Acte III
Grande salle au cháteau de Monticelso.
FRANCISCO DE MÉDICIS, MONTICELSO, les six AMBASSADEURS, BRACHIANO, VITTORIA, FLAMINEO, MARCELLO, AVOCAT, et un GARDE.
MONTICELSO
(à Brachiano) Abstenez-vous, Monseigneur, il n’y a point de place ici qui vous soit assignée. Sa Sainteté nous a laissé le soin d’examiner cette affaire.
(Etend sous lui un tissu somptueux).
BRACHIANO
Grand bien lui fasse!
FRANCISCO DE MÉDICIS
Un siège ici pour sa seigneurie!
BRACHIANO
Ne prenez pas cette peine: un hôte qui n’est point invité devrait voyager, comme ces femmes des Pays-Bas s’en vont à l’église en emportant leur escabelle.
MONTICELSO
A votre bon plaisir, Seigneur.
(A Vittoria.) Prenez place à la barre, Madame.
(A l’avocat.) Et maintenant Signor, commencez votre réquisitoire.
AVOCAT
Domine judex, converte oculos in hanc pestem, mulierum corruptissimam ...
VITTORIA
Quel est cet homme?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Un avocat qui requiert contre vous.
VITTORIA
De grâce, Monseigneur, qu’il parle donc sa langue usuelle; autrement je ne répondrai point.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Eh quoi! vous entendez le latin.
VITTORIA
Certes, Messire; mais dans cet auditoire venu pour entendre ma cause, il y en a la moitié ou plus qui peut l’ignorer.
MONTICELSO
Poursuivez, Monsieur.
VITTORIA
Ne vous en déplaise, je ne veux pas que votre accusation s’enveloppe de la brume d’une langue inconnue; il faut que toute cette assemblée entende de quoi l’on m’accuse.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Signor, inutile d’insister avec votre latin: je vous prie, changez de langue.
MONTICELSO
Oh! pour l’amour de Dieu! Dame, votre réputation n’en sera que plus connue du public.
L’AVOCAT
Eh bien, voici pour vous.
VITTORIA
Je suis à la cible, Monsieur; je guiderai votre tir et vous dirai si vous approchez du but.
L’AVOCAT
Très doctes juges, qu’il plaise à vos seigneuries d’abaisser le regard de votre pensée sur cette femme dissolue et diversivolente, qui perpétra si noire chaîne de dols et forfaits que pour en extirper la souvenance, il faudra la consommation de sa vie et de ses machinations.
VITTORIA
Que conte-t-il la?
L’AVOCAT
La paix ici! les crimes exorbitants réclament des ulcérations expiatoires.
VITTORIA
Il est certain, messeigneurs, que cet avocat a dû gober certaines pilules d’apothicaires ou bien des proclamations, et maintenant il lui ressort de la bouche tous les mots durs et indigestes, comme ces noyaux qu’on donne aux faucons malades. Auprès de son latin, c’est du charabia gallois.
L’AVOCAT
Messeigneurs, cette femme ne connaît point ses tropes et ses figures de beau langage, et elle n’est pas versée profondément dans les circonlocutions de la rhétorique et de l’ étymologie des vocables académiques.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Messire, épargnez-vous de grâce tant de peines et faites applaudir comme il sied votre savante éloquence chez ceux-là qui vous pourront entendre.
L’AVOCAT
Mon bon seigneur
FRANCISCO DE MÉDICIS
(d’un ton d’ironie.) Messire, ramassez vos paperasses dans votre sac de futili ... pardon de futaine, et agréez l’hommage de ma considération pour votre verbiage très savant.
L’AVOCAT
Fort doctoralement je remercie votre seigneurie; j’en bouverai l’emploi ailleurs.
MONTICELSO
(à Vittoria) Je vous parlerai plus clairement et vous peindrai vos folies avec des couleurs plus naturelles que le blanc et le vermillon de vos joues.
VITTORIA
Vous faites erreur. vous y faites monter un sang aussi noble que ne fut jamais celui de votre mère.
MONTICELSO
Je vous veux épargner jusqu’à ce que l’évidence vous crie bien haut: Drôlesse! - Remarquez cette créature que voici, mes révérés seigneurs, c’est une femme douée d’un prestigieux esprit.
VITTORIA
Mon honorable seigneur, il ne sied point à un révérend cardinal de jouer de la sorte à l’avocat.
MONTICELSO
Ah! votre métier vous forme la langue. Vous voyez, messeigneurs, quel beau fruit saín elle paraît être; pourtant, elle ressemble à ces pommes dont parlent les voyageurs et qui murissent aux lieux où se dressaient Sodome et Gomorrhe! il me suffira d’y toucher pour que vous la voyiez à l’instant tomber en suie et en cendres.
VITTORIA
Il vous faudrait pour cela tous vos poisons d’apothicaire.
MONTICELSO
Je suis convaincu que s’il y avait à perdre un second Paradis, ce démon serait le tentateur et le traître.
VITTORIA
Pauvre charité chrétienne; on te trouve bien rarement sous la pourpre!
MONTICELSO
Qui s ‘en étonnerait, alors que soir après soir, son portail regorgeait de carrosses, que ses grand’salles bravaient les étoiles de leur resplendissement; quand elle singeait une coeur princière avec ses musiques, ses banquets el ses bruyantes orgies. Cette catin, en vérité, était une sainte femme!
VITTORIA
Catin? qu’est-ce à dire?
MONTICELSO
Vous expliquerai-je à vous ce que c’ est qu’une catin? Et bien soit! Je vous exposerai la nature de ces femmes-là. Ce sont d’abord des mets sucrés, ils pourrissent qui les mangent; pour les narines ce sont des parfums empoisonnés; une alchimie trompeuse, des naufrages en pleine bonace. Ce que sont les catins? Des hivers glacés de Russie, si désolés qu’on croirait que la nature a oublié le printemps; c’est la flamme, l’aliment même de l’Enfer! Elles sont pires que ces tributs qui pèsent sur les Pays-Bas, qu’on vous préleve sur votre manger et votre boire, vos vêtements, votre sommeil, oui, même sur la perdition de l’homme, sur ses péchés. Ce sont ces preuves fragiles en justice qui, rien que par l’oubli d’une syllabe, font confisquer le patrimoine d’un pauvre diable. Ce que sont les catins? Ce sont ces cloches flatteuses qui n’ont qu’un son, aux noces comme aux funérailles. Vos fastueuses catins, ce sont des coffres à trésor remplis par les exactions, vidés par d’odieuses débauches. Elles sont pires, pires vous dis-je, que les cadavres qu’on réclame aux gibets, et que dissèquent les chirurgiens, pour enseigner à l’homme la misère de son corps. Ce que c’est qu’une catin? C’est une fausse monnaie coupable qui, quel qu’en soit le frappeur, n’apporte que soucis aux mains qui la reçoivent!
VITTORIA
Ce signalement ne me conceme pas.
MONTICELSO
Vous. madame, vous empruntez à tous les fauves, à tous les minéraux, leur poison mortel!
MONTICELSO
Je te vais le dire; je trouve en toi une boutique d’apothicaire avec un échantillon de toutes ses drogues.
L’AMBASSADEUR DE FRANCE
Elle a mené mauvaise vie.
L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
C’est vrai, mais le cardinal est trop acerbe.
MONTICELSO
Vous savez maintenant ce que c’est qu’une catin. Sur les pas du démon Adultère marche le démon du crime!
FRANCISCO DE MÉDICIS
Votre malheureux époux est mort.
VITTORIA
Oh! c’est un époux bien heureux, maintenant qu’il ne doit plus rien à la nature.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Mort sous un cheval de voltige!
MONTICELSO
Machination brusque qui l’a fait sauter d’un bond dans la tombe.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Le prodige, en vérité, que d’une toise de hauteur un homme mince s ‘allât rompre le col!
MONTICELSO
Sur une jonchée de roseaux!
FRANCISCO DE MÉDICIS
Et qui plus est, qu’il perdit a l’instant l’usage de la parole, tout mouvement de vie comme un homme couché dans son suaire depuis trois jours. Notez bien chacun de ces détails.
MONTICELSO
Et considérez cette créature qui était sa femme; elle ne se présente pas en veuve, elle se présente armée de dédain et d’effronterie; est-ce là une vêture de deuil?
VITTORIA
Si j’avais si bien prévu sa mort, comme vous le donnez à entendre, j’aurais commandé mon deuil d’avance.
MONTICELSO
Ah! vous ne manquez point de ruse.
VITTORIA
Vous faites honte à votre esprit et à votre jugement de me traiter de la sorte. Quoi! faut-il que celui-là qui me juge, nomme effronterie ma propre défense? Qu’on me laisse alors en appeler de ce tribunal chrétien à la justice du Tartare sauvage.
MONTICELSO
Voyez, messeigneurs, elle calornnie notre procédure.
VITTORIA
Avec humilité, bien bas devant les très dignes et vénérables ambassadeurs, je m’incline avec ma pudeur de femme; mais je me trouve en même temps si prise dans les rêts d’une accusation odieuse, que je suis contrainte, comme Portia, de revêtir pour ma défense une mâle énergie. Revenons au fait. Si seulement vous me trouvez coupable, tranchez la tête du corps, et nous nous quittons bons amis. J’aurais honte de devoir la vie à votre pitié, messire, ou à la prière de quiconque.
L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Elle a l’âme vaillante.
MONTICELSO
Allez, ces sortes de pierres fausses font parfois douter des vraies.
VITTORIA
Erreur! Car sachez que toutes vos têtes étroitement unies pour frapper contre cette mine de diamants, s’avèreront de simples marteaux de verre et se briseront net. Tout cela n’est qu’une ombre imaginaire de mes prétendus crimes: épouvantez les enfançons, monseigneur, avec vos diables en peinture; je suis au-dessus de ces vaines terreurs. Quant à ces noms insultants de catin et de meurtrière, ils émanent de vous; c’est comme si un homme crachait contre le vent: son crachat luí revient à la face!
MONTICELSO
Je vous en prie, madame, éclairez-moi sur ce seul point: qui logea sous votre toit cette nuit fatale où votre époux se rompit le col?
BRACHIANO
Cette question m’oblige à rompre le silence: j’étais là.
MONTICELSO
Qu’y faisiez-vous?
BRACHIANO
Eh bien, j’étais venu luis apporter réconfort, et prendre des mesures pour lui constituer son bien, parce que j’avais ouï dire que son mari était votre débiteur, monseigneur.
BRACHIANO
Et l’on craignait grandement qu’elle ne fût jouée par vous.
MONTICELSO
Qui vous avait institué exécuteur testamentaire?
BRACHIANO
Mais ma charité, la charité qui doit couler de toute âme généreuse et bien-née pour les orphelins et pour les veuves.
MONTICELSO
Votre luxure, vous voulez dire.
BRACHIANO
Ce sont les chiens couards qui aboient le plus fort: Coquin de prêtre, je te parlerai plus tard, entends-tu? L’ épée que vous trempez si bien, je vous en enferrerai les entrailles. Nombre de ceux qui portent ta livrée ressemblent à ces vulgaires courriers de poste ...
BRACHIANO
Oui, ces courriers mercenaires: les lettres qu’ils portent disent la vérité, mais ils vous ont l’habitude de remplir leur bouche d’effrontés mensonges!
(Il se lève pour partir.)
UN SERVITEUR
(lui remettant la robe sur laquelle il était assis) Monseigneur, votre robe ...
BRACHIANO
Tu mens, pas une robe, un siège: fais en don à ton maître qui réclamera son âmeublement au complet; car Brachiano ne fut jamais assez mesquin pour enlever un siège à la demeure d’autrui; qu’il fasse de ceci une frange pour son lit ou bien une housse pour sa très révérende mule. Monticelso, nemo me impune lacessit.
(Il sort.)
MONTICELSO
Voilà votre champion parti.
VITTORIA
Le loup n’entend que mieux se jeter sur sa proie.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Monseigneur, on a de fortes présomptions pour ce meurtre, mais point de preuve sûre qui désigne son auteur. Pour moi, je ne puis croire qu’elle ait l’âme assez noire pour un acte si sanglant; si c’était vrai, comme en pays froids les cultivateurs qui plantent de la vigne, l’arrosent de sang tiède, de même on la verrait un été, porter un fruit insipide et avant le retour du printemps, se flétrir des rameaux aux racines. Passons sur l’action criminelle: ne vous occupez que de ses dérèglements.
VITTORIA
Je sens le poison sous vos pilules dorées.
MONTICELSO
Maintenant que le duc est parti, je vais produire une lettre dans laquelle vous aviez combiné, lui et vous, de vous rencontrer au pavillon d’été d’un apothicaire, en aval du fleuve Tibre- voici la lettre messeigneurs- et là après une baignade galante et la chaleur d’un festin voluptueux lisez cela, je vous prie, j’aurais honte de dire le reste.
VITTORIA
D’accord, j’ai pu être tendre; la tentation ne prouve point l’acte amoreux. Casta est quam nemo rogavit. Vous lisez là les brûlantes paroles d’amour qu’il m’adresse, mais vous n’avez point ma réponse glacée.
MONTICELSO
La glace dans la canicule! bien étrange!
VITTORIA
Condamnez-moi donc pour ce seul fait que le duc m’aima! Vous pourriez tout aussi bien accuser quelque belle rivière cristalline, parce que quelque fol atteint de mélancholie s’alla noyer dedans.
MONTICELSO
Bien noyé, certes!
VITTORIA
Faites le compte de mes fautes, je vous prie, et vous trouverez que beauté, clairs atours, un coeur joyeux et un bel appétit au festin, voilà tout, voilà tous les pauvres crimes dont vous m’accablez. Par ma foi, monseigneur, vous pourriez tout autant tuer des mouches au pistolet; le jeu serait plus noble.
