Félix Lope de Vega y Carpio, Fuente Ovejuna

Fontovéjune





Texto utilizado para esta edición digital:
Vega, Lope de. Fontovéjune [Fuente Ovejuna]. In Théâtre de Lope de Vega. Traduit par Jean-Joseph-Stanislas-Albert Damas-Hinard. Paris: Charpentier, 1892. pp. 87-152.
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  • Amelang, David J.

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PERSONNAGES

LE ROI FERDINAND
LA REINE DOÑA ISABELLE
LE GRAND MAÎTRE DE CALATRAVA
LE COMMANDEUR, FERDINAND GOMEZ DE GUZMAN
DON MANRIQUE DE LARA
FLOREZ, domestique du Commandeur
ORTUÑO, domestique du Commandeur
CIMBRANOS, soldat
ESTÉVAN, alcade
ALONZO, alcade
MENGO, paysan
BARRILDO, paysan
JUAN ROXO, paysan
FRONDOSO, jeun paysan
PASCALE, jeune paysanne
LAURENCIA, jeune paysanne
JACINTHE, jeune paysanne
LÉONEL, étudiant
DEUX REGIDORS DE CIUDAD-REAL
UN JUGE, ENFANTS, SOLDATS, LABOUREURS, MUSICIENS, etc., etc.

La Scène se passe en Espagne, et principalement à Fontovéjune.


JOURNÉE PREMIÈRE

Scène I.

À Calatrava, dans la maison du Commandeur.
Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ et ORTUÑO.

LE COMMANDEUR
1Le grand maître sait-il mon arrivée!

FLOREZ
2Il la sait.

ORTUÑO
3Il ne faut pas s’étonner si, étant si jeune, il montre tant de fierté.

LE COMMANDEUR
4Sait-il également que je suis Fernand Gomez de Guzman!

FLOREZ
5C’est un enfant! ne faites pas attention à sa conduite.

LE COMMANDEUR
6Et quand bien même il ne saurait pas mon nom, ne devrait-il pas lui suffire que l’on m’appelle le commandeur mayor!

ORTUÑO
7Il ne manque pas de gens qui auront pu lui conseiller cette impolitesse.

LE COMMANDEUR
8Il ne se fera point d’amis. Ce sont les égards qui gagnent les cœurs. Un homme impoli éloigne de lui tout le monde.

ORTUÑO
9Si un homme discourtois savait combien il est détesté de ceux-là mêmes qui lui auraient baisé les pieds, personne ne voudrait l’être, et l’on craindrait ce défaut plus que la mort.

FLOREZ
10Il n’est rien de plus fatigant, de plus irritant. Entre égaux l’impolitesse est une sottise! mais venant d’un supérieur, c’est une tyrannie. Mais ne vous mettez pas en peine! le grand maître est un enfant, et il ne sait pas encore ce que c’est que d’être aimé.

LE COMMANDEUR
11L’épée qu’il ceignit, le jour même où la croix de Calatrava couvrit sa poitrine, aurait dû lui apprendre ses devoirs.

FLOREZ
12Si l’on vous a desservi auprès de lui, vous le verrez bientôt.

ORTUÑO
13Si vous craignez un accueil indigne de vous, nous pouvons nous en retourner.

LE COMMANDEUR
14Non, je veux voir ce qu’il pense.

Entrent LE GRAND MAÎTRE et sa Suite.

LE GRAND MAÎTRE
15Pardonnez, je vous supplie, Fernand Gomez de Guzman. Je n’apprends qu’à l’instant votre arrivée en cette ville.

LE COMMANDEUR
16Je me plaignais de vous, et avec assez de raison. J’attendais plus d’empressement de celui dont j’ai élevé l’enfance, étant tous deux ce que nous sommes! vous grand maître, et moi commandeur de l’ordre, et, de plus, votre dévoué serviteur.

LE GRAND MAÎTRE
17J’étais bien sûr, mon cher Fernand, que vous me viendriez voir. Embrassons-nous encore.

LE COMMANDEUR
18Vous me devez quelques égards. J’ai pour vous exposé ma vie jusqu’à l’époque où le Saint-Père vous a accordé des dispenses d’âge.

LE GRAND MAÎTRE
19Je ne l’ai pas oublié! et par le signe sacré qui couvre votre poitrine et la mienne, je m’efforcerai toujours de m’acquitter envers vous, en vous respectant et vous honorant comme un père.

LE COMMANDEUR
20Vous me donnez toute satisfaction.

LE GRAND MAÎTRE
21Que dit-on de la guerre!

LE COMMANDEUR
22Veuillez me prêter votre attention, et vous saurez ce que vous avez à faire.

LE GRAND MAÎTRE
23Parlez, je vous écoute.

LE COMMANDEUR
24Don Rodrigue Tellez Giron, vous êtes grand maître! vous devez cet insigne honneur à votre illustre père, qui, depuis huit ans déjà, résigna la maîtrise en votre faveur. Pour assurer davantage votre dignité, le roi et les commandeurs de l’ordre jurèrent de maintenir cette disposition! et Pie II et ensuite Paul ont donné des bulles pour autoriser le grand maître de Saint-Jacques, don Juan Pacheco, à être votre coadjuteur. Maintenant qu’il est mort et que, malgré votre jeune âge, on vous a laissé à vous seul le gouvernement de l’ordre, songez bien qu’il y va de votre honneur, dans les circonstances où nous sommes, de suivre le parti de vos parents, lesquels, après la mort du roi Henri quatrième du nom, travaillent à faire passer la couronne de Castille sur la tête d’Alphonse, roi de Portugal, comme époux de l’infante Jeanne. Tandis que d’autres veulent pour roi Ferdinand d’Aragon, qui a épousé l’infante Isabelle, votre famille trouve plus de droits à sa rivale, ne pouvant pas croire que les titres de celles-ci soient fondés sur l’inceste et l’imposture! et votre cousin tient dans ce moment la fille de Henri en son pouvoir. De votre côté il faut agir, et voici ce que je viens vous conseiller! c’est de réunir dans Almagro les chevaliers de l’ordre, et de vous emparer de Ciudad-Réal, qui, commandant les passages de la Castille à l’Andalousie, est un poste avantageux pour les surveiller toutes deux. Pour cela peu de monde suffit! car la ville n’a d’autre garnison que les habitants et quelques nobles qui soutiennent Isabelle et Ferdinand. Il faut, don Rodrigue, malgré votre jeunesse, épouvanter par un coup d’éclat tous ces gens qui prétendent que la croix que vous portez est trop pesante pour vos forces. — Voyez les comtes de Urueña de qui vous sortez, lesquels vous montrent, du haut du temple de la Gloire, les lauriers qu’ils ont acquis! voyez le marquis de Villena et tant d’autres capitaines vos ancêtres qui ont fatigué les ailes de la Renommée, exciter votre courage. — Tirez donc du fourreau votre brillante épée, et que dans les combats la lame se rougisse comme la croix de votre manteau! car pour moi j’aurai peine à voir en vous le grand maître de l’ordre de la croix rouge, tant que la croix de votre épée ne se sera pas rougie dans le sang. Toutes deux doivent être de la même couleur! et vous, illustre Giron, vous devez vous comporter de manière à prendre place un jour au temple de mémoire avec nos nobles aïeux.

