Thomas Kyd, The Spanish Tragedy

La Tragedie Espagnole





Texto utilizado para esta edición digital:
Kyd, Thomas. La tragedie espagnole. Edité et traduit par Joseph de Smet. Dans: Smet, Joseph de. Thomas Kyd: L'homme, l'oeuvre, le milieu, suivi de “La tragedie espagnole”. Bruxelles: La Renaissance d’Occident, 1925.
Marcación digital para Artelope:
  • Barreda Villafranca, Cristina (Artelope)

Introducción del editor digital

Texte de la transcription publiée dans “Joseph De Smet, Thomas Kyd: l'homme, l'œuvre, le milieu, suivi de ‘La tragédie espagnole’: version complète, comprenant les scènes ajoutées en 1602 (Bruxelles: Éd. de la Renaissance d'Occident, 1925)”.
Les modifications suivantes ont été introduites pour adapter le texte a l'édition numérique de la collection EMOTHE:

L'intervention de Hieronimo "Oh non Monseigneur … votre Seigneurie" que Smet inclut dans la note à la page 173 a été incorporée dans le corps principal du texte; cette note a été supprimée; et la didascalie suivante a été ajoutée:
[Les deux dernières lignes sont remplacées par le texte suivant dans les éditions publiées à partir de 1602.]

La didascalie suivante de la page 289:
(Le passage ci-dessous jusqu'au signe (O), figurant dans les éditions publiées à partir de 1602, remplace le passage du texte primitif délimité par le signe (§)
a été remplacée par celle-ci:
[Les vingt-quatre derniers versets, délimités par le signe §, sont substitués dans les éditions publiées à partir de 1602 par l' "addition" suivante:]

Les "additions" dans de l'édition de 1602 sont encadrées par l'abréviation Q4 en exposant.
On a égalment encadré les didascalies "Il dégaine" (p. 132) et "Il le menace" (p. 133), originaires de l'édition de 1602.


DRAMATIS PERSONAE

LE ROI D'ESPAGNE.
LORENZO, fils du duc.
BALTHAZAR, fils du Vice-Roi.
DON CYPRIEN, duc de Castille, son frère
BELLE-IMPÉRIA, soeur de Lorenzo
PEDRINGANO, serviteur de Belle-Impéria
LE PAGE DE LORENZO
LE VICE-ROI DE PORTUGAL
DON PEDRO, son frère
SERBERINE, serviteur de Balthazar
HIERONIMO, Maréchal d'Espagne
ISABELLA, sa femme
HORATIO, leur fils
UNE SERVANTE D'ISABELLA
LE GENERAL ESPAGNOL
L'ENVOYE
L'AMBASSADEUR DE PORTUGAL
ALEXANDRO, Gentilhomme Portugais
BAZULTO, un vieillard
CHRISTOPHIL, gardien de Belle-Impéria
LE BOURREAU
UN MESSAGER
TROIS HOMMES DE LA GARDE
DEUX PORTUGAIS
BAZARDO, peintre
PEDRO, serviteur de Hieronimo
JACQUES, serviteur de Hieronimo
VILLUPPO, Gentilhomme Portugais.

PERSONNAGES DU PROLOGUE

L'OMBRE D'ANDREA.
LA VENGEANCE

PERSONNAGES DES SCENES MIMEES

TROIS ROIS
TROIS CHEVALIERS
L'HYMEN
DEUX PORTEURS DE TORCHES

PERSONNAGES DE LA PIECE DE HIERONIMO

SOLIMAN, Sultan de Turquie
ERASTE, Chevalier de RHODES
LE PACHA
PERSEDA

Acte I

SCENE I

PROLOGUE
(Entre l’OMBRE d'Andréa accompagnée de la Vengeance.)

L’OMBRE
Au temps où la substance immortelle de mon âme vivait emprisonnée dans ma chair impure, toutes deux consacrées à l'accomplissement de leurs devoirs mutuels, j'étais un gentilhomme de la cour d'Espagne; j'avais nom Andréa. Ma naissance, sans être dépourvue de noblesse, était inférieure de beaucoup cependant aux destinées gracieuses de ma tendre jeunesse : alors en effet, dans l'orgueil de mes primes années, par des hommages assidus et un amour digne d'être récompensé, j'obtins les faveurs secrètes d'une honnête dame qui portait le doux nom de Belle Impéria. Mais au moment où je moissonnais les joies de mes jours d'été, l'hiver de la mort vint flétrir les fleurs de mes délices et nous divorça de force, mon amour et moi!
En effet, pendant la dernière guerre contre le Portugal ma valeur m'entraîna dans la gueule du péril, jusqu'au moment où la vie se fraya un passage vers la mort à travers mes plaies. Quand je fus tué, mon âme descendit tout droit passer les flots mouvants de l'Achéron; mais le brutal Caron, seul nautonier de ces lieux, me dit que les rites de mes funérailles n'ayant pas été accomplis, je ne pouvais prendre place parmi les passagers. Avant que Phébus eût dormi trois nuits dans les bras de Thétis et éteint dans les ondes son chariot fumant, — par Don Horatio, fils de notre grand maréchal, mes funérailles et les cérémonies furent accomplies. Alors le passeur des enfers consentit à me transporter au-delà de la rive fangeuse qui mène vers les vagues hideuses de l'Averne. Là, m'étant assuré les faveurs de Cerbère au moyen de paroles mielleuses, je franchis les périls du premier portique. Non loin de là, entourés de dix mille âmes, siégeaient Minos, Eaque et Rhadamante. Dès que je voulus commencer à m’approcher et demander un sauf-conduit pour mon âme errante, Minos, sur les feuillets gravés de la chance, traça l'histoire de ma vie et de ma mort « Ce chevalier, » dit-il, « vécut et mourut en aimant; pour son amour il tenta la fortune de la guerre et par la fortune de la guerre il perdit à la fois son amour et sa vie. » « Alors, » dit Eaque, « il faut l'envoyer auprès des amoureux, dans les prés des amours, suivre le cours des temps éternels à l’ombre des myrthes verts et des cyprès. » « Non, non, » dit Rhadamante, « ce serait mal fait de mettre un batailleur au milieu des âmes aimantes. Il mourut à la guerre et doit se rendre aux plaines martiales, où vit Hector blessé dans des peines sans répit, où les Myrmidons d'Achille parcourent l'étendue. » Alors Minos le plus indulgent des trois juges prononça ceci pour clore le différend : « Envoyez, » dit il, « cet homme auprès de notre infernal souverain qui décidera ce qui semblera le plus juste à sa Majesté ! » Mon sauf-conduit fut en conséquence tracé sur le champ. En suivant ma route vers la cour de Pluton, à travers les ombres sinistres de la nuit éternellement funèbre, je vis des choses que mille langues ne sauraient conter, que des plumes ne sauraient décrire, que des coeurs humains ne sauraient concevoir ! Trois chemins s'ouvraient devant moi : Celui de dextre conduisait tout droit aux plaines dont j'ai parlé: celles des amoureux et celles des batailleurs sanglants, contenus de part et d'autre dans leurs limites séparées. La route de gauche, dont la pente descendait de terrible manière, se précipitait tout droit vers le plus profond des enfers où les rouges furies brandissent leurs fouets d'acier, où le pauvre Ixion tourne sa roue éternelle, où les usuriers sont gorgés d'or en fusion, où les paillards sont livrés aux embrassements d'horribles serpents, où les meurtriers gémissent percés de blessures qui ne tuent jamais, où les créatures parjures sont plongées dans le plomb en ébullition, où tous les criminels affreux sont accablés de tourments. Entre ces deux routes, je suivis celle du milieu qui me conduisit dans le bel Elysée verdoyant. Là se dresse au centre, une tour majestueuse dont les murs sont d'airain, les portes de diamant. J'y trouvai Pluton avec sa Proserpine; je leur montrai mon sauf-conduit, humblement agenouillé. Alors Proserpine se prit à sourire et demanda à pouvoir seule décider de mon sort. Pluton scella d'un baiser son consentement. C'est alors, ô Vengeance qu'elle te parla à l'oreille. Elle t'ordonna de me conduire à travers les portes de corne, là où les rêves passent dans la nuit silencieuse. Elle dit et à l'instant même nous fûmes ici; j'ignore comment, le temps de cligner la paupière !

LA VENGEANCE
Sache donc Andréa que tu es arrivé à l'endroit où tu verras l'auteur de ta mort, Don Balthazar, prince de Portugal, tué à son tour par Belle Impéria. Asseyons-nous ici pour voir le mystère et pour jouer le rôle du choeur dans la tragédie.

FIN DU PROLOGUE.

SCENE II

((En Espagne, devant le Palais[N]
X
Nota del traductor

"En Espagne, devant le Palais"

Les indications de mise en scène placées entre doubles parenthèses ne se trouvent pas dans les textes anciens. Je les ai ajoutées pour faciliter la lecture.

))
(Entrent le Roi d'Espagne, le Général, le Duc de Castille et Hieronimo.)

LE ROI[N]
X
Nota del editor digital

"LE ROI"

En la traducción francesa que manejamos no se especifica el personaje en esta intervención. Hemos decidido añadirlo para facilitar la compresión del pasaje.

Dites-moi, Seigneur général, quel est le sort de notre armée ?

LE GÉNÉRAL
Tout le monde va bien, mon souverain, excepté quelques hommes qui sont morts par fortune de guerre.

LE ROI
Quelle sont les nouvelles que nous font présager ton air joyeux et ton voyage en toute hâte jusqu'à notre résidence ? Parle, ami, la fortune nous a-t-elle donné la victoire ?

LE GÉNÉRAL
La victoire, en effet, mon Suzerain. et elle nous a coûté peu de pertes !

LE ROI
Alors les Portugais nous paieront le tribut ?

LE GÉNÉRAL
Le tribut et de plus l'hommage usuel.

LE ROI
S'il en est ainsi, bénis soient le ciel et le maître du ciel qui par leur influence bienfaisante nous ont valu cette juste réparation !

LE DUC
O multum dilecte deo tibi militat aether,
Et conjuratae curvato poplite gentes
Succumbunt : recti soror est victoria juris.

LE ROI
Merci mon tendre frère de Castille ! Mais général, expliquez-nous en termes brefs l'allure de la bataille et le succès de la guerre afin qu'ajoutant le plaisir que nous cause la nouvelle à toute l'étendue de notre bonheur précédent, nous puissions par des gages plus profonds et des dignités plus grandes récompenser tes heureux exploits.

LE GÉNÉRAL
A l'endroit où l'Espagne et le Portugal unissent tous deux leurs frontières, s'appuyant étroitement l'un sur l'autre, là se rencontrèrent nos deux armées fièrement rangées, toutes deux bien équipées, toutes deux pleines d'espoir et de crainte, toutes deux également menaçantes avec leur vaillant appareil, toutes deux étalant de nombreuses bannières symboliques, toutes deux faisant résonner les trompettes, les tambours et les fifres, toutes deux lançant jusqu'au ciel de terribles clameurs que répétaient les vallées, les collines et les rivières et dont le son effrayait le ciel lui-même. Nos deux troupes étaient mises en formation carrée, chaque coin renforcé par des ailes de tirailleurs; mais avant d'en venir à la mêlée et au travail des piques, je fis avancer de l'arrière garde une troupe de nos meilleurs tireurs pour entamer la lutte. L'ennemi fit avancer une autre aile à notre rencontre : en attendant, notre artillerie entrait en jeu sur les deux flancs et les capitaines rivalisaient à qui verrait sa valeur mise à l'épreuve. Don Pedro, le colonel commandant leur cavalerie, essaya bravement de rompre avec ses escadrons notre ordre de bataille. Mais Don Rogero, vaillant homme de guerre marcha à sa rencontre avec ses mousquetaires et mit un terme à la ruse de leur approche accélérée. Tandis que ça et là se poursuivaient de chaudes escarmouches, les deux, armées se rejoignirent et passèrent aux coups du corps à corps. Les détonations violentes rappelaient la colère de l'océan lorsque, hurlant de toutes ses forces il bat de son flot soulevé les remparts des rocs immenses et s'apprète, béant, à engloutir les rivages des terres environnantes. Cependant, tandis que Bellone faisait rage de toutes parts, d'épaisses rafales de balles volaient, semblables à la grèle hivernale et les lances agitées obscurcissaient l'air troublé.
ErrorMetrica
Pede pes et cuspide cuspis,
5
Arma sonant armis vir petiturque viro.
De part et d'autre des capitaines tombaient sur le sol, des soldats de même, les uns gravement mutilés, les autres morts bel et bien. Ici, s'abat un corps séparé de sa tête, là des jambes, des bras gisent sanglants sur le sol, pèle-mèle avec des armes et des coursiers aux entrailles pendantes qui de toutes parts parsèment la plaine empourprée. Au milieu de ce désordre, trois heures durant, la victoire ne se déclara pour personne, jusqu'au moment où Don Andrea, à la tête de ses braves lanciers, fit au milieu de leur corps principal une brèche telle qu'à demi désespérée, leur foule se retira. Cependant, Balthasar, le jeune prince de Portugal amena du renfort et les encouragea à tenir bon. Ainsi la bataille fut vivement reprise et c'est dans cette mêlée qu'Andrea fut tué, homme brave au combat, trop faible pour Balthasar. Cependant, — tandis que le prince insultant sa victime, exhalait d'orgueilleuses provocations, — au bruit de nos reproches l'amitié et la valeur indomptable réunies déterminèrent Horatio, le fils de notre grand maréchal, à provoquer le prince en combat singulier. Entre les deux, la lutte ne se prolongea pas longtemps. Tout de suite le prince fut jeté à bas de son cheval et obligé de se rendre à son ennemi. Dès qu'il fut pris, tous les autres s'enfuirent et nos tirailleurs les poursuivirent à la mort, jusqu'au moment où, Phébus s'inclinant vers les profondeurs de l'occident, nos trompettes reçurent l'ordre de sonner la retraite.

LE ROI
Merci, mon bon général de tes bonnes nouvelles; prends ceci en guise d'à compte de ce qui viendra plus tard. (Il lui donne sa chaine.) Porte la en souvenir de ton souverain. Mais, dis-moi, as-tu conclu la paix ?

LE GÉNÉRAL
Non pas une paix définitive, mon Suzerain, une paix conditionnelle. Si le tribut est payé et l'hommage rendu, la fureur de nos troupes sera arrêtée : leur vice-roi s'est rallié à ces conditions (il remet un papier au roi) il en a fait la promesse solennelle. Sa vie durant, le tribut sera fidèlement payé à l'Espagne.

LE ROI
Ta parole, tes actes, sont dignes de toi. Et toi, grand maréchal, réjouis toi avec ton roi, car c'est ton fils qui a remporté le prix dans cette bataille.

HIERONIMO
Puisse-t-il vivre longuement pour servir mon maître suzerain, ou périr promptement s'il cesse de le servir.

LE ROI
Ni toi ni lui ne mourrez sans récompense. (Fanfare au loin.) Que signifie cet appel de trompettes ?

LE GÉNÉRAL
Ceci m'apprend que les guerriers de votre grâce, ceux que la fortune de la guerre a préservés de la mort, marchent dans la direction de votre château royal pour venir se montrer à votre Majesté; car telles sont les instructions que je leur ai données en partant. De cette manière, il sera publiquement démontré que tous, sauf trois cents, quelques-uns de plus peut-être, sont revenus sains et saufs, enrichis des dépouilles de leurs ennemis.

(Entrent l'armée, Balthasar, captif, tenu par Lorenzo et Horatio.)

LE ROI
Un agréable spectacle ! J'ai hâte de les voir ! (Ils entrent et défilent.) Etait-ce le prince de Portugal, celui que notre neveu conduisait en triomphe ?

LE GENERAL
Oui, mon suzerain, c'était le prince de Portugal.

LE ROI
Mais quel est celui qui de l'autre côté, le tenait par le bras comme participant à la prise ?

HIERONIMO
C'est mon fils, gracieux souverain, de qui depuis sa tendre enfance, ma pensée affectueuse n'espéra rien que de bien; jamais jusqu'à ce jour il n'apparut plus agréable à mes yeux et ne remplit mon coeur de joies plus débordantes.

LE ROI
Allons, qu'ils défilent une seconde fois devant ces murs; j'arrêterai pour causer et conférer avec eux, notre brave prisonnier et ses deux gardiens. Hieronimo, nous sommes très heureux de voir qu'une part de la victoire te revient en vertu de l'exploit de ton valeureux fils. (Le défilé recommence.) Qu'on m'amène le jeune prince de Portugal et que les autres continuent leur marche; avant de les renvoyer nous voulons qu'on remette à chacun des soldats deux ducats, aux officiers dix, afin qu'ils sachent que nos largesses se joignent à votre bienvenue. (Tous sortent sauf Balthazar, Lorenzo et Horatio.) La bienvenue, Don Balthazar, la bienvenue, mon neveu, et toi Horatio, tu es le bienvenu également ! Jeune prince, bien que la faute grave de ton père, qui retint le tribut dû par lui, mérite des mesures sévères de notre part, tu verras qu'en Espagne on reçoit convenablement ses hôtes.

BALTHAZAR
L'abus commis par mon père en temps de paix a été réformé par le sort de la guerre. Les cartes ayant été réparties il ne sert à rien de se demander : pourquoi ainsi et pas autrement? Ses hommes sont morts et c'est l'affaiblissement de son royaume; ses drapeaux sont pris et c'est la souillure sur son nom; son fils est en détresse et c'est une brûlure à son coeur. De tels châtiments peuvent expier l'offense passée !

LE ROI
Oui, Balthazar, s'il observe cette trève, la paix sortira fortifiée de ces guerres. En attendant, tu vivras sinon en liberté, du moins débarrassé du joug servile; car nous avons entendu dire que tes mérites sont grands et ta vue nous est agréable.

BALTHAZAR
Quant à moi je m'efforcerai de mériter cette grâce.

LE ROI
Mais dis-moi, car leur attitude me fait douter, quel est celui de ces deux hommes dont tu es le prisonnier ?

LORENZO
C'est moi, Monseigneur !

HORATIO
C'est moi, mon Souverain !

LORENZO
C'est cette main qui la première saisit son coursier par les rènes.

HORATIO
Mais auparavant, ma lance l'avait jeté à bas de son cheval.

LE ROI
De par mon privilège royal, lachez son bras. (Ils le lachent.) Dites prince valeureux, auquel des deux vous êtes vous rendu ?

BALTHAZAR
A celui-ci par courtoisie, à celui-là par contrainte. L'un me donna de bonnes paroles, l'autre des coups; l'un menaçait de mort, l'autre me promettait la vie. L'un gagna mon affection, l'autre me conquit; à dire vrai, je me suis rendu à tous les deux.

HIERONIMO
Si je ne savais que votre grâce sera juste et sage et si je ne craignais de paraître partial dans ce différend, influencé autant par la nature que par la loi des armes, ma langue plaiderait ici pour les droits du jeune Horatio. Celui-là est le bon chasseur qui a tué le lion, et non celui qui s'est fait un vêtement de sa peau. C'est ainsi qu'un lièvre peut tirer la barbe au lion mort !

LE ROI
Rassure toi, maréchal, il ne te sera fait aucun tort et par égard pour toi, je veux que ton fils soit traité selon ses droits. Accepterez-vous tous les deux la censure de mon jugement ?

LORENZO
Je ne demanderai rien de plus que ce que votre grâce m'accordera.

HORATIO
Ni moi, même si je suis privé de mon droit.

LE ROI
Alors, voici comment, par mon jugement, se termine votre querelle. Tous deux vous méritez, tous deux vous aurez une récompense. Mon neveu, tu as pris ses armes et son cheval, ses armes et son cheval te reviennent; Horatio, tu l'as contraint de se rendre, sa rançon sera donc le prix de ta valeur. Fixez la somme d'un commun accord. Mais mon neveu, c'est à toi que sera confiée la garde du prince, car ton rang s'accommode mieux d'un tel hôte. La maison d'Horatio ne serait pas assez vaste pour sa suite. Considérant pourtant que ta fortune est plus grande que la sienne et voulant que le juste salaire s'accorde au mérite, nous lui donnons aussi l'armure du prince. Que pense Don Balthazar de cet arrêt ?

BALTHAZAR
J'en suis heureux, sire, s'il stipule que Don Horatio sera notre compagnon; je l'admire et je l'aime pour son esprit chevaleresque.

LE ROI
Horatio ! tiens compagnie à celui qui t'aime si bien ! Allons assister à la paie de nos soldats et voir notre prisonnier traité en hôte et en ami.

(Ils sortent.)

SCENE III

((A la Cour de Portugal))
(Entrent le Vice-Roi, Alexandro et Villuppo.)

LE VICE-ROI
Notre ambassadeur est-il en route vers l'Espagne ?

ALEXANDRO
Deux jours, Sire, se sont passés depuis son départ.

LE VICE-ROI
L'argent du tribut est-il avec lui ?

ALEXANDRO
Oui, mon bon Seigneur.

LE VICE-ROI
Alors, dans notre trouble ayons un moment de répit et nourrissons notre chagrin de nos soupirs contenus, car les douleurs les plus profondes ne trouvent pas leur issue dans les larmes. Mais que fais-je ici sur ce trône royal ? Le sol convient mieux aux gémissements sans fin d'un malheureux. (Il se laisse tomber sur le sol.) Et pourtant, ici même je suis encore plus haut que le niveau de ma fortune et placé trop bien pour ma condition réelle. Oui, oui ! cette terre, symbole mélancolique, recherche celui que la destinée condamne à la misère. C'est là qu'il faut que je sois couché, puisqu'il est vrai que je suis descendu si bas !
ErrorMetrica
Qui jacet in terra non habet unde cadat.
In me consumpsit vires fortuna nocendo:
Nil superest ut jam possit obesse magis.
Oui la fortune peut me dérober ma couronne : la voilà, prenez-la ! Qu'elle me fasse tout le mal possible, elle ne me prendra pas ces vêtements noirs : non, elle ne nous envie que les choses agréables, telle est la folie de la chance malveillante. La fortune est aveugle et ne voit pas mes droits; elle est sourde et n'entend pas mes lamentations; et quand elle entendrait, elle est volontairement folle et n'aurait aucune pitié de ma détresse. Et quand bien même elle aurait pitié de moi, quel secours puis-je attendre des mains de celle dont le pied se dresse sur la pierre qui roule et dont l'humeur est plus variable que les vents inconstants ? Pourquoi me lamenter si nul espoir de réparation n'est possible ? Mais si !... La douleur semble s'amoindrir dans la plainte. C'est mon ambition qui a souillé ma foi; mon manque de foi a déchaîné la guerre, les guerres sanglantes ont épuisé mon trésor, et en même temps que mon trésor le sang de mon peuple. Avec le sang de mon peuple, j'ai perdu ma joie, mon bien aimé, mon bien-aimé, mon doux fils, mon fils unique ! O pourquoi ne suis-je pas parti pour la guerre moi-même ? La cause était la mienne; je pouvais mourir pour tous les deux. Mes ans étaient mûrs, les siens jeunes et verts encore. Ma mort eût été naturelle, la sienne lui fut arrachée !

ALEXANDRO
Mais sans aucun doute, mon Souverain, le prince vit encore.

LE VICE-ROI
Il vit ?... Eh, mais, où ?...

ALEXANDRO
En Espagne par suite des malheurs de la guerre.

LE VICE-ROI
Us l'auront tué pour expier la faute de son père !

ALEXANDRO
Ce serait une violation des droits reconnus de la guerre.

LE VICE-ROI
Il ne se soucie pas des lois celui qui veut se venger.

ALEXANDRO
La valeur de la rançon le préservera de cette vengeance infâme.

LE VICE-ROI
Non, s'il vivait la nouvelle serait ici bien vite !

ALEXANDRO
Les mauvaises nouvelles volent plus vite que les bonnes !

LE VICE-ROI
Ne me parle pas de nouvelles... Il est mort !

VILLUPPO
Mon Souverain, pardonne au porteur des mauvaises nouvelles. Je veux te révéler le sort de ton fils.

LE VICE-ROI
Parle. Je te récompenserai quoique tu dises : mon oreille est prête à apprendre le malheur; mon âme s'endurcit aux coups de la fortune. Lève toi te dis-je fais ton récit au complet.

VILLUPPO
Apprends donc la vérité dont mes yeux furent témoins. Quand les deux armées se furent rencontrées sur le champ de bataille, Don Balthazar au plus fort de la mêlée, voulant se couvrir de gloire accomplit de merveilleux faits d'armes. Je le vis, au milieu des autres, soutenant corps à corps un combat singulier contre le général ennemi, jusqu'au moment où Alexandro qui se cache ici sous les apparences d'un ami fidèle, déchargea son pistolet dans le dos du prince, faisant semblant de vouloir tuer le général. La-dessus, ce fut Balthazar qui tomba; quand il fut à terre nous commençâmes à fuir. S'il avait vécu la journée était à nous.