VITTORIA
Mais poursuivez donc votre dessein, vous avez voulu d’abord, ce semble, me réduire à mendier, et vous voudriez maintenant me perdre. J’ai des maisons, des joyaux et il me reste quelques pauvres cruzados : puisse cela suffire a vous rendre charitable!
MONTICELSO
Si jamais Satan a pris une forme belle, vous avez sous les yeux son portrait!
VITTORIA
Il vous reste une vertu: celle de ne point flatter.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Qui vous apporta cette lettre?
VITTORIA
Je ne suis pas forcée de vous le dire.
MONTICELSO
Monseigneur le duc vous envoya mille ducats le douze août.
VITTORIA
C’était pour sauver mon cousin de la prison; j’en ai payé l’intérêt.
MONTICELSO
Je croirais plutôt que c’était l’intérêt de ses passions.
VITTORIA
Qui a dit cela hormis vous? Si vous êtes mon accusateur, cessez, de grâce, d’être mon juge; sortez de ce banc; témoignez contre moi et laissez à ceux-ci le soin de juger souverainement. Monseigneur le cardinal, si vos oreilles si ouvertes aux rapports de vos espions étaient aussi bienveillantes pour écouter mes pensées, si votre langue avait souci d’honnêteté, je ne craindrais pas de les entendre proclamer toutes et bien haut.
MONTICELSO
Allez, allez, après votre belle orgie de vanité, je vous donnerai en dessert une poire d’angoisse.
VITTORIA
De votre greffe?
MONTICELSO
Vous naquîtes à Venise. de la lignée honorable des Vitelli; ce fut une fatalité pour mon cousin maudite cette heure-là!- de vous épouser, il vous acheta à votre père.
MONTICELSO
Il dépensa alors en six mois douze mille ducats et, autant que je sache, n’a pas reçu de vous en dot un seul maravédis. C’était un prix bien lourd pour une marchandise si légere. Mais je tire le rideau; j’arrive au portrait; vous êtes venue de là-bas courtisane très notoire et vous avez continué.
MONTICELSO
Non, écoutez moi; vous aurez lout loisir de jacasser. Monseigneur Brachiano... mais je ne fais, hélas que ressasser ce qui court le Rialto, ce dont on fait mainte ballade et qu’on jouerait au théâtre, si le vice, trop souvent ne trouvait des amis si bruyants, que les moralistes en sont réduits au silence Vous autres, gentilshommes, Flamineo et Marcello, la cour n’a encore aucune charge contre vous, mais vous devez avoir de sûrs répondants au cas où l’on vous rappellerait.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Moi, je me porte caution pour Marcello.
FLAMINEO
Et monseigneur le duc sera garant de moi.
MONTICELSO
Quant à vous, Vittoria, votre faute publique jointe aux circonstances actuelles, vous enlève tout le fruit de la miséricorde; car vous a vez fait un usage si malsain de votre vie et de votre beauté, qu’on peut vous attribuer une influence non moins funeste sur les princes, que ces météores menaçants. Ecoutez votre sentence: on va vous enfermer dans une maison de filles repenties, et votre complice obscène...
FLAMINEO
(à part) Qui? moi?
MONTICELSO
La fille mauresque.
FLAMINEO
(à part) Ah! sauvé derechef!
VITTORIA
Une maison de filles repenties! Qu’est-ce cela?
MONTICELSO
Une maison de catins qui font pénitence
VITTORIA
Les grands de Rome l’ont-ils édifiée pour leurs femmes, qu’on m’y envoie loger?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Il vous faut prendre patience.
VITTORIA
Il me faut d’abord prendre vengeance. J ‘aimeirais savoir si vous êtes sûr de votre salut par lettres patentes, peur agir de la sorte.
MONTICELSO
Emmenez-là hors d’ici!
VITTORIA
Au viol! au viol!
VITTORIA
Oui, vous avez violé la Justice, l’avez soumise force à votre plaisir!
MONTICELSO
Fi, elle est folle!
VITTORIA
Crève donc des pilules que tu mâches et qui devaient te guérir! ou, assis à ce banc, que ta salive t’étrangle!
MONTICELSO
Elle est donc devenue furie!
VITTORIA
Que le jour du jugement te trouve et te laisse ce même monstre que tu as toujouts été. Bons palefreniers, instruisez-moi à jeter des mots de malédiction! Puisqu’on ne peut m’ôter la vie pour mes actes, ôtez-la moi pour mes paroles! Ah! Pauvre vengeance de femme qui ne vit que dans sa voix! Je ne veux pas pleurer; non, je dédaigne d’appeler à mon aide une seule pauvre larme pour enjôler votre injustice. Qu’on m’emmème loin d’ici vers cette maison... de quel euphémisme la nommez-vous?
MONTICELSO
De filies repenties.
VITTORIA
Non, ce ne sera plus une maison de filles; mon âme la rendra plus pure que le palais du Pape, il y règnera plus de paix que dans ton âme, tout cardinal que tu es! Sache-le et que celà réchauffe un peu ta bile: C’est au fond des ténèbres que les diamants jettent le plus de splendeur!
(Elle sort avec l’avocat et les gardes. Rentre Brachiano.)
BRACHIANO
(à Francisco) Maintenant vous et moi sommes réconciliés, et nous nous serrerons la main sur une tombe amie: lieu propice, puisque c’est le symbole de la douceur et de la paix, pour que notre haine s’y apaise.
FRANCISCO DE MÉDlCIS
Messire, que se passe-t-il donc?
BRACHIANO
Je ne veux pas faire pâlir davantage cette joue très chere; vous avez déjà trop perdu; adieu...
(Il sort.)
FRANCISCO DE MÉDlCIS
Comme ses paroles ont un accent étrange! Dans quel sens les interpréter?
FLAMINEO
(à part) Bon: ceci sert de préface à la révélation de la mort de la duchesse; il mène habilement la chose. Comme je ne saurais maintenant feindre des airs larmoyants pour la mort de ma noble dame, je vais feindre un acces de folie pour l’opprobre de ma soeur; et ainsi j’écarterai les vaines questions. La langue de la trahison paraît odieusement paralysée; mais je veux parler au premier venu, n’écouter personne et pour un temps jouer savamment le fol.
(Il sort.)
(Entrent Giovanni, le comte Lodovico el leur suite.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Eh quoi, mon noble cousin! vous en noir!
GIOVANNI
Oui, mon oncle; on m’a enseigné à imiter votre courage; il vous faut à votre tour m’imiter pour la couleur des vêtements. Ma douce mère est ..
FRANCISCO DE MÉDlCIS
Dites, où est-elle?
GIOVANNI
Est là, ou plutôt là-bas; en vérité, seigneur, je ne puis vous le dire, car je vous ferais pleurer.
FRANCISCO DE MÉDlCIS
Elle est morte?
GIOVANNI
Il ne faut pas m’en vouloir; ce n’est pas moi qui l’ai dit.
LODOVICO
Elle est morte, monseigneur.
FRANCISCO DE MÉDlCIS
Morte?
MONTICELSO
Noble femme bénie, tu es désormais au-dessus de tes malheurs!
(Aux ambassadeurs:) Vos excellences voudraient-elles se retirer un instant?
(Sortie des ambassadeurs.)
GIOVANNI
Que font-ils, les morts, mon oncle? Mangent-ils? Entendent-ils de la musique? Vont-ils en chasse et en fête comme nous qui vivons?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Non, petit cousin, ils dorment.
GIOVANNI
Seigneur, seigneur! Que ne suis-je mort? Voilà six nuits que je ne dors point. Quand donc se réveillent-ils?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Quand il plaît à Dieu!
GIOVANNI
Dieu bon! qu’elle dorme toujours, car je l’ai vue, cent nuits peut-être, qui veillait, et l’oreiller ou elle posait la tête était humide et salé de ses larmes. Il faut que vous dise ma plainte, seigneur; je vous dirai ce qu’ils lui ont fait maintenant qu’elle est morte.Ils l’ont enveloppée cruellement d’une feuille de plomb et on ne m’a pas permis de l’embrasser.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Toi, tu l’as aimée!
GIOVANNI
Je l’ai souvent entendu dire qu’elle m’avait donné le sein, et par cela même il semble qu’elle m’aimait tendrement, puisque chez les princes ceci est chose rare.
(Giovanni sort avec un gentilhomme de la suite.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Oh! toi, de ma pauvre soeur toutce qui reste! Eloignez-le, pour l’amour de Dieu!
MONTICELSO
Eh bien, monseigneur?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Croyez-moi, je ne suis plus désormais que sa tombe, et je garderai sa mémoire bénie plus fidèlement que mille épitaphes.
(Francisco et MONTICELSO sortent Flamineo entre comme égaré, cependant que les ambassadeurs rentrent peu à peu.)
FLAMINEO
Nous supportons les coups comme les enclumes en acier trempé jusqu’à ce que la douleur elle-même nous rende insensibles à toute douleur. Qui redressera ce tort qu’on m’a fait? Est-ce là ce que je trouve au bout de mes services? J’ aimerais mieux sarcler de l’ail, voyager à travers la France en me servant à moi-méme de garçon d’écurie, porter des doublures de peau de mouton ou des souliers qui puent le cirage, ou être inscrit au rôle des quarante mille colporteurs de Pologne.
(Les ambassadeurs sont rentrés.) Que n’ai-je été pourrir dans quelque hôpital de Venise, bâti sur de la peste autant que sur des pierres ,avant que d’avoir passé au service de Brachiano!
L’AMBASSADEUR DE SAVOIE
Reprenez réconfort.
FLAMINEO
Vos paroles réconfortantes sont comme du miel; elles ont douce saveur dans votre bouche qui est saine, mais dans la mienne qui est blessée, elles descendent comme si l’aiguillon de l’abeille était encore dans leur miel. Ah! ils ont ourdi leurs projets avec adresse, pour qu’on n’aille pas dire qu’ils ont agi par pure malice. En cela un adroit politique imite le diable, comme le diable imite le canon; partout où il vient faire ses méfaits, il arrive, le cul tourné vers vous.
L’AMBASSADEUR DE FRANCE
Les preuves sont patentes.
FLAMINEO
Des preuves! de la corruption, il faut dire. Oh! l’or! Quel dieu tu es! Et toi, l’homme, quel démon tu fais de te laisser tenter par ce métal maudit! Cet avocat u ‘diversivolent’ remarquez-le bien! les fripons se font mouchards comme les asticots deviennent mouches; on peut attraper du goujon avec les uns comme avec les autres. Le cardinal! Ah! je voudrais qu’il pût m’entendre; il n’est rien de sacré que l’argent ne vienne corrompre ou pourrir, comme de la viande sous les tropiques! Vous avez de la chance en Angleterre, monseigneur! Là, on vend la justice avec les mêmes poids dont on écrase les hommes jusqu’à ce qu’ils en meurent! Ah! l’horrible salaire.
L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Oh fi donc! Flamineo!
FLAMINEO
Les cloches ne sonnent jamais que lancées à la grande volée et j’espere que le cardinal là-bas n’obtiendra jamais la grâce de bien prier que lorsqu’on l’amènera à l’échafaud. Si on les rouait pour leur faire avouer leur cabale... Mais tous ces nobles, leur privilège les exempte de la torture; on fait bien, car un rien en ferait tomber d’aucuns en morceaux, avant que de comparoir: O Religion, comme tu barbotes dans les intrigues. Le premier sang versé au monde le fut à propos de religion. Ah! que ne suis-je né Juif!
MARCELLO
Il n’y en a que trop!
FLAMINEO
Vous faites erreur: il n’y a pas assez de Juifs, pas assez de prêtres, pas assez de gentilshommes!
FLAMINEO
Je vais te le prouver; s’il y avait assez de juifs, tant de chrétiens ne se feraient pas usuriers; s’il y avait assez de prêtres, un seul n’obtiendrait pas jusqu’à six bénéfices; et s’il y avait assez de gentilshommes, on ne venait pas tant de champignons, sortir un beau matin du fumier, aspirer à la noblesse. Adieu! que les autres vivent d’aumônes; sois de ceux qui pratiquent l’art de l’Anglais Woolner , et avale comme lui tout ce qu’on te donne et qu’une bonne purgation te rende le solide appétit d’un scieur de long. Je sors écouter le cri du hibou!
(Il sort.)
LODOVICO
(à part) C’est l’entremetteur de Brachiano; il est étrange que devant la honte si claire et manifeste de sa soeur adultère, il ose se livrer à cet accès de rage scandaleux! Il faut que je le flaire.
(Flamineo rentre.)
FLAMINEO
(à part) Comment ce comte banni ose-t-il rentrer à Rome, sans avoir encore acheté son pardon? J’ai ouï dire que la défunte duchesse lui servait une pension et qu’il est venu de Padoue avec la suite du jeune prince. Il y a quelque chose là-dessous. Les médecins qui veulent guérir l’empoisonnement usent toujours de contre-poisons.
MARCELLO
Notez cette étrange rencontre.
FLAMINEO
(à Lodovico) Que le dieu de la Mélancolie change ton fiel en poison! Que les rides qui stigmatisent ta face se suivent toujours comme les vagues tumultueuses dans la houle!
LODOVICO
Grand merci, et moi je te souhaite de grand coeur la canicule tout le long de l’année.
FLAMINEO
Qu’annonce le croassement du corbeau? Notre bonne duchesse est-elle morte?
FLAMINEO
O destin! Les malheurs se suivent pêlemêle comme les besognes funèbres de l’officier de la couronne.
LODOVICO
Veux-tu, toi et moi, faire ménage ensemble?
FLAMINEO
Oui, ça me va. Associons deux hommes insociables.
LODOVICO
Restons trois jours de suite à deviser de compagnie...
FLAMINEO
Rien qu’en faisant des grimaces; couchons tout habillés...
LODOVICO
Sur des fagots en guise d’oreillers.
FLAMINEO
Et couverts de poux...
LODOVICO
En costurne de taffetas; voilà de la mélancolie distinguée. On dormira tout le jour.
