Scène I.
À Calatrava, dans la maison du Commandeur.
Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ et ORTUÑO.
LE COMMANDEUR
1Le grand maître sait-il mon arrivée!
ORTUÑO
3Il ne faut pas s’étonner si, étant si jeune, il montre tant de fierté.
LE COMMANDEUR
4Sait-il également que je suis Fernand Gomez de Guzman!
FLOREZ
5C’est un enfant! ne faites pas attention à sa conduite.
LE COMMANDEUR
6Et quand bien même il ne saurait pas mon nom, ne devrait-il pas lui suffire que l’on m’appelle le commandeur mayor!
ORTUÑO
7Il ne manque pas de gens qui auront pu lui conseiller cette impolitesse.
LE COMMANDEUR
8Il ne se fera point d’amis. Ce sont les égards qui gagnent les cœurs. Un homme impoli éloigne de lui tout le monde.
ORTUÑO
9Si un homme discourtois savait combien il est détesté de ceux-là mêmes qui lui auraient baisé les pieds, personne ne voudrait l’être, et l’on craindrait ce défaut plus que la mort.
FLOREZ
10Il n’est rien de plus fatigant, de plus irritant. Entre égaux l’impolitesse est une sottise! mais venant d’un supérieur, c’est une tyrannie. Mais ne vous mettez pas en peine! le grand maître est un enfant, et il ne sait pas encore ce que c’est que d’être aimé.
LE COMMANDEUR
11L’épée qu’il ceignit, le jour même où la croix de Calatrava couvrit sa poitrine, aurait dû lui apprendre ses devoirs.
FLOREZ
12Si l’on vous a desservi auprès de lui, vous le verrez bientôt.
ORTUÑO
13Si vous craignez un accueil indigne de vous, nous pouvons nous en retourner.
LE COMMANDEUR
14Non, je veux voir ce qu’il pense.
Entrent LE GRAND MAÎTRE et sa Suite.
LE GRAND MAÎTRE
15Pardonnez, je vous supplie, Fernand Gomez de Guzman. Je n’apprends qu’à l’instant votre arrivée en cette ville.
LE COMMANDEUR
16Je me plaignais de vous, et avec assez de raison. J’attendais plus d’empressement de celui dont j’ai élevé l’enfance, étant tous deux ce que nous sommes! vous grand maître, et moi commandeur de l’ordre, et, de plus, votre dévoué serviteur.
LE GRAND MAÎTRE
17J’étais bien sûr, mon cher Fernand, que vous me viendriez voir. Embrassons-nous encore.
LE COMMANDEUR
18Vous me devez quelques égards. J’ai pour vous exposé ma vie jusqu’à l’époque où le Saint-Père vous a accordé des dispenses d’âge.
LE GRAND MAÎTRE
19Je ne l’ai pas oublié! et par le signe sacré qui couvre votre poitrine et la mienne, je m’efforcerai toujours de m’acquitter envers vous, en vous respectant et vous honorant comme un père.
LE COMMANDEUR
20Vous me donnez toute satisfaction.
LE GRAND MAÎTRE
21Que dit-on de la guerre!
LE COMMANDEUR
22Veuillez me prêter votre attention, et vous saurez ce que vous avez à faire.
LE GRAND MAÎTRE
23Parlez, je vous écoute.
