SCENE I.
((La Cour))
(Entrent Hieronimo et Belle-lmpéria.)
BELLE-IMPÉRIA
C'est donc là l'amour que tu avais pour Horatio ? C'est donc là la tendresse que tu simulais ? Voilà donc les fruits de tes larmes éternelles ? Hieronimo, sont-ce là tes emportements, tes protestations, les lamentations profondes dont tu avais coutume de lasser les hommes ? O père cruel ! O monde trompeur ! Comment t'excuseras-tu de te révéler ainsi ? Quels déshonneurs et quelles haines ne vas-tu pas attirer sur toi d'oublier de la sorte la perte de celui qui d'après mes lettres et d'après ta propre conviction, a été assassiné sans motif. — Hieronimo ! Quelle honte ! Ne donne pas aux âges futurs dans l'histoire l'exemple d'une telle ingratitude envers ton fils. — Malheureuses mères de tels enfants, — mais pères monstrueux qui oublient si promptement la mort de ceux qu'à grands frais et grands soucis ils ont élevés et que sans plus de soucis ils perdent ensuite. — Moi-même, une étrangère par comparaison, j'aimais à ce point sa vie, que je persiste à souhaiter leur mort. Et sa mort ne sera pas par moi laissée sans vengeance, bien que pour le monde je patiente. — Mais je le jure ici, à la face du ciel et de la terre, si tu oublies cet amour auquel tu devais rester fidèle, si tu l'abandonnes et renonces à tes desseins, moi-même je précipiterai dans les enfers les âmes abhorrées de ceux qui ont perpétré sa perte dans une mort horrible.
HIERONIMO
Se peut-il que Belle-Impéria aspire vraiment à une vengeance comme celle qu'elle a daigné décrire ? — S'il en est ainsi, je vois bien que le ciel approuve notre dessein et que tous les saints qui siègent au Paradis réclament une expiation pour ces meurtriers maudits. C'est la vérité, Madame, je le reconnais à présent, j'ai trouvé une lettre écrite sous votre nom et cette lettre disait comment Horatio est mort. — Pardon !... Oh pardonnez-moi, Belle-Impéria mes craintes et mes soucis quand je n'osais pas y ajouter foi. — Mais ne croyez pas que je sois veule et que je cherche un moyen d'en finir en laissant sa mort sans vengeance aucune. — Je le promets ici, si vous voulez y consentir et tenir ma résolution secrète, avant peu, je les ferai mourir, ceux qui sans raison ont assassiné mon fils.
BELLE-IMPÉRIA
Hieronimo, je consens; je dissimulerai et je veux, en tout ce qui peut servir ton dessein, me joindre à toi pour venger la mort d'Horatio.
HIERONIMO
Eh bien donc, quelle que soit la voie à suivre, je vous en supplie, prêtez-vous à ce que j'arrangerai; déjà le complot est formé dans ma tête... Mais les voici.
(Entrent Balthazar et Lorenzo.)
BALTHAZAR
Eh quoi ! Hieronimo, vous faites la cour à Belle-Impéria ?
HIERONIMO
Oui, Monseigneur, et une cour telle, je vous l'assure, qu'elle dispose de mon coeur; seulement, c'est vous Monseigneur, qui disposez du sien.
LORENZO
C'est maintenant ou jamais, Hieronimo, que nous aurons besoin de votre aide.
HIERONIMO
Mon aide ! Eh ! mes bons seigneurs disposez de moi. Vous m'avez donné de bonnes raisons pour cela... oui, par ma foi, c'est bien le cas.
BALTHAZAR
Vous avez bien voulu, lors de la fête offerte à l'Ambassadeur, faire au roi l'agréable surprise d'un spectacle; si maintenant votre magasin était assez bien fourni pour vous permettre de faire la même chose à l'intention de mon père pendant les divertissements de la nuit prochaine, ou de donner quelque jolie représentation du même genre, je vous assure que tout le monde en serait fort satisfait.
LORENZO
[N]
X
Nota del editor digital"LORENZO"
«Dans la pièce originelle anglaise le personage qui intervient est Balthazar, non Lorenzo.»
Oui, c'est tout.