FLAMINEO
Oui, tel le lièvre mélancolique, on ne mangera qu’après minuit. On nous observe, on dit: voyez comme ces deux là s’attirent!
LODOVICO
Quelle étrange créature c’est qu’un bouffon qui rit, comme si l’homme avait été créé uniquement pour montrer ses dents!
FLAMINEO
Je vais te dire... On ferait bien, pour remplacer les glaces, de se mirer chaque matin dans une soucoupe pleine de sang figé de sorcière.
LODOVICO
Admirable coquin, nous ne nous séparerons jamais.
FLAMINEO
Jamais, jusqu’à ce que l’humeur quémandeuse des courtisans, l’ambition jamais satisfaite des gens d’église, la misère des soldats et de tous les êtres qui sont pendus garrottés, supplice pire que l’estrapade, tout au has de la roue de la Fortune, jusqu’à ce que tous apprennent d’après notre double exemple, à mépriser ce monde qui prive la vie de moyens de vivre.
(Entrent Antonelli et Gasparo.)
ANTONELLI
Monseigneur, j’apporte de bonnes nouvelles. Le Pape sur son lit de mort, à l’arden te prière du Grand Duc de Florence, a signé votre pardon et vous a restitué...
LODOVICO
Merci pour cette nouvelle; lève les yeux, Flamineo, vois donc mon pardon.
FLAMINEO
Pourquoi riez-vous? Ceci n’était pas stipulé dans notre pacte.
FLAMINEO
Il ne faut pas que vous paraissiez plus heureux que moi; vous savez ce que nous avons juré, messire; si vous voulez vous réjouir, faites-le avec l’attitude d’un grand, tandis qu’on exécute ses ennemis; quand bien même ce serait pour toi de la jouissance, garde toujours la face renfrognée d’un fin politique.
LODOVICO
Ta soeur est une infâme catin!
LODOVICO
Tu vois, j’ai dit cela en riant.
FLAMINEO
As-tu l’intention de le redire?
LODOVICO
Entends-tu? Veux-tu me vendre quarante onces de son sang pour arroser une mandragore?
FLAMINEO
Pauvre sire, tu avais fait voeu de vivre en gueux dans la vermine.
FLAMINEO
En homme qui, couvert de dettes aurait renoncé à tout jamais à la lumiere du jour.
LODOVICO
(ricane) Ah! Ah! Ah!
FLAMINEO
Je ne m’étonne guère que vous manquiez de parole; il y a longtemps que votre seigneurie s’y exerce. Mais je vais vous dire ...
FLAMINEO
Quelque chose que tu n’oublieras plus.
LODOVICO
Il me tarde de l’entendre.
FLAMINEO
Ce rire rend ta face hideuse; si tu ne veux pas de mélancolie, connais donc la fureur
(ll le soufflète.) Vois, c’est à mon tour de rire.
MARCELLO
(à son frère) Vous êtes blâmable; vous sortirez d’ici de force.
LODOVICO
Lâchez-moi!
(Flamineo et Marcello sortent.) Que je sois forcé de me faire justice, moi-même, contre un entremetteur!
LODOVICO
(Il le poursuit en vain.) Il eût aussi bien fait de frapper la foudre de son poing.
LODOVICO
Mordieu! Comment mon épée l’a-t-elle pu manquer! Ces canailles si lasses de vivre, échappent toujours aux plus mortels périls! La peste de lui! Tout son honneur, je dis plus, l’honneur de sa famille entière ne valent pas la moitié de ce tintamarre! Je le veux oublier et m’en aller boire une rasade de vin!
(lls sortent.)
SECOND TABLEAU
Une salle dans le palais de Francisco.
FRANCISCO DE MÉDICIS et MONTICELSO.
MONTICELSO
Allons, allons. monseigneur, déroulez franchement les plis de vos pensées, et laissez-les flotter librement comme une épousée sa chevelure. Votre soeur a été empoisonnée.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Loin de ma pensée de chercher vengeance!
MONTICELSO
Eh quoi! seriez-vous devenu tout de marbre?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Vais-je lui jeter un défi et accabler d’une écrasante guerre l’échine de mes pauvres sujets, d’une guerre que je n’aurai pas le pouvoir d’arreter quand je voudrai? Vous savez bien tous les meurtres, viols et rapines qu’on commet dans l’horrible volupté de la guerre, et celui qui le premier l’a longuement provoquée, la retrouvera un jour dans sa tombe et dans sa descendance!
MONTlCELSO
Aussi n’est-ce point la ligne de conduite que je vous conseille; veuillez me suivre: nous voyons la sape faire mieux que le canon. Gardez vos griefs cachés, et avec la patience de la tortue, laissez passer ce chameau fièrement sur votre dos sans vous écraser. Dormez du sommeil du lion et que cette engeance de souris folles et trop confiantes jouent impunément dans vos narines jusqu’à ce que le temps soit mûr pour les comptes sanglants et le coup de griffe fatal: visez en oiseleur rusé qui ferme un oeil afin de rnieux guetter votre proie.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Libère-moi, mon honneur impollué, de tous actes de traîtrise. Je sais qu’il est des foudres là-haut, et je veux demeurer comme la calme vallée qui s’agenouille humblement devant quelque mont ambitieux: car je sais que la trahison, comme ces araignées qui tissent leurs toiles où se prendront les mouches, se trahit elle-même par son vil ouvrage et y trouve la mort. Mais quittons ces pensers; mon vénéré seigneur, le bruit court que vous possédez un registre où vous avez noté, grâce à vos intelligences, le nom de tous les coupables notoires qui rôdent de par la ville.
MONTICELSO
C’est vrai, messire, et d’aucuns l’appellent mon livre noir; et il mérite bien ce titre, car encore qu’il n’enseigne point l’art de la sorcellerie, pourtant il se cache là-dedans le nom de maint démon.
FRANCISCO DE MÉDICIS
De grâce, faites nous le voir.
MONTICELSO
Je vais l’aller chercher pour votre seigneurie.
(Il sort.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
(seul) Monticelso, je ne veux point me fier à toi; mais dans tous mes complots je m’enfermerai aussi jalousement qu’une ville assiégée. Tu ne sauras deviner ce que je médite de faire; votre étoupe s’enflamme vite mais s’éteint aussitôt; l’or s’échauffe avec lenteur mais reste longtemps brûlant.
(Monticelso rentre et offre un livre à Francisco de Médicis.)
MONTICELSO
Le voici, monseigneur.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Et d’abord, vos espions, je vous prie, montrez-les moi.
MONTICELSO
Leur nombre croît étrangement et il en est que vous prendriez pour d’honnêtes gens. A côté d’eux les ruffians et voilà nos pirates et les feuillets suivants sont réservés à ces vils coquins qui ruinent les jeunes nobles avec leurs prêts en marchandise en guise d’argent; voici pour les banqueroutiers escrocs, et voilà pour ces canailles qui vendent leur propre femme, rien que pour se défaire de chevaux, de menus bijoux, d’horloges, d’argenterie démarquée et autres objets. à la naissance de leur premier enfant.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Il y a de pareilles gens?
MONTICELSO
Et voilà d’effrontés entremetteurs qui s’en vont en brillant appareil: des usuriers qui partagent avec les tabellions en récompense de leurs bons renseignements; des gens de loi qui ont coutume d’antidater leurs exploits; et vous pourriez trouver aussi là-dedans quelques gens d’église, si je ne glissais par pudeur. Voilà enfin un catalogue complet de fripons; un homme pourrait fouiller toutes les prisons sans arriver jamais à pareille connaissance de la triste humanité.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Ah! les assassins! Pliez la feuille, je vous prie. Monseigneur, permettez-moi d’emprunter ce livre d’étranges documents.
MONTICELSO
Servez-vous en, je vous en prie, Monseigneur.
FRANCISCO DE MÉDICIS
J’affirme à votre Eminence qu’elle à bien mérité de l’Etat, et qu’elle a rendu un inappréciable service en révélant tous ces criminels.
MONTICELSO
Peut-être. messire.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Par Dieu! voilà qui vaut mieux que le tribut des loups qu’on paie en Angletene; ceci fera pendre bien des peaux sur les haies.
MONTICELSO
Je me vois forcé de prendre congé de votre seigneurie.
FRANCISCO DE MÉDICIS
De grand coeur, monsieur, je vous remercie; si quelqu’un me réclame à la cour, dites-lui donc que vous m’avez quitté en compagnie de coquins.
(Monticelso se retire.) Je découvre d’après ceci que quelque maraud agent de monseigneur, un qui d’un bond sauta naguère de son pupitre de clerc au fauteuil d’un juge, a fait ce recensement canaille dans le dessein d’en tirer profit, comme ces révoltés irlandais avaient coutume de vendre des têtes. Et voilà ce qui arrive: ces pauvres diables paient pour les autres, parce qu’ils n’ont point les moyens de graisser la patte; le reste de la bande est biffé de la liste des fripons, ou bien monseigneur ferme sur eux les yeux avec complaisance. Son espion s’enrichit, et les gredins restent toujours les gredins. Mais passons à l’ emploi que je veux faire de ce registre: il me désigne utilement une liste d’assassins, bons pour toute vile besogne. Si j’avais besoin de dix couples de chiennes de courtisanes, ceci me les procurerait, bien mieux, de quoi blanchir trois armées. Que dans si peu de papier tienne la ruine de tant d’hommes! Ce n’est pourtant pas aussi épais que vingt dénonciations judiciaires. Voyez le perfide usage que d’aucuns peuvent faire des livres: un point de théologie, ardemment discuté par des factieux, fait dégaîner les épées, déchaîner des batailles et bouleverse toute harmonie. Pour donner forme plus terrible à ma vengeance, que je me rémémore le visage de ma soeur morte. Demanderai-je son portrait? Non, je vais clore les yeux et dans la sombre tristesse de mon rêve, j’évoquerai devant moi sa silhouette ...
(Apparition d’Isabelle.) Je la vois à présent... Comme l’imagination opère puissamment! Comme elle peut faire se dresser les choses qui ne sont plus! Il me semble qu’elle est là, devant mes yeux: d’après cette vivante image de ma pensée, si j’en avais le talent, je pourrais peindre ses traits L’esprit comme un subtil magicien, nous font croire surnaturelles des choses qui ont des causes tout aussi vulgaires que la maladie. C’est l’illusion de ma Mélancolie!
(Au fantôme.) Comment as-tu trouvé la mort? Que je suis fol d’interroger ainsi ma propre folie!... A-t-on jamais vu homme rêver ainsi tout éveillé? Ecartez cet objet, qu’elle sorte de mon cerveau! Qu’ai-je à faire de tombes, de lits de mort, de cérémonies funèbres et de larmes, moi qui n’ai à méditer que la vengeance!
(Le fantôme s’évanouit.) Voilà, c’est fini, comme un conte de vieille femrne: les hommes d’Etat ont parfois des visions plus étranges que les fous! Allons, revenons à cette lourde besogne: Il faut que ma tragédie comporte quelque fantaisie comique ou elle ne réussira point. Je suis amoureux, éperdument amoureux de Corombona; et ma déclaration d’amour s’exprime ainsi, en vers boiteux...
(Il écrit.) Voilà qui est fait, admirablement! Ah! destinée des princes! Je suis si habitué à la flatterie, que tout seul, voilà que je me flatte moi-même! Mais ceci va me servir; le pli est scellé.
(Un serviteur arrive.) Porte ceci à la maison des filies repenties, et choisis bien ton heure pour le remettre aux mains de Corombona, ou à la supétieure, lorsque des gens de Brachiano se trouveront par là. Pars.
(Le servíteur se retire.) Qui n’agit en tout que par la violence, a l’esprit court. Où passe la tête d’un homme, tous ses membres y passeront. L’instrument dans cette machination, c’est l’audacieux comte Lodovico; avec de l’or on doit pouvoir s’en assurer; ce n’est pas le poing vide qu’on peut piper les faucons. Brachiano, je suis prêt maintenant à jouter avec toi; eomme l’Irlandais sauvage, je ne te croirai bien mort que si je puis jouer au ballon avec ta tête! Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo.
Acte V
Une salle dans un palais de Padoue.
BRACHIANO, FLAMINEO, MARCELLO, HORTENSIO, VITTORIA,
CORNELIA, ZANCHE et autres traversent le théâtre et sortent
FLAMINEO et HORTENSIO restent seuls.
FLAMINEO
Sur toutes les heures lasses de ma vie, l’aube ne s’était point levée avant ce jour! Ce mariage scelle ma fortune.
HORTENSIO
C’est une belle promesse. N’avez-vous point encore vu ce Maure qui est arrivé à la cour?
FLAMINEO
Oui, et j’ai devisé avec lui dans le cabinet du duc. Je n’ai jamais vu de personnage plus distingué, ni jamais causé avec homme plus versé dans les affaires d’Etat ou les principes de la guerre. Voilà tantôt quinze ans, dit-on, qu’il sert Venise à Candie, et il a commandé dans mainte entreprise hardie.
HORTENSIO
Qui sont ceux-là qui l’accompagnent?
FLAMINEO
Deux gentilshommes de Hongrie, qui jadis capitaines au service de l’empereur, il y a huit ans, contre toute attente à la cour, sont entrés en religion, dans l’ordre sévère des Capucins; n’étant pas très affermis dans leur vocation, ils quittèrent leur ordre et revinrent à la cour; mais là troublés dans leur conscience, ils firent voeu de se consacrer à la lutte contre les ennemis du Christ, s’en allèrent à Malte, y furent faits chevaliers, et à leur retour, en cette grande solennité, ils sont résolus de renoncer définitivement au monde, et de se retirer ici, à Padoue, dans une maison de Capucins.
FLAMINEO
Une chose étonne surtout; ils ont juré de porter à tout jamais, contre leur chair, la cotte de mailles qu’ils portaient soldats.
HORTENSIO
Dure pénitence! Le Maure est-il chrétien?
HORTENSIO
Pourquoi offre-t-il ses services à notre duc?