LE COMMANDEUR
24Don Rodrigue Tellez Giron, vous êtes grand maître! vous devez cet insigne honneur à votre illustre père, qui, depuis huit ans déjà, résigna la maîtrise en votre faveur. Pour assurer davantage votre dignité, le roi et les commandeurs de l’ordre jurèrent de maintenir cette disposition! et Pie II et ensuite Paul ont donné des bulles pour autoriser le grand maître de Saint-Jacques, don Juan Pacheco, à être votre coadjuteur. Maintenant qu’il est mort et que, malgré votre jeune âge, on vous a laissé à vous seul le gouvernement de l’ordre, songez bien qu’il y va de votre honneur, dans les circonstances où nous sommes, de suivre le parti de vos parents, lesquels, après la mort du roi Henri quatrième du nom, travaillent à faire passer la couronne de Castille sur la tête d’Alphonse, roi de Portugal, comme époux de l’infante Jeanne. Tandis que d’autres veulent pour roi Ferdinand d’Aragon, qui a épousé l’infante Isabelle, votre famille trouve plus de droits à sa rivale, ne pouvant pas croire que les titres de celles-ci soient fondés sur l’inceste et l’imposture! et votre cousin tient dans ce moment la fille de Henri en son pouvoir. De votre côté il faut agir, et voici ce que je viens vous conseiller! c’est de réunir dans Almagro les chevaliers de l’ordre, et de vous emparer de Ciudad-Réal, qui, commandant les passages de la Castille à l’Andalousie, est un poste avantageux pour les surveiller toutes deux. Pour cela peu de monde suffit! car la ville n’a d’autre garnison que les habitants et quelques nobles qui soutiennent Isabelle et Ferdinand. Il faut, don Rodrigue, malgré votre jeunesse, épouvanter par un coup d’éclat tous ces gens qui prétendent que la croix que vous portez est trop pesante pour vos forces. — Voyez les comtes de Urueña de qui vous sortez, lesquels vous montrent, du haut du temple de la Gloire, les lauriers qu’ils ont acquis! voyez le marquis de Villena et tant d’autres capitaines vos ancêtres qui ont fatigué les ailes de la Renommée, exciter votre courage. — Tirez donc du fourreau votre brillante épée, et que dans les combats la lame se rougisse comme la croix de votre manteau! car pour moi j’aurai peine à voir en vous le grand maître de l’ordre de la croix rouge, tant que la croix de votre épée ne se sera pas rougie dans le sang. Toutes deux doivent être de la même couleur! et vous, illustre Giron, vous devez vous comporter de manière à prendre place un jour au temple de mémoire avec nos nobles aïeux.
LE GRAND MAÎTRE
25N’en doutez pas, Fernand Gomez, je suivrai, dans ces troubles civils, le parti de mes proches! et puisque vous jugez convenable que je passe à Ciudad-Réal, vous le verrez, je renverserai ses remparts avec la rapidité de la foudre. — Il ne faut pas, parce que mon oncle est mort, que mes parents et les étrangers s’imaginent que la valeur du grand maître est morte avec lui. Je tirerai mon épée, et la plongeant dans le sang ennemi, je la rendrai bientôt aussi rouge que la croix que je porte. — Et vous, commandeur, où résidez-vous! Avez-vous quelques soldats!
LE COMMANDEUR
26Peu, mais dévoués! et si vous les employez, ils se battront comme des lions. Vous saurez qu’à Fontovéjune il n’y a que des hommes de basse condition, et moins exercés à la guerre qu’aux paisibles travaux des champs.
LE GRAND MAÎTRE
27C’est là que vous résidez de préférence!
LE COMMANDEUR
28Entre les maisons de ma commanderie, j’ai choisi celle-là pour y demeurer pendant ces troubles. Faites dresser un état de vos vassaux. Pas un, je suis sûr, ne manquera à votre appel.
LE GRAND MAÎTRE
29Dès ce soir vous me verrez à cheval et la lance en arrêt.
Ils sortent.
Scène II.
Une rue de Fontovéjune.
Entrent LAURENCIA et PASCALE.
LAURENCIA
30Plaise au ciel qu’il ne revienne jamais en ces lieux!
PASCALE
31Eh bien! s’il faut te l’avouer, quand je t’ai donné cette nouvelle, j’ai cru que cela te ferait plus de peine.
LAURENCIA
32Je te le répète, Dieu veuille que je ne le revoie de ma vie à Fontovéjune!
PASCALE
33Va, Laurencia, j’ai connu plus d’une fille qui était pour le moins aussi fière que toi, aussi farouche, et qui a fini par devenir maniable comme de la cire.
LAURENCIA
34Tu ne sais donc pas que je suis plus dure et plus rêche qu’un vieux chêne!
PASCALE
35Allons, il ne faut jamais dire! Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.
LAURENCIA
36Par le soleil! je le dirai, dût le monde entier soutenir le contraire. Pourquoi aimerais-je Fernand Gomez! Est-ce que je puis prétendre qu’il m’épouse!
