Étienne Jodelle

Didon se sacrifiant





Texto utilizado para esta edición digital:
Jodelle, Étienne. Didon se sacrifiant. Edité par Paul Fièvre, mars 2016, version du texte du 30/11/2022. Théâtre classique, 2024. http://theatre-classique.fr/index.html
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  • Hueso Fibla, Silvia

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© Théâtre classique


Personnages

Achate
Ascaigne, fils d’Énée
Palinure
Énée, prince Troyen
Le choeur des Troyens
Didon
Le choeur des Pheniciennes
ANNE
BARCE

Acte I

 Achate, Ascaigne, Palinure.

 ACHATE.
1
 Quel jour sombre, quel trouble, avec ce jour te roulent  
2
 Tes destins, ô Carthage ? Et pourquoi ne se souillent
3
 Les grands Dieux, qui leur vue et leurs oreilles saintes.
4
 Aveuglent en nos maux, essourdent en nos plaintes ?
5
 Pourquoi doncque, jaloux, ne se saoulent de faire,
6
 Ce qui fait aux mortels leur puissance déplaire ?
7
 Race des Dieux, Ascaigne, et toi qui l'aventure
8
 Des Troyens lis au ciel, assuré Palinure,  
9
 Encor que notre Énée au havre nous envoie
10
 Apprêter au départ les restes de la Troie :
11
 Encor que nous suivions ses redoutés oracles,
12
 Ses songes ambigus, ses monstrueux miracles :
13
 Encor que, comme il dit, du grand Atlas la race,  
14
 Mercure, soit venu se planter à sa face,  
15
  Afin que hors d'Afrique en mer il nous remène,
16
 Pour faire aussitôt fin à nos ans qu'à la peine :
17
 Ne jetez-vous point l'oeil (las se pourrait-il faire
18
 Que telle pitié pût à quelqu'un ne déplaire ?
19
 Jetez-vous point donc l'oeil sur l'amante animée ?
20
  Sur Didon, qui d'amour et de dueil renflammée,  
21
  (Jà déjà je la vois forcener, ce me semble,)  
22
 Perdra son sens, son heur, et son Énée ensemble ?
23
 Et dont peut-être (ha Dieux !) la misérable vie
24
 Avec nos fiers vaisseaux aux vents sera ravie :
25
  Tant que l'injuste mort retombant sur nos têtes
26
 Armera contre nous les meurtrières tempêtes.
27
 Sa peine fut horrible alors que la nuit sombre
28
 De son époux Sichée offrit à ses yeux l'ombre,
29
 L'ombre hideuse et pâle, et qu'à ses yeux Sichée
30
  Découvrant une plaie, une plaie bouchée
31
 De la poudre et du sang, montrait à la déserte
32
 De son frère meurtrier la cruauté couverte,
33
 D'un son grêle enseignant sa richesse enterrée :
34
 Dont elle avec les siens par l'Afrique altérée
35
Fuyant de ce cruel Pygmalion la rage,
36
 Marchanda pour bâtir sur ce bruyant rivage,
37
 Ce que les siens pourraient environner de place
38
 De la peau d'un Taureau, et dont elle menace,
39
 Ayant dressé Carthage, horreur même des guerres,
40
Les voisins ennemis, et les étranges terres.
41
 L'autre mal la troubla, lorsque Jarbe le prince
42
 Des noirs Gétuliens, lui offrait sa Province,  
43
 Et son sceptre et sa gent, si par les torches saintes
44
 Du mariage étaient leurs deux âmes étreintes,
45
Sans qu'elle au vieil amour de Sichée obstinée,
46
 Se pût faire fléchir sous le joug d'Hyménée :
47
 Tant que ce Roi lui couve au fond de l'âme, pleine
48
 D'un immortel courroux, une implacable haine.
49
 Plus étrange malheur encor la vint surprendre,
50
   Quand le pardon des flots apaisés fit descendre
51
 Notre troupe en Afrique ; et que les yeux d'Énée
52
 De cent traits venimeux blessèrent l'effrénée,
53
 Lorsque son hôte Amour de ses flammes mordantes,
54
 Peu à peu dévorait ses entrailles ardentes,
55
 Braisillant dans son coeur, comme on voit hors la braise  
56
 Les charbons s'allumant saillir dans la fournaise ;
57
 Ou comme l'ardant corps dont se fait le tonnerre ;
58
 Lorsqu'à son élément il s'élève de terre
59
 Dans le milieu de l'air, clos d'une froide nue,
60
Double de cent éclairs la longue pointe aiguë.
61
 Mais las ! Quand des Dieux l'ire à notre aise s'oppose,
62
 Nous nous sentons traîner de pire en pire chose.
63
 Didon, qui notre Énée (arraché de l'horrible
64
 Massacre des Grégeois, de la fureur terrible  
65
De Junon adversaire, et des hurlants abîmes)  
66
 Dès lors même qu'un pied dans Carthage nous mîmes,
67
 Dedans sa cour reçut, recevant dans son âme
68
 Par le regard coupable, et l'image, et la flamme,
69
 Pourrait-elle égaler tout le mal que lui brasse  
70
  Si longtemps la Fortune, au dueil qui la menace  
71
 En notre injuste fuite ? Ainsi que l'indiscrète
72
 Qui perdait son Jason, ou que celle de Crète  
73
 Qui rappelait en vain son Thésée au rivage,  
74
 Remplira l'oeil de pleurs, son âme d'une rage,
75
Et d'une horreur sa ville.

 ASCAIGNE.
   En mémoire me tombe
76
 Ce qu'un jour nous disait mon père sur la tombe
77
 D'Anchise mon aïeul : Que l'amour et la haine
78
 Des Dieux vont bigarrant la frêle vie humaine ;  
79
 Tant qu'à peine une joie aux mortels se rapporte,
80
Qui n'ait pour sa compagne une douleur plus forte ;
81
 Mais il confesse aussi qu'aux choses douloureuses
82
 On s'aveugle, pour voir et goûter les heureuses.

 PALINURE.
83
 Il vaut mieux que les Dieux leurs ordonnances gardent,
84
 Que pour se démentir, aux dangers ils regardent.
85
  Et l'on ne doit son fiel contre les Dieux époindre,  
86
 Quand on reçoit des Dieux de deux malheurs le moindre.
87
 Quel malheur si Didon dans sa poitrine ardente,
88
 Eût pu d'un grand Énée ensevelir l'attente ?
89
 Tant qu'une même ardeur ravissant leur mémoire,
90
Pût ravir des Troyens et de leur chef la gloire :
91
 Et qu'ici s'attachant la fatale campagne
92
 Que le Tibre entortille, eût pour néant d'Ascaigne
93
 Attendu les efforts, voire et l'horrible race,
94
 Qui doit forcer sous soi ce que Neptune embrasse ?
95
  Un mal passe le mal.

 ASCAIGNE.
   Bien qu'une douce amorce
96
 Dérobe bien souvent au jeune coeur sa force,
97
 Si m'aveuglé-je au bien que j'avais, et au trouble
98
 D'une amante insensée. Il faut que l'on redouble
99
 L'âme pour vaincre un dueil. Donc cette Afrique douce
100
En la laissant, nous charme ? Où le destin nous pousse
101
 Suivons, suivons toujours. Toute troupe est sujette
102
 Au travail : le travail enduré nous rachète
103
 Un glorieux repos.

 ACHATE.
 La jeunesse bouillante
104
 Qui contre le souci se rend toujours nuisante,
105
  Défend à ton esprit, Ascaigne, qu'il ne ronge
106
 La crainte des dangers, où plus âgé je songe :
107
 La haine fait le dol. Junon par les envies
108
 Que sans fin irritée acharne sur nos vies ;
109
  (Elle qui du Tonnant est la soeur et l'épouse)  
110
Renverse les destins ; et de tout heur jalouse,
111
  Veut montrer que celui toujours son malheur traîne,
112
 Pour qui les coeurs félons ont enfiellé leur haine :  
113
 N'aurait-elle pas bien pourchassé par menée  
114
 Que hors d'ici les Dieux exilassent Énée ?
115
Elle qui à son vueil Déesse se transforme 
116
 Aurait-elle point pris de Mercure la forme,
117
 Pour nous ôter (feignant du grand Dieu le message)
118
 Une Troie déjà redressée en Carthage ?
119
 Qui plus est par l'horreur de l'hiver, et la rage
120
Des cruels Aquilons, et par le seul naufrage  
121
 S'apaisent leurs courroux. Jupiter nous commande
122
 De faire démarrer la Phrygienne bande,  
123
 Demeurant des Grégeois : car depuis que la Troie
124
 Fut par l'arrêt céleste aux Atrides la proie,  
125
Ce pauvre nom nous reste, et semble qu'à cette heure
126
 Le Ciel veuille que rien de Troie ne demeure.
127
 Car vu qu'en nulle terre on ne nous souffre prendre
128
 Le siège et le repos, et qu'ores de la cendre
129
 Des funèbres tombeaux les tremblantes voix sortent,
130
Qui toujours nouveau vol à notre suite apportent :
131
 Et qu'ores par les cris de quelque horde Harpie  
132
 Nous sommes rechasses : et or' de la Libye
133
 Par le fils de Maia, qui fait changer sur l'heure  
134
 À la traîtresse mer notre sûre demeure.
135
Quelle belle Italie, ou quel autre héritage
136
 Nous promet-on, sinon l'éternel navigage,  
137
 Et le fonds de la mer, qui par la destinée
138
 Veut pour un Dieu marin recevoir son Énée
139
 Énée son neveu, et de lui seul contente,
140
Noyer avecque nous nos Dieux et notre attente ?

 PALINURE.
141
 Jamais aux bas mortels les Immortels ne rendent
142
 Une assurance entière : et toujours ceux qui tendent
143
 À la gloire plus haute, ont leurs âmes étreintes
144
 Aux soucis, aux travaux, aux songes, et aux craintes.
145
Mais en vain celui-là se tourmente et soucie,
146
 Qui soit heur, soit malheur, dessus les Dieux appuie
147
 Le hasard de ses faits : car bien qu'au ciel je visse
148
 Les astres ennemis, et que je me prédisse
149
 De mes voisins dangers l'événement moleste,  
150
Il vaudrait mieux, suivant un message céleste
151
  (Quand même il serait faux) mettre aux Dieux ma fiance,  
152
 Que suivre pour guidon ma frêle connaissance :
153
 Aimant mieux en m'armant d'une volonté pure
154
 Perdre tout, que d'avoir vouloir de faire injure
155
Au mandement d'un Dieu, qui veut que pour un vice  
156
 Exécuté, vouloir de faillir se punisse.

 ASCAIGNE.
157
 Encor oublions-nous, qu'outre l'ailé Mercure,
158
 Plus sûrs encor nous doit rendre un céleste augure,
159
 Alors qu'au sac piteux notre Troie était pleine
160
  Du feu, de pleurs, de meurtre, une flamme soudaine
161
 Vint embraser mon chef, qui comme notre Anchise  
162
 L'expliqua, nous chassait hors de la Troie prise.
163
 Je jure par l'honneur de cette même tête,
164
 Par celle de mon père, et par la neuve fête
165
Que le tombeau d'Anchise ajoute à notre année,
166
 Qu'un même embrasement m'a cette matinée
167
 Donné le même signe : et qu'on nous tient promesse
168
 De revenger bientôt la Troie de la Grèce.

 ACHATE.
169
 Sus sus doncques hâtons : l'entreprise est heureuse  
170
Qu'on n'exécute point d'une main paresseuse.
171
 Hâtons sans aucun bruit au labeur notre troupe :
172
 Que tout se trousse au port, que les rameaux on coupe
173
 Pour couronner les mâts ; qu'aux vents on prenne garde ;
174
 Qu'aux fustes, aux esquifs, qu'aux armes on regarde :  
175
Qu'il n'y ait mâts, antenne, ancre, voile ou hune,
176
 Qui ne soit pour souffrir les hasards de Neptune.
177
 Mais tourne l'oeil Ascaigne, et vois l'étrange peine
178
 Où ton père tout morne à l'écart se pourmène.  
179
 Las, faut-il qu'en amour l'audace la plus prompte
180
  Pour une peur, qui tient toujours le frein, se dompte ?

 ÉNÉE.
181
 Du fer, du sang, du feu, des flots, et de l'orage
182
 Je n'ai point eu d'effroi, et je l'ai d'un visage,
183
 D'un visage de femme, et faut qu'un grand Énée
184
 Sente plus que Didon sa force efféminée :
185
Non pas tant pour l'amour qui ait en moi pris place,
186
 Que pour ne pouvoir pas comment souffrir sa face.
187
 Je ne m'effrayai point quand la Grèce outragée
188
 Fit ramer ses vaisseaux jusques au bord Sigée,  
189
 Où des Atrides fiers, où Achille invincible,  
190
Où Ajax, où Ulysse, entre tous eux nuisible,  
191
 Par ses trompeurs efforts, d'une voix enflammée
192
 Encourageait au sac leur bien conduite armée :
193
 Et que de la muraille, on les vit sur la rive
194
 Menacer de traîner notre Troie captive
195
Parmi les flots marins : à fin d'orner Mycènes
196
 De ce riche butin, salaire de leurs peines :
197
 Je rassurai soudain ma raison élancée,
198
 Lorsque ma mère on vit fatalement blessée
199
 D'un trait de Diomède : et ne m'étonnai guères
200
Du destin accompli, quand les dextres meurtrières
201
 De deux hardis Grégeois, dans le sang se souillèrent
202
 De Dolon, et de Reze : et vainqueurs emmenèrent
203
 Les chevaux Thraciens, avant qu'ont les vît boire
204
 Dans le Xanthe, duquel vivrait encor la gloire,
205
S'ils en eussent goûté. Moins encor fut troublée
206
 Ma raison dedans moi, lorsque Panthasilée,
207
 Reine Amazonienne, en son camp déconfite,
208
 Le reste de son ost fit sauver à la fuite.
209
 Même la mort d'Hector (Hector seule défense
210
De nos murs et de nous) ne força ma constance :
211
 Ni même de Pallas l'image gardienne
212
 Prise de l'ennemi, ni cette nuit Troyenne ;
213
 Cette effroyable nuit, où les Dieux nous montrèrent
214
 Que pour néant dix ans les Troyens résistèrent.
215
Rien qui pût telle nuit s'offrir devant ma vue,
216
 Ne trouva de son sens mon âme dépourvue.
217
 Bien que du grand Hector l'effroyable figure,
218
 Ayant les cheveux pris et de sang et d'ordure,
219
 S'apparût devant moi, pour lors aussi hideuse
220
Qu'était le corps d'Hector, par la trace poudreuse
221
 Qu'il empourpra de sang tout autour de la ville,
222
 Traîné par les chevaux de son meurtrier Achille
223
 Bien (dis-je) que sortant de la maison mienne,
224
 Je visse en mon chemin la prophète Troyenne
225
Entre mes mains des Grecs misérablement serve,
226
 Tirer par les cheveux du temple de Minerve ;
227
 Et bien qu'à tant d'amis par le fer et les flammes
228
 Je visse saccager les maisons et les âmes :
229
 Bien (dis-je) qu'en entrant dans la maison royale
230
Avec les Grecs, je visse Hécube froide et pâle
231
 De femmes entourée, et de cris et de rages,
232
 Dessous un vieil laurier embrasser les images
233
 Des pauvres Dieux vaincus, et comme condamnée
234
 Tendre le pauvre col à toute destinée :
235
  Voire son Roi vieillard, qui d'une main dépite
236
 Tâchait venger le sang de son enfant Polite,
237
 Frappé de même main, tout pétillant et blême
238
 Devant l'autel sacré répandre son sang même.
239
 Mais quand aurais-je dit les troubles qui m'advinrent
240
Cette effroyable nuit, qui pourtant ne me tinrent
241
 Éperdu que bien peu ? Tant de fois voir ma mère
242
 Se planter tout soudain devant moi ; voir mon père
243
 Pesant de la vieillesse, et mon enfant débile,
244
 Qu'il fallait nonobstant arracher de la ville :
245
Voir en chemin ma femme amoindrir notre nombre,
246
 Et se perdre de moi, puis tout soudain son ombre
247
 Revenant, se ficher devant mes yeux, me dire
248
 L'adieu qu'elle devait. Hé qui pourrait suffire
249
 À compter tous ces maux, et encor les affaires
250
Que m'ont fait rencontrer les destins adversaires
251
 Depuis ce cruel sac, sans que le Ciel m'étonne
252
 Des cas aventureux que pour nous il ordonne ?
253
 La voix de Polydore au taillis entendue,
254
 Rendit-elle ma voix autrement éperdue,
255
Que je n'ai de coutume. Et lorsque tous malades
256
 Du tourment de la mer, dans les îles Strophades
257
 Nous prîmes notre port, et que par la Harpie
258
  (Monstre horrible et puant) fut ma troupe avertie
259
 Du malheur qui nous suit, vit-on que j'en changeasse
260
De beaucoup mon visage, et mes sens je troublasse
261
 De si rares hideurs ? L'horrible prophétie
262
 Des travaux qu'Hélénus prédit sur notre vie :
263
 Le monstrueux Cyclope, à qui nous arrachâmes
264
 Le pauvre Achéménide, et au port le menâmes :
265
Le trépas de mon père, à qui la sépulture
266
 Nous fîmes à Drepan, bien qu'encor j'en endure,
267
 M'ont-ils fait montrer autre ? Et même quand nos têtes
268
 Je vis quasi couvrir des dernières tempêtes
269
 Que nous eûmes en mer, de quelle contenance
270
Me peut-on voir montrer un défaut d'assurance ?
271
 Toutefois maintenant hors quasi de tout trouble,
272
 Je pâlis, je me perds, je me trouble et retrouble :
273
 Je crois ce que j'ai vu n'être rien fors qu'un songe,
274
 Duquel je veux piper la Reine en mon mensonge :
275
  Et bien que je la sache entre tous être humaine,
276
 Je me la feins en moi de rage toute pleine.
277
 Il me semble déjà que les soeurs Euménides
278
 Pour tantôt m'effrayer, seront les seules guides
279
 De ces cris effrénés, me faisant misérable
280
  Moi-même être envers moi, de trahison coupable ;
281
 Ou bien si sa douceur à l'oeil je me présente,
282
 Plus encor sa douceur de moi-même m'absente :
283
 Vu que j'aurais une âme étrangement cruelle,
284
 Si la juste pitié qu'il me faut avoir d'elle,
285
Ne me faisait crever et rompre l'entreprise,
286
 Qui la loi de l'amour infidèlement brise.
287
 S'il ne le faut-il pas : il faut que ma fortune
288
 S'obstine contre tout et faut que toi Neptune
289
 Portes dessus ton dos, quoi qu'ores il advienne,
290
Du royaume promis la troupe Phrygienne :
291
 Le conseil en est pris, à rien je ne regarde.
292
 Une nécessité à tout mal se hasarde.