FLAMINEO
Parce qu’il comprend que des guerres sont probables entre nous et le duc de Florence, et qu’il espère s’y employer. Je n’ai jamais vu d’homme porter plus d’autorité dans son regard austère et résolu, ni dans son discours à grand air, révéler plus de savoir, et un plus profond mépris de nos frivoles courtisans. Il parle comme s’il avait dans ses voyages visité tous les coins de la chrétienté; en toute chose il s’efforce de faire entendre, afin que tous ceux qui discutent avec lui le sachent, que toutes les gloires, comme ces vers-luisants, qui de loin ravonnent, examinées de près, n’ont ni chaleur ni clarté. Voici le duc!
(Brachiano entre, avec Francisco de Médicis sous le déguisement du Maure Mulinassar, Lodovico, Antonelli, Gasparo, Farnese, Carlo et Pedro, qui portent leur épée et leur heaume Marcello.)
BRACHIANO
Soyez grandement le bienvenu. Nous avons ouï parler de vos nobles services contre les Turcs. A vous, brave Mulinassar, nous octroyons une large pension; et regrettons profondément que les voeux prononcés par ces deux très dignes gentil-hommes, ne leur permettent point de jouir de nos largesses. Votre désir est de suspendre vos épées guerrières comme souvenirs dans notre chapelle: j’accepte ceci comme un grand honneur qui m’est fait. Je vous demanderai la permission de donner suite aux fêtes pour notre duchesse: encore une prière: comme dernière vanité de ce monde que vous verrez jamais, ne me refusez point d’assister au tournoi qui se prépare ce soir; vous y aurez des places à part. Il a plu aux grands ambassadeurs de différents princes, en quittant Rome pour rejoindre leur pays, de rehausser de leur présence l’éclat de ces noces, et le divertissement en notre honneur.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Je les convaincrai, monseigneur, d’y assister.
BRACHIANO
Rendons-nous donc à la salle d’honneur.
(Sortent Brachiano, Flamineo, Marcello et Hortensio.)
CARLO
Mon noble seigneur, félicité et bienvenue
(les conspirateurs s’embrassent.) Vous avez reçu nos serments, que les sacrements ont rendus sacrés, de seconder votre entreprise.
PEDRO
Et tout est prêt; il n’aurait pu, dans un accès de désespoir, trouver plus sûrement le chemin de sa ruine.
LODOVICO
Vous n’avez pas voulu adopter mon moyen.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Le nôtre est meilleur.
LODOVICO
De faire empoisonner son livre de prières, ou son chapelet, le pommeau de sa selle , son miroir ou le manche de sa raquette. Oui, ceci même! tandis qu’il eut lancé sa balle à la paume, il aurait pu se vouer à l’enfer et lancer son âme dans le gouffre du grand hasard! O monseigneur, j’aurais voulu que notre complot fût un coup de génie et qu’on le citât à l’avenir en exemple, plutôt que d’emprunter l’exemple des autres.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Rien de plus expéditif que le moyen auquel nous avons pensé.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Et cependant, cette vengeance, à mon avis, est trop mesquine, parce qu’elle vient sur lui en rampant comme un voleur. Ah! pouvoir le saisir par son casque en champ clos et l’emmener à Florence!
LODOVICO
(Lodovico, Antonelli, Gasparo, Farnese, Carlo et Pedro sortent, tandis qu’entren Flamineo, Marcello et Zanche.) C’eût été délectable! et là, on l’eut couronné d’une guirlande d’ail puant, pour bien montrer la rudesse de son règne et la grossièreté de sa luxure! Mais voici Flamineo
MARCELLO
(en parlant de Zanche) Pourquoi ce sombre démon vous poursuit-il, dites-moi?
FLAMINEO
Je ne sais, car, par la clarté du ciel, ce n’est point ma magie qui l’a conjuré. Ce n’est pas aussi sorcier que les gens l’imaginent, d’évoquer le diable: car en voilà déjà un! il serait plus malin de le faire rentrer sous terre.
MARCELLO
Elle est une honte pour vous.
FLAMINEO
Je t’en prie, excuse la. En vérité, les femmes sont des bardanes; là où leur amour les jette, elles s’accrochent.
ZANCHE
Voilà ce Maure, mon compatriote, un noble personnage; quand il lui sera loisible, je m’entretiendrai avec lui dans notre langue .
FLAMINEO
Je vous y engage de bon coeur
(Zanche sor. A Francisco de Médicis) Eh bien, vaillant soldat? Ah! plût ciel que j’eusse connu certains de vos jours de fer? Contez-nous donc, de grâce, quelques uns de vos exploits.
FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est chose ridicule qu’un homme se fasse le chroniqueur de sa propre vie; je ne me suis jamais rincé la bouche de ma propre louange, par crainte de prendre mauvaise haleine.
FLAMINEO
Vous êtes trop austère. Le duc espère de vous d’autres discours.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Jamais je ne le flatterai; j’ai trop étudié les hommes pour cela. Quelle différence y a t-il entre le duc et moi? Pas plus qu’entre deux briques pétries d’une même argile; mais il se peut que l’une soit placée en haut d’une tourelle et l’autre au fond d’un puits par pur hasard. Si j’étais aussi haut placé que le duc, je m’y tiendrais aussi ferme, j’aurais aussi bon air et supporterais aussi bien les assauts du temps.
FLAMINEO
(à part) Si ce soldat avait lettres patentes pour mendier dans les églises, c’est alors qu’il leur conterait des boniments.
MARCELLO
Moi aussi, j’ai été soldat.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Avez-vous fait fortune?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Voilà bien la misere de la paix; on ne respecte plus que les dehors. De même que ces vaisseaux paraissent grands sur un fleuve, qui semblent tout petits sur les mers, aussi bien les gens de cour semblent des colosses dans un salon qui, sur un champ de bataille, n’apparaîtraient plus que de pitoyables pygmées.
FLAMINEO
Donnez-moi quand même une belle salle tendue de tapisseries, et quelque grand cardinal pour me tirer l’oreille comme à son mignon favori.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Pour que tu puisses faire le diable sait quelle canaillerie.
FLAMINEO
Impunément encore.
FRANCISCO DE MÉDICIS
C’est juste: on peut voir des pigeons, dans les campagnes, au temps de la moisson, ils ont beau piller le grain à coeur-joie, le fermier n’ose même pas leur montrer le bout de son mousquet. Et pourquoi? Paree qu’ils sont au seigneur du manoir, tandis que ces pauvres moineaux qui sont au Seigneur du Ciel, on vous les fait cuire au pot pour la même peccadille.
FLAMINEO
(Francisco de Médicis sort Hortensio et Zanche rentrent avec un jeune seigneur et deux autres.) Je veux vous donner quelques conseils de mon expérience. Le duc prétend qu’il vous fera une pension; c’est là une promesse en l’air; assurez-vous en en sous-main. J’ai connu en effet des hommes qui sortaient de servir contre les Turcs: ils ont eu trois ou quatre mois une pension pour s’acheter des jambes de bois neuves et de nouveaux emplâtres; mais après, plus rien. Et ces générosités misérables ressemblent à celles d’un bourreau qui administrerait un cordial bien chaud à un supplicié aux trois-quarts mort, à seule fin de ramener de force l’âme du malheureux pour souffrir de nouvelles tortures d’enfer.
FLAMINEO
Or çà, mes braves, êtes-vous parés pour la joute?
LE JEUNE SEIGNEUR
Oui, les nobles seigneurs revêtent leur armure.
FLAMINEO
Un jeune parvenu; un qui jure comme un fauconnier, et va mentir à l’oreille du duc, jour par jour, tel qu’un faiseur d’almanachs; et portant je l’ai connu, lors de sa venue à la cour, qui sentait plus le suint qu’un valet de jeu de paume.
HORTENSIO
Regardez, voici que s’en vient votre suave maîtresse.
FLAMINEO
Tu es un véritable frère pour moi; écoute: j’aime cette Mauresque, cette sorcière, bien à contre-coeur. Elle connait quelques-unes de mes scélératesses. Je l’aime, tout juste comme un homme qui tient un loup par les oreilles; n’était la crainte qu’elle ne se retournât contre moi et me déchirât la gorge, je la lâcherais au diable.
HORTENSIO
Je crois savoir qu’elle exige de toi le mariage.
FLAMINEO
Certes, je lui ai fait quelque obscure promesse; tout en tâchant de m’y dérober, je cours toujours comme un chien affolé, une bouteille à la queue: il voudrait bien se l’arracher d’un coup de croc, mais voilà, il n’ose point se retourner.
(A Zanche) Eh bien, ma jolie bohémienne?
ZANCHE
Oui-dà, votre amour semble se rafraîchir plutôt qu’il ne s’allume.
FLAMINEO
Pardieu, je n’en suis que plus fidèle amant; nous avons de par la ville mainte fille qui s’enflamme trop vite.
HORTENSIO
Que pensez-vous alors de ces galants parfumés?
FLAMINEO
Leurs satins ne sauraient les sauver; je suis sûr qu’ils ont aussi certain parfum de maladie; ceux qui couchent avec des chiens se lèveront avec des puces.
ZANCHE
Crois-moi, c’est avec un peu de fard et des robes claires que tu m’aimes.
FLAMINEO
Peuh! aimer une dame pour sa peinture ou ses clairs atours? Tiens, je te vais dénicher un autre exemple. Esope avait un chien stupide qui lâcha la proie pour l’ombre; j’aimerais que les courtisans fissent des plongeons plus heureux.
ZANCHE
Tu te souviens de tes serments.
FLAMINEO
Les serments d’amoureux ressemblent aux prières des marins jetés à toute extrémité, mais après la tempête, quand le navire cesse de rouler, ils passent des serments à la beuverie. Et pourtant, parmi les gentilshommes, faire des serments et boire vont de pair, et s’accordent aussi bien que savetiers et lard de Westphalie; l’un pousse l’autre, car boire pousse aux serments et les serments poussent à boire plus sec encore. Ce discours ne vaut-il pas mieux que la morale de votre gentilhomme basané du soleil?
(Cornélia entre et va droit à Zanche.)
CORNELIA
Est-ce ici que tu perches, faucon hagard; aux étuves, les prostituées!
(Elle la frappe.)
FLAMINEO
(Sortie de Cornelia.) On devrait vous pendre par les talons; frapper à la cour!
ZANCHE
Elle n’est bonne à rien, qu’à faire prendre froid la nuit à ses servantes; elles n’osent se réchauffer avec une verge de lit, crainte de sa main légère.
MARCELLO
(la frappant) Vous êtes une catin, une drôlesse.
FLAMINEO
Pourquoi la talocher, dites! La prenez-vous pour un noyer? Faut-il la gauler avant qu’elle porte fruit mûr?
MARCELLO
Elle se targue d’être épousée par vous.
MARCELLO
J’aimerais mieux qu’elle fût empalée sur une perche en quelque jardin nouvellement semé, pour épouvanter les corneilles, ses soeurs.
FLAMINEO
Tu n’es qu’un jeune sot, surveille ton chien; moi j’ai l’âge de discrétion.
MARCELLO
Si je la surprends près de vous, je lui coupe la gorge.
FLAMINEO
Avec un éventail de plumes?
MARCELLO
Quant à vous, c’est à coup de fouet que je vous délogerai cette folie du corps.
FLAMlNEO
Auriez-vous l’humeur bilieuse? Je vous en purgerai avec de la rhubárbe.
HORTENSIO
Voyons, votre frère!
FLAMlNEO
Qu’il se fasse pendre! Je suis le plus outragé par celui qui devrait m’insulter le moins. Je soupçonne ma mère d’avoir joué à un vilain jeu quand elle l’a conçu.
MARCELLO
Par toutes mes chances de salut, voici que pour nous deux comme pour les fils d’Edipe qui s’égorgèrent, les flammes même de notre tendresse vont se séparer dans la haine. Ces paroles, tu m’en rendras compte avec le sang de ton coeur.
FLAMINEO
Fais donc, comme on saigne les oies quand le duc est en voyage; tu sais où tu me retrouveras.
MARCELLO
Fort bien
(Flamineo sort au jeune seigneur:) Si tu es un noble ami, porte lui mon épée, qu’il ajuste dessus la longueur de la sienne.
LE JEUNE SEIGNEUR
Ainsi ferai-je, messire.
(Ils sortent tous- Zanche reste seule.)
ZANCHE
Le voici. Oublions la mesquine rancoeur de mon humiliation.
(Entre Francisco de Médicis.) Je n’ai jamais tant aimé mon teint sombre qu’en ce jour, où je puis vous avouer, hardiment et sans rougeur, que je vous aime!
FRANCISCO DE MÉDICIS
Vous semez votre amour en temps inopportun; il est bien un été de la St-Martin, mais c’est un pâle été; je suis chargé d’ans, et j’ai fait voeu de ne me marier jamais.
ZANCHE
Las! les pauvres filles trouvent plus d’amoureux que de maris! Mais il se peut que vous vous trompiez sur ma fortune. Quand on envoie des ambassdeurs saluer des princes, on les charge d’ordinaire de riches présents, en sorte que si le prince ne goûte ni la personne ni les discours de l’ambassadeur, il trouve du moins ses cadeaux de son goût. Je puis me présenter à vous de même façon, et je vous plairais peut-être plus par ma dot que par ma vertu.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Je songerai à la proposition.
ZANCHE
Songez-y. Je ne vous retiendrai pas davantage. Un jour de loisir, je vous dirai des choses qui vous feront frissonner: et ne me blâmez point de la passion que je vous révèle; il meurt consumé, le coeur des amants qui cèlent leur flamme.
(Elle sort.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Entre tous mes espions, celle-ci peut être le meilleur: certes, je dénicherai d’étranges oiseaux dans ce nid de crime.
(Il sort.)
SECOND TABLEAU
Une autre salle dans le même palais.
MARCELLO et CORNELIA.
