Jean de Rotrou

La Diane, comédie





Texto utilizado para esta edición digital:
Rotrou, Jean de. La Diane, Comédie. 1635. Édité et annoté par Ángeles García Calderón, pour la Bibliothèque Numérique EMOTHE. Valencia: EMOTHE Universitat de València, 2025.
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  • Carmen Cerdán, Rodrigo

Note sur cette édition

Cette publication fait partie du projet I+D+i «EMOTHE: Second Phase of Early Modern Spanish and European Theatre: heritage and databases (ASODAT Third Phase)», référence PID2022-136431NB-C65 financé par MICIN/AEI/10.13039/501100011033 et FEDER/ERDF.


Comédie de Rotrou. Paris: François Targa, 1635. Représentée pour la première fois, en 1630


Notice historique et littéraire sur LA «DIANE»

Rotrou, tout en composant de mauvaises pièces de théâtre, formait son style, et maintenait déjà son dialogue avec plus d'art qu'aucun de ses contemporains, entre la trivialité de la farce et l'exagération espagnole, en ce temps fort à la mode. Entraîné malheureusement par l'exemple de ses prédécesseurs et par le goût de son siècle, il ne contribua que bien plus tard à réformer l'action dramatique, alors d'autant plus admirée qu'elle était compliquée et même confuse. La Diane est presque inintelligible à la lecture: ce défaut était sans doute moins choquant à la représentation, où chaque personnage est facilement reconnu et distingué du spectateur parmi le grand nombre d'acteurs principaux qui concourent essentiellement à l’action de «La Diane». S'il faut en croire son auteur, elle fut applaudie du public, qui ne lui trouva pas dit-il, de ces beautés effrontées qui ne se plaisent que sur le théâtre y ni de ces grâces affectées qui font paraître les autres. Rotrou la dëdia au comte de Fiesque.

Diane est sœur de Lysandre: leur mère, voulant faire passer toute sa fortune à son fils, confie Diane à un paysan de Boulogne où elle est élevée sans connaître sa naissance. Elle inspire cependant une grande passion à Lysimant; mais l’infidèle la quitte pour se rendre à Paris, où il recherche bientôt Orante en mariage. Diane, instruite de son projet, le suit et entre au service de sa rivale. Sylvian, jeune paysan amoureux de Diane, court après elle et devient cocher de Lysimant. Diane gagne l'affection de sa maîtresse, et lui fait parvenir les lettres que le perfide Lysimant lui a jadis écrites. Orante, qui est éprise d'un certain Ariste, est ravie d'avoir un prétexte pour rompre avec Lysimant; et celui-ci, changeant d'affection, annonce qu'il va porter ses vœux vers Rosinde. Diane, le gagnant de vitesse, et sachant que cette belle est fiancée avec Lysandre sans l'avoir vu, se travestit et se présente sous ce nom chez Rosinde. Mais le véritable Lysandre arrive et réclame ses droits; étonné de voir sa place remplie, il veut punir l'imposteur, qui n'a de ressource contre sa vengeance qu'en déclarant son sexe. Diane se découvre le sein, et Lysandre la reconnaît pour sa sœur à un signe particulier qu'elle porte en cet endroit. Cette reconnaissance amène tout à coup le dénouement. Lysimant, voyant une grande fortune à Diane, consent délicatement à l’épouser: Lysandre s'unit à Rosinde; Orante obtient son cher Ariste; et Sylvian se contente de Dorothée, suivante de Diane.

NOTE: Œuvres de Jean Rotrou. 5 vol. Tome premier. Paris: Chez Th. Desoer, 1820, pp. 265-267; réimpr. Genève, Slatkine, 1967.


À monsieur le Comte de «Fiesque»

MONSIEUR,

Diane est vôtre par tant de raisons, que vous ne lui pouvez défendre cette qualité, Votre commandement vous a fait être la cause première de sa naissance; Vous êtes auteur de la plus belle partie de sa réputation, et vous l'avez soutenue contre tous ses envieux, des moindres obligations l'auraient rendue votre créature. Et sans une ingratitude extrême elle ne se peut avouer d'autre que de vous, après le jugement que vous en avez fait. Il serait superflu de vous la dépeindre, je dirai seulement qu'elle n'est point de ses beautés effrontée qui ne se plaisent que sur les Théâtres, et dans les grandes assemblées, elle n'a point étudié ces grâces affectées qui font paraître les autres. Et la nature a tant fait pour elle qu'elle a méprisé tous les ornements de l'art; il est de la plupart des pièces de Théâtre, comme de ces femmes, qui ne possédant pas une parfaire beauté, surprennent toutefois par un faux éclat. Et ne se laissant pas longtemps considérer, s'acquièrent une estime qu'elle perdent, enfin quand on a remarqué de plus près leurs grâces, et leurs défaut, telle nous charme dans la rue qui nous déplaît dans son cabinet, et beaucoup dérobent au Cours, des cœurs qu'elle rendent à la maison. Il est ainsi de quantité de comédies à qui l'impression ôte le lustre, que le Théâtre leur avait donné. Diane n'est pas de ce nombre, et j'ose espérer que la vue qu'on aura de sa beauté naturelle, sera mépriser cette fausse apparence qu'on lui désirait en la scène; Vous savez par quels, et combien d'esprits, elle a été considérée chez ce grand homme, à qui vous avez justement donné tant de louanges, et voué tant d'amitié; il vous souvient de l'approbation qu'elle y reçut, et pas un de ces divins esprits qui la voulurent entendre jusques à trois fois, n'en fit un jugement contraire au vôtre qui fut toujours en sa faveur. Après cette satisfaction que j'en ai reçu, je crains fort peu le goût du peuple, et quand vous seul l'auriez approuvée. Caton m'est plus que le peuple romain; Telle quelle est, elle s'offre à vous, et se tient si glorieuse d'être vôtre, qu'elle eût été jusques à Rome vous demander cette qualité, si votre retour n'eût empêché son voyage, obligez-là d'un favorable accueil, et souffrez qu'elle vous témoigne combien je suis,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur

ROTROU

NOTE: Charles-Léon, Comte de Fiesque, originaire de Gênes, d’ou sa famille était bannie depuis le célèbre Complot des Fieschi, ourdi à Gênes le 2 janvier 1547 par Giovanni Luigi Fieschi, appartenant à la maison des Fieschi, afin d'éliminer le prince amiral Andrea Doria et les principaux membres de son entourage. D'une part, le complot est considéré comme une action purement individuelle due à la jalousie envers la puissance des Doria, d'autre part elle apparaît comme une action afin de restaurer l'ancienne liberté de la république, une tentative d'éliminer le tyran Doria.

L'historiographie actuelle interprète le fait comme un aboutissement des contrastes entre les maisons nobles qui se disputent le pouvoir: la noblesse «nuova» opposée à la «vecchia» des familles plus anciennes de la République de Gênes ('une des grandes républiques maritimes italiennes durant près de huit siècles, de 1099 à 1797, après l'abdication du dernier doge de Gênes, Giacomo Maria Brignole. Elle connut deux apogées, de 1284 à 1381, puis au XVIe siècle, parfois appelé «le siècle des Génois»).

On voit qu’il s’agit d’un protecteur recherché.


Argument

Méliante Portugaise avait deux enfants, Lysandre et Diane. L'inclination aveugle de cette mère la portant à avantager plutôt son fils que sa fille; elle fit nourrir Diane à Boulogne chez un paysan nommé Damon, et quelque temps après fit courir le bruit qu'elle était morte. Pour assurer la fortune de Lysandre, elle l'accorda à Rozinde sa cousine fille d'Orimand dès l'âge de six ans; elle mourut, et Lysandre qui avait de la passion pour voir les pays étranges, ayant fait charger quelques vaisseaux de marchandise, fit voile. Diane avait été aimée dans Boulogne d'un gentilhomme Lysimant, à qui elle avait permis quelques privautés honnêtes; elle apprend que dans Paris il était devenu amoureux d'Orante fille de Filémon, elle sort de Boulogne à dessin de traverser leurs amours par quelque artifice, elle se met au service d'Orante, Sylvian paysan qui l'avait aimée, la suit et se fait coche de Lysimant à dessein de la voir quelquefois. Dorothée villageoise qui aimait Sylvian sort aussi de Boulogne et vient à Paris, où elle rencontre Diane; comme elle parlent ensemble, Orante appelle Diane qui lui présente quelques lettres qu'elle dit avoir eues de quelque Paysanne qui la vient de quitter; (ruse dont elle se sert pour faire connaître à Orante que Lysimant aime en autre lieu) car ce sont les mêmes lettres que Lysimant a écrites autrefois à Diane; et quelques unes de Diane à Lysimant; Orante avait de l'amour pour Ariste, et le seul commandement de son père la forçait de souffrir Lysimant, pour se tirer de cette contrainte elle fait voir à son père ces témoignages de 'inconstance de Lysimant. Filémon le reproche à Lysimant qui lui fait voir le peu d'ardeur qu'il a pour Orante; Ariste à qui l'avarice de Filémon, les premières visites de Lysimant chez Orante, et le bruit qui courrait de leur mariage avaient déjà irrité, en fait des reproches à Orante, mêlées de beaucoup de mépris. Lysimant rencontre Diane qu'il ne reconnaît que pour Fille de Chambre d'Orante, la prie de dire à sa maîtresse qu'il aime Rosinde, en effet il la visite, mais c'est moins pour lui plaire que pour déplaire à Orante. Diane que ce discours a émue cherche un second artifice pour divertir cette poursuite, elle prie Dorothée de lui faire trouver un habit d'homme sur une diamant qu'elle lui met entre les mains; elle s'habille, entre chez Rosinde, se fait passer pour Lysandre (elle avait su toutes les affaires de cette maison d'une paysanne de Boulogne sans être connue d'elle, et sans qu'elle-même se reconnût). Le vrai Lysandre arrive, on veut punir le fourbe de l'autre, mais elle à l’instant reconnue par Damon, et puis pour sœur de Lysandre par une marque qu'elle porte au sein; elle est donc mariée à Lysimant, Rosinde à Lysandre, Orante à Ariste, et Dorothée à Sylvian.


À Monsieur ROTROU,
Sur sa Diane.
Par son Frère.


Enfin l'Amour est le vainqueur,

Diane a ce qu'lle désire,

Le destin ne lui peut plus nuire,

Lysimant lui donne son cœur


«ROTROU le J.»

NOTE: Rotrou le Jeune, c’est-à-dire Pierre Rotrou, frère du poète.


Les acteurs

DIANE, (sous le nom de CÉLIRÉE)
DOROTHÉE, villageoise amie de Diane, qui aimait Sylvian
ORANTE, fille de Filémon, amoureuse d’Ariste
LYSIMANT, amoureux de Diane, il la quitte, pour demander Orante en mariage
ARISTE, personnage dont Orante est amoureuse
ORIMAND, père de Rosinde
SYLVIAN, jeune paysan amoureux de Diane
FILÉMON, père d’Orante
LYSANDRE, frère de Diane
DAMON, paysan de Boulogne qui a élévé Diane
UN LAQUAIS
EXEMPT
ARCHERS

NOTE: Définition ancienne de EXEMPT s.: “On dit proverbialement & en raillerie d'un homme qui se tient inutile, tandis que ses compagnons travaillent, qu'il est exempt de bien faire”. Dictionnaire universel de Furetière (1690).


La scène est à Paris


ACTE I

Scène première

DIANE
1
(seule, sous le nom de Célirée)
Le Soleil a quitté l’humide sein de l’onde.
2
Le dernier de tes jours illumine le monde,
3
Déplorable rebut d’un infidèle amant,
4
Moins aimable qu’aimé, plus ingrat que charmant.
5
Poursuis, trahis ce traître, amante infortunée,
6
Et lui vends chèrement ta dernière journée;
7
Ayant de ta franchise acquis des vœux si saints
8
Son injuste mépris rend justes tes desseins;
9
Romps ses intentions, et fais contre son crime,
10
Tout ce que te conseille un courroux légitime.
11
Toi qui vis son amour et qui vois ses dédains,
12
Redoutable vainqueur des dieux et des humains,
13
Éteins ou récompense une ardeur si parfaite:
14
Que je meure vengée ou vive satisfaite;
15
Tu dois cette faveur aux vœux que je te rends:
16
Pour toi, j’ai tout laissé, j’ai quitté mes parents,
17
Et tu m’as mise au point de servir la maîtresse
18
De l’objet inconstant que j’aime et qui me laisse,
19
Qui me flattait d’attente et d’espoirs superflus,
20
Qui m’a longtemps voulue, et qui ne me veut plus.
21
L’avare faim de l’or a rompu ses promesses;
22
Une riche ennemie attire ses caresses;
23
Orante le méprise, et l’aveugle aujourd’hui
24
Épouse la fortune aveugle comme lui:
25
Joins ton pouvoir au mien, Roi de ma destinée;
26
Divertissons, Amour, ce fatal hyménée:
27
Accorde ta faveur au dessein que je fais,
28
Et ne t’offense pas de tes propres effets.

Scène II

DOROTHÉE, CÉLIRÉE

DOROTHÉE
29
La voilà qui m’attend.

CÉLIRÉE
Ma chère Dorothée,
30
Que de cruels soucis mon âme est agitée!

DOROTHÉE
31
Comment?

CÉLIRÉE
Je sors déjà pour la sixième fois.

DOROTHÉE
32
Hélas! Diane.

CÉLIRÉE
Attends, abaisse un peu ta voix.
33
Comment m’appelles-tu? je t’ai tant conjurée
34
De te ressouvenir du nom de Célirée;
35
Cruelle! as-tu dessein qu’on me connaisse ici,
36
Et ne sais-tu pas bien que l’on m’appelle ainsi?

DOROTHÉE
37
Je m’y trompe toujours.