 LE CHOEUR DES TROYENS.
293
{v}  Les Dieux des humains se soucient,
294
 Et leurs yeux sur nous arrêtés,
295
Font que nos fortunes varient ;
296
 Sans varier leurs volontés.
297
 Le tour du Ciel qui nous ramène,
298
 Après un repos une peine,
299
 Un repos après un tourment,
300
Va toujours d'une même sorte :
301
 Mais tout cela qu'il nous rapporte
302
 Ne vient jamais qu'inconstamment.
303
 Les Dieux toujours à soi ressemblent :
304
 Quant à soi les Dieux sont parfaits :
305
Mais leurs effets sont imparfaits,
306
 Et jamais en tout ne se semblent :
307
 Les deux peuples divers, qu'ensemble
308
 L'immuable fatalité,
309
 Pour ce seul jour encore assemble
310
Dans les murs de cette cité :
311
 Les Troyens sous le fils d'Anchise,  
312
 Tes Tyriens dessous Élize,  
313
 Montrent assez à tous vivants,
314
 Qu'il n'y a que l'audace humaine
315
Qui fasse, que le Ciel attraine  
316
 L'heur et le malheur se suivant.
317
 Notre heur aurait une constance,
318
 Si voulant toujours haut monter,
319
 Nous ne tâchions même d'ôter
320
Aux grands Dieux notre obéissance.
321
 Mais eux qui toutes choses voient,
322
 Exempts d'ignorer jamais rien,
323
 Ont vu, comme il faut qu'ils envoient
324
 Aux mortels le mal et le bien ;
325
Et d'un tel ordre ils entrelacent
326
 L'heur au malheur, et se compassent
327
 Si bien en leur juste équité,
328
 Que l'homme au lieu d'une assurance,
329
 Ne peut avoir que l'espérance
330
De plus grande félicité.
331
 Pendant que chétif il espère,
332
  (Chacun en sa condition)
333
 La Mort ôte l'occasion
334
 D'espérer rien de plus prospère.
335
Ainsi les hauts Dieux se réservent
336
 Ce point, d'être tous seuls contents :
337
 Pendant que les bas mortels servent,
338
 Aux inconstances de leur temps.
339
 Des événements l'inconstance,
340
Engendre en eux une ignorance :
341
 Tant qu'aveuglés par le désir
342
 Auquel trop ils s'assujettissent,
343
 Pour l'heur le malheur ils choisissent ;
344
 L'ombre du plaisir pour plaisir.
345
Mais quoi ? Vu telle incertitude,
346
 L'homme sage sans s'émouvoir
347
 Reçoit ce qu'il faut recevoir,
348
 Moqueur de la vicissitude.
349
 Car si toutes choses qui viennent,
350
Avaient par avant à venir,
351
 Si les douleurs qui en proviennent
352
 Par un malheureux souvenir :
353
 Ou bien, la crainte qui devance
354
 L'événement de telle chance,
355
  Ne nous peuvent apporter mieux :
356
 Grands Dieux, qu'est-ce qui nous fait faire
357
 Plus malheureux en notre affaire,
358
 Que même ne nous font les Cieux ?
359
 Heureux les esprits qui ne sentent
360
Les inutiles passions,
361
 Filles des appréhensions,
362
 Qui seules quasi nous tourmentent.
363
 Tout n'est qu'un songe, une risée,
364
 Un fantôme, une fable, un rien,
365
  Qui tient notre vie amusée
366
 En ce qu'on ne peut dire sien.
367
 Mais cette marâtre Nature,
368
 Qui se montre beaucoup plus dure
369
 À nous, qu'aux autres animaux,
370
  Nous donne un discours dommageable,
371
 Qui rend un homme misérable,
372
 Et avant et après ses maux.
373
 Et plus les bourrelles Furies
374
 Voyent que nous sommes en heur,
375
Et plus après notre malheur
376
 Montre sur nous leurs seigneuries.
377
 Cette inévitable Fortune,
378
 Qui renversa notre cité,
379
 N'eût point été tant importune
380
Contre notre félicité,
381
 Si avant que les tristes flammes
382
 Eussent ravi les chères âmes
383
 De nos superbes Citoyens ;
384
 Cette vengeresse muable,
385
N'eût point été tant favorable
386
 Aux murs, et au nom des Troyens.
387
 Mais qui eût pu brider sa rage,
388
 Voyant que le Ciel gouverneur
389
 Souffrait qu'on saccageât l'honneur
390
Des villes, et des Dieux l'ouvrage ?
391
 Ainsi n'eût pas été saisie
392
 Par les trois infernales soeurs,
393
 L'âme de ce grand Roi d'Asie,
394
 Voyant les Grecs être vainqueurs :
395
Si ce grand Priam notre prince
396
 N'eût apparu dans sa province,
397
 Comme Roi de tous autres Rois.
398
 L'Ire n'est point en la puissance
399
 Des princes : et l'Impatience
400
Contraint leur coeur dessous ses lois.
401
 Quelle horreur, quand la gloire haute
402
 Trébuche, et que les royautés
403
 Se tournent en captivités,
404
 Soit par hasard, soit par leur faute ?
405
  Toi-même Hécube infortunée,
406
 Qui cruellement des Grégeois
407
 Pour esclave fus entraînée
408
 Comment maintenant tu dirais.
409
 Quels brandons, et quelles tenailles
410
S'acharnent dessus les entrailles
411
 De ceux, qui devant triomphants,
412
 Voyent soudain choir les orages,
413
 Et ensanglanter leurs visages
414
 Du sang même de leurs enfants ?
415
Nous-mêmes qui dessous Énée
416
 Cherchons notre bien par nos maux,
417
 Disons qu'avec les coeurs plus hauts
418
 La plus grande misère est née.
419
 Mais qui veut voir un autre exemple,
420
  Soit du destin, ou soit du mal,
421
 Que l'homme en souffre, qu'il contemple
422
 En ce département fatal,  
423
 Comment la fortune se joue
424
 D'une grand'Reine sur sa roue.
425
  J'ai grand' peur qu'aucune raison
426
 Voyant le sort tant variable,
427
  (Ô pauvre Didon pitoyable !)
428
 Ne demeure dans ta maison
429
 Une impatience est plus grande
430
Que tout mal que l'on puisse avoir :
431
 Mais la mort a souvent fait voir,
432
 Qu'impatience au mal commande.


Acte II

 Didon, Choeur des Phéniciennes, Anne, Énée.

 DIDON.
433
 Dieux, qu'ai-je soupçonné ? Dieux, grands Dieux qu'ai-je su ?
434
 Mais qu'ai-je de mes yeux moi-mêmes aperçu ?
435
  Veut donc ce déloyal avec ses mains traîtresses
436
 Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesse
437
 Donner pour proie aux vents ? Je sens je sens glacer
438
 Mon sang, mon coeur, ma voix, ma force, et mon penser.
439
 Las ! Amour, que deviens-je ? Et quelle âpre furie  
440
  Se vient planter au but de ma trompeuse vie ?
441
 Trompeuse, qui flattait mon aveugle raison,
442
 Pour enfin l'étouffer d'une étrange poison ?
443
 Est-ce ainsi que le Ciel nos fortunes balance ?
444
 Est-ce ainsi qu'un bienfait le bienfait récompense ?
445
  Est-ce ainsi que la foi tient l'amour arrêté ?
446
 Plus de grâce a l'amour, moins il a de seurté  
447
 Ô trop frêle espérance ! Ô cruelle journée !
448
 Ô trop légère Élize ! Ô trop parjure Énée !
449
 Mais ne le voici pas ? Sus sus écartez-vous,
450
  Troupe Phénicienne : il faut que mon courroux
451
 Retenant ce fuitif, desor' se désaigrisse :  
452
 Ou que plus grand'fureur mes fureurs amoindrisse.
453
 Toi-même (ô chère soeur) laisse-moi faire essai,
454
 Ou d'arrêter ses naus, ou bien les maux que j'ai.
455
  Il n'aura pas, je crois, le coeur de roche : et celle
456
 Qu'il dit sa mère, est bien des Dieux la moins cruelle.
457
 Il faut que la pitié l'arrête encor ici,
458
 Ou que ma seule mort arrête mon souci ;
459
 La mort est un grand bien : la mort seule contente
460
  L'esprit, qui en mourant voit perdre toute attente
461
 De pouvoir vivre heureux.

 LE CHOEUR.
 Qui ne verrait comment
462
 L'amour croît son pouvoir de son empêchement ?
463
 Mais souvent d'autant plus qu'au fait on remédie,
464
 Et plus en vain dans nous s'ancre la maladie.

 DIDON.
465
  Quoi t'émerveilles-tu, si ma juste fureur,
466
 Ô parjure cruel, remplit mes mots d'horreur ?
467
 Et qu'outre mon devoir, deçà delà courante,
468
 Il semble que je fasse à Thèbes la Bacchante,
469
 Qui sentant arriver les jours Triétériques,  
470
  Fait forcener ses sens sous les erreurs Bachiques ?  
471
 T'en ébahis-tu donc, vu qu'assez tu savais,
472
 Las ! Que tu rendais telle et mon âme et ma voix ?
473
 Car bien que ton départ tu me dissimulasses,
474
 Bien qu'à la dérobée aux vents sacrifiasses,
475
  Et au père Océan ; bien que sans te changer
476
 Tu m'eusses fait fier du tout à l'étranger,
477
 Sans que jamais on t'eût mécru de telle faute:
478
 Espérais-tu pourtant, ô ingrat ingrat hôte ;
479
 Aveugler tous nos yeux en telle lâcheté ?
480
  Les cieux sont ennemis de la méchanceté.
481
 La terre malgré soi soutient un homme lâche :
482
 Et contre le méchant la mer même se fâche.
483
 Quand même ton dessein ce jour je n'eusse vu,
484
 Ni entendu des miens, le Ciel ne l'eût pas tu :
485
  Ma terre en eût tremblé, et jusques à Carthage
486
 La mer le fût venu sonner à mon rivage.
487
 Mais qui te meut, Cruel ? Pourquoi trop inhumain
488
 Laisses-tu celle-là qui t'a mis tout en main ?
489
 Notre amour donc, hélas ! Ne te retient-il point,
490
  Ni la main à la main, le coeur au coeur conjoint
491
 Par une foi si bien jurée en tes délices ?
492
 Que si les justes Dieux vengent les injustices,
493
 Tes beaux serments rompus rompront aussi ton heur.
494
 Fais-tu si peu de compte encor de mon honneur,
495
  Las ! Qui t'enrichissant d'un superbe trophée,
496
 Tiendra ma plus grand'gloire en moi-même étouffée ?
497
 Ne te meut point encor un horrible trépas,
498
 Dont ta Didon mourra, qui aussitôt ses pas
499
 Bouillante hâtera dedans la nuit profonde,
500
  Que les vents hâteront tes vaisseaux parmi l'onde ?
501
 Or si tu n'es (hélas !) de mon mal soucieux,
502
 Sois pour le moins (Ingrat) de ton bien curieux.
503
 En quel temps sommes-nous ? N'as-tu pas vu la grêle
504
 Et la neige et les vents, tous ces jours pêle-mêle
505
  Noircir toute la mer, et tant qu'on eût cuidé  
506
 Que plus le grand Neptune aux eaux n'eût commandé,
507
 Tant les vents maîtrisaient les grand's vagues enflées,
508
 Qui jusqu'au Ciel étaient horriblement soufflées ?
509
 Celui ne s'aime pas, qui au coeur de l'hiver,
510
  Hasardant ses vaisseaux et sa troupe en la mer,
511
 Prodigue de sa vie, attend qu'un noir orage
512
 Dans l'eau d'Oubli lui dresse un autre navigage.
513
 Sans crainte de la mort on suivrait tout espoir,
514
 S'on pouvait plusieurs fois la lumière revoir.
515
  Prends encor que les eaux se rendissent bonaces  
516
 En ton département, crains-tu point les menaces
517
 Du Dieu porte-trident irrité contre toi,  
518
 Infidèle à celui qui n'aura plus de foi ?
519
 Toutes les fois qu'en mer les flots tu sentiras
520
  Contre lutter aux flots, pâlissant tu diras,
521
 C'est à ce coup, ô ciel, ô mer, que la tempête
522
 Doit justement venger ma foi contre ma tête.
523
 Et si tu t'attends lors, que de Troie les Dieux
524
 Portés dans ton navire, apaisent et les cieux,
525
  Et l'onde courroucée : il te viendra soudain
526
 Dans l'esprit, que tout Dieu laisse l'homme inhumain.
527
 Un Dieu même perdrait l'Ambroisie immortelle,
528
 Privé de déité, s'il était infidèle.
529
 Tu gagnas leur secours par une piété,
530
  Leur secours tu perdrais par une cruauté.
531
 Songes-tu point encor, que même en la marine
532
 L'Amour voit honorer sa puissance divine ?
533
 Neptune sait-il pas, que c'est que de sentir
534
 Le brandon que ses eaux ne peuvent amortir ?
535
  Glaucque le fier Triton, et la troupe menue  
536
 De ces Dieux, ont-ils pas la force en soi connue
537
 Dont Amour leur commande ? Et son divin flambeau
538
 Ard-il pas les poissons jusques au creux de l'eau ?  
539
 Mêmement quant aux vents : le fier vent de Scythie
540
  Se vit-il pas fléchir sous l'amour d'Orithye ?  
541
 Voyons donc maintenant tous ces Dieux obéir
542
 Aux lois d'Amour, voyant qu'ores tu veux haïr
543
 De celle-là la vie, à qui même la tienne
544
 À jamais sera due, à cette heure te vienne,
545
  Qu'il te vienne un remords de t'être en l'esprit mis
546
 De vouloir dans la mer à tous tes ennemis
547
 Te fier de ta vie, en irritant ton frère,
548
 Ton puissant frère Amour, en irritant ta mère,
549
 Qui tous deux te feront savoir à tous les coups,
550
  Qu'en péchant contre Amour nous péchons contre nous.
551
 Si encore ta Troie et les grands tours connues
552
 De ton Priam, dressaient le chef jusques aux nues :
553
 Si des murs que bâtit Apollon, tout le clos
554
 N'était point couvert d'herbe, et de pierres, et d'os,
555
   Qu'entreprendrais-tu plus des pays étrangers ?
556
 Chercherais-tu le tien parmi plus de dangers ?
557
 Lerrais-tu quelque terre heureuse et bien aimée,  
558
 Pour voir par cent périls de Troie la fumée ?
559
 Craindrais-tu point l'hiver, ni même Cupidon,
560
  Pour la foi parjurée à quelque autre Didon ?
561
 Et maintenant (bons Dieux !) qu'en toi tu délibères ;
562
 Cruel, de faire voile aux terres étrangères,
563
 Laissant si douce terre, et si doux traitement,
564
 Pour suivre pour ton but un hasard seulement,
565
  Que faut-il que je songe ? Hélas, dois-je pas croire
566
 Que dessus un amour la haine aura victoire ?
567
 Vu que tu me fuis tant, qu'afin de t'étranger
568
 De Didon, tu ne crains de suivre aucun danger.
569
 Me fuis-tu ? Me fuis-tu ? Ô les cruels alarmes
570
  Que me donne l'Amour, par ces piteuses larmes
571
 Qu'ores devant ta face épandre tu me vois !
572
 Larmes, las ! Qui se font maîtresses de ma voix,
573
 Qui hors de moi ne peut ne peut.

 ANNE.
 Quand l'innocente
574
 Fléchit sous le coupable, et plus forte lamente
575
  Devant le faible, hélas ! Le Ciel aveuglément
576
 Donnant à l'un le crime, à l'autre le tourment,
577
 Fait-il pas voir qu'il faut s'accompagner du vice,
578
 Qui traîne incessamment l'innocence au supplice ?

