâce tant de peines et faites applaudir comme il sied votre savante éloquence chez ceux-là qui vous pourront entendre.

L’AVOCAT
Mon bon seigneur

FRANCISCO DE MÉDICIS
(d’un ton d’ironie.) Messire, ramassez vos paperasses dans votre sac de futili ... pardon de futaine, et agréez l’hommage de ma considération pour votre verbiage très savant.

L’AVOCAT
Fort doctoralement je remercie votre seigneurie; j’en bouverai l’emploi ailleurs.

MONTICELSO
(à Vittoria) Je vous parlerai plus clairement et vous peindrai vos folies avec des couleurs plus naturelles que le blanc et le vermillon de vos joues.

VITTORIA
Vous faites erreur. vous y faites monter un sang aussi noble que ne fut jamais celui de votre mère.

MONTICELSO
Je vous veux épargner jusqu’à ce que l’évidence vous crie bien haut: Drôlesse! - Remarquez cette créature que voici, mes révérés seigneurs, c’est une femme douée d’un prestigieux esprit.

VITTORIA
Mon honorable seigneur, il ne sied point à un révérend cardinal de jouer de la sorte à l’avocat.

MONTICELSO
Ah! votre métier vous forme la langue. Vous voyez, messeigneurs, quel beau fruit saín elle paraît être; pourtant, elle ressemble à ces pommes dont parlent les voyageurs et qui murissent aux lieux où se dressaient Sodome et Gomorrhe! il me suffira d’y toucher pour que vous la voyiez à l’instant tomber en suie et en cendres.

VITTORIA
Il vous faudrait pour cela tous vos poisons d’apothicaire.

MONTICELSO
Je suis convaincu que s’il y avait à perdre un second Paradis, ce démon serait le tentateur et le traître.

VITTORIA
Pauvre charité chrétienne; on te trouve bien rarement sous la pourpre!

MONTICELSO
Qui s ‘en étonnerait, alors que soir après soir, son portail regorgeait de carrosses, que ses grand’salles bravaient les étoiles de leur resplendissement; quand elle singeait une coeur princière avec ses musiques, ses banquets el ses bruyantes orgies. Cette catin, en vérité, était une sainte femme!

VITTORIA
Catin? qu’est-ce à dire?

MONTICELSO
Vous expliquerai-je à vous ce que c’ est qu’une catin? Et bien soit! Je vous exposerai la nature de ces femmes-là. Ce sont d’abord des mets sucrés, ils pourrissent qui les mangent; pour les narines ce sont des parfums empoisonnés; une alchimie trompeuse, des naufrages en pleine bonace. Ce que sont les catins? Des hivers glacés de Russie, si désolés qu’on croirait que la nature a oublié le printemps; c’est la flamme, l’aliment même de l’Enfer! Elles sont pires que ces tributs qui pèsent sur les Pays-Bas, qu’on vous préleve sur votre manger et votre boire, vos vêtements, votre sommeil, oui, même sur la perdition de l’homme, sur ses péchés. Ce sont ces preuves fragiles en justice qui, rien que par l’oubli d’une syllabe, font confisquer le patrimoine d’un pauvre diable. Ce que sont les catins? Ce sont ces cloches flatteuses qui n’ont qu’un son, aux noces comme aux funérailles. Vos fastueuses catins, ce sont des coffres à trésor remplis par les exactions, vidés par d’odieuses débauches. Elles sont pires, pires vous dis-je, que les cadavres qu’on réclame aux gibets, et que dissèquent les chirurgiens, pour enseigner à l’homme la misère de son corps. Ce que c’est qu’une catin? C’est une fausse monnaie coupable qui, quel qu’en soit le frappeur, n’apporte que soucis aux mains qui la reçoivent!

VITTORIA
Ce signalement ne me conceme pas.

MONTICELSO
Vous. madame, vous empruntez à tous les fauves, à tous les minéraux, leur poison mortel!

VITTORIA
Et puis après?

MONTICELSO
Je te vais le dire; je trouve en toi une boutique d’apothicaire avec un échantillon de toutes ses drogues.

L’AMBASSADEUR DE FRANCE
Elle a mené mauvaise vie.

L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
C’est vrai, mais le cardinal est trop acerbe.

MONTICELSO
Vous savez maintenant ce que c’est qu’une catin. Sur les pas du démon Adultère marche le démon du crime!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Votre malheureux époux est mort.

VITTORIA
Oh! c’est un époux bien heureux, maintenant qu’il ne doit plus rien à la nature.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Mort sous un cheval de voltige!

MONTICELSO
Machination brusque qui l’a fait sauter d’un bond dans la tombe.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Le prodige, en vérité, que d’une toise de hauteur un homme mince s ‘allât rompre le col!

MONTICELSO
Sur une jonchée de roseaux!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Et qui plus est, qu’il perdit a l’instant l’usage de la parole, tout mouvement de vie comme un homme couché dans son suaire depuis trois jours. Notez bien chacun de ces détails.

MONTICELSO
Et considérez cette créature qui était sa femme; elle ne se présente pas en veuve, elle se présente armée de dédain et d’effronterie; est-ce là une vêture de deuil?

VITTORIA
Si j’avais si bien prévu sa mort, comme vous le donnez à entendre, j’aurais commandé mon deuil d’avance.

MONTICELSO
Ah! vous ne manquez point de ruse.

VITTORIA
Vous faites honte à votre esprit et à votre jugement de me traiter de la sorte. Quoi! faut-il que celui-là qui me juge, nomme effronterie ma propre défense? Qu’on me laisse alors en appeler de ce tribunal chrétien à la justice du Tartare sauvage.

MONTICELSO
Voyez, messeigneurs, elle calornnie notre procédure.

VITTORIA
Avec humilité, bien bas devant les très dignes et vénérables ambassadeurs, je m’incline avec ma pudeur de femme; mais je me trouve en même temps si prise dans les rêts d’une accusation odieuse, que je suis contrainte, comme Portia, de revêtir pour ma défense une mâle énergie. Revenons au fait. Si seulement vous me trouvez coupable, tranchez la tête du corps, et nous nous quittons bons amis. J’aurais honte de devoir la vie à votre pitié, messire, ou à la prière de quiconque.

L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Elle a l’âme vaillante.

MONTICELSO
Allez, ces sortes de pierres fausses font parfois douter des vraies.

VITTORIA
Erreur! Car sachez que toutes vos têtes étroitement unies pour frapper contre cette mine de diamants, s’avèreront de simples marteaux de verre et se briseront net. Tout cela n’est qu’une ombre imaginaire de mes prétendus crimes: épouvantez les enfançons, monseigneur, avec vos diables en peinture; je suis au-dessus de ces vaines terreurs. Quant à ces noms insultants de catin et de meurtrière, ils émanent de vous; c’est comme si un homme crachait contre le vent: son crachat luí revient à la face!

MONTICELSO
Je vous en prie, madame, éclairez-moi sur ce seul point: qui logea sous votre toit cette nuit fatale où votre époux se rompit le col?

BRACHIANO
Cette question m’oblige à rompre le silence: j’étais là.

MONTICELSO
Qu’y faisiez-vous?

BRACHIANO
Eh bien, j’étais venu luis apporter réconfort, et prendre des mesures pour lui constituer son bien, parce que j’avais ouï dire que son mari était votre débiteur, monseigneur.

MONTICELSO
C’est exact.

BRACHIANO
Et l’on craignait grandement qu’elle ne fût jouée par vous.

MONTICELSO
Qui vous avait institué exécuteur testamentaire?

BRACHIANO
Mais ma charité, la charité qui doit couler de toute âme généreuse et bien-née pour les orphelins et pour les veuves.

MONTICELSO
Votre luxure, vous voulez dire.

BRACHIANO
Ce sont les chiens couards qui aboient le plus fort: Coquin de prêtre, je te parlerai plus tard, entends-tu? L’ épée que vous trempez si bien, je vous en enferrerai les entrailles. Nombre de ceux qui portent ta livrée ressemblent à ces vulgaires courriers de poste ...

MONTICELSO
Vraiment!

BRACHIANO
Oui, ces courriers mercenaires: les lettres qu’ils portent disent la vérité, mais ils vous ont l’habitude de remplir leur bouche d’effrontés mensonges!

(Il se lève pour partir.)

UN SERVITEUR
(lui remettant la robe sur laquelle il était assis) Monseigneur, votre robe ...

BRACHIANO
Tu mens, pas une robe, un siège: fais en don à ton maître qui réclamera son âmeublement au complet; car Brachiano ne fut jamais assez mesquin pour enlever un siège à la demeure d’autrui; qu’il fasse de ceci une frange pour son lit ou bien une housse pour sa très révérende mule. Monticelso, nemo me impune lacessit.

(Il sort.)

MONTICELSO
Voilà votre champion parti.

VITTORIA
Le loup n’entend que mieux se jeter sur sa proie.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Monseigneur, on a de fortes présomptions pour ce meurtre, mais point de preuve sûre qui désigne son auteur. Pour moi, je ne puis croire qu’elle ait l’âme assez noire pour un acte si sanglant; si c’était vrai, comme en pays froids les cultivateurs qui plantent de la vigne, l’arrosent de sang tiède, de même on la verrait un été, porter un fruit insipide et avant le retour du printemps, se flétrir des rameaux aux racines. Passons sur l’action criminelle: ne vous occupez que de ses dérèglements.

VITTORIA
Je sens le poison sous vos pilules dorées.

MONTICELSO
Maintenant que le duc est parti, je vais produire une lettre dans laquelle vous aviez combiné, lui et vous, de vous rencontrer au pavillon d’été d’un apothicaire, en aval du fleuve Tibre- voici la lettre messeigneurs- et là après une baignade galante et la chaleur d’un festin voluptueux lisez cela, je vous prie, j’aurais honte de dire le reste.

VITTORIA
D’accord, j’ai pu être tendre; la tentation ne prouve point l’acte amoreux. Casta est quam nemo rogavit. Vous lisez là les brûlantes paroles d’amour qu’il m’adresse, mais vous n’avez point ma réponse glacée.

MONTICELSO
La glace dans la canicule! bien étrange!

VITTORIA
Condamnez-moi donc pour ce seul fait que le duc m’aima! Vous pourriez tout aussi bien accuser quelque belle rivière cristalline, parce que quelque fol atteint de mélancholie s’alla noyer dedans.

MONTICELSO
Bien noyé, certes!

VITTORIA
Faites le compte de mes fautes, je vous prie, et vous trouverez que beauté, clairs atours, un coeur joyeux et un bel appétit au festin, voilà tout, voilà tous les pauvres crimes dont vous m’accablez. Par ma foi, monseigneur, vous pourriez tout autant tuer des mouches au pistolet; le jeu serait plus noble.

MONTICELSO
Fort bien.

VITTORIA
Mais poursuivez donc votre dessein, vous avez voulu d’abord, ce semble, me réduire à mendier, et vous voudriez maintenant me perdre. J’ai des maisons, des joyaux et il me reste quelques pauvres cruzados : puisse cela suffire a vous rendre charitable!

MONTICELSO
Si jamais Satan a pris une forme belle, vous avez sous les yeux son portrait!

VITTORIA
Il vous reste une vertu: celle de ne point flatter.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Qui vous apporta cette lettre?

VITTORIA
Je ne suis pas forcée de vous le dire.

MONTICELSO
Monseigneur le duc vous envoya mille ducats le douze août.

VITTORIA
C’était pour sauver mon cousin de la prison; j’en ai payé l’intérêt.

MONTICELSO
Je croirais plutôt que c’était l’intérêt de ses passions.

VITTORIA
Qui a dit cela hormis vous? Si vous êtes mon accusateur, cessez, de grâce, d’être mon juge; sortez de ce banc; témoignez contre moi et laissez à ceux-ci le soin de juger souverainement. Monseigneur le cardinal, si vos oreilles si ouvertes aux rapports de vos espions étaient aussi bienveillantes pour écouter mes pensées, si votre langue avait souci d’honnêteté, je ne craindrais pas de les entendre proclamer toutes et bien haut.

MONTICELSO
Allez, allez, après votre belle orgie de vanité, je vous donnerai en dessert une poire d’angoisse.

VITTORIA
De votre greffe?

MONTICELSO
Vous naquîtes à Venise. de la lignée honorable des Vitelli; ce fut une fatalité pour mon cousin maudite cette heure-là!- de vous épouser, il vous acheta à votre père.

VITTORIA
Ah!

MONTICELSO
Il dépensa alors en six mois douze mille ducats et, autant que je sache, n’a pas reçu de vous en dot un seul maravédis. C’était un prix bien lourd pour une marchandise si légere. Mais je tire le rideau; j’arrive au portrait; vous êtes venue de là-bas courtisane très notoire et vous avez continué.

VITTORIA
Monseigneur!

MONTICELSO
Non, écoutez moi; vous aurez lout loisir de jacasser. Monseigneur Brachiano... mais je ne fais, hélas que ressasser ce qui court le Rialto, ce dont on fait mainte ballade et qu’on jouerait au théâtre, si le vice, trop souvent ne trouvait des amis si bruyants, que les moralistes en sont réduits au silence Vous autres, gentilshommes, Flamineo et Marcello, la cour n’a encore aucune charge contre vous, mais vous devez avoir de sûrs répondants au cas où l’on vous rappellerait.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Moi, je me porte caution pour Marcello.

FLAMINEO
Et monseigneur le duc sera garant de moi.

MONTICELSO
Quant à vous, Vittoria, votre faute publique jointe aux circonstances actuelles, vous enlève tout le fruit de la miséricorde; car vous a vez fait un usage si malsain de votre vie et de votre beauté, qu’on peut vous attribuer une influence non moins funeste sur les princes, que ces météores menaçants. Ecoutez votre sentence: on va vous enfermer dans une maison de filles repenties, et votre complice obscène...

FLAMINEO
(à part) Qui? moi?

MONTICELSO
La fille mauresque.

FLAMINEO
(à part) Ah! sauvé derechef!

VITTORIA
Une maison de filles repenties! Qu’est-ce cela?

MONTICELSO
Une maison de catins qui font pénitence

VITTORIA
Les grands de Rome l’ont-ils édifiée pour leurs femmes, qu’on m’y envoie loger?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Il vous faut prendre patience.

VITTORIA
Il me faut d’abord prendre vengeance. J ‘aimeirais savoir si vous êtes sûr de votre salut par lettres patentes, peur agir de la sorte.

MONTICELSO
Emmenez-là hors d’ici!

VITTORIA
Au viol! au viol!

MONTICELSO
Comment?

VITTORIA
Oui, vous avez violé la Justice, l’avez soumise force à votre plaisir!

MONTICELSO
Fi, elle est folle!

VITTORIA
Crève donc des pilules que tu mâches et qui devaient te guérir! ou, assis à ce banc, que ta salive t’étrangle!

MONTICELSO
Elle est donc devenue furie!

VITTORIA
Que le jour du jugement te trouve et te laisse ce même monstre que tu as toujouts été. Bons palefreniers, instruisez-moi à jeter des mots de malédiction! Puisqu’on ne peut m’ôter la vie pour mes actes, ôtez-la moi pour mes paroles! Ah! Pauvre vengeance de femme qui ne vit que dans sa voix! Je ne veux pas pleurer; non, je dédaigne d’appeler à mon aide une seule pauvre larme pour enjôler votre injustice. Qu’on m’emmème loin d’ici vers cette maison... de quel euphémisme la nommez-vous?

MONTICELSO
De filies repenties.

VITTORIA
Non, ce ne sera plus une maison de filles; mon âme la rendra plus pure que le palais du Pape, il y règnera plus de paix que dans ton âme, tout cardinal que tu es! Sache-le et que celà réchauffe un peu ta bile: C’est au fond des ténèbres que les diamants jettent le plus de splendeur!

(Elle sort avec l’avocat et les gardes. Rentre Brachiano.)

BRACHIANO
(à Francisco) Maintenant vous et moi sommes réconciliés, et nous nous serrerons la main sur une tombe amie: lieu propice, puisque c’est le symbole de la douceur et de la paix, pour que notre haine s’y apaise.

FRANCISCO DE MÉDlCIS
Messire, que se passe-t-il donc?

BRACHIANO
Je ne veux pas faire pâlir davantage cette joue très chere; vous avez déjà trop perdu; adieu...

(Il sort.)

FRANCISCO DE MÉDlCIS
Comme ses paroles ont un accent étrange! Dans quel sens les interpréter?

FLAMINEO
(à part) Bon: ceci sert de préface à la révélation de la mort de la duchesse; il mène habilement la chose. Comme je ne saurais maintenant feindre des airs larmoyants pour la mort de ma noble dame, je vais feindre un acces de folie pour l’opprobre de ma soeur; et ainsi j’écarterai les vaines questions. La langue de la trahison paraît odieusement paralysée; mais je veux parler au premier venu, n’écouter personne et pour un temps jouer savamment le fol.

(Il sort.)
(Entrent Giovanni, le comte Lodovico el leur suite.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Eh quoi, mon noble cousin! vous en noir!