PASCALE
37Il est vrai que non.
LAURENCIA
38Dès lors je n’aurais à attendre que de la honte. Ne vois-tu pas toutes nos jeunes filles qui se sont fiées à lui, comme il les a délaissées!
PASCALE
39Si tu lui échappes, je regarderai cela comme un miracle.
LAURENCIA
40Miracle, soit! tu peux le tenir pour sûr! il y a déjà un mois qu’il me poursuit, et, ma chère, il n’a rien eu. Florez, son digne agent, et ce drôle d’Ortuño, m’ont fait voir des robes, des colliers, des épingles pour la tête! ils m’ont dit du commandeur mille et mille choses qui m’ont inspiré des craintes! mais rien n’a pu m’ébranler.
PASCALE
41Où est-ce qu’ils t’ont parlé!
LAURENCIA
42Là bas, au bord du ruisseau, il y a cinq ou six jours.
PASCALE
43Prends garde, Laurencia! tu me sembles bien menacée!
PASCALE
45Non, c’est le curé.
LAURENCIA
46Je suis une jolie poulette, c’est possible, mais je ne suis pas assez tendre pour sa révérence. J’aime mieux, pardine! mettre au feu le matin un morceau de lard aux œufs pour mon déjeuner, le manger avec du pain que j’ai pétri moi-même, en dérobant à ma mère un verre de vin de la jarre cachetée! j’aime mieux à midi voir mon bouilli danser et frétiller au milieu des choux, en soulevant une écume harmonieuse, et, si je suis fatiguée et pressée par la faim, me contenter de quelques aubergines cuites avec du lard! j’aime mieux, après un léger goûter et pendant que je prépare le souper, décrocher quelques raisins de ma vigne (que Dieu garde de grêle!)! j’aime mieux manger le soir une salade avec de l’huile et du piment, et ensuite aller, contente, au lit, après avoir fait mes prières en répétant du fond du cœur! Ne nous induisez pas en tentation, que toutes ces sornettes que me content ces mauvais sujets, et toutes leurs protestations d’amour. Car enfin, sans se soucier de ce que nous deviendrons, ils ne songent qu’à se procurer une nuit de plaisir, laquelle serait suivie de dégoût le lendemain.
PASCALE
47Tu as raison, Laurencia! lorsqu’ils cessent de nous aimer, les hommes sont plus ingrats que les moineaux de nos champs. L’hiver, lorsque le froid a gelé la terre, ils descendent de leurs nids en disant au laboureur biau, biau, biau, et viennent manger les miettes jusque sous sa table! et puis, lorsque le printemps reparaît, et qu’ils voient les champs reverdir, oubliant les bienfaits qu’ils ont reçus, ils revolent sur les toits en criant viau, viau, viau! Ainsi font les hommes. Tant qu’ils nous désirent, nous sommes leur vie, leur existence, leur cœur, leur âme! mais une fois que le fossé est franchi, leurs anges se dérangent, et ils souhaitent le bonjour à leurs amours.
LAURENCIA
48Ne nous fions à pas un.
PASCALE
49C’est ce que je dis, ma chère.
Entrent MENGO, BARRILDO et FRONDOSO.
FRONDOSO
50Tu y mets, Barrildo, trop d’obstination.
BARRILDO
51Au moins nous avons ici qui pourra nous dire la vérité.
MENGO
52Je veux bien! mais avant de leur parler, faisons un arrangement. C’est que si elles prononcent en ma faveur, chacun de vous me donnera ce que nous avons parié.
BARRILDO
53J’y consens. Mais toi, à ton tour, que nous donneras-tu, si tu perds!
MENGO
54Je vous donnerai mon violon, qui vaut plus d’un cent de gerbes, et que moi j’estime davantage.
FRONDOSO
56Eh bien! approchons.
(À Laurencia et à Pascale.)
Dieu vous garde, belles dames!
LAURENCIA
57Comment, Frondoso, nous des dames!