ALEXANDRO
O calomnie abominable ! O traître, scélérat !

LE VICE-ROI
Silence ! Parle Villuppo ! Qu'advint-il du corps de mon fils?

VILLUPPO
Je vis qu'on l'entraînait vers les tentes des Espagnols.

LE VICE-ROI
Oui, oui, c'est bien ce que mes rêves m'ont révélé. Oh ! Monstre hypocrite, cruel, ingrat et traître ! En quoi Balthazar t'avait-il offensé, pour le livrer ainsi à nos ennemis ? L'or Espagnol t'a-t-il à ce point troublé les yeux que tu n'as plus rien vu de ce qui nous était dû ? Peut-être étant seigneur de Tercéra, avais-tu l'espoir de ceindre le diadème, si mon fils d'abord et moi ensuite nous venions à mourir ! Mais ton dessein ambitieux te tordra le cou. Oui, oui, c'est bien pour cela que tu as versé son sang.

(Il reprend la couronne et la met sur sa tête.)

ALEXANDRO
Arrêtez, mon Souverain redouté, écoutez-moi !

LE VICE-ROI
Arrière, emmenez-le ! Sa vue est un second enfer ! Enfermez-le jusqu'à ce que son supplice soit décidé. Si Balthazar est mort, il ne peut vivre. Villuppo, suis nous pour recevoir ta récompense.

(Il sort.)

VILLUPPO
Ainsi par un récit envieux et faux, j'ai trompé le roi, trahi mon ennemi et j'espère recevoir le prix de ma scélératesse.

(Il sort.)

SCENE IV

((En Espagne, devant le Palais))
(Entrent Horatio et Belle-Impéria.)

BELLE-IMPÉRIA
Seigneur Horatio, c'est ici et à cette heure qu'il faut que je vous supplie de me raconter dans quelles circonstances est mort Don Andrea. De son vivant il était la plus belle fleur de ma guirlande. Par sa mort toutes mes joies sont mortes.

HORATIO
Mon amour pour lui, mes obligations envers vous ne me permettent pas de me dérober à ce pénible devoir. J'ai bien peur que vos larmes et vos soupirs ne m'interrompent. Quand les deux armées se rencontrèrent pour la bataille, votre vaillant chevalier se trouva au plus fort de la mêlée; cherchant la gloire, il s'en prenait aux plus en vue et finit par se trouver engagé dans un combat corps à corps avec le jeune Don Balthazar. Leur lutte fut longue. Leurs forces égales. Leurs coups à tous deux étaient dangereux, mais l'irritable Némésis, la déesse méchante, envieuse de la gloire et de la vaillance d'Andrea, voulut mettre un terme à sa vie pour abattre en même temps sa vaillance et sa gloire. Elle vint elle-même, cachée dans une armure (comme Pallas devant l'orgueilleuse Pergame) mener au combat un renfort de hallebardiers, qui éventrèrent son cheval et le précipitèrent sur le sol. Le jeune Balthazar, avec une rage aveugle, tirant avantage de la détresse de son adversaire termina ce que les hallebardiers avaient commencé et ne s'arrêta qu'après la mort d'Andrea. C'est alors que, trop tard, enflammé d'une juste colère, je chargeai le prince et le fis prisonnier au milieu de ses hallebardiers.

BELLE-IMPÉRIA
Que ne l'as tu massacré, lui qui avait tué mon amour ? Mais alors, le corps d'Andrea, fut il perdu ?

HORATIO
Non, car c'est pour cela surtout que je combattais et je ne reculai pas avant de l'avoir repris. Je le relevai, l'entourai de mes bras et, l'ayant porté jusque dans ma tente particulière, je l'y étendis et le baignai de mes larmes en soupirant et en me lamentant en véritable ami. Mais ni la douleur de l'ami, ni les soupirs, ni les larmes ne pouvaient arracher à la pâle mort ses droits usurpés. Voici donc ce que je fis; je ne pouvais faire moins; je lui rendis les honneurs de funérailles dignes de lui et je détachai de son bras inanimé, cette écharpe que je porte en souvenir de mon ami.

BELLE-IMPÉRIA
Je connais cette écharpe; que ne la porte-t-il encore ? s'il vivait, il s'en parerait, il l'arborerait en l'honneur de Belle-Imperia. Ce fut un don d'amour que je fis au moment de son dernier départ. Porte la désormais à son intention et à la mienne, car après lui, c'est toi qui la mérites le mieux. Sache-le, par égard pour ton dévouement pendant sa vie et après sa mort, Belle-Imperia, aussi longtemps que durera son existence sera pour Don Horatio une amie reconnaissante.

HORATIO
Et Don Horatio, Madame, sera diligent à rendre ses humbles devoirs à Belle-Imperia. Mais à présent, si votre bonne volonté veut bien m'excuser, je me mettrai à la recherche du prince. Telle est la mission dont m'a chargé le duc votre père.

BELLE-IMPÉRIA
Va Horatio, laisse-moi seule ici; la solitude est ce qui convient le mieux à mon humeur mélancolique. (Sort Horatio.) Et pourtant, à quoi bon pleurer la mort d'Andrea, puisque, je le sens, Horatio sera mon nouvel amour ? S'il n'avait aimé Andrea à ce point, il ne tiendrait pas une telle place dans les pensées de Belle-Imperia. Mais comment l'amour peut-il trouver un refuge dans ma poitrine aussi longtemps que la mort de celui que j'aimais n'est pas vengée ? Mais si !... Mon nouvel amour secondera ma vengeance. Je veux aimer Horatio, l'ami de mon Andrea, pour accabler d'autant mieux celui qui fut l'instrument de sa fin. Et puisque Don Balthazar qui frappa mon amoureux sollicite lui-même à présent, la faveur de ma main, il moissonnera, par la rigueur de mes justes dédains, de longs remords de son acte homicide. Car n'était-ce pas lâcheté homicide d'accabler en si grand nombre un vaillant chevalier isolé, sans respect pour l'honneur des combats. Mais le voici venir, le meurtrier de mon bonheur !...

(Entrent Lorenzo et Balthazar.)

LORENZO
Ma soeur, pourquoi cette promenade mélancolique ?

BELLE-IMPÉRIA
Parce que pour le moment je n'ai pas besoin de société.

LORENZO
Mais voici le prince, venu pour vous rendre visite.

BELLE-IMPÉRIA
Cela prouve qu'il vit en liberté.

BALTHAZAR
Non, Madame, dans un agréable esclavage.

BELLE-IMPÉRIA
Votre prison, c'est donc votre imagination ?

BALTHAZAR
Oui, par mon imagination ma liberté est enchaînée

BELLE-IMPÉRIA
Alors que votre imagination vous remette en liberté !

BALTHAZAR
Eh quoi ! même si elle a mis mon coeur en gage ?

BELLE-IMPÉRIA
Payez ce que vous avez emprunté et dégagez-le.

BALTHAZAR
Je meurs si je dois quitter l'endroit où il git !

BELLE-IMPÉRIA
Un homme sans coeur et vivant... miracle !

BALTHAZAR
Oui, Madame, l'amour fait de tel miracles.

LORENZO
Ta ! ta ! ta ! Monseigneur, laissez ces détours. Déclarez lui votre amour en termes clairs.

BELLE-IMPÉRIA
A quoi bon se plaindre quand il n'y a pas de remède ?

BALTHAZAR
Mais si, il faut que j'adresse ma plainte à votre gracieuse personne qui possède le remède... une réponse favorable de vous, dont les perfections occupent toutes mes pensées, vous dont l'aspect est pour mes yeux l'asile de la beauté, vous qui logez désormais mon coeur dans votre poitrine diaphane !

BELLE-IMPÉRIA
Hélas, Monseigneur, ce ne sont là que paroles banales, dont le seul effet est de me forcer à vous céder la place.

(Elle va pour sortir; son gant tombe. Horatio qui arrive le ramasse.)

HORATIO
Votre gant, Madame !

BELLE-IMPÉRIA
Merci, mon bon Horatio, garde-le pour ta peine.

(Elle sort.)

BALTHAZAR
Le seigneur Horatio s'est baissé au bon moment !

HORATIO
J'ai récolté plus de grâces que je n'en méritais et n'espérais.

LORENZO
Monseigneur ne vous vous laissez pas impressionner par ce qui s'est passé. Les femmes, vous le savez, sont souvent capricieuses. La moindre brise dispersera ces nuages. Laissez-moi faire, je veux les dissiper moi-même. En attendant, cherchons le moyen de passer agréablement le temps en jeux plaisants et en fêtes.

HORATIO
Le Roi, Messeigneurs, vient ici de ce pas, pour faire honneur à l'ambassadeur de Portugal. Tout était prêt avant mon arrivée.

BALTHAZAR
Alors il convient de tenir compagnie au Roi, de souhaiter ici la bienvenue à notre ambassadeur et d'apprendre comment se portent et mon père et ma patrie.

SCENE V

((En Espagne, devant le Palais))
(On apporte un banquet. Entrent le Roi, l'ambassadeur, des trompettes.)

LE ROI
Voyez, Seigneur ambassadeur, comment l'Espagne traite Balthazar son prisonnier, le fils du vice-roi. Les bonnes relations nous plaisent beaucoup plus que la guerre.

L’AMBASSADEUR
Notre Roi est malheureux et le Portugal se lamente; ils croyent que Don Balthazar est tué.

BALTHAZAR
Ce qui me tue, c'est la tyrannie de la beauté; vous voyez comment Balthazar est mort: je m'amuse avec le fils du duc de Castille consacrant toutes mes heures aux plaisirs de la cour, et comblé des faveurs de Sa Majesté.

LE ROI
Remettez les cérémonies après la fête; asseyez-vous près de nous et faites honneur à notre chère. (Ils prennent place au banquet.) Mettez-vous là, mon jeune prince, vous êtes notre second invité; mon frère ici; vous mon neveu, prenez place. Signior Horatio veille au service de notre coupe, tu as bien mérité cet honneur. Et maintenant, Messeigneurs, à l'oeuvre ! L'Espagne est le Portugal, et le Portugal est l'Espagne. Nous sommes amis tous deux, le tribut est payé et nous jouissons de nos droits. Mais où est notre maréchal ? le vieux Hieronimo ? Il nous avait promis une représentation pompeuse, pour honorer notre hôte.

(Entre Hieronimo qu'accompagnent un tambour et trois chevaliers chacun portant son écusson : ensuite il introduit trois Rois; les chevaliers leur enlèvent leurs couronnes et les font prisonniers.)

LE ROI
Hieronimo, cette mascarade réjouit nos yeux, bien que je n'en pénètre pas bien le mystère.

HIERONIMO
Le premier des chevaliers armés qui suspendit ici son écusson, (il prend l'écusson et le remet au roi) , fut l'anglais Robert comte de Gloucester, lequel, au temps où le roi Etienne regnait sur Albion, débarqua en Portugal à la tête de vingt cinq mille hommes et, par ses succès guerriers, força le roi, — ce n'était alors qu'un Sarrasin, — à subir le joug de la monarchie anglaise.

LE ROI
Seigneur Portugais, ce que vous voyez ici peut consoler votre roi et vous même et rendre moins désagréable votre récente disgrace. Mais le suivant, Hieronimo, qui était-ce, dis moi ?

HIERONIMO
Le second chevalier qui suspendit son écusson, — (même jeu) — fut Edmond, comte de Kent en Albion, au temps où l'Anglais Richard portait le diadème. Il vint de même, rasa les remparts de Lisbonne et mit le roi de Portugal en fuite. En récompense de ce service et de quelques autres, il fut créé duc d'York.

LE ROI
C'est un nouvel argument spécial, prouvant que le Portugal peut se résigner à subir notre joug, puisque la petite Angleterre lui à déjà imposé le sien. Et maintenant, Hieronimo, qui était le dernier ?

HIERONIMO
Le troisième et dernier, — non le moindre à notre compte,

LE ROI
Hieronimo, je bois à toi en remerciement de la représentation qui a plu à l'ambassadeur comme à moi-même; rends-moi raison Hieronimo, si tu aimes ton roi. — (même jeu) , — fut comme les autres un vaillant Anglais, le brave Jean de Gand, duc de Lancastre, comme il appert clairement de son écusson. Il vint à la tête d'une puissante armée jusqu'en Espagne et fit prisonnier notre roi de Castille. (Il prend la coupe des mains d'Horatio.) — Monseigneur, pour rester plus longtemps à table il faudrait, j'en ai peur, des régals plus délicats; mais nous avons célébré votre bienvenue avec ce que nous avons de meilleur. — Rentrons, afin que vous puissiez remplir votre mission. Je crois que notre conseil est assemblé déjà.

L’AMBASSADEUR
Ceci est un argument permettant à notre vice-roi de dire qu'il ne faut pas que l'Espagne nous insulte après son succès; puisque des guerriers anglais ont, de même, conquis l'Espagne et l'ont obligée de plier le genou devant Albion.

— (Ils sortent tous.) —

SCENE VI

Entrent l’OMBRE D'ANDREA et la VENGEANCE

ANDREA
Sommes nous venus des profondeurs souterraines pour voir festoyer celui qui m'a frappé d'un coup mortel ? Le spectacle de ces réjouissances est douloureux pour mon âme; je ne vois que des alliances, de l'amour, des banquets !

LA VENGEANCE
Calme-toi Andréa : avant de partir d'ici je changerai leur amitié en violente colère, leur amour en haine mortelle, leur jour en nuit, leur espérance en désespoir, leur paix en guerre, leur joie en peine et leur prospérité en misère !

FIN DU PREMIER ACTE

Acte II

SCENE I

((En Espagne devant le Palais ?))
(Entrent Lorenzo et Balthazar.)

LORENZO
Monseigneur, bien que Belle-Impéria semble se dérober, la raison vous dit de conserver votre belle humeur. Avec le temps, le taureau sauvage accepte le joug; avec le temps le faucon hagard revient au leurre; avec le temps le petit coin fend le chêne le plus dur; avec le temps la petite pluie douce perce le caillou, avec le temps aussi ses dédains tomberont et elle compatira à votre peine amoureuse.

BALTHAZAR
Non, elle est plus sauvage, plus dure aussi, que le fauve, ou l'oiseau, ou l'arbre, ou la pierre. Mais pourquoi faire injure au nom de Belle-Impéria ? C'est ma faute et non la sienne qui mérite le blame. Je ne suis pas fait de manière à contenter sa vue; ma parole est rude et ne saurait lui plaire; les vers que je lui ai envoyés sont grossiers et mal venus, tels ceux qui tombent de la plume de Marsyas ou de celle de Pan. Mes présents ne sont pas assez précieux et paraissent sans valeur, toutes mes peines sont perdues. Je pourrais lui plaire par ma vaillance, ...oui, mais elle est démentie par ma captivité ! Elle pourrait m'aimer pour contenter le désir de son père, ...oui, mais sa raison est plus forte que ce désir ! Elle pourrait m'aimer en qualité d'ami de son frère, ...oui, mais ses espoirs tendent vers une autre fin ! Elle pourrait m'aimer pour rehausser sa condition, ...oui, mais elle espère peut-être un époux plus noble encore ! Elle pourrait aimer en moi l'esclave de sa beauté, ...oui, mais j'ai bien peur qu'elle ne soit rebelle à l'amour absolument !

LORENZO
Monseigneur, par amitié pour moi laissez ces rêveries; n'en doutez pas, nous trouverons un remède. Il doit y avoir quelque cause qui l'empêche de vous aimer; il nous faut la connaître d'abord, la faire disparaître ensuite. Si, par exemple, ma soeur était éprise de quelque seigneur ?

BALTHAZAR
Mon jour d'été se transformerait en nuit d'hiver !

LORENZO
J'ai trouvé déjà un stratagème pour sonder à fond cette question douteuse. Monseigneur, permettez que cette fois ce soit moi qui vous guide; ne me contrecarrez pas, quoique vous puissiez entendre ou voir; par la force ou par la douceur je veux faire en sorte que la vérité dans tout ceci me soit révélée ! Ho ! Pédringano

PEDRINGANO
Signior.

LORENZO
Vien qui presto.

(Entre Pedringano.)

PEDRINGANO
Votre seigneurie a-t-elle quelqu'ordre à me donner pour son service ?

LORENZO
Oui, Pedringano, un service important; et pour ne pas perdre le temps en paroles inutiles, voici le cas : Il n'y a pas bien longtemps, tu le sais, je te défendis contre la colère de mon père, irrité parce que tu avais facilité les amours d'Andrea. Ton châtiment était décidé, je me plaçai entre le châtiment et toi. Tu sais donc le service que je t'ai rendu; à ce service je veux à présent ajouter un don, non de belles paroles, mais d'or monnayé, de terres, de biens, auxquels se joindront des dignités,... à condition que tu fasses droit à ma juste demande. Dis-moi la vérité et je serai à jamais ton ami.

PEDRINGANO
Quelle que soit la demande de votre Seigneurie, mon devoir étroit me commande de dire la vérité, si je suis à même de la dire.

LORENZO
Or donc Pedringano, voici ma question : Quel est l'homme que ma soeur Belle-Impéria aime ? Elle met toute sa confiance en toi, Parle, camarade, et tu t'assures à la fois mon amitié et la récompense. J'entends, qui aime-t-elle en remplacement d'Andrea ?

PEDRINGANO
Hélas, Monseigneur, depuis la mort d'Andrea je n'ai plus auprès d'elle le même crédit et je ne sais si elle aime ou non.

LORENZO
Si tu te dérobes, alors je suis ton ennemi ! Q4(Il dégaine.)Q4 La peur arrachera de force ce que l'amitié ne peut obtenir: ce que cache ta vie sera enseveli dans la mort; tu mourras pour l'avoir estimée plus que moi !

PEDRINGANO
Oh ! Monseigneur, arrêtez !

LORENZO
Alors dis la vérité; tu seras payé et je te garantirai de toutes les conséquences possibles; je ne dirai rien, du reste, de tout ce que j'aurai appris; mais si tu te dérobes encore, tu meurs !

PEDRINGANO
Si Madame Belle-Impéria aime quelqu'un...

LORENZO
Eh quoi, traitre des si et des car ?

Q4(Il le menace).Q4

PEDRINGANO
Oh ! Monseigneur, arrêtez ! Elle aime Horatio !

(Balthazar recule.)

LORENZO
Quoi ! Don Horatio, le fils de notre grand maréchal ?

PEDRINGANO
Lui-même, Monseigneur.

LORENZO
Bon ! dis à présent comment tu sais qu'ils s'aiment et tu me trouveras bon et généreux. Lève toi, dis-je, et révèle la vérité sans crainte.

PEDRINGANO
Elle lui a envoyé des lettres que j'ai lues moi-même, pleines de vers et d'amoureux devis, le plaçant au-dessus du prince Balthazar.

LORENZO
Jure moi, — sur cette croix, — ((son épée)) — que tu dis vrai et que tu ne révéleras pas à d'autres ce que tu m'as raconté.

PEDRINGANO
Je vous le jure à tous les deux, par celui qui nous a tous créés !

LORENZO
Ton serment est sincère j'en ai l'espoir. Voici ta récompense. Mais si je découvre que tu es parjure ou traitre, cette même épée sur laquelle tu as juré sera l'instrument de ta mort violente.

PEDRINGANO
Ce que j'ai dit est vrai et ne sera pas révélé par moi à Belle-Impéria; de plus la générosité de Votre Honneur lui assure mes fidèles services jusqu'au trépas.

LORENZO
Voici tout ce qu'il faut faire pour moi : observer où et quand les amoureux se rencontrent et m'en avertir en secret d'une manière quelconque.

PEDRINGANO
Ce sera fait Monseigneur !

LORENZO
Alors tu verras que je sais être libéral. Tu sais que pour ton avancement je suis plus puissant qu'elle; sois donc sage et ne me fais pas défaut. Va! reste auprès d'elle, selon ta coutume, — de peur que ton absence ne lui donne à croire que tu agis mal. (Sort Pedringano).
Eh bien ! Voilà !..., Tam armis quam ingenio !... Où la parole est sans effet, prévaut la violence .Mais l'or fait plus encore que les deux autres réunis. Que pense le prince Balthazar de mon stratagème ?

BALTHAZAR
Du bien et du mal ! Il me rend heureux et triste. Heureux de connaître celui qui fait obstacle à mon amour, triste parce que j'ai peur d'être haï d'elle, moi qui l'aime. Heureux de savoir de qui je dois tirer vengeance, triste en pensant qu'elle me fuira si je me venge. Et cependant, il faut que je me venge ou que je meure moi-même, car l'amour contrarié devient impatient. Je crois qu'Horatio est prédestiné à faire mon tourment. Tout d'abord dans sa main il brandit un glaive, puis farouche, avec ce glaive il fit la guerre; dans cette guerre il me porta de dangereuses blessures, par ces blessures je fus contraint de me rendre; en me rendant je devins ton esclave. En outre sa bouche sait dire d'agréables paroles; ces paroles agréables enveloppent d'aimables fantaisies; dans ces aimables fantaisies sont engluées d'adroites déceptions, lesquelles sont douces aux oreilles de Belle-Impéria. Par l'intermédiaire de ses oreilles elles lui vont droit a coeur. Et c'est ainsi qu'il s'installa dans ce coeur où je devrais être moi même. Ainsi donc sa force s'est emparée de mon corps et maintenant sa malice veut s'emparer de mon âme. Mais par sa chute je veux tenter la destinée et, de deux choses l'une, perdre ma vie ou conquérir mon amour !

LORENZO
Allons Monseigneur; en restant ici vous retardez la vengeance. Suivez-moi et faites triompher votre amour. Sa faveur à elle ne peut être gagnée qu'au prix de sa perte à lui.

(Ils sortent).

SCENE II

((En Espagne devant le Palais?))
(Entrent Horatio et Belle-Impéria.)

HORATIO[N]
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Nota del editor digital

"HORATIO"

«En la traducción de Smet el personaje que interviene es LORENZO, error que corregimos por HORATIO.»

Or donc, Madame, puisque, à la faveur de votre amour, la fumée voilée s'est transformée en flamme claire et que par des regards et des paroles il nous est possible d'alimenter nos pensées, (deux satisfactions importantes lorsque nous ne pouvons exiger davantage), pourquoi, Madame, au milieu des doux épanchements de notre amour, laisser voir les signes d'une langueur intérieure ?

(Entrent Pedringano, le Prince et Lorenzo. Pedringano leur montre ce qui se passe, il les poste dans une cachette.)

BELLE-IMPÉRIA
Mon coeur, doux ami, est comme un navire sur la mer; il aspire au port où se reposant à l'aise, il pourra réparer le mal fait aux moments de la tempête et, s'appuyant à la rive, se dire joyeusement que le plaisir suit la peine et la sérénité l'ennui. La possession de ton amour est le seul port où mon coeur, longtemps ballotté par la crainte et l'espoir, aspire ardemment et d'heure en heure à faire relâche pour y retrouver les joies perdues et, se reposant en sécurité, chanter avec Cupidon qu'une douce quiétude couronne les désirs de l'amour.

(Balthazar et Lorenzo d'en haut :)

BALTHAZAR
O sommeillez mes yeux; ne voyez pas la profanation de mon amour. Soyez sourdes, ô mes oreilles, n'entendez pas ce qui fait ma peine. Meurs, ô mon coeur, un autre jouit de ce que tu réclames.

LORENZO
Eveillez-vous mes yeux pour voir ces amours traversées. Ecoutez, mes oreilles, pour bien entendre leurs gémissements; vis, mon coeur, pour te réjouir de la chûte du présomptueux Horatio !

BELLE-IMPÉRIA
Pourquoi mon Horatio reste-t-il si longtemps sans rien dire ?

HORATIO
Moins je parle et plus je médite.

BELLE-IMPÉRIA
Mais quel est l'objet principal de tes méditations ?

HORATIO
Les dangers passés et les joies à venir.

BALTHAZAR
Les plaisirs passés et les dangers à venir !

BELLE-IMPÉRIA
De quels dangers, de quels plaisirs veux-tu parler ?

HORATIO
Des dangers de la guerre et des plaisirs de notre amour.

LORENZO
Dangers de mort, plaisirs imaginaires !

BELLE-IMPÉRIA
Ne pense plus aux dangers; nous ferons la guerre ensemble mais une guerre qui ne rompra pas nos traités de paix. Dis-moi de bonnes paroles, elles se croiseront avec les bonnes paroles que je te dirai; dirige sur moi de doux regards, mes doux regards iront à leur rencontre. Ecris-moi des vers amoureux, je répondrai par des vers amoureux. Donne-moi un baiser et il se heurtera au choc de mon baiser. Que telle soit notre guerre pacifique ou notre paix guerrière.