GIOVANNI
Oui, mon oncle; on m’a enseigné à imiter votre courage; il vous faut à votre tour m’imiter pour la couleur des vêtements. Ma douce mère est ..

FRANCISCO DE MÉDlCIS
Dites, où est-elle?

GIOVANNI
Est là, ou plutôt là-bas; en vérité, seigneur, je ne puis vous le dire, car je vous ferais pleurer.

FRANCISCO DE MÉDlCIS
Elle est morte?

GIOVANNI
Il ne faut pas m’en vouloir; ce n’est pas moi qui l’ai dit.

LODOVICO
Elle est morte, monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDlCIS
Morte?

MONTICELSO
Noble femme bénie, tu es désormais au-dessus de tes malheurs! (Aux ambassadeurs:) Vos excellences voudraient-elles se retirer un instant?

(Sortie des ambassadeurs.)

GIOVANNI
Que font-ils, les morts, mon oncle? Mangent-ils? Entendent-ils de la musique? Vont-ils en chasse et en fête comme nous qui vivons?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Non, petit cousin, ils dorment.

GIOVANNI
Seigneur, seigneur! Que ne suis-je mort? Voilà six nuits que je ne dors point. Quand donc se réveillent-ils?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Quand il plaît à Dieu!

GIOVANNI
Dieu bon! qu’elle dorme toujours, car je l’ai vue, cent nuits peut-être, qui veillait, et l’oreiller ou elle posait la tête était humide et salé de ses larmes. Il faut que vous dise ma plainte, seigneur; je vous dirai ce qu’ils lui ont fait maintenant qu’elle est morte.Ils l’ont enveloppée cruellement d’une feuille de plomb et on ne m’a pas permis de l’embrasser.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Toi, tu l’as aimée!

GIOVANNI
Je l’ai souvent entendu dire qu’elle m’avait donné le sein, et par cela même il semble qu’elle m’aimait tendrement, puisque chez les princes ceci est chose rare.

(Giovanni sort avec un gentilhomme de la suite.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Oh! toi, de ma pauvre soeur toutce qui reste! Eloignez-le, pour l’amour de Dieu!

MONTICELSO
Eh bien, monseigneur?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Croyez-moi, je ne suis plus désormais que sa tombe, et je garderai sa mémoire bénie plus fidèlement que mille épitaphes.

(Francisco et MONTICELSO sortent Flamineo entre comme égaré, cependant que les ambassadeurs rentrent peu à peu.)

FLAMINEO
Nous supportons les coups comme les enclumes en acier trempé jusqu’à ce que la douleur elle-même nous rende insensibles à toute douleur. Qui redressera ce tort qu’on m’a fait? Est-ce là ce que je trouve au bout de mes services? J’ aimerais mieux sarcler de l’ail, voyager à travers la France en me servant à moi-méme de garçon d’écurie, porter des doublures de peau de mouton ou des souliers qui puent le cirage, ou être inscrit au rôle des quarante mille colporteurs de Pologne. (Les ambassadeurs sont rentrés.) Que n’ai-je été pourrir dans quelque hôpital de Venise, bâti sur de la peste autant que sur des pierres ,avant que d’avoir passé au service de Brachiano!

L’AMBASSADEUR DE SAVOIE
Reprenez réconfort.

FLAMINEO
Vos paroles réconfortantes sont comme du miel; elles ont douce saveur dans votre bouche qui est saine, mais dans la mienne qui est blessée, elles descendent comme si l’aiguillon de l’abeille était encore dans leur miel. Ah! ils ont ourdi leurs projets avec adresse, pour qu’on n’aille pas dire qu’ils ont agi par pure malice. En cela un adroit politique imite le diable, comme le diable imite le canon; partout où il vient faire ses méfaits, il arrive, le cul tourné vers vous.

L’AMBASSADEUR DE FRANCE
Les preuves sont patentes.

FLAMINEO
Des preuves! de la corruption, il faut dire. Oh! l’or! Quel dieu tu es! Et toi, l’homme, quel démon tu fais de te laisser tenter par ce métal maudit! Cet avocat u ‘diversivolent’ remarquez-le bien! les fripons se font mouchards comme les asticots deviennent mouches; on peut attraper du goujon avec les uns comme avec les autres. Le cardinal! Ah! je voudrais qu’il pût m’entendre; il n’est rien de sacré que l’argent ne vienne corrompre ou pourrir, comme de la viande sous les tropiques! Vous avez de la chance en Angleterre, monseigneur! Là, on vend la justice avec les mêmes poids dont on écrase les hommes jusqu’à ce qu’ils en meurent! Ah! l’horrible salaire.

L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Oh fi donc! Flamineo!

FLAMINEO
Les cloches ne sonnent jamais que lancées à la grande volée et j’espere que le cardinal là-bas n’obtiendra jamais la grâce de bien prier que lorsqu’on l’amènera à l’échafaud. Si on les rouait pour leur faire avouer leur cabale... Mais tous ces nobles, leur privilège les exempte de la torture; on fait bien, car un rien en ferait tomber d’aucuns en morceaux, avant que de comparoir: O Religion, comme tu barbotes dans les intrigues. Le premier sang versé au monde le fut à propos de religion. Ah! que ne suis-je né Juif!

MARCELLO
Il n’y en a que trop!

FLAMINEO
Vous faites erreur: il n’y a pas assez de Juifs, pas assez de prêtres, pas assez de gentilshommes!

MARCELLO
Comment cela?

FLAMINEO
Je vais te le prouver; s’il y avait assez de juifs, tant de chrétiens ne se feraient pas usuriers; s’il y avait assez de prêtres, un seul n’obtiendrait pas jusqu’à six bénéfices; et s’il y avait assez de gentilshommes, on ne venait pas tant de champignons, sortir un beau matin du fumier, aspirer à la noblesse. Adieu! que les autres vivent d’aumônes; sois de ceux qui pratiquent l’art de l’Anglais Woolner , et avale comme lui tout ce qu’on te donne et qu’une bonne purgation te rende le solide appétit d’un scieur de long. Je sors écouter le cri du hibou!

(Il sort.)

LODOVICO
(à part) C’est l’entremetteur de Brachiano; il est étrange que devant la honte si claire et manifeste de sa soeur adultère, il ose se livrer à cet accès de rage scandaleux! Il faut que je le flaire.

(Flamineo rentre.)

FLAMINEO
(à part) Comment ce comte banni ose-t-il rentrer à Rome, sans avoir encore acheté son pardon? J’ai ouï dire que la défunte duchesse lui servait une pension et qu’il est venu de Padoue avec la suite du jeune prince. Il y a quelque chose là-dessous. Les médecins qui veulent guérir l’empoisonnement usent toujours de contre-poisons.

MARCELLO
Notez cette étrange rencontre.

FLAMINEO
(à Lodovico) Que le dieu de la Mélancolie change ton fiel en poison! Que les rides qui stigmatisent ta face se suivent toujours comme les vagues tumultueuses dans la houle!

LODOVICO
Grand merci, et moi je te souhaite de grand coeur la canicule tout le long de l’année.

FLAMINEO
Qu’annonce le croassement du corbeau? Notre bonne duchesse est-elle morte?

LODOVICO
Morte.

FLAMINEO
O destin! Les malheurs se suivent pêlemêle comme les besognes funèbres de l’officier de la couronne.

LODOVICO
Veux-tu, toi et moi, faire ménage ensemble?

FLAMINEO
Oui, ça me va. Associons deux hommes insociables.

LODOVICO
Restons trois jours de suite à deviser de compagnie...

FLAMINEO
Rien qu’en faisant des grimaces; couchons tout habillés...

LODOVICO
Sur des fagots en guise d’oreillers.

FLAMINEO
Et couverts de poux...

LODOVICO
En costurne de taffetas; voilà de la mélancolie distinguée. On dormira tout le jour.

FLAMINEO
Oui, tel le lièvre mélancolique, on ne mangera qu’après minuit. On nous observe, on dit: voyez comme ces deux là s’attirent!

LODOVICO
Quelle étrange créature c’est qu’un bouffon qui rit, comme si l’homme avait été créé uniquement pour montrer ses dents!

FLAMINEO
Je vais te dire... On ferait bien, pour remplacer les glaces, de se mirer chaque matin dans une soucoupe pleine de sang figé de sorcière.

LODOVICO
Admirable coquin, nous ne nous séparerons jamais.

FLAMINEO
Jamais, jusqu’à ce que l’humeur quémandeuse des courtisans, l’ambition jamais satisfaite des gens d’église, la misère des soldats et de tous les êtres qui sont pendus garrottés, supplice pire que l’estrapade, tout au has de la roue de la Fortune, jusqu’à ce que tous apprennent d’après notre double exemple, à mépriser ce monde qui prive la vie de moyens de vivre.

(Entrent Antonelli et Gasparo.)

ANTONELLI
Monseigneur, j’apporte de bonnes nouvelles. Le Pape sur son lit de mort, à l’arden te prière du Grand Duc de Florence, a signé votre pardon et vous a restitué...

LODOVICO
Merci pour cette nouvelle; lève les yeux, Flamineo, vois donc mon pardon.

FLAMINEO
Pourquoi riez-vous? Ceci n’était pas stipulé dans notre pacte.

LODOVICO
Et pourquoi?

FLAMINEO
Il ne faut pas que vous paraissiez plus heureux que moi; vous savez ce que nous avons juré, messire; si vous voulez vous réjouir, faites-le avec l’attitude d’un grand, tandis qu’on exécute ses ennemis; quand bien même ce serait pour toi de la jouissance, garde toujours la face renfrognée d’un fin politique.

LODOVICO
Ta soeur est une infâme catin!

FLAMINEO
Ah!

LODOVICO
Tu vois, j’ai dit cela en riant.

FLAMINEO
As-tu l’intention de le redire?

LODOVICO
Entends-tu? Veux-tu me vendre quarante onces de son sang pour arroser une mandragore?

FLAMINEO
Pauvre sire, tu avais fait voeu de vivre en gueux dans la vermine.

LODOVICO
Oui-dà.

FLAMINEO
En homme qui, couvert de dettes aurait renoncé à tout jamais à la lumiere du jour.

LODOVICO
(ricane) Ah! Ah! Ah!

FLAMINEO
Je ne m’étonne guère que vous manquiez de parole; il y a longtemps que votre seigneurie s’y exerce. Mais je vais vous dire ...

LODOVICO
Quoi donc?

FLAMINEO
Quelque chose que tu n’oublieras plus.

LODOVICO
Il me tarde de l’entendre.

FLAMINEO
Ce rire rend ta face hideuse; si tu ne veux pas de mélancolie, connais donc la fureur (ll le soufflète.) Vois, c’est à mon tour de rire.

MARCELLO
(à son frère) Vous êtes blâmable; vous sortirez d’ici de force.

LODOVICO
Lâchez-moi! (Flamineo et Marcello sortent.) Que je sois forcé de me faire justice, moi-même, contre un entremetteur!

ANTONELLI
Monseigneur!

LODOVICO
(Il le poursuit en vain.) Il eût aussi bien fait de frapper la foudre de son poing.

GASPARO
Il y paraît!

LODOVICO
Mordieu! Comment mon épée l’a-t-elle pu manquer! Ces canailles si lasses de vivre, échappent toujours aux plus mortels périls! La peste de lui! Tout son honneur, je dis plus, l’honneur de sa famille entière ne valent pas la moitié de ce tintamarre! Je le veux oublier et m’en aller boire une rasade de vin!

(lls sortent.)

SECOND TABLEAU

Une salle dans le palais de Francisco.
FRANCISCO DE MÉDICIS et MONTICELSO.

MONTICELSO
Allons, allons. monseigneur, déroulez franchement les plis de vos pensées, et laissez-les flotter librement comme une épousée sa chevelure. Votre soeur a été empoisonnée.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Loin de ma pensée de chercher vengeance!

MONTICELSO
Eh quoi! seriez-vous devenu tout de marbre?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Vais-je lui jeter un défi et accabler d’une écrasante guerre l’échine de mes pauvres sujets, d’une guerre que je n’aurai pas le pouvoir d’arreter quand je voudrai? Vous savez bien tous les meurtres, viols et rapines qu’on commet dans l’horrible volupté de la guerre, et celui qui le premier l’a longuement provoquée, la retrouvera un jour dans sa tombe et dans sa descendance!

MONTlCELSO
Aussi n’est-ce point la ligne de conduite que je vous conseille; veuillez me suivre: nous voyons la sape faire mieux que le canon. Gardez vos griefs cachés, et avec la patience de la tortue, laissez passer ce chameau fièrement sur votre dos sans vous écraser. Dormez du sommeil du lion et que cette engeance de souris folles et trop confiantes jouent impunément dans vos narines jusqu’à ce que le temps soit mûr pour les comptes sanglants et le coup de griffe fatal: visez en oiseleur rusé qui ferme un oeil afin de rnieux guetter votre proie.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Libère-moi, mon honneur impollué, de tous actes de traîtrise. Je sais qu’il est des foudres là-haut, et je veux demeurer comme la calme vallée qui s’agenouille humblement devant quelque mont ambitieux: car je sais que la trahison, comme ces araignées qui tissent leurs toiles où se prendront les mouches, se trahit elle-même par son vil ouvrage et y trouve la mort. Mais quittons ces pensers; mon vénéré seigneur, le bruit court que vous possédez un registre où vous avez noté, grâce à vos intelligences, le nom de tous les coupables notoires qui rôdent de par la ville.

MONTICELSO
C’est vrai, messire, et d’aucuns l’appellent mon livre noir; et il mérite bien ce titre, car encore qu’il n’enseigne point l’art de la sorcellerie, pourtant il se cache là-dedans le nom de maint démon.

FRANCISCO DE MÉDICIS
De grâce, faites nous le voir.

MONTICELSO
Je vais l’aller chercher pour votre seigneurie.

(Il sort.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
(seul) Monticelso, je ne veux point me fier à toi; mais dans tous mes complots je m’enfermerai aussi jalousement qu’une ville assiégée. Tu ne sauras deviner ce que je médite de faire; votre étoupe s’enflamme vite mais s’éteint aussitôt; l’or s’échauffe avec lenteur mais reste longtemps brûlant.

(Monticelso rentre et offre un livre à Francisco de Médicis.)

MONTICELSO
Le voici, monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Et d’abord, vos espions, je vous prie, montrez-les moi.

MONTICELSO
Leur nombre croît étrangement et il en est que vous prendriez pour d’honnêtes gens. A côté d’eux les ruffians et voilà nos pirates et les feuillets suivants sont réservés à ces vils coquins qui ruinent les jeunes nobles avec leurs prêts en marchandise en guise d’argent; voici pour les banqueroutiers escrocs, et voilà pour ces canailles qui vendent leur propre femme, rien que pour se défaire de chevaux, de menus bijoux, d’horloges, d’argenterie démarquée et autres objets. à la naissance de leur premier enfant.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Il y a de pareilles gens?

MONTICELSO
Et voilà d’effrontés entremetteurs qui s’en vont en brillant appareil: des usuriers qui partagent avec les tabellions en récompense de leurs bons renseignements; des gens de loi qui ont coutume d’antidater leurs exploits; et vous pourriez trouver aussi là-dedans quelques gens d’église, si je ne glissais par pudeur. Voilà enfin un catalogue complet de fripons; un homme pourrait fouiller toutes les prisons sans arriver jamais à pareille connaissance de la triste humanité.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ah! les assassins! Pliez la feuille, je vous prie. Monseigneur, permettez-moi d’emprunter ce livre d’étranges documents.

MONTICELSO
Servez-vous en, je vous en prie, Monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
J’affirme à votre Eminence qu’elle à bien mérité de l’Etat, et qu’elle a rendu un inappréciable service en révélant tous ces criminels.

MONTICELSO
Peut-être. messire.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Par Dieu! voilà qui vaut mieux que le tribut des loups qu’on paie en Angletene; ceci fera pendre bien des peaux sur les haies.

MONTICELSO
Je me vois forcé de prendre congé de votre seigneurie.