LE GRAND MAÎTRE
25N’en doutez pas, Fernand Gomez, je suivrai, dans ces troubles civils, le parti de mes proches! et puisque vous jugez convenable que je passe à Ciudad-Réal, vous le verrez, je renverserai ses remparts avec la rapidité de la foudre. — Il ne faut pas, parce que mon oncle est mort, que mes parents et les étrangers s’imaginent que la valeur du grand maître est morte avec lui. Je tirerai mon épée, et la plongeant dans le sang ennemi, je la rendrai bientôt aussi rouge que la croix que je porte. — Et vous, commandeur, où résidez-vous! Avez-vous quelques soldats!

LE COMMANDEUR
26Peu, mais dévoués! et si vous les employez, ils se battront comme des lions. Vous saurez qu’à Fontovéjune il n’y a que des hommes de basse condition, et moins exercés à la guerre qu’aux paisibles travaux des champs.

LE GRAND MAÎTRE
27C’est là que vous résidez de préférence!

LE COMMANDEUR
28Entre les maisons de ma commanderie, j’ai choisi celle-là pour y demeurer pendant ces troubles. Faites dresser un état de vos vassaux. Pas un, je suis sûr, ne manquera à votre appel.

LE GRAND MAÎTRE
29Dès ce soir vous me verrez à cheval et la lance en arrêt.

Ils sortent.

Scène II.

Une rue de Fontovéjune.
Entrent LAURENCIA et PASCALE.

LAURENCIA
30Plaise au ciel qu’il ne revienne jamais en ces lieux!

PASCALE
31Eh bien! s’il faut te l’avouer, quand je t’ai donné cette nouvelle, j’ai cru que cela te ferait plus de peine.

LAURENCIA
32Je te le répète, Dieu veuille que je ne le revoie de ma vie à Fontovéjune!

PASCALE
33Va, Laurencia, j’ai connu plus d’une fille qui était pour le moins aussi fière que toi, aussi farouche, et qui a fini par devenir maniable comme de la cire.

LAURENCIA
34Tu ne sais donc pas que je suis plus dure et plus rêche qu’un vieux chêne!

PASCALE
35Allons, il ne faut jamais dire! Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.

LAURENCIA
36Par le soleil! je le dirai, dût le monde entier soutenir le contraire. Pourquoi aimerais-je Fernand Gomez! Est-ce que je puis prétendre qu’il m’épouse!

PASCALE
37Il est vrai que non.

LAURENCIA
38Dès lors je n’aurais à attendre que de la honte. Ne vois-tu pas toutes nos jeunes filles qui se sont fiées à lui, comme il les a délaissées!

PASCALE
39Si tu lui échappes, je regarderai cela comme un miracle.

LAURENCIA
40Miracle, soit! tu peux le tenir pour sûr! il y a déjà un mois qu’il me poursuit, et, ma chère, il n’a rien eu. Florez, son digne agent, et ce drôle d’Ortuño, m’ont fait voir des robes, des colliers, des épingles pour la tête! ils m’ont dit du commandeur mille et mille choses qui m’ont inspiré des craintes! mais rien n’a pu m’ébranler.

PASCALE
41Où est-ce qu’ils t’ont parlé!

LAURENCIA
42Là bas, au bord du ruisseau, il y a cinq ou six jours.

PASCALE
43Prends garde, Laurencia! tu me sembles bien menacée!

LAURENCIA
44Moi!

PASCALE
45Non, c’est le curé.

LAURENCIA
46Je suis une jolie poulette, c’est possible, mais je ne suis pas assez tendre pour sa révérence. J’aime mieux, pardine! mettre au feu le matin un morceau de lard aux œufs pour mon déjeuner, le manger avec du pain que j’ai pétri moi-même, en dérobant à ma mère un verre de vin de la jarre cachetée! j’aime mieux à midi voir mon bouilli danser et frétiller au milieu des choux, en soulevant une écume harmonieuse, et, si je suis fatiguée et pressée par la faim, me contenter de quelques aubergines cuites avec du lard! j’aime mieux, après un léger goûter et pendant que je prépare le souper, décrocher quelques raisins de ma vigne (que Dieu garde de grêle!)! j’aime mieux manger le soir une salade avec de l’huile et du piment, et ensuite aller, contente, au lit, après avoir fait mes prières en répétant du fond du cœur! Ne nous induisez pas en tentation, que toutes ces sornettes que me content ces mauvais sujets, et toutes leurs protestations d’amour. Car enfin, sans se soucier de ce que nous deviendrons, ils ne songent qu’à se procurer une nuit de plaisir, laquelle serait suivie de dégoût le lendemain.

PASCALE
47Tu as raison, Laurencia! lorsqu’ils cessent de nous aimer, les hommes sont plus ingrats que les moineaux de nos champs. L’hiver, lorsque le froid a gelé la terre, ils descendent de leurs nids en disant au laboureur biau, biau, biau, et viennent manger les miettes jusque sous sa table! et puis, lorsque le printemps reparaît, et qu’ils voient les champs reverdir, oubliant les bienfaits qu’ils ont reçus, ils revolent sur les toits en criant viau, viau, viau! Ainsi font les hommes. Tant qu’ils nous désirent, nous sommes leur vie, leur existence, leur cœur, leur âme! mais une fois que le fossé est franchi, leurs anges se dérangent, et ils souhaitent le bonjour à leurs amours.

LAURENCIA
48Ne nous fions à pas un.

PASCALE
49C’est ce que je dis, ma chère.

Entrent MENGO, BARRILDO et FRONDOSO.

FRONDOSO
50Tu y mets, Barrildo, trop d’obstination.

BARRILDO
51Au moins nous avons ici qui pourra nous dire la vérité.

MENGO
52Je veux bien! mais avant de leur parler, faisons un arrangement. C’est que si elles prononcent en ma faveur, chacun de vous me donnera ce que nous avons parié.

BARRILDO
53J’y consens. Mais toi, à ton tour, que nous donneras-tu, si tu perds!

MENGO
54Je vous donnerai mon violon, qui vaut plus d’un cent de gerbes, et que moi j’estime davantage.

BARRILDO
55Ça me va.

FRONDOSO
56Eh bien! approchons. (À Laurencia et à Pascale.) Dieu vous garde, belles dames!

LAURENCIA
57Comment, Frondoso, nous des dames!