CORNELIA
J’entends chuchoter de toutes parts, à la cour, que vous allez vous battre. Quel est votre adversaire? le sujet de la querelle?
MARCELLO
C’est une vaine rumeur.
CORNELIA
Pourquoi feindre avec moi? vraiment vous n’agissez pas bien de m’effrayer ainsi; vous n’êtes jamais aussi pâle, sauf quand vous êtes très en colère. Je vous adjure, si vous tenez à ma bénédiction ou plutôt, non, je vais appeler le duc qui vous sermonnera.
MARCELLO
Ne publiez point des appréhensions qui tourneraient au ridicule; il n’y à rien de vrai. Est-ce que ce crucifix n’était pas à mon père?
MARCELLO
Je vous ai entendu dire qu’alors que vous allaitiez mon frère, il prit le crucifix entre ses mains et en cassa un bras.
CORNELIA
Oui, mais il a été réparé.
(Entre Flamineo.)
FLAMINEO
Je vous ai rapporté votre épée.
(ll perce son frère de part en part.)
MARCELLO
(qui tombe) Jusqu’au coeur, en vérité!
CORNELIA
Au secours! Ah! il est assassiné!
FLAMINEO
Cela vous émeut la bile? Je cours au sanctuaire et vous envoie un chirurgien.
(Il sort.)
(Entrent Carlo, Hortensio et Pedro.)
HORTENSIO
Eh quoi! gisant à terre!
MARCELLO
O ma mère, rappelez-vous maintenant ce que je disais du crucifix brisé. Il est des crimes dont le Ciel justement punit toute une famille! Voilà ce qu’il en coûte de s’élever par les voies défendues! Que tous sachent que l’arbre tiendra tant que ses rameaux ne s’étaleront pas plus loin que ses racines.
(Il meurt.)
CORNELIA
O ma douleur éternelle!
HORTENSIO
Vertueux Marcello! Il est mort . Je vous en prie, laissez-le, madame, venez, il le faut.
CORNELIA
Las! il n’est pas mort; il s’est évanoui. Quoi! personne ici n’a d’intérêt qu’il meure. Laissez-moi le rappeler à la vie, pour l’amour de Dieu.
CARLO
Puissiez-vous rester dans l’erreur!
CORNELIA
Oh! vous me trompez, vous me trompez! Combien sont partis comme cela, faute de soins! Soulevez sa tête, soulevez-lui la tête! Son sang qui coule intérieurement va le faire mourir.
HORTENSIO
Vous voyez bien qu’il n’est plus!
CORNELIA
Laissez-moi aller à lui; donnez-le moi tel qu’il est; s’il doit retourner à la terre, que je lui donne au moins un baiser de mon coeur, et vous nous coucherez tous deux dans le même cercueil. Cherchez-moi un miroir, voyez si son souffle ne le temira pas; ou arrachez quelque plume à mon oreiller, et appliquez-la contre ses lèvres. Voulez-vous le perdre, faute de prendre quelque peine?
HORTENSIO
Le seul tendre devoir qu’il vous reste à lui rendre, c’est de prier pour lui.
CORNELIA
Las! je ne voudrais pas encore prier pour lui. Il se peut qu’il vive pour me fermer les yeux et prier pour moi, si seulement vous me laissiez m’approcher de lui ...
BRACHIANO, tout armé, sauf du casque, entre avec FLAMINEO,
FRANCISCO DE MÉDICIS. LODOVICO et un Page.
BRACHIANO
Est-ce là votre oeuvre?
FLAMINEO
C’est là ma malechance.
CORNELIA
Il ment! il ment! Il ne l’a pas tué! Ceux-ci l’ont tué qui n’ont pas voulu qu’on prît soin de lui.
BRACHIANO
Prenez réconfort, ma mère affligée!
CORNELIA
C’est de votre faute, hibou!
HORTENSIO
Calmez-vous, bonne madame!
CORNELIA
Laissez-moi, laissez-moi.
(Elle se rue sur Flamineo avec son poignard, mais arrivée à lui, elle le laisse choir.) Le Dieu du Ciel te pardonne! Tu ne t’étonnes point que je prie pour toi? Je vais t’en dire la raison; il me reste à peine assez de souffle pour durer vingt minutes; je ne vais pas les dépenser à te maudire. Adieu! La moitié de toi-même gît devant toi; et puisses-tu vivre pour remplir un sablier de ces cendres réduites en poudre; le temps qu’il mettrait à s’écouler te dirait le temps à passer dans le saint repentir.
BRACHIANO
Mère, de grâce dites-moi comment sa mort est survenue. Quel fut le motif de leur querelle?
CORNELIA
En vérité mon plus jeune fils présumait trop de sa valeur; il lui jeta des mots âpres et le premier dégaîna; et alors, je ne sais plus comment, car je n’avais plus mes esprits, il est tombé la tête contre mon coeur.
LE PAGE
Ceci n’est pas exact, madame.
CORNELIA
Silence, de grâce. Une flèche s’est déjà perdue dans l’herbe. Il serait fou de perdre celle-ci pour celle-là qu’on ne retrouvera plus.
BRACHIANO
Allez, portez ce corps au logis de Cornelia; nous ordonnons que nul n’informe notre duchesse de ce malheur. Pour vous, Flamineo, écoutez bien; je ne vous octroie pas votre pardon.
BRACHIANO
Mais seulement un bail de vie, et ce bail ne sera que d’un jour. Tu seras contraint, chaque soir de le renouveler, ou tu seras pendu.
FLAMINEO
Qu’il en soit fait selon votre bon plaisir. Votre volonté fait loi maintenant; je m’y soumets.
(Cependant Lodovico saupoudre de poison le casque de Brachiano.)
BRACHlANO
Tu m’as naguère bravé chez ta soeur; je te tiens sous ma menace désormais. Où est notre heaume?
FRANCISCO DE MÉDICIS
(à part) Il réclame sa perte. Noble jeune homme, je plains ton triste destin! Pars maintenant vers la lice! Ceci te mènera vers le lac sombre plus loin; sa dernière bonne action fût de pardonner un meurtre!
(Ils sortent.)
TROISIEME TABLEAU
La lice à Padoue.
(Charges et clameurs. On se bat dans la lice d’abord un contre un, puis trois contre trois.)
BRACHIANO, VITTORIA COROMBONA, GIOVANNI, FRANCISCO DE MÉDICIS, FLAMINEO et d’autres.
BRACHIANO
Un armurier! par la mordieu! un armurier!
FLAMINEO
L’armurier! où est l’armurier!
BRACHIANO
Arrachez-moi ce heaume!
FLAMINEO
Etes-vous blessé, monseigneur?
BRACHIANO
Oh! j’ai la cervelle en feu! Le heaume est empoisonné.
(Un armurier entre.)
L’ARMURIER
Monseigneur, je jure sur mon âme!
BRACHIANO
Qu’on l’emmène! à la torture! Il y a des grands qui ont trempé dans tout ceci, et ils ne sont pas loin de moi.
VITTORIA
O mon bien-aimé seigneur, vous, empoisonné!
FLAMINEO
Ecartez la barrière. Tristes réjouissances. Appelez les médecins.
(Deux médecins entrent.) La peste soit de vous! nous avons céans déjà trop de votre science! Je crains qu’on n’ait également empoisonné les ambassadeurs.
BRACHIANO
Oh! je sois déjà fini! L’infection gagne déjà le cerveau et le coeur! O toi puissant coeur, il est de telles attaches entre toi et le monde qu’il vous répugne à tous deux de les rompre!
GIOVANNI
O mon père bien-aimé!
BRACHIANO
Eloignez cet enfant. Où est cette femme parfaite? Si j’a vais des mondes infinis à te donner, ce serait trop peu pour toi. Faut-il donc que je te laisse?
(Aux médecins.) Que dites-vous, vous autres, hiboux, le venin est-il mortel?
ler MÉDECIN
Tout à fait mortel.
BRACHIANO
Bourreau très savant et soudoyé, tu nous tues tous sans livre; mais votre art pour sauver vous fait aussi souvent défaut que les amis des grands quand ils en ont besoin! Moi qui ai donné la vie à des coquins, à de misérables assassins, ne puis-je donc prolonger ma propre vie d’une année seulement?
(a Vittoria.) Ne m’embrasse point, je t’empoisonnerais. Ce baume est un envoi du grand duc de Florence.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Messire, reprenez courage.
BRACHIANO
O toi, douce mort naturelle, tu es la soeur jumelle du très suave sommeil! On ne voit point de comète échevelée flamboyer lors de ton doux adieu; le triste hibou ne bat point de l’aile contre ta croisée; le loup rauque ne flaire point ton cadavre; la pitié enlinceule ton corps, tandis que l’horreur escorte la mort des princes.
VITTORIA
Je suis à tout jamais perdue!
BRACHIANO
Ah! l’affreuse chose que de mourir au milieu de ces hurlements de femmes!
(Entrent Lodovico et Gasparo déguisés en capucins.)
BRACHIANO
Qui sont ceux-là?
FLAMINEO
Des franciscains; ils ont apporté l’extrêmeonction.
BRACHIANO
Sous peine de mort, que nul ne me parle de mort! C’est un mot terrible infiniment. Retirons-nous dans notre chambre.
(Tous sortent sauf Francisco de Médicis et Flamineo.)
FLAMINEO
Ah! quelle solitude autour de l’agonie des princes! O châtiment! Eux qui ont dépeuplé des villes, brouillé à mort des amis, rendu de grandes demeures inhospitalieres, qu’ils cherchent leurs flatteurs à présent. Les flatteurs ne sont que les ombres des princes: le moidre nuage noir et ils s’évanouissent.
FRANCISCO DE MÉDICIS
On mène pourtant grand deuil autour de lui.
FLAMINEO
Ma foi oui, quelques heures l’eau salée va pleuvoir en abondance chez tous nos courtisans; mais, croyez-moi, la plupart d’entre eux ne font que pleurer sur la tombe de leur marâtre:
FRANCISCO DE MÉDICIS
Qu’entendez-vous par là?
FLAMINEO
Eh quoi, ils jouent la comédie: tout comme certains qui vivent à portée de la férule.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Allons, vous n’avez pas trop mal prospéré sous sa loi.
FLAMINEO
Ma foi, comme un loup dans le corps d’une femme enceinte; j’ai été nourri de volaille; quant à l’argent, j'avais, entendez-moi bien, aussi belle envie de le flouer que quinconque à la cour, mais je n’étais pas assez malin pour cela.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Que pensez-vous de lui, à parler franc?
FLAMINEO
Il était de ces hommes d’Etat qui aimeraient mieux compter le nombre de boulets de canon lancés contre une place, pour calculer ainsi leurs dépenses, que le nombre de leurs vaillants et dignes sujets qu’ils ont perdus devant.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Oh! parlez mieux de votre duc.
FLAMINEO
J’ai dit. Veux-tu apprendre un peu de mon expérience de cour? Blâmer les princes est dangereux, les trop vanter est un heffé mensonge.
(Lodovico rentre.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Comment va le duc?
LUDOVICO
Mal à mourir. Il est tombé dans un égarement étrange: il ne parle que de batailles, de monopoles, de levées d’impôts. Et puis, de là, il tombe en des divagations de fou. Son esprit s’attache à vint objets divers, dans un mélange confus de sagesse et de folie. Une fin si terrible peut enseigner à ceux qui portent trop orgueilleux panache, que si heureuse soit leur vie, leur mort n’en est pas plus belle. Il a conféré à votre seur toute la souveraineté de son duché, jusqu’à la majorité du prince.
FLAMINEO
Il reste encore dans ce malheur quelque chose de bon.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Le voici, regardez. La mort est déja sur son visage.
(Brachiano apparaît sur un lit; Vittoria, Gasparo et la suite.)
VITTORIA
O mon cher seigneur!
BRACHIANO
Arrière! vous m’avez trompé
(tous ces discours sont des formes de la folie et ceci doit apparaître dans le jeu de l’acteur.) Vous avez exporté de l’or de notre territoire, acheté et vendu les charges de l’Etat, opprimé les pauvres, ce à quoi je n'avais point songé. Rendez des comptes! je veux être dès ce jour mon propre intendant.
FLAMINEO
Seigneur, patience.
BRACHIANO
Qu’on me serve des cailles à souper.
FLAMINEO
Vous en aurez, messire.
BRACHIANO
Non, plutôt une friture de chien de mer; vos cailles se nourrissent de poison Ah! ce vieux chien-loup, ce retors, ce duc de Florence! Je renonce à la chasse pour devenir tueur de chiens. Parfait! je veux me mettre bien avec lui, car notez, monsieur, qu’un chien en fait toujours aboyer un autre. La paix! la paix! voici venir là-bas une belle canaille!
BRACHIANO
Eh bien là, en bonnet bleu et en culottes avec une grande braguette. Ah! ah! ah! voyez-vous comme sa braguette est hérissée d’épingles dont les têtes sont de perle. Ne le reconnaissez-vous pas?
FLAMINEO
Non, monseigneur.
BRACHIANO
Eh bien c’est le diable! Je le reconnais à la large rosette qu’il porte à son soulier pour cacher son pied fourchu. Je veux discuter avec lui; il a le don des langues.
VITTORIA
Monseigneur, il n’y a rien ici.
BRACHIANO
Rien! admirable! rien! quand j’ai besoin d’argent, notre trésor est vide, il n’y a rien; je ne veux pas qu’on en use ainsi avec moi.
VITTORIA
Du calme, monseigneur, ne vous tourmentez pas ainsi.
BRACHIANO
Voyez, voyez, Flamineo qui a tué son frère; le voilà qui danse sur la corde raide, un sac d’argent dans chaque main pour se tenir en équilibre, crainte de se rompre le col. Et voici un avocat, en robe soutachée de velours, qui le fixe, bouche bée, dans l’espoir que l’argent tombera. Comme le coquin fait des cabrioles! il faudrait que ce fût au bout de la hart. Et là, qui est cette femme?