CÉLIRÉE
Eh bien, chère compagne?…

DOROTHÉE
38
Vous causez du désordre en toute la campagne;
39
Je ne puis exprimer ces communes douleurs:
40
Tyrsis se désespère, Alidor fond en pleurs,
41
Et l’absence du jour cause bien moins d’ombrage
42
Que celle de vos yeux dedans notre village.
43
Chacun, pour vous trouver fait des desseins divers:
44
L’un veut voir tout Paris, l’autre tout l’univers;
45
L’un consulte Apollon, l’autre aux noires sciences
46
Va chercher du remède à ses impatiences.
47
On entend votre nom en la bouche de tous:
48
Ils laissent leurs troupeaux à la merci des loups;
49
Les voleurs pillent tout, les maisons sont désertes,
50
Et votre perte seule est cause de ces pertes.
51
Votre père surtout...

CÉLIRÉE
Dépêche vitement.

DOROTHÉE
52
Soupire sans relâche et sans allégement;
53
Vous ayant fait chercher parmi toutes nos plaines,
54
Il est désespéré d’avoir perdu ses peines;
55
Et je vous viens conter le dessein qu’il a pris
56
De vous chercher lui-même, et voir par tout Paris.

CÉLIRÉE
57
Il cherchera longtemps.

DOROTHÉE
Je crains fort, Célirée,
58
Qu’il n’en ait eu déjà la nouvelle assurée.

CÉLIRÉE
59
Et d’où la saurait-il?

DOROTHÉE
Il le peut bien.

CÉLIRÉE
Comment?

DOROTHÉE
60
Voyez si j’appréhende avecque fondement?
61
Je vous dis l’autre jour que Sylvian, que j’aime,
62
Souffrait pour votre perte un déplaisir extrême.

CÉLIRÉE
63
Eh bien?

DOROTHÉE
Ce lâche objet qui me tient sous sa loi,
64
Depuis un jour ou deux s’est dérobé de moi;
65
Il croit chez Lysimant savoir de vos nouvelles
66
(Car il a su jadis vos ardeurs mutuelles),
67
Et sans nécessité que de vous rechercher,
68
Il l’est allé trouver, et s’est fait son cocher.
69
Je viens de rencontrer cet aimable homicide;
70
Le traître s’est couvert des couleurs d’un perfide;
71
Et, s’il a découvert que vous serviez ici,
72
Damon par son moyen le peut savoir aussi.

CÉLIRÉE
73
Ô Dieux! Que me dis-tu! Va le trouver, de grâce;
74
Convié de ma part, il n’est rien qu’il ne fasse.

DOROTHÉE
75
Las! Il ne met qu’en vous la fin de ses désirs,
76
Et je pousse pour lui d’inutiles soupirs.

CÉLIRÉE
77
Je promets ses devoirs à ta pudique envie,
78
Si la fin de ce jour n’est celle de ma vie;
79
Mais d’une même ardeur oblige mon amour,
80
Ne sors point de Paris le reste de ce jour;
81
Je veux trahir Orante, et tu m’es désirable,
82
Si jamais j’éprouvai ton secours favorable.

ORANTE
83
(appelant en dehors)
Célirée?

CÉLIRÉE
(elle lui donne un diamant)
Ô malheur! Je te voulais prier
84
De vendre ce présent qu’elle me fît hier,
85
Et de me tenir prêt l’habillement d’un homme.
86
Accorde cette peine au feu qui me consomme;
87
Si le dessein que j’ai succède heureusement,
88
Je veux sous ces habits m’offrir à Lysimant,
89
Le servir déguisée, et de quoi qu’il propose
90
En divertir l’effet, en connaissant la cause;
91
C’est mon dernier recours parmi tant de malheurs.

DOROTHÉE
92
Je vous vais obéir, ayant vendu mes fleurs.

CÉLIRÉE
93
Et je t’irai trouver?

DOROTHÉE
En notre hôtellerie.

ORANTE
94
(sortant de la maison)
Célirée?

CÉLIRÉE
(À Dorothée)
Madame?
(À Dorothée)
Adieu; cours, je t’en prie.

(Dorothée sort)

Scène III

ORANTE, CÉLIRÉE

ORANTE
95
Ai-je assez appelé? quels importants secrets
96
Vous éloignent de moi, sans voir mes habits prêts?
97
Et qui doit être ici, tandis qu’en vos affaires
98
Vous employez ailleurs ces heures nécessaires?

CÉLIRÉE
99
(lui donne des lettres quelle a tirées de sa poche)
Certaine paysanne, ayant frappé deux fois,
100
M’a donné ces papiers que je vous apportais;
101
Et, sans vouloir entrer, elle s’est retirée,
102
Quand je suis accourue au nom de Célirée.

ORANTE
103
(ouvre et lit) (Lettre de Diane à Orante)
«Le déplaisir de perdre un infidèle amant
104
Ne vous procure pas cet avertissement:
105
La perte d’un traître est heureuse.
106
Le seul dessein que j’ai de me venger
107
Vous doit porter à vous en dégager.
108
Je suis intéressée, et non pas amoureuse;
109
Je vois d’un œil égal son infidélité.
110
Je sais bien que résoudre en la nécessité;
111
Et, quoique simple paysanne,
112
Quand il m’aimait il était Lysimant:
113
Il n’a changé que d’amour seulement,
114
Il est toujours lui-même, et moi toujours Diane.
115
Consultez ces écrits que j’avais de sa part,
116
Ne vous repentez pas quand il sera trop tard.
117
J’ai de quoi vous ravir ce traître;
118
J’aspire moins à ce commun lien
119
Pour mon repos que pour troubler le sien:
120
Pour le voir malheureux, je souhaite de l’être.
121
DIANE»
122
Ô Dieux! Que vois-je ici?
123
(Lettre de Lysimant à Diane)
«Tu ne peux, sans me faire tort,
124
Te plaindre du Ciel et du sort.
125
N’appelle point leur rigueur importune;
126
Tes attraits sont un trésor
127
Plus estimable que l’or:
128
Je recherche Diane, et non pas sa fortune.
129
LYSIMANT»
130
(Autre)
«Je presse, mon souci, l’effet de mes promesses,
131
Et j’ébranle le cœur d’un vieillard inhumain.
132
Je te conterai tout demain:
133
Prépare à mon amour de nouvelles caresses.
134
LYSIMANT»
135
(Autre)
«Diane, dans ce paysage
136
Où ta condition encore te retient,
137
Aie soin de ton beau visage,
138
Conserve ce qui m’appartient.
139
Crains bien que le Soleil te baise,
140
Laisse à tes jeunes sœurs dépouiller vos guérets;
141
Et, de peur de sentir ses rais,
142
Ne cueille ni rose, ni fraise.
143
Daphné fut sourde à sa prière,
144
Et ne voulut de lui ni devoirs, ni présent;
145
Car ce Prince de la lumière
146
L’eût enlaidie en la baisant.
LYSIMANT»

ORANTE
(continue)
Courez, suivez ses pas.
147
La pourrez-vous trouver?

CÉLIRÉE
Je ne l’estime pas.

ORANTE
148
(Célirée s’en va)
Faites votre pouvoir. Dieux! Que cette aventure
149
Flatte d’un doux espoir le tourment que j’endure,
150
Et qu’elle est favorable à tes prétentions,
151
Ariste, unique objet de mes affections!
152
On forçait mes desseins, et dans cette misère
153
J’épousais seulement le vouloir de mon père;
154
Tu plais seul à mes yeux, et jamais Lysimant
155
N’a tiré de mon cœur un soupir seulement.
156
Un sentiment secret me l’a peint incapable
157
De posséder mes vœux et de m’être agréable.
158
De combien de parfums vont fumer tes autels,
159
Favorable Démon qui régis les mortels!
160
Quand on serre mes fers, ton pouvoir m’en dégage,
161
Et tu m’offres le port au milieu du naufrage.
162
Par cet heureux malheur Ariste est sans rivaux:
163
Il cueillera les fruits dus à ses longs travaux;
164
Et mon père, sensible à cet affront insigne,
165
N’aura plus de dessein pour un objet indigne.
166
Mais où va-t-il sitôt?

Scène IV

ORANTE, FILÉMON

FILÉMON
Attendez-vous ici
167
Celui qui doit enfin borner votre souci,
168
Qui vous est destiné pour charmeur de vos peines,
169
Qui termine aujourd’hui vos amours et vos haines,
170
Qui prépare à vos vœux de solides plaisirs,
171
Et qui ne laisse plus balancer vos désirs?
172
L’éloignement d’un jour peut-être vous offense,
173
Mais il me fit hier agréer cette absence
174
Pour convier quelqu’un aux châteaux d’alentour,
175
Et me dit que le soir il serait de retour.
176
Adieu, je vais chez lui; préparez à ses flammes
177
L’irrévocable mot qui doit joindre vos âmes.

ORANTE
178
Faites-moi prononcer l’arrêt de mon trépas;
179
Que j’ouvre mon tombeau, je n’y recule pas:
180
Mais que de mon dessein il ait part en ma couche,
181
Et qu’il tire jamais cet oui de ma bouche,
182
Je vous offenserais par ce consentement,
183
Et vous me blâmeriez d’aimer si lâchement.
184
Cette lettre en ce lieu vient de m’être donnée:
185
Vous verrez de sa main sa lâcheté signée;
186
Et des objets si bas ayant pu l’enflammer,
187
Vous m’aimez trop, Monsieur, pour me le faire aimer.

(Elle lui donne les lettres qu’il lit)

FILÉMON
188
(après avoir lu)
Dieux! Quel instable sort traverse toutes choses!
189
Que l’épine est souvent sous les plus belles roses!
190
Que tout est incertain, et que les plus contents
191
Ont droit de se vanter quand ils le sont longtemps!
192
Cette alliance acquise avec beaucoup de peine,
193
Quand on n’en doute plus, devient plus incertaine;
194
Et c’est au dernier jour que j’ai plus à douter
195
Ce que je dois des deux, la rompre ou l’arrêter.

ORANTE
196
Connaissant son humeur à son sort inégale,
197
Et qu’il m’a préférée une abjecte rivale,
198
Mon bien ou mon malheur est-il encor douteux?
199
Et m’affligerez-vous d’un hymen si honteux?
200
Permettez ces transports à mon courage extrême:
201
Ce que je tiens de vous me sert contre vous-même;
202
Et je m’accorderais avec votre rigueur,
203
Si vous m’aviez, Monsieur, fait un plus lâche cœur.
204
En ce point seulement je parais votre fille,
205
Que je ne peux noircir une illustre famille,
206
Et que je n’ai jamais eu d’inclination
207
Qui ne fût honorable à ma condition.

FILÉMON
208
Qu’il ait porté si bas ses vœux et ses caresses!
209
Voyons s’il avouera ces honteuses promesses:
210
Mais laissez-moi le soin d’un secret important
211
Que vous conduiriez mal en le précipitant.
212
Je reviens de ce pas.

(Il s’en va)

ORANTE
(à part, en sortant)
Pour peu qu’il dissimule,
213
Il obtiendra beaucoup sur cet esprit crédule.

FILÉMON
214
(seul)
Dieux! Les étranges soins dont je suis agité!
215
Que me faut-il résoudre en cette extrémité?
216
Dans les commencements les Dieux nous favorisent,
217
Et proche de leur fin nos desseins ils détruisent.
218
Je vois d’un bel espoir un malheureux effet,
219
Et le travail d’un an en un jour se défait.

(Il frappe à la porte de Lysimant)

Scène V

SYLVIAN, FILÉMON

SYLVIAN
220
(en cocher)
Que vous plaît-il, Monsieur?

FILÉMON
Que je parle à ton maître.

SYLVIAN
221
Il n’est pas au logis.

FILÉMON
Mon fils, où peut-il être?

SYLVIAN
222
Le beau fils que je suis!

FILÉMON
Dépêche vitement.

SYLVIAN
223
Que vous êtes pressé!

FILÉMON
Tu me tiens longuement.

SYLVIAN
224
Je crois qu’il est aux bains.

FILÉMON
Allons-y, je te prie.
225
(À part)
On peut tout sur ces gens avec la flatterie.

SYLVIAN
226
(fermant sa porte)
Je crains qu’on ne m’appelle, il faut presser le pas;
227
Et puis c’est un peu loin.

FILÉMON
Je ne laisserai pas.

SYLVIAN
228
Il est vrai que trois pieds, pour loin que je vous mène,
229
En doivent suivre deux avec fort peu de peine.


ACTE II

Scène première

DAMON
230
(villageois)
Vous qui m’avez ravi l’espoir de mes vieux ans,
231
Quand terminerez-vous des ennuis si cuisants?
232
Diane m’est ôtée, et, sans m’ôter la vie,
233
Impitoyables Dieux, vous me l’avez ravie;
234
S’il fallait m’affliger, si mes prospérités
235
Déplaisaient seulement à vos divinités,
236
Tous mes biens sans défense attendaient vos tonnerres;
237
Vous pouviez inonder et ravager mes terres,
238
Vous plaire à voir mes fruits et mes raisins rôtis,
239
Affliger mes troupeaux et sécher leurs pâtis.
240
Mais de m’avoir ravi mes plus chères délices,
241
Cet astre qui me rend tous les astres propices,
242
Diane, la merveille et l’honneur de vos faits,
243
Cette punition excède mes forfaits!
244
Je suis moins odieux que vous n’avez de haine,
245
Et les plus noirs péchés sont moindres que ma peine.
246
L’astre de la clarté fait son sixième tour
247
Depuis que je la cherche aux hameaux d’alentour;
248
Et j’arrive à Paris avec peu d’apparence
249
D’y retrouver ma vie et ma seule espérance.
250
J’emploierai toutefois mes soins et mes efforts,
251
Sans donner de relâche à ce débile corps;
252
Et j’y perdrai la vie, ayant perdu ma peine,
253
Si j’y fais comme ailleurs une recherche vaine.
254
Jadis en ce quartier j’ai connu Lysimant,
255
Qui tenait à faveur le nom de son amant,
256
Et qui faisait dessein de n’aimer jamais qu’elle.
257
On en pourra savoir chez lui quelque nouvelle.
258
Mais dans l’égalité de ces superbes toits,
259
Je méconnais le sien, où je fus tant de fois
260
Qui pourra me l’apprendre?