FRONDOSO
58C’est pour me mettre à la mode. — Ne vois-tu pas que le bachelier on l’appelle licencié! qu’on dit du négligent qu’il est bonhomme! de l’ignorant qu’il a du sens! du fanfaron qu’il a l’air militaire! d’un chicaneur, qu’il est diligent! d’un bouffon, qu’il est agréable! d’un tapageur, qu’il est brave! Ne donne-t-on pas le nom de timide au poltron! de vaillant, au coupe-jarret, de bon enfant, à l’imbécile! de garçon de bonne humeur, à l’extravagant! Que dit-on d’une grande bouche! qu’elle est fraîche! de petits yeux! qu’ils sont perçants! d’une tête chauve! qu’elle est imposante! des niaiseries! que ce sont des gentillesses! d’un grand pied! que c’est un bon fondement. Je ne finirais pas de citer tous les exemples qui m’autorisent à vous appeler dames.

LAURENCIA
59En effet, Frondoso, il paraît qu’à la ville on s’exprime ainsi par politesse. Mais, sur ma foi, j’en sais d’autres qui parlent d’une façon toute contraire. Ils disent de l’homme grave qu’il est ennuyeux! du réservé, qu’il est triste! du sévère, qu’il est cruel! du sensible, qu’il est un niais. Sais-tu quel nom ils donnent à celui qui a de la constance! ignorant, mal-appris! à celui qui est courtois! flatteur! au charitable! hypocrite! au chrétien! ambitieux. Ne trouvent-ils pas que le mérite est du bonheur! la véracité, de l’impudence! la patience, de la lâcheté! Pour eux une honnête femme est une sotte, la plus belle est contrefaite, et pour peu que nous ayons de liant et de gaieté, ils nous traitent de… Mais baste! je t’en ai dit assez pour te répondre.

MENGO
60En vérité, tu es un démon.

BARRILDO
61Elle n’a pas la langue mal pendue.

MENGO
62Je parierais qu’à son baptême le curé lui jeta du sel à poignées.

LAURENCIA
63Il me semble que vous étiez en discussion. Qu’est-ce donc!

FRONDOSO
64Écoute-moi, je te prie.

LAURENCIA
65Parle.

MENGO
66Sois bien attentive.

LAURENCIA
67J’écoute de mes deux oreilles.

MENGO
68Nous nous en rapportons à toi.

LAURENCIA
69Vous avez donc parié!

FRONDOSO
70Oui, Barrildo et moi contre Mengo.

LAURENCIA
71Et que prétend Mengo!

BARRILDO
72Il s’obstine à nier une chose qui est de toute évidence.

MENGO
73Je la nie parce que je dois la nier.

LAURENCIA
74De quoi s’agit-il!

BARRILDO
75Il dit qu’il n’y a point d’amour.

LAURENCIA
76S’il parle absolument, il a tort.

BARRILDO
77Cent fois tort! car sans l’amour, le monde ne pourrait pas même se conserver.

MENGO
78Moi, je n’entends rien à la philosophie. Oh! si je savais lire, vous verriez… mais si les divers éléments sont en perpétuelle discorde, et si ce sont eux qui alimentent notre corps… c’est d’eux que nous viennent la bile, la mélancolie, le sang, le flegme… et cela est clair…

BARRILDO
79Non, Mengo, dans ce monde et dans l’autre, partout, vois-tu, règne une admirable harmonie… et l’harmonie, c’est l’amour.

MENGO
80Pour ce qui est de l’amour naturel, je ne le nie pas! loin de là, c’est lui, selon moi, qui conserve toutes choses par la correspondance nécessaire de ce que nous voyons ici-bas, et j’ai toujours reconnu que chacun a un amour qui protége et soutient son existence. Ainsi ma main défend ma figure du coup qui la menace! ainsi mes pieds, en fuyant, dérobent mon corps à un danger prochain! ainsi mes paupières se ferment instinctivement si je crains quelque chose pour mes yeux. — Cela, c’est l’amour naturel.

PASCALE
81Eh bien! en quoi prétends-tu qu’ils se trompent!

MENGO
82En ce que, dans mon opinion, nul n’aime que sa propre personne.

PASCALE
83Pardonne-moi, Mengo, mais cela n’est pas. — C’est un fait, au contraire, que l’homme aime la femme, et chaque animal son semblable.

MENGO
84Cela, c’est de l’amour-propre, et non pas de l’amour. Qu’appelles-tu amour, Laurencia!

LAURENCIA
85C’est le désir de la beauté.

MENGO
86Et cette beauté, pourquoi l’amour la désire-t-il!

LAURENCIA
87C’est… pour obtenir… ce qu’il veut.

MENGO
88Oui, pour la posséder.

LAURENCIA
89Après!

MENGO
90Eh bien! le plaisir de cette possession n’est-il pas pour celui qui la désire!

LAURENCIA
91Sans doute.

MENGO
92Ainsi donc, c’est par amour de soi-même qu’on recherche le bien qui doit nous satisfaire!

LAURENCIA
93Il est vrai.

MENGO
94Donc il n’y a point d’autre amour que celui que je dis. C’est celui qui fait toute ma passion, et auquel je veux me livrer.

BARRILDO
95Notre curé nous dit un jour au sermon qu’il y avait autrefois un certain Platon qui nous enseignait à aimer! car celui-là n’aimait que l’âme, et tout ce qu’il désirait, c’était la perfection de l’objet aimé.

PASCALE
96Je crois que vous avez soulevé là une question qui plus d’une fois peut-être a fait disputer les savants dans leurs académies et leurs universités.

LAURENCIA
97Elle a raison. — Va, Mengo, ne te fatigue pas à vouloir persuader es amis, et rends grâce au ciel qui t’a fait sans amour.

MENGO
98Et toi, aimes-tu!

LAURENCIA
99Je n’aime que l’honneur.

FRONDOSO
100Alors, que Dieu te punisse un jour par la jalousie!

BARRILDO
101Eh bien! qui a gagné!

PASCALE
102Vous n’avez qu’à vous adresser au sacristain! lui seul et le curé pourront résoudre la question. — Laurencia n’aime pas! moi, j’ai peu d’expérience! comment pourrions-nous prononcer un jugement!

FRONDOSO
103En est-il de plus cruel que cette insensibilité!

Entre FLOREZ.

FLOREZ
104Dieu garde les gens de bien!

PASCALE
105Voilà un des domestiques du commandeur.

LAURENCIA
106C’est un de ses limiers. (À Florez.) D’où venez-vous donc, l’ami!

FLOREZ
107Ne voyez-vous donc pas mon habit militaire!

LAURENCIA
108Est-ce que le commandeur va revenir!

FLOREZ
109Dans un moment. La guerre est finie, et ce n’est pas sans qu’elle nous ait coûté du sang et quelques amis.