 DIDON.
579
 Par ces larmes je dis, que te montrant à l'oeil
580
  Combien l'amour est grand, quand si grand est le deuil :
581
 Et par ta dextre aussi ; puisque moi misérable
582
 Ne me suis laissé rien qui ne soit secourable
583
 Par les feux, par les traits, dont ton frère si bien
584
 A vaincu ma raison qu'il ne m'en reste rien :
585
  Par notre mariage, et par nos Hyménées
586
 Qu'avaient bien commencé mes rudes destinées :
587
 Par les Dieux, que dévot tu portes avec toi,
588
 Compagnons de ta peine, et témoins de ta foi :
589
 Par l'honneur du tiers Ciel que gouverne ta mère :
590
  Par l'honneur que tu dois aux cendres de ton père,
591
 Si jamais rien de bon j'ai de toi mérité,
592
 Si jamais rien de moi à plaisir t'a été,
593
 Je te prie prends pitié, d'une pauvre famille,
594
 Que tu perdras au lieu d'achever une ville,
595
  Comme nous espérions, car d'assembler en un
596
 Deux peuples asservis dessous un joug commun.
597
 L'espoir flatte la vie, et doucement la pousse,
598
 L'étranglant à la fin d'une corde moins douce.
599
 Notre espoir est-il tel ? Pourrais-tu faire voir
600
  Qu'entre tous les malheurs il n'y a que l'espoir,
601
 Qui engendre à la fin lui-même son contraire ?
602
 Un coeur se doit fléchir, et l'homme est adversaire
603
 Des hommes, et des Dieux, lorsque d'un méchant coeur
604
 Fuit plutôt la pitié que son propre malheur.
605
  T'es-tu changé sitôt ? Ôte ôte-moi desores,
606
  (Si quelque lieu me reste aux prières encores)
607
 Le coeur envenimé, qui te déguise ainsi.
608
 Las ! Je ne te connus jamais pour tel ici :
609
 Je t'ai connu pour tel, que justement surprise
610
  J'ai méprisé l'amour en tous autres éprise :
611
 L'amour trop mise en un, comme je l'ai dans toi,
612
 Est la haine de tous, et la haine de soi,
613
 J'ai pour t'avoir aimé la haine rencontrée
614
 Des peuples et des Rois de toute la contrée :
615
  Même les Tyriens de ton heur offensés
616
 Couvent dessous leurs coeurs leurs dédains amassés.
617
 La Princesse aime bien, qui beaucoup plus regarde
618
 À un seul, qu'à tous ceux qu'elle a pris en sa garde.
619
 Qui plus est pour toi-même (ô Soleil me peux-tu
620
  Voir veuve de Sichée, et veuve de vertu ?)
621
 Pour toi-même (ô Énée) éprise de tes feux,
622
 J'ai mon honneur éteint, ma chasteté, mes voeux :
623
 Pour toi (dis-je) ô Énée, on verra tôt éteindre
624
 Ma renommée aussi, qui se vantait d'atteindre
625
  D'un chef brave et royal la grand' voûte, où les Dieux
626
 D'un ordre balancé font tournoyer les cieux :
627
 Qui, peut-être, m'ôtant du nombre des Princesses,
628
 M'eût mise après ma mort au nombre des Déesses.
629
 À qui (ô très cher hôte) à qui, ô seul support
630
  De ma Carthage, à qui prochaine de la mort
631
 Laisses-tu ta Didon ? Il faut que ma mort ôte
632
 Mes haines d'entour moi, si je perds un tel hôte,
633
 Hôte, puisque ce nom me reste seulement
634
 En celui, qui m'était mari premièrement.
635
  Qu'attends-je plus sinon que mes murs de Carthage,
636
 Sentent de mon cruel Pygmalion la rage ?
637
 Ou que hors de ce lieu que tu auras quitté,
638
 Mon dur malheur me jette en la captivité
639
 Du Roi Gétulien ? Rien n'épargne l'envie :
640
  Et jamais un malheur ne vient sans compagnie.
641
 Au moins si j'avais eu quelque race de toi,
642
 Avant que de te voir arracher d'avec moi ;
643
 Et si dedans ma Cour, du père abandonnée
644
 Je pouvais voir jouer quelque petit Énée,
645
  Qui seulement les traits de ta face gardât,
646
 Et m'amusant à lui mes soucis retardât :
647
 Je ne penserais point ni du tout être prise,
648
 Ni du tout délaissée. Alors que l'âme éprise
649
 Ne peut avoir celui qui toute à soi l'attrait,
650
  Elle se paît au moins quelquefois du portrait :
651
 Et bien qu'un souvenir m'embrasât davantage,
652
 J'assurerais au moins ma dette sur ton gage.
653
 Mais ores que ferai-je ? Ai-je un autre confort,
654
 Sinon que d'oublier Énée par ma mort ?
655
  Et sans m'attendre au temps, qui souvent désenflamme,
656
 Me dépêtrer d'espoir, de l'amour, et de l'âme ?
657
 L'amour fait que l'on doit du Soleil s'ennuyer,
658
 Si la seule eau d'oubli peut ses flammes noyer.
659
 Mais pourquoi tant de mots ? Dois-je donc satisfaire
660
  À celui qui se doit plutôt qu'à moi complaire ?
661
 L'amour, l'amour me force, et furieusement
662
 M'apprend, que qui bien aime, aime impatiemment.
663
 Qu'en dis-tu ?

 ÉNÉE.
 Je ne puis (ô Reine) qui proposes
664
 Parlant d'un tel courage, et mille et mille choses,
665
  Faire que ton parler ne me puisse émouvoir,
666
 Ni faire que je n'aie égard à mon devoir :
667
 Ces deux efforts en moi l'un contre l'autre battent,
668
 Et chacun à son tour coup dessus coup abattent :
669
 Mais lorsque l'esprit sent deux contraires, il doit
670
  Choisir celui qu'alors plus raisonnable il croit.
671
 Or la raison par qui enfants des Dieux nous sommes,
672
 Suit plutôt le parti des grands Dieux que des hommes.
673
 Tu veux me retenir : mais des Dieux le grand Dieu
674
 N'a pas voulu borner mes destins en ce lieu.
675
  Le Ciel qui moyennant mon courage et ma peine,
676
 Promet un doux repos à ma race, me mène
677
 De destin en destin, et montre que souvent
678
 La céleste faveur bien chèrement se vend.
679
 Ainsi qu'ores, à moi, que le destin repousse
680
  Hors d'un repos acquis, hors d'une terre douce,
681
 Hors du sein de Didon, pour encor ramer
682
 Les bouillons écumeux des gouffres de la mer,
683
 Pour voir mille hideurs, tant que cent Hippolytes
684
 En seraient mis encor par morceaux en leurs fuites.
685
  Mais soit que cette terre, où je conduis les miens,
686
 Semble être seul manoir des plaisirs et des biens,
687
 Soit que l'onde irritée, et mes voiles trop pleines
688
 Repoussent mes vaisseaux aux terres plus lointaines :
689
 Soit encore que Clothon renoue par trois fois
690
  Le filet de ma vie, ainsi qu'au vieil Grégeois ;
691
 Soit qu'après mon trépas ma mère me ravisse,
692
 Ou qu'aux lois de Minos ma pauvre ombre fléchisse,
693
 Jamais ne m'adviendra, tant que dans moi j'aurai
694
 Mémoire de moi-même, et tant que je serai
695
  Énée, ou bien d'Énée une image blêmie,
696
 De nier que Didon et de Reine, et d'amie
697
 N'ait passé le mérite, et jamais ne sera
698
 Que ton nom, qui sans fin de moi se redira ;
699
 Ne m'arrache les pleurs, pour certain témoignage
700
  Que malgré moi le Ciel m'arrache de Carthage.
701
 Mais quant à ce départ dont je suis accusé,
702
 Je te réponds en bref : Je n'ai jamais usé
703
 De feintise, ou de ruse en rien dissimulée
704
 Afin que l'entreprise à tes yeux fût celée.
705
  L'amour ne se peut feindre : et mon coeur, dont témoins
706
 Sont les Dieux, me forçait au congé pour le moins.
707
 Celui n'est pas méchant qui point ne récompense :
708
 Mais méchant est celui qui aux bienfaits ne pense.
709
 Je n'ai jamais aussi prétendu dedans moi,
710
  Que les torches d'Hymen me joignissent à toi.
711
 Si tu nommes l'amour entre nous deux passée,
712
 Mariage arrêté, c'est contre ma pensée.
713
 Souvent le faux nous plaît, soit que nous désirions
714
 Que la chose soit vraie, ou soit que nous couvrions
715
  Sous une honnête mort, et la honte, et la crainte :
716
 Mais dedans nous le temps ne doit pas d'une feinte
717
 Faire une vérité : la persuasion
718
 Gêne, esclave, en l'amour la prompte affection.
719
 Ce n'était ce n'était dedans ta Cour royale,
720
  Où les Troyens cherchaient l'alliance fatale :
721
 Si les arrêts du Ciel voulaient qu'à mon plaisir
722
 Je filasse ma vie, et me laissaient choisir
723
 Telle qu'il me plairait, au moins une demeure
724
 Qui gardât que du tout le nom Troyen ne meure :
725
  Si je tenais moi-même à mon souci le frein,
726
 Je ne choisirais pas ce rivage lointain :
727
 Je bâtirais encor sur les restes de Troie,
728
 J'habiterais encor ce que les Dieux en proie
729
 Donnèrent à Vulcain, et de nom et de biens
730
  Je tâcherais venger les ruines des miens :
731
 Les temples, les maisons, et les palais superbes
732
 De Priam et des siens, se vengeraient des herbes
733
 Qui les couvrent déjà : nos fleuves qui tant d'os
734
 Heurtent dedans leurs fonds, s'enfleraient de mon los :  
735
  Moi-même d'un tel art que Phébus et Neptune,
736
 De Pergames nouveaux j'enclorais ma fortune.
737
 Le Pays nous oblige : et sans fin nous devons
738
 Aux parents, au pays tout ce que nous pouvons.
739
 Et qu'eussé-je plus fait pour moi ni pour ma terre,  
740
  Qu'en me vengeant venger son nom de telle guerre ?
741
 Mais les oracles saints d'Apollon Cynthien,
742
 Et les sorts de Lycie, et le Saturnien,
743
 Qui d'un destin de fer notre fortune lie,
744
 Me commande de suivre une seule Italie.
745
  En ce lieu mon amour, en ce lieu mon pays,
746
 Là les Troyens vainqueurs ne se verront haïs
747
 Des Dieux, comme devant : là la sainte alliance
748
 Sortira des combats ; là l'heureuse vaillance
749
 De neveux en neveux jusqu'à mil ans et mil
750
  Asserviront sous soi tout ce pays fertil :
751
 Et le monde au pays. Si toi Phénicienne
752
 Tu te plais d'habiter ta ville Libyenne,
753
 Quelle envie te prend, si ce peuple Troyen
754
 S'en va chercher son siège au port Ausonien ?
755
  N'as-tu pas bien cherché cette terre en ta fuite :
756
 Et pourquoi, comme à toi, ne nous est-il licite
757
 De chercher un Royaume étranger, quand les Dieux
758
 Presque bon gré, malgré, nous chassent en tels lieux ?

 ANNE.
759
 Que la malice peut ingénieux nous rendre,
760
  Quand elle veut son tort contre le droit défendre :
761
 Plus le vainqueur Thébain sur l'Hydre s'efforçait,
762
 Et plus de ses efforts l'Hydre se renforçait ;
763
 Si notre conscience envers nous ne surmonte,
764
 Jamais par la raison la malice on ne dompte,
765
  Voudrait-on engluer le Griffon ravisseur,
766
 L'Aigle, ou le Gerfaut ? L'homme méchant est sûr
767
 Qu'il n'est né que pour prendre, hélas ! Mais quelle proie ?
768
 Que ne prends-tu Troyen, sur ceux qui ont pris Troie ?

 ÉNÉE.
769
 Quant à la foi que tant on reproche : jamais
770
  T'ai-je donné la foi, que ce lieu désormais
771
 Emmurant ma fortune, ainsi que tu m'emmures,
772
 Finirait des Troyens les longues aventures ?
773
 Lorsque tu me faisais les troubles raconter
774
 De cette nuit, qui peut par un dol emporter
775
  La ville, à qui dix ans, à qui des grands Dieux l'ire,
776
 À qui l'effort des Grecs n'avait encor su nuire :
777
 Te dis-je pas qu'avant que les Dieux eussent mis
778
 Telle fin au travail des vainqueurs ennemis,
779
 Souventes fois Cassandre en changeant de visage,
780
  Toute pleine d'un Dieu, qui mêlait son langage
781
 De mots entrerompus, et dont les saints efforts
782
 La faisaient forcener pour les pousser dehors,
783
 Nous avait dit, qu'après la Troyenne ruine,
784
 Après les longs travaux soufferts en la marine,
785
  Je viendrais replanter notre règne, et mon los,
786
 En la terre qui tient Saturne encore enclos ?
787
 Ne te dis-je pas qu'ainsi les effroyables oracles,
788
 Les songes, les boyaux, et les soudains miracles
789
 Des cheveux de mon fils, mêmement le discours
790
  Que le bon Hélénus me fit sur tous mes jours,
791
 Voire jusqu'à la voix de la sale Harpye
792
 Appelaient à ce but ma travaillante vie ?
793
 As-tu donc oublié, que quand nous abordâmes,
794
 Et qu'humbles devant toi longtemps nous haranguâmes
795
  De ce qui nous menait, et quel étrange sort
796
 Nous avait fait alors ancrer dedans ton port,
797
 Nous dîmes dessus tout, que déjà sept années
798
 Nous avaient vu cherchant la fin des destinées,
799
 Qui l'heureuse Italie à ma race donnaient,
800
  Et qui là les labeurs des Phrygiens bornaient ?
801
 Tu ne peux ignorer que toute humaine attente
802
 Ne soit toujours au lieu, qui tout seul la contente :
803
 Et que je n'eusse su, voyant devant mes yeux
804
 Sans fin sans fin ce but où me tiraient les Dieux,
805
  Par un nouveau serment autre promesse faire,
806
 Que j'eusse vu du tout à mon esprit contraire.
807
 Car qui est celui-là, qui sachant vraiment
808
 Qu'il faussera la foi de son traître serment,
809
 Aura plutôt en soi de refuser la crainte,
810
   Que l'éternel remords d'avoir sa foi contrainte
811
 Outre son espérance ? Il ne faut donc penser
812
 Que j'aye jamais su la promesse avancer.
813
 Qui pourrait (je suis tel) si telle elle était faite,
814
 Bon gré malgré les Dieux empêcher ma retraite ?
815
  Je ne dis pas qu'en tout incoupable je sois,
816
 Un seul défaut me mord, c'est que je ne devais
817
 Arrêtant si longtemps dans cette étrange terre,
818
 Te laisser lentement prendre au lacs qui te serre ;  
819
 Mais prends-t-en à l'Amour, l'Amour t'a pu lier :
820
  Et l'Amour m'a pu faire en ta terre oublier.
821
 Amour, non à son fait, mais à son feu regarde :
822
 Et le danger le prend quand moins il y prend garde.
823
 Si tel amour tu sens, je le sens tel aussi,
824
 Qu'encore volontiers je m'oublierais ici :
825
  Témoins me sont nos Dieux, que jamais les nuits sombres
826
 Ne nous cachent le ciel de leurs épaisses ombres,
827
 Que de mon père Anchise en sursaut je ne voie
828
 L'image blêmissante, et qu'elle ne m'effraie,
829
 Souvent m'effraie aussi Ascaigne, dont le chef
830
  Je vois comme dans Troie embraser derechef.
831
 Tout cela nonobstant n'a point eu tant de force
832
 Qu'a eu ce jour le Dieu, qui au départ me force.
833
 Je jure par ton chef, et par le mien aussi,
834
 Que manifestement j'ai vu de ces yeux ci :
835
  Mercure des grands Dieux le messager fidèle,
836
 Entrant dans la cité, m'apporter la nouvelle
837
 Envoyé du grand Dieu, qui fait sous soi mouvoir
838
 Et la terre et le ciel, pour me tancer, d'avoir
839
 Séjourné dans Carthage, oublieux de l'injure
840
  Que je fais à Ascaigne, et à sa géniture.
841
 Or cesse cesse donc de tes plaintes user,
842
 Et même en t'embrasant tâcher de m'embraser.
843
 La plainte sert autant aux peines douloureuses,
844
 Que l'huile dans un feu : les rages amoureuses
845
  S'appréhendent au vif lorsque nous nous plaignons,
846
 Et les désespoirs sont des regrets compagnons.
847
 Ce n'est pas de mon gré que je suis l'Italie :
848
 Mais la loi des grands Dieux les lois humaines lie.
849
 Ne me remets donc rien en vain devant les yeux,
850
  Je m'arrête à l'arrêt de mes parents les Dieux.