FRANCISCO DE MÉDICIS
De grand coeur, monsieur, je vous remercie; si quelqu’un me réclame à la cour, dites-lui donc que vous m’avez quitté en compagnie de coquins. (Monticelso se retire.) Je découvre d’après ceci que quelque maraud agent de monseigneur, un qui d’un bond sauta naguère de son pupitre de clerc au fauteuil d’un juge, a fait ce recensement canaille dans le dessein d’en tirer profit, comme ces révoltés irlandais avaient coutume de vendre des têtes. Et voilà ce qui arrive: ces pauvres diables paient pour les autres, parce qu’ils n’ont point les moyens de graisser la patte; le reste de la bande est biffé de la liste des fripons, ou bien monseigneur ferme sur eux les yeux avec complaisance. Son espion s’enrichit, et les gredins restent toujours les gredins. Mais passons à l’ emploi que je veux faire de ce registre: il me désigne utilement une liste d’assassins, bons pour toute vile besogne. Si j’avais besoin de dix couples de chiennes de courtisanes, ceci me les procurerait, bien mieux, de quoi blanchir trois armées. Que dans si peu de papier tienne la ruine de tant d’hommes! Ce n’est pourtant pas aussi épais que vingt dénonciations judiciaires. Voyez le perfide usage que d’aucuns peuvent faire des livres: un point de théologie, ardemment discuté par des factieux, fait dégaîner les épées, déchaîner des batailles et bouleverse toute harmonie. Pour donner forme plus terrible à ma vengeance, que je me rémémore le visage de ma soeur morte. Demanderai-je son portrait? Non, je vais clore les yeux et dans la sombre tristesse de mon rêve, j’évoquerai devant moi sa silhouette ... (Apparition d’Isabelle.) Je la vois à présent... Comme l’imagination opère puissamment! Comme elle peut faire se dresser les choses qui ne sont plus! Il me semble qu’elle est là, devant mes yeux: d’après cette vivante image de ma pensée, si j’en avais le talent, je pourrais peindre ses traits L’esprit comme un subtil magicien, nous font croire surnaturelles des choses qui ont des causes tout aussi vulgaires que la maladie. C’est l’illusion de ma Mélancolie! (Au fantôme.) Comment as-tu trouvé la mort? Que je suis fol d’interroger ainsi ma propre folie!... A-t-on jamais vu homme rêver ainsi tout éveillé? Ecartez cet objet, qu’elle sorte de mon cerveau! Qu’ai-je à faire de tombes, de lits de mort, de cérémonies funèbres et de larmes, moi qui n’ai à méditer que la vengeance! (Le fantôme s’évanouit.) Voilà, c’est fini, comme un conte de vieille femrne: les hommes d’Etat ont parfois des visions plus étranges que les fous! Allons, revenons à cette lourde besogne: Il faut que ma tragédie comporte quelque fantaisie comique ou elle ne réussira point. Je suis amoureux, éperdument amoureux de Corombona; et ma déclaration d’amour s’exprime ainsi, en vers boiteux... (Il écrit.) Voilà qui est fait, admirablement! Ah! destinée des princes! Je suis si habitué à la flatterie, que tout seul, voilà que je me flatte moi-même! Mais ceci va me servir; le pli est scellé. (Un serviteur arrive.) Porte ceci à la maison des filies repenties, et choisis bien ton heure pour le remettre aux mains de Corombona, ou à la supétieure, lorsque des gens de Brachiano se trouveront par là. Pars. (Le servíteur se retire.) Qui n’agit en tout que par la violence, a l’esprit court. Où passe la tête d’un homme, tous ses membres y passeront. L’instrument dans cette machination, c’est l’audacieux comte Lodovico; avec de l’or on doit pouvoir s’en assurer; ce n’est pas le poing vide qu’on peut piper les faucons. Brachiano, je suis prêt maintenant à jouter avec toi; eomme l’Irlandais sauvage, je ne te croirai bien mort que si je puis jouer au ballon avec ta tête! Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo.


Acte IV

PREMIER TABLEAU

Une salle dans la maison des filles repenties.
LA SUPÉRIEURE et FLAMINEO.

LA SUPÉRIEURE
Si l’on venait à savoir que le duc est admis ainsi auprès de votre soeur prisonnière, je m’attirerais de grands préjudices.

FLAMINEO
Pas le moins du monde; le Pape git sur son lit de mort et les gens ont en tête bien d’autres soucis que de surveiller une dame.

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR
(à part) Voilà Flamineo là-bas en conférence avec la Supérieure (A celle-ci.) Qu’il me soit permis de vous parler. Je vous supplierais de remettre ce pli à la belle Vittoria...

LA SUPÉRIEURE
Ainsi ferai-je, Monsieur.

LE SERVITEUR
Avec toute précaution et en grand secret. Plus tard vous saurez qui je suis, et serez remerciée pour votre complaisance.

(ll sort.)

FLAMINEO
Eh bien! qu’est-ce donc?

LA SUPÉRIEURE
Une lettre.

FLAMINEO
A ma soeur? Je veillerai à ce qu’elle lui soit renuse.

(Entre Brachiano.)

BRACHIANO
Qu’est-ce donc que vous lisez, Flamineo.

FLAMINEO
Voyez.

BRACHIANO
(lisant.) Ah! Ah! ‘A la très infortunée, très respectée Vittoria.’ Le nom du messager?

FLAMINEO
Je l’ignore.

BRACHIANO
Vraiment? et qui a envoyé la lettre?

FLAMINEO
Tudieu! vous parlez comme si l’on pouvait savoir quelle volaille est ensevelie dans un pâté avant que de l’avoir éventré.

BRACHIANO
Je l’ouvrirai, quand ce serait son coeur! Qui a signé cela? Duc de Florence! Ce tour est cousu de fil blanc! J’ai découvert l’intrigue. Lis donc, lis donc.

FLAMINEO
''Vos pleurs je les changerai en rires de triomphe, si tu veux être mienne: votre tuteur est tombé; c’est pitié qu’une vigne que des princes jusqu’ici ont aspiré à vendanger faute de supports, vienne à se faner et à mourir.’ Oui dà, du vin, même avec de la lie ferait bien son affaire ‘De votre triste emprisonnement je romprai bientôt le sortilege, et d’un bras tout-puissant de prince vous conduirai à Florence, où mon fervent amour suspendra vos désirs à mes cheveux d’argent.’- Qu’il aille se faire pendre avec ses étranges équivoques! ‘Et n’allez point pour mes ans me renvoyer un triste rameau de saule; qui donc préfère la fleur au fruit mûr à point?’ Dis plutôt pourri, pour être resté trop longtemps sur la litière ‘Et malgré toutes les rides de vieillesse, ces vers prouvent que les dieux ne vieillissent jamais, ni les prinees non plus.’ La peste de cette lettre, déchirez-la; au diable les athées, pour l’amour de Dieu!

BRACHIANO
Mordieu! je hacherai cette femme, la réduirai en miettes; que le vent sauvage du nord la balaie dans l’espace et jette sa poussière au nez du duc? Où est-elle, cette catin?

FLAMINEO
Cette... Comment l’appelez-vous?

BRACHIANO
Ah! puissé-je devenir fou avant ce mal maudit où elle finira par me conduire et qui vous rend chauve! Où est cette étoffe changeante?

FLAMINEO
Trempée dans l’eau jusqu’àux oreilles, je vous le garantis; cette étoffe-là n’est pas pour votre usage.

BRACHIANO
Vraiment. vil rufian!

FLAMINEO
Qui? moi? Monseigneur suis-je votre chien?

BRACHIANO
Oui, un limier; oses-tu me braver, me résister?

FLAMINEO
Vous résister! Allez, aleez, que ceux qui ont des maladies courent, mais moi je n’ai pas besoin d’emplâtres.

BRACHIANO
Veux-tu qu’on te roue de coups?

FLAMINEO
Aimeriez-vous qu’on vous cassât l’échine? Sachez donc, que nous ne sommes pas en Russie; je veux qu’on épargne mes tibias.

BRACHIANO
Me connais-tu bien?

FLAMINEO
Oui, Monseigneur et sur le bout du doigt; de même qu’en ce monde il y a une hiérarchie dans les maux, il y a aussi des degrés dans la diablerie; vous êtes un grand duc, et moi votre humble secrétaire, et je m’attends tous les jours à une figue espagnole où une salade à l’italienne.

BRACHIANO
Allons, ruffian, fais ta besogne et laisse là ton caquet.

FLAMINEO
Toute votre bonté envers moi ressemble à cette misérable faveur de Polyphème pour Ulysse; vous me réservez pour me dévorer en dernier. Vous m’arracheriez des mttes de gazon de ma tombe pour donner à manger à vos alouettes; ce serait un délice pour vous. Tenez, je vais vous mener à elle.

BRACHIANO
Me braves-tu en face?

FLAMINEO
O Monseigneur, je ne tournerais pas le dos en passant devant un subtil adversaire, quand bien même derrière moi il y aurait un gouffre.

(Il va chercher Vittoria, qui entre.)

BRACHIANO
Savez-vous lire, Madame? Jetez les yeux sur cette lettre. Ce ne sont point des caractères étrangers, ni des hiéroglyphes; inutile de commenter; c’est moi qui suis chargé désormais de recevoir votre courrier. Sang de Dieu! Vous allez devenir une bien noble dame, une catin parvenue et magnifique.

VITTORIA COROMBONA
Vous dites, Monsieur?

BRACHIANO
Allons, allons, qu’on voie un peu vos tiroirs secrets, révélez-nous votre trésor de lettres d’amour. Mort et furie! Je veux les voir toutes!

VITTORIA
Monsieur, sur mon âme, je n’en ai point! D’où celle-ci vient-elle?

BRACHIANO
Malédiction sur votre ignorance bien jouée? Vous êtes bien dressée, n’est-ce pas? Je vous attacherai le grillet comme au faucon et vous lâcherai au diable!

FLAMINEO
Gare au faucon, Monseigneur!

VITTORIA
(lisant.) Le duc de Florence! C’est une trahison, Monseigneur; il ne m’a jamais paru aimable, je vous asure, même en rêve!

BRACHIANO
C’est bien cela, c’est une trahison! Votre beauté! ô dix mille fois maudite! Combien de fois dans ce miroir magique, j’ai vu Satan! Tu m’as conduit, comme à un sacrifice païen, avec des musiques et de fatales guirlandes de fleurs, à ma ruine éternelle! La femme pour l’homme est déesse où bien louve.

VITTORIA
Monseigneur!

BRACHIANO
Va-t’en! Nous nous repousserons comme deux aimants contraires; l’un fuira l’autre. Eh quoi! tu pleures? Rassembles-en seulement dix de ton métier de mensonge, et tu fournirais des pleureuses à tous les enterrements chez les Irlandais, avec des hurlements plus rauques que leurs cris barbares.

FLAMINEO
O si, Monseigneur!

BRACHIANO
Cette main, cette main maudite que j’ai usée sous mes baisers fous!- O ma duchesse si douce, comme tu me parais charmante à cette heure! Mes pensées éperdues s’éparpillent comme du vif argent; j’étais ensorcelé, car tout le monde dit grand mal de toi.

VITTORIA
Qu’importe; je veux vivre désormais de façon à faire chanter au monde la palinodie et changer de discours. Vous avez nommé votre duchesse?

BRACHIANO
Puisse Dieu m’en pardonner la mort!

VITTORIA
Puisse Dieu venger sa mort sur toi, duc athée!

FLAMINEO
(à part) Deux rafales déchaînées!

VITTORIA
Qu’ai-je acquis auprès de toi, sinon de l’infamie? Tu as sali l’honneur sans tache de ma maison et fait fuir de là une noble compagnie. C’est comme ceux-là qui restés paralytiques s’enveloppent de peaux malodorantes de renards et que fuient toujours les narines un peu délicates. Comment l’appelez-vous, cette maison? Est-ce là votre palais? Est-ce que le juge ne l’a pas dénommée une maison de catins pénitentes? Qui m’y envoya? Qui eut l’honneur d’élire Vittoria à cette académie d’impudeur? N’est-ce point vous? N’est-ce pas l’élévation que je vous dois? Allez, allez proclamer avec vantardise, combien de nobles femmes vous avez perdues comme moi. Adieu donc, Messire; que je n’entende plus parler de vous! J’avais un membre qui n’était plus qu’un ulcère, mais je l’ai tranché; et maintenant je m’en irai tout en larmes vers le Ciel, sur des béquilles. Quant à vos présents, je vous les rendrai tous, et je souhaiterais pouvoir vous rendre légataire universel de tous mes péchés. (Elle se jette sur un lit.) Ah! si je pouvais me jeter dans la tombe aussi vite! Pour ce que tu mérites, je ne verserai pas une larme de plus; j’en crèverais plutôt.

BRACHIANO
J’ai bu le Léthé d’oubli. Vittoria! ô joie bien-aimée! Vittoria! Où souffres-tu, mon amour? pourquoi pleurer?

VITTORIA
Oui, je pleure comme des poignards, le voyez-vous?

BRACHIANO
Est-ce que ces yeux incomparables ne sont pas miens?

VITTORIA
J’aimerais mieux qu’ils ne fussent pas incomparables!

BRACHIANO
Cette lèvre n’est-elle pas à moi?

VITTORIA
Oui, pour la mordre au sang comme je fais plutôt que de te la donner.

FLAMINEO
Retourne-toi vers Monseigneur, ma chère soeur.

VITTORIA
Hors d’ici, sale rufian!

FLAMINEO
Rufian! Suis-je l’auteur de votre faute?

VITTORIA
Oui: c’est un infâme voleur qui laisse entrer le voleur.

FLAMINEO
Elle nous savonne les oreilles, Monseigneur!

BRACHIANO
Voyons, ne veux-tu m’entendre? Avoir un jour été jaloux de toi, c’est dire que je t’aimerai pour l’éternité, et que je ne serai plus jaloux, de ma vie.

VITTORIA
O fol! dont la grandeur surpasse de beaucoup l’esprit! Que peux-tu faire que moi je ne puisse souffrir, hormis de rester ta catin? Si tu t’en flattes, il te serait plus aisé de faire un feu de joie au fond de la mer.

FLAMINEO
Ah! point de serments, au nom du ciel!

BRACHIANO
Veux-tu m’écouter?

VITTORIA
Jamais!

FLAMINEO
Quel maudit aposthume que le caprice d’une femme: rien ne peut-il le crever? (Bas à Brachiano.) Si, si, Monseigneur, on attrape les femmes comme les tortues, en les retournant sur le dos - Ma soeur, j’en jure par cette main, je suis avec vous. Allons, allons, vous l’avez offensée: quel homme étrangement crédule vous faites, Monseigneur: croire que le duc de Florence s’amourachait d’elle! Quel mercier accepterait la marchandise d’un autre, une fois tripotée et salie? - Et pourtant, ma soeur, comme cette humeur revèche vous sied mal! Les jeunes levrauts, à la chasse, ne résistent pas longtemps; et la colère des femmes, comme leur course folle, ne devrait fournir qu’un jeu rapide au chasseur; laissez courir et crier la meute, un quart d’heure et puis l’hallali et la bête harassée qui se couche!

BRACHIANO
Ces yeux qui ont si longtemps contemplé ton visage, veux-tu me les arracher?

FLAMINEO
Il n’y a pas au monde de cruelle femme, pas une de ces logeuses qui prêtent aux balayeurs quelques liards et prennent encore leur intérêt dessus, qui agirait aussi durement. Prenez lui la main, Monseigneur, donnez lui un baiser; ne faites pas comme le furet qui lâche prise pour reprendre haleine.

BRACHIANO
Renouons franchement.

VITTORIA
Allez-vous-en!

BRACHIANO
Jamais fureur, ivresse où l’on s’oublie ne me feront désormais commettre pareille faute.

FLAMINEO
Maintenant que vous êtes sur la bonne piste, serrez-la de près!

BRACHIANO
Fais la paix avec moi et le canon peut bien gronder dans l’univers.

FLAMINEO
Voyez sa contrition: les meilleurs naturels sont ceux qui commettent les plus lourdes fautes, quand ils se livrent à la jalousie; c’est ainsi que le meilleur vin, une fois tué, donne le vinaigre le plus fort. Sache-le bien: la mer est plus brutale et rageuse que les calmes fleuves, mais aussi moins plaisante et moins sûre. Une femme paisible est comme une eau dormante sous un grand pont; un homme peut en toute sécurité passer dessus.

VITTORIA
Ah! l’hypocrisie de ces hommes!

FLAMINEO
Nous l’avons sucée avec le lait aux seins de la femme, dès notre prime enfance.

VITTORIA
Ajouter misère sur misère!

BRACHIANO
Bien-aimée!...

VITTORIA
Ne suis-je pas assez humiliée? Hélas, votre bon coeur s’est durci comme une boule de neige, maintenant que votre tendresse est refroidie.

FLAMINEO
Pardieu, la boule de neige fondra et redeviendra un coeur ou bien tout le vin de Rome en coulera jusqu’à la lie.

VITTORIA
Vous eussiez récompensé votre chien ou votre faucon mieux que je ne l’ai été. Je n’ajouterai pas un seul mot.

FLAMINEO
Fermez-lui la bouche d’un doux baiser, Monseigneur. (Caresses.) C’est cela: maintenant que le flot remonte, le navire est remis à flot. Il tient une douce brassée. Oh! nous autres hommes aux cheveux bouclés, c’est encore nous les plus tendres pour les femmes. Voilà qui va bien.

BRACHIANO
Faut-il que vous grondiez ainsi!

FLAMINEO
O Messire, ces petites cheminées font toujours le plus de fumée! J’en sue pour vous! Unissez-vous dans un silence aussi profond que celui des Grecs dans leur cheval de bois! Appuyez, Monseigneur, vos promesses par des actes; vous savez qu’on ne rassasie point les gens de viande en peinture.