FRONDOSO
110Conte-nous ce qui s’est passé.

FLOREZ
111Personne ne le peut mieux que moi, qui ai tout vu de mes yeux. — Pour faire cette expédition sur Ciudad-Réal, le vaillant grand maître réunit deux mille hommes d’infanterie de ses vassaux et trois cents hommes de cheval, soit de son ordre, soit séculiers… Vous savez que la croix rouge oblige à se battre tous ceux qui la portent, fussent-ils dans les ordres! seulement ce ne devrait être que contre les Maures. Quoi qu’il en soit, le jeune grand maître partit vêtu d’une casaque verte brodée d’or, dont les manches étaient relevées d’une façon élégante! il montait un fort cheval de bataille, gris pommelé, qui a bu l’eau du Guadalquivir, et connaît ses pâturages fertiles. La croupière était garnie en lanières de peau de buffle! et la crinière, tressée avec des rubans blancs, était en harmonie avec les taches blanches dont le cheval se trouvait couvert. — À côté du grand-maître marchait Fernand Gomez votre seigneur, monté sur un cheval isabelle à crins noirs! il portait une cotte de mailles turque, et sur son armure brillante flottait un riche manteau relevé de rubans orangés. Son casque, tout brillant d’or et de perles, était également orné de rubans de même couleur. Une attache mi-rouge et mi-blanche retenait à son bras le frêne qui lui sert de lance et qui est redouté jusqu’à Grenade. La ville entière se mit en défense! les habitants disaient qu’ils ne voulaient point d’autre seigneur que le roi, et qu’ils défendaient leur patrimoine. Cependant, malgré leur résistance, le grand maître entra dans la place. Il fit trancher la tête aux plus rebelles, ainsi qu’à ceux qui l’avaient outragé. Quant aux mutins de la populace, il les fit fouetter publiquement, en ordonnant que leurs lèvres fussent serrées entre des tenailles. Bref, le vainqueur est maintenant si redouté et si estimé dans la ville, qu’on pense que celui qui dans un âge aussi tendre a su ainsi combattre, vaincre et punir, doit être un jour la terreur de la fertile Afrique, et assujettir les croissants d’azur à sa croix écarlate. Il a donné les plus grandes récompenses au commandeur et à tous ceux qui l’ont suivi! on eût dit qu’il voulait mettre au pillage non pas seulement la ville, mais ses propres biens. — Mais j’entends la musique. Recevez joyeusement votre maître! car la bonne volonté des vassaux vaut mieux que tous les lauriers de la terre pour embellir le triomphe du seigneur.

Entrent LE COMMANDEUR, ORTUÑO, JUAN ROXO, ESTÉVAN, ALONZO, Peuple et Musiciens.

MUSICIENS
112
chantant
Qu’il soit le bienvenu
Notre commandeur,
Qui tue les gens
Et conquiert les villes.
Vivent les Guzmans,
Vivent les Girons,
Aussi vaillants à la guerre
Que bons pendant la paix.
À son courage
Rien ne peut résister,
Et il revient vainqueur
De Ciudad-Réal.
Qu’il vive mille années!
Vive Fernand Gomez,
Qui rapporte sa bannière
À Fontovéjune!

LE COMMANDEUR
113Ville de Fontovéjune, je vous remercie de l’attachement que vous me montrez.

ALONZO
114Ce n’est qu’une partie de celui que nous éprouvons… et il n’est pas étonnant que nous aimions un seigneur qui mérite tant d’être aimé.

ESTÉVAN
115Seigneur, Fontovéjune et son corps municipal, que vous comblez d’honneur aujourd’hui, vous supplient de daigner accepter un petit présent, renfermé dans ces chars que nous avons couverts de notre mieux de verdoyants rameaux, et que nous vous offrons timidement! à savoir, d’abord deux corbeilles de fine poterie! puis tout un troupeau d’oies qui s’empressent de passer la tête à travers les barreaux de leurs cages pour chanter à l’envi votre valeur et votre gloire! puis, dix cochons salés et d’autres pièces de charcuterie, dont l’odeur est parfois plus agréable que celle des gants parfumés d’ambre! puis, cent paires de chapons, et des poules qui ont laissé veufs les coqs de tous les hameaux voisins. Nous n’avons ici ni armes, ni chevaux, ni harnais brodés d’or pur! nous n’avons d’autre or que notre amour pour vous! et ce que nous avons de plus pur, c’est une douzaine d’outres de vin vieux qui, si vous en doublez vos soldats, leur donneront, même au milieu de l’hiver, une invincible ardeur, et les défendront mieux que des cuirasses de fer et d’acier. Je ne vous rends point compte des fromages et des autres bagatelles, juste tribut des cœurs que vous avez gagnés… Et bon prou vous fasse à vous et à votre maison!

LE COMMANDEUR
116Je vous remercie, représentants de Fontovéjune! vous pouvez vous retirer.

ESTÉVAN
117Reposez-vous maintenant, seigneur, et soyez le très-bien venu! Les arcs de joncs et de feuillage, que vous voyez à votre porte, auraient été formés de perles et de pierres précieuses, si notre ville avait pu faire pour vous la moitié seulement de ce que vous méritez.

LE COMMANDEUR
118Je crois à votre affection, messeigneurs. Que Dieu vous accompagne!

ESTÉVAN
119Allons, chanteurs, encore une fois la reprise!

MUSICIENS
120
Qu’il soit le bienvenu
Notre commandeur,
Qui tue les gens
Et conquiert les villes.

Ils sortent.

LE COMMANDEUR
121Attendez un moment, vous deux.

LAURENCIA
122Qu’ordonne votre seigneurie!

LE COMMANDEUR
123Encore les dédains de l’autre jour!… et avec moi!… Vive Dieu! ce n’est pas mauvais.

LAURENCIA
124Est-ce à toi que monseigneur parle, Pascale!

PASCALE
125Non pas. Dieu m’en préserve!

LE COMMANDEUR
126C’est à vous, petite cruelle, et aussi à cette autre jeune fille… N’êtes-vous pas à moi!

PASCALE
127Oui, seigneur, mais pas comme vous l’entendez.

LE COMMANDEUR
128Allons, allons, entrez chez moi, mes belles! il y a du monde, n’ayez pas peur.

LAURENCIA
129À la bonne heure si les alcades étaient entrés, j’aurais pu les suivre étant la fille de l’un d’eux! mais sans cela…

LE COMMANDEUR
130Florez!

FLOREZ
131Monseigneur!

LE COMMANDEUR
132Qu’attend-on pour exécuter mes ordres!

FLOREZ
133Allons, entrez.

LAURENCIA
134Ne nous touchez pas.

FLOREZ
135Entrez! ne restez pas là comme des sottes.

PASCALE
136Oui da! et une fois que nous aurions mis le pied dans la maison, la porte se refermerait sur nous.