HORATIO
Or donc ma gracieuse dame, désigne le champ où se fera la première rencontre de cette guerre.

BALTHAZAR
Oh ! le traître ambitieux, comme son audace grandit !

BELLE-IMPÉRIA
Eh bien ! que ce soit donc la jolie charmille du jardin de ton père, où pour la première fois nous nous avouâmes notre mutuelle amitié. La Cour serait dangereuse; cet endroit-là est sûr. L'heure sera le moment oû Vesper se lève montrant aux voyageurs en détresse la route de la patrie. Là, nul ne nous entendra que les oiseaux inoffensifs. Peut-être à notre insu, par son carillon, le doux rossignol nous endormira-t-il, et, chantant la poitrine meurtrie par une épine[N]
X
Nota del traductor

"épine"

Allusion à un vieille légende anglaise: le rossignol avant de chanter se plante une épine dans la poitrine de peur de s’endormir.

, célébrera-t-il nos délices et nos amoureux ébats. Jusqu'à ce moment, chaque heure nous paraîtra un an et plus.

HORATIO
Mais ma douce amie, ma bien aimée que j'honore, retournons auprès de votre père; de dangereux soupçons menacent notre bonheur.

LORENZO
Oui, le danger avec l'aide d'une colère jalouse enverra ton âme dans la nuit éternelle !

SCENE III

((En Espagne devant le Palais ?))
(Entrent le Roi, l'Ambassadeur de Portugal, Don Cyprien, etc.)

LE ROI
Mon frère de Castille, que dit votre fille, Belle-Impéria, en réponse à l'amour du prince ?

CYPRIEN (Le Duc)
Bien qu'elle se dérobe, ainsi qu'il convient à son sexe et qu'elle n'avoue pas son amour pour le prince, je suis convaincu qu'elle cédera quand il le faudra. Quand bien même elle y répugnerait, ce qui ne sera pas le cas, je veux qu'elle suive mes instructions: il faudra qu'elle l'aime ou qu'elle renonce à mon amour.

LE ROI
Alors, Seigneur ambassadeur de Portugal, dis à ton roi de faire les préparatifs de ce mariage pour fortifier notre alliance récemment conclue. Je ne connais pas de meilleur moyen de resserrer notre amitié. Son douaire sera grand et libéral; outre qu'elle est la fille et l'héritière pour moitié des biens de notre frère Don Cyprien et qu'elle aura donc la moitié de ses terres, je veux favoriser son mariage par un cadeau d'oncle. Voici en quoi il consistera: si le mariage se fait, le tribut que vous êtes tenu de payer sera supprimé et si elle a un fils de Balthazar ,il héritera du royaume après nous.

L’AMBASSADEUR
Je transmettrai la proposition à mon maître et suzerain et l'appuierai, si mon conseil a de l'influence.

LE ROI
Faites cela, Seigneur, et s'il est d'accord, j'espère qu'il nous honorera de sa présence à la cérémonie, le jour du mariage. Qu'il fixe la date lui-même.

L’AMBASSADEUR
Votre grâce a-t-elle d'autres ordres à me donner ?

LE ROI
Présentez mes compliments au Vice-Roi. Adieu donc. Mais comment le prince Balthazar n'est-il pas là pour prendre congé ?

L’AMBASSADEUR
C'est fait déjà, mon bon Seigneur.

LE ROI
Parmi les missions dont vous êtes chargé, la rançon du prince ne doit pas être perdue de vue; elle ne m'est pas destinée mais bien à celui qui l'a fait prisonnier. Son courage mérite cette récompense. C'est Horatio, le fils de notre grand maréchal.

L’AMBASSADEUR
La somme a déjà été arrêtée entre nous, elle sera expédiée en toute diligence.

LE ROI
Alors donc, encore une fois, adieu Monseigneur.

L’AMBASSADEUR
Adieu, Monseigneur de Castille et vous tous.

(Il sort.)

LE ROI
Et maintenant, mon frère, il faudra vous donner quelque peine pour faire céder la volonté de Belle Imperia. Les jeunes vierges doivent être dirigées par leurs amis; le prince est aimable et il l'aime beaucoup. Si elle le néglige et refuse son amour, elle fera tort à la fois à ses propres domaines et aux nôtres. C'est pourquoi, tandis que j'entourerai le prince de tous les agréments dont notre Cour dispose, il faut vous efforcer de soumettre la pensée de votre fille. Si elle refuse, tout ce que nous avons fait se réduira à rien.

(Ils sortent.)

SCENE IV

((Le Jardin de Hieronimo))
(Entrent Horatio, Belle-Imperia et Pedringano.)

HORATIO
Puisque la nuit de ses ailes noires, commence à voiler la lumière du soleil et que les plaisirs réclament l'abri de l'obscurité, viens, Belle-Imperia, entrons sous la charmille et passons y en sécurité, une heure délicieuse.

BELLE-IMPÉRIA
Je te suis, mon amour et ne reviendrai point sur mes pas, bien que le coeur me manque et résiste à mon âme.

HORATIO
Eh quoi ! Doutes-tu de la fidélité de Pedringano ?

BELLE-IMPÉRIA
Non, il est digne de confiance comme un autre moi-même. Va Pedringano. Veille à la porte et si quelqu'un s'approche, avertis-nous.

PEDRINGANO
Au lieu de veiller, je veux gagner encore de l'or en conduisant Don Lorenzo au lieu de ce rendez-vous.

(Il sort)

HORATIO
A quoi pense mon amour ?

BELLE-IMPÉRIA
Je l'ignore moi-même et pourtant mon coeur a le pressentiment d'un malheur.

HORATIO
Bien-aimée ne parle pas ainsi; la bonne fortune nous sourit et le ciel a chassé le jour pour nous être agréable. Les étoiles, tu le vois, ont voilé leur lueur tremblante et la lune se cache pour nous faire plaisir.

BELLE-IMPÉRIA
C'est toi qui l'emportes; je veux vaincre mes doutes et noyer ma crainte dans mon amour et dans ta persuasion. Je n'ai plus peur; je ne pense plus qu'à l'amour. Pourquoi ne pas nous asseoir ? Le plaisir requiert qu'on soit à l'aise.

HORATIO
Chaque fois que tu viendras t'asseoir parmi ces rameaux verts, ils seront par Flore, couverts de fleurs.

BELLE-IMPÉRIA
Oui, mais si Flore surveille Horatio, son oeil jaloux découvrira qu'il se tient trop près de moi !

((Chant du Rossignol))

HORATIO
Entendez-vous, Madame, comme les oiseaux chantent cette nuit ? C'est la joie de voir Belle-Imperia auprès d'eux.

BELLE-IMPÉRIA
Non c'est Cupidon qui imite le chant du rossignol pour accorder sa douce musique aux paroles d'Horatio.

HORATIO
Si Cupidon chante, Vénus n'est pas loin. Oui tu es Vénus ou quelqu'étoile plus belle encore !

BELLE-IMPÉRIA
Si je suis Vénus tu dois être Mars; quand Mars règne, la guerre est imminente.

HORATIO
Qu'elle commence donc ! Avance ta main, elle combattra ma main plus rude.

BELLE-IMPÉRIA
Avance ton pied, il éprouvera la force du mien.

HORATIO
Mais d'abord mes regards lutteront contre les tiens

BELLE-IMPÉRIA
Alors garde toi ! Je darde ce baiser vers toi.

HORATIO
Et voilà comment je renvoie le trait que tu m'as lancé !

BELLE-IMPÉRIA
Alors pour m'assurer la gloire de la rencontre, mes deux bras joints te font un joug et t'obligent à céder.

HORATIO
Ah ! Mes bras sont grands et forts; ainsi les ormeaux sont embrassés par la vigne, jusqu'à ce qu'ils tombent

BELLE-IMPÉRIA
Oh! Lâche-moi ! Au fond de mes yeux troublés tu peux lire que la vie s'éteint dans la passion.

HORATIO
Oh ! Un moment encore ! je veux mourir avec toi ! Ainsi tu seras vaincue et cependant c'est moi qui serai conquis.

BELLE-IMPÉRIA
Qui va là! Pedringano !... Nous sommes trahis!

(Entrent Lorenzo, Balthazar, Serberine, et Pedringano masqués.)

LORENZO
Monseigneur ! Emportez-la... qu'on l'emmène... Oh ! Monsieur assez ! Votre valeur a été mise à l'épreuve. Vite Dépéchez ! mes maîtres !

(Ils se mettent en devoir de pendre Horatio à un arbre.)

HORATIO
Eh! Quoi ! vous voulez donc m'assassiner ?

LORENZO
Eh oui ! Là ! là ! (Ils le poignardent.) Voilà les fruits de l'amour !

BELLE-IMPÉRIA
Oh ! sauvez sa vie Que je meure pour lui ! Sauvez-le, mon frère, sauvez-le, Balthazar ! J'aimais Horatio; il ne m'aimait pas !

BALTHAZAR
Oui, mais Balthazar aime Belle-Imperia !

LORENZO
Sa vie était pleine d'ambition et d'orgueil, mais à présent que le voilà mort, il est plus haut placé que jamais.

BELLE-IMPÉRIA
Au meurtre ! Au meurtre ! Au secours ! Hieronimo ! Au secours !

LORENZO
Baillonnez-la. Qu'on l'emporte !

(Ils sortent.)

SCENE V

(Entre Hieronimo en vêtement de nuit.)

HIERONIMO
Quels sont ces cris qui m'arrachent à mon lit dénudé et glacent mon coeur palpitant ? Il tremble d'une frayeur que jamais auparavant le danger ne lui avait inspirée. Qui donc appelait Hieronimo ? Parlez, me voici ! Je ne dormais pas, ce n'est donc pas un rêve ! Non, non. Une femme criait au secours et c'est dans ce jardin qu'elle criait. C'est dans ce jardin que je dois venir à son aide... Mais halte ! Quel spectacle de meurtre est ceci ? Un homme pendu ! Les assassins disparus ! Et cela dans ma charmille pour rejeter sur moi la responsabilité du crime ! Ce lieu fut disposé pour le plaisir et non pour la mort. (Il coupe la corde.) Ces vêtements qu'il porte... oh ! je les ai vus souvent !... Hélas c'est Horatio, mon fils bien aimé ! Oh ! non, c'est celui qui fut mon fils jadis ! Oh ! Est-ce toi qui m'as appelé de mon lit ? Parle s'il te reste quelqu'étin-celle de vie. Je suis ton père. Qui a tué mon fils ? Quel monstre sauvage hors de l'humanité, s'est gorgé ici de ton sang innocent et n'a laissé dans cette ombre mortelle et noire que ton cadavre ensanglanté et flétri que je baigne d'un océan de larmes ? O cieux pourquoi avez-vous fait cette nuit qui couvre le crime ? O terre, pourquoi n'as tu pas englouti le vil profanateur de ce bosquet sacré ? Oh mon pauvre Horatio, quel mal avais-tu fait pour perdre ainsi la vie avant que ta vie nouvelle eût commencé ? O misérable boucher, comment as-tu osé égorger la vertu et le mérite ? Malheureux que je suis, j'ai perdu toute ma joie en perdant Horatio, mon doux enfant.

(Entre Isabella.)

ISABELLA
L'absence de mon mari m'a donné des palpitations au coeur. Hieronimo !

HIERONIMO
Ici Isabella, viens te joindre à mes lamentations. Mes soupirs s'arrêtent et mes pleurs sont taris.

ISABELLA
Quel océan de douleurs ! Mon fils Horatio ! Oh f qui est l'auteur de ce mal infini ?

HIERONIMO
Le savoir apporterait quelque soulagement à ma douleur, car dans la vengeance mon coeur trouverait du réconfort.

ISABELLA
Alors il a fui ? Et la vie de mon fils de même ? Oh ! Que jaillissent les larmes, des fontaines, des océans de larmes ! Que soufflent les soupirs soulevant une éternelle tempête; car le trouble universel s'accorde avec notre misère maudite.
Q4 Mais hélas Hieronimo, mon époux bien aimé, parle !

HIERONIMO
Il soupait avec nous ce soir plein d'entrain et de gaîté; il disait qu'il voulait aller trouver Balthazar au palais du duc, c'est là que loge le prince. Il n'avait pas l'habitude de rester dehors si tard; il est peut-être dans sa chambre; que quelqu'un aille voir. Roderigo, holà !

(Entrent Pedro et Jacques.)

ISABELLA
Hélas, il délire ! Mon bon Hieronimo ?

HIERONIMO
C'est vrai, toute l'Espagne l'a remarqué. De plus, il est si généralement aimé... L'autre jour Sa Majesté lui fit la grâce de le charger de veiller sur sa coupe : ce sont là des faveurs qui me prouvent que sa vie ne saurait être de courte durée.

ISABELLA
Mon bon Hieronimo !

HIERONIMO
Je me demande comment ce gaillard s'est procuré ses vêtements ? Maraud ! je veux savoir la vérité sur tout ceci. Jacques, courez tout de suite chez le duc de Castille et dites à mon fils Horatio de rentrer au logis; sa mère et moi nous avons eu des rêves bizarres cette nuit. M'entendez-vous ? Monsieur ?

JACQUES
Oui. Monsieur !

HIERONIMO
Eh bien Monsieur, allez ! Pedro, viens ici. Sais-tu qui est couché là ?

PEDRO
Je ne le sais que trop, Monsieur !

HIERONIMO
Que trop ! Mais qui ? Qui est-ce ? Paix ! Isabella ! Allons ne rougis pas, mon ami.

PEDRO
C'est le Seigneur Horatio.

HIERONIMO
Ah ! Ah ! Par Saint Jacques, non ceci me fait rire D'autres s'y trompent donc aussi, encore plus que moi !

PEDRO
S'y trompent ?

HIERONIMO
Oui, j'aurais juré moi-même, il y a moins d'une heure que voilà mon fils Horatio; les vêtements sont tout pareils. Ah ! ne sont-ce pas là l'extraordinaires hallucinations ?

ISABELLA
Plut à Dieu que ce ne fût pas lui !

HIERONIMO
Que ce ne fût par lui ? Isabella, rêves-tu donc que c'est lui ? Ton coeur bienveillant peut-il soutenir la pensée qu'un crime aussi noir fût perpétré contre un être aussi pur aussi immaculé que notre fils ? Arrière ! Tu me fais honte !

ISABELLA
Cher Hieronimo, envisage ta douleur d'un oeil plus grave. La faiblesse de la crainte engendre la faiblesse de la crédulité.

HIERONIMO
C'était un homme à coup sûr, celui que l'on a branché là; un homme jeune, je m'en souviens. J'ai coupé la corde... S'il se faisait après tout que ce fût mon fils... Vous dites ? Vous dites ?... De la lumière ! Passez-moi votre flambeau; que je regarde encore. Grand Dieu ! Horreur, crime, torture, mort et enfer enfoncez tous ensemble vos aiguillons dans ma chair glacée, roidie d'horreur à présent. Tuez-moi vite ! Sois bonne pour moi, O nuit infectieuse, fais retomber le meurtre sur moi. Enveloppe dans tes ténèbres immenses le désert de ma douleur, ne permets pas que je survive pour revoir la lumière. Elle pourrait rappeler à mon souvenir que j'avais un fils !

ISABELLA
O mon doux Horatio ! O mon fils bien aimé !

HIERONIMO
Comme c'est étrange ! J'avais perdu le chemin de ma douleur !Q4
O fleur charmante et douce, brutalement cueillie avant le terme, mon beau, mon vertueux fils, non pas vaincu mais trahi; reçois ce baiser; la parole s'arrête en même temps que les larmes.

ISABELLA
Que je ferme les fenêtres de ta vue; jadis ces yeux faisaient mes délices les plus chères !

HIERONIMO
Vois-tu ce mouchoir taché de sang ? Il ne me quittera plus jusqu'à ce que je me sois vengé. Vois-tu ces blessures d'où le sang se remet à couler ? Elles ne descendront pas dans la tombe avant que je me sois vengé Jusqu'à ce moment je veux me complaire dans ma douleur. Jusqu'à ce moment je la garderai pour moi toute entière.

ISABELLA
Les cieux sont justes, le meurtre ne peut demeurer caché : c'est le temps qui mettra un jour cette trahison en pleine lumière.

HIERONIMO
En attendant, ma bonne Isabella, cesse tes plaintes ou du moins dissimule les pendant un certain temps. De la sorte nous découvrirons plus vite le complot et nous apprendrons par qui tout ceci fut tramé. Viens, Isabella, il faut le relever, (ils relèvent le corps) et l'emporter de cette place maudite. Je veux dire son hymne funèbre, le chant ne convient pas ici.
ErrorMetrica
O aliquis mihi quas pulchrum ver educat herbas,
(Hieronimo applique son épée contre sa poitrine.)
10
Misceat et nostro detur medecina dolori :
Aut si qui jaciunt annorum oblivia, succos
Prebeat; ipse metam magnum quaecunque per orbem
Gramina Sol pulchras effert in luminis oras;
Ipse bibam quicquid meditatur saga veneni,
15
Quicquid et herbarum vi caeca nenia nectit :
Omnia perpetiar, lethum quoque, dum semel omnis
Noster in extincto moriatur pectore sensus.
Ergo tuos oculos nunquam (mea vita) videbo,
Et tua perpetuus sepelivit lumina somnus ?
20
Emoriar tecum : sic, sic iuvat ire sub umbras.
At tamen absistam properato cedere letho,
Ne mortem vindicta tuam nulla sequatur.

(Il jette son épée loin de lui et emporte le corps.)

SCENE VI

(Entrent l'Ombre d'Andrea et la Vengeance.)

ANDREA
M'as-tu fait venir jusqu'ici pour augmenter ma peine ? J'espérais que Balthazar serait tué; mais c'est mon ami Horatio que l'on tue, et l'on outrage Belle-Imperia, que j'aimais plus que tout au monde, par ce qu'elle m'aimait plus que tout au monde.

LA VENGEANCE
Tu parles de la moisson quand le blé est vert encore C'est la fin qui couronne toute oeuvre bien faite. La faucille ne paraît pas avant que le grain soit mûr. Calme toi ! Avant de t'emmener loin d'ici, je veux te montrer Balthazar engagé dans un mauvais cas.


Acte III

SCENE I

((Au Portugal))
(Entrent le Vice-Roi de Portugal, des gentilshommes, Alexandro et Villuppo.)

LE VICE-ROI
O sort infortuné des rois, qui trônent environnés de tant de doutes sans issue ! Nous commençons par être portés aux suprêmes hauteurs et souvent des haines violentes nous renversent. Nous dépendons toujours de la roue du destin; au moment de notre plus grande prospérité, nous n'éprouvons jamais de joie sans incertitude et sans la crainte d'être abattus. Les vagues sont moins tourmentées par les vents contraires que les affaires des rois par les coups de la fortune; ils veulent être redoutés et redoutent même d'être aimés, puisque la crainte et l'amour des rois ne sont que flatterie. Comme exemple, Messeigneurs, regardez votre Roi, à qui la fortune a ravi son fils bien-aimé, seul espoir de notre dynastie !

LE GENTILHOMME
Je n'aurais jamais cru que le coeur d'Alexandro pût s'envelopper d'une telle haine ! Mais je vois à présent que les paroles opèrent de plus d'une manière et que l'on ne peut juger les hommes sur leurs apparences.

VILLUPPO
Non, car, Monseigneur, si vous aviez vu son manège, ses faux semblants d'amour, ses mines étudiées, lorsque dans notre camp il encourageait Balthazar, vous eussiez jugé le soleil qui d'heure en heure dirige ses rayons vers le centre de la terre, plus inconstant qu'Alexandro dans ses desseins à l'égard du prince.

LE VICE-ROI
Assez Villuppo, tu en as dit assez et par tes paroles tu irrites encore les blessures de notre esprit. Je ne veux plus tromper l'attente du monde en différant encore la mort d'Alexandro. Allez ! Que quelques-uns d'entre vous amènent ici le prisonnier. Qu'il meure puisqu'il est condamné !

(Entre Alexandro, conduit par un gentilhomme et des hallebardiers. )

LE GENTILHOMME
Dans de telles extrémités, il n'est d'autre remède que la patience.

ALEXANDRO
Mais dans cette extrémité que sera cette patience ? Je quitte sans regrets ce monde où rien ne prévaut que l'injustice.

LE GENTILHOMME
Espérez la meilleure des destinées.

ALEXANDRO
Le ciel est mon espoir. Quant à la terre, elle est trop souillée pour que j'espère en ceux qui sont tirés d'elle.

LE VICE-ROI
Qu'attendons-nous ? Qu'on conduise ce démon d'audace à la mort que mérite son crime maudit.

ALEXANDRO
Je ne redoute pas les extrémités de la mort; un noble ne s'abaisse pas à des craintes serviles, pourtant, ô Roi, une chose me peine. C'est ceci et ceci seulement qui tourmente mon âme inquiète : je meurs accusé d'un crime dont je n'eus jamais la pensée, j'en atteste le ciel qui connaît mes pensées les plus secrètes.

LE VICE-ROI
Assez dis-je ! Qu'on le mette à la torture. Garrottez-le, brûlez son corps dans les flammes qui lui donneront un avant-goût des feux éternels du Phlegethon, qui attend son âme.

ALEXANDRO
La mort de l'innocent sera vengée sur toi Villuppo, sur toi qui as agi par malice, à moins que ce ne soit par intérêt que tu as forgé cette accusation.

VILLUPPO
Alexandro ! Si tu me menaces, je prêterai main forte pour te plonger dans ce lac de feu où tes paroles périront en même temps que tes actes ! Traître injurieux I Monstrueux homicide !

(Entre l'Ambassadeur.)

L’AMBASSADEUR
Arrêtez ! Attendez un moment... et que votre Majesté me pardonne... emparez-vous de Villuppo.

LE VICE-ROI
Seigneur Ambassadeur, quelle nouvelle nous vaut cette entrée soudaine ?

L’AMBASSADEUR
Sachez ô maître souverain que Balthazar est vivant.

LE VICE-ROI
Que dis-tu ? Balthazar notre fils, vivant ?

L’AMBASSADEUR
Le fils de Votre Altesse, le seigneur Balthazar est vivant; il est fort bien traité à la Cour d'Espagne et se recommande au souvenir de Votre Majesté. Mes yeux l'ont vu et les gens de ma suite qui vous apportent des lettres avec les compliments du Roi, sont les heureux témoins de l'état florissant de sa santé.

(Il remet les lettres.)

LE VICE-ROI
(Lisant.) « Ton fils est vivant; nous avons reçu votre tribut; la paix est conclue et nous sommes satisfaits. Décide le reste selon les propositions faites tant à notre honneur que dans ton intérêt. »

L’AMBASSADEUR
Voici les autres conditions de son Altesse.

(Il remet d'autres lettres.)

LE VICE-ROI
Scélérat maudit ! Avoir dirigé de telles accusations contre la vie et l'honneur du noble Alexandro ! Allons ! Seigneur, déliez le prisonnier. Que ce soit lui qui te délivre, lui qui est voué à la mort en expiation de ton infortune.

(Alexandro est délié.)

ALEXANDRO
Mon redouté Seigneur, malgré votre bonté, vous ne pouviez agir autrement sur le rapport d'un acte aussi damnable. Notre innocence a donc, nous le voyons, sauvé cette vie sans espoir que tu voulais détruire, Villuppo, par tes calomnies.

LE VICE-ROI
Dis-moi Villuppo ô fourbe ! pourquoi voulais-tu de la sorte par tes mensonges livrer à la mort le seigneur Alexandro ? Pour le perdre dans notre opinion, il ne fallait pas moins, — tu le savais, — que l'assassinat de notre fils bien-aimé.

ALEXANDRO
Parle traître Villuppo ! Dis au Roi en quoi Alexandro t'avait fait tort.

VILLUPPO
Déchirée par le souvenir d'un acte aussi vil, mon âme coupable se soumet à son sort. Ce n'est pas pour venger des injures mais dans l'espoir de récompenses et de faveurs que j'ai honteusement mis sa vie en péril.

LE VICE-ROI
Eh bien, scélérat, elle sera rachetée par ta mort. Et non pas par un supplice ordinaire, comme celui que nous réservions à l'homme à qui tu imputais la mort de notre fils. Non, tu subiras les tourments les plus terribles, les plus excessifs que l'on pourra imaginer pour ton trépas. (Alexandro fait un geste de supplication.) N'intercédez pas ! Allez ! qu'on emmène le traître. (Sort Villuppo.) Toi Alexandro, nous voulons t'honorer en faisant connaître à tous ta fidélité. Voulant décider les différentes questions qui nous sont soumises par notre chef suprême le puissant roi d'Espagne, nous allons délibérer avec notre conseil : Viens Alexandro ! Tiens nous compagnie.