BRACHIANO
Rester dans cette Rome ingrate ...

FLAMINEO
Rome! elle mérite qu’onon la traite de barbare pour l’odieuse façon dont elle nous a traités!

BRACHIANO
Tout doux! Ce même projet que le duc de Florence (par amour ou duperie, je ne sais) a médité pour son évasion, moi je l’exécuterai!

FLAMINEO
Pas d’heure plus propice que ce soir, Monseigneur: le Pape est mort et tous les cardinaux sont entrés en conclave pour l’élection du nouveau Pape; la cité est en grande confusion; il nous est loisible de la déguiser en page, de lui faire courir la poste, de l’embarquer et vogue la galère pour Padoue!

BRACHIANO
Je vais sur-le-champ reprendre furtivement le prince Giovanni, et faire route sur Padoue. Vous deux avec votre vieille mère, et le jeune Marcello au service du duc, si vous pouvez le résoudre à vous suivre, suivez-moi! J’assurerai à tous votre fortune Quant à vous, Vittoria, songez au titre de duchesse!

FLAMINEO
Voyez-vous! Attendez, Monseigneur, je vais vous conter une histoire. Le crocodile qui habite les eaux du Nil, un ver lui pousse dans les crocs, qui lui cause gran déconfort; un petit oiseau, pas plus gros qu’un roitelet sert de chirurgien-barbier à ce crocodile; il pénètre entre ses mâchoires, lui extirpe le ver et le guérit du coup. Le monstre marin, bien aise, mais ingrat envers qui le sauva, afin que l’oiseau n’aille jaser à la ronde et se plaindre de n’avoir point reçu de salaire, vous ferme ses mâchoires, dans l’intention de le gober et de le faire taire à tout jamais. Mais dame Nature qui répugne à tant d’ingratitude a muni l’oiselet d’une plume ou pointe à sa tête dont le dard blesse la gueule du crocodile, et vous le force d’ouvrir sa prison meurtrière et mon joli cure-dent de s’envoler loin de son client sinistre.

BRACHIANO
La morale de cette fable est que je n’ai point récompensé le service que vous m’avez rendu.

FLAMINEO
Nenni, Monseigneur. Vous, ma soeur, êtes le cocodrile; vous aviez un accroc à votre réputation, Monseigneur vous en guérit, et encore que la comparaison ne se suive pas à la lettre, notez toutefois, rappelez-vous quel bien vous fit l’oiseau à la pointe sur la tête, et dédaignez d’avoir une âme ingrate (À part) Il peut paraître à d’aucuns ridicule de parler ainsi en coquin ou en fol et de relever mes discours d’une sèche sentence qui sent la sauge à défaut de sagesse; mais ceci me permet de prendre des aspects divers: les fripons parviennent aux grandeurs en singeant les grands.

(Sortie.)

SECOND TABLEAU

Le parvis d’une église.
FRANCISCO DE MÉDICIS, LODOVICO, GASPARO et six AMBASSADEURS.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ainsi, Monseigneur, je vous recommande toute diligence: surveillez bien le conclave et que, suivant les instructions, nul n’ait de conférence avec les cardinaux.

LODOVICO
J’y veillerai, Monseigneur. Place aux Ambassadeurs!

GASPARO
Comme ils sont chamarrés aujourd’hui. Pourquoi portent-ils ces costumes si divers?

LODOVICO
Oh! Messire, c’est qu’ils sont chevaliers de divers ordres; ce seigneur en manteau noir, avec la croix d’argent est chevalier de Rhodes; son voisin, chevalier de St-Michel: celui-là de la Toison d’Or; le Français, plus loin, chevalier du St-Esprit; Monseigneur de Savoie est chevalier de l’Annonciation; l’Anglais de l’ordre honoré de la Jarretière, consacré a leur saint patron, St-Georges. Je pourrais vous entretenir de leurs diverses institutions, ainsi que des règles de leur ordre, mais je n’ai pas loisir de le faire.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Où est le comte Lodovico?

LODOVICO
lci, Monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Voici que l’heure du dîner approche. Veuillez ordonner le service des cardinaux.

LODOVICO
C’est bien, Monseigneur.

(Des serviteurs entrent, chargés de différents plats couverts.)

LODOVICO
Halte-là , que j’examine vos plats; pour qui, ceci?

LE SERVITEUR
Pour Monseigneur le Cardinal Monticelso.

LODOVICO
Et celui-ci?

LE SERVITEUR
Pour Monseigneur le Cardinal de Bourbon.

L’AMBASSADEUR DE FRANCE
Pourquoi examine-t-il ces plats? pour voir quel mets on a préparé?

L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Non, Messire, c’est pour empêcher qu’aucun message ne soit ainsi transmis, en vue d’acheter des voix ou de solliciter l’élévation d’aucun cardinal. Le premier jour du conclave, on autorise les ambassadeurs des princes à y entrer avec eux, et à plaider en faveur de celui que leur souverain préfère à tous; mais après, jusqu’à l’élection générale, nul n’a le droit de leur adresser la parole.

LODOVICO
Vous qui êtes attachés au service des seigneurs cardinaux, ouvrez la fenêtre et recevez leurs mets!

UN CARDINAL
(de l’intérieur) Remportez le service, les seigneurs cardinaux sont occupés à élire le Pape; ils ont fini de dépouiller le scrutin et tous sont tombés en adoration.

LODOVICO
Retirez-vous! hors d’ici!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Je parierais mille ducats que nous allons connaître le nouveau Pontife à l’instant même. Chut! sûrement, il est élu! Voyez, Monseigneur d’Aragon apparaît aux créneaux de l’église.

D’ARAGON
(du haut des créneaux) Denuntio vobis gaudium magnum. Reverendissimus cardinalis Lorenzo de Monticelso electus est in sedem apostolicam et elegit sibi nomen Paulum quartum.

LA FOULE
Vivat sanctus paper Paulus quartus!

(Entre un serviteur qui s’approche du duc.)

LE SERVITEUR
Vittoria, Monseigneur ...

FRANCISCO DE MÉDICIS
Eh bien, quoi?

LE SERVITEUR
S’est enfuie de la ville ...

FRANCISCO DE MÉDICIS
Vraiment?

LE SERVITEUR
Avec le duc Brachiano.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Enfuis! Et où est le prince Giovanni?

LE SERVITEUR
Parti avec son père.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Qu’on appréhende la supérieure des Repenties. Enfuis! Oh! damnation! (Le serviteur se retire.) Comme mes désirs se réalisent heureusement! Eh mais! c’est à celà même que j’ai travaillé! Cette lettre, je l’ai envoyée exprès pour inspirer ses actes! Ton honneur, duc fol, je l’ai d’abord souillé; je t’ai poussé sur la voie d’épouser une catin: quoi de pis? Voici la conclusion: le bras doit agir pour étouffer la voix de la fureur; j’aurais honte, moi qui porte une épée, d’aller gémir vainement sur une injure.

(Entre Monticelso en grande pompe.)

MONTICELSO
Concedimus vobis apostolicam benedictionem et remissionem peccatorum Monseigneur m’annonce que Vittoria Corombona a été secrètement enlevée par Brachiano de Rome. Or, bien qu’aujourd’hui soit le premier jour de notre pontificat, nous ne saurions mieux complaire à la puissance divine qu’en retranchant de la Sainte Eglise ces deux êtres maudits. Qu’il soit donc publié que nous les frappons tous deux d’excommunication; tous leurs parents demeurés ici, nous les bannissons également. Poursuivons notre marche.

(Monticelso sort avec sa suite, les ambassadeurs, etc.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Venez, cher Lodovico, vous avez solennellement juré de mettre à exécution ce projet de meurtre.

LODOVICO
Et j’irai jusqu’àu bout. Mais je m’étonne, messire, qu’un grand prince comme vous s’engage en personne dans cette affaire.

(Francisco de Médicis et Gasparo sortent Monticelso rentre.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ne m’en détourne point. La plupart des gens de sa cour sont de mon parti, quelques-uns même de mon conseil. Noble ami, nous partagerons même péril dans cette entreprise; permets qu’une part de gloire en rejaillisse sur moi.

MONTICELSO
(à Lodovico) Pourquoi le duc de Florence réclamait-il votre frère avec tant d’insistance? Parlez.

LODOVICO
Les mendiants italiens vous l’expliqueront, eux qui en mendiant une aumône, prient ceux qu’ils sollicitent de faire la charité pour l’amour d’eux-mêmes. Il se peut aussi qu’il répande ses munificences à pleines mains comme un semeur ou comme ces rois qui maintes fois donnent saos mesure, non point tant pour le mérite que pour leur propre plaisir.

MONTICELSO
Je sais que vous êtes fin renard. Quelle chose infernale tramiez-vous?

LODOVICO
Infernale, monseigneur?

MONTICELSO
Je vous demande à quoi le duc peut bien vous employer, pour que sa toque s’abaisse avec tant de cérémonie jusqu’à son genou, quand il vous quitte, comme tout à l’heure.

LODOVICO
Eh bien, monseigneur, il me parlait d’un cheval rétif de Barbarie, qu’il voudrait bien faire dresser à la course, au saut, aux croupades; or, monseigneur, j’ai un écuyer français remarquable.

MONTICELSO
Prenez garde que la rosse ne vous casse le cou. Penses-tu me donner le change avec tes histoires de chevaux farouches?... coquin, tu mens! oh tu es un vilain nuage noir et tu menaces d’une violente tempête.

LODOVICO
Les orages sont dans le ciel, Monseigneur et je suis trop has pour déchaîner la tempête.

MONTICELSO
Misérable créature! Je sais que tu es pétri pour toute espèce de crime, pareil à ces limiers qui, ayant une fois pris goût au sang, ne cessent de vouloir tuer. Il s’agit de quelque meurtre, n’est-ce pas?

LODOVICO
Je ne vous le dirai pas; et puis après tout, pourquoi ne pas le dire, parbleu, après tous ces préambules, Saint Père, je ne viens pas à vous comme délateur, mais en pécheur pénitent: ce que je vais vous avouer est sous le sceau de la confession, et cela, vous le savez, ne devra jamais être révélé!

MONTICELSO
Vous m’avez enfin compris.

LODOVICO
Seigneur, j’aimais passionnément la duchesse de Brachiano, ou plutôt je la poursuivais de mes chauds désirs, encore qu’elle n’en ait jamais rien su. Elle a été empoisonnée, sur mon âme, je l’affirme, et c’est pour cela que j’ai prêté serment de venger sa mort.

MONTICELSO
Au duc de Florence?

LODOVICO
Oui, à lui.

(Il sort.)

MONTICELSO
Malheureux! Si tu t’obstines dans ce des sein, c’est pour toi la damnation! T’imagines-tu pouvoir glisser ainsi dans le sang, et ne point te souiller dans ta chute abominable? Ou bien pareil à l’if funèbre, songes-tu à plonger tes racines dans la tombe des morts et prospérer quand-même? L’avertissement tombe sur toi comme ces douces ondées sur uneterre endurcie; elles humectent sans percer trop profond. Et sur ce, je te laisse avec toutes les furies suspendues sur ta tête, jusqu’à ce que, par la pénitence, tu exorcises de ton sein ce démon cruel.

LODOVICO
J’y renoncerai donc; il dit que c’est ma damnation, et pourtant j’espérais son assentiment à cause du meurtre de Camillo.

(Rentre Francisco de Médicis au fond de la scene, avec un serviteur.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
(au serviteur) Connais-tu le comte là bas?

LE SERVITEUR
Oui, monseigneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Porte lui ces mille ducats à sa demeure; dis lui que c’est le Pape qui les lui envoie (A part) Peut-être ceci l’affermira-t-il dans son dessein plus que le reste.

LE SERVITEUR
(a Lodovico) Messire ...

LODOVICO
C’est à moi que vous parlez, monsieur?

LE SERVITEUR
Sa Sainteté vous a envoyé mille couronnes, et désire que, si vous partez en voyage, vous l’avisiez de toute chose, comme un père et protecteur.

LODOVICO
Je reste à tout jamais son humble serviteur, à ses ordres. (Le serviteur se retire). Eh quoi, c’est un revirement! Il invectivait contre moi: et pourtant ces couronnes étaient comptées d’avance et toutes prêtes, avant qu’il eût vent de mon départ. Ah! ces artifices, ces discrétions des grands! Ils restent là, comme des épousées au festin nuptial, les regards détournés à la moindre allusion gaillarde, la bouche dédaigneuse, dégoutée à force de pudeur, alors que leurs pensées courent débridées et se livrent déjà aux jeux lascifs qui doivent suivre vers la minuit; voilà toute sa finesse. Il sonde les profondeurs de mon âme avec une sonde dorée. je suis doublement armé désormais. Et maintenant à l’oeuvre de sang! On ne trouve que trois furies dans le spacieux Enfer; mais dans la poitrine d’un grand seigneur, il en règne trois mille!


Acte V

Une salle dans un palais de Padoue.
BRACHIANO, FLAMINEO, MARCELLO, HORTENSIO, VITTORIA,
CORNELIA, ZANCHE et autres traversent le théâtre et sortent
FLAMINEO et HORTENSIO restent seuls.

FLAMINEO
Sur toutes les heures lasses de ma vie, l’aube ne s’était point levée avant ce jour! Ce mariage scelle ma fortune.

HORTENSIO
C’est une belle promesse. N’avez-vous point encore vu ce Maure qui est arrivé à la cour?

FLAMINEO
Oui, et j’ai devisé avec lui dans le cabinet du duc. Je n’ai jamais vu de personnage plus distingué, ni jamais causé avec homme plus versé dans les affaires d’Etat ou les principes de la guerre. Voilà tantôt quinze ans, dit-on, qu’il sert Venise à Candie, et il a commandé dans mainte entreprise hardie.

HORTENSIO
Qui sont ceux-là qui l’accompagnent?

FLAMINEO
Deux gentilshommes de Hongrie, qui jadis capitaines au service de l’empereur, il y a huit ans, contre toute attente à la cour, sont entrés en religion, dans l’ordre sévère des Capucins; n’étant pas très affermis dans leur vocation, ils quittèrent leur ordre et revinrent à la cour; mais là troublés dans leur conscience, ils firent voeu de se consacrer à la lutte contre les ennemis du Christ, s’en allèrent à Malte, y furent faits chevaliers, et à leur retour, en cette grande solennité, ils sont résolus de renoncer définitivement au monde, et de se retirer ici, à Padoue, dans une maison de Capucins.

HORTENSIO
C’est étrange.

FLAMINEO
Une chose étonne surtout; ils ont juré de porter à tout jamais, contre leur chair, la cotte de mailles qu’ils portaient soldats.

HORTENSIO
Dure pénitence! Le Maure est-il chrétien?

FLAMINEO
Oui.

HORTENSIO
Pourquoi offre-t-il ses services à notre duc?

FLAMINEO
Parce qu’il comprend que des guerres sont probables entre nous et le duc de Florence, et qu’il espère s’y employer. Je n’ai jamais vu d’homme porter plus d’autorité dans son regard austère et résolu, ni dans son discours à grand air, révéler plus de savoir, et un plus profond mépris de nos frivoles courtisans. Il parle comme s’il avait dans ses voyages visité tous les coins de la chrétienté; en toute chose il s’efforce de faire entendre, afin que tous ceux qui discutent avec lui le sachent, que toutes les gloires, comme ces vers-luisants, qui de loin ravonnent, examinées de près, n’ont ni chaleur ni clarté. Voici le duc!

(Brachiano entre, avec Francisco de Médicis sous le déguisement du Maure Mulinassar, Lodovico, Antonelli, Gasparo, Farnese, Carlo et Pedro, qui portent leur épée et leur heaume Marcello.)

BRACHIANO
Soyez grandement le bienvenu. Nous avons ouï parler de vos nobles services contre les Turcs. A vous, brave Mulinassar, nous octroyons une large pension; et regrettons profondément que les voeux prononcés par ces deux très dignes gentil-hommes, ne leur permettent point de jouir de nos largesses. Votre désir est de suspendre vos épées guerrières comme souvenirs dans notre chapelle: j’accepte ceci comme un grand honneur qui m’est fait. Je vous demanderai la permission de donner suite aux fêtes pour notre duchesse: encore une prière: comme dernière vanité de ce monde que vous verrez jamais, ne me refusez point d’assister au tournoi qui se prépare ce soir; vous y aurez des places à part. Il a plu aux grands ambassadeurs de différents princes, en quittant Rome pour rejoindre leur pays, de rehausser de leur présence l’éclat de ces noces, et le divertissement en notre honneur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Je les convaincrai, monseigneur, d’y assister.

BRACHIANO
Rendons-nous donc à la salle d’honneur.

(Sortent Brachiano, Flamineo, Marcello et Hortensio.)

CARLO
Mon noble seigneur, félicité et bienvenue (les conspirateurs s’embrassent.) Vous avez reçu nos serments, que les sacrements ont rendus sacrés, de seconder votre entreprise.