HIERONIMO
Eh bien alors, nous arrangerons cela; n'en dites pas davantage. — Quand j'étais jeune, je consacrais mon intelligence et mes efforts à d'inutiles poésies; elles ne rapportaient rien à leur auteur, mais plaisaient extraordinairement à tout le monde.
HIERONIMO
Ma foi, mon bon Seigneur, voici:... —je crois cependant que vous êtes trop vif pour nous —...Quand je vivais à Tolède où je faisais des études, il m'arriva par hasard d'écrire une tragédie. Voyez Messeigneurs, après l'avoir longtemps oubliée, je l'ai retrouvée l'autre jour. —
(Il montre un livre.) Vos Seigneuries me feraient une grande faveur en consentant à la jouer; je veux dire, si tous les deux vous consentiez à y jouer un rôle. Vous pouvez être certains que ce serait tout à fait remarquable et merveilleusement agréable à la société.
BALTHAZAR
Comment, vous voulez nous faire jouer une tragédie ?
HIERONIMO
Hé ! Néron ne pensait pas que ce fût déroger; des rois et des empereurs ont pris grand plaisir à mettre à l'épreuve leur esprit dans des pièces.
LORENZO
Ne vous fâchez pas, mon bon Hieronimo. Le prince posait seulement une question.
BALTHAZAR
En vérité, Hieronimo, si vous parlez sérieusement, je prendrai un des rôles.
LORENZO
Et moi, un autre.
HIERONIMO
Et maintenant, mon bon Seigneur, ne pourriez-vous demander à votre soeur Belle-Impéria, d'en remplir un elle aussi ? Qu'est-ce qu'une pièce sans rôle de femme ?
BELLE-IMPÉRIA
Il ne faudra pas beaucoup d'instances, Hieronimo, je tiens absolument à prendre part à votre représentation.
HIERONIMO
Alors c'est parfait. Il faut que je vous dise, Messeigneurs, que la pièce était destinée à être jouée par des gentilshommes et des lettrés, des gens qui savaient ce que c'est que parler.
BALTHAZAR
Elle sera jouée cette fois par des princes et des gens de Cour. — Des gens qui savent comment il faut parler.
Voulez-vous selon la coutume du pays, nous faire connaître l'argument ?
HIERONIMO
Je vais le faire en gros. Dans les chroniques d'Espagne, il est écrit ceci au sujet d'un chevalier de Rhodes: il avait été longtemps fiancé à une certaine Perseda, une dame italienne, qu'il avait épousée enfin. La beauté de cette dame ravissait tous ceux qui la voyaient. Elle toucha particulièrement l'âme de Soliman qui lors du mariage avait été le principal invité. Par divers moyens, Soliman chercha à gagner l'amour de Perseda, mais il n'y put parvenir. Alors, il commença à faire la confidence de sa passion à un ami, un de ses pachas, qu'il aimait beaucoup. Le pacha la sollicita longtemps et vit enfin qu'il n'y avait moyen de l'obtenir que par la mort de son époux le chevalier de Rhodes, — et traîtreusement alors il l'assassina. Elle, poussée en conséquence par une haine violente, tua Soliman, comme étant la cause du meurtre, puis, pour échapper à la tyrannie du pacha, se poignarda. Et voilà la tragédie.
BELLE-IMPÉRIA
Dites-moi, Hieronimo, qu'advint-il de celui qui était le pacha ?
HIERONIMO
Ceci, ma foi : poursuivi par les remords de son crime, il courut jusqu'au sommet d'une montagne où il se pendit.
BALTHAZAR
Mais qui de nous va jouer ce rôle-là ?
HIERONIMO
Ce sera moi, Messeigneurs, n'en doutez pas. C'est moi qui ferai le meurtrier, je vous le garantis. C'est mon idée et je m'y complais beaucoup.
BALTHAZAR
Et moi, qui serai-je ?
HIERONIMO
Le grand Soliman, l'empereur turc.
HIERONIMO
Eraste, le chevalier de Rhodes.
HIERONIMO
Perseda, chaste et résolue. Et voici, Messeigneurs divers résumés écrits pour chacun de vous; ils vous donneront les indications de vos rôles et vous permettront de les remplir selon l'occasion qui vous en est offerte. Vous devrez-vous procurer une coiffure à la turque, une moustache noire et un cimeterre.