 DIDON.
851
 Les Dieux ne furent oncq tes parents, ni ta mère
852
 Ne fut oncq celle-là, que le tiers Ciel tempère
853
 Le plus bénin des Cieux : ni oncq (traître menteur)
854
 Le grand Dardan ne fut de ton lignage auteur.  
855
  Le dur mont de Caucase, horrible de froidures,
856
  (Ô Cruel) t'engendra de ses veines plus dures ;
857
 Des Tigresses, je crois, tu as sucé le lait,
858
 Ou plutôt d'Alecton le noir venin infect,  
859
 Qui tellement autour de ton coeur a pris place,
860
  Que rien que de cruel et méchant il ne brasse.
861
 N'allègue plus le Ciel guide de ton espoir,
862
 Car je crois que le Ciel a honte de te voir :
863
 Sans tels hommes que toi le Ciel n'aurait point d'ire,
864
 Jupiter n'aurait point de ses tonneaux le pire.  
865
  Voyez si seulement mes pleurs, ma voix, mon dueil,
866
 Ont pu la moindre larme arracher de son oeil ?
867
 Voyez s'il a sa face ou sa parole émue ?
868
 Voyez si seulement il a fléchi sa vue ?
869
 Voyez s'il a pitié de cette pauvre amante,
870
  Qu'à grand tort un amour enraciné tourmente,
871
 Plus qu'on ne voit Sisyphe aux enfers tourmenté,
872
 Sans relâche contraint de son fardeau porté ?
873
 Voire plus que celui qui sans cesse se roue,
874
 Emportant de son poids et soi-même et sa roue ?
875
  Car toujours aux enfers un tourment est égal :
876
 Mais plus je vais avant, et plus grand est mon mal.
877
 Toutefois ce cruel n'en a non plus d'atteinte,
878
 Que si mon vrai tourment n'était rien qu'une feinte.
879
 Qu'on ne me parle plus des Scythes, ni des Rois,
880
  Qui ont tyrannisé Mycènes sous leurs lois :
881
 Qu'on ne me parle plus des cruautés Thébaines,
882
 Lorsque des bas enfers les rages inhumaines,
883
 Semant un feu bourreau des lois, et d'amitié,
884
 Se faisaient elles, même en leur rage, pitié.
885
  Qu'on ne m'étonne plus de tout cela, que l'ire
886
 Des hommes peut brasser : tu peux tu peux suffire
887
 À montrer qu'un seul homme a d'inhumanité
888
 Plus que cent Tigres n'ont en soi de cruauté.
889
 Car en tout ce qu'on peut raconter des Furies,
890
  Qui semblaient se jouer et du sang et des vies ;
891
 La cruauté naissait de quelque déplaisir,
892
 Et ta cruauté naît de t'avoir fait plaisir :
893
 Voire un plaisir, hélas ! Dont la moindre mémoire
894
 Dessus un coeur de marbre aurait bien la victoire.
895
  Ô Junon, grand' Junon, tutrice de ces lieux,
896
 Ô toi-même grand Roi des hommes et des Dieux,
897
 Desquels la Majesté traîtrement blasphémée,
898
 Assura faussement ma pauvre renommée :
899
 Qu'est-ce, qu'est-ce qui peut or' me persuader,
900
  Que d'en haut vous puissiez sus nous deux regarder
901
 D'un visage équitable ? Ha grands Dieux, que nous sommes
902
 Vous et moi bien trahis ! La foi la foi des hommes
903
 N'est sûre nulle part : las comment fugitif
904
 Tourmenté par sept ans, de mer en mer chétif,
905
  Tant qu'il semblait qu'au port la vague favorable
906
 L'eût jeté par dépit, souffreteux, misérable,
907
 Je l'ai je l'ai reçu, non en mon amitié
908
 Seulement, mais (hélas ! trop folle) en la moitié
909
 De mon royaume aussi : j'ai ses compagnons même
910
  Ramenés de la mort : ha une couleur blême
911
 Me prend par tout le corps, et presque les fureurs
912
 Me jettent hors de moi, après tant de faveurs.
913
 Maintenant maintenant il vous a les augures
914
 D'Apollon, il vous a les belles aventures
915
  De Lycie, il allègue et me paye en la fin
916
 D'un messager des Dieux qui hâte son destin.
917
 C'est bien dit, c'est bien dit, les Dieux n'ont autre affaire :
918
 Ce seul souci les peut de leur repos distraire :
919
 Je croirais que les Dieux affranchis du souci,
920
  Se vinssent empêcher d'un tel que celui-ci.
921
 Va je ne te tiens point : va va je ne réplique
922
 À ton propos, pipeur, suis ta terre Italique :
923
 J'espère bien enfin (si les bons Dieux au moins
924
 Me peuvent être ensemble et vengeurs et témoins)
925
  Qu'avec mille sanglots tu verras le supplice,
926
 Que le juste destin garde à ton injustice.
927
 Assez tôt un malheur se fait à nous sentir :
928
 Mais las toujours trop tard se sent un repentir.
929
 Quelque île plus barbare, où les flots équitables
930
  Te porteront en proie aux Tigres tes semblables,
931
 Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher
932
 Contre lequel les flots te viendront attacher,
933
 Ou le fonds de ta nef, après qu'un trait de foudre
934
 Aura ton mât, ta voile, et ton chef mis en poudre,
935
  Sera ta sépulture, et mêmes en mourant,
936
 Mon nom entre tes dents on t'orra murmurant :
937
 Nommant Didon Didon, et lors toujours présente
938
 D'un brandon infernal, d'une tenaille ardente,
939
 Comme si de Mégère on m'avait fait la soeur,
940
  J'engraverai ton tort dans ton parjure coeur.
941
 Car quand tu m'auras fait croître des morts le nombre,
942
 Partout devant tes yeux se raidira mon ombre.
943
 Tu me tourmentes ; mais en l'effroyable trouble
944
 Où sans fin tu seras, tu me rendras au double
945
  Le loyer de mes maux ; la peine est bien plus grande
946
 Qui voit sans fin son fait : telle je la demande :
947
 Et si les Dieux du Ciel ne m'en faisaient raison,
948
 J'émouvrais j'émouvrais l'infernale maison.
949
 Mon dueil n'a point de fin ; une mort inhumaine
950
  Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine.
951
 Je le sens, je le vois, oui grands Dieux je le vois :
952
 Le mal est le degré du mal : soutenez-moi,
953
 Entrons, je ché je ché, entrons.

 ÉNÉE.
 Ô saints Augures,
954
 Interprètes des Dieux, qui des choses futures,
955
  Des présentes aussi, donnez aux bas mortels
956
 Les soudains jugements, paraissez ores tels,
957
 Que Didon puisse avoir par vous la connaissance,
958
 Et du vouloir des Dieux, et de mon innocence.
959
 Mais quelle horreur l'éprend ? Comment, ô cher support
960
  Des peuples affligés (il faut jusqu'à la mort
961
 Que je confesse ainsi) comment, ô chère Dame,
962
 Comment donc souffrez-vous de cette gentille âme
963
 Évanouir la force ? Ô Jupiter, quel oeil !
964
 Qui eût pensé l'Amour père d'un si grand dueil ?
965
  Quelle torche ai-je vue en ses yeux qui me fuient ?
966
 Comment avec mes yeux mes paroles l'ennuient.
967
 En quelle pâmoison la conduit-on dedans ?
968
 Comment son estomac de gros sanglots ardents
969
 Bondit contre le Ciel ? Et tout dépit s'efforce,
970
  De mettre hors son feu qui prend nouvelle force
971
 Du vent qu'elle lui donne ? Et comme peu à pet
972
 Les soufflets se renflant embrasent un grand feu ?
973
 Maint soupir bouillonnant qui son brasier allume,
974
 Fait qu'avec son humeur son âme se consume.
975
  Quels propos furieux m'a-t-elle dégorgés ?
976
 Le courroux fait la langue : et les plus outragés
977
 Sont ceux, qui bien souvent poussent de leurs poitrines
978
 Des choses, que l'ardeur fait sembler aux divines.
979
 J'en suis encor confus : une pitié me mord :
980
  Un frisson me saisit : mais rien, sinon la mort,
981
 Ne peut rendre celui des encombres délivre,  
982
 Qui veut le vueil des Dieux entre les hommes suivre.  
983
 Et semble que le Ciel ne permette jamais
984
 La vraie piété s'assembler à la paix.
985
  Ô Amour, ô Mercure, ô Didon, ô Ascaigne,
986
 Ô heureuse Carthage, ô fatale campagne
987
 Où Jupiter m'appelle, ô regrets douloureux,
988
 Ô bienheureux départ, ô départ malheureux !

 LE CHOEUR.
989
 Quel heur en ton départ ?

 ÉNÉE.
 L'heur que les miens attendent

 LE CHOEUR.
990
  Les Dieux nous ont fait tiens.

 ÉNÉE.
   Les Dieux aux miens me rendent.

 LE CHOEUR.
991
 La seule impiété te chasse de ces lieux.

 ÉNÉE.
992
 La piété destine autre siège à mes Dieux.

 LE CHOEUR.
993
 Quiconque rompt la foi encourt des grands Dieux l'ire.

 ÉNÉE.
994
 De la foi des amants les Dieux ne font que rire.

 LE CHOEUR.
995
  La piété ne peut mettre la pitié bas.

 ÉNÉE.
996
 La pitié m'assaut bien, vaincre ne me peut pas.

 LE CHOEUR.
997
 Par la seule pitié les durs destins s'émeuvent.

 ÉNÉE.
998
 Ce ne sont pas destins si fléchir ils se peuvent.

 LE CHOEUR.
999
 Un règne acquis vaut mieux que l'espoir d'être Roi.

 ÉNÉE.
1000
 Non cettui, mais un autre est destiné pour moi.

 LE CHOEUR.
1001
 Quel pays se rendra sachant ta décevance ?  

 ÉNÉE.
1002
 J'ai non pas au pays, ains au Ciel ma fiance.  

 LE CHOEUR.
1003
 Que la Religion est souvent un grand fard.

 ÉNÉE.
1004
 La religion sert sans art et avec art.

 LE CHOEUR.
1005
 Sans la Religion vivrait une Iphigène.

 ÉNÉE.
1006
 Sans celle aussi vivrait et Troie et Polyxène.

 LE CHOEUR.
1007
 Ton pauvre Astianax sentit bien son effort.

 ÉNÉE.
1008
 Les Grecs ne sont point sûrs chez eux que par sa mort.

 LE CHOEUR.
1009
 À Diane elle fait des hommes sacrifice.

 ÉNÉE.
1010
 Diane par le sang humain nous est propice.

 LE CHOEUR.
1011
 Que d'autres meurtres las ! Elle a mis en ce rang.

 ÉNÉE.
1012
 Le Ciel aussi requiert obéissance ou sang.

 LE CHOEUR.
1013
 Tu feras que Didon en augmente la bande.

 ÉNÉE.
1014
 Ha Dieux, ha Dieux, tais-toi, un remords me commande,
1015
  Bien qu'il soit sans effet, de rompre ce propos,
1016
 Jamais homme n'aima sans haïr son repos.

 LE CHOEUR.
1017
 Quelle horde peste recelée,
1018
 D'une feinte dissimulée,
1019
 Seul masque de nos trahisons,
1020
  Qui dessous un serein visage
1021
 Couve dans le traître courage
1022
 Mille renaissants poisons,
1023
 Et tant de mal aux autres donne,
1024
 Qu'enfin son maître elle empoisonne ?
1025
  Tel souvent nourrit une haine,
1026
 Qui emmielle sa langue pleine
1027
 De toute ardente affection :
1028
 Tel bien souvent les Dieux méprise,
1029
 Qui pour bâtir son entreprise
1030
  Ne bruit que de Religion :
1031
 L'un ainsi les esprits amorce,
1032
 L'autre ainsi peu à peu prend force :
1033
 Tandis et l'une et l'autre feinte
1034
 Donne mainte mortelle atteinte :
1035
  Car l'esprit qui se pense aimé
1036
 Se prend et se plaît en sa flamme,
1037
 Tant qu'il sente le corps et l'âme,
1038
 Le bien et l'honneur consommé.
1039
 En son repas l'oiseau s'englue :
1040
  D'un appât le poisson se tue :
1041
 Et l'autre qui du tout se fie
1042
 Des biens, de l'honneur, de la vie,
1043
 Sur celui qui pense être saint,
1044
 Voit enfin l'âme ambitieuse,
1045
  Une âme enfin séditieuse,
1046
 Qui tout vif jusqu'au vif l'atteint :
1047
 Le vipère meurt, pour salaire
1048
 De trop à sa vipère plaire.
1049
 Alors tant plus de force on use,
1050
  Quand on voit la traîtresse ruse,
1051
 Et souvent plus on se fait tort :
1052
 Un mal vient plus soudain abattre
1053
 Ceux, qu'on voit le plus se débattre :
1054
 Comme un sanglier qui tant plus fort
1055
  Pousse, écume, gronde, et enrage,
1056
 S'enferre toujours davantage.
1057
 Dis, qui ne serait découverte,
1058
 Cette âme en toute feinte experte,
1059
 Dont ce Troyen nous abusait ;
1060
  Alors que d'un amour extrême,
1061
 Alors que de ses grands Dieux même
1062
 La pauvre Didon amusait ?
1063
 Autour du miel pique l'abeille,
1064
 Et l'aspic dans les fleurs sommeille,
1065
  Cependant, ô sort improspère,
1066
 Ô Amour traître, avec ton frère
1067
 La pauvre Reine se paissant,
1068
 De cette feinte variable
1069
 Reçoit par un feu véritable
1070
  Un trépas cent fois renaissant.
1071
 Ainsi donc les colombes meurent :
1072
 Ainsi les noirs corbeaux demeurent.
1073
 Les yeux sanglants, la face morte,
1074
 Le poil mêlé, le coeur transi,
1075
  Efforce sa force peu forte,
1076
 Et sur son lit pétille ainsi,
1077
 Qu'Hercule arrachant sa chemise,
1078
 Qui jà jusqu'à l'os s'était prise.

DIDON.
1079
 Mais comment se pourrait-il faire,
1080
  Que le Ciel un jour m'envoyât
1081
 De ces trahisons le salaire,
1082
 Qui son maître en la fin payât ?
1083
 Ainsi la vipère tortue
1084
 Nourrit en soi ce qui la tue.


Acte III

Didon, Anne, Énée, Achate.

DIDON.
1085
Faible, pâle, sans coeur, sans raison, sans haleine,
1086
Anne mon cher support, malgré moi je me traîne
1087
Derechef çà et là, mal apprise à souffrir
1088
Un repos qui me vient l'impatience offrir :
1089
Tant que quand tu verras sur la prochaine rive,
1090
La mer qui se tenait dedans ses bords captive,
1091
Lorsqu'un Aquilon vient dessus ses flancs donner
1092
Bruire, bondir, courir, jusqu'au ciel bouillonner,
1093
Et sans aucun arrêt pousser jusqu'aux campagnes,
1094
De ses flots dépités les suivantes montagnes,
1095
  Tu verras tu verras l'état où un trompeur
1096
A fait être le corps et l'âme de ta soeur.
1097
Et bien que je ne semble être tant effrénée,
1098
Que quand je rembarrai de mes propos Énée,
1099
Plus j'ai perdu dans moi de dépit rigoureux,
1100
Et plus j'ai regagné de tourments amoureux.
1101
Alors que contre nous la fortune s'efforce,
1102
Du décroît d'un grand mal l'autre mal se renforce :
1103
Tant que je crois les Dieux contre mon chef jurer,
1104
De plus en plus me faire en mes jours endurer.
1105
Mais, las ! Si je déplais au Ciel, et si l'envie
1106
Qu'une Alecton mutine en veut tant à ma vie,
1107
Que ne vient-on changer à ma mort ma langueur ?
1108
Si de mon heur l'amour ne veut qu'être vainqueur,
1109
Si Vénus quelquefois par Junon outragée,
1110
Ne veut que par ma mort être d'elle vengée,
1111
Que ne m'ont-ils permis en cette pâmoison
1112
D'où je reviens, d'entrer en la noire maison ?
1113
J'eusse apaisé d'un coup par l'extrême allégeance
1114
Mon tourment, leur dédain, leur envie et vengeance.
1115
   Avec mon sang se fût mon brasier refroidi,
1116
Avec mes sens se fût mon travail engourdi.
1117
Ô malheureuse ardeur, qui reviens en mes veines !
1118
Ô malheureux réveil qui me rends à mes peines !
1119
Qu'heureusement j'étais oublieuse de moi !
1120
  Que malgré moi je prends le jour que je revois !
1121
Je sens, Anne ma soeur, je sens, vu la racine
1122
Que mon mal incurable a pris dans ma poitrine,
1123
Que rien ne me saurait, non pas la même mort
1124
Favoriser au mal, qui redouble si fort.
1125
  Si le courroux ardent, et la haine irritée
1126
Contre un, duquel on a l'amorce trop goûtée,
1127
Pouvait l'ardent effort de l'amour amortir,
1128
Le courroux m'eût l'exil de l'amour fait sentir :
1129
Vu qu'un tel crève-coeur s'est aigri dans mon âme,
1130
  Que moindre que mon ire on eût pensé ma flamme :
1131
Mais le feu n'est jamais du feu l'allégement :
1132
Et le dépit du mal nous cause un tiers tourment.
1133
Ou bien si la douleur vivement engravée,
1134
Pouvait faire mourir la personne aggravée,
1135
Je mourrais sur le champ : vu qu'on ne peut parler
1136
D'une douleur qu'on peut à la mienne égaler.
1137
Mais tant plus que le vent combat contre la flamme
1138
Pour la tuer soudain, et plus elle prend d'âme.
1139
C'est en vain, c'est en vain, guérir tu ne te peux
1140
(Ô Didon) ni mourir lors que mourir tu veux !
1141
Il faut que malgré toi, en ton mal tu te tiennes,
1142
Il faut que malgré toi aux larmes tu reviennes.
1143
Rabaisse-toi mon coeur, sans que plus ton courroux
1144
Puisse triompher d'un, qui triomphe de nous.
1145
 Mais quoi ? Faut-il qu'ainsi mon bon coeur dégénère ?
1146
Faut-il que la vertu fléchisse à la misère ?
1147
Verra-t-on sous le serf la Reine soupirer ?
1148
Veux-je encor de ce point mon honneur empirer ?
1149
Faut-il qu'envers une âme outre mesure ingrate,
1150
   Je fasse derechef la prière avocate ?
1151
Je ne puis, je ne puis.

ANNE.
Arrête, ô chère soeur,
1152
Ô soeur qui de ta voix me peut tirer le pleur,
1153
Et le coeur tout ensemble, arrête la carrière,
1154
Serrant plus fort la bride à ta douleur trop fière.
1155
De peur qu'avant le temps tu ne perdes ainsi,
1156
Toi, ta soeur, ta douleur, et ton Énée aussi.
1157
L'espoir sert de remède : en espérant, les Cieux
1158
Te feront la raison : ou l'espoir gracieux,
1159
Quand même tu perdrais la chose prétendue,
1160
T'aura toujours plus saine avec le temps rendue.
1161
On doit tout éprouver, lorsque nous connaissons
1162
En nos extrêmes maux que rien nous ne laissons,
1163
Qui nous puisse apporter l'heureuse délivrance.
1164
Nous forçons nos ennuis aux lois de la constance ;
1165
Mais la douleur ne peut son relâche trouver,
1166
Quand on sait qu'on endure à faute d'éprouver
1167
Tout ce qui peut servir : car ce qui plus nous ôte
1168
Le moyen de guérir, c'est d'y voir notre faute ;
1169
Du premier coup le boeuf au joug ne s'apprend pas :
1170
Le fier poulain ne règle au premier coup ses pas :
1171
Mais ores on les flatte, ores on aiguillonne,
1172
Tant que l'un au collier, l'autre au frein se façonne.
1173
Crois-tu pas que si Phèdre eût tâché plusieurs fois
1174
D'embraser Hyppolyte, et de pleurs et de voix,
1175
Conduisant sagement son embûche dressée,
1176
Qu'ils se fussent sauvés tous deux de mort forcée ?
1177
Achille courroucé, si tôt ne revint pas
1178
Pour les présents d'Atride, aux Phrygiens combats.
1179
Et que sais-tu si c'est une feinte rusée,
1180
Dont ce Troyen te veut rendre plus embrasée.
1181
Car comment connait-on un Pin être constant,
1182
Sinon qu'en vain le Nord va ce Pin combattant ?
1183
Mais souvent étonnés du premier choc qu'on donne,
1184
Nous laissons le butin que le hasard nous donne.
1185
Il faut suivre, il faut suivre.