(Ils sortent.)

SCENE II

((Devant le Palais ?))
((On voit la chambre où est enfermée Belle-lmperia))
(Entre Hieronimo.)

HIERONIMO
O mes yeux ?... Des yeux ? non des fontaines débordantes de larmes. Oh vie ?... Une vie ?... non une forme animée de la mort ? Oh monde ?... Un monde ?... non un amas de malheurs publics, confus et plein de meurtres et de crimes. Oh ? cieux sacrés, si cet acte infâme, si cet attentat inhumain et barbare, si l'assassinat sans précédent de celui qui fut et qui n'est plus mon fils, doit rester sans être révélé ni vengé, comment dirons-nous encore que vos décrets sont équitables, alors que vous réservez de telles iniquités à ceux qui avaient foi dans votre justice ? La nuit secrétaire lugubre de mes gémissements, tient mon âme en éveil par de terribles apparitions et, me montrant les plaies de mon malheureux fils, me force à penser à sa mort. D'horribles démons jaillissent des enfers, ils dirigent mes pas vers des sentiers déserts, épouvantant mon âme d'imaginations violentes et enflammées. Ensuite le jour brumeux fait revivre le souvenir de mes souffrances; dès le matin il commence la revue de mes rêves et m'entraîne à rechercher le meurtrier. Regards, vie, terre, ciel enfer, nuit et jour, voyez, cherchez, montrez, envoyez-moi un homme, un moyen qui puisse... (Une lettre tombe près de lui.) Qu'avons-nous là ? Une lettre... non impossible ? Une lettre adressée à Hieronimo !... Encre rouge.
ErrorMetrica
« Reçois cette lettre écrite faute d'encre avec du sang;
» Mon malheureux frère me tient éloigné de toi :
25
» Venge toi de Balthazar et de lui,
» Car ce sont eux qui ont assassiné ton fils.
» Hieronimo, venge la mort d'Horatio
» Et sois plus heureux que Belle-lmperia. »
Que signifie ce prodige inattendu ? Mon fils assassiné par Lorenzo et le prince ! Quel motif avaient-ils d'en vouloir à Horatio ? Qu'est-ce donc qui peut te pousser, Belle-lmperia, à charger ton frère, si vraiment il a été l'instrument ! Prends garde Hieronimo, tu es trahi ! C'est un piège qui est préparé pour attenter à ta vie. Sois donc prudent; garde-toi d'être crédule. Tout ceci est dangereusement tramé, pour te pousser à accuser Lorenzo, afin que lui, en expiation de ce déshonneur mette ta vie en péril et rende ton nom haïssable. La vie de mon fils bien-aimé m'était chère; il faut que je venge sa mort ! Ne t'expose donc pas Hieronimo, mais vis pour accomplir ce que tu as résolu. Or, donc, pour peser tous les renseignements que je pourrai recueillir en confirmation de cet écrit, je vais me mettre aux écoutes près du palais du duc de Castille, rejoindre Belle-Imperia si c'est possible, écouter beaucoup, mais ne rien trahir !

(Entre Pedringano.)

HIERONIMO
Eh bien ! Pedringano ?

PEDRINGANO
Eh bien, Hieronimo ?

HIERONIMO
Où est ta maîtresse ?

PEDRINGANO
Je l'ignore. Voici mon maître.

(Entre Lorenzo.)

LORENZO
Eh ! qui va là ? Hieronimo ?

HIERONIMO
Monseigneur.

PEDRINGANO
Il s'informe de Madame Belle-Imperia

LORENZO
Et pourquoi Hieronimo ? Le Duc mon père l'a par je ne sais quelle disgrâce, éloignée d'ici pour quelque temps. Mais s'il s'agit d'une chose dont je puisse l'informer, dis-la moi, Hieronimo, je la lui rapporterai.

HIERONIMO
Non, non, Monseigneur, ce sera inutile. J'avais une demande à lui faire, mais il est trop tard. Sa disgrâce est malheureuse pour moi.

LORENZO
Et pourquoi, Hieronimo ? Mettez-moi à contribution.

HIERONIMO
Oh non Monseigneur, je ne le permettrai pas, il ne faut pas que cela soit, je me remercie humblement votre Seigneurie[N]
X
Nota del editor digital

"Seigneurie"

«[Les deux dernières lignes sont remplacées par le texte suivant dans les éditions publiées à partir de 1602.]»

.

HIERONIMO
Q4Oh ! vous, Monseigneur ! Je réserve votre faveur pour des choses plus importantes; ceci n'est qu'une bagatelle, Monseigneur, une bagatelle.

LORENZO
C'est égal Hieronimo, dites-moi ce que c'est.

HIERONIMO
Ma foi Monseigneur, c'est, je dois le confesser, une chose sans conséquence, j'ai été trop négligent, trop lent, trop distrait à l'égard de Votre Honneur !

LORENZO
Comment cela, Hieronimo ?

HIERONIMO
En vérité, Monseigneur, c'est une chose de rien; le meurtre d'un fils, je ne sais quoi... une chose de rien Monseigneur.Q4

LORENZO
Adieu donc.

HIERONIMO
Un coeur ne saurait exprimer mon mal, ni une langue mes pensées.

(Il sort.)

LORENZO
Viens donc, Pedringano. As-tu vu ?

PEDRINGANO
Oui, Monseigneur, j'ai vu et j'ai des soupçons.

LORENZO
Ce doit être j'en ai peur, ce traître damné de Serberine qui lui a raconté la mort d'Horatio.

PEDRINGANO
Impossible ! Monseigneur. Il y a trop peu de temps que la chose s'est passée et il ne m'a pas quitté depuis.

LORENZO
Soit ! Admettons cela mais son cas est tel que la crainte ou des paroles flatteuses peuvent l'engager a trahir. Je connais son caractère et je regrette de l'avoir employé dans une telle entreprise. Mais Pedringano, je veux prévenir tout malheur et comme je sais que tu es aussi discret que mon âme… voici... prends ceci pour ta satisfaction future (il lui donne de l'or) et écoute-moi. Voici ce que j'ai résolu. Il faut cette nuit — décide-toi je t'en prie — rencontrer Serberine au parc San Luigi; tu connais l'endroit, tout près d'ici, derrière la maison; prends bien tes mesures, frappe-le d'une main assurée, car il faut qu'il meure, si nous voulons rester en vie.

PEDRINGANO
Mais comment Serberine sera-t-il là, Monseigneur ?

LORENZO
Laisse-moi faire; je lui donnerai rendez-vous avec le prince et moi-même, à l'endroit où tu feras la chose.

PEDRINGANO
Ce sera fait, Monseigneur, ce sera fait. Je vais m'armer pour la rencontre là-bas.

LORENZO
Quand les choses changeront de face comme je l'espère, ceci te vaudra des dignités; tu connais mes dispositions... Che le Jeron ![N]
X
Nota del traductor

"Che le Jeron !"

Le sens de ces mots ces encore inexpliqué. Il s’agit d’un appel auquel répond “Le Page”: S’agit il d’un nom ? -

(Entre un page.)

LE PAGE
Monseigneur !

LORENZO
Va maraud, va trouver Serberine et dis lui tout de suite qu'il nous attende le prince et moi dans le parc San Luigi, derrière la maison; ce soir même mon garçon.

LE PAGE
J'y vais, Monseigneur !

LORENZO
Un instant, maraud ! A huit heures du soir; dis lui d'être exact.

LE PAGE
J'y vole, Monseigneur !

(Il sort.)

LORENZO
Maintenant récapitulons le complot que tu as tramé dans tous ses détails; sur commandement exprès du roi, je ferai disposer la garde, qui veillera en force sur la place où cette nuit Pedringano doit assassiner ce malheureux Serberine. C'est ainsi que nous devons travailler si nous voulons prévenir les mécomptes. De la sorte un mal en chasse un autre. La question cauteleuse de Hieronimo relativement à Belle-Imperia a fait naître le soupçon et ce soupçon provoque un mal nouveau. En ce qui me concerne moi-même, je connais ma faute secrète, ils la connaissent aussi, mais pour eux mes dispositions sont prises. Ceux qui, à prix d'argent, ont aventuré leurs âmes pour sauver ma vie vont aventurer leurs vies pour gagner de l'argent. Il vaut mieux que ces bas comparses meurent que de risquer notre bonheur par considération pour leurs vies.
Non ! il ne faut pas qu'ils vivent et me laissent dans la crainte d'une trahison. Je veux n'avoir confiance qu'en moi-même, je serai mon seul ami. Ils mourront ! Les esclaves ne sont pas faits pour autre chose !

SCENE III

((Le Parc San Luigi))
(Entre Pedringano, armé d'un pistolet.)

PEDRINGANO
Allons, Pedringano, pourvu que ton pistolet ne rate pas ! Et toi, Fortune, ne rate pas non plus, favorise moi une fois de plus, accorde le succès à mon esprit entreprenant et permets que je m'échappe après avoir touché le but. Voici l'or que l'on m'a donné et puis il y a celui que l'on m'a promis; ce n'est pas pour un rêve que je cours les aventures; non, non, Pedringano le tient bien entre ses mains. Celui qui n'imposerait pas silence à sa conscience pour l'homme qui est si libéral à tendre sa bourse, celui là serait indigne d'une telle faveur et mériterait de succomber et de vivre dans les regrets et dans la misère, tandis que des hommes comme moi s'élèvent. Quant au danger d'être pris, mon noble Seigneur saurait bien, si c'était nécessaire, s'interposer entre les conséquences possibles et moi. De plus cet endroit est à l'abri de toute surveillance. Je veux donc rester ici et garder ma position.

(Entre la Garde.)

1er GARDE
Je me demande vraiment pourquoi nous sommes spécialement chargés de surveiller cet endroit ?

2e GARDE
L'ordre a été donné au nom du roi en personne.

3e GARDE
Mais jamais il n'a été question de garder et de surveiller un endroit si rapproché de la maison du duc, son frère.

2e GARDE
Ne vous inquiétez pas, tenez-vous coi, il doit y avoir un motif.

(Entre Serberine.)

SERBERINE
C'est ici Serberine; reste ici, arrête-toi. C'est l'endroit indiqué par le page de Don Lorenzo, où tu dois d'après ses ordres te rencontrer avec lui. Quelle place excellente, si l'on était en train !... Ce coin me semble parfait pour un rendez-vous !

PEDRINGANO
Voici venir l'oiseau que je dois prendre. Allons ! Pedringano c'est le cas ou jamais de montrer que tu es un homme !

SERBERINE
Je me demande pourquoi Monseigneur tarde ainsi, et pourquoi aussi il m'a convoqué si tard ?

PEDRINGANO
Voici la raison Serberine, tu la tiens. (Il décharge son pistolet.) Le voilà par terre; j'ai accompli ma promesse.

1er GARDE
Entendez-vous messieurs ? C'est un coup de pistolet.

2e GARDE
Voyez, un homme est assassiné; arrêtez l'assassin !

PEDRINGANO
Ah ! Par tous les supplices des âmes de l'enfer. (Il se débat contre la garde.) Le premier qui me touche encore, je lui servirai de prêtre.

3e GARDE
Confesse-toi, toi-même, maraud, ce sera le moyen de jouer au prêtre. Pourquoi as-tu lâchement tué cet homme ?

PEDRINGANO
Pourquoi ? Par ce qu'il prenait l'air trop tard.

3e GARDE
Allons, Monsieur, vous auriez mieux fait de garder le lit que de commettre un tel crime à cette heure !

2e GARDE
Allons conduisons l'assassin chez le maréchal.

1er GARDE
En avant, chez Hieronimo : aidez-moi à porter en même temps là-bas le corps de la victime.

PEDRINGANO
Chez Hieronimo ? Conduisez-moi chez qui vous voudrez; quelqu'il soit, je lui tiendrai tête et à vous aussi. Allez. Mettez les choses au pis. Je vous défie tous

SCENE IV

((Devant le Palais ?))
(Entrent Lorenzo et Balthazar.)

BALTHAZAR
Qu'est-ce donc, Monseigneur ? Pourquoi si tôt levé ?

LORENZO
La crainte de m'y prendre trop tard pour prévenir un malheur.

BALTHAZAR
Quel est ce malheur dont nous ne nous sommes pas défiés ?

LORENZO
Les plus grands malheurs sont ceux dont nous nous défions le moins, Monseigneur; ce sont les maux inattendus qui nous font souffrir le plus.

BALTHAZAR
Mais dites-moi, Don Lorenzo, — dites-moi mon ami, — si quelque chose menace mon honneur et le vôtre ?

LORENZO
Il ne s'agit pas de vous, Monseigneur, ni de moi en particulier, mais de tous les deux à la fois. Je soupçonne, et les présomptions sont graves, que les bas complices de notre faute, — il s'agit de la mort de Don Horatio, —nous ont dénoncés au vieux Hieronimo.

BALTHAZAR
Dénoncés ! Allons donc, Lorenzo, c'est impossible !

LORENZO
Une conscience troublée, surexcitée à la pensée des fautes passées ne se trompe pas aisément : je suis convaincu, — ne cherchez pas à m'en dissuader — que tout est révélé à Hieronimo. C'est pourquoi, sachez que j'ai pris les dispositions que voici... (Entre le page.) Mais voici le page ! Eh bien, quelles nouvelles apportes-tu ?

LE PAGE
Monseigneur, Serberine a été assassiné.

BALTHAZAR
Qui cela ? Serberine, mon serviteur ?

LE PAGE
Le serviteur de votre Altesse, Monseigneur.

LORENZO
Réponds, page, qui l'a assassiné ?

LE PAGE
Celui qui a été pris sur le fait.

LORENZO
Qui ?

LE PAGE
Pedringano.

BALTHAZAR
Serberine assassiné, lui qui aimait tant son maître ! Oh ! Le traître injurieux, meurtrier de son ami !

LORENZO
Pedringano a-t-il assassiné Serberine ? Monseigneur permettez que je vous demande de provoquer et de hâter la vengeance par des plaintes adressées à Sa Majesté le Roi. Leurs dissentions sont de nature à augmenter les soupçons.

BALTHAZAR
Je te le promets, Don Lorenzo, il mourra, ou le refus du roi aura été obstiné. En attendant je vais faire hâter la session du maréchal; pour cette faute damnable, il mourra !

(Sort Balthazar.)

LORENZO
Eh bien ! ceci complète notre politique antérieure, ainsi l'homme sage se guide par l'expérience. C'est moi qui règle le complot, c'est lui qui en poursuit l'exécution; c'est moi qui ai amorcé la trappe c'est lui qui casse les rameaux inutiles et ne voit pas celui dont la glu capture l'oiseau. C'est ainsi que des gens habiles qui veulent arriver à leurs fins, doivent comme des oiseleurs être attentifs à se servir de leurs meilleurs amis. C'est lui qui se précipite pour faire tuer l'homme que j'ai fait prendre et nul ne sait qu'il s'agit d'un coup réussi de ma part. Il est dangereux de se fier à la foule et même, d'après moi, à qui que ce soit, quand les hommes ne savent pas garder leurs propres secrets

(Entre un messager avec une lettre.)

LORENZO
Mon enfant !

LE PAGE
Monseigneur ?

LORENZO
Qui vient là ?

LE MESSAGER
J'apporte une lettre pour votre Seigneurerie

LORENZO
De la part de qui ?

LE MESSAGER
De Pedringano, qui est en prison.

LORENZO
Ah vraiment, il est en prison ?

LE MESSAGER
Oui, mon bon Seigneur.

LORENZO
Que nous veut-il ? Il nous écrit : « de nous montrer bon maître et de lui venir en aide dans la détresse ». Dis lui que j'ai reçu sa lettre, que je connais sa pensée et qu'il soit assuré que nous ferons ce qui est possible. Va, mon gaillard, va ! Mon page te suivra. (Sort le messager.) Ceci vient comme de cire; allons, une fois de plus, fais usage de ton esprit ! Va, mon enfant, porte cette bourse à Pedringano, tu connais la prison, fais la remise en secret et vois bien que personne ne soit présent. Dis lui de vivre en joie, mais discrètement; et bien que la session du maréchal commence aujourd'hui, dis lui de ne pas douter de sa délivrance; tu peux lui affirmer que sa grâce est signée, — que par conséquent il peut être hardi et résolu. — Quand bien même il serait sur le point d'être expédié —(et je veux que l'épreuve soit poussée jusqu'à la limite extrême)— tu seras là auprès de lui et porteur de la grâce. Montre lui cette cassette et dis lui que sa grâce y est enfermée; mais ne l'ouvre pas si tu tiens à la vie. — En outre il faut que ses espérances restent secrètes. Il ne sera pas abandonné aussi longtemps que Lorenzo vivra. — Va ! —

LE PAGE
Monseigneur ! je cours !

LORENZO
Surtout, maraud, que ce soit proprement fait. — (Sort le page). Notre destinée à présent touche au moment délicat. C'est maintenant ou jamais que les doutes de Lorenzo prendront fin. — Une seule chose n'est pas faite encore : aller voir le bourreau. Pourquoi faire ? — Je ne me fierai pas à l'atmosphère elle-même, en disant ce que j'entends réaliser par là, de crainte que les chuchottements secrets du vent, n'aillent porter nos paroles à des oreilles ennemies, toujours ouvertes pour tirer avantage de tout. —
ErrorMetrica
Et quel che voglio io, nessun lo sa,
30
Intendo io : quel mi bastera.

(Il sort.)

SCENE V.

((Le Tribunal de Hieronimo.))
(Entre le Page portant la cassette.)

LE PAGE
Mon maître m'a défendu d'ouvrir cette cassette, et par ma foi s'il ne m'avait pas dit ça, je n'aurais pas perdu mon temps à le faire; nous autres garçons, tant que nous sommes mineurs nous avons la fragilité de la femme. C'est ce qui est le plus sévèrement défendu, que nous faisons tout d'abord. Ainsi- fais-je ! — Par mon honneur tout nu !... Il n'y a rien ici qu'une simple boite vide. Et si ce n'était pas pécher contre la discrétion, je dirais que voici un morceau de scélératesse Seigneuriale ! Il faut donc que j'aille trouver Pedringano et lui dire que sa grâce se trouve dans cette cassette ! Ma foi, si je n'avais pas vu le contraire j'en aurais fait le serment. Je ne puis m'empêcher de sourire en pensant comment ce vaurien va se moquer du gibet, narguer la foule et chanter à la barbe du bourreau; le tout parce qu'il sera convaincu que sa grâce ne peut manquer de sortir d'ici. Cela ne fera-t-il pas une farce bizarre, de me trouver là, à confirmer toutes les plaisanteries qu'il débitera, en montrant du doigt ma cassette comme pour dire : « moque toi d'eux, va donc, voici ta garantie ! » N'est ce point une raillerie abominable que celle par laquelle un homme se pousse en raillant à la mort... Hélas ! mon pauvre Pedringano cela me fait en quelque manière de la peine pour toi ! Mais comme il me faudrait être pendu en ta compagnie, je ne vais pas jusqu'à pleurer.

SCENE VI.

((Le Tribunal de Hieronimo.))
(Entrent Hieronimo et son adjoint.)

HIERONIMO
Ainsi nous devons travailler pour soulager les misères des autres, nous qui ne savons pas venir en aide aux nôtres; nous devons rendre la justice alors que très injustement, malgré nos griefs, nous ne pouvons obtenir réparation. Ne vivrai je pas assez longtemps pour voir le jour où, grâce à la justice du ciel, je pourrai savoir ce qui doit apaiser mon souci ? Mon corps s'épuise, ma vieillesse se consume à me dire que seul je dois être juste pour tous les hommes et que ni les dieux ni les hommes ne sont justes pour moi.

L’ADJOINT
Vertueux Hieronimo vos fonctions exigent que vous consacriez vos soins à punir ceux qui ont transgressé les lois.

HIERONIMO
Mon devoir exige également que j'honore dans la mort celui qui de son vivant représentait le meilleur de mon sang. — Mais passons à ce que nous sommes venus faire ici. Commençons, car l'objet qui gît ici me fait aspirer à partir.[N]
X
Nota del traductor

"car l'objet qui gît ici me fait aspirer à partir."

Allusion probable au mouchoir sanglant qu’il porte son sein.

(Entrent les officiers, le Page et Pedringano garroté. Ce dernier tient une lettre à la main.)

L’ADJOINT
Qu'on amène le prisonnier. La Cour est composée.

PEDRINGANO
((Au Page)) Grand merci mon garçon, mais il était temps de venir. J'avais écrit à ton maître une nouvelle lettre, au sujet d'affaires pressantes et qui le concernent, craignant que sa Seigneurie ne m'eût oublié. Mais puis qu'aussi bien il se souvient de moi...[N]
X
Nota del traductor

"de moi..."

Pendant toute la scène, qui suit par un jeu de scène non indiqué mais qui résulte clairement du texte le Page doit faire croire à Pedringano qu’il lui apporté le salut dans sa cassette.

Allons, allons !... quand allons nous voir fonctionner l'appareil ?

HIERONIMO
Debout ! Monstre homicide ! devant nous, pour la satisfaction du monde, confesse ta folie et regrette ta faute car voici le lieu de ton supplice !

PEDRINGANO
C'est aller vite en besogne. Eh bien donc, devant votre Maréchalerie, je confesse tout d'abord et je n'ai pas peur de mourir pour cela, que je suis l'homme en question. C'est moi qui ai tué Serberine. — Mais Seigneur, alors, vous croyez donc que c'est ici l'endroit où je vais vous donner toute satisfaction avec cet... appareil ?...

L’ADJOINT
Oui Pedringano.

PEDRINGANO
Eh bien, moi, je n'en crois rien !

HIERONIMO
Silence, effronté. Tu le sauras bientôt par expérience, car, —(aussi longtemps que je siégerai comme juge)— le sang paiera pour le sang et la loi sera respectée. Et, bien que moi-même je ne puisse l'obtenir, les autres verront leurs droits satisfaits; j'y veillerai. Dépéchons, le crime est prouvé et avoué; de par notre loi, cet homme est condamné à mort.

(Entre le Bourreau.)

LE BOURREAU
Allons, Monsieur, êtes vous prêt ?

PEDRINGANO
Prêt à quoi faire ? beau scélérat officieux ?

LE BOURREAU
A aller rejoindre l'appareil que voilà ?

PEDRINGANO
Oh Monsieur, vous êtes trop pressé ! Vous voudriez bien m'habiller d'une hart pour vous emparer de mes vêtements ! Ainsi donc je sortirais de cet appareil, mon costume, pour entrer dans cet autre appareil, la corde ?
Mais ô bourreau ! je vois votre friponnerie à présent, je ne veux pas d'un troc sans profit. Voilà qui est net !

LE BOURREAU
Allons Monsieur !

PEDRINGANO
Alors il faut que je monte ?

LE BOURREAU
Il n'y a pas de remède.

PEDRINGANO
Pardon, il y en aura un pour me faire descendre.

LE BOURREAU
En vérité, je dispose, moi d'un remède pour cela.

PEDRINGANO
Lequel ? La pendaison ?

LE BOURREAU
Oui vraiment. Allons êtes vous prêt ? Je vous en prie, dépéchons, le jour commence à baisser.

PEDRINGANO
Ah ça travaillez vous à heure fixe ? Si c'est le cas, je crois que je vais vous faire rompre une vieille habitude.

LE BOURREAU
Vous croyez cela ? Je vais plus vraisemblablement rompre votre jeune cou.

PEDRINGANO
Vous vous moquez de moi bourreau ? Priez Dieu que je ne vive pas, moi, pour rompre votre caboche de sacripant comme salaire de votre peine.

LE BOURREAU
Hélas, Monsieur, il s'en faut d'un pied que vous soyez assez grand pour cela, et, je l'espère bien, aussi longtemps que je serai en fonctions vous ne grandirez pas à la hauteur.

PEDRINGANO
Maraud ! voyez vous ce jeune garçon qui se tient là-bas, une cassette à la main ?

LE BOURREAU
Quoi ? Celui qui la désigne du doigt ?

PEDRINGANO
Oui ce compagnon là.

LE BOURREAU
Je ne le connais pas, mais après ?

PEDRINGANO
Espères tu vivre assez longtemps pour te faire une trousse neuve de ce vieux pourpoint ?

LE BOURREAU
Oui ma foi ! et bien des années ensuite pour trousser des gens plus honnêtes que toi... et que l'autre là-bas.

PEDRINGANO
Qu'y a-t'il dans cette boîte crois tu ?

LE BOURREAU
En vérité, je n'en sais rien et je ne m'en soucie guère. Il me semble que vous feriez mieux de vous préoccuper du salut de votre âme.

PEDRINGANO
Eh ! manant de bourreau, j'estime que ce qui est bon pour le corps est également bon pour l'âme. Je crois bien que dans cette cassette se trouve un baume pour l'un et pour l'autre.