(Il remet un papier à Balthazar.) A vous, il faudra une croix comme celle des chevaliers de Rhodes.
(Il remet un autre papier à Lorenzo) Vous, Madame, vous vous costumerez comme Phébé, comme Flore ou comme la chasseresse... à votre discrétion et selon ce qui vous semblera préférable. Quant à moi, Messeigneurs, je me procurerai un costume et usant de la rançon que le Vice-Roi m'a envoyée, je ferai les achats et les préparatifs de cette tragédie, si bien que tout le monde dira: Hieronimo fut libéral dans ses arrangements.
BALTHAZAR
Il me semble, Hieronimo, qu'une comédie conviendrait mieux.
HIERONIMO
Une comédie ? Fi ! les comédies sont faites pour les esprits médiocres. Pour ce qu'il convient d'offrir à une troupe royale, parlez-moi d'une tragédie noblement écrite ! Tragedia cothurnata, digne des rois, pleine de substance, et non de choses vulgaires. Messeigneurs, ceci doit être joué et à point aux fêtes de la première nuit. Les tragédiens d'Italie avaient l'esprit si prompt, qu'après une heure de méditation, ils étaient prêts à mettre en action n'importe quel sujet.
LORENZO
Cela est fort possible, j'ai vu faire la même chose à Paris par les tragédiens français.
HIERONIMO
A Paris ? Par la messe, le souvenir est exact. Il reste encore une chose à régler.
BALTHAZAR
Qu'est-ce, Hieronimo ? Il ne faut rien oublier.
HIERONIMO
Chacun de vous devra réciter son rôle dans une langue inconnue, afin d'obtenir une variété plus grande. Ainsi, vous Monseigneur, en latin; moi, en grec; vous, en italien. Et comme je sais que Belle-Impéria a beaucoup pratiqué le français, c'est en beau français de Cour, que ses phrases seront dites.
BELLE-IMPÉRIA
Vous avez donc l'intention de mettre mon habileté à l'épreuve, Hieronimo ?
BALTHAZAR
Mais tout cela ne fera que pure confusion et l'on ne nous comprendra guère !
HIERONIMO
C'est ce qu'il faut : car la conclusion fera valoir l'invention, et tout sera pour le mieux. Moi même, par un discours, et de plus par un rare et merveilleux tableau qui sera caché derrière un rideau, — soyez tranquilles, — je rendrai claire toute chose, et tout sera terminé en une scène unique, car on ne s'amuse guère quand le spectacle traine.
BALTHAZAR
Que pensez-vous de cela ?
LORENZO
Ma foi, Monseigneur, il faut passer par là pour calmer ses lubies.
BALTHAZAR
Adieu donc, Hieronimo, à bientôt !
HIERONIMO
Vous vous occuperez de ce qu'il vous faut ?
LORENZO
Je vous en réponds.
(Tous sortent, sauf Hieronimo.)
HIERONIMO
Allons, je vais voir, dans cette confusion, la destruction de Babylone par les puissances célestes. — Et si cette tragédie ne plait pas au monde, le vieux Hieronimo n'a vraiment pas de chance !
SCENE IV.
((Suite de la Précédente))
(Entrent le Roi d'Espagne, le Vice-Roi, le Duc de Castille et leur suite.)
LE ROI
Ainsi donc vice-roi, nous allons voir la tragédie de Soliman, l'empereur Turc, représentée pour nous distraire, par le prince votre fils, mon neveu don Lorenzo et ma nièce.
LE VICE-ROI
Eh quoi ? Belle-Impéria ?
LE ROI
Oui et par Hieronimo, notre maréchal; c'est à sa requête qu'ils ont daigné y prendre part eux-mêmes. Voilà nos passe-temps à la Cour d'Espagne. Mon frère, c'est vous qui tiendrez le livre; c'est l'argument de ce qui est représenté.
(Messieurs
[N]
X
Nota del traductor"Messieurs"
Cette note singulière se trouve dans toutes les éditions anciennes.
, il a été jugé bon de donner ici en anglais et plus développée, pour la facilité de tous les lecteurs, la pièce de Hieronimo, écrite en langues diverses.)