Scène II

SYLVIAN, DAMON

SYLVIAN
(courant)
Ô Dieux! Que j’appréhende!
261
Que je serai crié s’il faut qu’on me demande!
262
Ce vieillard me suivant comptait tout le pavé,
263
Et si ses pas sont vains il ne l’a pas trouvé;
264
Mon maître ce matin est sorti dès l’aurore,
265
Pour aller rendre hommage à l’objet qu’il adore.

DAMON
266
Où se tient Lysimant?

SYLVIAN
Eh quoi! C’est vous, Damon?

DAMON
267
D’où sais-tu qui je suis? Et qui t’a dit mon nom?
268
Ô Dieux, c’est Sylvian. Eh Quelle frénésie
269
A, pauvre infortuné, troublé ta fantaisie?

SYLVIAN
270
Ne sais-tu pas, Damon, qu’Amour peut tout changer?
271
Si du cocher du jour il a fait un berger,
272
Pourquoi ne peux-tu voir que sa force me change
273
De pasteur en cocher, sans le trouver étrange?
274
Hélas! Que je rirais d’un pareil changement,
275
S’il n’était arrivé qu’en mon habillement!
276
Mais ce puissant Démon, qui régit toutes choses,
277
A bien fait en mon cœur d’autres métamorphoses.
278
Je ne suis plus, Damon, ce pasteur que j’étais
279
Alors qu’on m’entendait médire de ses lois;
280
Que j’ignorais d’Amour l’agréable furie,
281
Et que je n’en avais que pour ma bergerie;
282
Que je passais les jours, sur les rives des eaux,
283
À tresser des cordons de joncs et de roseaux,
284
Ou faire sans dessein, au son de ma musette,
285
Danser Amaryllis, Célimène ou Lisette.
286
Ma vie est bien changée, et je n’espère pas
287
Renouveler jamais ces frivoles ébats;
288
C’est bien un autre Dieu que ce Pan qu’on réclame
289
Parmi les paysans, qui fait agir mon âme;
290
Un charme si puissant a mon cœur enchanté...
291
Mais tu te ris déjà de ma simplicité,
292
Et l’humeur d’un vieillard, à nos humeurs contraire,
293
Lui fait toujours blâmer ce qu’il ne peut plus faire.
294
Mais ris si bon te semble. Adieu, j’ai trop tardé.

DAMON
295
Dis-moi donc le logis que je t’ai demandé.

SYLVIAN
296
De qui?

DAMON
De Lysimant.

SYLVIAN
Lysimant est mon maître;
297
Ces couleurs que tu vois le font assez connaître.

DAMON
298
Et quelle est la beauté dont les yeux triomphants
299
Ont asservi ton cœur?

SYLVIAN
L’honneur de tes enfants,
300
Cette aimable bergère à qui tout rend hommage,
301
Diane, l’ornement de tout notre village.
302
Mais tu ne réponds pas des heures que je perds:
303
Adieu; te suffit-il? c’est elle que je sers.

(Il frappe)

DAMON
304
Donc pour me la ravir, craignant sa résistance,
305
Ton bras à Lysimant prêta son assistance;
306
Et quand l’occasion lui montra les cheveux,
307
Secouru de ton aide, il accomplit ses vœux?

SYLVIAN
308
Qu’il ait pu m’obliger à trahir cette belle!
309
Tu m’offenses, Damon. Adieu, car on m’appelle.

(Il sort)

DAMON
310
(seul)
Dieux! Si jamais le foudre est parti de vos mains,
311
S’il est fait pour punir les crimes des humains,
312
Ouvrez l’oreille aux cris d’un vieillard misérable,
313
Jetez sur sa misère un regard favorable,
314
Et ne pardonnez pas à la brutalité
315
Qui le fait recourir à votre autorité.
316
Prêtez vos traits vengeurs à l’honneur de Diane;
317
Faites mourir le père, ou tuez le profane.
318
Vous avez un tonnerre, et ce vil suborneur:
319
Impitoyables Dieux! Survit à son honneur!
320
Mais pourquoi réclamer la divine justice,
321
Si les humaines lois ordonnent son supplice,
322
Si la Cour si souvent a ces crimes vengés,
323
Si ses bras sont ouverts à tous les affligés?
324
Va, vieillard malheureux, implorer sa puissance,
325
Qui te rendra Diane et punira l’offense.

(Il sort)

Scène III

LYSIMANT
326
Que le Soleil est chaud! Que son œil est riant!
327
Et que déjà cet astre est loin de l’Orient!
328
Cléandre m’a fait tort, et sa longue caresse
329
M’aura peint incivil aux yeux de ma maîtresse.
330
Je la verrai trop tard; ce bel Astre d’amour
331
Me devait éclairer aussitôt que le jour.
332
Mais que je suis confus, et que je trouve étrange
333
La résolution où mon destin me range.
334
Insensible aux appas de cet objet charmant,
335
Je les vois, je les loue, et je parle en amant:
336
Plus libre que jamais, et plus froid pour Orante
337
Que je ne le serais pour une indifférente,
338
Je parle toutefois et d’amour et d’attraits
339
Comme si ma froideur se rendait à ses traits;
340
Et j’entre en un hymen que je ne considère
341
Que par les seuls apprêts qu’on en fait chez mon père.
342
Las! Ce Dieu qui préside aux belles unions,
343
Qui s’acquiert tant d’estime en nos opinions,
344
Qui voit si saintement garder ses ordonnances,
345
Ne fait pas aujourd’hui toutes les alliances;
346
Ce mystère s’observe ailleurs qu’à ses autels,
347
Et l’avarice a joint la moitié des mortels.
348
La grâce et la vertu ne sont plus adorées,
349
On ne s’enchaîne plus qu’en des chaînes dorées;
350
Possédant beaucoup d’or on a beaucoup d’appas,
351
Et ce métal rend beau tout ce qui ne l’est pas.
352
J’épouse sans dessein, j’aime sans connaissance:
353
Ce qui doit être un choix m’est une obéissance,
354
Et l’aveugle bonté d’un avare parent
355
Trame en cette union mon malheur apparent.
356
Ainsi tu n’as conçu qu’une espérance vaine,
357
Beau sujet de mes feux, doux objet de ma peine,
358
Qui seule eus le pouvoir d’asservir ma raison,
359
Plus Diane d’effet que tu ne l’es de nom!
360
Ainsi tu vois ma vie en sa borne prescrite,
361
Et ta condition a trahi ton mérite.
362
Hélas! Rien n’est égal aux rigueurs de mon sort,
363
Et je vis pour mourir d’une éternelle mort...
364
Mais que de vains pensers mon âme est agitée!
365
Délibéré-je encor d’une affaire arrêtée?
366
Immolons ces regrets à la nécessité,
367
Et voyons de bon œil cette aimable beauté.

(Orante sort de chez elle)

Scène IV

ORANTE, à sa porte, LYSIMANT

LYSIMANT
368
(la saluant)
Enfin...

ORANTE
Que me veux-tu, lâche, aveugle, profane?
369
Adieu, je suis Orante, et tu cherches Diane.

(Elle ferme la porte rudement)

LYSIMANT
370
(seul)
Le gracieux accueil! Ô Dieux! quel changement!
371
Et qui se fût douté d’un pareil traitement?
372
Ariste a sourdement tramé cet artifice,
373
Et m’a désobligé de ce mauvais office.
374
Ce rival seulement peut avoir éventé
375
Ce que Diane a pu dessus ma liberté.
376
Il faut subtilement découvrir cette affaire,
377
Et, sans intention que de me satisfaire
378
(Car Orante est un bien que je perds sans regret),
379
Immoler à mon sort ce rival indiscret.

ORANTE
380
(rouvrant la porte)
Adieu, ne me vois plus, et crois que cette porte
381
Ne s’ouvrira jamais à des gens de ta sorte;
382
Va triompher des cœurs au lieu qui t’est prescrit,
383
Où la stupidité signale ton esprit,
384
Où tes beaux entretiens font naître tant de flammes,
385
Où tu passes pour rare, et pour charmeur des âmes,
386
Auprès de cet objet qui possède ta foi,
387
Et qui n’a rien de cher que ses troupeaux et toi.

LYSIMANT
388
Souffrez...

ORANTE
Non, ne dis rien. Que me peux-tu répondre,
389
Que tes propres écrits ne soient prêts de confondre?
390
N’as-tu pas pour Diane eu de la passion?
391
Peux-tu désavouer cette inclination?

LYSIMANT
392
Il est vrai que j’aimai cette jeune bergère,
393
Mais sans intention, et d’une amour légère,
394
Qui ne pouvait longtemps occuper mes désirs,
395
Et n’avait pour objet qu’un moment de plaisirs.

ORANTE
396
Que tu fais à ta honte une faible défense!
397
Tes excuses, lascif, accroissent ton offense.
398
Rends, rends à cet objet ton cœur irrésolu,
399
Qui me déplairait moins lâche que dissolu;
400
Quoi! ce cœur embrasé de tes lascives flammes,
401
Qui ne peut respirer que des plaisirs infâmes,
402
Impuissant à produire un honnête dessein,
403
Tu voulais, effronté, qu’il eût part en mon sein!
404
Tu le crois mériter des plaisirs légitimes,
405
Et tu me présentais cette source de crimes!

LYSIMANT
406
Contre tant de discours, je cède, je me rends:
407
Vous me pouviez sans bruit donner ce que je prends,
408
Un congé non prévu, mais de moindre importance,
409
Qu’il doive absolument ruiner ma constance.
410
Le temps est médecin de toutes les douleurs,
411
Et l’on s’est consolé pour de pires malheurs.

Scène V

ORANTE, FILÉMON, LYSIMANT

FILÉMON
412
(l’arrête comme il s’en veut aller)
Sans dessein de vous faire une importune plainte,
413
(Il lui donne les lettres)
Je vous portais, Monsieur, le sujet de ma crainte;
414
Après avoir reçu cet avertissement,
415
Voyez si je dois pas m’en servir sagement,
416
Et si l’intention de vous donner ma fille
417
N’était pas dangereuse à toute ma famille.
418
Un bien promis ailleurs ne peut m’appartenir;
419
Je ne conjoindrai point ce qu’on peut désunir:
420
Sauvez-vous à vous-même une inutile peine,
421
Et ne souhaitez point une alliance vaine.
422
Ce malheur m’est égal, mais mon âge m’apprend
423
À souffrir un regret pour la peur d’un plus grand.

(Il sort avec sa fille)

Scène VI

LYSIMANT
424
(seul)
L’insensé, m’obligeant au point que je désire,
425
Croit m’avoir affligé d’un rigoureux martyre,
426
Et que je suis atteint d’un cruel déplaisir
427
Perdant ce que j’acquis sans peine et sans désir.
428
Non, non, qu’on laisse agir le courroux qui m’enflamme,
429
Il ne me faut cacher ni le fer, ni la flamme;
430
Je suis capable encor de consolation,
431
Mon courage est plus fort que cette affliction,
432
Et si je dois mourir, c’est d’un excès de joie
433
En cette liberté que le Ciel me renvoie,
434
Et que je puis ranger sous de plus doux attraits
435
Que ceux de qui jamais je n’ai senti les traits.
436
Tu joins en te vengeant, unique objet que j’aime,
437
À tes autres faveurs une faveur extrême,
438
Et ton juste courroux ne m’est qu’officieux,
439
Diane, l’abrégé des merveilles des Cieux!
440
Mais que peut t’acquérir l’effet de ta vengeance?
441
Que peut-elle à nos maux procurer d’allégeance,
442
Puisqu’au dessein que j’ai de me rendre à tes vœux
443
Un avare vieillard défend ce que je veux?
444
Un astre malheureux éclaira ma naissance,
445
Et rangea mes désirs sous son obéissance.
446
Après de si cruels et de si vains travaux,
447
Je ne puis aspirer qu’à des partis égaux;
448
Au moins, pouvant donner une âme indifférente,
449
Je trouve le moyen de me venger d’Orante,
450
Quoique son changement me soit doux en effet,
451
Et que c’est me venger d’un bien qu’elle me fait.
452
Elle m’a confessé qu’une secrète haine
453
Lui fait souffrir l’humeur de Rosinde avec peine,
454
Et ne réserve rien de son autorité
455
Pour faire à ses amis haïr cette beauté:
456
J’enfreindrai maintenant une aveugle défense,
457
Et j’aurai ce plaisir qu’Orante s’en offense.
458
Je vais à cette belle engager ma raison:
459
Ses parents autrefois m’ont ouvert sa prison,
460
Et m’ont fait proposer cet heureux mariage;
461
J’espère que leur fille agréera mon servage.
462
Voyons-la de ce pas.

Scène VII

CÉLIRÉE, LYSIMANT

CÉLIRÉE
Dieux! Que diligemment
463
J’ai tel, qu’il me le faut, trouvé ce vêtement!
464
Je vais quitter Orante, et, par cet artifice,
465
Faire au traître que j’aime accepter mon service.
466
(Elle aperçoit Lysimant)
Le voilà cet ingrat.

LYSIMANT
Sers-tu chez Filémon?

CÉLIRÉE
467
Oui, que lui voulez-vous?

LYSIMANT
Tu sais donc bien mon nom?

CÉLIRÉE
468
à part
Trop bien pour mon repos.

LYSIMANT
Assure ta maîtresse
469
Que je dissimulais une ardeur qui me presse,
470
Que j’adore Rosinde, et que ce même jour
471
Ma foi doit s’engager à cet objet d’amour:
472
Dis que c’est de ma part.