LE BOURREAU
Bon ! tu es bien le plus jovial des morceaux de chair humaine qui jamais grognèrent à la porte de mon office !

PEDRINGANO
Votre ribauderie est elle devenue un office mis sous le nom d'un sacripant ?

LE BOURREAU
Oui ! et tous ceux là en rendront témoignage, qui t'auront vu le sceller du nom d'un voleur.

PEDRINGANO
Je vous en prie, demandez à ces bonnes gens de prier pour moi.

LE BOURREAU
Ah ! pardi, Monsieur, voilà enfin un bon mouvement. — Mes maîtres, vous le voyez, c'est un bon garçon.

PEDRINGANO
Non, non ! Je me souviens à présent; laissez les tranquilles pendant quelque temps encore; je n'en ai pas grand besoin à présent.

HIERONIMO
Jamais je n'ai vu un bandit aussi impudent. O temps monstrueux où l'on fait aussi peu de cas d'un meurtre !... où l'âme dont l'autel est au ciel, se complait uniquement à ce qui est interdit et s'égare dans les détours épineux qui lui barrent la route du bonheur ! O meurtrier, monstre ensanglanté, à Dieu ne plaise qu'un crime aussi abominable se dérobe au châtiment. Hâtez vous et que cette exécution s'achève. — Tout ceci me fait penser à toi ô mon fils !

(Il sort.)

PEDRINGANO
Voyons, doucement, pas de précipitation !

LE BOURREAU
Mais enfin qu'attendez vous ? Espérez-vous sauver votre vie ?

PEDRINGANO
Mais oui !

LE BOURREAU
Et comment cela ?

PEDRINGANO
Par la grâce du roi, sacripant !

LE BOURREAU
C'est la dessus que vous comptez ? Eh bien alors, voilà qui tranche la question.

(Il le pend.)

L’ADJOINT
C'est bien, bourreau; emportez le corps; mais qu'il reste sans sépulture. Il ne faut pas que la terre soit profanée et infectée par ce qui est méprisé du ciel et rejeté des hommes.

(Ils sortent.)

SCENE VII.

((Le Jardin de Hieronimo ?))
(Entre Hieronimo.)

HIERONIMO
Où pourrai je m'enfuir pour exhaler au loin mes chagrins... mes chagrins dont le poids a lassé la terre et mes gémissements qui ont rempli les airs de mes plaintes incessantes depuis la mort de mon fils ? Les vents tumultueux, d'accord avec mes paroles, ont à mes lamentations, secoué les arbres dénudés, dépouillé les prairies de leur verdure émaillée de fleurs, fait refluer sur les montagnes les hautes marées de mes larmes et envahi les enfers en forçant ses portes d'airain. Cependant, mon âme torturée souffre avec des gémissements entrecoupés; ses passions inquiètes montent ailées et, planant dans l'air, vont frapper aux fenêtres des cieux étincelants, réclamant justice et vengeance; mais ils sont placés à des hauteurs d'Empyrée et murés de remparts de diamant, la place est imprenable; elle résiste à mes plaintes et ne laisse point passer mes paroles.

(Entre le bourreau portant une lettre.)

LE BOURREAU
O ciel, Monsieur... Dieu vous bénisse, Monsieur... cet homme Monsieur... Petergad, Monsieur, celui qui était plein de joyeux propos...

HIERONIMO
Eh bien, quoi ?

LE BOURREAU
O ciel Monsieur ! nous nous sommes trompés de route; ce gaillard avait bel et bien la garantie d'un traitement tout différent, Monsieur;... voici son passe-port;... avec votre permission Monsieur, nous lui avons fait tort.

HIERONIMO
Je réponds de vous; — donnez moi ça.

LE BOURREAU
Vous vous placerez entre le gibet et moi ?

HIERONIMO
Oui, oui.

LE BOURREAU
Je remercie votre Seigneurie.

(Il sort.)

HIERONIMO
Malgré les soucis pressants qui me préoccupent, je veux, pour soulager la douleur qui m'oppresse, faire trève à mon chagrin et lire ceci : — «Monseigneur je vous écris parce que l'extrémité où je me trouve m'y force et afin que vous preniez la peine de me faire mettre en liberté; si vous négligez cela, mon cas est désespéré et, en mourant, je révèlerai la vérité. Vous savez, Monseigneur, que c'est pour votre compte que j'ai commis ce meurtre et que j'étais d'accord avec le prince et avec vous. Gagné par des récompenses et de belles promesses, j'ai pris part également à l'assassinat de Don Horatio. » — ...Il a pris part à l'assassinat de mon Horatio !... et les auteurs de cette tragédie maudite, c'était toi, Lorenzo, Balthazar, c'était toi, toi qui envers mon fils, avais tant d'obligations ! — Qu'ai je entendu; mes yeux qu'avez vous vu ? O cieux sacrés; se peut-il vraiment que ce crime monstrueux et détesté, si soigneusement dissimulé, si longtemps caché, doive être ainsi vengé ou révélé ? — Je vois donc, — je n'osais y croire alors, — que la lettre de Belle Impéria n'était pas fausse. Elle ne feignait pas et ils nous ont traitreusement outragés, elle, moi, Horatio et eux mêmes. Je puis maintenant, en comparant sa lettre à celle-ci, me rendre compte de tous les détails que jusqu'à présent je n'avais pas compris. Et je sens profondément à présent qu'ils ont fait ce que le ciel ne veut pas laisser sans châtiment. O traitre Lorenzo, voilà donc ce que valent tes manières flatteuses. — Sont-ce là les les honneurs que tu devais rendre à mon fils ? Et Balthazar, —anathème sur ton âme et sur toi même, — voilà donc la rançon pour laquelle il t'avait épargné ? — Maudites soient les causes de cette guerre forcée; maudites ta couardise et ta captivité; maudits soient ton corps, ton âme, ta naissance, ton père misérable et ton être vaincu ! Anathème, avec d'amères exécrations, sur le jour et l'endroit où mon fils eut pitié de toi. Mais pourquoi m'attarder à des paroles stériles lorsque seul le sang peut soulager mes souffrances. Je veux porter ma plainte au roi mon souverain, réclamer justice à grands cris, dans cette cour dont j'userai les cailloux avec mes pieds ridés. J'obtiendrai justice par mes supplications ou sinon je les excéderai de mes cris vengeurs.

(Il sort.)

SCENE VIII.

((Même décor ?))
(Entre Isabella et sa suivante.)

ISABELLA
Ainsi donc, selon vous cette herbe guérit les yeux, celle-ci les maux de tête... Ah ! mais il n'en est aucune qui guérisse le coeur. Non, il n'existe pas de médicament pour ma maladie ni de remède pour faire revivre les morts. — (Elle commence à délirer) — Horatio ! Oh ! Où est Horatio ?...

LA SUIVANTE
Bonne Madame, ne vous troublez donc pas au souvenir de l'attentat contre votre fils Horatio. Il repose en paix dans les Champs-Elyséens.

ISABELLA
Ah ! Ne vous ai-je pas donné des robes, de beaux vêtements, ne vous ai-je pas acheté un sifflet et un fouet pour être vengée de leurs vilenies ?

LA SUIVANTE
Oh Madame, ces divagations me torturent l'âme.

ISABELLA
Mon âme, —(pauvre âme, tu parles de choses... que tu ne connais pas)— mon âme a des ailes d'argent qui m'enlèvent jusqu'aux suprèmes hauteurs du ciel... Au ciel trône une armée d'ardents chérubins; ils dansent autour de ses plaies qui viennent de se refermer, chantant des hymnes suaves et formant des accords célestes. Rares harmonies pour célébrer la vertu de celui qui mourut, oui qui mourut, le miroir de notre temps !... Mais dis moi, où trouverai je les hommes, les assassins, qui ont tué mon fils ?

(Elles sortent.)

SCENE IX.

((Devant le bâtiment ou est enfermée Belle Impéria.))
((Le même que acte III scène II.))
(Belle-Impéria paraît à la fenêtre.)

BELLE-IMPÉRIA
Quelle est la raison de l'outrage qui m'est fait ? Pourquoi me tient on sequestrée de la sorte loin de la cour ? Aucune communication ! Dois je ignorer la cause de toutes ces disgraces cachées et suspectes ? O frère maudit, meurtrier cruel, dans quel but consacres tu toutes les forces de ton esprit à me martyriser ? — Hieronimo, à quoi sert de t'avoir écrit pour te révéler tes injures, si tu dois être si lent à en tirer vengeance ? — Andréa ô Andréa, tu sais comment on me traite à cause de ton ami Horatio et comment lui même a été assassiné sans motif. C'est bien ! Il faut à toute force que je me contraigne à la patience et me soumette au temps jusqu'au jour où le ciel m'aura libérée, comme je l'espère.

(Entre Christophel.)

CHRISTOPHEL
Rentrez, Madame Belle-Impéria. Ceci ne vous est pas permis.

(Ils sortent.)

SCENE X.

((Même décor.))
(Entre Lorenzo, Balthazar et le Page)

LORENZO
Page, ne dis rien à personne. Jusqu'à présent tout va bien. Tu es bien certain de l'avoir vu mort ?

LE PAGE
S'il ne l'est pas, je ne suis pas vivant.

LORENZO
Il suffit. Quant à sa résolution au moment de mourir, c'est affaire à celui qu'il est allé rejoindre. — Voici : prends cet anneau, remets-le à Christophel, dis-lui de mettre ma soeur en liberté et de la conduire ici sur le champ. — (Sort le Page). — J'ai pris cette mesure par précaution, pour tout aplanir et faire le secret sur le meurtre; comme on ne s'en occupe plus, — pas plus que de la merveille d'un moment, — je remets ma jolie soeur en liberté.

BALTHAZAR
Il en est temps, Lorenzo; Monseigneur le duc, vous l'avez entendu, s'informait d'elle la nuit dernière.

LORENZO
Oui, Monseigneur ! et vous m'avez entendu lui donner de bonnes raisons de sa retraite. Mais qu'importe ! Vous l'aimez, Monseigneur ?

BALTHAZAR
Oui !

LORENZO
Alors, veillez sur votre amour; soyez adroit: mettez un baume sur les soupçons, dites comme moi; s'il arrive qu'elle veuille discuter au sujet de son amoureux, ou de sa réclusion, plaisantez légèrement. Sous de feintes plaisanteries, on dissimule des choses qui sans cela feraient naître le trouble. Mais la voilà qui vient.

(Entre Belle-Impéria).

LORENZO
Eh bien, ma soeur ?

BELLE-IMPÉRIA
Soeur ? Non ! tu n'es pas un frère, tu es un ennemi; sinon tu n'aurais pas traité ta soeur de la sorte. D'abord m'épouvanter par des armes dégainées, te livrer sur mon compagnon aux dernières violences, puis me faire enlever comme dans un tourbillon furieux, par une bande de tes complices; m'enfermer dans un endroit où personne ne pouvait venir vers moi, ni moi vers personne pour révéler mes injures ! .. Quelle folie furieuse s'est emparée de ton esprit ? Ou quelle offense t'ai-je faite ?

LORENZO
Sois mieux avisée, Belle-Impéria, je ne t'ai fait tort en rien. J'ai seulement — avec plus d'égards que tu n'en méritais, cherché à sauver ton honneur et le mien.

BELLE-IMPÉRIA
Mon honneur ! Eh ! Lorenzo, en quoi compromettais-je à ce point ma réputation, que ton intervention, ou celle de quiconque, fût nécessaire pour la sauver ?

LORENZO
Le prince et mon père avaient résolu de venir conférer avec Hieronimo au sujet d'affaires publiques intéressant le Vice-Roi.

BELLE-IMPÉRIA
En quoi cela intéressait-il mon honneur ?

BALTHAZAR
Patience, Belle-Impéria, écoutez la suite !

LORENZO
C'est moi, — m'ayant vu en premier lieu, — qu'ils envoyèrent pour l'avertir de leur approche. Comme j'arrivais en compagnie du prince, nous trouvâmes à I'improviste, sous la charmille, Belle-Impéria avec Horatio.

BELLE-IMPÉRIA
Ensuite ?

LORENZO
Eh bien, me souvenant de la disgrâce ancienne que vous aviez encourue à cause de Don Andréa et qui risquait d'être plus durable cette fois, pour avoir été surprise en si médiocre compagnie, j'ai jugé nécessaire, je n'ai rien trouvé de plus expédient que d'écarter Horatio du chemin de mon père.

BALTHAZAR
Et de vous transporter en secret dans un autre endroit de peur que Son Altesse ne vous y découvrit.

BELLE-IMPÉRIA
Vraiment, Monseigneur ! Et vous rendez témoignage de la vérité de ce qu'il me raconte ? Vous, mon bon frère, vous avez forgé cette histoire à mon intention, et vous Monseigneur, lui avez servi d'instrument. Honorable besogne, digne d'être signalée ! Et ma séquestration à partir de ce moment... quel en est le motif ?

LORENZO
Votre mélancolie, ma soeur, depuis la nouvelle de la mort de votre premier favori, Don Andréa, a ravivé la colère ancienne de mon père.

BALTHAZAR
Il valait mieux pour vous, étant en disgrâce, vous tenir à l'écart et céder la place à sa furie.

BELLE-IMPÉRIA
Mais pourquoi n'ai-je rien su de cette furie ?

LORENZO
C'eût été ajouter un nouvel aliment à ce feu qui depuis la perte d'Andréa, brûlait en vous comme un Etna.

BELLE-IMPÉRIA
Mon père ne s'est-il pas informé de moi ?

LORENZO
Oui, ma soeur, je t'ai excusée. (Il lui parle à l'oreille.) Mais Belle-Impéria, vois cet aimable prince; jette les yeux sur ton amoureux, regarde le jeune Balthazar dont la passion grandit par ta présence et dont la mélancolie est, — tu peux en juger, — un effet de ta haine quand il t'aime, de ta fuite quand il te poursuit.

BELLE-IMPÉRIA
Mon frère, vous êtes devenu depuis notre dernière entrevue, — par quels enseignements, je l'ignore, — un orateur trop politique pour moi, sans comparaison. Mais rassurez-vous. Le prince a des vues plus relevées.

BALTHAZAR
C'est donc à ta beauté digne de conquérir des rois, à tes cheveux, fils d'Ariane où se prit ma liberté, à ce front d'ivoire, mappemonde de ma peine où je ne découvre aucun port pour y abriter mon espoir, que je pense !

BELLE-IMPÉRIA
Aimer et craindre, — les deux à la fois, — sont Monseigneur dans ma pensée des choses plus graves que les préoccupations usuelles d'un esprit de femme.

BALTHAZAR
C'est moi qui aime !

BELLE-IMPÉRIA
Qui cela ?

BALTHAZAR
Belle-Impéria.

BELLE-IMPÉRIA
Mais c'est moi qui ai peur.

BALTHAZAR
De qui ?

BELLE-IMPÉRIA
De Belle-Impéria.

LORENZO
Peur de vous-même ?

BELLE-IMPÉRIA
Oui, mon frère.

LORENZO
Comment cela ?

BELLE-IMPÉRIA
Comme ceux qui sont en défiance et ont peur de perdre ce qu'ils aiment.

BALTHAZAR
Alors, oh belle, permettez à Balthazar d'être votre tuteur.

BELLE-IMPÉRIA
Non, Balthazar a peur aussi bien que nous.
ErrorMetrica
Et tremulo metui pavidum junxere timorem,
Et vanum stolioe proditionis opus.

LORENZO
Si vous discutez avec une telle subtilité, il vaut mieux continuer cette conversation à la Cour.

BALTHAZAR
Le pauvre Balthazar, l'âme en peine, voyage en se dirigeant sur l'étoile conductrice de ses yeux, comme à travers les montagnes marche le pèlerin, sans être sûr d'arriver au but !

(Ils sortent.)

SCENE XI

((Aucune indication résultant du texte. Peut se placer devant le Palais comme la scène suivante.))
Entrent deux Portugais. Hieronimo vient à eux.

1er PORTUGAIS
Avec votre permission, Monsieur...

HIERONIMO
Q4Ce n'est pas comme vous le croyez, Monsieur, ni comme vous le croyez .., ni comme vous le croyez... vous êtes tous loin de compte. Ces pantoufles ne sont pas les miennes, elles appartiennent à mon fils Horatio. Et qu'est-ce que c'est qu'un fils ? Une chose conçue en deux minutes, environ; de la chair qui a grandi dans l'ombre et sert à lester ces créatures légères qui portent le nom de femme, jusqu'au moment où, neuf mois s'étant écoulés, la chose se fraie un chemin vers la lumière. Qu'y a-t-il dans un fils pour qu'un père s'attendrisse, déraisonne, tombe en démence ? A peine né, cela boude pleure, fait des dents. — Qu'y a-t-il dans un fils ? — Il faut le nourrir, lui apprendre à marcher, à parler. Oui..., Pourquoi l'homme ne s'attache-t-il pas à un veau ? Pourquoi n'a-t-il pas des élans de passion pour un chevreau cabriolant aussi bien que pour un fils ? Un jeune goret, ce me semble, ou bien un beau poulain bien lustré, devrait émouvoir l'homme aussi bien qu'un fils, car ceux-là, du moins, en fort peu de temps, grandissent et se rendent utiles; tandis qu'un fils, plus il prend de la taille et des ans, plus il paraît gauche, mal dégrossi... Il considère ses parents comme des imbéciles, se lance dans de folles débauches et accumule les soucis sur leurs têtes, les fait paraître vieux avant l'âge. Voilà ce que c'est qu'un fils. Quelle perte est-ce là, tout bien considéré ? Oh ! Mais mon Horatio avait dépassé l'âge de ces folies désordonnées; il aimait ses parents qui l'aimaient; il était le bras même qui maintenait notre maison. Toutes nos espérances s'accumulaient sur lui. Personne au monde, sauf un assassin voué à l'enfer, ne pouvait le haïr. Il n'avait pas encore vu le déclin de sa dix-neuvième année lorsque son bras robuste désarçonna le fier Balthazar. Et sa grande âme, trop pleine d'honneur, fit grâce au vaillant mais ignoble prince de Portugal. Eh bien ! le ciel n'a pas cessé d'être le ciel... Il y a encore une Némésis, et des furies, et des instruments qu'on appelle leurs fouets; il leur arrive encore de se trouver face à face avec des assassins ! Ceux-ci n'échappent pas toujours; — cela me console un peu. — Oui, oui, oui... et le temps glisse, et glisse jusqu'au jour où la violence se précipite, telle la foudre enveloppée dans un boulet de feu, et répand la confusion dans leurs rangs.Q4
Bon voyage, Messieurs ! Allez je vous prie, car il faut que je vous laisse si vous voulez bien me laisser de même.

2me PORTUGAIS
Quel est, je vous en prie, le plus court chemin pour aller trouver Monseigneur le Duc ?

HIERONIMO
Le premier chemin qui s'éloigne de moi.

2me PORTUGAIS
Nous voulons dire, vers son palais ?

HIERONIMO
C'est tout près d'ici. Le bâtiment que voilà.

2me PORTUGAIS
Pouvez-vous nous dire si son fils est chez lui ?

HIERONIMO
Qui ? Le Seigneur Lorenzo ?

2me PORTUGAIS
Oui, Monsieur.

(Hieronimo sort par une porte et rentre en scène par une autre.)

HIERONIMO
Oh ! Arrêtez. Il vaudrait beaucoup mieux parler d'autre chose. Si cependant vous insistez beaucoup pour savoir le chemin qu'il faut prendre et quel est l'endroit où vous le trouverez, écoutez-moi, je vous tirerai de doute. A votre gauche il est un sentier qui partant de la conscience coupable, aboutit à la forêt de détresse et de peur; un endroit sombre, dangereux à passer. Là vous rencontrerez les pensées mélancoliques; si vous subissez leur influence lugubre, elles vous mèneront tout droit au désespoir et à la mort. Vous verrez leurs falaises rocheuses dans la vallée profonde de la nuit éternelle qu'éclairent seules les iniquités du monde et d'où s'élèvent d'horribles et répugnantes fumées. Non loin de là, à l'endroit où les assassins ont construit un abri pour leurs âmes maudites se trouve une chaudière d'airain que Jupiter, dans sa colère a fixée sur un feu de souffre. C'est là que vous trouverez Lorenzo dans un bain de plomb fondu et de sang innocent.

1erPORTUGAIS
Ah ! Ah ! Ah !

HIERONIMO
Ah ! Ah ! Ah ! Quoi ? Ah ! Ah ! Ah !... Adieu, mon bon Ah ! Ah ! Ah !

(Il sort.)

2me PORTUGAIS
A coup sûr, cet homme est fou à lier, à moins que son radotage ne soit une suite des infirmités de la vieillesse. Allons ! mettons-nous à la recherche de Monseigneur le Duc.

(Ils sortent.)

SCENE XII

((Devant le palais.))
(Entre Hieronimo tenant un poignard d'une main et une corde de l'autre).

HIERONIMO
Voilà, Monsieur ! Supposons que j'arrive et que je voie le roi. Le roi me voit, et volontiers il prêterait l'oreille à ma requête... Eh bien, n'est ce pas une chose étrange et rarement vue, que des assistants occupés de bagatelles me frappent de mutisme ? — J'arrive, je les vois aller et venir et je ne dis plus rien. — Hieronimo ! Il est temps de te remuer. Dans les profondeurs de la vallée qu'inonde un sang pourpré, se dresse une tour ardente; là trône un juge sur un fauteuil d'acier et de cuivre fondu; entre ses dents il tient un brandon qui désigne le lac siège de l'enfer. — Va Hieronimo, c'est à lui qu'il faut aller; c'est lui qui rendra justice pour la mort d'Horatio. — Suis ce sentier — (Il montre la corde) — et tu vas à lui tout droit; ou celui-ci — (Il montre le poignard,) — et tu n'auras pas besoin de prendre haleine. Cette route ci ou celle là ! Rien de plus facile ni de plus juste... Mais non ! Si je me pends ou me poignarde, voyons, qui restera pour venger le meurtre d'Horatio ? Non, non ! Fi donc ! Non ! Pardonne-moi — je n'en veux pas... — (Il jette le poignard et la corde) — C'est par ici que je veux aller et c'est par ici que vient le roi. — (Il les reprend.) — C'est ici que je veux me précipiter vers lui;... voilà qui est net — Et Balthazar, je serai à tes côtés pour apporter... et toi, Lorenzo... Voici le roi... Non ! reste... Et puis ici... ici... et voilà le lièvre en fuite !

(Entrent le Roi, l'Ambassadeur, le Duc de Castille et Lorenzo).

LE ROI
Et maintenant, Ambassadeur, communiquez-nous ce que dit le Vice-Roi. A-t-il reçu les conditions que nous lui avons envoyées ?

HIERONIMO
Justice ! Justice pour Hieronimo !

LORENZO
Arrière ! ne vois-tu pas que le Roi est occupé ?

HIERONIMO
Ah ! Vraiment !

LE ROI
Qui donc vient interrompre notre séance ?

HIERONIMO
Ce n'est pas moi ! Prends garde Hieronimo ! Dérobe-toi ! Dérobe-toi !

L’AMBASSADEUR
Glorieux Roi, il a reçu tes propositions royales et ton projet d'alliance et les a lus... Et en témoignage de sa joie extrème en apprenant que son fils, — dont il avait pris solennellement le deuil, — est ici traité en prince, voici ce que gracieusement, il te fait savoir en vue de ta satisfaction future et de ta royale amitié.
D'abord, en ce qui concerne le mariage du prince, son fils, avec Belle-Impéria ta nièce bien-aimée, la nouvelle fut plus agréable à son âme que la myrrhe et l'encens aux cieux après l'offense. — C'est pourquoi, il viendra assister en personne aux rites solennels du mariage et resserrer en présence de la cour d'Espagne un noeud de royale amitié et d'éternelle alliance entre les couronnes d'Espagne et de Portugal. — En même temps il remettra sa couronne à Balthazar et fera de Belle-Impéria une reine !

LE ROI
Mon frère, que pensez-vous de cette amitié du Vice-Roi ?

LE DUC
Sans nul doute, Monseigneur, c'est un motif de nous attacher avec soin à garder cette amitié, et pour Balthazar son fils de faire preuve d'un zèle ardent. Je n'ai pas moins d'obligations à Sa Grâce qui donne à ma fille de si grands témoignages d'amour.

L’AMBASSADEUR
Pour finir, redouté Seigneur, Son Altesse, bien qu'elle ne demande pas le retour de son fils, — m'a fait apporter la rançon qui est due à Don Horatio.

HIERONIMO
Horatio ! Qui appelle Horatio ?

LE ROI
Il ne l'a pas oublié. Remerciez Sa Majesté. — Veillez à ce que ceci soit remis à Horatio.