FLAMlNEO
Vittoria, monseigneur.
BRACHIANO
Ah! ah! ah! ses cheveux sont tellement poudrés de poudre d’iris, qu’on croirait qu’elle à forniqué dans la farine du pétrin. Et celui-ci?
FLAMINEO
Un religieux, monseigneur.
(Brachiano semble approcher de sa fin. Lodovico et Gasparo, en habit de capucins, lui présentent sur son lit, un crucifix et un cierge.)
BRACHIANO
Il va être ivre; évitez-le; c’est d’affreux sermons, quand les gens d’église trébuchent dedans. Regardez donc, six rats gris, qui ont perdu leur queue; ils grimpent sur mon oreiller; qu’on appelle un preneur de rats! Je vais opérer un miracle, je vais délivrer la cour de toute sale vermine. Où est Flamineo?
FLAMINEO
(à part) Je n’aime guère qu’il me nomme si souvent, surtout sur son lit de mort; c’est signe que je ne vivrai pas longtemps. Voyez, sa fin est proche.
LODOVICO
Permettez-nous, je vous prie. Attende, domine Brachiane ...
FLAMINEO
Voyez, voyez, comme il ne quitte pas des yeux le crucifix.
VITTORIA
Oh! ne cessez de le tenir haut; il calme ses esprits égarés; et ses yeux se fondent en larmes.
LODOVICO
(Présentant le crucifix.) Domine Brachiane, solebas in bello tutus esse tuo clypeo: nunc hunc clypeum hosti tuo opponas infernali.
GASPARO
(Présentant le cierge.) Olim hasta valuisti in bello; nunc hanc sacram hastam vibrabis contra hostem animarum.
LODOVICO
Attende, domine Brachiane; si nunc quoque probas eaque acta sunt inter nos, flecte caput in dextrum.
GASPARO
Esto securus, domine Brachiane; cogita quantum habeas meritorum; denique memineris meam animam pro tua oppigneratam si quid esset periculi.
LODOVICO
Si nunc quoque probas ea quae acta sunt inter nos, flecte caput in loevum Il va passer; de grâce éloignez-vous tous, que nous puissions chuchoter à ses oreilles quelques méditations particulières, que notre ordre ne vous permet point d’entendre.
(La foule s’étant retirée, LODOVICO et GASPARO se découvrent.)
LODOVICO
Démon de Brachiano, tu es damné!
LODOVICO
Un esclave condamné et livré à la potence est ton seigneur et maître.
GASPARO
C’est la vérité, car toi tu es livré à Satan.
LODOVICO
Ah! manant! toi qu’on regardait comme un profond politique, passé maître en l’art d’empoisonner ...
GASPARO
Et qui en fait de conscience avais le crime ...
LODOVICO
Qui eusses voulu rompre le col de ton épouse au bas de l’escalier, avant qu’elle ne fût empoisonnée ...
GASPARO
Qui préparais scélératement des salades vénéneuses...
LODOVICO
Et de beaux sachets brodés et des parfums aussi mortels qu’une peste d’hiver.
LODOVICO
Et de la couperose...
GASPARO
Et du vif-argent...
LODOVlCO
Et autres drogues diaboliques d’apothicaire, que tu fondais dans le creuset de ton imagination infernale: m’entends-tu?
GASPARO
Voici le comte Lodovico!
LODOVICO
Et lui, Gasparo, et tu vas crever comme un vil coquin.
GASPARO
Et puer comme une charogne de chien tuméfiée.
LODOVICO
Et l’on t’oubliera avant ton oraison funèbre.
BRACHIANO
(dans un appel suprême) Vittoria, Vittoria!
LODOVICO
Ah! le monstre revient à lui! nous sommes perdus!
GASPARO
Etrangle-le en cachette!
(Vittoria rentre avec Francisco de Médicis, Flamineo et la suite.)
GASPARO
Eh quoi! voulez-vous le ranimer pom qu’il vive en des tourments redoublés: par charité, par charité chrétienne, éloignez-vous de cette chambre.
(Vittoria et sa suite se retirent.)
LODOVICO
Ah! vous voudriez jaser, Messire! Tenez, voici un noeud d’amour que vous envoie le duc de Florence!
(Il étrangle Brachiano.)
LODOVICO
La chandelle est morte. Aucune garde-malade au monde, eût-elle sept ans de pratique à l’hôpital des pestiférés, n’eût fait la chose plus élégamment.
(A haute voix) Mes seigneurs, il n’est plus.
(Vittoria et sa suite rentrent.)
VITTORIA
Malheur à moi! ce lieu est un enfer!
(Elle sort.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Comme elle semble accablée!
FLAMINEO
Ah! oui, ah! oui; si les femmes avaient dans les yeux des fleuves navigables, elles les déverseraient tous; certes, je m’étonne que la ville réclame plus de sources, alors que les femmes vendent l’eau si bon marché. Je vais te dire: elles ne sont que des spectres lunaires de douleur et d’effroi: il n’est rien qui tarisse plus vite que les larmes des femmes. Voilà ce que je récolte pour toute moisson; il ne m’a rien donné. Promesses de cour! Que les sages les tiennent pour maudites, car, dans ce jeu de la vie, c’est celui qui gagne le plus qui paie le plus mal.
FRANCISCO DE MÉDICIS
A coup sûr, ceci est l’oeuvre du duc de Florence.
FLAMINEO
Probablement. On les trouve rudes les coups qui viennent de la main, mais ceux qui viennent de la tête sont des coups mortels; oh! merveillenx tours d’un être machiavélique! Il ne vient pas, en grossier lourdaud, pour vous assommer à coups de poing; non, mon fin coquin, il vous fait mourir en vous chatouillant, vous mourez dans un éclat de rire, comme si vous aviez avalé une livre de safran. Vous voyez ce beau tour c’est exécuté en un clin d’oeil: pour enseigner l’honnêteté à la cour, c’est fait en une glissade.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Maintenant les gens ont toute licence de jaser, et de chanter ses vices sur tous les tons.
FLAMINEO
Misère des princes! Il leur faut subir la censure de leurs esclaves; être blâmés non seulement pour le mal qu’ils ont fait, mais pour n’avoir point fait tout ce que voulait tout le monde. Mieux vaudrait être batteur en grange! Mordieu! j’aimerais à m’entretenir encore avec ce duc.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Maintenant qu’il est mort?
FLAMINEO
Je n’ai pas l’art d’évoquer les esprits; mais si prières ou imprécations peuvent faire que je lui parle, quand même quarante diables l’escorteraient dans sa livrée de flammes, je lui parlerai et lui serrerai la main, en devrais-je être foudroyé.
(Il sort.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Admirable Lodovico! Eh bien, l’as-tu terrorisé à son dernier hoquet d’agonie?
LODOVICO
Oui et si longuement que le duc a failli nous faire peur à notre tour.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Comment cela?
LODOVICO
Vous le saurez plus tard.
(Zanche entre là-dessus.) Voici venir l’être diabolique qui va compléter le divertissement; qu’elle révèle donc ce secret qu’elle vous a promis quand elle s’amouracha de vous.
FRANCISCO DE MÉDICIS
(à Zanche) Je vous retrouve avec une joie passionnée dans ce monde de tristesse.
ZANCHE
Relevez donc la tête. Messire; à ces larmes de cour n’ajoutez point votre tribut de larmes; laissez pleurer ceux-là qui sont complices dans cette triste affaire. J’ai su, la nuit passée, dans un cauchemar, que quelque perfidie allait s’ensuivre: pourtant, à parler vrai, c’était de vous surtout qu’il s’agissait dans mon rêve.
LODOVICO
Va-t-elle donc se remettre à rêver?
FRANCISCO DE MÉDICIS
Oui, et puisque c’est la mode, je vais rêver avec elle.
ZANCHE
Il me semblait, Messire, que vous veniez à la dérobée me rejoindre en mon lit.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Le croiras-tu, ma mie? par cette clarté, je jure que mon rêve s’est égaré aussi sur toi: il m’a semblé que je te voyais nue.
ZANCHE
Fi. Messire! Comme je vous disais, il m’a paru que vous étiez couché à mes côtés.
FRANCISCO DE MÉDICIS
A moi de même; et de peur que tu ne prisses froid, je t’ai couverte de ce manteau irlandais.
ZANCHE
En vérité, j’ai rêvé que vous étiez un tantinet hardi avec moi; mais pour en venir au fait.
LODOVICO
Eh! eh! j’espère que vous n’allez pas y venir, ici, devant moi.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Ecoutez plutôt mon rêve jusqu’au bout.
ZANCHE
Eh bien parlez donc, Monsieur.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Quand j’ai jeté le manteau sur toi, tu t’es mise à rire comme une folle.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Et puis tu t’es écriée que les poils du manteau te chatouillaient.
LODOVICO
(bas à Francisco) Observez-la donc : elle minaude, elle rit comme l’eau de savon où se serait débarbouillé un charbonnier.
ZANCHE
Allons, Monsieur, la bonne fortune vous suit: je vous ai dit que je vous révèlerais un secret: Isabella, soeur du duc de Florence, à été empoisonnée par un portrait enfumé; et Camillo a eu le cou tordu par ce maudit Flamineo qui attribua ce malheur à un cheval de voltige.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Très étrange!
LODOVICO
Le nid de vipères se découvre.
ZANCHE
J’avoue avec tristesse que j’ai trempé dans cette noire action.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Tu étais dans leurs confidences?
ZANCHE
Justement: à cause de cela, par esprit de contrition, j’ai l’intention cette nuit de voler Vittoria.
LODOVICO
Admirable pénitence! c’est à cela que rêvent les usuriers quand ils s’endorment au sermon.
ZANCHE
Pour favoriser notre fuite, j’ai supplié qu’on m’autorisât à me retirer, jusqu’aux funérailles, chez une amie à la campagne: cette excuse facilitera notre évasion. En argent et bijoux, je puis au moins mettre à votre service cent mille couronnes.
FRANCISCO DE MÉDICIS
La noble fille!
LODOVICO
Ces couronnes, nous les partagerons.
ZANCHE
C’est une dot, ce me semble, qui ferait mentir ce proverbe roussi et blanchirait une Ethiopienne.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Certes. Pars vite.
ZANCHE
Tenez-vous pret pour notre fuite.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Une heure avant le jour.
(Zanche sort.) Etrange révélation! eh quoi! jusqu’ici nous ignorions dans quelles conditions l’un et l’autre sont morts.
(Zanche rentre.)
ZANCHE
Vous attendrez, vers minuit, dans la chapelle.
(Elle sort.)
FRANCISCO DE MÉDICIS
Là même.
LODOVICO
Eh bien! voilà notre acte qui se justifie.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Au diable la justice! En quoi lèse-t-il la justice? Maintenant, comme la perdrix nous purgeons notre mal avec du laurier; car la renommée couronnera notre entreprise et nous lavera de la honte.
(Ils sortent.)
QUATRIEME TABLEAU
Une salle dans un palais de Padoue.
FLAMINEO et GASPARO entrent par une porte; par une autre GIOVANNI escorté.
GASPARO
Voici le jeune duc; avez-vous jamais vu prince plus charmant?
FLAMINEO
J’ai connu le bâtard d’une pauvresse qui avait meilleure mine. Ceci en arrière de lui; mais devant lui, toutes ces comparaisons seraient odieuses. Bien sage fut ce paon de cour qui était grand favori et que certains pluviers du voisinage comparaient pour sa beauté à l’aigle royal; il protesta que l’aigle était un oiseau bien plus admirable que lui même, non point pour son plumage, mais à cause de ses larges serres: ses serres à lui pousseront avec le temps. Mon aimable seigneur!
GIOVANNI
Laissez-moi, Monsieur, je vous prie.
FLAMINEO
Votre grâce doit être heureuse : c’est moi qui ai sujet de me lamenter. Car, savez-vous ce que disait ce petit garçon monté en croupe derrière son père?
GIOVANNI
Eh bien, que disait-il?
FLAMINEO
"Quand vous serez mort, père, faisait-il, j’espère que j’aurai la selle pour moi." Oh! c’est une belle chose, pour un homme que d’être seul sur son cheval! On peut s’étirer à l’aise dans les étriers, regarder tout autour de soi et dominer toute l’étendue de l’hémisphère. Vous êtes désormais, Monseigneur, maître de la selle.
GIOVANNI
Méditez vos prières, Monsieur, et faites pénitence. Il vous siérait de resonger à ce qui se passa naguère; j’ai ouï-dire que le chagrin était fils aîné du péché.
(Il sort.)
FLAMINEO
Méditer mes prières! il me menace en termes religieux. Voilà déjà que je tombe en morceaux! Je n’ai cure cependant de mourir comme Anacharsis, pilé dans un mortier; et d’ailleurs cette mort conviendrait mieux à des usuriers; leur or et leur chair pilés ensemble, on ferait un coulis bien cordial pour le diable. Il a déjà le regard mauvais de son oncle a seize ans.
(Un courtisan entre.) Eh bien Messire, qui êtes-vous?
LE COURTISAN
Le bon plaisir du jeune duc, Monsieur, vous prie d’éviter la salle d’honneur et toutes salles où on lui rend hommage.
FLAMINEO
Le loup et le corbeau sont de jolis sots quand ils sont jeunes! Vous êtes chargé, Messire, de me tenir à l’écart?
LE COURTISAN
Telle est la volonté du duc.
FLAMINEO
En vérité, maître Courtisan, il n’est pas bon d’en venir aux extrêmes dans aucun ministère: supposez qu’une noble dame soit arrachée de son lit vers minuit pour être enfermée au Château St-Ange ou dans ce donjon que vous voyez, n’ayant rien sur le corps que sa chemise; ne serait-il pas cruel de la part de Messire le geôlier de prétendre réclamer encore sa dernière vêture, de la lui tirer par dessus la tête et les oreilles et de la laisser en prison toute nue?
LE COURTISAN
Excellent! vous êtes facétieux.