(Entrent Balthazar, Belle-lmpéria et Hieronimo.)
BALTHAZAR
(En Soliman.) Pacha, si Rhodes est à nous, rapportes en l'honneur aux Cieux et à Mahomet, notre divin prophète et sois revêtu toi-même de toutes les dignités que Soliman peut donner ou que tu peux désirer. Mais je te sais moins gré d'avoir conquis Rhodes que de m'avoir réservé cette belle nymphe chrétienne, Perséda, lampe bénie de toutes les perfections, dont le regard, comme un aimant puissant, réduit le coeur du valeureux Soliman à se soumettre.
LE ROI
Vois, Vice-Roi, c'est Balthazar, ton fils, qui joue le rôle de l'empereur Soliman. Comme il exprime bien sa passion amoureuse !
LE VICE-ROI
Ce sont les leçons de Belle-lmpéria qui l'ont instruit.
LE DUC
Oui, c'est parce que toutes ses pensées vont à Belle-lmpéria.
HIERONIMO
(En Pacha.) Puissent toutes les joies de la terre être l'apanage de Votre Majesté.
BALTHAZAR
Il n'y a pas de joie sur terre, sans l'amour de Perséda.
HIERONIMO
Il faut donc que Perséda se soumette à Votre Grâce.
BALTHAZAR
Ce n'est pas elle, c'est moi qui obéirai; attiré par l'influence de sa lumière, je me rends; mais que l'on amène mon ami, le chevalier de Rhodes, Eraste qui m'est plus cher que ma vie. Je veux qu'il voie Perséda, ma bien-aimée.
(Entre Lorenzo en Eraste.)
LE ROI
Voici venir Lorenzo. Consultez l'argument, mon frère, et dites-moi quel rôle il joue.
BELLE-IMPÉRIA
Ah ! mon Eraste, sois le bienvenu auprès de Perséda !
LORENZO
Eraste est trois fois heureux, puisque tu vis; la perte de Rhodes n'est rien devant la joie d'Eraste. — Puisque Perséda vit, sa vie survit aussi.
BALTHAZAR
Ah ! Pacha, il y a échange d'amour entre Eraste et la belle Perséda, souveraine de mon âme.
HIERONIMO
Eloigne Eraste, puissant Soliman et Perséda sera bien vite conquise.
BALTHAZAR
Eraste est mon ami; tant qu'il vivra, Perséda ne renoncera pas à son amour.
HIERONIMO
Il ne faut pas qu'Eraste vive pour le malheur du grand Soliman.
BALTHAZAR
Eraste est cher à nos yeux royaux.
HIERONIMO
Mais s'il est votre rival, il vaut mieux qu'il meure.
BALTHAZAR
Qu'il meure donc; l'amour le commande. C'est grand pitié pourtant, qu'Eraste meure ainsi.
HIERONIMO
Eraste, Soliman te salue. Connais par ma voix la volonté de Sa Hautesse. Et elle veut que l'on te traite ainsi
(Il le poignarde.)
BELLE-IMPÉRIA
Malheur à moi. Eraste ! Vois Soliman, Eraste est mort.
BALTHAZAR
Mais Soliman vit pour te consoler aimable reine de beauté. Que ta faveur ne meure pas, mais plutôt regarde d'un oeil gracieux sa douleur qu'augmente encore la beauté de Perséda, si Perséda dans sa douleur s'obstine.
BELLE-IMPÉRIA
Tyran, renonce à poursuivre de vaines sollicitations. Mes oreilles sont aussi inexorables à tes lamentations, que ton bourreau fut impitoyable et lâche lorsqu'il frappa mon Eraste, le chevalier innocent. Tu crois pouvoir commander au nom de ta puissance, et à ta puissance Perséda se soumet. Cependant, si elle en était capable, voici comment elle tirerait vengeance de ta trahison, ô prince sans noblesse.
(Elle le poignarde.) Et voici comment elle tirerait vengeance d'elle-même !
(Elle se poignarde.)
LE ROI
Bien dit ! Mon vieux maréchal ! la pièce est bravement faite.
HIERONIMO
Mais Belle-Impéria joue admirablement son rôle !