FLOREZ
137Entrez donc! le commandeur vous fera voir les belles choses qu’il a rapportées de la guerre.

LE COMMANDEUR
138Une fois entrées, Ortuño, ferme bien.

Il sort.

LAURENCIA
139Laissez-nous passer, Florez.

ORTUÑO
140Est-ce que vous n’êtes pas comprises dans les cadeaux qu’on a faits au gouverneur!

PASCALE
141Ce serait assez bon, ma foi!… Laissez-nous donc.

FLOREZ
142C’est que, en vérité, vous êtes charmantes.

LAURENCIA
143Votre maître n’a donc pas assez de tous les cadeaux que lui a faits la ville!

ORTUÑO
144Ce qu’il désire le plus, et ce qu’il aurait préféré à tout le reste, c’est vous!

LAURENCIA
145Qu’il s’en passe, dût-il crever!

Elles sortent.

FLOREZ
146Nous voilà chargés d’une belle ambassade! comme il va nous arranger en nous voyant arriver sans elles!

ORTUÑO
147Quand on est au service il faut en passer par là. On doit exécuter aveuglément tous les ordres, ou quitter au plus vite.

Ils sortent.

Scène III.

En Castille.
Entrent LE ROI, LA REINE, MANRIQUE et Suite.

LA REINE
148Il faut, seigneur, je vous le répète, y porter la plus grande attention. Alphonse est dans une position avantageuse! il lève des troupes! et si nous ne le prévenons, si nous ne nous hâtons de remédier au mal, tout me semble à redouter.

LE ROI
149Nous pouvons compter sur les secours de la Navarre et de l’Aragon. Je m’occupe à remettre l’ordre en Castille, et le succès bientôt viendra couronner nos efforts.

LA REINE
150Je suis bien aise de voir que votre majesté pense comme moi, que tout consiste dans l’activité.

MANRIQUE
151Deux régidors de Ciudad-Réal attendent votre permission pour se présenter à vous. Peuvent-ils entrer!

LE ROI
152Je suis prêt à les recevoir.

Entrent LES DEUX RÉGIDORS.

PREMIER RÉGIDOR
153Ferdinand, roi catholique, que le ciel a envoyé d’Aragon en Castille pour être notre appui et notre sauveur, nous venons humblement de la part de Ciudad-Réal vous présenter nos hommages et réclamer votre puissante protection. C’était pour nous un bonheur d’être les vassaux d’un si grand roi, mais le sort contraire nous a enlevé cet honneur. Le fameux Rodrigue Tellez Giron, qui a, malgré son extrême jeunesse, une valeur consommée, le grand maître de Calatrava, voulant augmenter le territoire de son ordre, est venu nous assiéger. Nous nous sommes mis vaillamment en défense! nous avons résisté à ses attaques, si bien que le sang de nos concitoyens a coulé à torrents. Mais à la fin il s’est emparé de la ville! ce à quoi il est parvenu avec le conseil et l’aide de Fernand Gomez. Il en a pris possession, et nous serons malgré nous ses vassaux, si vous n’y portez un prompt remède.

LE ROI
154Où est maintenant Fernand Gomez!

PREMIER RÉGIDOR
155À Fontovéjune, sans doute. Cette ville lui appartient. C’est là qu’il est établi, et c’est là qu’avec une licence impossible à dire, il tient ses vassaux dans un désespoir continuel.

LE ROI
156Avez-vous quelque capitaine!

DEUXIÈME RÉGIDOR
157Non, sire. Tout ce qu’il y avait chez nous de nobles a été tué, blessé ou pris. Pas un n’a échappé.

LA REINE
158La circonstance exige de promptes mesures. Rester dans l’inaction, ce serait encourager nos ennemis. Avec un semblable point d’appui, le roi de Portugal pourrait entrer dans l’Estramadure et nous faire le plus grand mal.

LE ROI
159Don Manrique, partez, partez sur-le-champ avec deux compagnies, et ne laissez aucun repos aux rebelles que vous n’ayez puni leurs excès. Le comte de Cabra pourra vous accompagner! c’est un Cordova, et le monde entier le reconnaît pour un bon soldat. Allez! c’est en ce moment ce qu’il y a de mieux à faire.

MANRIQUE
160Ces dispositions sont dignes de votre haute sagesse. Si la mort ne m’arrête, j’aurai bientôt réprimé leurs fureurs.

LA REINE
161Je ne doute pas du succès de l’entreprise, puisque c’est à vous qu’elle est confiée.

Ils sortent.

Scène IV.

Un bois près de Fontovéjune.
Entrent LAURENCIA et FRONDOSO.

LAURENCIA
162Vrai, Frondoso, tu es bien audacieux, et j’ai laissé mon étendage à moitié pour qu’on ne s’étonnât pas trop en me voyant m’éloigner de la fontaine. Il faut que je te gronde. Tout le monde jase! on sait que tu me parles, que je te parle, et chacun a l’œil sur nous. Et comme tu es un garçon de bonne mine et te mettant mieux que les autres, il n’y a pas une fille au village, il n’y a pas aux champs un garçon qui ne soit prêt à jurer que nous allons nous marier ensemble, et qui ne s’attende chaque dimanche à voir le sacristain publier nos bans au prône. Et puissent tes greniers regorger de grains au mois d’août, et tes jarres être pleines de bon vin, comme il est vrai que jamais pareille idée ne m’a occupée, ni donné plaisir ou peine, désir ou chagrin.

FRONDOSO
163Hélas! belle Laurencia, tes dédains me tiennent dans le plus triste état, et si tes regards sont pour moi la vie, tes paroles me donnent la mort. Ne sais-tu donc pas que mon vœu le plus cher est d’être un jour ton époux! et dois-tu récompenser de la sorte une foi aussi constante, une ardeur aussi pure!

LAURENCIA
164Je ne puis pas te parler autrement.

FRONDOSO
165Est-il possible que tu me voies sans pitié accablé d’ennuis! n’es-tu pas touchée de savoir que sans cesse occupé de toi je ne puis ni boire, ni manger, ni dormir! Comment tant de rigueur peut-elle se trouver avec une figure aussi angélique! — Vive Dieu! j’en mourrai.

LAURENCIA
166Fais-toi guérir de cette maladie.

FRONDOSO
167Toi seule peux me donner la guérison. — Ah! que je serais heureux si je pouvais te becquotter comme un pigeon fait la colombe, quand l’Église nous en aura donné la permission!

LAURENCIA
168Eh bien, parles-en à mon oncle Juan Roxo. Quoique je ne t’aime pas encore, il me semble que ça pourra venir.

FRONDOSO
169Ô ciel! que vois-je! le commandeur!

LAURENCIA
170Il poursuit sans doute quelque daim. — Cache-toi dans ces broussailles.