(Il entre chez Orimand)

Scène VIII

CÉLIRÉE
(seule)
Adieu, je lui vais dire.
473
Ô de tous mes malheurs le dernier et le pire!
474
Quel fruit dois-je espérer des peines que je prends,
475
Si pour guérir un mal j’en cause de plus grands?
476
Il se sert contre moi des moyens que j’essaie,
477
Et je fais d’une simple une mortelle plaie;
478
Que puis-je maintenant, au dessein qu’il a pris,
479
Opposer que la fuite et qu’un juste mépris,
480
S’il peut, malgré mes soins, forcer tant de franchises,
481
Et si de mes desseins naissent ses entreprises?
482
Cherche ta guérison, que les cœurs amoureux
483
Trouvent dans le secours d’un oubli généreux,
484
Et fais, triste Diane, un effort nécessaire
485
Contre la trahison de ce bel adversaire.
486
Hélas! Qu’un malheureux délibère aisément,
487
Mais qu’il trouve de peine en l’accomplissement!
488
Je ne puis l’oublier sans m’oublier moi-même;
489
Je l’aime seulement; à cause que je l’aime
490
L’auteur de mon repos me désobligerait,
491
Et je voudrais du mal à qui me guérirait.


ACTE III

Scène première

ARISTE
492
(seul)
Enfin, désespéré de forcer mes disgrâces,
493
Il faut partir, Amour, mais ne suis point mes traces;
494
Laisse où fut ton empire un généreux mépris,
495
Et me rends ma franchise aux lieux où tu l’a pris;
496
Car je serais aveugle en ma persévérance,
497
Puisqu’enfin j’ai perdu tout sujet d’espérance.
498
Orante est engagée, et malheureux le jour
499
Qui me la doit ôter doit m’ôter mon amour.
500
Toutefois, vains auteurs de mon inquiétude,
501
Pensers qui me parlez de son ingratitude,
502
Souffrez que je la voie au sortir de ces lieux,
503
Et que sans l’offenser je paraisse à ses yeux;
504
Si près d’abandonner cette triste demeure,
505
Laissez-moi seulement du respect pour une heure;
506
Après, en quelque lieu que je porte mes pas,
507
Je vous écouterai, ne me l’épargnez pas.
508
Peignez-la-moi cruelle, ingrate, inaccessible,
509
Figurez-moi cent fois un affront si sensible,
510
Et représentez-moi qu’elle a pu me trahir:
511
Lors vous me serez chers, me la faisant haïr;
512
Je suivrai vos conseils et je parlerai d’elle
513
Comme d’une insensible et d’une criminelle,
514
Aveugle en ses désirs, aveugle en ses refus,
515
Ou, pour vous croire mieux, je n’en parlerai plus.
516
La voilà, cette ingrate, et le courroux extrême
517
Qui surprend mes esprits montre encor que je l’aime.

Scène II

ORANTE, ARISTE

ORANTE
518
Que je vous désirais!

ARISTE
Pourquoi? Pour m’assurer
519
Que c’est perdre mon temps que de vous désirer,
520
Que vous payez de vent les peines que j’ai prises,
521
Qu’aux vœux de mon rival vos faveurs sont acquises,
522
Que vous lui destiniez le plaisir qui m’est dû,
523
Et qu’il s’est enrichi du bien que j’ai perdu?

ORANTE
524
Non, je vous écrivais.

ARISTE
Quelque mauvaise excuse,
525
Qu’on est peut-être injuste alors qu’on vous accuse,
526
Que vous participez à tous mes déplaisirs,
527
Mais qu’un parent avare a forcé vos désirs.

ORANTE
528
Au contraire.

ARISTE
Comment? Que ma douleur extrême
529
Était un libre effet qui provient de vous-même,
530
Que votre volonté fait vos affections,
531
Et qu’on n’a point forcé vos inclinations?

ORANTE
532
Vous ne m’écoutez pas?

ARISTE
Las! Qu’est-il nécessaire,
533
Quand les coups sont reçus, d’ouïr son adversaire?
534
Et que me serviraient des torrents de discours,
535
N’étant plus en état d’espérer du secours?
536
Je sais, cruelle Orante, avec quel artifice
537
Vous pouvez à mes yeux déguiser l’injustice;
538
Vous ne manquez jamais d’art et d’inventions
539
Pour faire autoriser toutes vos actions:
540
S’il plaît à votre voix, en beaux termes féconde,
541
Je serai criminel aux yeux de tout le monde;
542
Et, si l’on vous entend, vous aurez mérité
543
La couronne et le prix de la fidélité.
544
Moi, je n’ai point recours à des armes pareilles;
545
J’ai déjà trop longtemps possédé vos oreilles:
546
Adieu, pour me déplaire obligez qui vous plaît;
547
Mon cœur à qui le veut cède son intérêt.
548
Près de quitter Paris, je vous rends, infidèle,
549
Ces gages criminels d’une amour criminelle,
550
Et j’atteste le Ciel de la confusion
551
Que j’ai d’avoir souffert à votre occasion.

ORANTE
552
Vous m’honoriez beaucoup.

ARISTE
Bien plus que ne mérite
553
Une fille orgueilleuse, inconstante, hypocrite,
554
Qui trouve également tous devoirs importuns,
555
Qui s’en rit, et d’ailleurs dont les traits sont communs.
556
Ne vous figurez pas causer autant de peine
557
Que le Prince de Troie en souffrit pour Hélène.
558
Lorsque je vous nommais charmante et sans défauts,
559
À quelques vrais discours j’en ajoutais de faux:
560
J’ai dit que votre esprit était inimitable,
561
Mais j’étais complaisant bien plus que véritable;
562
J’ai soupiré souvent sans beaucoup de douleur,
563
Et j’ai vu des malheurs pires que mon malheur.

ORANTE
564
Entendrai-je longtemps des discours de la sorte?

ARISTE
565
Entendez-les ou non, c’est ce qui ne m’importe;
566
Mon cœur est dépouillé de tous ces vains respects,
567
Qui font faire aux amants des compliments suspects,
568
Élever leur maîtresse à la gloire des Anges,
569
Et rendre un esprit vain par de vaines louanges.
570
Je parle sans dessein, et si votre miroir
571
Parle autrement que moi, ne croyez pas vous voir.
572
Adieu, vivez heureuse entre les bras d’un autre,
573
Et haïssez mon nom comme je hais le vôtre.
574
(À part en s’en allant)
Las! Malgré le respect que j’avais proposé
575
De ne point violer, ma voix a trop osé:
576
Pour ce qu’elle me plaît, je tâche à lui déplaire,
577
Et rien que mon amour n’excite ma colère.

Scène III

ORANTE
578
(seule, comme immobile)
Dieux! Je suis insensible à ces lâches mépris!
579
Va, ne me vois jamais, horreur de mes esprits;
580
Ne me rapproche point par une excuse vaine,
581
Et ne rapporte point ton offense à ta peine;
582
Tu verras mon trépas aussitôt que le jour
583
Qui doit en ta faveur rallumer mon amour.

Scène IV

CÉLIRÉE, ORANTE

CÉLIRÉE
584
Dieux! Qu’avez-vous, Madame?

ORANTE
Unique confidente,
585
À qui je peux fier l’ennui qui me tourmente;
586
Ariste, cet ingrat, et le seul que j’aimais…
587
Ah! Ce nom seul me tue et m’arrête la voix!

CÉLIRÉE
588
Quoi, vous rend ces écrits?

ORANTE
Avec tant d’apparence
589
De n’avoir eu pour moi que de l’indifférence,
590
Avec si peu de peine, avec tant de dédains,
591
Que je le dois haïr plus que tous les humains!
592
C’est fait, je ne sens plus cette ardeur insensée;
593
Une juste fureur dégage ma pensée.
594
Un moment peut ôter son portrait de mon cœur,
595
Et me faire abhorrer ce superbe vainqueur.

CÉLIRÉE
596
Il est bien malaisé de dégager nos âmes
597
De l’objet importun de leurs premières flammes:
598
Quelquefois la colère efface tous ses traits,
599
Mais la suite du temps en fait d’autres portraits;
600
Et de quelque pouvoir qu’un esprit se présume,
601
Son courroux s’éteignant, son amour se rallume.

ORANTE
602
Mais si j’obtiens sur moi que mon ressentiment,
603
Comme sa vanité, dure éternellement?

CÉLIRÉE
604
Les propositions sont un douteux remède;
605
Il faut, pour l’oublier, qu’un autre vous possède.
606
Usez utilement de ce juste courroux,
607
Et donnez votre cœur tandis qu’il est à vous;
608
Sinon, vous n’avez fait que des menaces vaines:
609
Il rentrera bientôt dans ses premières chaînes.

ORANTE
610
Hélas! Qui puis-je aimer?

CÉLIRÉE
Rapprochez Lysimant;
611
J’ai su par ses soupirs l’excès de son tourment;
612
Il est passionné de vos aimables charmes,
613
Et par sa contenance il m’a tiré des larmes.

ORANTE
614
Que j’aime ce volage? Hé quoi, ne sais-tu pas
615
Que le facile esprit cède aux premiers appas?
616
Il brûlait aux attraits d’une simple bergère;
617
Tout est indifférent à cette âme légère.

CÉLIRÉE
618
Il m’a tout confessé; mais écoutez comment.
619
Vous vous êtes piquée un peu légèrement:
620
Revenant de chercher la jeune paysanne
621
Qui m’avait mis en main les lettres de Diane,
622
Comme il se croyait seul, je l’y trouvai pleurant,
623
Et jetant vers le Ciel un œil triste et mourant:
624
J’entrais sans lui parler, quand, d’une voix tremblante
625
Qui figurait assez l’ennui qui le tourmente:
626
«Ma fille, m’a-t-il dit, si tu sers Filémon,
627
Le père de Madame, et si tu sais mon nom,
628
Oblige un malheureux, assure cette belle
629
Qu’elle me nomme à tort lâche, aveugle, infidèle,
630
Et que le vil objet qui cause ses mépris
631
A bien touché mes yeux, mais non pas mes esprits;
632
Qu’il est vrai qu’autrefois j’estimais son visage,
633
Comme on prise une fleur, de la neige, une image;
634
Mais que j’avais ma peine, et mon honneur plus cher,
635
Que de brûler pour elle et de la rechercher;
636
Qu’elle se vante à tort de promesses frivoles,
637
Et qui n’obligent point n’étant que des paroles;
638
Qu’elle doit mes écrits à l’importunité,
639
Que cent fois son amour m’en a sollicité;
640
Et que j’écrivais plus pour exercer ma veine
641
Que pour entretenir son espérance vaine.
642
Orante m’aurait cru; mais cet objet charmant
643
Ne m’a pas accordé de parler un moment,
644
Et la nécessité de souffrir sa colère,
645
Qui rompt notre alliance et qui me désespère,
646
Force ma liberté de s’engager ailleurs,
647
Où je rencontre au moins des traitements meilleurs.
648
Je vais trouver Rosinde.»

ORANTE
Ô Dieux! Pour me déplaire,
649
Le traître va s’offrir à ma pire adversaire!
650
Que ce superbe esprit triomphe de mes biens,
651
Et possède un captif qui sort de mes liens!
652
Je ne le peux souffrir, que cet amant volage
653
À l’objet de ma haine aille offrir son hommage.
654
J’accorde son pardon aux maux qu’il a soufferts,
655
J’accepte sa franchise et je lui rends ses fers.
656
Mais s’il s’est obligé d’aimer cette maîtresse,
657
Crois-tu qu’il se résolve à rompre sa promesse?

CÉLIRÉE
658
Je peux tout ruiner, quand même Lysimant
659
N’y consentirait pas; écoutez seulement.
660
Passant chez mes parents le cours de mon enfance,
661
Au village où le Ciel m’a fait prendre naissance,
662
Durant cinq ou six ans j’ai gardé mes troupeaux
663
Vers un lieu que Rosinde a près de nos hameaux;
664
Et dans cette maison j’avais une compagne,
665
Qui les gardait aussi dans la même campagne.
666
Notre sort accordait son esprit et le mien;
667
Je trouvais des douceurs en son jeune entretien,
668
Et me plaisais surtout d’entendre cette fille,
669
Me parler de Rosinde et vanter sa famille;
670
Elle me disait tout: enfin j’appris un jour,
671
(M’enquérant quel objet possédait son amour,)
672
Qu’elle était, dès six ans, promise en mariage
673
À l’un de ses cousins égal de biens et d’âge,
674
Fils d’une Portugaise, et qui n’eut qu’une sœur
675
Qui le laissa bientôt unique possesseur.
676
À ses tristes parents la mort la vint soustraire,
677
Comme on la nourrissait au logis de mon père.
678
Lysandre (c’est son nom) lorsqu’il fut un peu grand,
679
Fut visiter sa mère et quitta son parent;
680
Mais bientôt de cet heur sa mère fut privée:
681
Elle mourut un mois après son arrivée.
682
Depuis, par ses parents il se fit accorder
683
Un nombre de vaisseaux qu’il voulut hasarder:
684
Il fut en Orient tenter les destinées,
685
Et n’est point revenu depuis beaucoup d’années;
686
Si bien qu’on le croit mort, et que facilement
687
On peut à son défaut accepter votre amant.

ORANTE
688
Et que sert ce discours?

CÉLIRÉE
Je vous le vais apprendre.
689
Il me faut déguiser et passer pour Lysandre;
690
Puis j’irai chez Rosinde en bannir Lysimant,
691
Que vous pourrez après gouverner aisément.

ORANTE
692
Ton esprit vaut beaucoup, mon âme en est ravie;
693
J’abandonne à tes soins mon amour et ma vie.
694
Emprunte quelque habit dessus ce diamant,
695
Et sers ma passion sous cet habillement:
696
Cours, ne diffère point, mais surtout, Célirée,
697
Conduis bien cette feinte, et sois bien préparée;
698
Sache bien courtiser et bien traiter l’amour.
699
Je vais chez Éliante attendre ton retour.

(Elle entre chez Éliante)

Scène V

CÉLIRÉE
700
(seule)
C’est mon dernier remède en ce malheur extrême,
701
Que de feindre pour elle et faire pour moi-même;
702
Mais ne différons plus ces importants secrets;
703
Courons chez Dorothée où les habits sont prêts.