HIERONIMO
Justice, oh ! justice, mon bon roi !

LE ROI
Qui parle ? Hieronimo ?

HIERONIMO
Justice ! Oh ! Justice ! Oh mon fils ! mon fils que rien ne peut plus racheter ni délivrer !

LORENZO
Hieronimo, vous êtes mal avisé.

HIERONIMO
Arrière, Lorenzo, ne me retiens pas davantage; c'est à toi que je dois la banqueroute de mon bonheur ! Rends moi mon fils ! Tu ne le rançonneras pas, lui ! — Arrière ! — Je veux déchirer les entrailles de la terre... (il laboure la terre avec sa dague) — pour suivre jusque dans les plaines de l'Elysée et rapporter ici mon fils, pour montrer à tous ses plaies mortelles. — Loin de moi !... Je veux faire une pioche de mon poignard, remettre entre vos mains ma dignité de maréchal, car je veux aller enrôler les démons dans l'enfer, pour me venger de vous tous !

LE ROI
Que signifie un tel outrage ? Ne se trouvera-t-il pas quelqu'un pour mettre un frein à sa furie ?

HIERONIMO
Non !... Tout doux ! La violence est inutile ! Il faut bien qu'il fuie, celui que les démons poursuivent.

(Il sort).

LE ROI
Qu'est il arrivé à Hieronimo ? Je ne l'ai jamais vu se conduire de la sorte.

LORENZO
Mon gracieux maître, il est devenu excessivement orgueilleux à l'endroit de son fils Horatio; de plus étant avide de recueillir lui-même la rançon du jeune prince Balthazar, il est hors de lui et en quelque sorte lunatique.

LE ROI
Vraiment, mon neveu, cela me fait de la peine. C'est donc ainsi que les pères aiment leurs enfants ? — Mais, mon bon frère qu'on lui remette cet or, — la rançon du prince. — Il doit avoir ce qui lui revient. Ce qu'il aura recueilli ne manquera pas à Horatio. Peut-être Hieronimo a-t-il besoin de cet argent.

LORENZO
Oui, mais s'il est à ce point égaré, il est indispensable qu'il résigne son office et qu'il le remette à un homme plus réservé.

LE ROI
Cela ne ferait qu'augmenter sa mélancolie; il vaut mieux commencer par examiner cette affaire de près; jusqu'à ce moment nous l'exempterons de son service. — Maintenant, mon frère, il faut rentrer avec l'Ambassadeur; qu'il soit témoin des accordailles entre Balthazar et Belle-Impéria. Il faut également fixer un terme endéans lequel le mariage sera célébré, afin d'être certain de la présence de Monseigneur le Vice-Roi ici.

L’AMBASSADEUR
Votre Altesse assurera de la sorte de grandes satisfactions à Sa Majesté, qui brûle d'avoir des nouvelles d'ici.

LE ROI
Rentrez donc pour l'audience de Monseigneur l'Ambassadeur.

(Ils sortent).

Q4SCENE XII. (A).

((Le Jardin de Hieronimo))
(Entrent Jacques et Pedro).

JACQUES
Je me demande Pedro, pourquoi notre maître nous fait sortir à minuit, avec des torches allumées à l'heure où les hommes, les oiseaux, les bêtes se reposent tous, sauf ceux qui s'embusquent pour un rapt ou pour une oeuvre de sang.

PEDRO
Sache donc, ô Jacques, que l'esprit de notre maître est profondément troublé depuis que son Horatio est mort. Et maintenant, quand son grand âge demanderait un paisible sommeil le coeur content, — il devient au contraire comme un désespéré, — à la fois dément et en enfance... à cause de son fils ! Parfois, alors qu'il est assis à sa table, il parle comme si son Horatio était auprès de lui. Puis tombant dans un accès de rage, il s'abat sur le sol en criant : Horatio ! où est mon Horatio ? Et c'est ainsi que dans l'excès de sa misère et de sa douleur cuisante, il ne reste en lui presque plus rien d'un homme. Mais, vois... le voilà qui vient.

(Entre Hieronimo.)

HIERONIMO
J'épie à travers toutes les crevasses de toutes les murailles; j'examine tous les arbres, je cherche dans tous les buissons, je bats tous les bosquets, je frappe du pied notre grand-mère la terre, je fouille dans l'eau et je regarde le ciel. Cependant je ne puis trouver mon fils Horatio. Holà. — Holà ! Qui va là ? Des fantômes ! Des fantômes !

PEDRO
Nous sommes vos domestiques venus pour vous servir, Monsieur !

HIERONIMO
Que faites-vous avec ces torches dans l'obscurité ?

PEDRO
Vous nous avez dit de les allumer et de vous attendre ici.

HIERONIMO
Non, non ! Vous vous trompez ! Je ne vous ai pas dit ça ! Aurais-je été assez fou pour vous dire d'allumer vos torches à présent ? Allumez-les moi au milieu de la journée, quand le dieu-soleil passe dans toute sa gloire ! Allumez vos torches alors !

PEDRO
Ce serait éclairer la lumière du jour.

HIERONIMO
Pourquoi non ? La nuit est une carogne meurtrière qui ne veut pas que l'on surveille ses trahisons; Hécate au visage pâle, — là bas, la lune... — consent à ce qui se fait dans l'ombre ! Et tous ces astres qui la regardent en face, sont des aiguillettes sur sa manche, des épingles sur sa traine. Et ceux qui devraient se manifester dans leur puissance et leur divinité, dorment dans les ténèbres, au moment où il conviendrait de luire plus que jamais.

PEDRO
Ne les offensez pas, Monsieur, par des paroles provocantes. Mon bon Monsieur, les cieux sont accueillants; vos misères et votre douleur vous font dire... vous ne savez quoi.

HIERONIMO
Traitre, tu mens ! Tu ne fais que répéter que je suis fou ! Tu mens ! Je ne suis pas fou ! Je sais que tu es Pedro et lui Jacques. Et je te le prouverai. — Comment le pourrais-je si j'étais fou ? — Où était-elle cette nuit là, la nuit où mon Horatio fut assassiné ? — Elle aurait dû luire, cherche dans le calendrier. Si la lune avait éclairé le visage de mon enfant, il y avait en lui une sorte de grâce que je connais... non je la connais... si l'assassin l'avait vue, quand bien même il n'y aurait dans son âme que meurtre et que sang,... il aurait laissé tomber de ses mains son arme, qui n'aurait blessé que la terre ! Hélas ! quand le crime ne sait pas ce qu'il fait, que pouvons-nous dire au crime ?

(Entre Isabella).

ISABELLA
Cher Hieronimo, rentre au logis. Oh ! ne cherche pas des moyens d'augmenter encore ta détresse.

HIERONIMO
En vérité, Isabella, nous ne faisons rien ici; — je ne pleure pas, demande à Pedro et à Jacques : non, en vérité nous sommes gais... très gais.

ISABELLA
Comment ! être gais ici, être gais ici ! N'est ce pas ici l'endroit... cet arbre n'est-il pas celui-là même où mon Horatio est mort, où il fut assassiné ?

HIERONIMO
Où il fut... ne dites pas quoi... Laissez-la pleurer à Taise. — Oui, c'est bien là l'arbre. C'est moi qui en ai planté le germe. Quand le climat torride de l'Espagne l'empéchait de grandir, que sa sève infantile et humaine commençait à se tarir, — avec grand soin, deux fois tous les matins, je l'arrosais avec de l'eau de fontaine. — A la longue il grandit, grandit, et porta,... porta des fruits, jusqu'à ce qu'enfin, il se déploya en gibet et porta... notre fils !... C'est notre fruit à toi et à moi qu'il a porté !... Oh ! La méchante, la méchante plante ! — (On frappe à l'extérieur.) — Allez voir qui frappe là-bas.

PEDRO
C'est un peintre, Monsieur.

HIERONIMO
Dis-lui d'entrer et de nous peindre quelque consolation, car sûrement on ne saurait trouver de consolation qu'en peinture. Qu'il entre; on ne sait pas ce qui peut arriver. Ce fut par la volonté de Dieu que je plantai cet arbre; mais de même, il arrive que des maîtres tirent du néant des serviteurs ingrats qui haïssent par la suite ceux qui les ont élevés.

(Entre le Peintre).

LE PEINTRE
Dieu vous bénisse, Monsieur

HIERONIMO
Pourquoi cela ? Eh, méprisable vilain ! Comment, où et par quels moyens, pourrais-je être béni ?

ISABELLA
Que demandez-vous, mon bon ami ?

LE PEINTRE
Justice, Madame !

HIERONIMO
Oh mendiant ambitieux ! Tu veux avoir ce qui n'existe pas en ce monde ! En vérité, toutes les mines non encore fouillées ne peuvent fournir une once de justice, le plus inestimable des joyaux. — Je te le dis, Dieu a retenu toute la justice entre ses mains; il n'en existe pas d'autre que celle qui vient de lui.

LE PEINTRE
Alors je vois bien que c'est Dieu qui me fera droit pour mon fils assassiné.

HIERONIMO
Quoi, ton fils a été assassiné ?

LE PEINTRE
Oui, Monsieur. Nul homme au monde n'aimait son fils autant que moi.

HIERONIMO
Hein ! Nul autant que toi ? Voilà un mensonge aussi gros que la terre: j'avais un fils dont le moindre cheveu valait un millier de fils comme le tien... et on me l'a assassiné.

LE PEINTRE
Hélas, Monsieur, je n'avais que lui.

HIERONIMO
Ni moi, ni moi ! Mais ce seul fils à moi, en valait une légion... Mais il suffit ! Pedro, Jacques, rentrez au logis. Isabella, va ! Ce brave homme et moi, nous allons parcourir ce hideux verger en tous sens, comme deux lions à qui l'on a ravi leurs petits. Rentrez au logis, dis-je. — (Ils sortent. Le peintre et Hieronimo s'assoient.) — Allons, parlons raisonnablement à présent — Ainsi donc ton fils a été assassiné ?

LE PEINTRE
Oui, Monsieur.

HIERONIMO
Le mien aussi. Comment prends-tu la chose ? N'es-tu pas fou par moments ? Ne vois-tu pas des choses bizarres qui passent devant tes yeux ?

LE PEINTRE
Oh mon Dieu ! oui, Monsieur.

HIERONIMO
Tu es peintre, peux-tu peindre une larme ? une blessure ? un gémissement ? un soupir ? Peux-tu me peindre un arbre comme celui que voilà ?

LE PEINTRE
Monsieur, je suis sûr que vous avez entendu parler de mes oeuvres,... mon nom est Bazardo.

HIERONIMO
Bazardo ? Devant Dieu ! un excellent compagnon. Voyez-vous Monsieur ? regardez bien ! Je voudrais être peint par vous dans ma galerie, en couleurs à l'huile,mates;... il faudrait me représenter plus jeune de cinq années;... voyez-vous, Monsieur ? supprimez cinq années; je voudrais être représenté en maréchal d'Espagne, ma femme Isabella à côté de moi, debout et jetant un regard parlant sur mon fils Horatio, comme pour lui dire,... une phrase dans ce genre; « Dieu te bénisse mon cher enfant »; — une main posée sur sa tête, comme ceci. — Voyez-vous ça, Monsieur ? cela peut-il être fait ?

LE PEINTRE
Parfaitement, Monsieur.

HIERONIMO
Bon. Je vous en prie, faites bien attention, Monsieur. Ensuite, je voudrais, Monsieur, que vous me fassiez une peinture de cet arbre que voilà, celui-là même... Peux tu peindre un cri de douleur ?

LE PEINTRE
Je puis en donner l'apparence, Monsieur.

HIERONIMO
Non, il faudrait le cri,... mais c'est égal... Eh bien, Monsieur, peignez-moi un jeune homme percé de part en part par des épées de traitre et pendu à cet arbre... Saurais-tu peindre un assassin ?

LE PEINTRE
Je vous le garantis, Monsieur, j'ai le modèle des scélérats les plus notoires qui vécurent jamais en Espagne.

HIERONIMO
Oh ! il faut qu'ils soient pires, bien pires ! — Il faut tendre tous les efforts de ton art; que leurs barbes soient exactement couleur de judas; que leurs sourcils soient proéminents: en tous cas fais bien attention à cela; ensuite, après un violent tumulte, fais-moi paraître en chemise, mon vêtement sous le bras, une torche à la main, mon épée levée comme ceci, et que je dise ces mots: «quel est ce bruit ? qui appelle Hieronimo ? »: Cela peut-il se faire ?

LE PEINTRE
Oui, Monsieur.

HIERONIMO
Bien, Monsieur. Alors représentez-moi, m'avançant, allant d'allée en allée, courant de tous côtés l'air égaré; mes cheveux dressés soulevant ma coiffe de nuit. — Que les nuages menacent, que la lune s'obscurcisse, que les étoiles s'éteignent, que le vent souffle, que les cloches tintent, que les hiboux gémissent, que les crapauds coassent, que les minutes tremblent et que l'horloge sonne minuit. Alors enfin, Monsieur, on voit en frémissant, un homme,... pendu et ballotté,... vous savez bien la façon dont le vent fait osciller un pendu !... Alors moi, en un instant je coupe la corde. Et, regardant à la lueur de ma torche, je reconnais mon fils Horatio... Alors, Monsieur, vous pouvez représenter un accès de désespoir, vous pouvez représenter un accès de désespoir. — Peignez-moi semblable au vieux Priam de Troie, criant : « La maison brûle, la maison brûle »— comme la torche au-dessus de ma tête ! — Faites que je maudisse, que je délire, que je pleure, que je sois fou, que je me reprenne, que je maudisse l'enfer, que j'invoque le ciel... enfin, que je reste sans connais sance... et ainsi de suite.

LE PEINTRE
Et alors — tout est fini ?

HIERONIMO
Oh non ! Il n'y a pas de fin... la fin, c'est la mort et la folie... Je ne me sens jamais mieux que lorsque je suis fou; il me semble alors que je suis un brave homme et que je fais des choses merveilleuses;... mais la raison me fait du mal... c'est là le tourment, c'est là l'enfer. Enfin, Monsieur — mettez moi en présence d'un de ses assassins, — fût il robuste comme Hector, je le saisirais, je le secouerais de haut en bas...

(Il chasse le Peintre en le battant, puis revient en scène en tenant un livre à la main). Q4

SCENE XIII.

(Entre Hieronimo tenant un livre à la main).

HIERONIMO
Vindicta Mihi...
Oui les cieux vengeront toutes les offenses; ils ne souffriront pas que le meurtre reste inexpié. Arrête donc, Hieronimo, attends leur volonté. Les mortels ne s'y prennent pas toujours au moment désigné par eux.
ErrorMetrica
Per scelus semper tutum est sceleribus iter.
Frappe, frappe au bon endroit quand le coupable s'offre à toi, car l'iniquité conduit à des malheurs nouveaux tandis que le plus grand mal que puisse entrainer une action résolue, c'est la mort. Celui qui croit à force de patience s'assurer une existence tranquille, peut fort bien périr de même.
ErrorMetrica
35
Fata si miseros juvant, habes salutem;
Fata si vitam negant, habes sepulchrum.
Si la destinée soulage tes misères, tu jouiras d'une bonne santé et tu sera heureux. Si la destinée ne permet pas que tus vives Hieronimo, tu auras du moins, l'asile d'une tombe. Si celle-ci t'est refusée, songe pour ton réconfort que le ciel couvre celui qui reste sans sépulture. Pour conclure, je veux venger sa mort. — Mais comment ?... Non pas au moyen de ruses vulgaires, qui, étant apparentes ne font qu'entrainer des maux inévitables, mais par un procédé secret et néanmoins sûr, lequel sera le mieux dissimulé sous le couvert de la douceur. Les gens sages choisissent l'heure opportune; ils accommodent les choses exactement et sûrement aux besoins du moment. Mais dans les extrémités le temps ne compte pas, s'il s'agit de prendre ses avantages et c'est pourquoi toutes les heures ne conviennent pas à la vengeance. Or donc, je veux rester immobile dans mon agitation, simuler le calme dans mon inquiétude. J'aurai l'air de ne rien savoir de leurs trahisons; ma candeur leur fera croire que j'ignore tout et que je laisse aller les choses. — Dans l'ignorance, je le sais et ils le savent aussi :
ErrorMetrica
Remedium malorum iners est.
Je n'obtiendrais rien en les menaçant, ces gens qui, aidés de leurs gentilhommes, s'abbattraient sur moi, comme une tourmente d'hiver sur la plaine. Non, non Hieronimo ! Tu dois contraindre tes yeux à la circonspection, ta langue aux discours les plus doux que ton esprit pourra imaginer, ton coeur à la patience, tes mains au repos, ta toque à la courtoisie, ton genou à la révérence, jusqu'au moment de la revanche, lorsque tu sauras où quand et comment... (Bruit à l'extérieur.) — Qu'est-ce donc ? — Quel est ce bruit ? Pourquoi ce tumulte là-bas ?

(Entre un Domestique).

LE DOMESTIQUE
Ce sont des espèces de solliciteurs malheureux; ils insistent, ils demandent qu'il vous plaise défendre leurs causes devant le roi.

HIERONIMO
Que je plaide toutes leurs causes ? Allons, qu'ils entrent, je veux les voir.

(Entrent trois citoyens et un vieillard.)

1er CITOYEN
(Bas aux autres) Oui, je vous assure que pour la science et la loi, il n'y a pas dans toute l'Espagne un avocat qui le vaille ou qui consente à se donner la moitié de la peine qu'il prend dans la poursuite du droit.

HIERONIMO
Approchez, vous tous qui venez m'importuner. Il faut que je prenne un air grave. C'est ainsi qu'avant d'être maréchal, j'avais coutume de plaider en qualité de corrégidor. Venez, Messieurs, de quoi s'agit-il ?

2me CITOYEN
Il s'agit d'une poursuite.

HIERONIMO
Pour violences ?

1er CITOYEN
Moi, c'est une créance...

HIERONIMO
Faites place !

2me CITOYEN
Non, Monsieur, c'est à propos d'un cas...

3me CITOYEN
Moi, c'est une ejectio firma, en vertu d'un bail...

HIERONIMO
Calmez-vous, Messieurs; vous désirez que je plaide vos divers procès ?

1er CITOYEN
Oui, Monsieur, voici ma reconnaissance...

2me CITOYEN
Et voici mon contrat...

3me CITOYEN
Et voici mon bail...

(Ils lui remettent des papiers.)

HIERONIMO
Mais pourquoi, pauvre niais, restez-vous là muet, les yeux éplorés, les mains au ciel ? Par ici, mon père... dites-nous votre cas.

LE VIEILLARD
Mon cas, vertueux Seigneur, mon cas que l'on ne connaît guère attendrirait le coeur des Myrmidons querelleurs, et ferait fondre en larmes de pitié, les rochers de la Corse.

HIERONIMO
Allons, mon père, explique-moi ta cause.

LE VIEILLARD
Non, Monsieur, si mes peines avaient pu s'exprimer par mes paroles éplorées, je n'aurais pas, sur le papier que voici, traduit avec de l'encre, ce qui a commencé avec du sang.

HIERONIMO
Qu'avons-nous là ? « Humble supplication de Don Bazulto, pour son fils assassiné. »

LE VIEILLARD
Oui, Monsieur.

HIERONIMO
Mais non, Monsieur, c'est mon fils qui a été assassiné !... Oh ! mon fils, mon fils Horatio !... Mais que ce soit le mien ou le tien Bazulto, sois satisfait. Tiens, prends ce mouchoir, essuie tes yeux tandis que misérablement, je verrai dans tes malheurs le portrait vivant de l'agonisant que je suis ! (Il tire de sa poche un linge ensanglanté.) Oh ! non ! pas ceci, ceci t'appartenait, Horatio ! Lorsque je teignis ce linge de ton sang bien aimé, il devint un gage, entre ton âme et la mienne, de la vengeance que je veux tirer de ta mort... Mais, tiens, prends ceci, et ceci...

LE VIEILLARD
Eh quoi ! Ta bourse ?

HIERONIMO
Oui, et puis encore ceci, et tout cela t'appartient car nous sommes tout à fait égaux dans l'infortune.

1er CITOYEN
Oh ! Admirez la générosité de Hieronimo.

2me CITOYEN
Cette générosité prouve qu'il est gentilhomme.

HIERONIMO
(Après avoir lu la supplique.) Vois, oh vois ta honte, Hieronimo, vois ici un père qui aimait son fils, vois la douleur, les tristes plaintes qu'il exhale pour la perte de son enfant. Si l'amour provoque de tels efforts chez les petits, s'il met les intelligences inférieures dans de telles dispositions, si l'amour se manifeste avec une telle puissance chez les pauvres, lorsque, comme dans une mer en furie, ballottée par le vent et le courant, les cimes des flots s'écroulent pour suivre la course des vagues, tandis que les eaux modestes, travaillent dans les profondeurs, n'as-tu pas honte, Hieronimo, de négliger la douce vengeance de ton Horatio ?... Si la justice ne peut se trouver sur terre, je veux descendre aux enfers et dans mon transport, aller frapper aux portes lugubres de la Cour de Pluton et contraindre par la force, comme le fit jadis Alcide, une troupe de furies et de tourmenteuses, de venir torturer Lorenzo et les autres. Mais de cainte que le gardien à la triple tête, ne me refuse le passage de la rive boueuse, tu viendras avec moi, tu représenteras le poète de la Thrace; viens, mon vénérable père, sois mon Orphée ! Si tu ne sais pas faire vibrer les notes de la harpe, eh bien ! tu chanteras le refrain de ton coeur en peine, jusqu'à ce que nous obtenions de Prosperine, vengeance des assassins de mon fils. Alors je veux les déchirer, les lacérer, comme ceci, j'arracherai des lambeaux de leur chair avec mes dents.

(Il déchire les papiers.)

1er CITOYEN
Oh ! ma créance !

(Sort Hieronimo, les Citoyens le poursuivent.)

2me CITOYEN
Sauvez mon contrat ! (Hieronimo rentre.) Sauvez mon contrat !

3me CITOYEN
Hélas, mon bail ! Il m'a coûté dix livres et vous l'avez déchiré, Monseigneur !

HIERONIMO
Impossible ! Je ne lui ai pas fait la moindre blessure; montre-moi qu'une seule goutte de sang est tombée... Comment donc l'aurais-je tué ? Bah !.. Non !... Courez après moi, si vous le pouvez !

(Tous sortent excepté le vieillard. Bazulto reste seul en scène jusqu'au moment où Hieronimo revient. Ce dernier regardant Bazulto en face dit :

HIERONIMO
Es-tu donc revenu des profondeurs, Horatio, pour demander justice à la surface de la terre... pour dire à ton père que tu n'es pas encore vengé, pour arracher des yeux d'Isabella plus de larmes encore, alors que leur lumière est troublée déjà par ses incessantes lamentations ? Retourne mon fils, va te plaindre auprès d'Eaque; il n'y a pas de justice ici, mon brave enfant... va t'en... car la justice est exilée de ce monde ! Hieronimo te tiendra compagnie. Ta mère fait appel à l'inflexible Rhadamante pour obtenir une juste expiation des meurtriers.

LE VIEILLARD
Hélas Monseigneur, pourquoi ces paroles troublées ?

HIERONIMO
Mais que j'examine bien mon Horatio ! Mon doux enfant, que tu as changé dans l'ombre noire de la mort ! Prosperpine n'a t'elle pas eu pitié de ta jeunesse ? A t'elle permis que les belles roses de ton printemps fussent flétries de la sorte par l'hiver aride ? Horatio ! tu es plus vieux que ton père ! Oh ! sort barbare qui es cause de telles transformations !

LE VIEILLARD
Ah ! mon Seigneur, je ne suis pas votre fils !

HIERONIMO
Comment, tu n'es pas mon fils ? Alors tu es une furie que l'on a envoyée du vaste royaume de la nuit ténébreuse, pour me sommer de comparaître devant l'austère Minos et le juste Rhadamante qui puniront Hieronimo parce qu'il s'attarde et n'a pas encore vengé la mort d'Horatio.

LE VIEILLARD
Je suis un pauvre homme et non pas un fantôme; je suis venu réclamer justice au nom de mon fils assassiné.

HIERONIMO
Oui, je te reconnais à présent que tu parles de ton fils: tu es l'image vivante de ma douleur. Sur ton visage, je puis lire mes peines, dans tes yeux on voit les humeurs des larmes, tes joues sont livides, ton front ravagé et tes lèvres balbutiantes murmurent des paroles douloureuses brusquement entrecoupées; ton âme ne respire que par la force de tes profonds soupirs et toute cette détresse monte de ton fils. Et c'est la même détresse que j'éprouve pour mon fils à moi ! Rentre avec moi, vieillard. Viens rejoindre Isabella; appuie-toi sur mon bras. Je te soutiendrai... Et toi et moi et elle, nous chanterons ensemble un chant à trois parties avec des voix en discorde... Mais ne parlons pas corde;... partons ! c'est une corde qui a tué Horatio.