FRONDOSO
58C’est pour me mettre à la mode. — Ne vois-tu pas que le bachelier on l’appelle licencié! qu’on dit du négligent qu’il est bonhomme! de l’ignorant qu’il a du sens! du fanfaron qu’il a l’air militaire! d’un chicaneur, qu’il est diligent! d’un bouffon, qu’il est agréable! d’un tapageur, qu’il est brave! Ne donne-t-on pas le nom de timide au poltron! de vaillant, au coupe-jarret, de bon enfant, à l’imbécile! de garçon de bonne humeur, à l’extravagant! Que dit-on d’une grande bouche! qu’elle est fraîche! de petits yeux! qu’ils sont perçants! d’une tête chauve! qu’elle est imposante! des niaiseries! que ce sont des gentillesses! d’un grand pied! que c’est un bon fondement. Je ne finirais pas de citer tous les exemples qui m’autorisent à vous appeler dames.
LAURENCIA
59En effet, Frondoso, il paraît qu’à la ville on s’exprime ainsi par politesse. Mais, sur ma foi, j’en sais d’autres qui parlent d’une façon toute contraire. Ils disent de l’homme grave qu’il est ennuyeux! du réservé, qu’il est triste! du sévère, qu’il est cruel! du sensible, qu’il est un niais. Sais-tu quel nom ils donnent à celui qui a de la constance! ignorant, mal-appris! à celui qui est courtois! flatteur! au charitable! hypocrite! au chrétien! ambitieux. Ne trouvent-ils pas que le mérite est du bonheur! la véracité, de l’impudence! la patience, de la lâcheté! Pour eux une honnête femme est une sotte, la plus belle est contrefaite, et pour peu que nous ayons de liant et de gaieté, ils nous traitent de… Mais baste! je t’en ai dit assez pour te répondre.
MENGO
60En vérité, tu es un démon.
BARRILDO
61Elle n’a pas la langue mal pendue.
MENGO
62Je parierais qu’à son baptême le curé lui jeta du sel à poignées.
LAURENCIA
63Il me semble que vous étiez en discussion. Qu’est-ce donc!
FRONDOSO
64Écoute-moi, je te prie.
MENGO
66Sois bien attentive.
LAURENCIA
67J’écoute de mes deux oreilles.
MENGO
68Nous nous en rapportons à toi.
LAURENCIA
69Vous avez donc parié!
FRONDOSO
70Oui, Barrildo et moi contre Mengo.
LAURENCIA
71Et que prétend Mengo!
BARRILDO
72Il s’obstine à nier une chose qui est de toute évidence.
MENGO
73Je la nie parce que je dois la nier.
LAURENCIA
74De quoi s’agit-il!
BARRILDO
75Il dit qu’il n’y a point d’amour.
LAURENCIA
76S’il parle absolument, il a tort.
BARRILDO
77Cent fois tort! car sans l’amour, le monde ne pourrait pas même se conserver.
MENGO
78Moi, je n’entends rien à la philosophie. Oh! si je savais lire, vous verriez… mais si les divers éléments sont en perpétuelle discorde, et si ce sont eux qui alimentent notre corps… c’est d’eux que nous viennent la bile, la mélancolie, le sang, le flegme… et cela est clair…
BARRILDO
79Non, Mengo, dans ce monde et dans l’autre, partout, vois-tu, règne une admirable harmonie… et l’harmonie, c’est l’amour.
MENGO
80Pour ce qui est de l’amour naturel, je ne le nie pas! loin de là, c’est lui, selon moi, qui conserve toutes choses par la correspondance nécessaire de ce que nous voyons ici-bas, et j’ai toujours reconnu que chacun a un amour qui protége et soutient son existence. Ainsi ma main défend ma figure du coup qui la menace! ainsi mes pieds, en fuyant, dérobent mon corps à un danger prochain! ainsi mes paupières se ferment instinctivement si je crains quelque chose pour mes yeux. — Cela, c’est l’amour naturel.
PASCALE
81Eh bien! en quoi prétends-tu qu’ils se trompent!
MENGO
82En ce que, dans mon opinion, nul n’aime que sa propre personne.
PASCALE
83Pardonne-moi, Mengo, mais cela n’est pas. — C’est un fait, au contraire, que l’homme aime la femme, et chaque animal son semblable.
MENGO
84Cela, c’est de l’amour-propre, et non pas de l’amour. Qu’appelles-tu amour, Laurencia!