(Il sort.)
FLAMINEO
Me boute-t-il hors la cour? un tison enflammé jette plus de fumée hors de la cheminée que dedans. J’en enfumerai quelques-uns.
(Francisco de Médicis entre.)
FLAMINEO
Eh bien? te voilà tout triste.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Je viens de voir. tout à l’heure, le spectacle le plus navrant.
FLAMINEO
Tu en vois un autre ici : un malheureux courtisan évincé.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Votre mère vénérable est devenue une vieille femme en deux heures. J’étais là quand on mettait au linceul le corps de Marcello. Et il monte une mélopée si solennelle de chants funèbres, de larmes et d’élégies dolentes ainsi nos vieilles aïeules à la veillée des morts avaient coutume de consumer les nuits que, vous pouvez m’en croire, je n’y voyais plus pour sortir de la chambre, tellement mes yeux étaient noyés d’eau.
FLAMINEO
Je veux aller voir.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Ce serait peu charitable de votre part; car votre vue ne ferait qu’augmenter leurs larmes.
FLAMINEO
Je veux les voir; ils sont derrière ce rideau; je veux assister à ces hurlements de femmes superstitieuses.
(Le rideau tiré révele Cornelia, Zanche et trois autres dames ensevelissant le corps de Marcello. Chant de deuil.)
CORNELIA
Ce romarin est flétri; de grâce, cherchez m’en du plus frais. Je désire que ces plantes croissent encore dans sa tombe quand je ne serai plus que poussière. Atteignez-moi ces lauriers, j’en tresserai une guirlande autour de sa tête; elle protègera mon enfant de la foudre. Ce drap, voilà vingt ans que je le garde, et chaque jour je l’ai sanctifié de mes prières. Je n’aurais pas cru qu’on dût l’en revêtir ...
ZANCHE
Regardez donc, vous qui êtes là-bas.
CORNELIA
Oh! apportez-moi ces fleurs!
ZANCHE
Cette noble dame est folle.
UNE DAME
Las! sa douleur l’à fait tomber en enfance.
CORNELIA
Vous êtes les bienvenus. Voici pour vous du romarin.
(A Flamineo) et pour vous de la rue amère; des pensées pour vous. Faites en cas, je vous prie; j’en ai gardé davantage pour moi.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Madame, le reconnaissez-vous?
CORNELIA
(à Flamineo) Vous êtes, je crois comprendre, le fossoyeur.
CORNELIA
Me crois-tu si folle? Voici sa main toute blanche; peut-on laver le sang si vite? Voyons-la. Quand les chats-huants ululent au haut des cheminées, et que l’étrange grillon chante dans le four et sautille, quand des taches jaunes sur vos mains apparaissent, soyez sûrs que d’un mort vous entendrez parler. Arrière, comme cette main est tachetée!... Bien sûr, il à touché un crapaud! L’eau de primevère est bonne pour la mémoire; de grâce, achetez m’en trois onces.
FLAMINEO
Je voudrais bien être loin d’ici ...
CORNELIA
Entendez-vous, Monsieur? Je vais vous dire un vieil air que ma grand’mère avait coutume, en entendant le glas des cloches, de chanter sur son luth.
FLAMINEO
Dites; si cela vous plaît, dites-le.
CORNELIA
(avec un air d’égarement.)
"Appelez Robin le rouge-gorge et le roitelet,
Puisqu’ils voltigent sur les bois sombres,
Et de feuillages et de fleurs recouvrent
Les corps abandonnés des inensevelis.
5
Appelez à ses funérailles
La fourmi, la musaraigne et la taupe
Pour lui élever des tertres qui le tiendront au chaud
Et le défendront de tout mal (alors qu’on pille les riches tombes)
Qu’ils éloignent le loup, ennemi des hommes,
10
Puisque de ces griffes il déterre les morts ... "
Ils n’ont pas voulu l’enterrer, parce qu’il est mort dans une querelle, mais à cela je répondrai: "Que la Sainte-Eglise le reçoive dûment, puisqu’il acquitta la dime fidèlement." Sa richesse là voila, et voilà tout son bien, voilà la part des pauvres, les grands n’ont pas davantage -Maintenant qu’on a tout vendu, nous pouvons fermer boutique. La bénédiction du Ciel soit sur vous, bonnes gens!
(Cornelia, Zanche et lel James s’en vont.)
FLAMINEO
Je sens en moi quelque chose d’étrange, à quoi je ne saurais donner de nom, à moins que ce ne soit de la compassion. De grâce, laissez-moi.
(Francisco de Médicis sort.) Ce soir, je connaîtrai le fin mot de mon destin; je veux être fixé sur ce que ma soeur qui est riche pense m’accorder pour mes services. J’ai mal vécu, en libertin, comme d’aucuns qui vivent à la cour, et parfois quand mon visage n’était que sourires, j’ai senti tout un trouble de conscience en ma poitrine. Sous des robes fastueuses et honorées on à souvent connu de ces tortures: Nous croyons que les oiseaux en cage chantent, alors qu’en vérité ils pleurent ...
(Entre le fantôme de Brachiano en casaque et culottes de cuir, bottes et capuchon; il tient à la main un pot de fleurs de lys, avec un crâne au milieu des fleurs.)
FLAMINEO
Ah ! je puis t’affronter; approche, encore; quelle dérision la mort a fait de toi! Tu parais triste. En quel lieu es-tu? Au balcon étoilé ou dans la geôle des damnés? Non? tu ne parles pas? De grâce, Messire, ôtez-moi d’un doute, en quelle religion vaut-il mieux mourir pour un homme? Ou sauriez-vous me répondre combien de temps il me reste à vivre? Car voilà la question qui importe le plus. Pas de réponse? Ressemblez-vous toujours à ces grands seignems qui se promènent de-ci de-là comme des ombres et sans but? Dites...
(Le fantôme jette de la terre sur lui, et lui montre le crâne.) Qu’est-ce cela? Fatal augure! Il jette de la terre sur moi! Une tête de mort sous des fleurs! De grâce, parlez, Seigneur! Nos gens d’Eglise, en ltalie, nous font croire que les morts conversent avec leurs familiers, s’allongent souvent à côté d’eux dans leur couche et partagent leurs repas.
( Le spectre disparaît.) Il est parti, et voyez le crâne et la terre se sont évanouis aussi. Voici qui dépasse l’hypocondrie. Je vais oser braver mon destin. Allons de suite chez ma soeur, raconter ces choses horribles: la disgrâce où m’a jeté le prince, puis le spectacle navrant de mon frère mort, et les divagations de ma mère et finalement cette apparition terrifiante: tout cela peut changer, devenir meilleur grâce à une générosité de Vittoria, sinon je baignerai cette lame de son sang.
(Il sort.)
CINQUIEME TABLEAU
Une rue à Padoue.
FRANCISCO DE MÉDICIS, LODOVICO ET HORTENSIO.
LODOVICO
Monseigneur, sur mon âme, vous n’irez pas plus loin; vous vous êtes déjà absurdement exposé et engagé trop avant dans cette affaire. Pour ma part, j’ai payé toutes mes dettes; aussi, s’il m’arrivait de tomber, mes créanciers ne tomberont pas avec moi, et je jure de m’acquitter envers cette assemblée de braves, jusqu’au plus humble de notre suite. Monseigneur, quittez cette cité, ou je renonce à cette oeuvre de mort.
FRANCISCO DE MÉDICIS
Adieu donc, Lodovico; si tu péris dans cette action glorieuse, j’élèverai à ta mémoire un monument qui, même parmi les cendres de la mort, gardera ton nom vivant.
(Il sort.)
HORTENSIO
Il y a quelque noire action en marche. Je vais incontinent descendre à la citadelle et mettre des gens sur pied. Ces violentes factions de cour dont rien ne saurait arrêter l’élan, dans leur course folle cassent souvent le cou à plus d’un cavalier.
(Il sort.)
SIXIEME TABLEAU
Une salle dans la demeure de Vittoria.
VITTORIA, un livre à la main et ZANCHE; FLAMINEO les suit.
FLAMINEO
Eh quoi, êtes-vous à vos prières? lnterrompez-les donc.
VITTORIA
Qu’y a-t-il, rufian?
FLAMINEO
Je viens à vous pour des affaires de ce monde. Seyez-vous donc -
(à Zanche) Mais non, restez, mauricaude vous pouvez entendre celà; les portes sont assez bien closes.
VITTORIA
Ah! êtes vous ivre?
FLAMINEO
Oui, oui, pour avoir bu de l’absinthe amère: vous en goûterez tout à l’heure.
VITTORIA
Que projette cette furie!
FLAMINEO
Vous êtes légataire universelle de monseigneur et je réclame salaire pour mes longs services.
FLAMINEO
Allons, voici donc plume et encre, stipulez le don que vous me voulez faire.
VITTORIA
(elle écrit.) Voilà
FLAMINEO
Ah! déjà fini? l’acte de cession n’est pas long?
VITTORIA
Je vais vous le lire: "Je te lègue cette part d’héritage, et non d’autre, sous laquelle gémissait Caïn quand il eut tué son frere."
FLAMINEO
Excellent brevet de cour pour permettre d’aller mendier.
VITTORIA
Vous êtes un monstre.
FLAMINEO
En est-on venu là? On dit que la frayeur guérit les fièvres; un démon habite en toi: je vais tâcher de l’exorciser par la peur. Non, non, reste assise: monseigneur m’a légué malgré tout deux écrins de bijoux qui me permettront de dédaigner tes largesses: tu vas les voir
(Il sort.)
VITTORIA
Assurément il à perdu l’esprit.
ZANCHE
Oh! c’est un désespéré! pour notre sauvegarde, parlez lui plus courtoisement.
(Flamineo rentre avec deux boites de pistolets.)
FLAMINEO
Voyez, ceci vaut bien mieux pour tirer un homme d’embarras mortel que tout votre trésor de joyaux.
VITTORIA
Pourtant il me semble que ces pierres n’ont guère d’éclat, elles sont mal serties.
FLAMINEO
J’en vais tourner la facette qu’il faut vers vous; vous verrez alors combien elles jettent de feux.
VITTORIA
Détourne de moi cette horreur! Que réclames-tu? Que veux-tu que je fasse? Tout ce que j’ai n’est-il pas à toi? Est-ce que j’ai des enfants?
FLAMINEO
De grâce, honnête dame, ne me tourmentez plus des vaines affaires de ce monde. Dites vos prières: j’ai fait un voeu à mon défunt seigneur, que ni vous ni moi nous ne lui survivrions plus de quatre heures.
VITTORIA
A-t-il enjoint ceci?
FLAMINEO
Oui, certes; et ce fut par jalousie mortelle qu’il m’a dicté ce serment, pour que nul ne jouisse de toi après lui; quant à ma mort je l’avais proposée de bon gré, sachant que si lui, ce puissant duc, ne pouvait être en sûreté dans sa propre cour, nous n’avions plus rien, nous autres à espérer?
VITTORIA
C’est là un accès de mélancolie et de désespoir.
FLAMINEO
Assez! Bien folle tu es de croire que les politiques qui tuent d’ordinaire les effets des outrages, en vont laisser survivre les causes. lrons nous gémir dans les fers ou serons nous portés comme des paquets de honte à l’échafaud en public? Voici ma ferme résolution: je ne veux point vivre à la merci d’aucun, ni mourir sur l’ordre de quiconque.
VITTORIA
Voulez-vous m’écouter?
FLAMINEO
Ma vie a rendu service à d’autres, ma mort me rendra service à moi-même. Préparez-vous.
VITTORIA
Vous êtes donc résolu à mourir?
FLAMINEO
Avec autant de volupté que jadis mon père me procréa.
VITTORIA
Les portes sont-elles closes?
VITTORIA
Etes-vous devenu athée? Voulez-vous donc que votre corps, ce noble palais de l’âme, devienne l’abattoir où l’on égorge l’âme? O le démon damné qui nous offre tous les autres péchés sous trois couches de sucre candi, et le désespoir enduit de fiel et d’antimoine! Pourtant nous l’avalons jusqu’à la lie.
(à part à Zanche) Appelle au secours! Ce Satan veut nous faire abandonner la demeure de l’homme, le monde, pour tomber au gouffre créé pour les démons, les ténèbres étcrnelles!
ZANCHE
Au secours! au secours!
FLAMINEO
Je te vais boucher le gosier avec des prunes d’hiver.
VITTORIA
De grâce, souviens-toi qu’il en est maintenant des millions dans les tombes qui, au jour dernier, comme des mandragores se lèveront en poussant des cris.
FLAMINEO
Laissez ce caquetage, ce sont là des lamentations de rhétorique et des arguments de femme; cela m’émeut comme d’aucuns en chaire émeuvent leur auditoire plus par leurs éclats de voix que par leur bon sens ou leur saine doctrine.
ZANCHE
(bas à Vittoria.) Bonne madame, feignez de consentir; persuadez le seulement de nous guider sur la route de la mort; qu’il meure le premier!
VITTORIA
C’est bien.
(haut) Je comprends que se tuer est comme une drogue qu’il faut prendre par pilules. qu’il ne faut pas mâcher, mais avaler vite. Autrement, la cuisson de la plaie ou la faiblesse de la main, pourraient tripler les affres de la souffrance.
FLAMINEO
J’ai toujours estimé que c’est une vie bien misérable que celle qui n’est point capable de mourir.
VITTORIA
Oui. mais l’humaine fragilité! Cependant je suis décidée; adieu, mes douleurs! Vois, Brachiano, moi qui durant ta vie faisais un autel ardent de mon coeur en sacrifice d’amour, je suis aujourd’hui prête à te sacrifier mon coeur et le reste - Adieu, Zanche!
ZANCHE
Quoi, madame, pensez-vous que je vous survive, sourtout quand le meilleur de moi, mon Flamineo, doit partir pour le même grand voyage?
FLAMINEO
O bien-aimée Mauresque.