DIDON.
  Hélas ! Las quelle feinte ?
1186
Ce cruel ne m'a vu jamais que trop atteinte.
1187
Il ne feint point la fuite à fin de m'embraser,
1188
Mais il feint un oracle à fin de m'abuser.
1189
Toutefois puisqu'il faut à mon malheur complaire,
1190
Puisque je vois ma vie en la main adversaire,
1191
Puisque mon destin semble avoir remis ce jour
1192
Tout mon bien dessus l'arc ou de mort, ou d'amour,
1193
Anne mon seul espoir, Anne qui mieux apprise,
1194
Peux tirer des enfers ta pauvre soeur Élize,
1195
Fais fais-moi, pour tout bien, le vaincre en un seul point,
1196
Dont le plus ennemi ne m'éconduirait point.
1197
Tu vois déjà les naus d'oliviers couronnées, 
1198
Tu vois qu'un vain espoir des fausses destinées,
1199
Pousse, et presse au labeur ces fuitifs étrangers,
1200
Comme un noir escadron de fourmis ménagers ;  
1201
Tu vois que mon Énée, entalenté de faire  
1202
Que du bien que j'ai fait mon mal soit le salaire,
1203
Préside sur la troupe, encore moins ému
1204
Des vents, que de mes pleurs qui mouvoir ne l'ont pu,
1205
Constant en son propos, autant qu'en l'alliance
1206
Qu'il a fait avec nous il montre d'inconstance ;
1207
S'il est ainsi, ma soeur, que ton conseil premier
1208
M'a fait mettre ma vie en la main du meurtrier ?
1209
S'il est ainsi qu'encor ta pauvre soeur tu aimes,
1210
Qui t'aime toujours plus qu'elle n'aime soi-même ;
1211
S'il est ainsi qu'Énée entre tous t'honorât,
1212
Et en tous ses secrets vers toi se retirât :
1213
S'il est ainsi que seule entre tous tu connusses
1214
Les adresses vers l'homme, et que les temps tu susses,
1215
Va ma soeur et lui dis, dis-lui, ma soeur, qu'hélas
1216
Misérable Didon, de ceux je ne suis pas
1217
Qui pour les fils d'Atrée en Aulide jurèrent
1218
La ruine Troyenne, et leur force y menèrent :
1219
Je n'ai hors du tombeau la cendre bien-aimée
1220
De son bon père Anchise, au gré du vent semée ;
1221
Je ne lui ai pas fait, pour tâcher de venger
1222
Junon contre Vénus, son Ascaigne manger :
1223
Pourquoi veut-il boucher l'oreille à ma parole ?
1224
Où court-il ? Est-ce ainsi qu'une amante on console ?
1225
S'il se repent si tôt de promettre à Didon
1226
Le reste de ses jours, au moins un dernier don,
1227
Un dernier don au moins à moi laissé, s'octroie,
1228
Moi pauvre amante, hélas ! Que sa rigueur foudroie,
1229
C'est, qu'il veuille le temps attendre seulement,
1230
Qu'il pourra dans la mer s'embarquer sûrement :
1231
Qu'il attende le temps, qu'avec ma fortune
1232
Nous voyons apaiser et les vents et Neptune.
1233
Adieu Hymen, adieu mariage ancien,
1234
Puisqu'Énée en trahit le mal-noué lien ;
1235
Je ne lui requiers plus, que pour sa simple hôtesse,
1236
Albe, Rome, Italie, et tout le monde il laisse :
1237
Qu'il s'en voise bâtir toutes telles cités,
1238
Dont il a (je le crois) les beaux noms inventés :
1239
Je ne veux plus en rien me rendre à lui contraire,
1240
Tant pour mollir son coeur il me plaît de lui plaire :
1241
Rien plus je ne requiers, fors qu'un temps il est vain,
1242
Pour espace et repos de mon tourment certain :
1243
Je ne requiers sinon que ce dernier relâche,
1244
Afin que ma fortune envieuse, qui tâche
1245
   Me faire vaincre à moi, m'apprenne à me douloir,  
1246
Non d'une douleur faire un hideux désespoir.
1247
Là (chère Soeur) là donc, prends peine, je te prie,
1248
De mes pleurs, de mes cris, de mes feux, de ma vie :
1249
Feins en toi d'être moi, et viens gêner tes sens
1250
Pour une heure du mal qui me point si longtemps :  
1251
Tu n'auras si tu sens tant soit peu mes alarmes,
1252
Pour ce marbre amollir, que trop que trop de larmes :
1253
Plus pitoyablement encor je t'instruirais,
1254
Si tous pleurs n'empêchaient l'accent piteux des voix.
1255
Ô Amour, traître Amour, ô Amour !

ANNE.
  Le dueil serre
1256
Et mes pleurs, et ma voix, lorsque ta voix m'enserre
1257
Jusqu'au plus creux de l'âme : ah faux Amour, je sens
1258
Que ta fière rigueur n'en veut qu'aux innocents.
1259
Pourtant, pourtant amour, si toi-même et ton frère
1260
N'êtes fils d'un Pluton ; conçus d'une Mégère,
1261
Si tous deux ne portez autour d'un coeur mutin,
1262
L'inexpugnable sort d'un roc diamantin.
1263
Si l'Enfer ne vous prête à la dolente terre,
1264
Pour revenger ses fils accablés du tonnerre
1265
Par mille impiétés : si encor de vous deux
1266
Le Ciel n'a plus d'effroi, qu'ensemble de tous eux,
1267
Je crois que la pitié de mon humble harangue,
1268
La pitié de mes pleurs, faisant tort à ma langue,
1269
Fera, que comme nous tu l'atteignes au vif.
1270
L'humble douceur commande au cheval plus rétif,
1271
Non le rude éperon. Mais sois sois-nous propice,
1272
Vénus, mère d'Énée ; ainsi pour sacrifice
1273
Du feu des Aubépins, soit ton autel orné,
1274
D'un myrte et d'un rosier vermeil encourtiné,  
1275
Le Cygne et le Pigeon en ton offrande tombe,
1276
Et toujours en honneur soit d'Anchise la tombe.

DIDON.
1277
Notre âme, quand l'horreur des filles de la nuit
1278
De propos en propos, de pas en pas la suit,
1279
Or' de brandons ardents, or' d'ardentes tenailles,
1280
Et or' de noirs serpents dévorant nos entrailles :
1281
Combien qu'envers le Ciel incoupable elle soit,
1282
Toujours envers soi-même une coulpe conçoit :
1283
Se condamnant sans fin des choses qui surviennent,
1284
Croyant que pour cela les rages la retiennent.
1285
Encor qu'envers le Ciel je n'aye commis rien
1286
Qui le fasse aujourd'hui me priver de tout bien.
1287
Si est-ce qu'en oyant mes paroles dernières,
1288
Par qui ma soeur dressait à Vénus ses prières,
1289
Afin que l'obstiné se ployât à mon gré,
1290
(Cet obstiné que j'ai sans fin au coeur ancré)
1291
Je me suis condamnée, en jugeant que la faute
1292
De n'avoir tout ce jour à la majesté haute
1293
De Vénus Cyprienne, offert mes humbles voeux,
1294
A refroidi son fils et rembrasé mes feux.
1295
  Il faut donc que dressant vers les cieux la lumière,
1296
Je t'apaise, ô Déesse, ô grand'Déesse, mère
1297
De tout être vivant, qui as toujours été
1298
Des hommes et des Dieux la seule volupté :
1299
Alme Vénus qui tiens sous la grand'sphère blonde  
1300
Des signes porte-jour, le plus beau ciel du monde :
1301
Où les Amours archiers, les folâtres désirs,  
1302
Les Charités, les jeux, les assurés plaisirs,
1303
Où de tous animaux les moules, la figure,
1304
Que Dieu par toi, sa fille, octroie à la Nature,
1305
D'un accord mesuré se roulent plaisamment,
1306
Inspirant mainte vie en leur saint mouvement.
1307
Toi, le but de la Nature, à qui ne saurait plaire
1308
De défaire aucune oeuvre, ains toujours de refaire,  
1309
Et qui dessus la Mort gagnes sans fin le prix,
1310
  Lui faisant rendre autant qu'elle en a toujours pris :
1311
Afin que dépeuplant et repeuplant la salle
1312
De Plut on, l'entretien de ce monde s'égale
1313
Toi qui fais les oiseaux se plaire dedans l'air,
1314
Les bêtes en la terre, et les poissons en mer :
1315
Toi par qui nous voyons les maisons, et les villes,
1316
Le loix, les amitiés, les polices civiles :  
1317
Toi qui fais différer tout être terrien,
1318
Selon le plus et moins que tu leur fais du bien,
1319
Seul bien universel, où les hommes aspirent,
1320
Soit que bien, soit que mal, aveuglés ils désirent :
1321
Toi qui mêlas ta force avec le Ciel, et fis
1322
Sortir mon grand vainqueur, ton indomptable fils ;
1323
Qui, combien qu'on en fasse un autre, dont la dextre
1324
Le grand Chaos mêlé remit en meilleur être,
1325
Montre de jour en jour (vainqueur même des Dieux)
1326
Combien peut dessus tout son arc victorieux.
1327
Toi de qui maintes fois mainte et mainte louange
1328
Je retins d'un vieillard, que d'un pays étrange
1329
La Fortune m'avait en Phénice amené,
1330
Pour polir mon esprit du sien endoctriné :
1331
Toi (dis-je) las ! Qui vois les piteuses merveilles
1332
Qu'on exerce sur moi : et qui n'as tes oreilles
1333
(Au moins comme je crois) closes à mon parler,
1334
Qui vois, qui vois mon corps d'heure en heure écouler,
1335
Sous la cruelle ardeur d'Amour, qui me martyre :  
1336
Comme devant le feu on voit fondre une cire :
1337
Comme l'ardent métail par rougissants ruisseaux  
1338
On voit couler en bas des échauffés fourneaux :
1339
Ou comme on voit couler la neige des montagnes,
1340
Et les ruisseaux glacés au travers des campagnes :
1341
Puisque je n'ai jamais refusé de ployer
1342
Sous les lois qu'il t'a plu de ton Ciel m'envoyer,
1343
Puisque je n'ai sacré une ingrate Jeunesse,  
1344
Au travail inutil de ta soeur chasseresse :  
1345
Si, humble, j'ai perdu pour un hommage saint,
1346
À ton autel sacré mon chaste demi-ceint :  
1347
Si au son de ton nom j'ai reçu ton Énée,
1348
Si je me suis, hélas ! Toute à son gré donnée,
1349
Ployant dessous ton joug : si pour l'amour de toi
1350
J'ai mieux fait aux Troyens qu'à ceux qui sont à moi,
1351
Tourne en ce lieu ta vue, et la miséricorde
1352
De toi, de la fortune et de tes fils accorde,
1353
Pour justement changer mon travail au repos.
1354
Vois, Vénus, le venin qui tient à tous mes os :
1355
Vois tantôt un brasier, et tantôt une glace,
1356
Qui soudain me renflamme, et soudain me renglace :
1357
Vois mon âme offusquée en tous autres objets,
1358
Fors qu'en ton fils, qui rend tous mes sens ses sujets.
1359
Vois sortir de mes yeux, et les larmes coulantes,
1360
Et les brillants éclairs de mes flammes brûlantes
1361
Vois Didon sans humeur, vois Didon se jetant
1362
À genoux devant toi, vois Didon sanglotant.
1363
Prends pitié, prends pitié, Déesse Idalienne,
1364
Paphienne, Érycine, Undeuse, Gnidienne,
1365
Prends prends donque pitié, et ne permets jamais
1366
Que d'un tort détestable on paye mes bienfaits.
1367
Si tu crois que je t'aie autrefois fait offense,
1368
D'avoir fait à Junon plus qu'à toi révérence,
1369
Amollis-toi de pleurs, apaise-toi de voeux :
1370
Je jure tes yeux noirs, je jure tes cheveux,
1371
Qu'en recevant ce jour par toi ce bénéfice,
1372
Je paierai l'usure à ton saint sacrifice.
1373
Je requiers peu, mais las ! Toutes telles fureurs
1374
Pour bien peu de relais perdent beaucoup de pleurs.

ÉNÉE.
1375
Les ennuis déréglés, les maux insupportables,
1376
Qu'on voit sur un esprit se rendre insatiables :
1377
La raison qui nous peut dessous ses lois forcer,
1378
Et la pitié qui peut nos raisons effacer,
1379
Les mots interrompus par les larmes mêlées,
1380
Et les soupirs témoins des âmes désolées,
1381
Ne peuvent rien sinon qu'en vain nous émouvoir,
1382
Lorsqu'en un fait les Dieux nous ôtent le pouvoir.
1383
Anne, si les ennuis et si l'angoisse extrême
1384
Me pouvaient arrêter, l'angoisse de moi-même,
1385
Sans que ton oeil piteux témoignât tant de maux,
1386
Serait la corde et l'ancre à retenir mes naus :
1387
Vu que nul ne saurait la peine assez comprendre,
1388
Que sans cesse en l'esprit mon amour me rengendre.
1389
Mais les Dieux sont si forts ; et du destin la loi
1390
Se rend si saintement inviolable en moi,
1391
Que les pleurs de Didon, que les larmes piteuses,
1392
Qu'en mon piteux adieu mes larmes angoisseusses,
1393
Voire des Tyriens les pleurs ensemble unis,
1394
Voire les pleurs des miens avec les autres mis,
1395
Bref, de tous les mortels et les pleurs et les plaintes,
1396
Ne pourraient pas des Dieux combattre les lois saintes
1397
Cessons donc de pleurer, tant plus nous pleurerons,
1398
Et plus notre tourment dans nous nous graverons.
1399
Le pleur qui peu à peu sur notre face coule,
1400
Et jusqu'à l'estomac, sa ressource, se roule,
1401
Pour derechef entrant et montant au cerveau
1402
Redescendre par l'oeil, nous mange, comme l'eau
1403
Qui aux jours pluvieux des gouttières dégoutte,
1404
Mange la dure pierre en tombant goutte à goutte
1405
Cessons cessons.

ANNE.
  Énée, ô Énée obstiné,
1406
Tu as bien ce propos contre toi ramené,
1407
Pour montrer que ton coeur que haineux tu resserres
1408
Sans l'ouvrir à pitié, est plus dur que les pierres.
1409
La pluie goutte à goutte un marbre caverait ;
1410
Et quasi un torrent de nos yeux, ne saurait
1411
Mordre dessus ton coeur, plus félon que je cuide
1412
Qu'un coeur de Diomède assommé par Alcide,
1413
Coeur qui souffrait du sang des hôtes saccagés
1414
Voir abreuver chez soi ses chevaux enragés :
1415
Plus cruel qu'un Procuste, et tous ceux dont la guerre
1416
De Thésée et d'Hercule a délivré la terre.
1417
Mais qui me fait ainsi ceux-ci ramentevoir,  
1418
Si ce n'est la fureur qu'on me fait concevoir ?
1419
Est-il possible, hélas ! Qu'en l'âme féminine
1420
Une fureur tant âpre et sans bride domine ?
1421
Et qui pourrait (bons Dieux) se garder de fureur,
1422
Quand on voit qu'on ne peut rien faire par le pleur ?
1423
N'ai-je su donc rien faire ? Et n'ai-je point l'adresse,
1424
De faire la pitié sur ta rigueur maîtresse ?
1425
Se perd doncques en l'air tout ce dont j'ai pleuré ?
1426
Tout cela dont j'aurais l'aimant même attiré ?
1427
Cela, pour qui les Dieux, que ton dol nous raconte,
1428
Seraient, je crois, méchants s'ils n'en tenaient point compte ?
1429
Cela pour qui tout coeur humain ne craindrait pas
1430
Plutôt qu'y résister, de souffrir cent trépas,
1431
Faut-il qu'ainsi je perde ? Et faut-il que je voie
1432
Que les Dieux justement ont puni ceux de Troie ?
1433
Me faut-il voir encor que ni moi ni Didon
1434
N'avons jamais pensé au vieil Laomédon ?
1435
  Si de tromper les Dieux celui-là prit l'audace,
1436
Ha que nous fallait-il espérer de sa race ?
1437
Que porté-je à ma soeur, fors le venin dernier,
1438
Qui la va faire voir l'infernal Nautonier ?
1439
Puis-je encor à ses yeux me montrer en la sorte,
1440
Moi qui ouvre à ses maux et à sa mort la porte ?
1441
Puis-je puis-je me voir moi-même le corbeau
1442
De ma soeur, lui portant l'augure du tombeau ?
1443
Hé que sais-tu (Cruel) qui donnes telle atteinte
1444
À ceux qui te font bien, si de ton fait enceinte
1445
Elle ne cache point maintenant dedans soi
1446
(Ô fardeau malheureux !) une moitié de Roi ?
1447
Veux-tu qu'avant que voir du monde la lumière,
1448
Ton propre enfant se fasse un cercueil de sa mère ?
1449
Veux-tu pour rendre Ascaigne, et les siens triomphants,
1450
Faire étouffer ainsi l'autre de tes enfants ?
1451
Las si les mères sont en votre endroit coupables,
1452
(Grands Dieux) qu'en peuvent mais les enfants misérables ?  
1453
Quant aux mères, je crois, que tu es coutumier
1454
(Ô le loyal époux) d'en être le meurtrier.
1455
   Si l'on demande où est la mère à ton Ascaigne,
1456
Elle est où tu veux mettre une autre, que dédaigne
1457
Tellement ta fierté, qu'il semble que le Ciel
1458
Dedans ton lâche esprit n'ait versé que du fiel :
1459
Et qu'il s'égaie ainsi, que de tout temps tu rompes
1460
  Avec la foi, la vie, à celles que tu trompes.
1461
Hé qui croira jamais qu'on puisse refuser
1462
Un délai seulement ? Mais je ne fais qu'user
1463
Et ma langue et mes yeux en mes vaines reproches.  
1464
En vain tâchent les vents de combattre les roches.
1465
Voilà l'heureux loyer ; pense, que pour un tel,
1466
Ma soeur devait sentir d'amour le dard mortel :
1467
Pense, que je devais misérable et déçue
1468
Pour un tel donner force à la flamme reçue.
1469
Je devais bien lui plaire au vouloir d'un méchef :  
1470
  Nous devions bien orner de feuilles notre chef,
1471
Pour faire aux Dieux, seigneurs des sacrés mariages,
1472
Pour un tel que cestui, les saints sacrés hommages :
1473
Je devais bien lui faire un Sichée oublier,
1474
Pour au lieu d'un époux à Pluton l'allier.
1475
Devions-nous mille honneurs, mille caresses rendre,
1476
À celui qui filait le cordeau pour nous pendre ?
1477
Ha je ne puis, alors qu'un si dur souvenir
1478
Me revient, je ne puis mon âme retenir.
1479
Je me fauls à moi-même, et sans l'ire enflammée  
1480
Qui m'aigrit et soutient, on me verrait pâmée,
1481
Je m'en vais, je le laisse, ô rigueur incroyable,
1482
Que cet homme inconstant en nos malheurs est stable !