LAURENCIA
85C’est le désir de la beauté.
MENGO
86Et cette beauté, pourquoi l’amour la désire-t-il!
LAURENCIA
87C’est… pour obtenir… ce qu’il veut.
MENGO
88Oui, pour la posséder.
MENGO
90Eh bien! le plaisir de cette possession n’est-il pas pour celui qui la désire!
MENGO
92Ainsi donc, c’est par amour de soi-même qu’on recherche le bien qui doit nous satisfaire!
MENGO
94Donc il n’y a point d’autre amour que celui que je dis. C’est celui qui fait toute ma passion, et auquel je veux me livrer.
BARRILDO
95Notre curé nous dit un jour au sermon qu’il y avait autrefois un certain Platon qui nous enseignait à aimer! car celui-là n’aimait que l’âme, et tout ce qu’il désirait, c’était la perfection de l’objet aimé.
PASCALE
96Je crois que vous avez soulevé là une question qui plus d’une fois peut-être a fait disputer les savants dans leurs académies et leurs universités.
LAURENCIA
97Elle a raison. — Va, Mengo, ne te fatigue pas à vouloir persuader es amis, et rends grâce au ciel qui t’a fait sans amour.
MENGO
98Et toi, aimes-tu!
LAURENCIA
99Je n’aime que l’honneur.
FRONDOSO
100Alors, que Dieu te punisse un jour par la jalousie!
BARRILDO
101Eh bien! qui a gagné!
PASCALE
102Vous n’avez qu’à vous adresser au sacristain! lui seul et le curé pourront résoudre la question. — Laurencia n’aime pas! moi, j’ai peu d’expérience! comment pourrions-nous prononcer un jugement!
FRONDOSO
103En est-il de plus cruel que cette insensibilité!
Entre FLOREZ.
FLOREZ
104Dieu garde les gens de bien!
PASCALE
105Voilà un des domestiques du commandeur.
LAURENCIA
106C’est un de ses limiers.
(À Florez.)
D’où venez-vous donc, l’ami!
FLOREZ
107Ne voyez-vous donc pas mon habit militaire!
LAURENCIA
108Est-ce que le commandeur va revenir!
FLOREZ
109Dans un moment. La guerre est finie, et ce n’est pas sans qu’elle nous ait coûté du sang et quelques amis.
FRONDOSO
110Conte-nous ce qui s’est passé.
FLOREZ
111Personne ne le peut mieux que moi, qui ai tout vu de mes yeux. — Pour faire cette expédition sur Ciudad-Réal, le vaillant grand maître réunit deux mille hommes d’infanterie de ses vassaux et trois cents hommes de cheval, soit de son ordre, soit séculiers… Vous savez que la croix rouge oblige à se battre tous ceux qui la portent, fussent-ils dans les ordres! seulement ce ne devrait être que contre les Maures. Quoi qu’il en soit, le jeune grand maître partit vêtu d’une casaque verte brodée d’or, dont les manches étaient relevées d’une façon élégante! il montait un fort cheval de bataille, gris pommelé, qui a bu l’eau du Guadalquivir, et connaît ses pâturages fertiles. La croupière était garnie en lanières de peau de buffle! et la crinière, tressée avec des rubans blancs, était en harmonie avec les taches blanches dont le cheval se trouvait couvert. — À côté du grand-maître marchait Fernand Gomez votre seigneur, monté sur un cheval isabelle à crins noirs! il portait une cotte de mailles turque, et sur son armure brillante flottait un riche manteau relevé de rubans orangés. Son casque, tout brillant d’or et de perles, était également orné de rubans de même couleur. Une attache mi-rouge et mi-blanche retenait à son bras le frêne qui lui sert de lance et qui est redouté jusqu’à Grenade. La ville entière se mit en défense! les habitants disaient qu’ils ne voulaient point d’autre seigneur que le roi, et qu’ils défendaient leur patrimoine. Cependant, malgré leur résistance, le grand maître entra dans la place. Il fit trancher la tête aux plus rebelles, ainsi qu’à ceux qui l’avaient outragé. Quant aux mutins de la populace, il les fit fouetter publiquement, en ordonnant que leurs lèvres fussent serrées entre des tenailles. Bref, le vainqueur est maintenant si redouté et si estimé dans la ville, qu’on pense que celui qui dans un âge aussi tendre a su ainsi combattre, vaincre et punir, doit être un jour la terreur de la fertile Afrique, et assujettir les croissants d’azur à sa croix écarlate. Il a donné les plus grandes récompenses au commandeur et à tous ceux qui l’ont suivi! on eût dit qu’il voulait mettre au pillage non pas seulement la ville, mais ses propres biens. — Mais j’entends la musique. Recevez joyeusement votre maître! car la bonne volonté des vassaux vaut mieux que tous les lauriers de la terre pour embellir le triomphe du seigneur.