(Ils sortent.)

SCENE XIV.

((Devant le Palais))
Entre le Roi d'Espagne, le Duc, le Vice-Roi, Lorenzo, Balthazar, Don Pedro et Belle-Impéria.

LE ROI
Va, mon frère, ceci regarde le duc de Castille. Va saluer le Vice-Roi en mon nom.

LE DUC
J'y vais.

LE ROI[N]
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Nota del editor digital

"LE ROI"

Dans la pièce originelle anglaise le personage qui intervient est Le Vice-Roi, non Le Roi.

Avance toi, Don Pedro, au nom de ton neveu, va saluer le Duc de Castille.

DON PEDRO
Ce sera fait.

LE ROI
Et maintenant, allons à la rencontre des Portugais; car ce que nous sommes aujourd'hui, ils le furent jadis, les rois et souverains des Indes Occidentales. — Sois le bienvenu à la Cour d'Espagne, ô brave Vice-Roi. Toute ton honorable suite est également la bienvenue. — Nous n'ignorons pas pourquoi vous êtes ici, pourquoi vous avez royalement traversé les mers[N]
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Nota del traductor

"traversé les mers"

Les erreurs de ce genre, (probablement d’insouciantes distractions,), ne sont pas rares dans les pièces du temps. Pour un insulaire, les locutions “ aller à l’étranger ” ou “ traverser les mers “ sont en quelque sorte synonymes.

. Il suffit que nous connaissions la vérité et l'amour peu commun que vous avez pour nous. — Quoi qu'il en soit, notre nièce respectée, — il nous convient de rendre la chose publique, — est fiancée déjà au prince Balthazar. D'après les conventions et avec notre consentement ils seront mariés demain. — A cette intention, nous pourvoirons à ton entretien, à celui de ta suite, à vos plaisirs et à la paix de tous. — Parlez, hommes du Portugal, sommes nous d'accord ? Si oui, dites le, sinon, dites nettement non !

LE VICE-ROI
Glorieux roi, je ne viens pas comme tu le crois, avec des partisans douteux, des gens irrésolus. Tous ils ont confirmé mon adhésion à ton traité et sont d'accord avec moi. — Sache ô Souverain, que je viens pour rendre plus solennel le mariage de ta nièce bien-aimée, la radieuse Belle-Impéria, avec mon Balthazar, — avec toi, mon fils. — Puisque j'ai vécu pour te revoir, voici ma couronne, prends-la, je te la donne, elle est à toi. Je veux mener désormais une vie solitaire, dans d'incessantes prières en pensant au ciel qui t'a sauvé si merveilleusement.

LE ROI
Vois mon frère, vois comme les sentiments de la nature luttent en lui ! — Viens, vertueux vice-roi, va te livrer à ton émotion en compagnie de ton ami. Il faut un lieu moins public pour tes sentiments princiers.

LE VICE-ROI
Ici ou ailleurs, partout où Votre Altesse le jugera convenable, —

(Ils sortent tous, sauf le Duc et Lorenzo).

LE DUC
Reste, Lorenzo, je veux causer avec toi. Tu as vu comme les deux rois s'entendent bien ?

LORENZO
Je l'ai vu, Monseigneur, et m'en réjouis.

LE DUC
Et connais-tu le motif de cette rencontre ?

LORENZO
Il s'agit, Monseigneur de celle que Balthazar aime, et de la confirmation du mariage convenu.

LE DUC
Elle est ta soeur ?

LORENZO
Qui ? Belle-Impéria ? Oui, mon gracieux seigneur, et ce jour est celui auquel depuis si longtemps j'aspire.

LE DUC
Tu ne désires pas, je pense, par ta faute, te mettre en travers de son bonheur ?

LORENZO
Le ciel préserve Lorenzo d'une telle erreur !

LE DUC
Alors, Lorenzo, écoute ce que je vais te dire: on soupçonne, et on raconte aussi, que tu as fait tort à Hieronimo et que lorsqu'il veut avoir recours à Sa Majesté, tu l'arrêtes et cherches à contrarier ce recours.

LORENZO
Moi, Monseigneur ?

LE DUC
Je te le dis, mon fils, je l'ai entendu moi-même et j'ai à mon grand chagrin, éprouvé de la honte à répondre pour toi, bien que tu sois mon fils. — Lorenzo, ne connais-tu pas l'amour peu ordinaire et la faveur que Hieronimo s'est acquis par ses mérites à la Cour d'Espagne ? Ne vois-tu pas l'intérêt que lui porte le roi mon frère et combien il se préoccupe de sa santé ? — Lorenzo, si tu faisais violence à ses sentiments, et s'il devait lui, éclater contre toi devant le roi, quel déshonneur dans l'assemblée, et quel scandale, parmi les rois, d'entendre Hieronimo s'en prendre à toi ? Dis — et veille à être sincère, — sur quoi se fonde ce qui se raconte à la Cour ?

LORENZO
Monseigneur, Lorenzo n'a pas le pouvoir d'arrêter les gens vulgaires et prodigues de bavardages; un léger avantage crée un abîme entre eux et moi; aucun homme sur terre ne peut pendant longtemps contenter tout le monde.

LE DUC
Je t'ai vu moi-même l'empêcher, empêcher sa plainte d'arriver jusqu'au roi.

LORENZO
Vous même, Monseigneur, vous avez vu son exaltation qui ne convenait guère en présence du roi; j'ai eu pitié de lui dans sa détresse, je l'ai retenu avec des paroles aimables et courtoises, tout aussi éloigné de vouloir du mal à Hieronimo, que d'en vouloir à ma propre âme.

LE DUC
Alors, mon fils, Hieronimo se trompe donc sur ton compte ?

LORENZO
Certes, mon gracieux père, il se trompe ! Mais que voulez-vous ?... c'est un homme d'intelligence faible et dont l'esprit est égaré; il ne pense qu'au meurtre de son fils. — Hélas combien il est facile pour lui de se tromper. — Mais pour sa satisfaction et pour celle du monde, il serait bon, si Hieronimo se défie de moi, que nous fussions réconciliés.

LE DUC
Bien dit, Lorenzo; ce sera fait. Allons ! Quelqu'un ! Qu'on aille chercher Hieronimo.

(Entrent Balthazar et Belle-Impéria.)

BALTHAZAR
Viens, Belle Impéria, ô bonheur de Balthazar, soulagement de ma peine et souveraine de ma félicité, puisque le ciel t'a destinée à devenir mienne. Chasse ces nuages et ces regards mélancoliques — fais une éclaircie par le soleil brillant de tes yeux où reposent et mon espoir, et la beauté sereine du ciel.

BELLE-IMPÉRIA
Mes regards, Monseigneur, conviennent à mes sentiments qui sont à peine nés et ne sauraient se montrer plus brillants.

BALTHAZAR
Des flammes nouvellement allumées, devraient avoir l'ardeur du soleil matinal.

BELLE-IMPÉRIA
Pas trop vite, sinon la chaleur et le reste disparaitraient bientôt... Mais je vois mon père.

BALTHAZAR
Un instant, mon amour, je cours le saluer.

LE DUC
Sois le bienvennu, Balthazar, le bienvennu, mon brave prince, gage de la paix en Castille. La bienvennue, Belle-Impéria. Eh bien, ma fille, pourquoi viens tu nous saluer si tristement ? — Sois heureuse, car je suis satisfait. Les choses ne sont plus comme au temps d'Andréa. Nous avons oublié et pardonné, et le ciel t'a fait la grâce d'un amour plus propice... Mais, Balthazar, je vois venir Hieronimo, il faut que je lui dise deux mots.

(Entrent Hieronimo et un domestique.)

HIERONIMO
Où est le Duc ?

LE DOMESTIQUE
Là-bas.

HIERONIMO
En effet. Quelle est donc cette nouvelle devise, qu'ils ont adoptée, je crois ?... Pocas palabras. Doux comme un agneau. — Est-il vrai que je veux ma vengeance ? — Non, je ne suis pas l'homme.

LE DUC
La bienvenue, Hieronimo.

LORENZO
La bienvenue, Hieronimo.

BALTHAZAR
La bienvenue, Hieronimo.

HIERONIMO
Messeigneurs, merci au nom d'Horatio.

LE DUC
Hieronimo, la raison pour laquelle je vous ai fait chercher est celle-ci...

HIERONIMO
Eh quoi I c'est tout ? Alors je m'en vais, merci.

LE DUC
Mais non ! Hieronimo, arrêtez !... (Hieronimo sort.) Mon fils, rappelez-le !

LORENZO
Hieronimo, mon père a le plus vif désir de vous dire quelques mots. —

HIERONIMO
(Resté seul.) — Votre Seigneurie n'a qu'à ordonner... Peuh !... Suivez votre chemin.

(Rentre Hieronimo.)

HIERONIMO
A moi, Monseigneur ? Eh ! Je croyais que vous aviez fini.

LORENZO
Je voudrais que ce fût vrai !

LE DUC
Hieronimo, j'apprends que vous êtes irrité contre mon fils parce que vous n'avez pas obtenu audience du roi et que vous prétendez que c'est lui qui a intercepté voire demande.

HIERONIMO
Vraiment ? N'est ce pas une chose bien misérable, Monseigneur ?

LE DUC
J'espère, Hieronimo, que cela n'est basé sur rien; — je serais bien fâché si un homme de votre mérite avait des raisons de suspecter mon fils, quand vous même, je vous tiens en si grande estime.

HIERONIMO
Votre fils, Lorenzo ? Lui, mon noble seigneur ! L'espoir de l'Espagne, mon ami que j'honore ? — Permettez-moi de me battre avec celui qui prétend cela ! (Il dégaine.) — Je veux le rencontrer face à face ! — Ce sont des rapports calomnieux de gens qui ne m'aiment pas et qui haïssent monseigneur à l'extrême. — Comment !... Je soupçonnerais Lorenzo de vouloir arrêter ou contrarier mes requêtes, lui qui avait tant d'affection pour mon fils ? Monseigneur, j'ai honte d'apprendre que l'on dit des choses pareilles !

LORENZO
Et moi, Hieronimo, je n'ai jamais donné lieu à ces propos.

HIERONIMO
Je le sais bien, mon bon Seigneur

LE DUC
Il suffit, et pour la satisfaction du monde, je te prie de fréquenter ma maison familiale, celle du duc de Castille, le siège antique des Cypriens. Et chaque fois qu'il te plaira, compte sur elle, sur moi-même et sur mon fils. Allons ! devant le prince Balthazar et devant moi-même embrassez-vous et soyez de parfaits amis.

HIERONIMO
Ah ! ma foi, ce sera fait... Amis a-t'il dit ? Voyez, je veux être votre ami à tous... et spécialement le vôtre, mon joli Seigneur... Pour bien des causes, il convient que nous soyons amis ! Le monde est soupçonneux; les gens pourraient croire... nous ne savons quoi !

BALTHAZAR
Ma foi, c'est en user cordialement, Hieronimo.

LORENZO
Ainsi, je l'espère, tous les vieux ressentiments sont oubliés ?

HIERONIMO
Comment donc ! Il serait honteux qu'il n'en fût pas ainsi !

LE DUC
Allons, Hieronimo, je vous en prie, soyez notre hôte aujourd'hui.

(Ils sortent.)

HIERONIMO
(Resté seul.) Votre Seigneurie n’a qu’à ordonner... Peuh !... Suivez votre chemin.
(Il sort.)
ErrorMetrica
Chi mi fa piu carezze che non suole.
Tradito mi ha, o tradir mi vuole.

SCENE XV.

(Entrent l'Ombre d'Andrea et la Vengeance.)

L’OMBRE
Alerte Erichto, Cerbère alerte ! Demande à Pluton, aimable Proserpine, d'appeler au combat l'Erèbe et l'Achéron. Car jamais en enfer, ni le Styx ni le Phlégéton, ni Charon conduisant sa barque vers les lacs de feu ne virent spectacles aussi terribles que ceux auxquels assiste le pauvre Andréa. Vengeance... Alerte !

LA VENGEANCE
Alerte ? Pourquoi ?

L’OMBRE
Alerte, Vengeance, tu es mal avisée de dormir… Alerte ! te voilà avertie qu'il faut veiller.

LA VENGEANCE
Calme-toi, ne me trouble pas.

L’OMBRE
Alerte, Vengeance ! si l'amour a la force, — et il l'a eue, — de prévaloir en enfer !... Hieronimo a conclu alliance avec Lorenzo et barre la route à notre vengeance. Alerte, Vengeance, où notre mal est sans remède.

LA VENGEANCE
Les gens frivoles se fient à leurs rêves. Calme-toi, Andrea, — si je sommeille, mon influence cependant opère sur leurs âmes. Qu'il te suffise de savoir que le pauvre Hieronimo ne peut oublier son fils Horatio et la Vengeance, si parfois elle sommeille un peu, ne meurt pas. — Dans l'inquiétude, le calme est simulé; le sommeil est un des stratagèmes courants de ce monde. — Vois, Andrea, en guise d'exemple, comment la Vengeance a dormi, et imagine après cela, ce que c'est que d'être soumis à sa destinée.

PANTOMIME[N]
X
Nota del traductor

"PANTOMIME"

Le scénario de cette pantomime (dumb-show) n’est expliqué que par les répliques qui suivent.

L’OMBRE
Alerte, Vengeance ! Explique-moi ce mystère.

LA VENGEANCE
Les deux premiers portaient les torches nuptiales, aussi brillantes que le soleil du midi. Derrière eux, Hymen marche à grands pas, portant un manteau noir sur sa robe safran. Il souffle les torches, les noie dans le sang et montre qu'il est irrité du cours des choses

L’OMBRE
Il suffit, j'ai compris ta pensée. Je vous remercie, les pouvoirs infernaux et toi, que révolte la détresse de celui qui aime. — Repose-toi. Je veux m'asseoir et voir la fin.

LA VENGEANCE
Alors ne dis plus rien. Tes désirs sont satisfaits.


Acte IV

SCENE I.

((La Cour))
(Entrent Hieronimo et Belle-lmpéria.)

BELLE-IMPÉRIA
C'est donc là l'amour que tu avais pour Horatio ? C'est donc là la tendresse que tu simulais ? Voilà donc les fruits de tes larmes éternelles ? Hieronimo, sont-ce là tes emportements, tes protestations, les lamentations profondes dont tu avais coutume de lasser les hommes ? O père cruel ! O monde trompeur ! Comment t'excuseras-tu de te révéler ainsi ? Quels déshonneurs et quelles haines ne vas-tu pas attirer sur toi d'oublier de la sorte la perte de celui qui d'après mes lettres et d'après ta propre conviction, a été assassiné sans motif. — Hieronimo ! Quelle honte ! Ne donne pas aux âges futurs dans l'histoire l'exemple d'une telle ingratitude envers ton fils. — Malheureuses mères de tels enfants, — mais pères monstrueux qui oublient si promptement la mort de ceux qu'à grands frais et grands soucis ils ont élevés et que sans plus de soucis ils perdent ensuite. — Moi-même, une étrangère par comparaison, j'aimais à ce point sa vie, que je persiste à souhaiter leur mort. Et sa mort ne sera pas par moi laissée sans vengeance, bien que pour le monde je patiente. — Mais je le jure ici, à la face du ciel et de la terre, si tu oublies cet amour auquel tu devais rester fidèle, si tu l'abandonnes et renonces à tes desseins, moi-même je précipiterai dans les enfers les âmes abhorrées de ceux qui ont perpétré sa perte dans une mort horrible.

HIERONIMO
Se peut-il que Belle-Impéria aspire vraiment à une vengeance comme celle qu'elle a daigné décrire ? — S'il en est ainsi, je vois bien que le ciel approuve notre dessein et que tous les saints qui siègent au Paradis réclament une expiation pour ces meurtriers maudits. C'est la vérité, Madame, je le reconnais à présent, j'ai trouvé une lettre écrite sous votre nom et cette lettre disait comment Horatio est mort. — Pardon !... Oh pardonnez-moi, Belle-Impéria mes craintes et mes soucis quand je n'osais pas y ajouter foi. — Mais ne croyez pas que je sois veule et que je cherche un moyen d'en finir en laissant sa mort sans vengeance aucune. — Je le promets ici, si vous voulez y consentir et tenir ma résolution secrète, avant peu, je les ferai mourir, ceux qui sans raison ont assassiné mon fils.

BELLE-IMPÉRIA
Hieronimo, je consens; je dissimulerai et je veux, en tout ce qui peut servir ton dessein, me joindre à toi pour venger la mort d'Horatio.

HIERONIMO
Eh bien donc, quelle que soit la voie à suivre, je vous en supplie, prêtez-vous à ce que j'arrangerai; déjà le complot est formé dans ma tête... Mais les voici.

(Entrent Balthazar et Lorenzo.)

BALTHAZAR
Eh quoi ! Hieronimo, vous faites la cour à Belle-Impéria ?

HIERONIMO
Oui, Monseigneur, et une cour telle, je vous l'assure, qu'elle dispose de mon coeur; seulement, c'est vous Monseigneur, qui disposez du sien.

LORENZO
C'est maintenant ou jamais, Hieronimo, que nous aurons besoin de votre aide.

HIERONIMO
Mon aide ! Eh ! mes bons seigneurs disposez de moi. Vous m'avez donné de bonnes raisons pour cela... oui, par ma foi, c'est bien le cas.

BALTHAZAR
Vous avez bien voulu, lors de la fête offerte à l'Ambassadeur, faire au roi l'agréable surprise d'un spectacle; si maintenant votre magasin était assez bien fourni pour vous permettre de faire la même chose à l'intention de mon père pendant les divertissements de la nuit prochaine, ou de donner quelque jolie représentation du même genre, je vous assure que tout le monde en serait fort satisfait.

HIERONIMO
C'est, tout ?

LORENZO[N]
X
Nota del editor digital

"LORENZO"

«Dans la pièce originelle anglaise le personage qui intervient est Balthazar, non Lorenzo.»

Oui, c'est tout.

HIERONIMO
Eh bien alors, nous arrangerons cela; n'en dites pas davantage. — Quand j'étais jeune, je consacrais mon intelligence et mes efforts à d'inutiles poésies; elles ne rapportaient rien à leur auteur, mais plaisaient extraordinairement à tout le monde.

LORENZO
Comment cela ?

HIERONIMO
Ma foi, mon bon Seigneur, voici:... —je crois cependant que vous êtes trop vif pour nous —...Quand je vivais à Tolède où je faisais des études, il m'arriva par hasard d'écrire une tragédie. Voyez Messeigneurs, après l'avoir longtemps oubliée, je l'ai retrouvée l'autre jour. — (Il montre un livre.) Vos Seigneuries me feraient une grande faveur en consentant à la jouer; je veux dire, si tous les deux vous consentiez à y jouer un rôle. Vous pouvez être certains que ce serait tout à fait remarquable et merveilleusement agréable à la société.

BALTHAZAR
Comment, vous voulez nous faire jouer une tragédie ?

HIERONIMO
Hé ! Néron ne pensait pas que ce fût déroger; des rois et des empereurs ont pris grand plaisir à mettre à l'épreuve leur esprit dans des pièces.

LORENZO
Ne vous fâchez pas, mon bon Hieronimo. Le prince posait seulement une question.

BALTHAZAR
En vérité, Hieronimo, si vous parlez sérieusement, je prendrai un des rôles.

LORENZO
Et moi, un autre.

HIERONIMO
Et maintenant, mon bon Seigneur, ne pourriez-vous demander à votre soeur Belle-Impéria, d'en remplir un elle aussi ? Qu'est-ce qu'une pièce sans rôle de femme ?

BELLE-IMPÉRIA
Il ne faudra pas beaucoup d'instances, Hieronimo, je tiens absolument à prendre part à votre représentation.

HIERONIMO
Alors c'est parfait. Il faut que je vous dise, Messeigneurs, que la pièce était destinée à être jouée par des gentilshommes et des lettrés, des gens qui savaient ce que c'est que parler.

BALTHAZAR
Elle sera jouée cette fois par des princes et des gens de Cour. — Des gens qui savent comment il faut parler.
Voulez-vous selon la coutume du pays, nous faire connaître l'argument ?

HIERONIMO
Je vais le faire en gros. Dans les chroniques d'Espagne, il est écrit ceci au sujet d'un chevalier de Rhodes: il avait été longtemps fiancé à une certaine Perseda, une dame italienne, qu'il avait épousée enfin. La beauté de cette dame ravissait tous ceux qui la voyaient. Elle toucha particulièrement l'âme de Soliman qui lors du mariage avait été le principal invité. Par divers moyens, Soliman chercha à gagner l'amour de Perseda, mais il n'y put parvenir. Alors, il commença à faire la confidence de sa passion à un ami, un de ses pachas, qu'il aimait beaucoup. Le pacha la sollicita longtemps et vit enfin qu'il n'y avait moyen de l'obtenir que par la mort de son époux le chevalier de Rhodes, — et traîtreusement alors il l'assassina. Elle, poussée en conséquence par une haine violente, tua Soliman, comme étant la cause du meurtre, puis, pour échapper à la tyrannie du pacha, se poignarda. Et voilà la tragédie.

LORENZO
C'est parfait

BELLE-IMPÉRIA
Dites-moi, Hieronimo, qu'advint-il de celui qui était le pacha ?

HIERONIMO
Ceci, ma foi : poursuivi par les remords de son crime, il courut jusqu'au sommet d'une montagne où il se pendit.

BALTHAZAR
Mais qui de nous va jouer ce rôle-là ?

HIERONIMO
Ce sera moi, Messeigneurs, n'en doutez pas. C'est moi qui ferai le meurtrier, je vous le garantis. C'est mon idée et je m'y complais beaucoup.

BALTHAZAR
Et moi, qui serai-je ?

HIERONIMO
Le grand Soliman, l'empereur turc.

LORENZO
Et moi ?

HIERONIMO
Eraste, le chevalier de Rhodes.

BELLE-IMPÉRIA
Et moi?

HIERONIMO
Perseda, chaste et résolue. Et voici, Messeigneurs divers résumés écrits pour chacun de vous; ils vous donneront les indications de vos rôles et vous permettront de les remplir selon l'occasion qui vous en est offerte. Vous devrez-vous procurer une coiffure à la turque, une moustache noire et un cimeterre. (Il remet un papier à Balthazar.) A vous, il faudra une croix comme celle des chevaliers de Rhodes. (Il remet un autre papier à Lorenzo) Vous, Madame, vous vous costumerez comme Phébé, comme Flore ou comme la chasseresse... à votre discrétion et selon ce qui vous semblera préférable. Quant à moi, Messeigneurs, je me procurerai un costume et usant de la rançon que le Vice-Roi m'a envoyée, je ferai les achats et les préparatifs de cette tragédie, si bien que tout le monde dira: Hieronimo fut libéral dans ses arrangements.

BALTHAZAR
Il me semble, Hieronimo, qu'une comédie conviendrait mieux.

HIERONIMO
Une comédie ? Fi ! les comédies sont faites pour les esprits médiocres. Pour ce qu'il convient d'offrir à une troupe royale, parlez-moi d'une tragédie noblement écrite ! Tragedia cothurnata, digne des rois, pleine de substance, et non de choses vulgaires. Messeigneurs, ceci doit être joué et à point aux fêtes de la première nuit. Les tragédiens d'Italie avaient l'esprit si prompt, qu'après une heure de méditation, ils étaient prêts à mettre en action n'importe quel sujet.

LORENZO
Cela est fort possible, j'ai vu faire la même chose à Paris par les tragédiens français.

HIERONIMO
A Paris ? Par la messe, le souvenir est exact. Il reste encore une chose à régler.

BALTHAZAR
Qu'est-ce, Hieronimo ? Il ne faut rien oublier.

HIERONIMO
Chacun de vous devra réciter son rôle dans une langue inconnue, afin d'obtenir une variété plus grande. Ainsi, vous Monseigneur, en latin; moi, en grec; vous, en italien. Et comme je sais que Belle-Impéria a beaucoup pratiqué le français, c'est en beau français de Cour, que ses phrases seront dites.

BELLE-IMPÉRIA
Vous avez donc l'intention de mettre mon habileté à l'épreuve, Hieronimo ?

BALTHAZAR
Mais tout cela ne fera que pure confusion et l'on ne nous comprendra guère !

HIERONIMO
C'est ce qu'il faut : car la conclusion fera valoir l'invention, et tout sera pour le mieux. Moi même, par un discours, et de plus par un rare et merveilleux tableau qui sera caché derrière un rideau, — soyez tranquilles, — je rendrai claire toute chose, et tout sera terminé en une scène unique, car on ne s'amuse guère quand le spectacle traine.