PEDRO
Et tout est prêt; il n’aurait pu, dans un accès de désespoir, trouver plus sûrement le chemin de sa ruine.

LODOVICO
Vous n’avez pas voulu adopter mon moyen.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Le nôtre est meilleur.

LODOVICO
De faire empoisonner son livre de prières, ou son chapelet, le pommeau de sa selle , son miroir ou le manche de sa raquette. Oui, ceci même! tandis qu’il eut lancé sa balle à la paume, il aurait pu se vouer à l’enfer et lancer son âme dans le gouffre du grand hasard! O monseigneur, j’aurais voulu que notre complot fût un coup de génie et qu’on le citât à l’avenir en exemple, plutôt que d’emprunter l’exemple des autres.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Rien de plus expéditif que le moyen auquel nous avons pensé.

LODOVICO
En avant donc!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Et cependant, cette vengeance, à mon avis, est trop mesquine, parce qu’elle vient sur lui en rampant comme un voleur. Ah! pouvoir le saisir par son casque en champ clos et l’emmener à Florence!

LODOVICO
(Lodovico, Antonelli, Gasparo, Farnese, Carlo et Pedro sortent, tandis qu’entren Flamineo, Marcello et Zanche.) C’eût été délectable! et là, on l’eut couronné d’une guirlande d’ail puant, pour bien montrer la rudesse de son règne et la grossièreté de sa luxure! Mais voici Flamineo

MARCELLO
(en parlant de Zanche) Pourquoi ce sombre démon vous poursuit-il, dites-moi?

FLAMINEO
Je ne sais, car, par la clarté du ciel, ce n’est point ma magie qui l’a conjuré. Ce n’est pas aussi sorcier que les gens l’imaginent, d’évoquer le diable: car en voilà déjà un! il serait plus malin de le faire rentrer sous terre.

MARCELLO
Elle est une honte pour vous.

FLAMINEO
Je t’en prie, excuse la. En vérité, les femmes sont des bardanes; là où leur amour les jette, elles s’accrochent.

ZANCHE
Voilà ce Maure, mon compatriote, un noble personnage; quand il lui sera loisible, je m’entretiendrai avec lui dans notre langue .

FLAMINEO
Je vous y engage de bon coeur (Zanche sor. A Francisco de Médicis) Eh bien, vaillant soldat? Ah! plût ciel que j’eusse connu certains de vos jours de fer? Contez-nous donc, de grâce, quelques uns de vos exploits.

FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est chose ridicule qu’un homme se fasse le chroniqueur de sa propre vie; je ne me suis jamais rincé la bouche de ma propre louange, par crainte de prendre mauvaise haleine.

FLAMINEO
Vous êtes trop austère. Le duc espère de vous d’autres discours.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Jamais je ne le flatterai; j’ai trop étudié les hommes pour cela. Quelle différence y a t-il entre le duc et moi? Pas plus qu’entre deux briques pétries d’une même argile; mais il se peut que l’une soit placée en haut d’une tourelle et l’autre au fond d’un puits par pur hasard. Si j’étais aussi haut placé que le duc, je m’y tiendrais aussi ferme, j’aurais aussi bon air et supporterais aussi bien les assauts du temps.

FLAMINEO
(à part) Si ce soldat avait lettres patentes pour mendier dans les églises, c’est alors qu’il leur conterait des boniments.

MARCELLO
Moi aussi, j’ai été soldat.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Avez-vous fait fortune?

MARCELLO
Guère, ma foi.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Voilà bien la misere de la paix; on ne respecte plus que les dehors. De même que ces vaisseaux paraissent grands sur un fleuve, qui semblent tout petits sur les mers, aussi bien les gens de cour semblent des colosses dans un salon qui, sur un champ de bataille, n’apparaîtraient plus que de pitoyables pygmées.

FLAMINEO
Donnez-moi quand même une belle salle tendue de tapisseries, et quelque grand cardinal pour me tirer l’oreille comme à son mignon favori.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Pour que tu puisses faire le diable sait quelle canaillerie.

FLAMINEO
Impunément encore.

FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est juste: on peut voir des pigeons, dans les campagnes, au temps de la moisson, ils ont beau piller le grain à coeur-joie, le fermier n’ose même pas leur montrer le bout de son mousquet. Et pourquoi? Paree qu’ils sont au seigneur du manoir, tandis que ces pauvres moineaux qui sont au Seigneur du Ciel, on vous les fait cuire au pot pour la même peccadille.

FLAMINEO
(Francisco de Médicis sort Hortensio et Zanche rentrent avec un jeune seigneur et deux autres.) Je veux vous donner quelques conseils de mon expérience. Le duc prétend qu’il vous fera une pension; c’est là une promesse en l’air; assurez-vous en en sous-main. J’ai connu en effet des hommes qui sortaient de servir contre les Turcs: ils ont eu trois ou quatre mois une pension pour s’acheter des jambes de bois neuves et de nouveaux emplâtres; mais après, plus rien. Et ces générosités misérables ressemblent à celles d’un bourreau qui administrerait un cordial bien chaud à un supplicié aux trois-quarts mort, à seule fin de ramener de force l’âme du malheureux pour souffrir de nouvelles tortures d’enfer.

FLAMINEO
Or çà, mes braves, êtes-vous parés pour la joute?

LE JEUNE SEIGNEUR
Oui, les nobles seigneurs revêtent leur armure.

HORTENSIO
Qui est-ce?

FLAMINEO
Un jeune parvenu; un qui jure comme un fauconnier, et va mentir à l’oreille du duc, jour par jour, tel qu’un faiseur d’almanachs; et portant je l’ai connu, lors de sa venue à la cour, qui sentait plus le suint qu’un valet de jeu de paume.

HORTENSIO
Regardez, voici que s’en vient votre suave maîtresse.

FLAMINEO
Tu es un véritable frère pour moi; écoute: j’aime cette Mauresque, cette sorcière, bien à contre-coeur. Elle connait quelques-unes de mes scélératesses. Je l’aime, tout juste comme un homme qui tient un loup par les oreilles; n’était la crainte qu’elle ne se retournât contre moi et me déchirât la gorge, je la lâcherais au diable.

HORTENSIO
Je crois savoir qu’elle exige de toi le mariage.

FLAMINEO
Certes, je lui ai fait quelque obscure promesse; tout en tâchant de m’y dérober, je cours toujours comme un chien affolé, une bouteille à la queue: il voudrait bien se l’arracher d’un coup de croc, mais voilà, il n’ose point se retourner. (A Zanche) Eh bien, ma jolie bohémienne?

ZANCHE
Oui-dà, votre amour semble se rafraîchir plutôt qu’il ne s’allume.

FLAMINEO
Pardieu, je n’en suis que plus fidèle amant; nous avons de par la ville mainte fille qui s’enflamme trop vite.

HORTENSIO
Que pensez-vous alors de ces galants parfumés?

FLAMINEO
Leurs satins ne sauraient les sauver; je suis sûr qu’ils ont aussi certain parfum de maladie; ceux qui couchent avec des chiens se lèveront avec des puces.

ZANCHE
Crois-moi, c’est avec un peu de fard et des robes claires que tu m’aimes.

FLAMINEO
Peuh! aimer une dame pour sa peinture ou ses clairs atours? Tiens, je te vais dénicher un autre exemple. Esope avait un chien stupide qui lâcha la proie pour l’ombre; j’aimerais que les courtisans fissent des plongeons plus heureux.

ZANCHE
Tu te souviens de tes serments.

FLAMINEO
Les serments d’amoureux ressemblent aux prières des marins jetés à toute extrémité, mais après la tempête, quand le navire cesse de rouler, ils passent des serments à la beuverie. Et pourtant, parmi les gentilshommes, faire des serments et boire vont de pair, et s’accordent aussi bien que savetiers et lard de Westphalie; l’un pousse l’autre, car boire pousse aux serments et les serments poussent à boire plus sec encore. Ce discours ne vaut-il pas mieux que la morale de votre gentilhomme basané du soleil?

(Cornélia entre et va droit à Zanche.)

CORNELIA
Est-ce ici que tu perches, faucon hagard; aux étuves, les prostituées!

(Elle la frappe.)

FLAMINEO
(Sortie de Cornelia.) On devrait vous pendre par les talons; frapper à la cour!

ZANCHE
Elle n’est bonne à rien, qu’à faire prendre froid la nuit à ses servantes; elles n’osent se réchauffer avec une verge de lit, crainte de sa main légère.

MARCELLO
(la frappant) Vous êtes une catin, une drôlesse.

FLAMINEO
Pourquoi la talocher, dites! La prenez-vous pour un noyer? Faut-il la gauler avant qu’elle porte fruit mûr?

MARCELLO
Elle se targue d’être épousée par vous.

FLAMINEO
Eh bien?

MARCELLO
J’aimerais mieux qu’elle fût empalée sur une perche en quelque jardin nouvellement semé, pour épouvanter les corneilles, ses soeurs.

FLAMINEO
Tu n’es qu’un jeune sot, surveille ton chien; moi j’ai l’âge de discrétion.

MARCELLO
Si je la surprends près de vous, je lui coupe la gorge.

FLAMINEO
Avec un éventail de plumes?

MARCELLO
Quant à vous, c’est à coup de fouet que je vous délogerai cette folie du corps.

FLAMlNEO
Auriez-vous l’humeur bilieuse? Je vous en purgerai avec de la rhubárbe.

HORTENSIO
Voyons, votre frère!

FLAMlNEO
Qu’il se fasse pendre! Je suis le plus outragé par celui qui devrait m’insulter le moins. Je soupçonne ma mère d’avoir joué à un vilain jeu quand elle l’a conçu.

MARCELLO
Par toutes mes chances de salut, voici que pour nous deux comme pour les fils d’Edipe qui s’égorgèrent, les flammes même de notre tendresse vont se séparer dans la haine. Ces paroles, tu m’en rendras compte avec le sang de ton coeur.

FLAMINEO
Fais donc, comme on saigne les oies quand le duc est en voyage; tu sais où tu me retrouveras.

MARCELLO
Fort bien (Flamineo sort au jeune seigneur:) Si tu es un noble ami, porte lui mon épée, qu’il ajuste dessus la longueur de la sienne.

LE JEUNE SEIGNEUR
Ainsi ferai-je, messire.

(Ils sortent tous- Zanche reste seule.)

ZANCHE
Le voici. Oublions la mesquine rancoeur de mon humiliation. (Entre Francisco de Médicis.) Je n’ai jamais tant aimé mon teint sombre qu’en ce jour, où je puis vous avouer, hardiment et sans rougeur, que je vous aime!

FRANCISCO DE MÉDICIS
Vous semez votre amour en temps inopportun; il est bien un été de la St-Martin, mais c’est un pâle été; je suis chargé d’ans, et j’ai fait voeu de ne me marier jamais.

ZANCHE
Las! les pauvres filles trouvent plus d’amoureux que de maris! Mais il se peut que vous vous trompiez sur ma fortune. Quand on envoie des ambassdeurs saluer des princes, on les charge d’ordinaire de riches présents, en sorte que si le prince ne goûte ni la personne ni les discours de l’ambassadeur, il trouve du moins ses cadeaux de son goût. Je puis me présenter à vous de même façon, et je vous plairais peut-être plus par ma dot que par ma vertu.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Je songerai à la proposition.

ZANCHE
Songez-y. Je ne vous retiendrai pas davantage. Un jour de loisir, je vous dirai des choses qui vous feront frissonner: et ne me blâmez point de la passion que je vous révèle; il meurt consumé, le coeur des amants qui cèlent leur flamme.

(Elle sort.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Entre tous mes espions, celle-ci peut être le meilleur: certes, je dénicherai d’étranges oiseaux dans ce nid de crime.

(Il sort.)

SECOND TABLEAU

Une autre salle dans le même palais.
MARCELLO et CORNELIA.

CORNELIA
J’entends chuchoter de toutes parts, à la cour, que vous allez vous battre. Quel est votre adversaire? le sujet de la querelle?

MARCELLO
C’est une vaine rumeur.

CORNELIA
Pourquoi feindre avec moi? vraiment vous n’agissez pas bien de m’effrayer ainsi; vous n’êtes jamais aussi pâle, sauf quand vous êtes très en colère. Je vous adjure, si vous tenez à ma bénédiction ou plutôt, non, je vais appeler le duc qui vous sermonnera.

MARCELLO
Ne publiez point des appréhensions qui tourneraient au ridicule; il n’y à rien de vrai. Est-ce que ce crucifix n’était pas à mon père?

CORNELIA
Oui.

MARCELLO
Je vous ai entendu dire qu’alors que vous allaitiez mon frère, il prit le crucifix entre ses mains et en cassa un bras.

CORNELIA
Oui, mais il a été réparé.

(Entre Flamineo.)

FLAMINEO
Je vous ai rapporté votre épée.

(ll perce son frère de part en part.)

CORNELIA
Ah! l’horreur!

MARCELLO
(qui tombe) Jusqu’au coeur, en vérité!

CORNELIA
Au secours! Ah! il est assassiné!

FLAMINEO
Cela vous émeut la bile? Je cours au sanctuaire et vous envoie un chirurgien.

(Il sort.)
(Entrent Carlo, Hortensio et Pedro.)

HORTENSIO
Eh quoi! gisant à terre!

MARCELLO
O ma mère, rappelez-vous maintenant ce que je disais du crucifix brisé. Il est des crimes dont le Ciel justement punit toute une famille! Voilà ce qu’il en coûte de s’élever par les voies défendues! Que tous sachent que l’arbre tiendra tant que ses rameaux ne s’étaleront pas plus loin que ses racines.

(Il meurt.)

CORNELIA
O ma douleur éternelle!

HORTENSIO
Vertueux Marcello! Il est mort . Je vous en prie, laissez-le, madame, venez, il le faut.

CORNELIA
Las! il n’est pas mort; il s’est évanoui. Quoi! personne ici n’a d’intérêt qu’il meure. Laissez-moi le rappeler à la vie, pour l’amour de Dieu.

CARLO
Puissiez-vous rester dans l’erreur!

CORNELIA
Oh! vous me trompez, vous me trompez! Combien sont partis comme cela, faute de soins! Soulevez sa tête, soulevez-lui la tête! Son sang qui coule intérieurement va le faire mourir.

HORTENSIO
Vous voyez bien qu’il n’est plus!

CORNELIA
Laissez-moi aller à lui; donnez-le moi tel qu’il est; s’il doit retourner à la terre, que je lui donne au moins un baiser de mon coeur, et vous nous coucherez tous deux dans le même cercueil. Cherchez-moi un miroir, voyez si son souffle ne le temira pas; ou arrachez quelque plume à mon oreiller, et appliquez-la contre ses lèvres. Voulez-vous le perdre, faute de prendre quelque peine?

HORTENSIO
Le seul tendre devoir qu’il vous reste à lui rendre, c’est de prier pour lui.

CORNELIA
Las! je ne voudrais pas encore prier pour lui. Il se peut qu’il vive pour me fermer les yeux et prier pour moi, si seulement vous me laissiez m’approcher de lui ...

BRACHIANO, tout armé, sauf du casque, entre avec FLAMINEO,
FRANCISCO DE MÉDICIS. LODOVICO et un Page.

BRACHIANO
Est-ce là votre oeuvre?

FLAMINEO
C’est là ma malechance.

CORNELIA
Il ment! il ment! Il ne l’a pas tué! Ceux-ci l’ont tué qui n’ont pas voulu qu’on prît soin de lui.

BRACHIANO
Prenez réconfort, ma mère affligée!

CORNELIA
C’est de votre faute, hibou!

HORTENSIO
Calmez-vous, bonne madame!

CORNELIA
Laissez-moi, laissez-moi. (Elle se rue sur Flamineo avec son poignard, mais arrivée à lui, elle le laisse choir.) Le Dieu du Ciel te pardonne! Tu ne t’étonnes point que je prie pour toi? Je vais t’en dire la raison; il me reste à peine assez de souffle pour durer vingt minutes; je ne vais pas les dépenser à te maudire. Adieu! La moitié de toi-même gît devant toi; et puisses-tu vivre pour remplir un sablier de ces cendres réduites en poudre; le temps qu’il mettrait à s’écouler te dirait le temps à passer dans le saint repentir.

BRACHIANO
Mère, de grâce dites-moi comment sa mort est survenue. Quel fut le motif de leur querelle?

CORNELIA
En vérité mon plus jeune fils présumait trop de sa valeur; il lui jeta des mots âpres et le premier dégaîna; et alors, je ne sais plus comment, car je n’avais plus mes esprits, il est tombé la tête contre mon coeur.

LE PAGE
Ceci n’est pas exact, madame.

CORNELIA
Silence, de grâce. Une flèche s’est déjà perdue dans l’herbe. Il serait fou de perdre celle-ci pour celle-là qu’on ne retrouvera plus.

BRACHIANO
Allez, portez ce corps au logis de Cornelia; nous ordonnons que nul n’informe notre duchesse de ce malheur. Pour vous, Flamineo, écoutez bien; je ne vous octroie pas votre pardon.