Entrent LE COMMANDEUR, ORTUÑO, JUAN ROXO, ESTÉVAN, ALONZO, Peuple et Musiciens.
MUSICIENS
112
chantant
Qu’il soit le bienvenu
Notre commandeur,
Qui tue les gens
Et conquiert les villes.
Vivent les Guzmans,
Vivent les Girons,
Aussi vaillants à la guerre
Que bons pendant la paix.
À son courage
Rien ne peut résister,
Et il revient vainqueur
De Ciudad-Réal.
Qu’il vive mille années!
Vive Fernand Gomez,
Qui rapporte sa bannière
À Fontovéjune!
LE COMMANDEUR
113Ville de Fontovéjune, je vous remercie de l’attachement que vous me montrez.
ALONZO
114Ce n’est qu’une partie de celui que nous éprouvons… et il n’est pas étonnant que nous aimions un seigneur qui mérite tant d’être aimé.
ESTÉVAN
115Seigneur, Fontovéjune et son corps municipal, que vous comblez d’honneur aujourd’hui, vous supplient de daigner accepter un petit présent, renfermé dans ces chars que nous avons couverts de notre mieux de verdoyants rameaux, et que nous vous offrons timidement! à savoir, d’abord deux corbeilles de fine poterie! puis tout un troupeau d’oies qui s’empressent de passer la tête à travers les barreaux de leurs cages pour chanter à l’envi votre valeur et votre gloire! puis, dix cochons salés et d’autres pièces de charcuterie, dont l’odeur est parfois plus agréable que celle des gants parfumés d’ambre! puis, cent paires de chapons, et des poules qui ont laissé veufs les coqs de tous les hameaux voisins. Nous n’avons ici ni armes, ni chevaux, ni harnais brodés d’or pur! nous n’avons d’autre or que notre amour pour vous! et ce que nous avons de plus pur, c’est une douzaine d’outres de vin vieux qui, si vous en doublez vos soldats, leur donneront, même au milieu de l’hiver, une invincible ardeur, et les défendront mieux que des cuirasses de fer et d’acier. Je ne vous rends point compte des fromages et des autres bagatelles, juste tribut des cœurs que vous avez gagnés… Et bon prou vous fasse à vous et à votre maison!
LE COMMANDEUR
116Je vous remercie, représentants de Fontovéjune! vous pouvez vous retirer.
ESTÉVAN
117Reposez-vous maintenant, seigneur, et soyez le très-bien venu! Les arcs de joncs et de feuillage, que vous voyez à votre porte, auraient été formés de perles et de pierres précieuses, si notre ville avait pu faire pour vous la moitié seulement de ce que vous méritez.
LE COMMANDEUR
118Je crois à votre affection, messeigneurs. Que Dieu vous accompagne!
ESTÉVAN
119Allons, chanteurs, encore une fois la reprise!
MUSICIENS
120
Qu’il soit le bienvenu
Notre commandeur,
Qui tue les gens
Et conquiert les villes.
Ils sortent.
LE COMMANDEUR
121Attendez un moment, vous deux.
LAURENCIA
122Qu’ordonne votre seigneurie!
LE COMMANDEUR
123Encore les dédains de l’autre jour!… et avec moi!… Vive Dieu! ce n’est pas mauvais.
LAURENCIA
124Est-ce à toi que monseigneur parle, Pascale!
PASCALE
125Non pas. Dieu m’en préserve!