(Elle sort)

Scène VI

ORIMAND, LYSIMANT

ORIMAND
704
(le reconduisant)
Je bénirai cent fois l’amour et la fortune,
705
Qui rangeront vos cœurs sous une loi commune:
706
Ne faisons point languir vos desseins amoureux;
707
Arrêtons dès ce soir ce mariage heureux.
708
Je vais faire à ma sœur agréer cette affaire,
709
Que son âge et le sang m’empêchent de lui taire.

LYSIMANT
710
Et moi, je vais chez moi, charmé de passion,
711
Conter l’heureux succès de mon ambition.

(Ils sortent)

Scène VII

FILÉMON
712
(seul)
Heureux qui vit sans peine, et qui peut à sa fille
713
Entre mille partis choisir le plus utile!
714
Orante ne perd rien éloignant Lysimant,
715
Et je puis l’obliger d’un plus sortable amant.
716
Cette belle en tous lieux voit des franchises prêtes,
717
Sa beauté chaque jour augmente ses conquêtes;
718
Et je suis ennuyé du nombre des transis
719
Qui me font tous les jours parler de leurs soucis.
720
Pour elle Florimant déteste sa fortune,
721
Alidor la poursuit, Filidan l’importune,
722
Cléonte en est touché, Tyrsis en est jaloux,
723
Et, s’il était possible, elle aurait mille époux;
724
Elle à partout Paris établi sa puissance,
725
Et sa beauté l’élève autant que sa naissance.
726
Sur tous, je sais qu’Ariste a possédé son cœur:
727
Elle s’était rendue à ce premier vainqueur,
728
Et voyait Lysimant avec autant de peine
729
Qu’elle a vu de bon œil le sujet de sa haine;
730
Le second éloigné, j’accorde à ses désirs
731
Celui qui fut jadis l’objet de ses soupirs;
732
Qu’elle sera contente! et, rapprochant Ariste,
733
Que je rendrai d’appas à son visage triste!
734
Que mon pouvoir est grand, et qu’avec peu d’efforts
735
Je peux en un moment ressusciter deux morts!
736
Cléonte, un mien ami, chargé de cette affaire,
737
N’omettra rien pour moi de l’ordre nécessaire;
738
Il ira chez Ariste, et je suis assuré
739
Qu’il trouvera bientôt cet esprit préparé.
740
Voyons-le de ce pas.

(Il entre chez Cléonte)

Scène VIII

DIANE
(sous le nom de Lysandre, en habit d’homme)
C’est en cet équipage
741
Que je l’éloignerai de son nouveau servage,
742
Que je puis disposer du bien qui m’appartient,
743
Et que je vais l’ôter à qui me le retient.
744
Ta providence, Amour, me fournit ces obstacles;
745
Ajoute cette gloire à tes autres miracles,
746
Et vois ce qu’une fille a mis d’empêchement.
747
Mais je ne songeais plus à parler en amant;
748
Je ne suis plus Diane, et je suis ce Lysandre
749
Qu’Orimand dès six ans a choisi pour son gendre:
750
Voyons s’il est chez lui.

(Elle frappe à la porte)

Scène IX

DIANE, UN LAQUAIS

LE LAQUAIS
Vous frappez hardiment.

DIANE
751
Ami.

LE LAQUAIS
Que cherchez-vous?

DIANE
Le logis d’Orimand,
752
Et tu m’obligeras d’une faveur extrême.

LE LAQUAIS
753
C’est ici.

Scène X

DIANE, ORIMAND, LE LAQUAIS

ORIMAND
(revenant de chez sa sœur)
Que veut-il?

LE LAQUAIS
Eh! Le voilà lui-même.

DIANE
754
(l’embrassant)
Ah! Que je dois de vœux au céleste pouvoir,
755
Qui m’accorde aujourd’hui le bien de vous revoir,
756
Qui me rend en ces lieux où mon âme est ravie,
757
Et qui m’a conservé le père de ma vie!
758
Reconnaissez, Monsieur, ce gendre bienheureux
759
Qu’enfin vous revoyez aussi sain qu’amoureux,
760
Et ne différez point le désir qui le presse
761
D’aller s’évanouir au sein de sa maîtresse.

ORIMAND
762
Ô Dieux! Est-ce Lysandre?

DIANE
Oui, cet heureux amant
763
Qui termine sa peine et son éloignement,
764
Que le Ciel a sauvé des efforts de Neptune,
765
Et qui revient chez vous établir sa fortune.

ORIMAND
766
Je doute si je veille en l’état où je suis.
767
(L’embrassant)
Mon gendre, ah! Quel bonheur succède à mes ennuis!
768
C’est lui, n’en doutons plus; cet aimable visage
769
Conserve quelques traits qu’il eut en son jeune âge.
770
Je vois ses actions; cet œil doux et riant
771
Paraît à mes regards tel qu’en son orient.
772
Ô bienheureux Lysandre! Honneur de ma famille!
773
Bienheureux Orimand! Et bienheureuse fille!

DIANE
774
L’impatient désir de revoir ses beaux yeux
775
M’a fait précipiter mon retour en ces lieux;
776
On amène après moi ce que les destinées
777
Ont donné de profits au soin de dix années,
778
Et que j’ai retiré de la rage des flots
779
Constants à traverser nos adroits matelots.
780
Faites luire à mes yeux ce Soleil de mon âme,
781
Accordez ce plaisir à l’ardeur qui m’enflamme.
782
Qu’on a d’impatience, ayant beaucoup d’amour!

ORIMAND
783
Entrez, vous la verrez. Ô favorable jour!...


ACTE IV

Scène première

FILÉMON
784
(seul)
Cléonte conduira cette affaire importante;
785
Ô Dieux! Que ce discours va réjouir Orante!
786
Qu’elle sera tenue à ma facilité
787
Qui lui donne un mari si longtemps souhaité,
788
Et qui fait de sa part les mêmes vœux pour elle!
789
La voilà, portons-lui cette heureuse nouvelle.

Scène II

FILÉMON, ORANTE

FILÉMON
790
Fais renaître les lis sur ce teint pâlissant
791
Et rends les premiers traits à ces yeux languissant,
792
Si tu le dois jamais, et si le seul Ariste
793
Peut réparer l’éclat de ce visage triste.
794
J’accorde à tes désirs cet amant fortuné,
795
Pour qui ta passion m’a tant importuné...
796
Mais quel prompt changement altère ce visage?
797
Peux-tu désapprouver cet heureux mariage?
798
Ariste n’est-il plus si cher à tes regards?
799
Et n’as-tu plus dessein d’être à ce jeune Mars?

ORANTE
800
J’ai dessein de mourir, puisque je ne suis née
801
Que pour souffrir toujours et vivre infortunée.

FILÉMON
802
Comment, tu hais Ariste?

ORANTE
Hélas! Je ne hais rien
803
Que la rigueur du sort, si contraire à mon bien.
804
Souffrez qu’en quelque lieu solitaire et sauvage
805
J’aille vouer au Ciel le reste de mon âge;
806
Où j’épargne à vos ans des travaux superflus,
807
Où mon plus doux plaisir soit de n’en avoir plus,
808
Où je puisse, occupée à de saintes pensées,
809
Pleurer la vanité de mes erreurs passées.

FILÉMON
810
Il faut, pour observer ces résolutions,
811
Des cœurs plus détachés de leurs affections;
812
Et suivre ces desseins avec plus de courage
813
Qu’on n’en peut espérer de votre humeur volage.
814
Quelle inspiration a touché vos esprits,
815
Et vous fait voir le monde avec tant de mépris?

ORANTE
816
Au moins dispensez-moi d’un si fâcheux servage;
817
Que toujours ma raison conserve son usage;
818
Que votre seul vouloir me prescrive des lois:
819
Sinon, que j’aie Ariste et la mort à la fois.

FILÉMON
820
D’où vient ce changement? Quelle humeur si soudaine
821
A d’un objet d’amour fait un objet de haine?
822
Ce jeune Cavalier, si beau, si gracieux,
823
Si doux à votre esprit et si cher à vos yeux,
824
Ne vous blesse-t-il plus avec les mêmes armes?
825
Et ne sentez-vous plus le pouvoir de ses charmes?

ORANTE
826
Monsieur, pour l’abhorrer j’ai des sujets trop forts;
827
Daignez me dispenser d’inutiles rapports.

FILÉMON
828
Non, je veux tout savoir.

ORANTE
Las! Que vous puis-je dire
829
Qu’après vous me teniez pour un sujet de rire,
830
Si nos ressentiments et nos jeunes débats
831
Passent dans vos esprits pour de simples ébats?
832
Ariste ce matin, en cette même place,
833
Est venu m’aborder avecque tant d’audace,
834
Et m’a parlé si mal, sans cause et sans dessein,
835
Que j’ai douté longtemps que son esprit fût sain:
836
Orante, m’a-t-il dit, ne soyez pas si vaine
837
Que de vous figurer d’avoir causé ma peine;
838
Vos attraits sont communs, et vos miroirs sont faux,
839
Si vous n’avez en vous remarqué cent défauts:
840
Vos amants vous flattaient, s’ils vous ont estimée;
841
Je rougis seulement de vous avoir aimée,
842
Et vous rends sans regret une inclination
843
Que j’acquis sans effort et sans intention.
844
Là, je l’ai vu partir si plein d’indifférence,
845
Que je serais injuste en ma persévérance,
846
Et qu’il aurait enfin, en mon affection,
847
Un juste fondement de sa présomption.

FILÉMON
848
Simple, tout ce mépris prouve un amour extrême,
849
Et vous devez l’aimer pour son offense même:
850
Croyez-vous qu’un esprit atteint légèrement
851
Eût tant porté d’envie au bien de Lysimant?
852
Il aurait accusé les seules destinées,
853
Et la nécessité qui fait les hyménées;
854
Mais un cœur bien atteint, et las de soupirer,
855
En ces occasions ne peut rien révérer;
856
L’excès de son amour le force de se plaindre,
857
Et, n’espérant plus rien, il n’a plus rien à craindre.
858
Mais nous délibérons de la nécessité;
859
Disposez-vous au joug d’un hymen arrêté.

(Il sort)

ORANTE
860
(seule)
Dure et fâcheuse loi qu’impose la naissance,
861
De soumettre nos vœux à notre obéissance!

(Elle sort)

Scène III

LYSIMANT
862
(seul)
Quelle fatalité confond tous mes desseins?
863
Faut-il suivre longtemps ces sentiers incertains?
864
Ce Dieu dont le pouvoir dispose de nos âmes,
865
Changera-t-il encor mes chaînes et mes flammes?
866
Gardes-tu pour ce cœur encor de nouveaux feux,
867
Amour, ou si Rosinde aura mes derniers vœux?
868
Ne perdons point de temps, et voyons si son père
869
Voudra devant la nuit arrêter cette affaire.
870
Il sort tout à propos.

Scène IV

ORIMAND, LYSIMANT, LE LAQUAIS

ORIMAND
Je sortais à dessein
871
De vous aller apprendre un changement soudain:
872
Un obstacle puissant s’oppose à mon attente;
873
N’ayez plus de dessein pour une indigne amante
874
Qui n’avait rien de cher que l’espoir d’être à vous,
875
Mais qu’un prompt changement prive d’un bien si doux.
876
Lysandre, un mien parent, à qui dès son jeune âge
877
J’avais fait espérer ma fille en mariage,
878
Et que je croyais mort aux pays étrangers,
879
De la terre et de l’onde a vaincu les dangers;
880
Il ne fait qu’arriver, et ce n’est pas sans peine
881
Que je laisse, Monsieur, votre espérance vaine;
882
Mais vous pardonnerez à la nécessité
883
D’accorder sa maîtresse à sa fidélité.

LYSIMANT
884
Je ne m’obstine point à vouloir l’impossible;
885
Je regrette beaucoup un bonheur si sensible;
886
Mais un sort rigoureux se plaît à me trahir,
887
Et la nécessité m’oblige d’obéir.

ORIMAND
888
Vous plaît-il de le voir? Laquais!
(Le laquais paraît)
cherchez Lysandre,
889
N’est-il pas là-dedans?

LE LAQUAIS
Non, il vient de descendre,
890
Et sort par le jardin.

ORIMAND
La curiosité
891
Le porte à voir Paris en cette nouveauté.
892
Pardonnez, Lysimant, à mon regret extrême,
893
Ce qui me touche plus mille fois que vous-même;
894
Et, si j’ai le moyen de vous servir jamais,
895
Éprouvez par l’effet le dessein que j’en fais.

(Il rentre)

Scène V

LYSIMANT
896
(seul)
Est-il quelque malheur égal à tes désastres,
897
Ridicule jouet des destins et des astres?
898
Et, voyant tout contraire à tes vœux innocents,
899
Peux-tu perdre ton cœur sans perdre aussi le sens?
900
Détache tous ses fers, éteints toutes ses flammes,
901
Et ne présente plus ce rebut de tant d’âmes:
902
Profite cette fois de ta juste douleur,
903
Et tire ta sagesse au moins de ton malheur;
904
N’offre plus ta franchise à ces honteuses chaînes,
905
Et ne perds plus de temps en ces recherches vaines:
906
Cette union, commune au reste des humains,
907
N’est pas, infortuné, permise à tes desseins,
908
Et le Dieu qui préside aux autels de Cythère
909
N’a pas en ta faveur établi ce mystère.

(Il sort)

Scène VI

DIANE
910
(sous les habits de Célirée)
J’ai sans beaucoup de peine un malheur diverti,
911
Et l’un et l’autre amant est resté sans parti;
912
Mais un second danger appelle mon adresse:
913
Orante peut beaucoup d’une seule caresse,
914
Et je perdrai le fruit de ce déguisement
915
Si j’en laisse approcher ce déloyal amant.
916
Ajoute encor, Amour, un moment d’assistance;
917
Que ce dernier effort couronne ma constance:
918
Ainsi chacun t’adore, et dessus tes autels
919
Puissent toujours fumer les encens des mortels!
920
Mais Orante me voit. Vous m’attendez, Madame?