BALTHAZAR
Que pensez-vous de cela ?

LORENZO
Ma foi, Monseigneur, il faut passer par là pour calmer ses lubies.

BALTHAZAR
Adieu donc, Hieronimo, à bientôt !

HIERONIMO
Vous vous occuperez de ce qu'il vous faut ?

LORENZO
Je vous en réponds.

(Tous sortent, sauf Hieronimo.)

HIERONIMO
Allons, je vais voir, dans cette confusion, la destruction de Babylone par les puissances célestes. — Et si cette tragédie ne plait pas au monde, le vieux Hieronimo n'a vraiment pas de chance !

SCENE II.

((Le Jardin))
(Entre Isabella, tenant une arme.)

ISABELLA
Pas un mot de plus ! O monstrueux homicides, puisque ni la piété, ni la pitié ne rappellent le roi à la justice et à la commisération, je veux moi-même tirer vengeance de l'endroit où fut assassiné mon fils bien-aimé. (Elle hache le bosquet.) — — A bas les branches, les rameaux odieux de ce pin misérable et fatal : coupe-les, Isabella, arrache-les et brûle les racines d'où jaillit tout le reste. Je ne veux laisser ni tige, ni arbre, ni buisson, ni branche, ni fleur, ni feuille, — non pas même une herbe dans l'aire de ce jardin. — Complot maudit de ma misère ! — Puisse ce jardin demeurer à jamais stérile, nue la terre et frappé d'anathème quiconque voudrait lui rendre la fertilité. Un vent d'est, chargé de souffles empestés, flétrira les plantes et les jeunes pousses; — le sol fourmillera de serpents et les promeneurs, craignant d'être infectés, passeront à distance, et jetant leurs regards de ce côté, diront : « C'est là que périt assassiné le fils d'Isabella ! » —
Oui, c'est ici qu'il mourut, ici que je l'embrasse.
Voyez, son ombre réclame par ses blessures, vengeance contre celle qui aurait dû venger sa mort. — Hieronimo, hâte-toi de venir voir ton fils; la douleur et le désespoir m'ordonnent d'aller entendre Horatio plaider sa cause devant Rhadamante. Hâte-toi, Hieronimo, ou sinon, porte la responsabilité de ta négligence à poursuivre la mort de ceux dont la fureur haïssable lui a ravi le souffle. Mais non, tu diffères leur mort, tu pardonnes aux meurtriers de ton noble fils et seule j'agis... sans résultat. Et de même que je maudis cet arbre qui ne portera plus de fruits, de même, pour lui, seront maudites mes entrailles. Et que cette arme frappe la poitrine, la poitrine infortunée, dont Horatio a sucé le lait.

(Elle se poignarde.)

SCENE III.

((Le Palais))
(Entre Hieronimo. Il ouvre les rideaux. Entre le Duc de Castille.)

LE DUC
Hé bien, Hieronimo, où sont vos compagnons, tandis que vous vous donnez tout ce mal ?

HIERONIMO
Oh ! Seigneur, il faut que l'auteur veille à tous les détails, il y va de son crédit. Mais, mon bon Seigneur, permettez-moi de supplier votre grâce de remettre au Roi le texte de la pièce; voici l'argument de ce qui sera représenté.

LE DUC
Ce sera fait, Hieronimo.

HIERONIMO
Une chose encore, mon bon seigneur... Permettez-moi de supplier votre grâce de bien vouloir, lorsque la Cour aura passé dans la galerie, m'en jeter la clef

LE DUC
Je le ferai, Hieronimo.

HIERONIMO
Eh bien, Balthazar, êtes-vous prêt ? Apportez un fauteuil et un coussin pour le Roi.

(Entre Balthazar portant un fauteuil.)

BALTHAZAR[N]
X
Nota del editor digital

"BALTHAZAR"

«Dans la pièce originelle anglaise le personage qui intervient est Hieronimo, non Balthazar.»

Bravo, Balthazar ! Accrochez le titre de la pièce: la scène se passe à Rhodes. Eh bien ! Votre barbe, l'avez-vous mise ?

LORENZO[N]
X
Nota del editor digital

"LORENZO"

«Dans la pièce originelle anglaise le personage qui intervient est Balthazar, non Lorenzo.»

A moitié, l'autre moitié est dans ma main.

HIERONIMO
Allons, dépéchons; c'est honteux ! Pourquoi traînez-vous ainsi ? (Sort Balthazar.) Réfléchis bien, Hieronimo, rappelle tes esprits, fais le compte des malheurs que tu as subis par le meurtre de ton fils. Et le dernier, non le moindre, lorsque Isabella, celle qui fut sa mère et ta femme bien aimée, éperdue de douleur se donna la mort pour lui. Hieronimo, tiens-toi prêt à être vengé; toutes les dispositions sont prises pour la terrible vengeance. Va donc ! Hieronimo, poursuis-la, ta vengeance, rien n'y manque, que l'exécution... à ta vengeance !...

(Il sort.).

SCENE IV.

((Suite de la Précédente))
(Entrent le Roi d'Espagne, le Vice-Roi, le Duc de Castille et leur suite.)

LE ROI
Ainsi donc vice-roi, nous allons voir la tragédie de Soliman, l'empereur Turc, représentée pour nous distraire, par le prince votre fils, mon neveu don Lorenzo et ma nièce.

LE VICE-ROI
Eh quoi ? Belle-Impéria ?

LE ROI
Oui et par Hieronimo, notre maréchal; c'est à sa requête qu'ils ont daigné y prendre part eux-mêmes. Voilà nos passe-temps à la Cour d'Espagne. Mon frère, c'est vous qui tiendrez le livre; c'est l'argument de ce qui est représenté.

(Messieurs[N]
X
Nota del traductor

"Messieurs"

Cette note singulière se trouve dans toutes les éditions anciennes.

, il a été jugé bon de donner ici en anglais et plus développée, pour la facilité de tous les lecteurs, la pièce de Hieronimo, écrite en langues diverses.)
(Entrent Balthazar, Belle-lmpéria et Hieronimo.)

BALTHAZAR
(En Soliman.) Pacha, si Rhodes est à nous, rapportes en l'honneur aux Cieux et à Mahomet, notre divin prophète et sois revêtu toi-même de toutes les dignités que Soliman peut donner ou que tu peux désirer. Mais je te sais moins gré d'avoir conquis Rhodes que de m'avoir réservé cette belle nymphe chrétienne, Perséda, lampe bénie de toutes les perfections, dont le regard, comme un aimant puissant, réduit le coeur du valeureux Soliman à se soumettre.

LE ROI
Vois, Vice-Roi, c'est Balthazar, ton fils, qui joue le rôle de l'empereur Soliman. Comme il exprime bien sa passion amoureuse !

LE VICE-ROI
Ce sont les leçons de Belle-lmpéria qui l'ont instruit.

LE DUC
Oui, c'est parce que toutes ses pensées vont à Belle-lmpéria.

HIERONIMO
(En Pacha.) Puissent toutes les joies de la terre être l'apanage de Votre Majesté.

BALTHAZAR
Il n'y a pas de joie sur terre, sans l'amour de Perséda.

HIERONIMO
Il faut donc que Perséda se soumette à Votre Grâce.

BALTHAZAR
Ce n'est pas elle, c'est moi qui obéirai; attiré par l'influence de sa lumière, je me rends; mais que l'on amène mon ami, le chevalier de Rhodes, Eraste qui m'est plus cher que ma vie. Je veux qu'il voie Perséda, ma bien-aimée.

(Entre Lorenzo en Eraste.)

LE ROI
Voici venir Lorenzo. Consultez l'argument, mon frère, et dites-moi quel rôle il joue.

BELLE-IMPÉRIA
Ah ! mon Eraste, sois le bienvenu auprès de Perséda !

LORENZO
Eraste est trois fois heureux, puisque tu vis; la perte de Rhodes n'est rien devant la joie d'Eraste. — Puisque Perséda vit, sa vie survit aussi.

BALTHAZAR
Ah ! Pacha, il y a échange d'amour entre Eraste et la belle Perséda, souveraine de mon âme.

HIERONIMO
Eloigne Eraste, puissant Soliman et Perséda sera bien vite conquise.

BALTHAZAR
Eraste est mon ami; tant qu'il vivra, Perséda ne renoncera pas à son amour.

HIERONIMO
Il ne faut pas qu'Eraste vive pour le malheur du grand Soliman.

BALTHAZAR
Eraste est cher à nos yeux royaux.

HIERONIMO
Mais s'il est votre rival, il vaut mieux qu'il meure.

BALTHAZAR
Qu'il meure donc; l'amour le commande. C'est grand pitié pourtant, qu'Eraste meure ainsi.

HIERONIMO
Eraste, Soliman te salue. Connais par ma voix la volonté de Sa Hautesse. Et elle veut que l'on te traite ainsi

(Il le poignarde.)

BELLE-IMPÉRIA
Malheur à moi. Eraste ! Vois Soliman, Eraste est mort.

BALTHAZAR
Mais Soliman vit pour te consoler aimable reine de beauté. Que ta faveur ne meure pas, mais plutôt regarde d'un oeil gracieux sa douleur qu'augmente encore la beauté de Perséda, si Perséda dans sa douleur s'obstine.

BELLE-IMPÉRIA
Tyran, renonce à poursuivre de vaines sollicitations. Mes oreilles sont aussi inexorables à tes lamentations, que ton bourreau fut impitoyable et lâche lorsqu'il frappa mon Eraste, le chevalier innocent. Tu crois pouvoir commander au nom de ta puissance, et à ta puissance Perséda se soumet. Cependant, si elle en était capable, voici comment elle tirerait vengeance de ta trahison, ô prince sans noblesse. (Elle le poignarde.) Et voici comment elle tirerait vengeance d'elle-même !

(Elle se poignarde.)

LE ROI
Bien dit ! Mon vieux maréchal ! la pièce est bravement faite.

HIERONIMO
Mais Belle-Impéria joue admirablement son rôle !

LE VICE-ROI
S'il s'agissait de réalités, Belle-Impéria, mon fils serait mieux traitée par toi.

LE ROI
Et maintenant, quelle est la suite, Hieronimo ?

HIERONIMO
Pardi ! Voici la suite du rôle de Hieronimo. Nous renonçons à nos divers langages, et voici la conclusion en notre langue vulgaire à nous. Vous croyez peut-être, — mais ces pensées sont vaines —, que tout ceci est de la simulation, et que nous faisons comme font tous les tragédiens qui meurent aujourd'hui dans l'intérêt de la pièce,— (la mort d'Ajax, ou de quelque noble Romain,) — et qui un moment après se relèvent pour plaire au public du lendemain. Non, mes princes, sachez que je suis Hieronimo, le père désespéré d'un malheureux fils; ma langue émet des sons pour vous raconter mon histoire dernière et non pour excuser les grosses fautes de l'auteur. Je vois à vos regards que vous demandez l'explication de ces paroles. Voyez donc la raison qui m'a poussé à faire ce que j'ai fait. (Il découvre le cadavre de son fils.) Voyez ce tableau, regardez ce spectacle; ici gît mon espérance, et c'est ici que mon espérance a pris fin ! Ici gît mon coeur, et c'est ici que mon coeur fut transpercé ! Ici gît mon trésor, et c'est ici que mon trésor fut perdu ! Ici gît ma félicité, et c'est ici que ma félicité me fut ravie !... Mais espoir, coeur, trésor, joie, félicité, tout a fui, tout a failli, tout est mort, — oui, tout est corrompu en même temps que ceci ! De ces blessures venait le souffle qui me donnait la vie; ils m'ont assassiné, ceux qui ont fait ces marques fatales. La cause première ? L'amour, d'où surgit la haine mortelle. La haine : —Lorenzo et le jeune Balthazar. L'amour : — celui de mon fils pour Belle-Impéria. Mais la nuit, complice des crimes maudits, ensevelit dans son silence les forfaits de ces traitres et les facilita. Ils s'arrangèrent de manière à surprendre mon fils, mon cher Horatio dans mon jardin. C'est là, par une nuit livide et noire, qu'ils le percèrent de coups et le précipitèrent dans la mort blême, sombre et cruelle. Il crie, je l'entends. — je crois entendre encore dans l'air l'écho de ce cri funèbre ! — En toute hâte, je m'élance au bruit, — et je trouve mon fils pendu à un arbre, labouré de blessures, criblé comme vous le voyez. Ai-je pleuré, croyez-vous, devant un tel spectacle ? — Parle, Portugais, toi, dont la perte ressemble à la mienne, dis si tu as pleuré sur ton Balthazar comme je pleurai sur mon Horatio. Et vous, Monseigneur, vous dont le fils, après la réconciliation, se jeta dans le filet, se crut à l'abri et me traita en cerveau malade, en lunatique, avec des « que Dieu vienne en aide au fou Hieronimo ! » Comment trouvez-vous la catastrophe de notre pièce ? — Ah ! voyez encore ce mouchoir ensanglanté; après la mort d'Horatio, je l'ai trempé en pleurant dans le flot qui s'échappait de ses blessures ouvertes. Voyez, je l'ai conservé comme un gage propice; — jamais il ne s'est séparé de mon coeur saignant, me rappelant sans relache au souvenir de mon voeu concernant ces assassins maudits. Le voeu est accompli, mon coeur est satisfait. C'est pour cela que j'ai pris le rôle du pacha; je voulais me venger par la mort de Lorenzo; c'est dans le même but que celui-ci fut chargé d'un rôle et représenta le chevalier de Rhodes, à seule fin de me permettre de le tuer à ma convenance. Enfin, Vice-Roi, Balthazar ton fils, fut Soliman que Belle-Impéria, sous les traits de Perséda a tué, n'étant chargée de ce rôle tragique qu'afin de tuer celui qui l'avait offensée. La pauvre Belle-Impéria fut infidèle à son rôle. Bien que l'histoire raconte qu'elle mourut aussi, cependant par affection et par intérêt pour elle j avais autrement réglé la fin. Mais dans son amour pour celui qu'ils avaient tant haï, elle résolut d'en finir ainsi. Or donc princes, regardez bien Hieronimo à présent, l'auteur et l'acteur de cette tragédie, qui tient dans son poing sa fortune dernière et qui veut achever son rôle aussi résolument qu'aucun des acteurs qui sont morts avant lui. Et nobles Seigneurs, ainsi se termine la pièce. Ne m'en demandez pas davantage, je n'ai plus rien à dire.

(Il court et veut se pendre.)

LE ROI
O Vice-Roi, arrêtez Hieronimo ! Mon neveu, ton fils est assassiné.

LE VICE-ROI
Nous sommes trahis ! Mon Balthazar est tué. Enfoncez les portes; courez, arrêtez Hieronimo. (On enfonce les portes, on retient Hieronimo.) Hieronimo, racontez au roi ce qui s'est passé, sur mon honneur, il ne vous sera fait aucun mal.

HIERONIMO
Vice-Roi, je ne veux pas vous confier une vie dont j'ai fait aujourd'hui le sacrifice à mon fils. Vil misérable pourquoi retiens-tu un homme décidé à mourir ?

LE ROI
Parle, traître, assassin sanglant et maudit, parle ! Je te tiens à présent et saurai bien te faire parler. Pourquoi as-tu commis ce forfait abominable ?

LE VICE-ROI
Pourquoi as-tu assassiné mon Balthazar ?

LE DUC
Pourquoi as-tu massacré mes deux enfants ?

HIERONIMO
O bonnes paroles ! Aussi cher m'était mon Horatio, que votre enfant, ou les vôtres, ou les vôtres l'étaient à vous, Monseigneur ! — Mon fils innocent fut tué par Lorenzo, — par Lorenzo et par Balthazar, je suis enfin complètement vengé; — et peut-être le ciel se venge-t-il de leurs âmes par des peines beaucoup plus grandes encore.

LE DUC
Parle: quels sont tes complices ?

LE VICE-ROI
Ta fille d'abord, Belle-Impéria, car c'est de sa main que mon Balthazar fut tué, — je l'ai vue frapper.

LE ROI
Pourquoi ne réponds-tu pas ?

HIERONIMO
La moindre liberté qu'un roi puisse accorder, c'est celle de garder un silence désarmé. Laisse la moi donc. — Il suffit ! Je ne puis ni ne veux te répondre.—

LE ROI
Préparez la torture..., Traître que tu es, je te forcerai bien à parler.

HIERONIMO
En vérité, tu peux me torturer, comme son misérable fils a torturé mon Horatio quand il l'a assassiné. Mais jamais tu ne me forceras à révéler ce qui de par mon serment est inviolable. — C'est pourquoi, en dépit de toutes les menaces, heureux de leur mort, satisfait de ma vengeance, tu peux avoir ma langue dabord mon coeur ensuite. —

(Il se coupe la langue d'un coup de dents[N]
X
Nota del editor digital

"dents"

[Les vingt-quatre derniers versets, délimités par le signe §, sont substitués dans les éditions publiées à partir de 1602 par l' "addition" suivante:}

.) (§)

Q4HIERONIMO
Mais êtes-vous bien sûr qu'ils sont morts ?

LE DUC
Morts ! Hélas, il n'est que trop certain.

HIERONIMO
Quoi !
(Au vice-roi.) — Et le vôtre aussi ?

LE VICE-ROI
Oui, ils sont morts tous. Aucun ne survit.

HIERONIMO
Eh bien, alors tout m'est égal. Venez, nous serons bons amis; — rassemblons nos têtes, voyez, j'ai un excellent noeud coulant qui les tiendra toutes.

LE VICE-ROI
O démon de l'enfer ! Quelle impudence !

HIERONIMO
De l'impudence ? En quoi cela vous étonne-t-il ? Je vous le dis, Vice-Roi, j'ai réalisé ma vengeance aujourd'hui et, en la voyant, je suis devenu un monarque plus orgueilleux que tous ceux qui trônèrent sous la couronne d'Espagne. Quand j'aurais autant de vies qu'il y a d'étoiles au ciel et tout autant de paradis à gagner, je les donnerais tous, oui, et mon âme par dessus le marché, pour te voir trotter dans cette mare rouge.

LE DUC
Parle, quels sont tes complices ?

LE VICE-ROI
Ta fille d'abord, Belle-Impéria, car c'est de sa main que mon Balthazar fut tué : je l'ai vue frapper.

HIERONIMO
§ O bonnes paroles ! Aussi cher m'était mon Horatio, que votre enfant, ou les vôtres, ou les vôtres, l'étaient à vous, Monseigneur ! — Mon fils innocent fut tué par Lorenzo; — par Lorenzo et par Balthazar, je suis enfin complètement vengé, et peut-être le ciel se venge-t-il de leurs âmes par des peines beaucoup plus grandes encore. — Depuis que je me suis familiarisé avec la vengeance, il me semble que je ne saurais regarder la mort avec assez de mépris.

LE ROI
Tu te moques de nous, esclave ? Qu'on apporte les instruments de torture.

HIERONIMO
Faites, faites, faites... En attendant, c'est vous que je vais torturer. Vous aviez un fils, n'est ce pas ? — Et ce fils devait épouser votre fille à vous... Ah ! n'est-ce pas ainsi ? Vous aviez un fils également, il était le neveu de mon suzerain. Il était orgueilleux et retors. S'il avait vécu, peut-être eût-il porté un jour la couronne d'Espagne : je crois que c'est bien ainsi... C'est moi qui l'ai tué, regardez, c'est la main que voilà qui l'a frappé au coeur... vous voyez bien cette main ? — J'ai fait cela pour un certain Horatio, vous ne l'avez pas connu ? Un tout jeune homme, — ils l'ont pendu dans le jardin de son père. — Ce fut lui qui força votre vaillant fils à demander grâce, tandis que votre vaillant fils à vous, le faisait prisonnier. —

LE VICE-ROI
O mes sens, faites que je sois sourd; — je ne puis en entendre davantage.

LE ROI
Tombe sur nous, ô ciel et couvre-nous de tes ruines funêbres !

LE DUC
Enveloppe le monde dans tes nuages ténébreux.

HIERONIMO
Et à présent, c'est moi qui applaudis ma propre représentation.
ErrorMetrica
40
Nunc iners cadat manus.
Et maintenant, pour vous montrer que mon rôle est fini..., prenez ma langue d'abord, mon coeur ensuite ! —

(Il se coupe la langue d'un coup de dents.) Q4

LE ROI
O courage monstrueux d'un scélérat, vois, Vice-Roi, il a coupé sa langue plutôt que de révéler ce que nous voulons savoir.

LE DUC
Il peut écrire encore.

LE ROI
Et s'il ne nous donne pas satisfaction, nous utiliserons pour lui les genres de mort les plus épouvantables qui jamais furent inventés pour punir un scélérat.

(Hieronimo demande par signes un couteau pour retailler sa plume.)

LE DUC
Il demande un couteau pour sa plume.

LE VICE-ROI
Voici, et toi garde d'écrire autre chose que la vérité !

LE ROI
Attention, mon frère; arrête Hieronimo !

(Hieronimo frappe de son couteau le duc et lui-même.)

LE ROI
En quels temps vit-on jamais forfaits plus monstrueux ? Mon frère et toute la lignée qu'espérait l'Espagne après ma mort ! — Emportez son corps, nous pleurerons sa perte, la mort de notre frère bien aimé. Et que sa tombe se dresse, quoiqu'il puisse arriver. C'est moi le suivant, le plus proche, le dernier de tous.

LE VICE-ROI
Toi, Don Pedro, remplis les mêmes devoirs pour nous, relève notre malheureux fils, tué à la fleur de l'âge. Transportez moi avec lui, transportez le avec le malheureux que je suis, près du grand mat d'un navire sans équipage et que le vent et le courant nous poussent vers le gouffre hurlant et indompté de Scylla, ou vers l'horrible marécage de l'Achéron où je pleurerai la perte de mon bien-aimé fils Balthazar. Il n'y a point en Espagne de refuge pour le Portugais

(Ils sortent.)
(Les trompettes sonnent une marche funèbre; le Roi d'Espagne marche en pleurant derrière le corps de son frère; le Roi de Portugal emporte le corps de son fils.)

SCENE V.

(Entrent l'Ombre et la Vengeance.)

L’OMBRE
A présent, mes espérances sont arrivées à leurs fins et réalisées; le sang et la détresse ont mis un terme à mes désirs. Horatio assassiné dans la charmille de son père; le vil Serberine tué par Pedringano; le traître Pedringano pendu par subtil artifice; la vertueuse Isabella mortellement frappée par elle-même; le prince Balthazar poignardé par Belle-Impéria; le Duc de Castille et son scélérat de fils tous deux mis à mort par le vieux Hieronimo; ma Belle-Impéria tombant comme tomba Didon; enfin le vieux Hieronimo frappé de sa propre main. Oui, ce sont spectacles agréables à mon âme. Je veux à présent demander à la belle Prosperpine, qu'en vertu de sa décision souveraine, elle me permette de réconforter mes amis d'agréable façon et d'exercer sur mes ennemis de justes et terribles rigueurs. Je veux mener mon ami Horatio à travers ces champs où l'on se divertit à des guerres toujours renouvelées. Je conduirai la vertueuse Isabella en ces lieux où pleure la pitié, sans jamais connaître la peine. Ma Belle-Impéria goûtera les joies des vierges vestales et des reines de beauté. Hieronimo sera introduit par moi à l'endroit où se fait entendre Orphée, ajoutant de doux plaisirs à l'éternité des jours. Mais dis-moi Vengeance, — qui donc m'aiderait sinon toi ? — ma haine envers les autres, comment la manifesterai-je ?

LA VENGEANCE
Ma main les trainera jusqu'au plus profond des enfers, où l'on ne voit que furies, spectres horribles et tortures.

L’OMBRE
Alors, douce Vengeance, voici ce que tu feras à ma requête, — permets que je sois juge et décide de leurs tourments… Que l'on délivre le pauvre Titan de l'étreinte du vautour, et que Don Cyprien prenne sa place. _ Que Don Lorenzo soit placé sur la roue d'Ixion et que la souffrance infinie de cet amoureux se termine; que Junon oublie sa vieille colère et lui accorde sa grâce. Je veux voir Balthazar pendu au cou de la Chimère; qu'il regrette son sanglant amour et souffre en pensant aux joies de ceux qui sont là haut. — Serberine roulera le fatal rocher et continuera l'éternel gémissement de Sysiphe. Quant au fourbe Pedringano, pour sa trahison, qu'il soit entraîné dans les flots brûlants de l'Achéron, toujours vivant, toujours mourant, dans les flammes éternelles, blasphémant les dieux et leurs noms sacrés.

LA VENGEANCE
Alors, hâtons nous d'aller retrouver amis et ennemis; donner le bonheur aux amis, aux autres les tourments; car si leur mort a terminé leurs misères ici, je veux faire commencer là-bas leur éternelle tragédie.