FLAMINEO
Non?

BRACHIANO
Mais seulement un bail de vie, et ce bail ne sera que d’un jour. Tu seras contraint, chaque soir de le renouveler, ou tu seras pendu.

FLAMINEO
Qu’il en soit fait selon votre bon plaisir. Votre volonté fait loi maintenant; je m’y soumets.

(Cependant Lodovico saupoudre de poison le casque de Brachiano.)

BRACHlANO
Tu m’as naguère bravé chez ta soeur; je te tiens sous ma menace désormais. Où est notre heaume?

FRANCISCO DE MÉDICIS
(à part) Il réclame sa perte. Noble jeune homme, je plains ton triste destin! Pars maintenant vers la lice! Ceci te mènera vers le lac sombre plus loin; sa dernière bonne action fût de pardonner un meurtre!

(Ils sortent.)

TROISIEME TABLEAU

La lice à Padoue.
(Charges et clameurs. On se bat dans la lice d’abord un contre un, puis trois contre trois.)
BRACHIANO, VITTORIA COROMBONA, GIOVANNI, FRANCISCO DE MÉDICIS, FLAMINEO et d’autres.

BRACHIANO
Un armurier! par la mordieu! un armurier!

FLAMINEO
L’armurier! où est l’armurier!

BRACHIANO
Arrachez-moi ce heaume!

FLAMINEO
Etes-vous blessé, monseigneur?

BRACHIANO
Oh! j’ai la cervelle en feu! Le heaume est empoisonné.

(Un armurier entre.)

L’ARMURIER
Monseigneur, je jure sur mon âme!

BRACHIANO
Qu’on l’emmène! à la torture! Il y a des grands qui ont trempé dans tout ceci, et ils ne sont pas loin de moi.

VITTORIA
O mon bien-aimé seigneur, vous, empoisonné!

FLAMINEO
Ecartez la barrière. Tristes réjouissances. Appelez les médecins. (Deux médecins entrent.) La peste soit de vous! nous avons céans déjà trop de votre science! Je crains qu’on n’ait également empoisonné les ambassadeurs.

BRACHIANO
Oh! je sois déjà fini! L’infection gagne déjà le cerveau et le coeur! O toi puissant coeur, il est de telles attaches entre toi et le monde qu’il vous répugne à tous deux de les rompre!

GIOVANNI
O mon père bien-aimé!

BRACHIANO
Eloignez cet enfant. Où est cette femme parfaite? Si j’a vais des mondes infinis à te donner, ce serait trop peu pour toi. Faut-il donc que je te laisse?
(Aux médecins.) Que dites-vous, vous autres, hiboux, le venin est-il mortel?

ler MÉDECIN
Tout à fait mortel.

BRACHIANO
Bourreau très savant et soudoyé, tu nous tues tous sans livre; mais votre art pour sauver vous fait aussi souvent défaut que les amis des grands quand ils en ont besoin! Moi qui ai donné la vie à des coquins, à de misérables assassins, ne puis-je donc prolonger ma propre vie d’une année seulement? (a Vittoria.) Ne m’embrasse point, je t’empoisonnerais. Ce baume est un envoi du grand duc de Florence.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Messire, reprenez courage.

BRACHIANO
O toi, douce mort naturelle, tu es la soeur jumelle du très suave sommeil! On ne voit point de comète échevelée flamboyer lors de ton doux adieu; le triste hibou ne bat point de l’aile contre ta croisée; le loup rauque ne flaire point ton cadavre; la pitié enlinceule ton corps, tandis que l’horreur escorte la mort des princes.

VITTORIA
Je suis à tout jamais perdue!

BRACHIANO
Ah! l’affreuse chose que de mourir au milieu de ces hurlements de femmes!

(Entrent Lodovico et Gasparo déguisés en capucins.)

BRACHIANO
Qui sont ceux-là?

FLAMINEO
Des franciscains; ils ont apporté l’extrêmeonction.

BRACHIANO
Sous peine de mort, que nul ne me parle de mort! C’est un mot terrible infiniment. Retirons-nous dans notre chambre.

(Tous sortent sauf Francisco de Médicis et Flamineo.)

FLAMINEO
Ah! quelle solitude autour de l’agonie des princes! O châtiment! Eux qui ont dépeuplé des villes, brouillé à mort des amis, rendu de grandes demeures inhospitalieres, qu’ils cherchent leurs flatteurs à présent. Les flatteurs ne sont que les ombres des princes: le moidre nuage noir et ils s’évanouissent.

FRANCISCO DE MÉDICIS
On mène pourtant grand deuil autour de lui.

FLAMINEO
Ma foi oui, quelques heures l’eau salée va pleuvoir en abondance chez tous nos courtisans; mais, croyez-moi, la plupart d’entre eux ne font que pleurer sur la tombe de leur marâtre:

FRANCISCO DE MÉDICIS
Qu’entendez-vous par là?

FLAMINEO
Eh quoi, ils jouent la comédie: tout comme certains qui vivent à portée de la férule.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Allons, vous n’avez pas trop mal prospéré sous sa loi.

FLAMINEO
Ma foi, comme un loup dans le corps d’une femme enceinte; j’ai été nourri de volaille; quant à l’argent, j'avais, entendez-moi bien, aussi belle envie de le flouer que quinconque à la cour, mais je n’étais pas assez malin pour cela.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Que pensez-vous de lui, à parler franc?

FLAMINEO
Il était de ces hommes d’Etat qui aimeraient mieux compter le nombre de boulets de canon lancés contre une place, pour calculer ainsi leurs dépenses, que le nombre de leurs vaillants et dignes sujets qu’ils ont perdus devant.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Oh! parlez mieux de votre duc.

FLAMINEO
J’ai dit. Veux-tu apprendre un peu de mon expérience de cour? Blâmer les princes est dangereux, les trop vanter est un heffé mensonge.

(Lodovico rentre.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Comment va le duc?

LUDOVICO
Mal à mourir. Il est tombé dans un égarement étrange: il ne parle que de batailles, de monopoles, de levées d’impôts. Et puis, de là, il tombe en des divagations de fou. Son esprit s’attache à vint objets divers, dans un mélange confus de sagesse et de folie. Une fin si terrible peut enseigner à ceux qui portent trop orgueilleux panache, que si heureuse soit leur vie, leur mort n’en est pas plus belle. Il a conféré à votre seur toute la souveraineté de son duché, jusqu’à la majorité du prince.

FLAMINEO
Il reste encore dans ce malheur quelque chose de bon.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Le voici, regardez. La mort est déja sur son visage.

(Brachiano apparaît sur un lit; Vittoria, Gasparo et la suite.)

VITTORIA
O mon cher seigneur!

BRACHIANO
Arrière! vous m’avez trompé (tous ces discours sont des formes de la folie et ceci doit apparaître dans le jeu de l’acteur.) Vous avez exporté de l’or de notre territoire, acheté et vendu les charges de l’Etat, opprimé les pauvres, ce à quoi je n'avais point songé. Rendez des comptes! je veux être dès ce jour mon propre intendant.

FLAMINEO
Seigneur, patience.

BRACHIANO
Qu’on me serve des cailles à souper.

FLAMINEO
Vous en aurez, messire.

BRACHIANO
Non, plutôt une friture de chien de mer; vos cailles se nourrissent de poison Ah! ce vieux chien-loup, ce retors, ce duc de Florence! Je renonce à la chasse pour devenir tueur de chiens. Parfait! je veux me mettre bien avec lui, car notez, monsieur, qu’un chien en fait toujours aboyer un autre. La paix! la paix! voici venir là-bas une belle canaille!

FLAMINEO
Où çà?

BRACHIANO
Eh bien là, en bonnet bleu et en culottes avec une grande braguette. Ah! ah! ah! voyez-vous comme sa braguette est hérissée d’épingles dont les têtes sont de perle. Ne le reconnaissez-vous pas?

FLAMINEO
Non, monseigneur.

BRACHIANO
Eh bien c’est le diable! Je le reconnais à la large rosette qu’il porte à son soulier pour cacher son pied fourchu. Je veux discuter avec lui; il a le don des langues.

VITTORIA
Monseigneur, il n’y a rien ici.

BRACHIANO
Rien! admirable! rien! quand j’ai besoin d’argent, notre trésor est vide, il n’y a rien; je ne veux pas qu’on en use ainsi avec moi.

VITTORIA
Du calme, monseigneur, ne vous tourmentez pas ainsi.

BRACHIANO
Voyez, voyez, Flamineo qui a tué son frère; le voilà qui danse sur la corde raide, un sac d’argent dans chaque main pour se tenir en équilibre, crainte de se rompre le col. Et voici un avocat, en robe soutachée de velours, qui le fixe, bouche bée, dans l’espoir que l’argent tombera. Comme le coquin fait des cabrioles! il faudrait que ce fût au bout de la hart. Et là, qui est cette femme?

FLAMlNEO
Vittoria, monseigneur.

BRACHIANO
Ah! ah! ah! ses cheveux sont tellement poudrés de poudre d’iris, qu’on croirait qu’elle à forniqué dans la farine du pétrin. Et celui-ci?

FLAMINEO
Un religieux, monseigneur.

(Brachiano semble approcher de sa fin. Lodovico et Gasparo, en habit de capucins, lui présentent sur son lit, un crucifix et un cierge.)

BRACHIANO
Il va être ivre; évitez-le; c’est d’affreux sermons, quand les gens d’église trébuchent dedans. Regardez donc, six rats gris, qui ont perdu leur queue; ils grimpent sur mon oreiller; qu’on appelle un preneur de rats! Je vais opérer un miracle, je vais délivrer la cour de toute sale vermine. Où est Flamineo?

FLAMINEO
(à part) Je n’aime guère qu’il me nomme si souvent, surtout sur son lit de mort; c’est signe que je ne vivrai pas longtemps. Voyez, sa fin est proche.

LODOVICO
Permettez-nous, je vous prie. Attende, domine Brachiane ...

FLAMINEO
Voyez, voyez, comme il ne quitte pas des yeux le crucifix.

VITTORIA
Oh! ne cessez de le tenir haut; il calme ses esprits égarés; et ses yeux se fondent en larmes.

LODOVICO
(Présentant le crucifix.) Domine Brachiane, solebas in bello tutus esse tuo clypeo: nunc hunc clypeum hosti tuo opponas infernali.

GASPARO
(Présentant le cierge.) Olim hasta valuisti in bello; nunc hanc sacram hastam vibrabis contra hostem animarum.

LODOVICO
Attende, domine Brachiane; si nunc quoque probas eaque acta sunt inter nos, flecte caput in dextrum.

GASPARO
Esto securus, domine Brachiane; cogita quantum habeas meritorum; denique memineris meam animam pro tua oppigneratam si quid esset periculi.

LODOVICO
Si nunc quoque probas ea quae acta sunt inter nos, flecte caput in loevum Il va passer; de grâce éloignez-vous tous, que nous puissions chuchoter à ses oreilles quelques méditations particulières, que notre ordre ne vous permet point d’entendre.

(La foule s’étant retirée, LODOVICO et GASPARO se découvrent.)

GASPARO
Brachiano!

LODOVICO
Démon de Brachiano, tu es damné!

GASPARO
Pour l’éternité!

LODOVICO
Un esclave condamné et livré à la potence est ton seigneur et maître.

GASPARO
C’est la vérité, car toi tu es livré à Satan.

LODOVICO
Ah! manant! toi qu’on regardait comme un profond politique, passé maître en l’art d’empoisonner ...

GASPARO
Et qui en fait de conscience avais le crime ...

LODOVICO
Qui eusses voulu rompre le col de ton épouse au bas de l’escalier, avant qu’elle ne fût empoisonnée ...

GASPARO
Qui préparais scélératement des salades vénéneuses...

LODOVICO
Et de beaux sachets brodés et des parfums aussi mortels qu’une peste d’hiver.

GASPARO
Et du mercure...

LODOVICO
Et de la couperose...

GASPARO
Et du vif-argent...

LODOVlCO
Et autres drogues diaboliques d’apothicaire, que tu fondais dans le creuset de ton imagination infernale: m’entends-tu?

GASPARO
Voici le comte Lodovico!

LODOVICO
Et lui, Gasparo, et tu vas crever comme un vil coquin.

GASPARO
Et puer comme une charogne de chien tuméfiée.

LODOVICO
Et l’on t’oubliera avant ton oraison funèbre.

BRACHIANO
(dans un appel suprême) Vittoria, Vittoria!

LODOVICO
Ah! le monstre revient à lui! nous sommes perdus!

GASPARO
Etrangle-le en cachette!

(Vittoria rentre avec Francisco de Médicis, Flamineo et la suite.)

GASPARO
Eh quoi! voulez-vous le ranimer pom qu’il vive en des tourments redoublés: par charité, par charité chrétienne, éloignez-vous de cette chambre.

(Vittoria et sa suite se retirent.)

LODOVICO
Ah! vous voudriez jaser, Messire! Tenez, voici un noeud d’amour que vous envoie le duc de Florence!

(Il étrangle Brachiano.)

GASPARO
Est-ce fait?

LODOVICO
La chandelle est morte. Aucune garde-malade au monde, eût-elle sept ans de pratique à l’hôpital des pestiférés, n’eût fait la chose plus élégamment.
(A haute voix) Mes seigneurs, il n’est plus.

(Vittoria et sa suite rentrent.)

TOUS
Paix à son âme!

VITTORIA
Malheur à moi! ce lieu est un enfer!

(Elle sort.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Comme elle semble accablée!

FLAMINEO
Ah! oui, ah! oui; si les femmes avaient dans les yeux des fleuves navigables, elles les déverseraient tous; certes, je m’étonne que la ville réclame plus de sources, alors que les femmes vendent l’eau si bon marché. Je vais te dire: elles ne sont que des spectres lunaires de douleur et d’effroi: il n’est rien qui tarisse plus vite que les larmes des femmes. Voilà ce que je récolte pour toute moisson; il ne m’a rien donné. Promesses de cour! Que les sages les tiennent pour maudites, car, dans ce jeu de la vie, c’est celui qui gagne le plus qui paie le plus mal.

FRANCISCO DE MÉDICIS
A coup sûr, ceci est l’oeuvre du duc de Florence.

FLAMINEO
Probablement. On les trouve rudes les coups qui viennent de la main, mais ceux qui viennent de la tête sont des coups mortels; oh! merveillenx tours d’un être machiavélique! Il ne vient pas, en grossier lourdaud, pour vous assommer à coups de poing; non, mon fin coquin, il vous fait mourir en vous chatouillant, vous mourez dans un éclat de rire, comme si vous aviez avalé une livre de safran. Vous voyez ce beau tour c’est exécuté en un clin d’oeil: pour enseigner l’honnêteté à la cour, c’est fait en une glissade.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Maintenant les gens ont toute licence de jaser, et de chanter ses vices sur tous les tons.

FLAMINEO
Misère des princes! Il leur faut subir la censure de leurs esclaves; être blâmés non seulement pour le mal qu’ils ont fait, mais pour n’avoir point fait tout ce que voulait tout le monde. Mieux vaudrait être batteur en grange! Mordieu! j’aimerais à m’entretenir encore avec ce duc.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Maintenant qu’il est mort?

FLAMINEO
Je n’ai pas l’art d’évoquer les esprits; mais si prières ou imprécations peuvent faire que je lui parle, quand même quarante diables l’escorteraient dans sa livrée de flammes, je lui parlerai et lui serrerai la main, en devrais-je être foudroyé.

(Il sort.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Admirable Lodovico! Eh bien, l’as-tu terrorisé à son dernier hoquet d’agonie?

LODOVICO
Oui et si longuement que le duc a failli nous faire peur à notre tour.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Comment cela?

LODOVICO
Vous le saurez plus tard. (Zanche entre là-dessus.) Voici venir l’être diabolique qui va compléter le divertissement; qu’elle révèle donc ce secret qu’elle vous a promis quand elle s’amouracha de vous.

FRANCISCO DE MÉDICIS
(à Zanche) Je vous retrouve avec une joie passionnée dans ce monde de tristesse.

ZANCHE
Relevez donc la tête. Messire; à ces larmes de cour n’ajoutez point votre tribut de larmes; laissez pleurer ceux-là qui sont complices dans cette triste affaire. J’ai su, la nuit passée, dans un cauchemar, que quelque perfidie allait s’ensuivre: pourtant, à parler vrai, c’était de vous surtout qu’il s’agissait dans mon rêve.

LODOVICO
Va-t-elle donc se remettre à rêver?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Oui, et puisque c’est la mode, je vais rêver avec elle.

ZANCHE
Il me semblait, Messire, que vous veniez à la dérobée me rejoindre en mon lit.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Le croiras-tu, ma mie? par cette clarté, je jure que mon rêve s’est égaré aussi sur toi: il m’a semblé que je te voyais nue.

ZANCHE
Fi. Messire! Comme je vous disais, il m’a paru que vous étiez couché à mes côtés.