ÉNÉE.
1483
Ô quel tumulte, Achate.

ACHATE.
Amour fait la discorde.

ÉNÉE.
1484
Vois-tu point de remède ?

ACHATE.
Avec la Reine accorde.

ÉNÉE.
1485
Dois-je pour accorder discorder au destin ?

ACHATE.
1486
Va donc ; celui fait bien qui fait à bonne fin.

ÉNÉE.
1487
Pourquoi me gêne donc ma conscience encore ?

ACHATE.
1488
C'est l'Aigle qui le coeur sur Caucase dévore.

ÉNÉE.
1489
Ô grand Ciel, que voit-on au monde d'arrêté ?

ACHATE.
1490
Le Ciel a retiré toute tranquillité.

ÉNÉE.
1491
Quel bonheur donque reste au monde pour les hommes ?

ACHATE.
1492
De n'être pas longtemps ce que chétifs nous sommes.

ÉNÉE.
1493
Qu'attendons-nous pour fin et loyer des travaux ?

ACHATE.
1494
La mort est le loyer de nos biens et nos maux.

ÉNÉE.
1495
   Nul donques ne peut-il ici-bas heureux être ?

ACHATE.
1496
Celui que pour heureux les grands Dieux ont fait naître.

ÉNÉE.
1497
Je crois que le bonheur des humains ne leur plaît.

ACHATE.
1498
Pour ce que leur honneur bien souvent nous déplaît.  

ÉNÉE.
1499
Je pense voir le jour que la colère ardente
1500
De Junon redoutée, envoya la tourmente
1501
Contre nos pauvres naus, et qu'à voir un tonnerre
1502
Épouvanter la mer et déplacer la terre,
1503
Les éclairs redoubler, et des vents adversaires
1504
Les gosiers s'aboyer, et resiffler contraires,
1505
  Les flots monter au ciel, il semblait que les ondes
1506
Tâchassent de ravir aux abymes profondes,
1507
Ceux qui s'étaient sauvés de la Troyenne cendre :
1508
Quand un feu nous pardonne une eau nous vient atteindre.
1509
Durant l'orage tel mes naus virevoltées,
1510
S'écartant çà et là, de tous côtés jetées
1511
À la merci du vent, sans suivre route aucune,
1512
Ore devers le Nord, attendaient leur fortune,
1513
Ore devers le Sud par le Nord ramenées,
1514
Et ore devers l'Est se voyaient détournées
1515
Par l'Ouest opposé : tant que la mer bonace
1516
De ses frères bandés apaisant la menace,
1517
Nous eût poussés à bord : je sens de même sorte
1518
(Ore que ma fortune arrête que je sorte)
1519
Agiter mon esprit, qui çà qui là se vire
1520
De cent troubles divers, comme au vent le navire,
1521
D'un côté le profit, la peur me tient de l'autre,
1522
Soit la peur de sa mort, soit la peur de la nôtre :
1523
Didon et la saison sont d'une fureur même :
1524
Mais la plus grand'fureur c'est la fureur suprême.

ACHATE.
1525
Quoi ? Où revenons-nous ? Quoi, toi qui as pour mère
1526
Une Vénus, faut-il tenir du tout du père ?

ÉNÉE.
1527
Ha foi, ha stable foi, seul gage inviolable
1528
Des hommes et des Dieux, cent fois est punissable
1529
Celui qui t'offensant de certaine science
1530
Amortit l'aiguillon que sent sa conscience !
1531
Il lui devrait sembler, lorsque le Ciel tempête,
1532
Qu'il ne s'émeut sinon que pour briser sa tête :
1533
Il lui devrait sembler, lorsque la mer s'irrite,
1534
Que contre lui tout seul son courroux se dépite.
1535
Même au moindre combat chétif, il devrait croire,
1536
Que le Ciel l'a déjà privé de la victoire,
1537
Puisqu'il a hasardé avec sa foi première,
1538
L'assurance, le sens, la force coutumière.
1539
Car de toutes les peurs, la peur la plus extrême
1540
C'est la peur d'un esprit coupable envers soi-même,
1541
Qui s'épouvante tant, que même sans encombre
1542
Se voit suivre sans fin de la peur de son ombre.
1543
Faut-il que malgré moi les peurs en moi s'empreignent ?
1544
Faut-il que malgré moi les durs remords m'étreignent ?
1545
  Faut-il que malgré moi , voire en mon innocence
1546
Je m'accuse à grand tort d'une exécrable offense ?

ACHATE.
1547
Si tu ne sais assez, que nous imprudents hommes,
1548
De nous-même toujours les adversaires sommes,
1549
Les Juges, les bourreaux, tu te le peux apprendre
1550
Du mal que ton esprit pour soi-mêmes engendre.
1551
Ta seule opinion est de ta crainte mère :
1552
La crainte du remords : le remords est le père
1553
D'une autre opinion, que tu prends quand tu penses
1554
Offenser grièvement, lorsque point tu n'offenses :
1555
Mais moi qui soucieux à tout danger regarde,
1556
Je sens une autre peur : j'ai peur que trop on tarde
1557
Dans ce havre, tu sais combien est monstrueuse
1558
D'un courroux féminin l'ardeur tempêteuse.
1559
Nous verrons tout soudain les troupes Tyriennes
1560
Darder le feu vengeur dans les naus Phrygiennes :
1561
Nous verrons tout frémir, or ces rives mouillées
1562
De sang et de corps morts hideusement souillées.
1563
Partons donc au plus tôt.

ÉNÉE.
Aussitôt que les sommes
1564
Auront donc un peu ce soir rafraîchi tous nos hommes :
1565
Je ferai que l'on cingle : À à quoi qu'il en sorte,
1566
Un pesant faix de maux avecque moi j'emporte.
1567
Las ! Nous faut-il voguer sans savoir quelle issue
1568
Sortira d'un amour qui son amante tue ?
1569
Pauvre Didon, hélas ! Mettras-tu l'assurance
1570
   Sur les vaisseaux marins, qui n'ont point de constance ?

LE CHOEUR.
1571
Ceux que Fortune exerce aux travaux de ce monde,
1572
N'ont pas beaucoup d'effroi, s'il leur faut dessus l'onde
1573
Sans relâche ramer :
1574
Vu que même au milieu du repos et des villes,
1575
Les humains vont souffrant, au lieu d'être tranquilles
1576
Une éternelle mer.
1577
Notre Prince porté par la mer incertaine,
1578
Sentira dans l'hiver une mer plus humaine
1579
Que la mer du souci.
1580
Didon, qui dans sa ville avec les siens demeure,
1581
Sent une horrible mer plus cruelle à cette heure,
1582
Que n'est cette mer ci.
1583
Malheureuse cent fois celle qui abandonne
1584
À l'étranger son coeur, son lit, et sa couronne :
1585
Le murmure nouveau
1586
De son peuple, l'adieu du mari qui s'absente,
1587
Et son dur désespoir, lui servent de tourmente,
1588
Effondrant son vaisseau.


Acte IV

Anne, Barce, Didon.

ANNE.
1589
A-t-il donques bien pu se renforcer de sorte,
1590
Qu'à toutes passions il ferme ainsi la porte ?
1591
A-t-elle donc bien pu s'affaiblir tellement,
1592
Que de se laisser vaincre à l'effort du tourment ?
1593
Elle meurt, elle meurt : jà jà dans son visage,
1594
De la mort pâlissante on voit peinte l'image :
1595
Encor tant les amants se nourrissent de pleurs,
1596
Et tant les furieux se plaisent aux fureurs.
1597
Elle a voulu que seule en son mal on la laisse :
1598
Las veut-elle forcer la mort par la détresse ?
1599
Dût-elle pas trouver, même en la trahison
1600
Qui la fait forcener, sa propre guérison ?
1601
En s'égayant plus tôt de perdre un tel parjure ;
1602
Que faire pour un traître à son repos injure ?
1603
N'eût-il pas dû plutôt, que de la courroucer,
1604
De quelque moindre offense aimer mieux trépasser ?
1605
Peut-il voir que par lui la vie soit ravie
1606
À celle, dont il tient et son heur et sa vie ?
1607
Puisqu'ils n'étaient plus qu'un en ce laqs d'amitié,
1608
Penserait-il après durer sans sa moitié,
1609
En sentant mêmement l'implacable furie,
1610
De l'avoir pour loyer lui-même ainsi meurtrie ?
1611
Las las ! On voit mes sens, Barce épouvante-toi :
1612
Barce, chère nourrice, assemble avecque moi
1613
L'étonnement, l'horreur, les plaintes, et les larmes,
1614
Et s'il est oncq possible, en si cruels alarmes
1615
D'user d'aucun conseil, conseille le moyen
1616
De bannir hors du coeur de ma Soeur ce Troyen
1617
L'âge toujours apprend, et n'est pas qu'ancienne
1618
Tu n'ayes pratiqué l'horreur magicienne :  
1619
Donc à l'écart tournant trois ou sept ou neuf tours,
1620
De beaux vers remâchés encharme les amours.  
1621
L'amour qui plus qu'au corps en notre âme domine,
1622
Ne se guérit jamais du jus d'une racine :
1623
Mais on dit que le vers qui est du ciel appris,
1624
Domine sur l'amour et dessus nos esprits.
1625
Si par son art Médée en la fin n'eût de soi
1626
Chassé l'amour bourreau, de Corinthe le Roi,
1627
Sa fille Glauque aussi, ne fussent mis en cendre :
1628
De ses propres enfant la gorge encore tendre,
1629
N'eût caché jusqu'au manche un couteau maternel,
1630
Ains pour se dépêtrer du mal continuel,
1631
Changeons sa serve vie avec la mort plus gaie,
1632
Le sang, l'amour, et l'âme, eût vomi par sa plaie.
1633
Mais voyant que le vers qu'elle ainsi remâchait,
1634
Du lourd fardeau d'amour son âme dépêchait,
1635
  Déploya son courroux sur ceux qui l'offensèrent,
1636
Et comme son dragon ses amours s'envolèrent.

BARCE.
1637
J'ai trop d'étonnement, je n'ai que trop d'horreurs,
1638
Trop de plaints en la bouche, et trop aux yeux de pleurs :
1639
Mais quant à ce conseil, misérable Nourrice,
1640
Je ne sens rien en moi qui ce mal divertisse.
1641
Des vers magiciens je n'ai l'usage appris,
1642
Et les vers n'avaient pas sur un tel le pris :
1643
Fût qu'avec cent pavots un repos j'excitasse,
1644
Fût qu'avecque les cieux les enfers j'appelassent,
1645
Pour charmer la poison maîtresse de ses os,
1646
Rechassant par un charme un charme au coeur enclos :
1647
Ô Mânes de Sichée, ô Dame bien heureuse,
1648
Dont le meurtre souilla la dextre convoiteuse
1649
De ton frère inhumain, sans que moi qui t'avais
1650
Nourri de ma mamelle, et qui las ! ne pouvais
1651
Recevoir plus de dueil, eusse sur ta lumière
1652
Rabattu de mes doigts l'une et l'autre paupière.
1653
Hélas pauvre ombre (dis-je) encore t'est-il mieux
1654
D'avoir ainsi volé sur le bord oublieux
1655
Par un meurtre soudain, que non pas à ta femme
1656
Mourir à petit feu, d'une amoureuse flamme,
1657
Qui l'animant toujours d'une ardeur par dedans,
1658
Et la vie, et la mort, lui laisse entre les dents.
1659
Et moi chétive, hélas ! Qui suis seule laissée,
1660
Depuis que la nourrice à Didon est passée
1661
Avecque toi là-bas, ne la puis secourir :
1662
Non plus, hé ! Que tu peux te garder de mourir.
1663
Puis-je sans larme dire en quel point je l'ai vue ?
1664
Pourra ma faible voix de sa fureur conçue
1665
Exprimer les accents ? Pourrai-je assez bien plaindre
1666
Les yeux qu'on voit flamber et puis soudain s'éteindre,
1667
Comme s'ils étaient jà languissant dans la mort,
1668
Et soudain reflamber encore de plus fort ?
1669
Mais plaindre ce beau poil qu'au lieu de le retordre,
1670
Elle laisse empêtrer sans ornement, sans ordre,
1671
Sans presque en abstenir les sacrilèges mains ;
1672
Mais, las ! Plaindre ce teint, l'honneur des plus beaux teints,
1673
Qui tout ainsi qu'on voit la fumée azurée
1674
Du soufre, reblanchir la rose colorée,
1675
De moment en moment, par l'extrême douleur
1676
Change avec un effroi sa rosine couleur :  
1677
Mais las las ! Surtout plaindre un beau port vénérable
1678
Un port, hélas ! Au port des Déesses semblable,  
1679
Qui se sent arracher du front la déité,
1680
  Pour avec cent fureurs changer sa majesté.
1681
Vous diriez à la voir qu'insensée elle semble
1682
La Lionne outragée, à qui le pasteur emble  
1683
(Lorsque de sa caverne elle s'absente un peu)
1684
Ses petits Lionceaux, et la poursuit au feu,
1685
Effrayant d'une torche un fier regard colère,  
1686
Qui effroyablement de mainte torche éclaire.
1687
Ô l'heure malheureuse en qui ces Phrygiens
1688
Vinrent premier flotter aux sables Libyens !
1689
Dès lors mon coeur jugea qu'avant la départie,  
1690
  À grand'peine on verrait Carthage garantie
1691
D'un mal inespéré : car on veut s'outrager
1692
Quand d'un recueil prodigue on reçoit l'étranger :
1693
Toujours vient une perte, un regret, une honte,
1694
Quand plus des étrangers que des siens on tient compte.
1695
Mais qui eût pensé, las ! Qu'une déloyauté
1696
Eût contre tant d'efforts méchamment résisté ?
1697
Qui l'eût pensé (bons Dieux !).

ANNE.
Je crois que la malice
1698
Nous aveugle au conseil, puis nous livre au supplice :
1699
Croirait-on qu'un Énée oubliât de penser
1700
Ce qui peut son dessein et sa vie offenser,
1701
Avant qu'entrer en mer ? Sans qu'à rien il regarde :
1702
En une mer de maux chétif il se hasarde.
1703
Prend-il point garde, avant qu'avoir en soi fermé
1704
L'arrêt de ce dessein, à ce monstre emplumé,
1705
Qui soucieux de tout jamais ne se repose,
1706
Et qui de bouche en bouche épand chacune chose
1707
Du Nil Égyptien jusqu'aux eaux d'Occident
1708
Et du Scythe gelé jusques au More ardent,
1709
Prompt d'agrandir un fait, ce monstre hasardeux
1710
(Dis-je) qui aiguisa naguères sur eux deux
1711
Ses langues, et ses yeux, quand l'amour effrénée
1712
Couverte du manteau d'un trompeur Hyménée,
1713
Commença par augure à mille fois montrer,
1714
Qu'un bien léger fait l'homme en cent malheurs entrer,
1715
Quand le présent plaisir qui moins qu'un songe dure,
1716
Ôte le sentiment de la peine future ?
1717
Prend-il point (dis-je) égard aux encombres que peut
1718
Conspirer sur les grands ce monstre quand il veut ?
1719
C'est au moins, c'est au moins, que telle renommée
1720
Rendra contre son nom toute terre animée ?
1721
Et tant que rencontrant son forfait en tous lieux,
1722
Ne lui restra que d'être à soi-même odieux.
1723
Prend-il point garde encor qu'à grand'peine en leur âge
1724
Les siens pourront à chef mettre une autre Carthage ?
1725
Et que ces beaux destins, ces oracles rendus,
1726
Ces miracles, ces feux, ces beaux Dieux descendus,
1727
Ne sont qu'illusions, ou Démons qui nous peinent,
1728
Et ministres du Ciel en nos malheurs nous mènent ?
1729
Prend-il point garde encor, je crois, qu'en un plein jour
1730
Un péché nous ennuicte aux forces qu'a l'amour,  
1731
Dont il rompt les conseils, qu'on cache et qu'on évente ?
1732
Hé ! Qui s'ose vanter de tromper une amante ?
1733
Hé ! Qui s'ose promettre en la trompant ainsi,
1734
Qu'aveuglément lui-même il ne se trompe aussi,
1735
Pensant qu'on permettra sans en rien l'outrager,
1736
Sortir hors d'un pays l'outrageux étranger ?
1737
Nos peuples Tyriens auraient-il plus qu'Énée
1738
Et les bras engourdis, et l'âme efféminée ?
1739
Mais toutefois délivre de honte et de peur,
1740
Rend de la prévoyance un seul hasard vainqueur.
1741
Ô aveugle entreprise, ô trahison ouverte,
1742
Qui semble avoir été pour l'une ou l'autre perte
1743
Mise en ce chef parjure, à fin qu'il fût certain
1744
Par l'exemple des deux, que Cupidon en vain
1745
  Nous repaît quelque temps, pour faire après repaître
1746
Notre coeur aux serpents que dans nous il fait naître.
1747
Que plaindrai-je premier ? Plaindrai-je le forfait
1748
Que mon conseil, hélas ! À son honneur a fait ?
1749
Voire aux Mânes sacrés de son loyal Sichée,
1750
Voire aux pourchas de ceux, dont j'ai tant vu cherchée  
1751
Avec Didon fuitive, en ce port étranger,
1752
Une alliance (hélas) franche d'un tel danger ?
1753
C'est moi Barce, c'est moi : qui pourrait sans pleurer.
1754
Le confesser, c'est moi qui la fais endurer,
1755
C'est moi qui ai banni de son âme la honte,
1756
Par qui seule d'amour la force se surmonte.
1757
C'est moi qui pour sa mort, ai le bois entassé,
1758
C'est moi qui ai dans elle un brasier amassé ;:
1759
C'est moi qui ai toujours telle flamme nourrie,
1760
Qui ne peut sans Didon se voir jamais périe ?
1761
C'est moi à qui toujours se venait adresser
1762
Ce déloyal trompeur, qui ne craint de blesser
1763
Ni les Dieux, ni sa foi, ni l'amante embrasée,
1764
Que sa foi, que les Dieux, ont enfin abusée.
1765
  Mais sera-t-il donc vrai ? (Bons Dieux !) permettrez-vous
1766
Que ce pipeur se joue et de vous et de nous ?
1767
Que t'avons-nous donc fait, sainte troupe céleste ?
1768
Mais Que t'avons-nous fait, ô étranger moleste ?  
1769
Vengez s'il y a faute : Ha Dieux elle n'a pas
1770
Trop inhumaine hôtesse, en un sale repas
1771
Souillé d'un corps humain votre divine bouche.
1772
Ell' n'a pas égorgé Jupiter dans sa couche,  
1773
Changeant son coeur de femme au coeur d'un Lycaon :  
1774
De rien ne la sauraient charger les Dieux, sinon
1775
D'avoir tout au rebours hôtesse trop humaine ;
1776
Trop bien fait à celui, las ! Grands Dieux, qui à peine
1777
Trop ingrat s'en soucie, et qui l'abandonnant,
1778
Fait injure à soi-même, injure au Dieu Tonnant :
1779
À ce Dieu qui d'en-haut les parjures regarde,
1780
Et des hôtes a pris la juste sauvegarde.