LE VICE-ROI
S'il s'agissait de réalités, Belle-Impéria, mon fils serait mieux traitée par toi.
LE ROI
Et maintenant, quelle est la suite, Hieronimo ?
HIERONIMO
Pardi ! Voici la suite du rôle de Hieronimo. Nous renonçons à nos divers langages, et voici la conclusion en notre langue vulgaire à nous. Vous croyez peut-être, — mais ces pensées sont vaines —, que tout ceci est de la simulation, et que nous faisons comme font tous les tragédiens qui meurent aujourd'hui dans l'intérêt de la pièce,— (la mort d'Ajax, ou de quelque noble Romain,) — et qui un moment après se relèvent pour plaire au public du lendemain. Non, mes princes, sachez que je suis Hieronimo, le père désespéré d'un malheureux fils; ma langue émet des sons pour vous raconter mon histoire dernière et non pour excuser les grosses fautes de l'auteur. Je vois à vos regards que vous demandez l'explication de ces paroles. Voyez donc la raison qui m'a poussé à faire ce que j'ai fait.
(Il découvre le cadavre de son fils.) Voyez ce tableau, regardez ce spectacle; ici gît mon espérance, et c'est ici que mon espérance a pris fin ! Ici gît mon coeur, et c'est ici que mon coeur fut transpercé ! Ici gît mon trésor, et c'est ici que mon trésor fut perdu ! Ici gît ma félicité, et c'est ici que ma félicité me fut ravie !... Mais espoir, coeur, trésor, joie, félicité, tout a fui, tout a failli, tout est mort, — oui, tout est corrompu en même temps que ceci ! De ces blessures venait le souffle qui me donnait la vie; ils m'ont assassiné, ceux qui ont fait ces marques fatales. La cause première ? L'amour, d'où surgit la haine mortelle. La haine : —Lorenzo et le jeune Balthazar. L'amour : — celui de mon fils pour Belle-Impéria. Mais la nuit, complice des crimes maudits, ensevelit dans son silence les forfaits de ces traitres et les facilita. Ils s'arrangèrent de manière à surprendre mon fils, mon cher Horatio dans mon jardin. C'est là, par une nuit livide et noire, qu'ils le percèrent de coups et le précipitèrent dans la mort blême, sombre et cruelle. Il crie, je l'entends. — je crois entendre encore dans l'air l'écho de ce cri funèbre ! — En toute hâte, je m'élance au bruit, — et je trouve mon fils pendu à un arbre, labouré de blessures, criblé comme vous le voyez. Ai-je pleuré, croyez-vous, devant un tel spectacle ? — Parle, Portugais, toi, dont la perte ressemble à la mienne, dis si tu as pleuré sur ton Balthazar comme je pleurai sur mon Horatio. Et vous, Monseigneur, vous dont le fils, après la réconciliation, se jeta dans le filet, se crut à l'abri et me traita en cerveau malade, en lunatique, avec des « que Dieu vienne en aide au fou Hieronimo ! » Comment trouvez-vous la catastrophe de notre pièce ? — Ah ! voyez encore ce mouchoir ensanglanté; après la mort d'Horatio, je l'ai trempé en pleurant dans le flot qui s'échappait de ses blessures ouvertes. Voyez, je l'ai conservé comme un gage propice; — jamais il ne s'est séparé de mon coeur saignant, me rappelant sans relache au souvenir de mon voeu concernant ces assassins maudits. Le voeu est accompli, mon coeur est satisfait. C'est pour cela que j'ai pris le rôle du pacha; je voulais me venger par la mort de Lorenzo; c'est dans le même but que celui-ci fut chargé d'un rôle et représenta le chevalier de Rhodes, à seule fin de me permettre de le tuer à ma convenance. Enfin, Vice-Roi, Balthazar ton fils, fut Soliman que Belle-Impéria, sous les traits de Perséda a tué, n'étant chargée de ce rôle tragique qu'afin de tuer celui qui l'avait offensée. La pauvre Belle-Impéria fut infidèle à son rôle. Bien que l'histoire raconte qu'elle mourut aussi, cependant par affection et par intérêt pour elle j avais autrement réglé la fin. Mais dans son amour pour celui qu'ils avaient tant haï, elle résolut d'en finir ainsi. Or donc princes, regardez bien Hieronimo à présent, l'auteur et l'acteur de cette tragédie, qui tient dans son poing sa fortune dernière et qui veut achever son rôle aussi résolument qu'aucun des acteurs qui sont morts avant lui. Et nobles Seigneurs, ainsi se termine la pièce. Ne m'en demandez pas davantage, je n'ai plus rien à dire.