FRANCISCO DE MÉDICIS
A moi de même; et de peur que tu ne prisses froid, je t’ai couverte de ce manteau irlandais.

ZANCHE
En vérité, j’ai rêvé que vous étiez un tantinet hardi avec moi; mais pour en venir au fait.

LODOVICO
Eh! eh! j’espère que vous n’allez pas y venir, ici, devant moi.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ecoutez plutôt mon rêve jusqu’au bout.

ZANCHE
Eh bien parlez donc, Monsieur.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Quand j’ai jeté le manteau sur toi, tu t’es mise à rire comme une folle.

ZANCHE
A rire?

FRANCISCO DE MÉDICIS
Et puis tu t’es écriée que les poils du manteau te chatouillaient.

ZANCHE
En voilà un rêve!

LODOVICO
(bas à Francisco) Observez-la donc : elle minaude, elle rit comme l’eau de savon où se serait débarbouillé un charbonnier.

ZANCHE
Allons, Monsieur, la bonne fortune vous suit: je vous ai dit que je vous révèlerais un secret: Isabella, soeur du duc de Florence, à été empoisonnée par un portrait enfumé; et Camillo a eu le cou tordu par ce maudit Flamineo qui attribua ce malheur à un cheval de voltige.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Très étrange!

ZANCHE
Et très vrai!

LODOVICO
Le nid de vipères se découvre.

ZANCHE
J’avoue avec tristesse que j’ai trempé dans cette noire action.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Tu étais dans leurs confidences?

ZANCHE
Justement: à cause de cela, par esprit de contrition, j’ai l’intention cette nuit de voler Vittoria.

LODOVICO
Admirable pénitence! c’est à cela que rêvent les usuriers quand ils s’endorment au sermon.

ZANCHE
Pour favoriser notre fuite, j’ai supplié qu’on m’autorisât à me retirer, jusqu’aux funérailles, chez une amie à la campagne: cette excuse facilitera notre évasion. En argent et bijoux, je puis au moins mettre à votre service cent mille couronnes.

FRANCISCO DE MÉDICIS
La noble fille!

LODOVICO
Ces couronnes, nous les partagerons.

ZANCHE
C’est une dot, ce me semble, qui ferait mentir ce proverbe roussi et blanchirait une Ethiopienne.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Certes. Pars vite.

ZANCHE
Tenez-vous pret pour notre fuite.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Une heure avant le jour. (Zanche sort.) Etrange révélation! eh quoi! jusqu’ici nous ignorions dans quelles conditions l’un et l’autre sont morts.

(Zanche rentre.)

ZANCHE
Vous attendrez, vers minuit, dans la chapelle.

(Elle sort.)

FRANCISCO DE MÉDICIS
Là même.

LODOVICO
Eh bien! voilà notre acte qui se justifie.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Au diable la justice! En quoi lèse-t-il la justice? Maintenant, comme la perdrix nous purgeons notre mal avec du laurier; car la renommée couronnera notre entreprise et nous lavera de la honte.

(Ils sortent.)

QUATRIEME TABLEAU

Une salle dans un palais de Padoue.
FLAMINEO et GASPARO entrent par une porte; par une autre GIOVANNI escorté.

GASPARO
Voici le jeune duc; avez-vous jamais vu prince plus charmant?

FLAMINEO
J’ai connu le bâtard d’une pauvresse qui avait meilleure mine. Ceci en arrière de lui; mais devant lui, toutes ces comparaisons seraient odieuses. Bien sage fut ce paon de cour qui était grand favori et que certains pluviers du voisinage comparaient pour sa beauté à l’aigle royal; il protesta que l’aigle était un oiseau bien plus admirable que lui même, non point pour son plumage, mais à cause de ses larges serres: ses serres à lui pousseront avec le temps. Mon aimable seigneur!

GIOVANNI
Laissez-moi, Monsieur, je vous prie.

FLAMINEO
Votre grâce doit être heureuse : c’est moi qui ai sujet de me lamenter. Car, savez-vous ce que disait ce petit garçon monté en croupe derrière son père?

GIOVANNI
Eh bien, que disait-il?

FLAMINEO
"Quand vous serez mort, père, faisait-il, j’espère que j’aurai la selle pour moi." Oh! c’est une belle chose, pour un homme que d’être seul sur son cheval! On peut s’étirer à l’aise dans les étriers, regarder tout autour de soi et dominer toute l’étendue de l’hémisphère. Vous êtes désormais, Monseigneur, maître de la selle.

GIOVANNI
Méditez vos prières, Monsieur, et faites pénitence. Il vous siérait de resonger à ce qui se passa naguère; j’ai ouï-dire que le chagrin était fils aîné du péché.

(Il sort.)

FLAMINEO
Méditer mes prières! il me menace en termes religieux. Voilà déjà que je tombe en morceaux! Je n’ai cure cependant de mourir comme Anacharsis, pilé dans un mortier; et d’ailleurs cette mort conviendrait mieux à des usuriers; leur or et leur chair pilés ensemble, on ferait un coulis bien cordial pour le diable. Il a déjà le regard mauvais de son oncle a seize ans. (Un courtisan entre.) Eh bien Messire, qui êtes-vous?

LE COURTISAN
Le bon plaisir du jeune duc, Monsieur, vous prie d’éviter la salle d’honneur et toutes salles où on lui rend hommage.

FLAMINEO
Le loup et le corbeau sont de jolis sots quand ils sont jeunes! Vous êtes chargé, Messire, de me tenir à l’écart?

LE COURTISAN
Telle est la volonté du duc.

FLAMINEO
En vérité, maître Courtisan, il n’est pas bon d’en venir aux extrêmes dans aucun ministère: supposez qu’une noble dame soit arrachée de son lit vers minuit pour être enfermée au Château St-Ange ou dans ce donjon que vous voyez, n’ayant rien sur le corps que sa chemise; ne serait-il pas cruel de la part de Messire le geôlier de prétendre réclamer encore sa dernière vêture, de la lui tirer par dessus la tête et les oreilles et de la laisser en prison toute nue?

LE COURTISAN
Excellent! vous êtes facétieux.

(Il sort.)

FLAMINEO
Me boute-t-il hors la cour? un tison enflammé jette plus de fumée hors de la cheminée que dedans. J’en enfumerai quelques-uns.

(Francisco de Médicis entre.)

FLAMINEO
Eh bien? te voilà tout triste.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Je viens de voir. tout à l’heure, le spectacle le plus navrant.

FLAMINEO
Tu en vois un autre ici : un malheureux courtisan évincé.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Votre mère vénérable est devenue une vieille femme en deux heures. J’étais là quand on mettait au linceul le corps de Marcello. Et il monte une mélopée si solennelle de chants funèbres, de larmes et d’élégies dolentes ainsi nos vieilles aïeules à la veillée des morts avaient coutume de consumer les nuits que, vous pouvez m’en croire, je n’y voyais plus pour sortir de la chambre, tellement mes yeux étaient noyés d’eau.

FLAMINEO
Je veux aller voir.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Ce serait peu charitable de votre part; car votre vue ne ferait qu’augmenter leurs larmes.

FLAMINEO
Je veux les voir; ils sont derrière ce rideau; je veux assister à ces hurlements de femmes superstitieuses.

(Le rideau tiré révele Cornelia, Zanche et trois autres dames ensevelissant le corps de Marcello. Chant de deuil.)

CORNELIA
Ce romarin est flétri; de grâce, cherchez m’en du plus frais. Je désire que ces plantes croissent encore dans sa tombe quand je ne serai plus que poussière. Atteignez-moi ces lauriers, j’en tresserai une guirlande autour de sa tête; elle protègera mon enfant de la foudre. Ce drap, voilà vingt ans que je le garde, et chaque jour je l’ai sanctifié de mes prières. Je n’aurais pas cru qu’on dût l’en revêtir ...

ZANCHE
Regardez donc, vous qui êtes là-bas.

CORNELIA
Oh! apportez-moi ces fleurs!

ZANCHE
Cette noble dame est folle.

UNE DAME
Las! sa douleur l’à fait tomber en enfance.

CORNELIA
Vous êtes les bienvenus. Voici pour vous du romarin. (A Flamineo) et pour vous de la rue amère; des pensées pour vous. Faites en cas, je vous prie; j’en ai gardé davantage pour moi.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Madame, le reconnaissez-vous?

CORNELIA
(à Flamineo) Vous êtes, je crois comprendre, le fossoyeur.

FLAMINEO
C’est cela.

ZANCHE
C’est Flamineo.

CORNELIA
Me crois-tu si folle? Voici sa main toute blanche; peut-on laver le sang si vite? Voyons-la. Quand les chats-huants ululent au haut des cheminées, et que l’étrange grillon chante dans le four et sautille, quand des taches jaunes sur vos mains apparaissent, soyez sûrs que d’un mort vous entendrez parler. Arrière, comme cette main est tachetée!... Bien sûr, il à touché un crapaud! L’eau de primevère est bonne pour la mémoire; de grâce, achetez m’en trois onces.

FLAMINEO
Je voudrais bien être loin d’ici ...

CORNELIA
Entendez-vous, Monsieur? Je vais vous dire un vieil air que ma grand’mère avait coutume, en entendant le glas des cloches, de chanter sur son luth.

FLAMINEO
Dites; si cela vous plaît, dites-le.

CORNELIA
(avec un air d’égarement.)
"Appelez Robin le rouge-gorge et le roitelet,
Puisqu’ils voltigent sur les bois sombres,
Et de feuillages et de fleurs recouvrent
Les corps abandonnés des inensevelis.
5
Appelez à ses funérailles
La fourmi, la musaraigne et la taupe
Pour lui élever des tertres qui le tiendront au chaud
Et le défendront de tout mal (alors qu’on pille les riches tombes)
Qu’ils éloignent le loup, ennemi des hommes,
10
Puisque de ces griffes il déterre les morts ... "
Ils n’ont pas voulu l’enterrer, parce qu’il est mort dans une querelle, mais à cela je répondrai: "Que la Sainte-Eglise le reçoive dûment, puisqu’il acquitta la dime fidèlement." Sa richesse là voila, et voilà tout son bien, voilà la part des pauvres, les grands n’ont pas davantage -Maintenant qu’on a tout vendu, nous pouvons fermer boutique. La bénédiction du Ciel soit sur vous, bonnes gens!

(Cornelia, Zanche et lel James s’en vont.)

FLAMINEO
Je sens en moi quelque chose d’étrange, à quoi je ne saurais donner de nom, à moins que ce ne soit de la compassion. De grâce, laissez-moi. (Francisco de Médicis sort.) Ce soir, je connaîtrai le fin mot de mon destin; je veux être fixé sur ce que ma soeur qui est riche pense m’accorder pour mes services. J’ai mal vécu, en libertin, comme d’aucuns qui vivent à la cour, et parfois quand mon visage n’était que sourires, j’ai senti tout un trouble de conscience en ma poitrine. Sous des robes fastueuses et honorées on à souvent connu de ces tortures: Nous croyons que les oiseaux en cage chantent, alors qu’en vérité ils pleurent ...

(Entre le fantôme de Brachiano en casaque et culottes de cuir, bottes et capuchon; il tient à la main un pot de fleurs de lys, avec un crâne au milieu des fleurs.)

FLAMINEO
Ah ! je puis t’affronter; approche, encore; quelle dérision la mort a fait de toi! Tu parais triste. En quel lieu es-tu? Au balcon étoilé ou dans la geôle des damnés? Non? tu ne parles pas? De grâce, Messire, ôtez-moi d’un doute, en quelle religion vaut-il mieux mourir pour un homme? Ou sauriez-vous me répondre combien de temps il me reste à vivre? Car voilà la question qui importe le plus. Pas de réponse? Ressemblez-vous toujours à ces grands seignems qui se promènent de-ci de-là comme des ombres et sans but? Dites... (Le fantôme jette de la terre sur lui, et lui montre le crâne.) Qu’est-ce cela? Fatal augure! Il jette de la terre sur moi! Une tête de mort sous des fleurs! De grâce, parlez, Seigneur! Nos gens d’Eglise, en ltalie, nous font croire que les morts conversent avec leurs familiers, s’allongent souvent à côté d’eux dans leur couche et partagent leurs repas. ( Le spectre disparaît.) Il est parti, et voyez le crâne et la terre se sont évanouis aussi. Voici qui dépasse l’hypocondrie. Je vais oser braver mon destin. Allons de suite chez ma soeur, raconter ces choses horribles: la disgrâce où m’a jeté le prince, puis le spectacle navrant de mon frère mort, et les divagations de ma mère et finalement cette apparition terrifiante: tout cela peut changer, devenir meilleur grâce à une générosité de Vittoria, sinon je baignerai cette lame de son sang.

(Il sort.)

CINQUIEME TABLEAU

Une rue à Padoue.
FRANCISCO DE MÉDICIS, LODOVICO ET HORTENSIO.

LODOVICO
Monseigneur, sur mon âme, vous n’irez pas plus loin; vous vous êtes déjà absurdement exposé et engagé trop avant dans cette affaire. Pour ma part, j’ai payé toutes mes dettes; aussi, s’il m’arrivait de tomber, mes créanciers ne tomberont pas avec moi, et je jure de m’acquitter envers cette assemblée de braves, jusqu’au plus humble de notre suite. Monseigneur, quittez cette cité, ou je renonce à cette oeuvre de mort.

FRANCISCO DE MÉDICIS
Adieu donc, Lodovico; si tu péris dans cette action glorieuse, j’élèverai à ta mémoire un monument qui, même parmi les cendres de la mort, gardera ton nom vivant.

(Il sort.)

HORTENSIO
Il y a quelque noire action en marche. Je vais incontinent descendre à la citadelle et mettre des gens sur pied. Ces violentes factions de cour dont rien ne saurait arrêter l’élan, dans leur course folle cassent souvent le cou à plus d’un cavalier.

(Il sort.)

SIXIEME TABLEAU

Une salle dans la demeure de Vittoria.
VITTORIA, un livre à la main et ZANCHE; FLAMINEO les suit.

FLAMINEO
Eh quoi, êtes-vous à vos prières? lnterrompez-les donc.

VITTORIA
Qu’y a-t-il, rufian?

FLAMINEO
Je viens à vous pour des affaires de ce monde. Seyez-vous donc - (à Zanche) Mais non, restez, mauricaude vous pouvez entendre celà; les portes sont assez bien closes.

VITTORIA
Ah! êtes vous ivre?

FLAMINEO
Oui, oui, pour avoir bu de l’absinthe amère: vous en goûterez tout à l’heure.

VITTORIA
Que projette cette furie!

FLAMINEO
Vous êtes légataire universelle de monseigneur et je réclame salaire pour mes longs services.

VITTORIA
Vos services?

FLAMINEO
Allons, voici donc plume et encre, stipulez le don que vous me voulez faire.

VITTORIA
(elle écrit.) Voilà

FLAMINEO
Ah! déjà fini? l’acte de cession n’est pas long?

VITTORIA
Je vais vous le lire: "Je te lègue cette part d’héritage, et non d’autre, sous laquelle gémissait Caïn quand il eut tué son frere."

FLAMINEO
Excellent brevet de cour pour permettre d’aller mendier.

VITTORIA
Vous êtes un monstre.

FLAMINEO
En est-on venu là? On dit que la frayeur guérit les fièvres; un démon habite en toi: je vais tâcher de l’exorciser par la peur. Non, non, reste assise: monseigneur m’a légué malgré tout deux écrins de bijoux qui me permettront de dédaigner tes largesses: tu vas les voir

(Il sort.)

VITTORIA
Assurément il à perdu l’esprit.

ZANCHE
Oh! c’est un désespéré! pour notre sauvegarde, parlez lui plus courtoisement.

(Flamineo rentre avec deux boites de pistolets.)

FLAMINEO
Voyez, ceci vaut bien mieux pour tirer un homme d’embarras mortel que tout votre trésor de joyaux.

VITTORIA
Pourtant il me semble que ces pierres n’ont guère d’éclat, elles sont mal serties.

FLAMINEO
J’en vais tourner la facette qu’il faut vers vous; vous verrez alors combien elles jettent de feux.

VITTORIA
Détourne de moi cette horreur! Que réclames-tu? Que veux-tu que je fasse? Tout ce que j’ai n’est-il pas à toi? Est-ce que j’ai des enfants?

FLAMINEO
De grâce, honnête dame, ne me tourmentez plus des vaines affaires de ce monde. Dites vos prières: j’ai fait un voeu à mon défunt seigneur, que ni vous ni moi nous ne lui survivrions plus de quatre heures.

VITTORIA
A-t-il enjoint ceci?

FLAMINEO
Oui, certes; et ce fut par jalousie mortelle qu’il m’a dicté ce serment, pour que nul ne jouisse de toi après lui; quant à ma mort je l’avais proposée de bon gré, sachant que si lui, ce puissant duc, ne pouvait être en sûreté dans sa propre cour, nous n’avions plus rien, nous autres à espérer?

VITTORIA
C’est là un accès de mélancolie et de désespoir.