FRONDOSO
171Et Dieu sait avec quelle jalousie!

Il se cache.
Entre LE COMMANDEUR.

LE COMMANDEUR
172Ma foi! ce n’est pas malheureux quand on poursuit un daim de rencontrer une si jolie biche.

LAURENCIA
173Fatiguée de laver, je me reposais un moment sous ces arbres. Maintenant, je vais retourner à la fontaine, si votre seigneurie veut bien me le permettre.

LE COMMANDEUR
174Tu ne saurais dire, belle Laurencia, à quel point tes dédains sauvages nuisent aux grâces dont le ciel t’a douée. Ils seraient capables de t’enlaidir. Mais si tu as pu d’autres fois te dérober à mes prières, il n’en sera pas de même aujourd’hui! et cette solitude où nous sommes te permet de m’écouter. Toi seule me traites avec cette hauteur, toi seule repousses un seigneur qui t’adore. Dis-moi, Sébastienne, la femme de Pedro Redondo, ne s’est-elle pas rendue à ma poursuite! et celle de Martin del Pozo m’a-t-elle résisté! L’une et l’autre pourtant n’étaient mariées que depuis quelques jours.

LAURENCIA
175Celles-là, monseigneur, avaient appris avec d’autres l’art de vous être agréables, et elles avaient écouté avant vous beaucoup de garçons du village. — Allez, monseigneur, Dieu vous fasse retrouver votre daim… Si je ne voyais pas la croix qui orne votre poitrine, je vous prendrais pour un démon, tant vous êtes obstiné à me poursuivre.

LE COMMANDEUR
176À la fin je perds patience. Je pose là mon arbalète, et je m’en remets à mon bras, à ma force, pour avoir raison de tes minauderies.

LAURENCIA
177Comment! que faites-vous! perdez-vous la raison!

LE COMMANDEUR
178Ne te défends pas.

Frondoso paraît, et se saisit de l’arbalète.

FRONDOSO
179à part.Vive Dieu! je tiens l’arbalète, et ce n’est pas pour la porter sur mon épaule.

LE COMMANDEUR
180Finis-en donc! rends-toi.

LAURENCIA
181Cieux tout-puissants, secourez-moi!

LE COMMANDEUR
182Que crains-tu! nous sommes seuls.

FRONDOSO
183Illustre commandeur, laissez cette fille. Autrement, malgré mon respect pour votre croix, elle sera le but où, dans ma colère, je lance ce trait.

LE COMMANDEUR
184Vilain chien!…

FRONDOSO
185Tant que vous voudrez! — Fuis, Laurencia.

LAURENCIA
186Frondoso, prends garde à ce que tu fais.

FRONDOSO
187Sois tranquille. Va-t’en.

Elle sort.

LE COMMANDEUR
188Maudite soit mon étourderie! Je n’ai pas mon épée. Je l’ai laissée pour qu’elle ne me gênât pas dans mes courses.

FRONDOSO
189Ne bougez pas, monseigneur! sans quoi je lâche la détente, et tant pis pour vous!

LE COMMANDEUR
190Elle est partie à présent, infâme traître! — Rends-moi sur-le-champ l’arbalète. Rends-la, vilain.

FRONDOSO
191Oui-dà, pour que vous me tuiez. — Songez, je vous prie, monseigneur, que l’amour est sourd, et qu’il n’écoute rien quand il sent sa force.

LE COMMANDEUR
192Eh quoi! un homme comme moi sera-t-il obligé de fuir devant un pareil drôle!… Tire, misérable, tire! et prends bien garde de me manquer! car j’oublierais que je suis chevalier.

FRONDOSO
193Pour moi je n’oublie pas qui je suis! mais, afin de ne pas exposer ma vie, je m’en vais avec cette arme.

Il sort.

LE COMMANDEUR
194Étrange et cruelle situation l… Mais je me vengerai et de l’insulte et de ce qu’il m’a fait perdre la meilleure occasion… Comment ne me suis-je pas précipité sur lui! — Vive Dieu! j’en rougis de honte.


JOURNÉE DEUXIÈME

Scène I.

La place de Fontovéjune.
Entrent ESTÉVAN et ALONZO.

ESTÉVAN
1Ainsi puissiez-vous jouir d’une bonne santé, comme mon avis est qu’on ne tire plus de grain du dépôt. L’année s’annonce mal, et d’ici à la récolte nous avons encore du temps. Malgré tous ceux qui disent le contraire, il vaut bien mieux laisser notre subsistance en lieu de sûreté.

ALONZO
2Je partage cet avis, et en agissant autrement il nous serait impossible de gouverner cette ville.

ESTÉVAN
3Il faudra que nous fassions une demande là-dessus à Fernand Gomez. — Les astrologues, je le sais, nous annoncent des grains à foison! mais je ne puis souffrir ces charlatans avec leurs longs préambules, qui veulent nous faire accroire qu’ils sont initiés dans les secrets de Dieu, qui se vantent de savoir l’avenir, tandis que bien souvent ils ne connaissent rien de rien au présent. Est-ce qu’ils ont par hasard les nuages dans leurs maisons pour en disposer! Est-ce qu’ils savent quelle est l’influence des astres, pour venir nous ennuyer de leurs sornettes! Ils nous indiquent quand et comment il faut semer! tantôt le blé, tantôt l’orge ou les légumes! tantôt les melons, la moutarde ou les citrouilles. Eh bien! voulez-vous que je vous dise! les vraies citrouilles ce sont eux… Puis, ils vous racontent qu’il mourra dans l’année un haut et puissant personnage, et il se trouve que c’est un prince de Transylvanie. Ils vous annoncent qu’il y aura beaucoup de bière en Allemagne, que les cerises gèleront dans un canton de la Gascogne, que les forêts de l’Hyrcanie nourriront des tigres! et au bout du compte, qu’on les écoute ou non, l’année finit toujours à la fin de décembre.

Entrent LÉONEL et BARRILDO.

LÉONEL
4Ma foi! vous n’aurez pas le premier prix! car il y a déjà du monde à la mensongerie.

BARRILDO
5Comment vous êtes-vous trouvé à Salamanque!

LÉONEL
6Cela serait long à conter.

BARRILDO
7Vous serez un Barthole.

LÉONEL
8Pas même un barbier. On sait assez comment vont les études dans cette université.

BARRILDO
9Vous n’en avez pas moins bien travaillé.

LÉONEL
10J’ai tâché d’acquérir les connaissances les plus importantes.

BARRILDO
11Depuis que l’on voit imprimer tant de livres, il n’est plus personne qui n’ait des prétentions à être savant.