(Il court et veut se pendre.)
LE ROI
O Vice-Roi, arrêtez Hieronimo ! Mon neveu, ton fils est assassiné.
LE VICE-ROI
Nous sommes trahis ! Mon Balthazar est tué. Enfoncez les portes; courez, arrêtez Hieronimo.
(On enfonce les portes, on retient Hieronimo.) Hieronimo, racontez au roi ce qui s'est passé, sur mon honneur, il ne vous sera fait aucun mal.
HIERONIMO
Vice-Roi, je ne veux pas vous confier une vie dont j'ai fait aujourd'hui le sacrifice à mon fils. Vil misérable pourquoi retiens-tu un homme décidé à mourir ?
LE ROI
Parle, traître, assassin sanglant et maudit, parle ! Je te tiens à présent et saurai bien te faire parler. Pourquoi as-tu commis ce forfait abominable ?
LE VICE-ROI
Pourquoi as-tu assassiné mon Balthazar ?
LE DUC
Pourquoi as-tu massacré mes deux enfants ?
HIERONIMO
O bonnes paroles ! Aussi cher m'était mon Horatio, que votre enfant, ou les vôtres, ou les vôtres l'étaient à vous, Monseigneur ! — Mon fils innocent fut tué par Lorenzo, — par Lorenzo et par Balthazar, je suis enfin complètement vengé; — et peut-être le ciel se venge-t-il de leurs âmes par des peines beaucoup plus grandes encore.
LE DUC
Parle: quels sont tes complices ?
LE VICE-ROI
Ta fille d'abord, Belle-Impéria, car c'est de sa main que mon Balthazar fut tué, — je l'ai vue frapper.
LE ROI
Pourquoi ne réponds-tu pas ?
HIERONIMO
La moindre liberté qu'un roi puisse accorder, c'est celle de garder un silence désarmé. Laisse la moi donc. — Il suffit ! Je ne puis ni ne veux te répondre.—
LE ROI
Préparez la torture..., Traître que tu es, je te forcerai bien à parler.
HIERONIMO
En vérité, tu peux me torturer, comme son misérable fils a torturé mon Horatio quand il l'a assassiné. Mais jamais tu ne me forceras à révéler ce qui de par mon serment est inviolable. — C'est pourquoi, en dépit de toutes les menaces, heureux de leur mort, satisfait de ma vengeance, tu peux avoir ma langue dabord mon coeur ensuite. —
(Il se coupe la langue d'un coup de dents
[N]
X
Nota del editor digital"dents"
[Les vingt-quatre derniers versets, délimités par le signe §, sont substitués dans les éditions publiées à partir de 1602 par l' "addition" suivante:}
.) (§)
Q4HIERONIMO
Mais êtes-vous bien sûr qu'ils sont morts ?
LE DUC
Morts ! Hélas, il n'est que trop certain.
HIERONIMO
Quoi !
(Au vice-roi.) — Et le vôtre aussi ?
LE VICE-ROI
Oui, ils sont morts tous. Aucun ne survit.
HIERONIMO
Eh bien, alors tout m'est égal. Venez, nous serons bons amis; — rassemblons nos têtes, voyez, j'ai un excellent noeud coulant qui les tiendra toutes.
LE VICE-ROI
O démon de l'enfer ! Quelle impudence !
HIERONIMO
De l'impudence ? En quoi cela vous étonne-t-il ? Je vous le dis, Vice-Roi, j'ai réalisé ma vengeance aujourd'hui et, en la voyant, je suis devenu un monarque plus orgueilleux que tous ceux qui trônèrent sous la couronne d'Espagne. Quand j'aurais autant de vies qu'il y a d'étoiles au ciel et tout autant de paradis à gagner, je les donnerais tous, oui, et mon âme par dessus le marché, pour te voir trotter dans cette mare rouge.