Scène VII

ORANTE, CÉLIRÉE

ORANTE
921
Je n’attends que la mort, seule je la réclame,
922
Puisque tout est contraire à mon contentement,
923
Et que je vois le jour pour souffrir seulement.

CÉLIRÉE
924
Dieux! Qu’est-il survenu? Que ce visage est triste!
925
Madame, qu’avez-vous?

ORANTE
J’ai peur d’avoir Ariste:
926
Un père injurieux m’abandonne à ses vœux,
927
Et son pouvoir s’oppose à tout ce que je veux.

CÉLIRÉE
928
Une pareille affaire est de tant d’importance
929
Qu’il ne peut s’offenser de votre résistance.
930
Cette sainte union des inclinations
931
Est la première au rang des libres actions;
932
C’est là qu’innocemment un esprit se dispense
933
À ne point révérer la loi de la naissance;
934
C’est là qu’il faut oser, et qu’un cœur abattu
935
Fait de l’obéissance une lâche vertu.

ORANTE
936
Aussi tous mes desseins et toute ma puissance
937
Tendent à renouer ma première alliance;
938
Lysimant doit mes vœux à l’indiscrétion
939
De cet indigne objet de mon affection:
940
Tantôt, songeant à lui, j’ai vu par la fenêtre
941
Qui rend dans son jardin, un de ses gens paraître,
942
À qui j’ai fait ouïr qu’il l’avertît d’aller
943
Au logis d’Éliante où je lui veux parler:
944
Car de le voir chez nous, le dessein de mon père
945
Ne me le permet pas.

CÉLIRÉE
Pressez donc cette affaire,
946
Et n’ouvrez point l’oreille à la sévérité
947
De ceux dont en ce point le droit est limité;
948
J’ai ravi Lysimant à sa dernière amante:
949
Un effet merveilleux a suivi mon attente;
950
Je passe pour Lysandre en l’estime de tous,
951
Et Rosinde m’estime en qualité d’époux.
952
Usez utilement de cette heureuse feinte,
953
Et secouez le joug d’une injuste contrainte:
954
Votre heur dépend de vous.

ORANTE
Ne dis mot seulement;
955
Je vais chez Éliante attendre Lysimant.

(Elle sort)

Scène VIII

CÉLIRÉE
956
(seule)
J’offense avec regret cette jeune merveille,
957
Mais je fais seulement ce qu’un Dieu me conseille:
958
Ces crimes sont permis aux esprits amoureux,
959
Et le Ciel n’a point fait de supplices pour eux;
960
Hélas! Ils sont punis d’assez cruels supplices
961
En la peine qu’ils ont d’exercer leurs malices,
962
Et, jugeant du souci qui les peut assaillir,
963
On les doit plaindre même en les voyant faillir.
964
Mais ce perfide amant à mes yeux se présente;
965
Il le faut divertir d’aller chez Éliante.

Scène IX

CÉLIRÉE, LYSIMANT

CÉLIRÉE
966
Monsieur, j’allais chez vous; ma maîtresse ce soir
967
Ne saurait se donner le bonheur de vous voir;
968
Son père lui prescrit la sévère ordonnance
969
De ne plus souhaiter l’heur de votre alliance,
970
De régler ses désirs par son commandement,
971
Et de ne tenir plus qu’Ariste pour amant.

LYSIMANT
972
Eh bien, qu’elle obéisse.

CÉLIRÉE
Ô Dieux! Cette nouvelle
973
Ne peut-elle toucher un amant si fidèle?
974
Si constant en amour, l’êtes-vous aux rapports
975
Qui ruinent l’espoir de vos communs efforts?
976
Voyez-vous de cet œil cesser votre espérance,
977
Et croyez-vous qu’elle ait autant d’indifférence?

LYSIMANT
978
Qu’un autre puisse ou non engager ses esprits,
979
J’estime également ses vœux et ses mépris;
980
Ma constance, au besoin, me fournit un remède
981
Léger comme le mal, et que chacun possède;
982
Il était fort aisé de guérir mon souci:
983
J’aimais Orante en homme et non pas en transi.

CÉLIRÉE
984
Ô Dieux! Causant sa peine et son inquiétude,
985
Que vous êtes injuste en votre ingratitude!
986
Voyant, comme je fais, l’excès de ses douleurs,
987
Vous ne pourriez, Monsieur, lui refuser des pleurs.
988
Je n’ai que trop connu ses passions discrètes;
989
Je l’ai cent fois surprise en des plaintes secrètes,
990
Où votre nom mêlé me témoignait assez
991
Combien et de quels traits ses esprits sont blessés.
992
Mais las! Quelle infortune égale sa disgrâce!
993
Et quel est son malheur, brûlant pour de la glace!
994
Son visage est pourvu de tous les ornements
995
Capables de charmer les esprits des amants;
996
A-t-elle des défauts dans l’esprit ou dans l’âme
997
Qui vous aient empêché de partager sa flamme?
998
Trouvez-vous en sa vie un juste fondement
999
De ne la chérir pas en qualité d’amant?
1000
Que lui pourrai-je dire? Avec quelle assurance
1001
Lui pourrai-je parler de votre indifférence?
1002
Car elle attend de vous la fin de ses tourments.
1003
Ô Ciel! Qui vois son cœur, punis-moi si je mens.

LYSIMANT
1004
Ce matin, toutefois, cette orgueilleuse amante
1005
Ne le témoignait pas.

CÉLIRÉE
Et vous croyez Orante?
1006
Elle vous congédie alors qu’elle se plaint?
1007
Et voulant éprouver votre amitié, l’éteint?
1008
Vous avez peu d’amour ou peu d’expérience;
1009
Ce vous est un grand mal qu’un peu de patience.
1010
Comment prouverez-vous votre fidélité,
1011
Si d’un coup seulement vous êtes rebuté?
1012
Pour être cru fidèle, est-ce assez qu’une Dame
1013
Vous entende parler de soupirs et de flamme?
1014
Ces discours sont communs à tous les amoureux;
1015
Le plus indifférent est toujours malheureux:
1016
Le plus sain, s’il dit vrai, sent un cruel martyre;
1017
Le plus libre est esclave, et le plus froid soupire.
1018
L’apparence est douteuse, et ses signes parfaits
1019
D’une parfaite amour consistent aux effets.
1020
Orante est si blessée, et sa peine si vraie,
1021
Qu’elle a raison, Monsieur, de sonder votre plaie,
1022
Et cherche justement, en cette élection,
1023
Pour beaucoup d’amitié beaucoup d’affection

LYSIMANT
1024
Demain je la verrai, parle-lui de ma peine;
1025
Dis-lui qu’elle a douté d’une ardeur trop certaine;
1026
Qu’il n’est tourment égal à ceux que j’ai soufferts,
1027
Et que mon seul respect avait rompu mes fers.

CÉLIRÉE
1028
Son sentiment douteux naît d’une jalousie
1029
Dont vous pouvez, Monsieur, guérir sa fantaisie.
1030
Ne souffrant que pour vous, elle désire aussi
1031
Être le seul objet de votre doux souci,
1032
Et veut avoir le cœur de cette paysanne
1033
Que vous aimiez jadis.

LYSIMANT
Quoi, le cœur de Diane?

CÉLIRÉE
1034
Sinon, vos maux sont vains et vos vœux superflus:
1035
Mais vous contenterez son esprit là-dessus.

LYSIMANT
1036
Dis-lui que l’intérêt d’une beauté plus rare
1037
Ne me porterait pas à ce dessein barbare,
1038
Et qu’elle sollicite à cet acte odieux
1039
Un amant plus ardent et plus officieux;
1040
Que je tiens ses froideurs et ses flammes égales;
1041
Qu’amour ne loge point en des âmes brutales,
1042
Et que je défendrais cette jeune beauté
1043
Contre les artisans de sa brutalité;
1044
Que Diane m’est chère à l’égal de ma vie;
1045
Que je la servirais comme je l’ai servie,
1046
Et qu’on m’aurait permis de vivre en ses liens,
1047
Si je n’étais pas né pour épouser des biens:
1048
Mais que j’ai des parents dont l’humeur importune
1049
À mon contentement préfère ma fortune.

CÉLIRÉE
1050
Que vos yeux sont charmés par de faibles attraits,
1051
Si vous avez senti le pouvoir de ses traits!
1052
Je connais cette fille, elle n’a point de charmes
1053
Capables de vous nuire et dignes de vos larmes;
1054
Aux yeux des paysans elle a quelques appas;
1055
Mais, si vous l’avouez, elle ne vous plaît pas.

LYSIMANT
1056
Elle me plaît autant que ton discours m’offense;
1057
Mais tu sers chez Orante, et tu prends sa défense;
1058
Ton zèle est estimable, et ta condition
1059
M’oblige d’excuser ton indiscrétion.

CÉLIRÉE
1060
L’amour qu’elle eut pour vous vous la peignit si belle;
1061
Mais, ne vous aimant plus, que jugerez-vous d’elle?
1062
Le changement du sort peut changer ses esprits,
1063
Et d’une ardente amour faire un lâche mépris.

LYSIMANT
1064
Hélas! Quel changement arrive à des bergères?

CÉLIRÉE
1065
Un homme trafiquant sur les mers étrangères
1066
S’est chargé des papiers de certains marchands morts,
1067
Parents de cette fille, et puissants en trésors:
1068
On ne lui donne point de vaines espérances,
1069
Car des lettres de change ont fait ses assurances;
1070
L’auteur de la nouvelle est cousin d’Orimand,
1071
Qu’on dit être arrivé d’aujourd’hui seulement.

LYSIMANT
1072
Ô Dieux! Que me dis-tu? Puis-je à cette nouvelle,
1073
Différer un moment d’aller voir cette belle?

CÉLIRÉE
1074
(haussant la voix)
Traître, qu’espères-tu que de perdre tes pas,
1075
Si, même en lui parlant, tu ne la connais pas?
1076
Tu brûles pour Diane, insensible, barbare,
1077
Et ta passion cède à ton humeur avare!
1078
Tu brûles pour Diane, et ton cœur abattu
1079
Met les biens en balance avecque sa vertu!
1080
Non, ce que dit ta voix ton cœur le désavoue;
1081
Le Ciel a dans ton corps mis une âme de boue,
1082
Une âme inaccessible aux belles passions,
1083
Et qui n’a point d’objet que les possessions.
1084
Vois mon visage, ingrat, je suis cette Diane,
1085
Cette abjecte inconnue et vile paysanne,
1086
Cette simple bergère, et celle toutefois
1087
En qui tu n’aurais fait qu’un raisonnable choix,
1088
Dont la condition jadis était commune,
1089
Mais dont les qualités relevaient la fortune.
1090
L’or n’est pas seul aimable, et sous ces vêtements
1091
La vertu quelquefois s’est acquis des amants.
1092
Enfin, un changement à ma fortune arrive
1093
Qui me fait posséder l’objet qui te captive;
1094
L’aveugle déité qui préside aux humains
1095
Ouvre enfin dessus moi ses libérales mains,
1096
J’ai de quoi t’acquérir et de quoi m’en défendre;
1097
Elle qui se donnait est en pouvoir de prendre.

LYSIMANT
1098
Dieux! Je vois Diane.

DIANE
Oui, c’est elle que tes yeux
1099
Ont bien eu le pouvoir d’attirer en ces lieux,
1100
Celle qui meurt d’amour pour une âme traîtresse,
1101
Celle qui s’est réduite à servir ta maîtresse,
1102
Qui perd sa liberté, rend son honneur suspect,
1103
Et pour suivre un ingrat dépouille tout respect.

LYSIMANT
1104
(à genoux)
Punis, belle Diane, un barbare, un perfide,
1105
Un traître en qui l’amour si lâchement préside,
1106
Et qui n’a pu forcer l’irrévocable arrêt
1107
D’un parent amoureux de son seul intérêt.
1108
J’appelle trahison cette seule impuissance,
1109
Et ma confession ajoute à mon offense;
1110
Car le Ciel m’est témoin qu’au moins ce lâche cœur
1111
N’a jamais reconnu que son premier vainqueur,
1112
Que toujours ton objet fut cher à ma pensée,
1113
Que le temps n’en a point ton image effacée,
1114
Que plutôt j’ai tâché d’effacer par mes pleurs
1115
Ce tyrannique arrêt de m’engager ailleurs.
1116
Aujourd’hui, si le sort nous était si propice
1117
Que nous pussions tromper une aveugle avarice,
1118
Ou charmer ce vieillard du vain éclat de l’or,
1119
(Je l’ai juré cent fois, et je le jure encor,)
1120
Tes désirs sur les miens auraient un libre empire,
1121
Et je posséderais le seul bien où j’aspire.

DIANE
1122
Si l’or peut à nos vœux accorder ses désirs,
1123
Rien ne diffère plus nos innocents plaisirs:
1124
Estimez-nous déjà sous une loi commune,
1125
Et venez consulter l’auteur de ma fortune;
1126
Il est chez Orimand.

LYSIMANT
Tous mes sens sont ravis,
1127
Et, dans ce doux transport, je doute si je vis.

Scène X

LYSIMANT, DIANE, LE LAQUAIS

DIANE
1128
(ayant frappé)
Lysandre est-il ici?

LE LAQUAIS
Non, depuis un quart d’heure.

DIANE
1129
Doit-il en ce logis établir sa demeure?

LE LAQUAIS
1130
Ici même, on l’attend.

(Il rentre)

LYSIMANT
Adieu, je vais chez nous
1131
Réjouir mes parents d’un changement si doux,
1132
Et par un mot d’écrit faire avertir Orante
1133
Que son affection m’est fort indifférente;
1134
Que je suis glorieux alors que je la perds,
1135
Quoiqu’elle ait eu du droit sur l’objet que je sers;
1136
Enfin que j’ai ton cœur, mais sans meurtre et sans crime,
1137
Et que tu m’en as fait un présent légitime.

DIANE
1138
Moi, j’entre chez Orante, et dans fort peu de temps
1139
J’envoie ou vais chez vous.