ZANCHE
(à Flamineo) Par mon amour que je vous en supplie du moins: puisqu’il faut que l’un de nous se fasse violence, que vous ou moi nous goûtions à la mort avant elle, pour lui enseigner à mourir.
FLAMINEO
Noble conseil que tu me donnes: prends donc ces pistolets puisque ma main est déjà tachée de sang; et de ces deux-ci tu viseras ma poitrine, l’autre vous l’appuierez sur la vôtre, et ainsi nous mourrons avec une joie égale, mais jurez d’abord de ne point me survivre.
VITTORIA ET ZANCHE
Solennellement devant Dieu!
FLAMINEO
Alors voici la fin de moi; adieu clarté du jour! et toi, science méprisable des médecins qui absorbes l’homme en de si longues études pour épargner une vie si brève, je prends congé de toi! Voici deux ventouses
(montrant ses pistolets) qui vont me tirer du corps mon mauvais sang. Etes-vous prêtes?
VITTORIA ET ZANCHE
Nous sommes prêtes.
FLAMINEO
(Les femmes tirent; Flamineo tombe et elles se ruent sur lui et le piétinent.) Où vais-je m’en aller, à présent? O Lucien, ton purgatoire comique! Vais-je retrouver Alexandre le Grand rapetassant les souliers, Pompée aiguisant des ferrets et jules César en train de faire des boutons de crin! Hannibal qui vend du cirage, et Auguste qui crie de l’ail! Charlemagne vendant des lisières à la douzaine et le roi Pépin criant des pommes dans une carriole à un cheval. Si je dois me dissoudre, devenir feu, terre, l’air ou l’eau ou les quatre éléments ensemble, je ne sais et n’en ai cure . Tirez, tirez donc, de toutes les morts la mort violente est la plus douce; elle nous dérobe à nous-mêmes si vite, que la douleur à peine sentie s’évanouit.
VITTORIA
Quoi, êtes-vous tombé mort?
FLAMINEO
Je me mêle déjà à la terre: sur votre honneur, accomplissez la promesse jurée et suivez moi vaillamment.
VITTORIA
Ou çà, en enfer?
ZANCHE
A la damnation trop certaine!
VITTORIA
O démon le plus maudit de tous!
VITTORIA
A ton propre piège. Je piétine sur la flamme qui voulait me détruire.
FLAMINEO
Veux-tu donc te parjurer? Quel serment solennel c’était de jurer par le Styx, puisque les dieux n’osaient le prononcer ni jamais le violer! Ah! que n’avons nous un tel serment à dicter, aussi inviolable en nos cours de justice!
VITTORIA
Pense au gouffre où tu vas.
ZANCHE
Et souviens toi des infamies que tu as commises.
VITTORIA
Ta mort fera de moi une étoile flamboyante et funeste; lève les yeux et tremble.
FLAMINEO
Ah! je suis pris au collet!
VITTORIA
Tu vois que le renard rentre mainte fois bredouille; en voilà la preuve.
FLAMINEO
Tué par un couple de chiennes.
VITTORIA
Peut-on faire plus belle offrande aux furies de l’enfer que l’homme en qui elles régnaient quand il était vivant.
FLAMlNEO
Oh! la route est sombre, affreuse! Je ne vois plus rien; personne ne m’accompagnera-t-il?.
VITTORIA
Si, tes crimes sont tes avant-coureurs qui raviront de la flamme à l’enfer, pour t’éclairer jusque là.
FLAMlNEO
Oh! je sens la suie, abominable puanteur! La cheminée est en feu; mon foie est tout bouilli comme un holly-bread écossais; j’ai un plombier qui me met des tuyaux dans le ventre et ça me brûle! Tu veux donc me survivre?
ZANCHE
Oui, et t’empaler; car on laissera croire que tu t’es fait violence à toi-même.
FLAMlNEO
O monstres de ruse! maintenant j’ai mis votre affection a l’épreuve et tourné tous vos artífices. Je ne suis pas blessé
(il se dresse) les pistolets n’étaient pas chargés à balle; c’était une ruse pour éprouver votre tendresse et je suis vivant pour châtier votre ingratitude. Je savais qu’un jour ou autre, vous trouveriez le moyen de me passer une potion puissante o vous hommes gisant sur votre lit de mort, poursuivis par les gémissements d’épouses, ne vous fiez pas à elles; elles se remarieront devant que les vers aient troué votre linceul et que l’araignée ait tendu sa toile mince sur votre épitaphe!- Comme vous savez tirer! vous exercez-vous au parc d’artillerie? Fiez vous à une femme, non jamais! que Brachiano me serve d’exemple! Nous livrons nos âmes en gage à Satan pour un peu de plaisir, et c’est une femme qui dresse l’acte de vente! Faut-il qu’un homme aille se marier! Pour une Hypermnestre qui sauva son seigneur et maître , quarante neuf de ses soeurs ont coupé la gorge à leur époux en une seule nuit; c’était tout un banc de vertueuses sangsues! Mais voici deux autres instruments.
(montrant deux autres pistolets)
(Lodovico, Gasparo, et Carlo entrent.)
VITTORIA
Au secours! au secours!
FLAMINEO
Quel est ce fracas! ah! ah! on a de fausses clés à la cour.
LODOVICO
C’est une mascarade que nous vous préparons.
FLAMINEO
Un ballet de Matassins, à en juger par vos épées tirées. Voilà nos gens d’église transformés en gens de fête.
CARLO
lsabella! lsabella!
LODOVICO
(Ils se font reconnaître.) Nous reconnaissez vous maintenant?
FLAMINEO
Lodovico et Gasparo!
LODOVICO
Oui, et ce Maure à qui le duc accorda pension, c’était le grand duc de Florence!
VITTORIA
Ah! nous sommes perdues!
FLAMINEO
Il ne faut pas m’enlever le droit de faire justice: oh! laissez moi la tuer! - ou bien je vais me tailler un chemin à travers vos cottes de mailles
(on s’empare de lui.) Le Destin est un épagneul, on ne saurait le chasser, même avec des coups. Quoi faire maintenant? Que tous ceux qui font le mal voient cet exemple. L’homme peut prévoir sa destinée, mais ne saurait la prévenir; et de tous les axiomes, celui-ci remporte la palme: mieux vaut avoir la chance que la sagesse.
GASPARO
Qu’on l’attache à ce pilier.
VITTORIA
Soyez généreux, ayez pitié! J’ai vu un merle se réfugier dans le sein d’un homme, plutôt que de subir l’étreinte de l’épervier farouche.
GASPARO
Votre espérance vous abuse.
VITTORIA
Si le duc de Florence est dans ce palais, je voudrais que ce fût lui qui me tuât.
GASPARO
Folle! Les princes distribuent des récompenses de leurs propres mains, mais la mort ou le châtiment par la main des autres.
LODOVICO
(à Flamineo) Coquin! tu m’as frappé jadis, je te vais frapper à mon tour et en plein coeur.
FLAMINEO
Tu agiras en bourreau, en lâche bourreau, non en brave, car tu sais bien que je ne puis te rendre tes coups.
FLAMINEO
Veux-tu donc que je meure comme je suis né, en pleurnichant?
GASPARO
Recommandez vous à Dieu.
FLAMINEO
Non, je lui porterai moi-même mes recomandations.
LODOVICO
Oh! si je pouvais te tuer quarante fois par jour et cela quatre ans de suite, ce serait trop peu encore! Rien ne me chagrine tant que de vous voir si peu nombreux pour rassasier la grande faim de ma vengeance. A quoi penses-tu?
FLAMINEO
A rien, non, à rien: laisse donc ces questions oiseuses. Je suis en train de méditer un long silence; bavarder serait vain. Je ne me souviens de rien; il n’est rien qui soit pour l’homme plus infinie torture que ses propres pensées.
LODOVICO
Et toi, glorieuse catin, si je pouvais séparer ton souffle de cet air pur, quand il s’exhalera de ton corps, je l’aspirerais pour le rejeter sur du fumier!
VITTORIA
Toi, mon bourreau! Il me semble que tu n’as pas l’air assez hideux, tu as trop bonne figure pour un bourreau; si tu l’es, remplis ta charge dans les dues formes: tombe à genoux et demande pardon.
LODOVICO
Ah! tu as été un prodigieux météore, mais je vais retrancher la queue de ta comète; tuez pour commencer cette Mauresque.
VITTORIA
Vous ne la tuerez pas la première; voici mon sein; je veux qu’on m’escorte jusque dans la mort: ma servante ne passera jamais devant moi.
VITTORIA
Oui, j’accueillerai la mort comme les princes accueillent les puissants ambassadeurs; j’irai à mi-chemin à la rencontre de ton épée.
LODOVICO
Non, tu trembles, il me semble que de terreur tu vas te dissoudre, t’évanouir dans l’espace.
VITTORIA
Oh! tu te trompes, je suis une femme trop forte; l’idée de la mort ne saurait me tuer; je te le dis en vérité, en mourant je ne verserai pas une larme de lâcheté; ou si je pâlis, ce sera le sang, non le coeur, qui me fera défaut.
CARLO
(à Zanche) Je me charge de toi, noire furie.
ZANCHE
J’ai le sang aussi rouge que votre sang à vous tous; en veux-tu boire? c’est bon pour ceux qui tombent de haut mal. Je suis fière que la mort ne puisse me changer le teint, car jamais je n’aurai l’air blême.
LODOVICO
Frappez, frappez les tous en même temps!
(Ils poignardent Vittoria, Zanche et Flamineo.)
VITTORIA
Voilà un coup très brave; au prochain, assassine donc un enfant qu’on allaite et tu te couvriras de gloire.
FLAMINEO
Oh! quelle est cette lame? Vient-elle de Tolède? où est-ce un renard anglais? J’ai toujours cru q’un coutelier distinguerait mieux qu’un médecin la cause de ma mort. Fouille plus profond ma plaie, sonde la avec l’acier qui l’a faite.
VITTORIA
Oh! mon plus grand crime était dans mon sang, et c’est mon sang qui l’expie.
FLAMINEO
Tu es une noble soeur et je t’aime à présent. Si la femme enfante l’homme, elle doit lui enseigner à être un homme. Adieu! Sache que mainte femme glorieuse pour sa mâle vertu, fut vicieuse; mais un plus heureux silence les a servies. Elle est sans taches, celle qui à l’art de les cacher.
VITTORIA
Mon âme, tel qu’un vaisseau en une sombre tempête, court à la dérive, je ne sais où...
FLAMINEO
Alors, jette l’ancre! La prospérité ensorcèle les hommes par des semblants de sécurité: mais les mers rient de leur écume blanche quand les écueils sont proches. Nous cessons de souffrir, d’être les jouets de la fortune, bien plus, nous cessons de mourir, en mourant.
(à l’une des femmes) Es-tu déjà finie?
(à l’autre) et toi, es-tu si près de la fin? Légende mensongère qui prétend que les femmes rivalisent avec les neuf Muses et ont la vie aussi tenace. Je ne considère ni ceux qui m’ont précédé, ni ceux qui me suivront; non, c’est par moi que je veux commencer et finir. Quand nous levons les yeux vers le ciel, notre science s’égare dans une confusion -Oh! un brouillard m’enveloppe.
VITTORIA
Bienheureux ceux qui n’ont jamais vu les cours et n’ont connu les grands que par ouï-dire
(Elle meurt).
FLAMINEO
Je jette encore une lueur comme un flambeau consumé, pour m’éteindre aussitôt. Que tous ceux de la suite des grands se souviennent de la croyance des bonnes femmes: elles font comme les lions de la Tour, au jour de la Chandeleur, elles se lamentent si le soleil brille, dans la crainte d’une fin terrible d’hiver. Heureux encore de trouver quelque douceur dans ma mort, car ma vie fut un sombre charnier. J’ai attrapé un rhume éternel et j’ai perdu la voix incurablement. Adieu, glorieuses canailles! ce métier, fébrile de la vie semble infiniment vain, puisque le repos engendre le repos, tandis que les hommes cherchent la souffrance par la souffrance. Que les bruyants et vains carillons ne sonnent point mon glas funèbre; retentis, tonnerre, roule haut et fort pour mon adieu.
(Il meurt.)
L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
(à la cantonade) Par ici! par ici! Enfoncez les portes! par ici!
LODOVICO
Ah! sommes nous trahis? Eh bien, mourons tous ensemble avec courage; après avoir achevé cette oeuvre très noble, déjouons le pire destin et ne craignons point de voir couler notre sang.
(Les Ambassadeurs et Giovanni entrent.)
L’AMBASSADEUR D’ANGLETERRE
Ecartez le prince; tirez dessus, feu!
(Ils tirent et Lodovico tombe.)
LODOVICO
Oh! je sois blessé, j’ai peur d’être saisi.
GIOVANNI
Misérables sanguinaires, qui vous autorisa à commettre ce massacre?
LODOVICO
Oui, ton oncle, qui est une part de toi, nous l’a commandé. Tu me reconnais, j’en suis sûr: je suis le comte Lodovico; el ton oncle très illustre, sous un déguisement, était hier soir dans ton palais.
CARLO
Oui, ce Maure que ton père avait choisi comme gentilhomme pensionnaire.
GIOVANNI
Et il est devenu son assassin! Emmenez les en prison, à la torture! Tous ceux qui ont trempé dans ceci tâteront de notre justice, aussi vrai que j’espère le ciel!
LODOVICO
Je me glorifie cependant de cet acte, mon oeuvre. Pour moi, le chevalet, le gibet et la roue de torture me seront doux comme un profond sommeil; ce sera là mon repos, c’est moi qui ai peint cet effet de nuit: c’est mon chef d’oeuvre.
GIOVANNI
Emportez ces corps
(Aux ambassadeurs) Voyez, mes honorés seigneurs, ce que vous devrez tirer de leur châtiment: que les criminels se souviennent que leurs noirs forfaits s’appuient sur des béquilles faites de roseaux fragiles...