LE DUC
Parle, quels sont tes complices ?
LE VICE-ROI
Ta fille d'abord, Belle-Impéria, car c'est de sa main que mon Balthazar fut tué : je l'ai vue frapper.
HIERONIMO
§ O bonnes paroles ! Aussi cher m'était mon Horatio, que votre enfant, ou les vôtres, ou les vôtres, l'étaient à vous, Monseigneur ! — Mon fils innocent fut tué par Lorenzo; — par Lorenzo et par Balthazar, je suis enfin complètement vengé, et peut-être le ciel se venge-t-il de leurs âmes par des peines beaucoup plus grandes encore. — Depuis que je me suis familiarisé avec la vengeance, il me semble que je ne saurais regarder la mort avec assez de mépris.
LE ROI
Tu te moques de nous, esclave ? Qu'on apporte les instruments de torture.
HIERONIMO
Faites, faites, faites... En attendant, c'est vous que je vais torturer. Vous aviez un fils, n'est ce pas ? — Et ce fils devait épouser votre fille à vous... Ah ! n'est-ce pas ainsi ? Vous aviez un fils également, il était le neveu de mon suzerain. Il était orgueilleux et retors. S'il avait vécu, peut-être eût-il porté un jour la couronne d'Espagne : je crois que c'est bien ainsi... C'est moi qui l'ai tué, regardez, c'est la main que voilà qui l'a frappé au coeur... vous voyez bien cette main ? — J'ai fait cela pour un certain Horatio, vous ne l'avez pas connu ? Un tout jeune homme, — ils l'ont pendu dans le jardin de son père. — Ce fut lui qui força votre vaillant fils à demander grâce, tandis que votre vaillant fils à vous, le faisait prisonnier. —
LE VICE-ROI
O mes sens, faites que je sois sourd; — je ne puis en entendre davantage.
LE ROI
Tombe sur nous, ô ciel et couvre-nous de tes ruines funêbres !
LE DUC
Enveloppe le monde dans tes nuages ténébreux.
HIERONIMO
Et à présent, c'est moi qui applaudis ma propre représentation.
ErrorMetrica
40
Nunc iners cadat manus.
Et maintenant, pour vous montrer que mon rôle est fini..., prenez ma langue d'abord, mon coeur ensuite ! —
(Il se coupe la langue d'un coup de dents.) Q4
LE ROI
O courage monstrueux d'un scélérat, vois, Vice-Roi, il a coupé sa langue plutôt que de révéler ce que nous voulons savoir.
LE DUC
Il peut écrire encore.
LE ROI
Et s'il ne nous donne pas satisfaction, nous utiliserons pour lui les genres de mort les plus épouvantables qui jamais furent inventés pour punir un scélérat.
(Hieronimo demande par signes un couteau pour retailler sa plume.)
LE DUC
Il demande un couteau pour sa plume.
LE VICE-ROI
Voici, et toi garde d'écrire autre chose que la vérité !
LE ROI
Attention, mon frère; arrête Hieronimo !
(Hieronimo frappe de son couteau le duc et lui-même.)
LE ROI
En quels temps vit-on jamais forfaits plus monstrueux ? Mon frère et toute la lignée qu'espérait l'Espagne après ma mort ! — Emportez son corps, nous pleurerons sa perte, la mort de notre frère bien aimé. Et que sa tombe se dresse, quoiqu'il puisse arriver. C'est moi le suivant, le plus proche, le dernier de tous.
LE VICE-ROI
Toi, Don Pedro, remplis les mêmes devoirs pour nous, relève notre malheureux fils, tué à la fleur de l'âge. Transportez moi avec lui, transportez le avec le malheureux que je suis, près du grand mat d'un navire sans équipage et que le vent et le courant nous poussent vers le gouffre hurlant et indompté de Scylla, ou vers l'horrible marécage de l'Achéron où je pleurerai la perte de mon bien-aimé fils Balthazar. Il n'y a point en Espagne de refuge pour le Portugais
(Ils sortent.)
(Les trompettes sonnent une marche funèbre; le Roi d'Espagne marche en pleurant derrière le corps de son frère; le Roi de Portugal emporte le corps de son fils.)