LYSIMANT
Adieu donc, je t’attends.

(Il sort)

DIANE
1140
(seule)
Ô Dieux! Le doux espoir dont mon âme est flattée!
1141
Il faut changer d’habits, courons chez Dorothée.


ACTE V

Scène première

SYLVIAN
1142
(seul)
Bel astre de mes jours, en quels lieux écartés
1143
Tes yeux font-ils briller leurs divines clartés?
1144
Où te peux-tu cacher avec tant de lumière,
1145
Bergère impitoyable, et sourde à ma prière?
1146
Las! Après de si longs et de si vains ennuis,
1147
Tu me plaindrais peut-être en l’état où je suis.
1148
D’un berger estimé dans tout le paysage,
1149
Abondant en troupeaux et riche en pâturage,
1150
Mon amour, dont l’ardeur m’oblige à te chercher,
1151
A fait, belle Diane, un malheureux cocher.
1152
J’ai changé pour te voir, sans juger que j’efface
1153
La gloire de mon nom et l’honneur de ma race,
1154
Au soin de deux chevaux le soin de cent brebis,
1155
Et mes habits de toile en ces honteux habits.
1156
Encor si j’obtenais un bien si délectable,
1157
Ce titre malheureux serait plus supportable;
1158
Mais il n’empêche point notre désunion,
1159
Et Diane se cache à son Endymion.
1160
Mon espérance est vaine, on n’a point vu paraître
1161
L’éclat de ses rayons au logis de mon maître;
1162
Tu n’es plus en son cœur, ses vœux sont refroidis,
1163
Il ne t’honore plus comme il a fait jadis;
1164
Orante a captivé ce rival infidèle,
1165
Et je lui vais porter... Mais je vois cette belle.

Scène II

ORANTE, SYLVIAN

SYLVIAN
1166
J’allais chez vous, Madame.

ORANTE
Hé Dieux! Que Lysimant
1167
Témoigne peu de soin de mon contentement!
1168
Pourquoi ne vient-il pas?

SYLVIAN
J’en ignore la cause;
1169
Il m’a donné ce mot, sans parler d’autre chose.

ORANTE
1170
(prend la lettre, et lit)
«Je deviens sourd, Orante, et votre vanité
1171
A fait naître en mon cœur un mépris raisonnable:
1172
Ne vous croyez pas tant aimable
1173
Avecque si peu de beauté.
1174
Où Diane paraît, rien ne me peut ravir:
1175
Je sais de quel pouvoir votre beauté se vante;
1176
Mais cédez à votre servante
1177
En l’art de vous faire servir.
1178
LYSIMANT.»
1179
À part
Dieux! Serait-ce Diane?
(Elle continue)
Adieu, va l’assurer,
1180
Que je n’ai pas sujet de me désespérer,
1181
Et que sa vaine humeur a bien plus d’insolence
1182
Que mon affection n’avait de violence.

(Elle déchire la lettre, et Sylvian sort)

ORANTE
1183
(seule)
Ô Dieux! Je suis trahie, et dessous un faux nom
1184
Cet objet de ses vœux sert en notre maison.

Scène III

ARISTE, ORANTE

ARISTE
1185
Pareil aux criminels qu’un juge redoutable
1186
A mandés pour entendre un arrêt équitable,
1187
Que la frayeur saisit et qui n’espèrent pas
1188
Un traitement plus doux qu’un rigoureux trépas:
1189
Tel je viens en ce lieu, l’âme noire d’un crime
1190
Qui défend que j’espère un pardon légitime;
1191
Tel, mandé de chez vous, je viens tremblant et prêt
1192
D’entendre à vos parents prononcer mon arrêt.
1193
Mais que de votre voix j’obtienne ma sentence,
1194
Et vous m’obligerez à moins de résistance.
1195
Vous-même condamnez cet indiscret amant,
1196
Et ne pardonnez point à son ressentiment.

ORANTE
1197
Quoi! Vous voulez mourir pour cet objet de haine,
1198
Dont les traits sont communs, dont l’humeur est si vaine,
1199
Qu’on ne peut estimer que par civilité,
1200
Et qui pouvait si peu sur votre liberté?
1201
Ô Dieux! Quel changement!

ARISTE
N’attendez point d’excuse
1202
D’un amant criminel qui lui-même s’accuse,
1203
Qui considère enfin cet aveugle transport
1204
Avec un repentir plus cruel que la mort.
1205
J’ai trouvé des défauts où la grâce est extrême,
1206
Et des obscurités dans la lumière même;
1207
J’ai changé vos attraits, ce teint en est blêmi,
1208
Mais l’amour m’a fait seul parler en ennemi.
1209
Dieux! J’excuse déjà ce furieux caprice,
1210
Vous n’avez point encore ordonné mon supplice;
1211
Déniez-vous ma peine à ma confession?

ORANTE
1212
Quelle peine mérite une juste action?
1213
Quand vous m’avez nommée inconstante et parjure,
1214
Je ne m’offensais point d’une semblable injure;
1215
Quand je n’étais pas belle en votre jugement,
1216
Je souffrais ce mépris encor plus justement;
1217
La même vérité parlait en ce langage,
1218
Et cent fois mon miroir m’en a dit davantage.
1219
Je connais mes défauts, et sais que l’amitié
1220
De qui daigne m’aimer est digne de pitié;
1221
Je ne vous crois, Monsieur, aveugle ni coupable;
1222
Je ne condamne point un discours véritable,
1223
Et vous n’avez failli qu’en ce point seulement
1224
Que vous m’avez traitée encor trop doucement.

ARISTE
1225
Ah! C’est trop de rigueur! Et cette indifférence
1226
Me sert d’un châtiment pire que mon offense;
1227
Pour m’être plus humaine il fallait me punir,
1228
Et c’est trop m’affliger que de me soutenir.
1229
Non, non, n’avouez point l’injustice et l’outrage
1230
Où le seul désespoir a porté mon courage.
1231
En l’extrême rigueur dont ce cœur est touché,
1232
Il est près de mourir pour prouver son péché;
1233
Pour prouver que tout cède à vos aimables charmes,
1234
Et qu’il n’est point d’objet si digne de nos larmes.
1235
Je les ai profanés de mots injurieux:
1236
Mais que peut épargner un esprit furieux
1237
Qui se voit abusé d’une vaine promesse,
1238
Et son rival si près du lit de sa maîtresse?
1239
J’ai failli toutefois, et je n’ai pas dessein
1240
De détourner le coup qui m’ouvrira le sein.

ORANTE
1241
On pèche librement sous l’espoir de sa grâce,
1242
Et nos simplicités excitent votre audace;
1243
Avecque moins d’amour je pourrais plus sur vous,
1244
Je serais absolue en votre esprit jaloux.
1245
Un respect nécessaire aurait pu vous contraindre
1246
À la discrétion de souffrir sans vous plaindre;
1247
Mais je vous aimais trop, et le feu violent
1248
Que je vous témoignais vous a fait insolent.
1249
Votre discrétion dépendait de ma crainte;
1250
Je devais témoigner d’être un peu moins atteinte:
1251
On souffre avec respect une sévère loi,
1252
Et j’aurais fait pour vous, en travaillant pour moi.
1253
Toutefois je suis bonne, et prendrai de mon père
1254
La résolution de ce que je dois faire.

ARISTE
1255
Ô Dieux! S’il fait cesser votre ressentiment,
1256
Quel bien est comparable à mon contentement?

(Ils sortent)

Scène IV

DOROTHÉE
1257
(seule)
Diane peut beaucoup, tout cède à son adresse,
1258
Le Ciel est favorable à l’ardeur qui la presse.
1259
Adorable vainqueur des hommes et des Dieux,
1260
Couronne ses desseins d’un succès glorieux!
1261
Elle s’est déguisée avecque tant de peine
1262
Qu’il est bien mal aisé que sa feinte soit vaine,
1263
Et l’honneur qu’on lui fait au logis d’Orimand
1264
Me fait bien espérer de ce déguisement.
1265
Déesse du repos, fais épaissir ton ombre:
1266
Quand ses yeux paraîtront en un endroit si sombre,
1267
Fais qu’on la méconnaisse, et que des traits si beaux
1268
Ne soient pas découverts en faveur des flambeaux.
1269
De cette heureuse nuit toutes ses nuits dépendent;
1270
Seule tu la peux mettre où ses désirs prétendent,
1271
Et c’est par ta faveur que tous les amoureux
1272
À leurs chastes desseins ont un succès heureux.
1273
Tout mon contentement dépend de ses délices;
1274
Je travaille pour moi lui prêtant mes services,
1275
Et j’aurai Sylvian, si je fais Lysimant
1276
Possesseur d’un objet si rare et si charmant.

(Elle frappe à la porte de Lysimant)

Scène V

SYLVIAN, DOROTHÉE

SYLVIAN
1277
Que voulez-vous si tard?

DOROTHÉE
Ah! Berger insensible,
1278
Ce lieu, comme ton cœur, est-il inaccessible?
1279
Ne feras-tu jamais un gracieux accueil
1280
À celle que tu vois si proche du cercueil?
1281
Je ne veux pas fléchir tes rigueurs inhumaines;
1282
Je ne demande pas le loyer de mes peines;
1283
Et, quoique chaque jour accroisse mon souci,
1284
Je n’avais pas dessein de te parler ici.
1285
Je cherche Lysimant.

SYLVIAN
Ô Dieux! C’est Dorothée.

DOROTHÉE
1286
Ce n’est plus que son corps, l’âme lui fut ôtée
1287
Alors qu’on l’avertit de ton éloignement;
1288
Je mourus de regret en ce triste moment.

SYLVIAN
1289
Bergère, mon habit prouve mon ignorance,
1290
Et ma condition excuse mon silence.
1291
J’enseignais autrefois ces discours amoureux:
1292
Nos bergers m’adoraient, je travaillais pour eux;
1293
Et lors, quoique mon cœur fût plus froid qu’une souche,
1294
On croyait, toutefois, qu’il parlait par ma bouche.
1295
Maintenant je m’occupe à de lâches travaux,
1296
Et ne sais plus que l’art de régir mes chevaux.
1297
Je vais quérir mon maître.

DOROTHÉE
Hélas! Quelle apparence
1298
De forcer sa froideur et son indifférence,
1299
Et de le disposer au bien que je prétends?
1300
Mais voici Lysimant, ne perdons point de temps.

Scène VI

LYSIMANT, DOROTHÉE, SYLVIAN

DOROTHÉE
1301
Monsieur?

LYSIMANT
Que voulez-vous?

DOROTHÉE
Ma compagne était prête
1302
De venir vous trouver, mais Orante l’arrête,
1303
Et je viens de sa part du logis d’Orimand:
1304
Lysandre est de retour, allons-y seulement.

LYSIMANT
1305
Non, non, je ne tiens point sa parole incertaine.

DOROTHÉE
1306
Voyons-le toutefois, donnez-vous cette peine,
1307
Elle vous en conjure.

LYSIMANT
Allons, si tu le veux,
1308
Et s’il faut contenter cet objet de mes vœux.

DOROTHÉE
1309
On ouvre, le voilà.

SCÈNE VII

DIANE, sous l’habit de Lysandre, ORIMAND, LYSIMANT, SYLVIAN, DOROTHÉE

DIANE
(embrassant Lysimant)
Puis-je aborder sans crainte
1310
Celui de qui j’attends une équitable plainte,
1311
Cet agréable amant, ce rival généreux,
1312
De qui j’ai ruiné les desseins amoureux?
1313
Daignez-vous voir, Monsieur, le tyran de votre aise,
1314
Et vous peut-il payer de raison qui vous plaise?
1315
Le seul bien de vous voir est l’objet de mes pas.

LYSIMANT
1316
Ne cherchez point d’excuse à qui n’en attend pas;
1317
On ne révoque point l’arrêt des destinées
1318
Qui fait, comme il leur plaît, ou rompt les hyménées.
1319
Le sort m’ôte Rosinde, et je suis satisfait
1320
Puisqu’il n’est pas aveugle au présent qu’il en fait,
1321
Et qu’il la réservait pour un objet plus digne
1322
D’être le possesseur de ce trésor insigne.

DIANE
1323
Au moins cet accident vous donne un serviteur
1324
Que vous n’éprouverez, ni lâche, ni flatteur,
1325
Et qui perdra le jour aussitôt que l’envie
1326
De hasarder pour vous sa fortune et sa vie.

DOROTHÉE
1327
Souffrirez-vous, Monsieur, le curieux dessein
1328
Qui me fait enquérir si certain bruit est vain?
1329
Diane (pardonnez si je vous importune),
1330
Doit-elle à votre soin une telle fortune?
1331
Avez-vous de si loin, après la mort des siens,
1332
À cette heureuse fille apporté tant de biens?

DIANE
1333
Ne doutez nullement des trésors qu’elle vante;
1334
Je ne la flatte point d’une incertaine attente:
1335
Avecque mon bagage il lui vient dans deux jours
1336
De quoi la réjouir et prouver mon discours;
1337
Si je puis assurer par des lettres de change
1338
Cet accident pour elle autant heureux qu’étrange.

DOROTHÉE
1339
Qu’on va faire de vœux pour vos prospérités,
1340
Car chacun participe à ses félicités!
1341
Son mérite est si grand, que cette aimable fille
1342
Est chère à tout le monde autant qu’à sa famille.
1343
Le bruit de son bonheur plaît aux plus envieux,
1344
Et d’une voix commune on en bénit les Dieux.

Scène VIII

LES MÊMES (DIANE, sous l’habit de Lysandre, ORIMAND, LYSIMANT, SYLVIAN, DOROTHÉE), LYSANDRE arrive, et va à Sylvian avec deux porte-malles

LYSANDRE
1345
Où se tient Orimand?

SYLVIAN
Céans.

ORIMAND
Qui me demande?