BARCE.
1781
Plaise donc à ce Dieu jetant l'oeil au besoin,
1782
Ou de l'un ou de l'autre avoir bientôt le soin,
1783
Soit que d'elle le mal impitoyable il chérisse,
1784
Ou soit que le pervers Justicier il punisse :
1785
  Souvent ce Dieu vengeur de tous humains forfaits,
1786
Permet que mille torts par les méchants soient faits,
1787
Afin que par celui se punissent nos vices,
1788
Qui plus dessus sa tête amasse de supplices.
1789
Mais ainsi que les Dieux qui semblent être oisifs
1790
À venger les forfaits, sont bien souvent tardifs,
1791
J'ai peur qu'ils soient aussi tardifs à ce remède,
1792
Et que ce mal au mal de la seule mort cède :
1793
Si c'est mal que mourir, lorsque de cent trépas
1794
Un trépas nous délivre.

ANNE.
Hélas ! Je ne crois pas
1795
Qu'il advienne autrement, et sans cesse m'effrayent
1796
Les signes monstrueux que les Dieux m'en envoient :
1797
Ce qu'en dormant aussi mes songes me font voir,
1798
Trouble mes sens, émus d'un pareil désespoir
1799
Le Songe est fils du Ciel ; et bien souvent nous ouvre
1800
Ce qu'encore le temps dessous son aile couvre.
1801
Il m'a semblé la nuit que d'un ardent tison
1802
J'avais deçà delà semé par la maison
1803
Un feu, que d'autant plus je m'efforçais d'éteindre,
1804
Et plus jusqu'au sommet il s'efforçait d'atteindre :
1805
Mes sens ne se sont point de ceci dépêtrés,
1806
Qu'aussi soudain n'y soient d'autres songes entrés.
1807
Je voyais un chasseur, duquel la contenance
1808
Et de face et de corps, empruntait la semblance
1809
D'Apollon, quand tout seul pour chasser quelque part
1810
Ou de Dèle, ou de Cynthe, ou d'Amathonte il part :
1811
Sur l'épaule lui bat sa perruque dorée,
1812
Sur le côté sa trousse en biais ceinturée,
1813
Sa flèche est en la coche, et son arc en plein poing :
1814
Tout ainsi mon chasseur qui s'écartait bien loin,
1815
  Dedans l'épais d'un bois s'offrait dedans ma vue,
1816
Tant qu'au bord d'un taillis une biche il ait vue :
1817
Il décoche, il l'atteint, elle demi-mourant
1818
Fait du sang qui ruisselle une trace en courant,
1819
Le fer tient dedans l'os, et pour néant évite
1820
  Ce qui lui tient (hélas) compagnie en sa fuite ;
1821
Tant que sous un Cyprès ayant porté longtemps
1822
Et sa flèche et sa plaie, ait avachi ses sens.
1823
Les pieds faillent au corps, le corps faut à la tête :
1824
Et comme la pitié de l'innocente bête
1825
   Me soulevait le coeur, plutôt que ses sanglots,
1826
S'est perdu parmi l'air mon songe et mon repos.
1827
Combien de fois ces jours encor toute tremblante,
1828
Ai-je en sursaut repris mon âme travaillante,
1829
Lorsque mon pâle frère en dormant revenait
1830
   Me prendre les cheveux, et cruel me traînait,
1831
Comme il m'était avis, hors du lit pour m'apprendre
1832
D'avoir fait à sa femme un autre parti prendre.
1833
Mêmement une nuit, lorsque Jarbe le Roi
1834
De nos peuples voisins sortait presque de soi,
1835
Tant l'amour le brûlait : sachant qu'à cet Énée
1836
Fut de ma soeur la terre et l'âme abandonnée,
1837
Pour ce que nous tenions mille propos mêlés
1838
Du monstre qui si tôt nous avait décelés.
1839
Un songe vint saisir en dormant ma mémoire
1840
Sur celle qui sait tout, soit bien soit mal notoire :
1841
Je brouillais en l'esprit deçà delà roulant,
1842
Tout ce qu'on m'avait dit de ce monstre volant,
1843
L'un me semblait compter que dès qu'en leur pensée
1844
Ceux de Tyr projetaient leur ville commencée ;
1845
  Ce monstre ne cessait, et puis haut, et puis bas
1846
De voleter sur nous, y prenant ses appas,
1847
Nous apportant sans fin quelque trouble des autres,
1848
Ou bien à nos voisins portant sans fin des nôtres.
1849
Un autre me semblait parlant obscurément,
1850
Décrire à son propos ce monstre hautement,
1851
Ce monstre enfant du Temps, en tout aussi muable
1852
Qu'en ses effets divers son père est variable.
1853
Qui sans aucun repos fait, défait, et refait
1854
Son rapport, tout ainsi que son père son fait ;
1855
Et circuit en rien le Ciel, la Terre, et l'onde,
1856
Comme le vol du temps circuit tout le monde.
1857
Tous deux sont souhaités, tous deux ne mourront point ;
1858
Et ne sont différents tous deux que d'un seul point.
1859
Jamais rien ce vieillard qui ne soit vrai n'apporte,
1860
Le faux, le vrai, sa fille aux oreilles rapporte.
1861
Or cependant qu'en moi ce propos s'embrouillait,
1862
Et que mainte autre chose aux propos se mêlait,
1863
Je vis de mes deux yeux cette femme volage,
1864
Se planter sur les tours de la neuve Carthage,
1865
Sale, maigre, hideuse, et soudain embouchant
1866
La trompe qu'elle avait, sonner un piteux chant :
1867
Voire et me fut avis que de la trompe même
1868
Sortait et sang, et feu, tant qu'éperdue et blême
1869
De ce cruel spectacle au réveil me troublai,
1870
Et de longtemps après mes sens ne rassemblai.
1871
Las ! Barce qu'en dis-tu ? Barce, hélas !

BARCE.
On se ronge
1872
En vain s'on veut avoir la raison de tout songe.

ANNE.
1873
De mes songes encor je ne m'effraierais point,
1874
Si rien plus grand n'était à mes songes conjoint :
1875
J'ai vu ces jours passés sur le haut du château
1876
Signe fatal de mort, croasser maint corbeau ,
1877
Le hibou porte mort, l'Orfraye menaçante ;
1878
Et la voix du Corbeau dessus nous croassante
1879
Ne me chanter que mal, et m'a fait frissonner.
1880
Le vin que ce matin en sang j'ai vu tourner,
1881
Au moins ce m'a semblé lorsqu'en la coupe sienne,
1882
Didon sacrifiant à Junon gardienne,
1883
Le tenait pour épandre aux cornes du Taureau :
1884
Outre ce jour hideux m'est un effroi nouveau :
1885
Car tout ce jour Phébus a sa face montrée
1886
Telle, comme je crois, que quand le fier Atrée
1887
Fit bouillir les enfants de son frère adultère,
1888
Leur faisant un tombeau du ventre de leur père.
1889
Encore outre ce temps embrouillé l'on oit bruire  
1890
La mer plaintive aux bords, et sembler nous prédire
1891
Que les Dieux qui jamais rien constant ne permettent,
1892
Envoyent sur nos chefs ce que leurs feux promettent ;
1893
Même cet arc-en-ciel Iris Thaumantienne,  
1894
Messagère à Junon, de ce lieu gardienne,
1895
Apparaissait tout hier de noir sang toute teinte,
1896
Non pas de cents couleurs, comme elle soulait, peinte.

BARCE.
1897
Lorsque l'on voit un mal obstinément épris,
1898
Et que la froide peur se saisit des esprits,
1899
Il nous semble que tout nous donne témoignage
1900
   De ce que nous craignons : mais d'un serein visage
1901
Je vois venir la Reine. Ô l'heureux changement,
1902
Si avecque la face est changé le tourment.

DIDON.
1903
J'ai trouvé le moyen, ma soeur, qui me peut rendre
1904
Ce fuitif outrageux, ou qui me peut défendre,
1905
Me dépêtrant du Dieu qui jusqu'à ma mort me touche,
1906
Vers la fin d'Océan où le Soleil se couche,
1907
Sont les Mores derniers, près l'échine foulée
1908
Du grand Atlas portant la machine étoilée :
1909
De là l'on m'a montré la sage enchanteresse,
1910
La vieille Béroé, Massyline prêtresse
1911
Qui le temple gardait aux filles Hespérides,
1912
Appâtant le dragon de ses douceurs humides,
1913
Et d'oublieux pavots, et prenant elle-mêmes
1914
La garde du fruit d'or, des soucis plus extrêmes :
1915
  Ainsi qu'elle promet, la vie elle délie,
1916
Ou bien d'un soin cruel elle empêtre la vie :
1917
Elle arrête à sa voix la plus raide rivière,
1918
Et fait tourner du ciel les signes en arrière :
1919
Les ombres de là-bas en hurlant elle appelle,
1920
Tu oiras rehurler la terre dessous elle :
1921
Tu verras des hauts monts les plantes dévalées,
1922
Et les herbes venir de toutes les vallées.
1923
J'appelle (chère soeur) les Dieux en témoignage,
1924
Toi et ton chef aussi, que l'ancien visage
1925
  De l'art magicien malgré mon coeur j'éprouve :
1926
Mais puisque ma fureur ce seul remède trouve,
1927
Va, et au plus secret de cette maison nôtre
1928
Un grand amas de bois dresse-moi l'un sur l'autre :
1929
Que l'épée de l'homme en la chambre fichée
1930
Où j'ai brisé la foi de mon époux Sichée :
1931
Que toute la dépouille et le lit détestable,
1932
Le lit de nos amours, dont je meurs misérable,
1933
Soit par toi mis dessus. Car la prêtresse enseigne
1934
Que tous ces demeurants, de mes fureurs l'enseigne,  
1935
Soient abolis au feu. Quand la pile entassée
1936
Quand sur elle sera toute chose amassée,
1937
D'if, de buis, de Cyprès faisant mainte couronne,
1938
Je veux que maint autel cette pile environne.
1939
Là tout ainsi qu'on vit Médée charmeresse,
1940
Renouvelant d'Éson la faillante vieillesse,
1941
Tu me verras la voix effroyable et tremblante,
1942
La chevelure au vent de tous côtés flottante,
1943
Un pied nu, l'oeil tout blanc, la face toute blême,
1944
Comme si mes esprits s'écartaient de moi-même :
1945
Lors de feuilles ayant vos têtes entourées,
1946
Et d'un noeud conjuré par les reins ceinturées,  
1947
Vous m'orrez bien tonner trois cent Dieux d'une suite,  
1948
Et Enfer et Chaos, et celle qui hérite
1949
Nos esprits à jamais, la trois fois double Hécate,  
1950
  Diane à triple voie : il faut que je combatte
1951
Pour moi contre moi-même, il faut que je m'efforce
1952
De forcer les efforts, à qui je donnais force.
1953
Hâtez donc, laissez-moi, afin que je remâche
1954
Toute seule à part moi, tout cela qui relâche
1955
Les amours furieux, et que tout j'appareille
1956
Pour commencer mes voeux, dès que l'aube vermeille
1957
Aura demain rougi l'humide matinée,
1958
Le Ciel, le Ciel m'orra.

ANNE.
Toi donc qui vois Énée
1959
(Ô grand Ciel) opposer à tes lois sa malice,
1960
Sois pour nous, et prospère en tout ce sacrifice.

DIDON.
1961
Puis-je donc forcenée encor me laisser vivre,
1962
S'il n'y a que la mort qui d'un tel mal délivre ?
1963
Laissé-je triompher cette flamme bourrelle,
1964
Lorsque ma main, ma main, peut bien triompher d'elle ?
1965
   Qu'entreprendrais-je (ô Mort !) Mort que seule je nomme
1966
Contre les Dieux vengeurs la vengeance de l'homme ?
1967
Qu'entreprendrais-je : (dis-je) alors qu'en moi s'assemble
1968
Tout ce que les enfers ont de rages ensemble,
1969
Tout ce que le Vésuve a d'ardeurs recelées,
1970
  Tout ce que la Scythie a de glaces gelées,
1971
Tout ce qu'on feint là-bas de peines éternelles
1972
S'ordonner par Minos aux âmes criminelles,
1973
Sinon avec ma vie en moi jà dédaigneuse
1974
De faire crever tout par une plaie heureuse ?
1975
   Pourrais-je bien encor me voir une espérance
1976
De me pouvoir guérir pour chercher l'alliance
1977
Des Nomades voisins, par moi jà méprisée ?
1978
Serais-tu bien encor, Didon tant abusée
1979
Que d'allonger le fil de ta vie ennemie
1980
   En suivant par la mer celui qui t'a trahie ?
1981
Prends encores, à fin que ta dextre couarde
1982
N'ayant pitié de toi, sur toi ne se hasarde,
1983
Qui te soit beaucoup mieux de suivre l'adversaire,
1984
Que de fuir ta vie à tout repos contraire :
1985
  Suivrais-tu toute seule aveugle et déréglée,
1986
Ou bien le suivrais-tu encor plus aveuglée,
1987
Si tu pensais faire avec toute la suite
1988
Qu'à grand'peine tu as jusqu'en ces lieux conduite,
1989
L'arrachant de Sidon ? Et puis, hé condamnée,
1990
  Pauvre femme, je crois, en dépit du Ciel née,
1991
N'as-tu point eu encor assez de connaissance
1992
Quel fut Laomédon, et quelle est son engeance ?
1993
Non, non, meurs meurs ainsi, Didon, que tu mérites,
1994
Apprête-toi donc, Parque, et toi qui tant irrites
1995
   Mes fureurs contre moi, Fortune insatiable,
1996
Apprête-toi pour voir le spectacle exécrable :
1997
Tu ne t'es pu saouler, m'ayant toujours foulée,
1998
Mais bientôt de mon sang je te rendrai saoulée.
1999
L'amour mange mon sang, l'amour mon sang demande,
2000
  Je le veux tout d'un coup repaître en mon offrande :
2001
Soyez au sacrifice, ô vous les Dieux suprêmes,
2002
Je vous veux apaiser du meurtre de moi-mêmes.
2003
Votre enfer, Dieux d'enfer, pour mon bien je désire,
2004
Sachant l'enfer d'Amour de tous enfers le pire :
2005
  J'irais j'irais desor, mais il me faut attendre
2006
L'occasion des voeux que je feins d'entreprendre.

LE CHOEUR.
2007
Troupe Phénicienne
2008
Qui prévois bien ton mal :
2009
Et toi troupe Troyenne
2010
Serve d'un déloyal :
2011
Vous le Ciel et la terre,
2012
Voyez voyez ce jour,
2013
Combien traîtrement erre
2014
L'injustice d'amour.
2015
  Ô grands Dieux, si le vice
2016
N'a point en vous de lieu,
2017
Amour plein d'injustice
2018
Peut-il bien être Dieu ?
2019
Mais injuste je pense
2020
  Chacune Déité,
2021
Qui jamais ne dispense
2022
Le bien à la bonté.
2023
Un seul hasard domine
2024
Dessus tout l'univers,
2025
  Où la faveur divine
2026
Est due au plus pervers.
2027
Les Dieux dès sa naissance
2028
Lui ont ôté les peurs,
2029
Avec la conscience,
2030
  Meurtrière de nos coeurs.
2031
S'il chet dans la marine
2032
À la rive il prétend,
2033
Et s'attend à l'échine,
2034
Du Dauphin qui l'attend.
2035
La guerre impitoyable
2036
Massacrant les humains,
2037
Crains l'heur épouvantable
2038
Que l'on voit en ses mains :
2039
Rien les arts de Médée,
2040
  Rien n'y pût la poison,
2041
Rien cela dont gardée
2042
Fut la jaune toison.
2043
Rien la loi qu'on révère,
2044
Non tant comme on la craint :
2045
Rien le bourreau sévère
2046
Qui l'homme blême étreint.
2047
Rien le foudre céleste
2048
Des plus grands ennemi,
2049
Toute chose il déteste,
2050
Et tout lui est ami.
2051
Songeons aux trois qu'on prise
2052
Pour plus aventureux,
2053
Et qu'en toute entreprise
2054
Les Dieux ont fait heureux,
2055
Jason, Thésée, Hercule :
2056
Les Dieux leur ont prêté
2057
Grand'faveur, crainte nulle ;
2058
Toute déloyauté.
2059
Tous trois ainsi qu'Énée,
2060
  En trompant leurs amours,
2061
Ont fait mainte journée
2062
Marquer d'horribles tours.
2063
Tous trois trompeurs des hôtes ;
2064
Tous trois, ô inhumains,
2065
Ont vu soit par leurs fautes,
2066
Soit même de leurs mains,
2067
Leurs maisons effrayées
2068
D'avoir reçu les cris
2069
De leurs femmes tuées,
2070
De leurs enfants meurtris :
2071
Mais la faveur suprême
2072
Les poussait toutefois,
2073
Et crois que la mort même
2074
Les a fait Dieux tous trois.
2075
Tu sais bien (ô Énée)
2076
Peste des grand's maisons,
2077
Qui d'une destinée
2078
Farde tes trahisons :
2079
Tu sais, ô implacable,
2080
Homme lâche, homme fier,
2081
Que ce tour détestable
2082
N'est d es tiens le premier.
2083
Le Ciel, la mer, la terre,
2084
Nonobstant sont pour toi ;
2085
Rien ne te fait la guerre,
2086
Tu la fais à ta foi.
2087
Didon qui s'humilie
2088
Devant les Dieux, sans fin
2089
Va traînant une vie
2090
Serve d'un dur destin.
2091
Si ce n'est injustice
2092
De nous traiter ainsi,
2093
Rien ne peut de ce vice
2094
Les sauver que ceci :
2095
C'est que pécheurs nous sommes
2096
Et le Ciel se fâchant,
2097
Fait pour punir les hommes
2098
Son bourreau d'un méchant.