LÉONEL
12Et moi je pense que jamais on n’a été plus ignorant! car la quantité d’objets étant trop considérable, l’esprit ne peut se concentrer, les idées se confondent! celui qui est le plus accoutumé à lire est épouvanté rien qu’en parcourant les titres des ouvrages, et les efforts des lettrés n’aboutissent le plus souvent qu’à un vain étalage. — Ce n’est pas que l’art de l’imprimerie n’ait tiré une foule de génies de l’enfance où ils étaient sans lui destinés à languir! ce n’est pas que je lui conteste la gloire de conserver les œuvres de l’esprit contre les outrages du temps qui fixe ensuite leur mérite! et l’illustre Guttenberg de Mayence, inventeur de cet art, a acquis des droits immortels à l’admiration et à la reconnaissance des hommes. Mais beaucoup par l’impression de leurs ouvrages ont perdu la réputation dont ils jouissaient! beaucoup d’autres font imprimer leurs impertinences sous le couvert d’un nom célèbre! et il y a des méchants qui, poussés par une basse envie, prennent le nom de l’homme à qui ils en veulent, et pour le décréditer lui prêtent les folies et les sottises qu’ils publient.

BARRILDO
13Croyez-vous bien que l’envie aille jusque-là!

LÉONEL
14Eh! mon Dieu! ne faut-il pas que le sot se venge toujours de l’homme de talent!

BARRILDO
15Léonel, l’imprimerie n’en est pas moins une belle découverte.

LÉONEL
16Sans doute! mais beaucoup de générations s’en sont passées, et nous ne voyons pas que la nôtre produise pour cela tant de Jérômes et d’Augustins.

BARRILDO
17Laissons cela et asseyons-nous! vous êtes de mauvaise humeur.

Entrent JUAN ROXO et UN AUTRE LABOUREUR.

JUAN
18Maintenant, pour peu qu’on veuille faire les choses à la mode, il faut quatre domaines pour payer les frais d’un mariage! et vous remarquerez, s’il vous plaît, que les plus riches et les plus pauvres font les mêmes folies.

LE LABOUREUR
19Que dit-on du commandeur! — Ne vous troublez pas.

JUAN
20Avoir ainsi maltraité cette pauvre Laurencia!

LE LABOUREUR
21Il n’existe pas un homme plus brutal et plus débauché! Que je voudrais le voir un de ces jours pendu à cet olivier!

Entrent LE COMMANDEUR, ORTUÑO et FLOREZ.

LE COMMANDEUR
22Dieu garde les gens de bien!

ALONZO
23Monseigneur…

LE COMMANDEUR
24Je vous en prie, ne vous dérangez pas.

ESTÉVAN
25Que votre seigneurie s’asseye à la place qu’elle préfère. Pour nous, nous resterons fort bien debout.

LE COMMANDEUR
26Demeurez assis, vous dis-je.

ESTÉVAN
27C’est aux gens de bien qu’il appartient d’honorer les autres! car celui qui n’a pas d’honneur ne peut en donner aux autres.

LE COMMANDEUR
28Asseyez-vous, et nous causerons.

ESTÉVAN
29Comment votre seigneurie a-t-elle trouvé mon lévrier!

LE COMMANDEUR
30Ma foi! alcade, mes gens sont revenus de la chasse émerveillés. Ils n’ont rien vu d’aussi léger.

ESTÉVAN
31C’est une excellente bête, et, vive Dieu! il pourrait disputer le prix de la course à un malfaiteur poursuivi ou à un poltron un jour de bataille.

LE COMMANDEUR
32À propos de cela, mon ancien, vous devriez bien le lancer sur une proie qui m’a déjà plus d’une fois échappé à la course.

ESTÉVAN
33Volontiers, monseigneur… Où est-elle!

LE COMMANDEUR
34Elle n’est pas loin! c’est votre fille.

ESTÉVAN
35Ma fille!

LE COMMANDEUR
36Elle-même.

ESTÉVAN
37Et vous croyez qu’elle est faite pour votre chasse!

LE COMMANDEUR
38De grâce, alcade, grondez-la donc un peu.

ESTÉVAN
39Et pourquoi!

LE COMMANDEUR
40Elle s’obstine à me chagriner. Vous le savez, il y a ici des femmes charmantes et les premières de l’endroit, des femmes dont les maris ne sont pas loin de nous en ce moment, et qui, au premier désir que j’en ai témoigné, n’ont pas fait difficulté de m’accorder un petit entretien.

ESTÉVAN
41Elles ont eu tort! et vous, monseigneur, ce n’est pas bien à vous de dire ce que vous dites là.

LE COMMANDEUR
42Voilà un vilain bien éloquent. — Florez, n’oublie pas de faire donner à l’alcade la Politique d’Aristote, afin qu’il achève son éducation.

ESTÉVAN
43Seigneur, nous désirons tous vivre tranquilles sous la protection de votre honneur… Songez qu’il y a à Fontovéjune des gens très comme il faut.

LÉONEL
44à part.On n’a jamais vu tant d’insolence.

LE COMMANDEUR
45Est-ce que j’aurais dit quelque chose qui vous ait fâché, régidor!

ALONZO
46Oui, vous avez dit quelque chose qui n’est pas bien! ne le répétez pas. À quoi bon nous ôter l’honneur!

LE COMMANDEUR
47Et vous aussi vous voulez avoir de l’honneur! — Les dignes chevaliers de Calatrava!

ALONZO
48Tel a reçu la croix de vous et s’en vante, qui n’est pas d’un sang plus pur que le nôtre.

LE COMMANDEUR
49Et souillerais-je donc ce sang précieux en y mêlant le mien!

ALONZO
50Le vice a toujours plutôt souillé qu’ennobli.

LE COMMANDEUR
51Quoi qu’il en soit, vos femmes ne s’en trouvent pas déshonorées.

ESTÉVAN
52Vos paroles leur font beaucoup d’honneur! pour les faits, personne ne les croit.

LE COMMANDEUR
53Ennuyeux paysans!… Vivent les villes! Là rien ne contrarie les goûts et les fantaisies d’un homme de qualité! là les maris, plus raisonnables, sont fiers des visites que l’on fait à leurs moitiés.

ESTÉVAN
54Non pas! vous dites cela pour nous endormir. Mais dans les villes comme ici, il y a un Dieu, et, plus qu’ici, il y a des hommes puissants pour punir ceux qui font le mal.

LE COMMANDEUR
55Ôtez-vous de là.

ESTÉVAN
56 à Alonzo.Je parie que c’est à nous deux qu’il parle.

LE COMMANDEUR
57Qu’on sorte à l’instant de la place. Tous! tous!

ESTÉVAN
58Nous allons nous en aller.

LE COMMANDEUR
59Dépêchez-vous. — Et chacun de son côté.

FLOREZ
60Modérez-vous, monseigneur, je vous en supplie.

LE COMMANDEUR
61Ces coquins-là voudraient aller former des groupes séditieux hors de ma présence.

ORTUÑO
62Calmez-vous, de grâce. Un peu de patience.