LYSANDRE
1346
(l’abordant)
Ô Dieux! Qui m’obligez d’une faveur si grande,
1347
Maîtres de l’univers, que je vous dois d’encens
1348
En ce rare bonheur qui ravit tous mes sens!
1349
Heureux et cher parent du seul objet que j’aime,
1350
Apprenez qui je suis par ce transport extrême:
1351
Reconnaissez Lysandre.

ORIMAND
Ô Dieux! Quel insensé!

LYSANDRE
1352
Quoi! Le temps vous a-t-il mon portrait effacé?
1353
Ne vous souvient-il plus de cet heureux Lysandre
1354
Que vous avez jadis choisi pour votre gendre?
1355
Depuis que j’ai quitté ces lieux où j’habitais,
1356
Phébus n’a divisé les saisons que dix fois;
1357
Je vous voyais partout, j’ai toujours en mon âme
1358
Conservé les portraits de vous et de Madame;
1359
Et vous méconnaissez ce parent fortuné,
1360
Qu’à l’appui de vos jours les Dieux ont destiné!

DIANE
1361
à part
Ô sensible malheur!

DOROTHÉE
à part
Ô disgrâce infinie!

ORIMAND
1362
Le Ciel, qui que tu sois, guérisse ta manie!
1363
(À Diane)
Mon fils, de quelle erreur cet homme est-il troublé?
1364
Ton corps avec ton âge aurait-il bien doublé?
1365
En la peine où je suis, qui de vous dois-je prendre?
1366
Je n’ai qu’une Rosinde, et ne veux qu’un Lysandre.

DIANE
1367
(à Lysandre)
Toi, qui crois sous mon nom t’emparer de mon bien,
1368
Et posséder l’objet que le Ciel a fait mien,
1369
Quel accident nouveau t’a mis en notre race?
1370
Dessus quelle raison se fonde ton audace?
1371
Donne à d’autres esprits ces divertissements,
1372
Et laisse un libre cours à nos contentements.

LYSANDRE
1373
Ô Ciel! Qui connais tout, si tu hais l’imposture,
1374
Par un visible effet punis cette aventure;
1375
Et si, comme on le croit, ton bras est tout-puissant,
1376
Fais périr l’imposteur et montre l’innocent;
1377
Désabuse ces gens, et leur fais reconnaître
1378
Qu’à tort cet affronteur me dispute mon être.
(Fouillant en sa poche, et en tirant des lettres qu’il remet à Orimand)
1379
Mais en dois-je chercher des signes apparents
1380
Après ces mots écrits des mains de mes parents?
1381
Passant en Portugal, j’ai pris cette assurance
1382
Qui confirme mon nom et ma persévérance;
1383
Je suis cet heureux gendre et cet heureux époux
1384
Que, dès ses jeunes ans, Rosinde tient de vous.

ORIMAND
1385
(après avoir lu)
Ô Dieux! Que vois-je ici?

LYSIMANT
Que l’affronteur réponde!
1386
Je le rendrai coupable aux yeux de tout le monde.
1387
Voyez-vous pas déjà comme ses tremblements
1388
Prouvent son imposture et ses déguisements?

ORIMAND
1389
(à Diane)
Vous ne répondez rien?

DIANE
(pleurant)
Puisque votre puissance
1390
A résolu ma mort, je reste sans défense,
1391
Impitoyables Dieux dont la compassion
1392
Nie un peu de faveur à tant d’affection.
1393
(À Lysimant)
Et toi, qui de ces coups fais mon sexe capable,
1394
Plus criminel que moi, punis cette coupable;
1395
J’ai rompu tes desseins, j’ai troublé tes plaisirs,
1396
Et par une imposture attiré tes désirs.
1397
L’adresse de voler ce que tu me dénies
1398
Flattait d’un doux espoir mes peines infinies;
1399
Je n’ai pu toutefois alléger mon ennui;
1400
Le Ciel est contre moi, conspire avecque lui:
1401
Ne me refuse point un trépas légitime;
1402
Punis-moi de ta main, et je mourrai sans crime.
1403
(À tous)
Vous que je trahissais par ce déguisement,
1404
Joignez votre colère à son ressentiment;
1405
N’épargnez point ma vie, et j’avouerai vos plaintes:
1406
Le dessein de voler me portait à ces feintes,
1407
Et je vous ai ravi le bien le plus exquis
1408
Que jamais vos travaux peuvent avoir acquis.

ORIMAND
1409
Amis, qu’on la saisisse.

LYSIMANT
Est-ce Diane? Ô Dieux!

Scène IX

LES MÊMES, ARISTE, ORANTE, FILÉMON

ARISTE
1410
(sortant de chez lui)
Adieu. Mais quel tumulte aperçois-je en ces lieux?

FILÉMON
1411
Il faut voir ce que c’est.

DIANE
Ordonnez mon supplice,
1412
Ou souffrez que ma main prévienne la justice.
1413
(À Lysimant)
Accorde-moi ce fer, si tu m’aimas jamais.
1414
Un coup éteint mes feux, et rétablit ta paix;
1415
Un coup me peut tirer de ces mains insolentes
1416
Qui révèrent si peu mes ardeurs violentes.
1417
Que tardes-tu, cruel?

LYSIMANT
Ô malheur de mes jours!

SYLVIAN
1418
C’est Diane elle-même! Offrons-lui du secours.
1419
Insolents, quelle ardeur porte vos mains barbares
1420
Sur un objet pourvu de qualités si rares?
1421
Qui vous fait tant oser?

Scène X

LES MÊMES, DAMON, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS

DAMON
(aux archers)
Hélas! Vengez sur eux
1422
La sensible douleur d’un père malheureux,
1423
Et rendez à ses vœux l’espoir de sa famille;
1424
Hâtons-nous... Mais que vois-je, ô Dieux! Voilà ma fille:
1425
Je vois l’ingrat sujet des pleurs que j’ai versés.
1426
Quelle étrange manie a ses esprits blessés?
1427
Et dessous quel habit se présente à ma vue
1428
Cette aveugle de honte et de sens dépourvue?
1429
(À Diane)
Trouves-tu, malheureuse, en cet habillement,
1430
À celles de ton sexe un sortable ornement?

ORIMAND
1431
J’ignore son dessein, mais par sa propre bouche
1432
Nous sommes avertis d’un larcin qui me touche;
1433
Ces habits sont suspects en sa condition,
1434
Et ce déguisement a son intention.
1435
Messieurs, saisissez-la, car tout cet artifice
1436
Ne se peut découvrir qu’aux yeux de la justice.

DAMON
1437
Non, non, portez les mains dessus le suborneur
1438
Dont la vaine promesse a trahi son honneur;
1439
Celui que vous voyez a causé tous ses crimes,
1440
Et doit rendre accomplis ses espoirs légitimes:
1441
Elle espère de lui moins que n’a mérité
1442
L’honneur de sa famille et sa fidélité.
1443
Vous me croyez à tort l’auteur de sa naissance:
1444
Mes soins ont seulement élevé son enfance;
1445
On a dans nos hameaux vu briller ses appas,
1446
Et le Ciel, toutefois, ne l’y destinait pas.
1447
Oyez comme je l’eus en son âge plus tendre,
1448
Puisque cet accident m’oblige à vous l’apprendre.

LYSIMANT
1449
Ô Dieux! Qu’un doux espoir flatte ma passion!
1450
Parle-nous vitement de son extraction.

DAMON
1451
Une dame étrangère, et d’illustre famille,
1452
Eut d’une même couche un fils et cette fille;
1453
Et le dessein qu’elle eut d’avantager son fils
1454
L’obligea d’accepter l’offre que je lui fis.
1455
Elle commit sa fille au souci de ma femme,
1456
Et quelques mois après je fus chez cette Dame,
1457
Où, par son propre avis, je fis courir un bruit
1458
Que la jeune Diane était morte la nuit.
1459
Tout le monde me crut; on plaignait ma tristesse,
1460
Et la mère feignait avecque tant d’adresse
1461
Qu’on ne pouvait nier des pleurs à ses regrets,
1462
Que par de faux tourments elle en versait de vrais.
1463
Son fils étant cru seul, on vantait ses richesses,
1464
Et déjà de son âge on tirait des promesses
1465
D’un naturel si noble, et d’un esprit si bon,
1466
Qu’à peine marchait-il qu’on parlait de son nom.
1467
La fille d’Orimand n’était que de son âge,
1468
Et les parents dès lors firent ce mariage:
1469
On les fit embrasser, leurs plus proches présents,
1470
Lysandre fut époux à l’âge de six ans.
1471
Cet accord arrêté, la mère sort de France,
1472
Me laissant cette fille et quelque récompense;
1473
Mais, depuis son départ, le Soleil quinze fois
1474
A vu naître et tomber les feuilles de nos bois
1475
Sans qu’elle m’ait écrit, et qu’aucune nouvelle
1476
M’ait appris de sa part le soin qu’elle a pour elle.

ORIMAND
1477
Ô Dieux! La vaine fourbe! et que subtilement
1478
Il pense profiter de ce déguisement!
1479
Diane ne vit plus, et sur cette croyance
1480
Nous avons établi cette heureuse alliance.

LYSANDRE
1481
Non, non, il est certain que ma sœur voit le jour,
1482
Et cette occasion a pressé mon retour.
1483
Prête d’abandonner sa demeure mortelle,
1484
Ma mère m’appelant: Lysandre, me dit-elle,
1485
Je ne te laisse pas unique possesseur;
1486
Les Dieux, quand tu naquis, te firent une sœur,
1487
Et le dessein que j’eus d’agrandir ta fortune
1488
L’a réduite au malheur d’une vie importune.
1489
Je l’ai fait élever au logis de Damon:
1490
Boulogne est son village, et Diane son nom;
1491
C’est ton portrait vivant, et pour la reconnaître
1492
Le sang te suffira, si tu la vois paraître;
1493
Si tu la méconnais, une marque en son sein,
1494
Et deux sur le bras droit, t’en rendront plus certain.
1495
Pour cette occasion passe bientôt en France,
1496
Et fais que je trépasse avec cette espérance.

DAMON
1497
(montrant le sein et le bras de Diane)
Favorable discours! Hélas! N’en doutez plus,
1498
Et venez remarquer ces signes superflus.
1499
Punissez, si je mens, l’auteur de l’imposture.

LYSANDRE
1500
Ô Diane! Ô ma sœur! Ô divine aventure!
1501
Ô favorable jour!

DOROTHÉE
Ô doux contentement!

LYSIMANT
1502
Je doute si je veille en ce ravissement.

DIANE
1503
Enfin, heureux amant, le soin des destinées
1504
A-t-il avec mes maux tes froideurs terminées?
1505
Et la sœur de Lysandre a-t-elle plus d’appas
1506
Que celle, que tous ceux d’un sort abject et bas?
1507
Toucherai-je ton cœur?

LYSIMANT
Divin charme des âmes,
1508
Premier et seul objet qui fis naître mes flammes,
1509
Qui n’aurait souhaité les maux que j’ai soufferts
1510
Et ne serait heureux de mourir dans tes fers?

ORANTE
1511
Ô Dieux! Quel changement!

FILÉMON
Que mon âme est ravie!

DIANE
1512
(à Orante)
Madame, que ce Dieu qui gouverne ma vie
1513
M’excuse auprès de vous du dessein que j’avais
1514
De faire à Lysimant abandonner vos lois;
1515
Je n’ai considéré ni craint votre colère,
1516
Et le Ciel le devait à ma longue misère.

ORANTE
1517
Oublions tous nos maux; Ariste étant à moi,
1518
Un autre ne peut plus disposer de ma foi.

ARISTE
1519
Puisqu’à votre mépris votre faveur succède,
1520
Je ne rendrai jamais ce bien que je possède.

LYSANDRE
1521
(à Orimand)
En ce commun plaisir ne me déniez point
1522
Un bonheur qui me rend accompli de tout point;
1523
Les Dieux en Orient m’étaient si favorables,
1524
Et mes profits, Monsieur, sont si considérables,
1525
Que mes biens partagés égalent quatre fois
1526
Ceux que j’eus étant jeune et ceux que j’espérais;
1527
Tant de prospérités ont suivi mon attente
1528
Que je puis être heureux, et Diane contente.

ORIMAND
1529
Puisque je vois enfin ces doutes éclaircis,
1530
Mon gendre, embrassez-moi, bannissons tout souci;
1531
Et vous, que j’ai traitée avecque tant d’outrage,
1532
Qu’un sensible regret force votre courage:
1533
Entrez; et vous, Damon, partagez nos plaisirs
1534
En cette occasion si chère à vos désirs.

DOROTHÉE
1535
(à Sylvian)
Toi qui vois les faveurs que le Ciel leur envoie,
1536
Veux-tu pas accorder mon repos à leur joie?
1537
Trouves-tu point encor ce discours importun,
1538
Et souffrirai-je seule en ce bonheur commun?

DIANE
1539
Acceptez, Sylvian, cette aimable bergère,
1540
Nous vous en prions tous.

SYLVIAN
Ô douleur trop amère!
1541
Mais c’est trop consulter, puisque mes vœux sont vains.
1542
Au moins je recevrai ce présent de vos mains;
1543
Quelque animosité que je fisse paraître,
1544
Je ne vous pourrais pas emporter sur mon maître.

DOROTHÉE
1545
Ô bonheur infini! bénissons ce beau jour,
1546
Et laissons en repos ces prisonniers d’Amour.

L’EXEMPT
1547
(s’en allant avec les archers)
Adieu, vivez contents.

FILÉMON
(à Orimand)
Le Ciel vous favorise.

ORIMAND
1548
Que sa bonté, Monsieur, tous vos vœux autorise.

FILÉMON
1549
Jusqu’à demain, Ariste.

ORIMAND
Entrons, et qu’à jamais
1550
Puisse durer le cours de cette heureuse paix.

(Ils sortent tous)

SYLVIAN
1551
(seul)
Puisque tout est contraire à ta persévérance,
1552
Va dans un broc de vin noyer ton espérance,
1553
Malheureux Sylvian, et venge sur les plats
1554
La perte que tu fais de ses rares appas.

FIN