FLAMINEO
Assez! Bien folle tu es de croire que les politiques qui tuent d’ordinaire les effets des outrages, en vont laisser survivre les causes. lrons nous gémir dans les fers ou serons nous portés comme des paquets de honte à l’échafaud en public? Voici ma ferme résolution: je ne veux point vivre à la merci d’aucun, ni mourir sur l’ordre de quiconque.

VITTORIA
Voulez-vous m’écouter?

FLAMINEO
Ma vie a rendu service à d’autres, ma mort me rendra service à moi-même. Préparez-vous.

VITTORIA
Vous êtes donc résolu à mourir?

FLAMINEO
Avec autant de volupté que jadis mon père me procréa.

VITTORIA
Les portes sont-elles closes?

ZANCHE
Oui, madame.

VITTORIA
Etes-vous devenu athée? Voulez-vous donc que votre corps, ce noble palais de l’âme, devienne l’abattoir où l’on égorge l’âme? O le démon damné qui nous offre tous les autres péchés sous trois couches de sucre candi, et le désespoir enduit de fiel et d’antimoine! Pourtant nous l’avalons jusqu’à la lie.
(à part à Zanche) Appelle au secours! Ce Satan veut nous faire abandonner la demeure de l’homme, le monde, pour tomber au gouffre créé pour les démons, les ténèbres étcrnelles!

ZANCHE
Au secours! au secours!

FLAMINEO
Je te vais boucher le gosier avec des prunes d’hiver.

VITTORIA
De grâce, souviens-toi qu’il en est maintenant des millions dans les tombes qui, au jour dernier, comme des mandragores se lèveront en poussant des cris.

FLAMINEO
Laissez ce caquetage, ce sont là des lamentations de rhétorique et des arguments de femme; cela m’émeut comme d’aucuns en chaire émeuvent leur auditoire plus par leurs éclats de voix que par leur bon sens ou leur saine doctrine.

ZANCHE
(bas à Vittoria.) Bonne madame, feignez de consentir; persuadez le seulement de nous guider sur la route de la mort; qu’il meure le premier!

VITTORIA
C’est bien. (haut) Je comprends que se tuer est comme une drogue qu’il faut prendre par pilules. qu’il ne faut pas mâcher, mais avaler vite. Autrement, la cuisson de la plaie ou la faiblesse de la main, pourraient tripler les affres de la souffrance.

FLAMINEO
J’ai toujours estimé que c’est une vie bien misérable que celle qui n’est point capable de mourir.

VITTORIA
Oui. mais l’humaine fragilité! Cependant je suis décidée; adieu, mes douleurs! Vois, Brachiano, moi qui durant ta vie faisais un autel ardent de mon coeur en sacrifice d’amour, je suis aujourd’hui prête à te sacrifier mon coeur et le reste - Adieu, Zanche!

ZANCHE
Quoi, madame, pensez-vous que je vous survive, sourtout quand le meilleur de moi, mon Flamineo, doit partir pour le même grand voyage?

FLAMINEO
O bien-aimée Mauresque.

ZANCHE
(à Flamineo) Par mon amour que je vous en supplie du moins: puisqu’il faut que l’un de nous se fasse violence, que vous ou moi nous goûtions à la mort avant elle, pour lui enseigner à mourir.

FLAMINEO
Noble conseil que tu me donnes: prends donc ces pistolets puisque ma main est déjà tachée de sang; et de ces deux-ci tu viseras ma poitrine, l’autre vous l’appuierez sur la vôtre, et ainsi nous mourrons avec une joie égale, mais jurez d’abord de ne point me survivre.

VITTORIA ET ZANCHE
Solennellement devant Dieu!

FLAMINEO
Alors voici la fin de moi; adieu clarté du jour! et toi, science méprisable des médecins qui absorbes l’homme en de si longues études pour épargner une vie si brève, je prends congé de toi! Voici deux ventouses (montrant ses pistolets) qui vont me tirer du corps mon mauvais sang. Etes-vous prêtes?

VITTORIA ET ZANCHE
Nous sommes prêtes.

FLAMINEO
(Les femmes tirent; Flamineo tombe et elles se ruent sur lui et le piétinent.) Où vais-je m’en aller, à présent? O Lucien, ton purgatoire comique! Vais-je retrouver Alexandre le Grand rapetassant les souliers, Pompée aiguisant des ferrets et jules César en train de faire des boutons de crin! Hannibal qui vend du cirage, et Auguste qui crie de l’ail! Charlemagne vendant des lisières à la douzaine et le roi Pépin criant des pommes dans une carriole à un cheval. Si je dois me dissoudre, devenir feu, terre, l’air ou l’eau ou les quatre éléments ensemble, je ne sais et n’en ai cure . Tirez, tirez donc, de toutes les morts la mort violente est la plus douce; elle nous dérobe à nous-mêmes si vite, que la douleur à peine sentie s’évanouit.

VITTORIA
Quoi, êtes-vous tombé mort?

FLAMINEO
Je me mêle déjà à la terre: sur votre honneur, accomplissez la promesse jurée et suivez moi vaillamment.

VITTORIA
Ou çà, en enfer?

ZANCHE
A la damnation trop certaine!

VITTORIA
O démon le plus maudit de tous!

ZANCHE
Tu es pris ...

VITTORIA
A ton propre piège. Je piétine sur la flamme qui voulait me détruire.

FLAMINEO
Veux-tu donc te parjurer? Quel serment solennel c’était de jurer par le Styx, puisque les dieux n’osaient le prononcer ni jamais le violer! Ah! que n’avons nous un tel serment à dicter, aussi inviolable en nos cours de justice!

VITTORIA
Pense au gouffre où tu vas.

ZANCHE
Et souviens toi des infamies que tu as commises.

VITTORIA
Ta mort fera de moi une étoile flamboyante et funeste; lève les yeux et tremble.

FLAMINEO
Ah! je suis pris au collet!

VITTORIA
Tu vois que le renard rentre mainte fois bredouille; en voilà la preuve.

FLAMINEO
Tué par un couple de chiennes.

VITTORIA
Peut-on faire plus belle offrande aux furies de l’enfer que l’homme en qui elles régnaient quand il était vivant.

FLAMlNEO
Oh! la route est sombre, affreuse! Je ne vois plus rien; personne ne m’accompagnera-t-il?.

VITTORIA
Si, tes crimes sont tes avant-coureurs qui raviront de la flamme à l’enfer, pour t’éclairer jusque là.

FLAMlNEO
Oh! je sens la suie, abominable puanteur! La cheminée est en feu; mon foie est tout bouilli comme un holly-bread écossais; j’ai un plombier qui me met des tuyaux dans le ventre et ça me brûle! Tu veux donc me survivre?

ZANCHE
Oui, et t’empaler; car on laissera croire que tu t’es fait violence à toi-même.

FLAMlNEO
O monstres de ruse! maintenant j’ai mis votre affection a l’épreuve et tourné tous vos artífices. Je ne suis pas blessé (il se dresse) les pistolets n’étaient pas chargés à balle; c’était une ruse pour éprouver votre tendresse et je suis vivant pour châtier votre ingratitude. Je savais qu’un jour ou autre, vous trouveriez le moyen de me passer une potion puissante o vous hommes gisant sur votre lit de mort, poursuivis par les gémissements d’épouses, ne vous fiez pas à elles; elles se remarieront devant que les vers aient troué votre linceul et que l’araignée ait tendu sa toile mince sur votre épitaphe!- Comme vous savez tirer! vous exercez-vous au parc d’artillerie? Fiez vous à une femme, non jamais! que Brachiano me serve d’exemple! Nous livrons nos âmes en gage à Satan pour un peu de plaisir, et c’est une femme qui dresse l’acte de vente! Faut-il qu’un homme aille se marier! Pour une Hypermnestre qui sauva son seigneur et maître , quarante neuf de ses soeurs ont coupé la gorge à leur époux en une seule nuit; c’était tout un banc de vertueuses sangsues! Mais voici deux autres instruments.

(montrant deux autres pistolets)
(Lodovico, Gasparo, et Carlo entrent.)

VITTORIA
Au secours! au secours!

FLAMINEO
Quel est ce fracas! ah! ah! on a de fausses clés à la cour.

LODOVICO
C’est une mascarade que nous vous préparons.

FLAMINEO
Un ballet de Matassins, à en juger par vos épées tirées. Voilà nos gens d’église transformés en gens de fête.

CARLO
lsabella! lsabella!

LODOVICO
(Ils se font reconnaître.) Nous reconnaissez vous maintenant?

FLAMINEO
Lodovico et Gasparo!

LODOVICO
Oui, et ce Maure à qui le duc accorda pension, c’était le grand duc de Florence!

VITTORIA
Ah! nous sommes perdues!

FLAMINEO
Il ne faut pas m’enlever le droit de faire justice: oh! laissez moi la tuer! - ou bien je vais me tailler un chemin à travers vos cottes de mailles (on s’empare de lui.) Le Destin est un épagneul, on ne saurait le chasser, même avec des coups. Quoi faire maintenant? Que tous ceux qui font le mal voient cet exemple. L’homme peut prévoir sa destinée, mais ne saurait la prévenir; et de tous les axiomes, celui-ci remporte la palme: mieux vaut avoir la chance que la sagesse.

GASPARO
Qu’on l’attache à ce pilier.

VITTORIA
Soyez généreux, ayez pitié! J’ai vu un merle se réfugier dans le sein d’un homme, plutôt que de subir l’étreinte de l’épervier farouche.

GASPARO
Votre espérance vous abuse.

VITTORIA
Si le duc de Florence est dans ce palais, je voudrais que ce fût lui qui me tuât.

GASPARO
Folle! Les princes distribuent des récompenses de leurs propres mains, mais la mort ou le châtiment par la main des autres.

LODOVICO
(à Flamineo) Coquin! tu m’as frappé jadis, je te vais frapper à mon tour et en plein coeur.

FLAMINEO
Tu agiras en bourreau, en lâche bourreau, non en brave, car tu sais bien que je ne puis te rendre tes coups.

LODOVICO
Tu ris?

FLAMINEO
Veux-tu donc que je meure comme je suis né, en pleurnichant?

GASPARO
Recommandez vous à Dieu.

FLAMINEO
Non, je lui porterai moi-même mes recomandations.

LODOVICO
Oh! si je pouvais te tuer quarante fois par jour et cela quatre ans de suite, ce serait trop peu encore! Rien ne me chagrine tant que de vous voir si peu nombreux pour rassasier la grande faim de ma vengeance. A quoi penses-tu?

FLAMINEO
A rien, non, à rien: laisse donc ces questions oiseuses. Je suis en train de méditer un long silence; bavarder serait vain. Je ne me souviens de rien; il n’est rien qui soit pour l’homme plus infinie torture que ses propres pensées.

LODOVICO
Et toi, glorieuse catin, si je pouvais séparer ton souffle de cet air pur, quand il s’exhalera de ton corps, je l’aspirerais pour le rejeter sur du fumier!

VITTORIA
Toi, mon bourreau! Il me semble que tu n’as pas l’air assez hideux, tu as trop bonne figure pour un bourreau; si tu l’es, remplis ta charge dans les dues formes: tombe à genoux et demande pardon.

LODOVICO
Ah! tu as été un prodigieux météore, mais je vais retrancher la queue de ta comète; tuez pour commencer cette Mauresque.

VITTORIA
Vous ne la tuerez pas la première; voici mon sein; je veux qu’on m’escorte jusque dans la mort: ma servante ne passera jamais devant moi.

GASPARO
Es-tu si brave?

VITTORIA
Oui, j’accueillerai la mort comme les princes accueillent les puissants ambassadeurs; j’irai à mi-chemin à la rencontre de ton épée.

LODOVICO
Non, tu trembles, il me semble que de terreur tu vas te dissoudre, t’évanouir dans l’espace.

VITTORIA
Oh! tu te trompes, je suis une femme trop forte; l’idée de la mort ne saurait me tuer; je te le dis en vérité, en mourant je ne verserai pas une larme de lâcheté; ou si je pâlis, ce sera le sang, non le coeur, qui me fera défaut.

CARLO
(à Zanche) Je me charge de toi, noire furie.

ZANCHE
J’ai le sang aussi rouge que votre sang à vous tous; en veux-tu boire? c’est bon pour ceux qui tombent de haut mal. Je suis fière que la mort ne puisse me changer le teint, car jamais je n’aurai l’air blême.

LODOVICO
Frappez, frappez les tous en même temps!

(Ils poignardent Vittoria, Zanche et Flamineo.)

VITTORIA
Voilà un coup très brave; au prochain, assassine donc un enfant qu’on allaite et tu te couvriras de gloire.

FLAMINEO
Oh! quelle est cette lame? Vient-elle de Tolède? où est-ce un renard anglais? J’ai toujours cru q’un coutelier distinguerait mieux qu’un médecin la cause de ma mort. Fouille plus profond ma plaie, sonde la avec l’acier qui l’a faite.

VITTORIA
Oh! mon plus grand crime était dans mon sang, et c’est mon sang qui l’expie.

FLAMINEO
Tu es une noble soeur et je t’aime à présent. Si la femme enfante l’homme, elle doit lui enseigner à être un homme. Adieu! Sache que mainte femme glorieuse pour sa mâle vertu, fut vicieuse; mais un plus heureux silence les a servies. Elle est sans taches, celle qui à l’art de les cacher.

VITTORIA
Mon âme, tel qu’un vaisseau en une sombre tempête, court à la dérive, je ne sais où...

FLAMINEO
Alors, jette l’ancre! La prospérité ensorcèle les hommes par des semblants de sécurité: mais les mers rient de leur écume blanche quand les écueils sont proches. Nous cessons de souffrir, d’être les jouets de la fortune, bien plus, nous cessons de mourir, en mourant. (à l’une des femmes) Es-tu déjà finie? (à l’autre) et toi, es-tu si près de la fin? Légende mensongère qui prétend que les femmes rivalisent avec les neuf Muses et ont la vie aussi tenace. Je ne considère ni ceux qui m’ont précédé, ni ceux qui me suivront; non, c’est par moi que je veux commencer et finir. Quand nous levons les yeux vers le ciel, notre science s’égare dans une confusion -Oh! un brouillard m’enveloppe.

VITTORIA
Bienheureux ceux qui n’ont jamais vu les cours et n’ont connu les grands que par ouï-dire

(Elle meurt).

FLAMINEO
Je jette encore une lueur comme un flambeau consumé, pour m’éteindre aussitôt. Que tous ceux de la suite des grands se souviennent de la croyance des bonnes femmes: elles font comme les lions de la Tour, au jour de la Chandeleur, elles se lamentent si le soleil brille, dans la crainte d’une fin terrible d’hiver. Heureux encore de trouver quelque douceur dans ma mort, car ma vie fut un sombre charnier. J’ai attrapé un rhume éternel et j’ai perdu la voix incurablement. Adieu, glorieuses canailles! ce métier, fébrile de la vie semble infiniment vain, puisque le repos engendre le repos, tandis que les hommes cherchent la souffrance par la souffrance. Que les bruyants et vains carillons ne sonnent point mon glas funèbre; retentis, tonnerre, roule haut et fort pour mon adieu.

(Il meurt.)

L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
(à la cantonade) Par ici! par ici! Enfoncez les portes! par ici!

LODOVICO
Ah! sommes nous trahis? Eh bien, mourons tous ensemble avec courage; après avoir achevé cette oeuvre très noble, déjouons le pire destin et ne craignons point de voir couler notre sang.

(Les Ambassadeurs et Giovanni entrent.)

L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Ecartez le prince; tirez dessus, feu!

(Ils tirent et Lodovico tombe.)

LODOVICO
Oh! je sois blessé, j’ai peur d’être saisi.

GIOVANNI
Misérables sanguinaires, qui vous autorisa à commettre ce massacre?

LODOVICO
C’est toi-même.

GIOVANNI
Moi?

LODOVICO
Oui, ton oncle, qui est une part de toi, nous l’a commandé. Tu me reconnais, j’en suis sûr: je suis le comte Lodovico; el ton oncle très illustre, sous un déguisement, était hier soir dans ton palais.

GIOVANNI
Ah!

CARLO
Oui, ce Maure que ton père avait choisi comme gentilhomme pensionnaire.

GIOVANNI
Et il est devenu son assassin! Emmenez les en prison, à la torture! Tous ceux qui ont trempé dans ceci tâteront de notre justice, aussi vrai que j’espère le ciel!

LODOVICO
Je me glorifie cependant de cet acte, mon oeuvre. Pour moi, le chevalet, le gibet et la roue de torture me seront doux comme un profond sommeil; ce sera là mon repos, c’est moi qui ai peint cet effet de nuit: c’est mon chef d’oeuvre.

GIOVANNI
Emportez ces corps (Aux ambassadeurs) Voyez, mes honorés seigneurs, ce que vous devrez tirer de leur châtiment: que les criminels se souviennent que leurs noirs forfaits s’appuient sur des béquilles faites de roseaux fragiles...