LE COMMANDEUR
126C’est à vous, petite cruelle, et aussi à cette autre jeune fille… N’êtes-vous pas à moi!
PASCALE
127Oui, seigneur, mais pas comme vous l’entendez.
LE COMMANDEUR
128Allons, allons, entrez chez moi, mes belles! il y a du monde, n’ayez pas peur.
LAURENCIA
129À la bonne heure si les alcades étaient entrés, j’aurais pu les suivre étant la fille de l’un d’eux! mais sans cela…
LE COMMANDEUR
132Qu’attend-on pour exécuter mes ordres!
FLOREZ
133Allons, entrez.
LAURENCIA
134Ne nous touchez pas.
FLOREZ
135Entrez! ne restez pas là comme des sottes.
PASCALE
136Oui da! et une fois que nous aurions mis le pied dans la maison, la porte se refermerait sur nous.
FLOREZ
137Entrez donc! le commandeur vous fera voir les belles choses qu’il a rapportées de la guerre.
LE COMMANDEUR
138Une fois entrées, Ortuño, ferme bien.
Il sort.
LAURENCIA
139Laissez-nous passer, Florez.
ORTUÑO
140Est-ce que vous n’êtes pas comprises dans les cadeaux qu’on a faits au gouverneur!
PASCALE
141Ce serait assez bon, ma foi!… Laissez-nous donc.
FLOREZ
142C’est que, en vérité, vous êtes charmantes.
LAURENCIA
143Votre maître n’a donc pas assez de tous les cadeaux que lui a faits la ville!
ORTUÑO
144Ce qu’il désire le plus, et ce qu’il aurait préféré à tout le reste, c’est vous!
LAURENCIA
145Qu’il s’en passe, dût-il crever!
Elles sortent.
FLOREZ
146Nous voilà chargés d’une belle ambassade! comme il va nous arranger en nous voyant arriver sans elles!
ORTUÑO
147Quand on est au service il faut en passer par là. On doit exécuter aveuglément tous les ordres, ou quitter au plus vite.
Ils sortent.
Scène IV.
Un bois près de Fontovéjune.
Entrent LAURENCIA et FRONDOSO.
LAURENCIA
162Vrai, Frondoso, tu es bien audacieux, et j’ai laissé mon étendage à moitié pour qu’on ne s’étonnât pas trop en me voyant m’éloigner de la fontaine. Il faut que je te gronde. Tout le monde jase! on sait que tu me parles, que je te parle, et chacun a l’œil sur nous. Et comme tu es un garçon de bonne mine et te mettant mieux que les autres, il n’y a pas une fille au village, il n’y a pas aux champs un garçon qui ne soit prêt à jurer que nous allons nous marier ensemble, et qui ne s’attende chaque dimanche à voir le sacristain publier nos bans au prône. Et puissent tes greniers regorger de grains au mois d’août, et tes jarres être pleines de bon vin, comme il est vrai que jamais pareille idée ne m’a occupée, ni donné plaisir ou peine, désir ou chagrin.
FRONDOSO
163Hélas! belle Laurencia, tes dédains me tiennent dans le plus triste état, et si tes regards sont pour moi la vie, tes paroles me donnent la mort. Ne sais-tu donc pas que mon vœu le plus cher est d’être un jour ton époux! et dois-tu récompenser de la sorte une foi aussi constante, une ardeur aussi pure!
LAURENCIA
164Je ne puis pas te parler autrement.
FRONDOSO
165Est-il possible que tu me voies sans pitié accablé d’ennuis! n’es-tu pas touchée de savoir que sans cesse occupé de toi je ne puis ni boire, ni manger, ni dormir! Comment tant de rigueur peut-elle se trouver avec une figure aussi angélique! — Vive Dieu! j’en mourrai.
LAURENCIA
166Fais-toi guérir de cette maladie.
FRONDOSO
167Toi seule peux me donner la guérison. — Ah! que je serais heureux si je pouvais te becquotter comme un pigeon fait la colombe, quand l’Église nous en aura donné la permission!
LAURENCIA
168Eh bien, parles-en à mon oncle Juan Roxo. Quoique je ne t’aime pas encore, il me semble que ça pourra venir.
FRONDOSO
169Ô ciel! que vois-je! le commandeur!
