LE CHOEUR DES TROYENS.
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{v} Les Dieux des humains se soucient,
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Et leurs yeux sur nous arrêtés,
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Font que nos fortunes varient ;
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Sans varier leurs volontés.
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Le tour du Ciel qui nous ramène,
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Après un repos une peine,
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Un repos après un tourment,
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Va toujours d'une même sorte :
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Mais tout cela qu'il nous rapporte
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Ne vient jamais qu'inconstamment.
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Les Dieux toujours à soi ressemblent :
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Quant à soi les Dieux sont parfaits :
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Mais leurs effets sont imparfaits,
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Et jamais en tout ne se semblent :
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Les deux peuples divers, qu'ensemble
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L'immuable fatalité,
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Pour ce seul jour encore assemble
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Dans les murs de cette cité :
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Les Troyens sous le fils d'Anchise,
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Tes Tyriens dessous Élize,
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Montrent assez à tous vivants,
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Qu'il n'y a que l'audace humaine
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Qui fasse, que le Ciel attraine
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L'heur et le malheur se suivant.
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Notre heur aurait une constance,
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Si voulant toujours haut monter,
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Nous ne tâchions même d'ôter
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Aux grands Dieux notre obéissance.
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Mais eux qui toutes choses voient,
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Exempts d'ignorer jamais rien,
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Ont vu, comme il faut qu'ils envoient
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Aux mortels le mal et le bien ;
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Et d'un tel ordre ils entrelacent
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L'heur au malheur, et se compassent
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Si bien en leur juste équité,
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Que l'homme au lieu d'une assurance,
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Ne peut avoir que l'espérance
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De plus grande félicité.
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Pendant que chétif il espère,
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(Chacun en sa condition)
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La Mort ôte l'occasion
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D'espérer rien de plus prospère.
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Ainsi les hauts Dieux se réservent
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Ce point, d'être tous seuls contents :
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Pendant que les bas mortels servent,
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Aux inconstances de leur temps.
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Des événements l'inconstance,
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Engendre en eux une ignorance :
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Tant qu'aveuglés par le désir
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Auquel trop ils s'assujettissent,
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Pour l'heur le malheur ils choisissent ;
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L'ombre du plaisir pour plaisir.
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Mais quoi ? Vu telle incertitude,
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L'homme sage sans s'émouvoir
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Reçoit ce qu'il faut recevoir,
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Moqueur de la vicissitude.
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Car si toutes choses qui viennent,
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Avaient par avant à venir,
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Si les douleurs qui en proviennent
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Par un malheureux souvenir :
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Ou bien, la crainte qui devance
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L'événement de telle chance,
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Ne nous peuvent apporter mieux :
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Grands Dieux, qu'est-ce qui nous fait faire
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Plus malheureux en notre affaire,
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Que même ne nous font les Cieux ?
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Heureux les esprits qui ne sentent
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Les inutiles passions,
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Filles des appréhensions,
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Qui seules quasi nous tourmentent.
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Tout n'est qu'un songe, une risée,
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Un fantôme, une fable, un rien,
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Qui tient notre vie amusée
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En ce qu'on ne peut dire sien.
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Mais cette marâtre Nature,
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Qui se montre beaucoup plus dure
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À nous, qu'aux autres animaux,
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Nous donne un discours dommageable,
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Qui rend un homme misérable,
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Et avant et après ses maux.
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Et plus les bourrelles Furies
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Voyent que nous sommes en heur,
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Et plus après notre malheur
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Montre sur nous leurs seigneuries.
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Cette inévitable Fortune,
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Qui renversa notre cité,
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N'eût point été tant importune
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Contre notre félicité,
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Si avant que les tristes flammes
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Eussent ravi les chères âmes
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De nos superbes Citoyens ;
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Cette vengeresse muable,
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N'eût point été tant favorable
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Aux murs, et au nom des Troyens.
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Mais qui eût pu brider sa rage,
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Voyant que le Ciel gouverneur
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Souffrait qu'on saccageât l'honneur
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Des villes, et des Dieux l'ouvrage ?
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Ainsi n'eût pas été saisie
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Par les trois infernales soeurs,
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L'âme de ce grand Roi d'Asie,
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Voyant les Grecs être vainqueurs :
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Si ce grand Priam notre prince
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N'eût apparu dans sa province,
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Comme Roi de tous autres Rois.
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L'Ire n'est point en la puissance
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Des princes : et l'Impatience
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Contraint leur coeur dessous ses lois.
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Quelle horreur, quand la gloire haute
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Trébuche, et que les royautés
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Se tournent en captivités,
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Soit par hasard, soit par leur faute ?
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Toi-même Hécube infortunée,
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Qui cruellement des Grégeois
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Pour esclave fus entraînée
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Comment maintenant tu dirais.
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Quels brandons, et quelles tenailles
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S'acharnent dessus les entrailles
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De ceux, qui devant triomphants,
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Voyent soudain choir les orages,
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Et ensanglanter leurs visages
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Du sang même de leurs enfants ?
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Nous-mêmes qui dessous Énée
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Cherchons notre bien par nos maux,
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Disons qu'avec les coeurs plus hauts
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La plus grande misère est née.
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Mais qui veut voir un autre exemple,
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Soit du destin, ou soit du mal,
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Que l'homme en souffre, qu'il contemple
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En ce département fatal,
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Comment la fortune se joue
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D'une grand'Reine sur sa roue.
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J'ai grand' peur qu'aucune raison
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Voyant le sort tant variable,
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(Ô pauvre Didon pitoyable !)
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Ne demeure dans ta maison
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Une impatience est plus grande
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Que tout mal que l'on puisse avoir :
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Mais la mort a souvent fait voir,
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Qu'impatience au mal commande.