Acte V

 Didon, Barce, Le Choeur.

 DIDON.
2099
 Mais où me porte encor ma fureur, qui me garde
2100
  De me dépêtrer d'elle ? Et quel malheur retarde
2101
 Mes secourables mains, qui allongeant d'une heure
2102
 Mon misérable fil, font que cent fois je meure ?
2103
 Plus cruels sont les coups dont l'amour aiguillonne,
2104
 Que ceux-là que la dextre homicide nous donne.
2105
  Mais quoi ? Mourrons-nous donc tellement outragées ?
2106
 Mourrons-nous, mourrons-nous sans en être vengées ?
2107
 Le méchant a cinglé dès que l'aube éveillée
2108
 Par ma vue toujours sans repos décillée
2109
 S'est découverte au Ciel, la pauvre aube je cuide
2110
  Qui prend pitié de moi : j'ai vu le port tout vide,
2111
 J'ai j'ai vu de ma tour sous le clair des étoiles,
2112
 Les vents qui se jouaient de ses traîtresses voiles.
2113
 Se jouer de la foi lâchement parjurée,
2114
 Se jouer de l'honneur de moi désespérée,
2115
  Se jouer du repos d'une parjure veuve,
2116
 Se jouer du bonheur de ma Carthage neuve,
2117
 Et qu'on verra bientôt se jouer de ma vie,
2118
 Par qui sera soudain cette flotte suivie,
2119
 Las las ! Sera-ce ainsi ? Toi brûlante poitrine,
2120
  Faut-il que dedans toi tout le mal je machine
2121
 Contre moi seulement ? Vous vous cheveux coupables
2122
 Que je romps à bon droit, serons-nous misérables
2123
 Tous seuls, sans qu'aucun mal sente le méchant même,
2124
 Qui vous fait arracher, et enrager moi-même ?
2125
  Jupiter Jupiter, cette gent tromperesse
2126
 Doncque se moquera d'une Reine et hôtesse ?
2127
 Sus Tyriens, sus peuple au port au port, aux armes,
2128
 Portez les feux, courez, changez le sang aux larmes,
2129
 Jetez-vous dans la mer, accrochez-moi la troupe,
2130
  Que d'un bouillant courage on me brûle on me coupe
2131
 Ces vilains par morceaux, que tant de sang s'écoule,
2132
 Que jusques à mes yeux le flot marin le roule.
2133
 Que dis-tu ? Où es-tu, Didon ? Quelle manie
2134
 Te change ton dessein, pauvre Reine, ennemie
2135
  De ton heur ? Il fallait telle chose entreprendre
2136
 Quand tu donnais les lois : tes forfaits t'ont pu rendre
2137
 Toi-même sans pouvoir, et ton peuple sans crainte.
2138
 Celui qu'on dit porter, ô malheureuse feinte,
2139
 Les Dieux de son pays dans son navire, emporte
2140
  Tout ce qui te rendait dessus ton peuple forte.
2141
 N'ai-je pu déchirer son corps dans la marine
2142
 Par pièces le jetant, tuer sa gent mutine,
2143
 Son Ascaigne égorger, et servie à la table,
2144
 Remplissant de son fils un père détestable ?
2145
  Mais quoi ? (me dirait-on) la victoire incertaine
2146
 M'eût été : c'est tout un, de mon trépas prochaine
2147
 Qu'est-ce que j'eusse craint ? J'eusse porté les flammes
2148
 Dedans tout leur quartier : j'eusse ravi les âmes
2149
 Au père, au fils, au peuple, et jà trop dépitée
2150
  Contre moi je me fusse au feu sur eux jetée.
2151
 Mais puisque je n'ai pu, toi Soleil, qui regardes
2152
 Tout ceci : toi Junon, qui las ! Si mal me gardes,
2153
 Coupable de mes maux : toi Hécate hurlée
2154
 De nuit aux carrefours : vous bande échevelée,
2155
  Qui pour cheveux portez vos pendantes couleuvres,
2156
 Et dans vos mains les feux vengeurs des lâches oeuvres :
2157
 Vous (dis-je) tous les Dieux, de la mourante Élize
2158
 Recevez ces mots ci, et que l'on favorise
2159
 À la dernière voix qu'à peine je desserre :
2160
  Si l'on permet jamais ce méchant prendre terre,
2161
 Que tout peuple sans fin le guerroie et dédaigne,
2162
 Que banni, que privé des yeux de son Ascaigne,
2163
 En vain secours il cherche, et que sans fin il voie
2164
 Renaître sur les siens les ruines de Troie :
2165
  Quand même malgré soi il faudra qu'il fléchisse
2166
 Sous une injuste paix, qu'alors il ne jouisse
2167
 De règne ni de vie, ains mourant à grand'peine
2168
 Au milieu de ses jours, ne soit en quelque arène
2169
 Qu'enterré à demi. Quant à sa race fière,
2170
  Qui sera, je ne sais (et la fureur dernière
2171
 Prophétise souvent) ainsi que lui traîtresse,
2172
 Qui par dol se fera de ce monde maîtresse :
2173
 Qui de cent piétés, ainsi que fait Énée,
2174
 Abusera la terre en ses lois obstinée,
2175
  Et qui toujours feindra pour croître sa puissance
2176
 Avec les plus grands Dieux avoir fait alliance,
2177
 S'en forgeant bien souvent de nouveaux et d'étranges,
2178
 Pour croître avec ses Dieux ses biens et ses louanges.
2179
 Qu'on ne la voie au moins en aucun temps paisible,
2180
  Et que quand peuple aucun ne lui sera nuisible
2181
 Elle en veuille à soi-même, et que Rome grevée
2182
 De sa grandeur, souvent soit de son sang lavée.
2183
 Que sans fin dans ses murs la sédition règne,
2184
 Qu'en mille et mille états elle change son règne,
2185
  Qu'elle fasse en la fin de ses mains sa ruine,
2186
 Et qu'à l'envi chacun dessus elle domine,
2187
 Se voyant coup sur coup saccagée, ravie,
2188
 Et à mille étrangers tous ensemble asservie.
2189
 Quant à vous Tyriens, d'une éternelle haine
2190
  Suivez à sang et feu cette race inhumaine :
2191
 Obligez à toujours de ce seul bien ma cendre,
2192
 Qu'on ne veuille jamais à quelque paix entendre.
2193
 Les armes soient toujours aux armes adversaires,
2194
 Les flots toujours aux flots, les ports aux ports contraires :
2195
  Que de ma cendre même un brave vengeur sorte ;
2196
 Qui le foudre et l'horreur sur cette race porte :
2197
 Voilà ce que je dis, voilà ce que je prie,
2198
 Voilà ce qu'à vous Dieux, ô justes Dieux je crie.
2199
 Mais ne voici pas Barce ? Il faut que je l'empêche,
2200
  Et que seule de soi desor' je me dépêche
2201
 De l'esprit ennuyeux. Barce chère nourrice,
2202
 Va et lave ton chef, il faut que je finisse
2203
 Ce que j'ai commencé, cherche-moi ce qui reste
2204
 Pour parfaire mes voeux contre la mort moleste :
2205
  Puis appelant ma soeur, qu'on la lave et couronne,
2206
 M'apportant tout cela que la prêtresse ordonne.
2207
 Va donc.

 BARCE.
 À moi (ô Reine) à moi donque ne tienne
2208
 Qu'on ne voye soudain la délivrance tienne.
2209
  Mais quelle couleur, Dieux ! Toutes sacrifiantes
2210
 Rendent-elles ainsi leurs faces effrayantes ?
2211
 Quoi que soit, je crains tout, las vieillesse chétive !
2212
 Comment se fait que tant par tant de maux je vive ?

 DIDON.
2213
 C'est à ce coup qu'il faut, ô mort, mort voici l'heure,
2214
  C'est à ce coup qu'il faut que coupable je meure,
2215
 Sur mon sang, dont je veux sur l'heure faire offrande,
2216
 Qu'on paye à mon honneur tant offensé l'amende :
2217
 J'ai tantôt dans l'épais du lien sombre et sauvage,
2218
 Près l'autel où je tiens de mon époux l'image,
2219
  Entendu la voix grêle et reçu ces paroles,
2220
 Didon Didon viens-t-en. Ô amours, amours folles,
2221
 Qui n'avez pas permis qu'innocente et honnête
2222
 Je revoise vers lui mais jà ma mort est prête.  
2223
 Pour t'apaiser Sichée, il faut laver mon crime
2224
  Dans mon sang, me faisant et prêtresse et victime :
2225
 Je te suis-je te suis, me fiant que la ruse,
2226
 La grâce, et la beauté de ce traître m'excuse,
2227
 La grand'pile qu'il faut qu'à ma mort on enflamme
2228
 Déteindra de son feu et ma honte et ma flamme.
2229
  Et toi chère dépouille, ô dépouille d'Énée,
2230
 Douce dépouille, hélas ! Lorsque la destinée
2231
 Et Dieu le permettaient, tu recevras cette âme,
2232
 Me dépêtrant du mal qui sans fin me rentame.  
2233
 J'ai vécu, j'ai couru la carrière de l'âge
2234
  Que Fortune m'ordonne, et or' ma grand'image
2235
 Sous terre ira : j'ai mis une ville fort belle
2236
 À chef, j'ai vu mes murs, vengeant la mort cruelle
2237
 De mon loyal époux, j'ai puni courageuse
2238
 Mon adversaire frère : heureuse, ô trop heureuse,
2239
  Hélas ! Si seulement les naus Dardaniennes
2240
 N'eussent jamais touché les rives Libyennes.
2241
 Sus donc allons, de peur que le moyen s'enfuie :
2242
 Trop tard meurt celui-là qu'ainsi son vivre ennuie.
2243
 Allons et redisons sur le bois la harangue,
2244
  Arrêtant tout d'un coup et l'esprit et la langue.

 LE CHOEUR.
2245
 Dis-nous Barce, où vas-tu.

 BARCE.
 Au château je retourne.

 LE CHOEUR.
2246
 La Reine y vient d'entrer, et comme le vent tourne
2247
 Les feuillards dans les bois, lorsque libre il s'en joue,
2248
 L'amour comme il lui plaît en cent sortes la roue.
2249
  À qui n'eût point fendu le coeur d'impatience,
2250
 Voyant tantôt de loin changer ses contenances ?
2251
 Ores nous la voyons les paupières baissées
2252
 Rêver à son tourment : ores les mains dressées,
2253
 De je ne sais quels cris, desquels elle importune
2254
  Et les Dieux peu soigneux, et l'aveugle Fortune,
2255
 Faire tout retentit : ores un peu remise
2256
 Se recoiffer, et or' de plus grand'rage éprise
2257
 Se battre la poitrine, et des ongles cruelles
2258
 Se rompre l'honneur saint de ses tresses tant belles :
2259
  Le pleur m'en vient aux yeux. Ô quel hideux augure,
2260
 Pour de nos murs nouveaux témoigner l'aventure !

 BARCE.
2261
 Si est-ce que je vois vers elle en espérance,
2262
 Que bientôt de ses maux elle aura délivrance.

 LE CHOEUR.
2263
 L'Amour qui tient l'âme saisie,
2264
  N'est qu'une seule frénésie,
2265
 Non une déité :
2266
 Qui, comme celui qui travaille
2267
 D'un chaud mal, poinçonne et tenaille
2268
 Un esprit tourmenté.
2269
Celui dont telle fièvre ardente
2270
 La mémoire et le sens tourmente,
2271
 Souffre sans savoir quoi :
2272
 Et sans qu'aucun tort on lui fasse
2273
 Il combat, il crie, il menace,
2274
  Seulement contre soi.
2275
 Son oeil de tout objet se fâche,
2276
 Sa langue n'a point de relâche,
2277
 Son désir de raison :
2278
 Ore il connaît sa faute, et ore
2279
  Sa peine le raveugle encore,
2280
 Fuyant sa guérison.
2281
 Tel est l'amour, tel est la peste,
2282
 Qu'il faut que toute âme déteste :
2283
 Car lorsqu'il est plus doux
2284
  Il n'apporte que servitude,
2285
 Et apporte, quand il est rude,
2286
 Toujours la mort sur nous.

 BARCE.
2287
 Ô moi pauvre, ô Ciel triste, ô terre, ô creux abymes !
2288
 Quand est-ce qu'ici-bas pareil horreur nous vîmes ?
2289
  Que suis-je ? Où suis-je ? Où vois-je ? Est-ce là dont l'offrande
2290
 Que l'homicide Amour pour s'apaiser demande ?
2291
 Ô Crime ! Ô cruauté ! Ô meurtre insupportable
2292
 Que l'amour a commis !

 LE CHOEUR.
 Quel trouble épouvantable
2293
 T'a fait si tôt sortir (ô Barce) quelle injure
2294
  Peut encor conspirer la fortune plus dure ?

 BARCE.
2295
 Quelle quelle (grands Dieux !) êtes-vous donc absentes ?
2296
 Étant sûres au port riez-vous des tourmentes ?
2297
 La Reine s'est tuée, au moins avec sa flamme,
2298
 Par un coup outrageux les restes de son âme,
2299
  Sanglotant durement à grand'force elle pousse :
2300
 Voilà la fin qu'apporte une amorce si douce.

 LE CHOEUR.
2301
 Ô jour hideux, ô mort horrible, ô destinée
2302
 Cent à cent fois méchante, ô plus méchant Énée !
2303
 Mais comment ? Comment Barce, hélas ?

 BARCE.
  Sous une feinte
2304
 Qu'elle a fait de vouloir rendre sa peine éteinte,
2305
 Par l'heur d'un sacrifice elle a couvert l'envie
2306
 De chasser aux enfers ses travaux et sa vie :
2307
 Sur un amas de bois, feignant par vers tragiques
2308
  D'enchanter ses fureurs, elle a mis les reliques
2309
 Qu'elle avait de ce traître, un portrait, une épée,
2310
 Et leur coupable lit. Or afin que trompée
2311
 Avec Anne je fusse, ailleurs on nous envoie,
2312
 Lors seule dans son sang ses flammes elle noie,
2313
  S'enferrant du présent que lui fit le parjure.
2314
 Anne court à son cri, qui presque autant endure :
2315
 Voyant mourir sa soeur, son vivre elle dédaigne,
2316
 Et de la mort veut faire une autre mort compaigne.
2317
 Est-ce ainsi donc (ô Soeur) que ta feinte nous trompe ?
2318
  Verrai-je que sans moi ta propre main te rompe
2319
 Le filet de ta vie ? Est-ce ici le remède ?
2320
 Est-ce le sacrifice à qui ton tourment cède ?
2321
 Sont-ce les voeux, les vers dont tu m'as abusée ?
2322
 Es-tu tant contre nous et contre toi rusée ?
2323
  Ainsi sa soeur en vain, lave et bouche sa plaie.
2324
 Elle s'oyant nommer, tant qu'elle peut s'essaie
2325
 De soulever son chef, qui tout soudain retombe,
2326
 Ne cherchant que changer son lit avec la tombe.
2327
 Ô piteux lit mortel ! Ô que d'horrible rage
2328
  Le Soleil à ce jour attraine sur Carthage !

 LE CHOEUR.
2329
 Arrachez vos cheveux, Tyriens, qu'on maudisse
2330
 De mille cris enflez l'amoureuse injustice,
2331
 Rompez vos vêtements :
2332
 Écorchez votre face, et soyez tels qu'il semble
2333
  Que l'on voie abîmer vous et Carthage ensemble
2334
 Redoublez vos tourments.
2335
 Redoublez-les toujours, et que la mort cruelle
2336
 De la Reine mourante, en vos coeurs renouvelle
2337
 Mille morts désormais.
2338
  Pleurez, criez, tonnez, puisque si mal commence
2339
 L'heur de Carthage, il faut, ô peuple, qu'on la pense
2340
 Malheureuse à jamais.

 BARCE.
2341
 Mais, que séjournons-nous ? Sus, sus, ô pauvre bande,
2342
 Bande, las ! Sans espoir, allons, et cette offrande
2343
  Arrosons de nos pleurs, et souffrons tant de peine,
2344
 Qu'avec elle le deuil presque aux enfers nous mène.
2345
 Nul vivant ne se peut exempter de furie,
2346
 Et bien souvent l'amour à la mort nous marie.


EXTRAIT DU PRIVILÈGE


Il est permis à Nicolas Chesneau Libraire juré en l'université de Paris, [d']imprimer ou faire imprimer, et exposer en vente en un ou plusieurs volumes, Les Oeuvres poétiques d'Etienne Jodelle Parisien. Et sont défenses faites à tous autres libraires ou imprimeurs n'en vendre sinon de l'impression dudit Chesneau ou de son consentement. Et ce jusques à six ans entiers et consécutifs après la première impression qui en sera faite, à peine de confiscation, et d'amende, comme plus amplement il est porté ès Lettres sur ce données à Paris le 24 septembre 1574.

Signé, par le Conseil, LE COINTE.

Ce volume a été achevé d'imprimer le 6ème jour de Novembre 1574.