LAURENCIA
170Il poursuit sans doute quelque daim. — Cache-toi dans ces broussailles.
FRONDOSO
171Et Dieu sait avec quelle jalousie!
Il se cache.
Entre LE COMMANDEUR.
LE COMMANDEUR
172Ma foi! ce n’est pas malheureux quand on poursuit un daim de rencontrer une si jolie biche.
LAURENCIA
173Fatiguée de laver, je me reposais un moment sous ces arbres. Maintenant, je vais retourner à la fontaine, si votre seigneurie veut bien me le permettre.
LE COMMANDEUR
174Tu ne saurais dire, belle Laurencia, à quel point tes dédains sauvages nuisent aux grâces dont le ciel t’a douée. Ils seraient capables de t’enlaidir. Mais si tu as pu d’autres fois te dérober à mes prières, il n’en sera pas de même aujourd’hui! et cette solitude où nous sommes te permet de m’écouter. Toi seule me traites avec cette hauteur, toi seule repousses un seigneur qui t’adore. Dis-moi, Sébastienne, la femme de Pedro Redondo, ne s’est-elle pas rendue à ma poursuite! et celle de Martin del Pozo m’a-t-elle résisté! L’une et l’autre pourtant n’étaient mariées que depuis quelques jours.
LAURENCIA
175Celles-là, monseigneur, avaient appris avec d’autres l’art de vous être agréables, et elles avaient écouté avant vous beaucoup de garçons du village. — Allez, monseigneur, Dieu vous fasse retrouver votre daim… Si je ne voyais pas la croix qui orne votre poitrine, je vous prendrais pour un démon, tant vous êtes obstiné à me poursuivre.
LE COMMANDEUR
176À la fin je perds patience. Je pose là mon arbalète, et je m’en remets à mon bras, à ma force, pour avoir raison de tes minauderies.
LAURENCIA
177Comment! que faites-vous! perdez-vous la raison!
LE COMMANDEUR
178Ne te défends pas.
Frondoso paraît, et se saisit de l’arbalète.
FRONDOSO
179à part.Vive Dieu! je tiens l’arbalète, et ce n’est pas pour la porter sur mon épaule.
LE COMMANDEUR
180Finis-en donc! rends-toi.
LAURENCIA
181Cieux tout-puissants, secourez-moi!
LE COMMANDEUR
182Que crains-tu! nous sommes seuls.
FRONDOSO
183Illustre commandeur, laissez cette fille. Autrement, malgré mon respect pour votre croix, elle sera le but où, dans ma colère, je lance ce trait.
LE COMMANDEUR
184Vilain chien!…
FRONDOSO
185Tant que vous voudrez! — Fuis, Laurencia.
LAURENCIA
186Frondoso, prends garde à ce que tu fais.
FRONDOSO
187Sois tranquille. Va-t’en.
Elle sort.
LE COMMANDEUR
188Maudite soit mon étourderie! Je n’ai pas mon épée. Je l’ai laissée pour qu’elle ne me gênât pas dans mes courses.
FRONDOSO
189Ne bougez pas, monseigneur! sans quoi je lâche la détente, et tant pis pour vous!
LE COMMANDEUR
190Elle est partie à présent, infâme traître! — Rends-moi sur-le-champ l’arbalète. Rends-la, vilain.
FRONDOSO
191Oui-dà, pour que vous me tuiez. — Songez, je vous prie, monseigneur, que l’amour est sourd, et qu’il n’écoute rien quand il sent sa force.
LE COMMANDEUR
192Eh quoi! un homme comme moi sera-t-il obligé de fuir devant un pareil drôle!… Tire, misérable, tire! et prends bien garde de me manquer! car j’oublierais que je suis chevalier.
FRONDOSO
193Pour moi je n’oublie pas qui je suis! mais, afin de ne pas exposer ma vie, je m’en vais avec cette arme.
Il sort.
LE COMMANDEUR
194Étrange et cruelle situation l… Mais je me vengerai et de l’insulte et de ce qu’il m’a fait perdre la meilleure occasion… Comment ne me suis-je pas précipité sur lui! — Vive Dieu! j’en rougis de honte.