LE COMMANDEUR
63Je suis étonné de m’en trouver autant. — Séparez-vous, et que chacun se rende à sa maison.

LÉONEL
64à part.Ô ciel! tu permets tout cela!

ESTÉVAN
65Moi, je m’en vais par ici.

Tous les paysans sortent.

LE COMMANDEUR
66Que dites-vous de ces rustres!

ORTUÑO
67Vous ne savez pas dissimuler, et ils n’ont pas pu écouter de sang-froid vos agréables confidences.

LE COMMANDEUR
68Ils osent s’égaler à moi!

FLOREZ
69Ils n’ont pas cette prétention.

LE COMMANDEUR
70Et le drôle de l’autre jour a encore mon arbalète et reste impuni!

FLOREZ
71Hier au soir je crus le voir à la porte de Laurencia, et je donnai joliment sur les oreilles à quelqu’un qui avait le malheur de lui ressembler.

LE COMMANDEUR
72Où peut-il se cacher, ce coquin de Frondoso!

FLOREZ
73On dit qu’il doit être dans ces environs.

LE COMMANDEUR
74Comment! un homme qui a voulu me tuer serait aussi près de moi!

FLOREZ
75Comme l’oiseau étourdi il répond à l’appeau! comme le poisson affamé il vient mordre à l’hameçon.

LE COMMANDEUR
76Dire qu’un paysan, un polisson, a pointé son arbalète sur la poitrine d’un capitaine dont l’épée fait trembler Grenade! C’est la fin du monde, Florez.

FLOREZ
77L’amour brave tout! et ma foi! vous devriez vous féliciter de ce que vous êtes encore vivant.

LE COMMANDEUR
78Je me contiens, mes amis! sans cela, en moins de deux heures je passerais tout ce village au fil de l’épée. Mais j’attends une occasion, et jusque-là ma raison retient ma vengeance. — Parlons un peu de Pascale. Que dit-elle!

FLOREZ
79Elle répond qu’elle est à la veille de se marier.

LE COMMANDEUR
80J’entends, elle demande du terme.

FLOREZ
81Elle promet de payer à échéance.

LE COMMANDEUR
82Et quelle nouvelle d’Olalla!

ORTUÑO
83La plus charmante réponse.

LE COMMANDEUR
84Elle a de l’esprit. — Mais enfin!

ORTUÑO
85Que son futur, jaloux de mes allées et venues et des visites que vous lui faisiez, ne lui laisse pas un moment de repos. Mais que s’il lui donne quelque relâche, il ne tiendra qu’à vous d’en profiter.

LE COMMANDEUR
86Foi de chevalier, à merveille! Mais il la garde donc bien, ce vilain!

ORTUÑO
87Il est toujours là, ou il arrive toujours à point nommé, comme s’il se transportait par les airs.

LE COMMANDEUR
88Et Inès!

FLOREZ
89Laquelle!

LE COMMANDEUR
90Celle d’Antonio.

FLOREZ
91Elle est à votre disposition avec toutes ses grâces. Je lui ai parlé par la cour de sa maison, et c’est par là que vous entrerez quand il vous plaira.

LE COMMANDEUR
92J’aime que les femmes soient faciles, et je n’aime pas celles qui le sont. — Ah! Florez, si les femmes savaient s’estimer ce qu’elles valent!

FLOREZ
93Il n’y a point d’ennuis, point de dégoûts, qui puissent contrebalancer le bonheur d’obtenir leurs faveurs. Il est vrai que quand elles se rendent trop facilement cela diminue beaucoup de leur prix. Mais que voulez-vous! Il y a des femmes qui, pour me servir du langage d’un philosophe, il y a des femmes qui désirent les hommes, comme la forme désire la matière. Il faut donc s’attendre à en trouver quelques-unes de cette espèce.

LE COMMANDEUR
94Un homme transporté par la passion est bien aise que son ivresse ne rencontre pas une résistance importune. Mais ensuite il fait peu de cas d’une semblable conquête! et rien n’éloigne un homme d’une femme comme la facilité de celle-ci.

ENTRE CIMBRANOS

CIMBRANOS
95Le commandeur est-il ici!

ORTUÑO
96Ne le vois-tu pas devant toi!

CIMBRANOS
97Brave Fernand Gomez, changez votre montera de velours pour le casque d’acier, et votre manteau contre une brillante armure! car voici que le grand maître de Saint-Jacques et le comte de Cabra, envoyés par la reine de Castille, assiégent don Rodrigue dans Ciudad-Réal, et l’ordre de Calatrava est menacé de se voir enlever une conquête qui lui a coûté tant de sang. Déjà du haut des remparts l’on aperçoit les lions et les châteaux de Castille et les barres d’Aragon. Aussi, bien que le roi de Portugal désire vivement de secourir Giron, ce sera beaucoup si notre grand maître peut revenir vivant à Almagro. Montez à cheval, seigneur! c’est l’unique moyen de les faire retourner en Castille.

LE COMMANDEUR
98Il suffit, attends. — Ortuño, dis aux trompettes de sonner sur-le-champ le rappel. Combien ai-je ici de soldats!

ORTUÑO
99Environ cinquante.

LE COMMANDEUR
100Qu’ils montent tous à cheval à l’instant.

CIMBRANOS
101Si vous ne vous hâtez, Ciudad-Réal retombe entre les mains du roi.

LE COMMANDEUR
102Ne crains rien, cette ville ne lui reviendra jamais.

Ils sortent.

Scène II.

Un bois près de Fontovéjune.
Entrent MENGO, LAURENCIA et PASCALE.

PASCALE
103Ne t’éloigne pas!

MENGO
104Quoi! même ici vous avez peur.

LAURENCIA
105Il faut que nous allions ensemble à la ville! car toujours le premier homme que nous rencontrons ici, c’est lui.

MENGO
106Quel homme! c’est un démon incarné.

LAURENCIA
107Il ne nous laisse tranquilles ni au soleil ni à l’ombre.

MENGO
108Ah! que le ciel devrait bien envoyer un bon coup de foudre pour mettre fin à ses folies!

LAURENCIA
109C’est une bête féroce, c’est un serpent, c’est la peste de l’endroit.

MENGO
110On m’a conté, Laurencia, que dans ces environs, Frondoso, pour te délivrer, lui mit l’arbalète sur la poitrine.

LAURENCIA
111À cette époque-là, Mengo, je détestais les hommes! mais depuis je les vois avec d’autres yeux. Frondoso montra un rare courage. Pourvu que son dévouement ne lui coûte point la vie!

MENGO
112Force lui sera de quitter le pays.

LAURENCIA
113C’est le conseil que je lui donne, quoiqu’à présent je l’aime bien. Mais il ne m’écoute pas, et quand je lui parle ainsi, je ne trouve chez lui que dépit, jalousie et colère. Et cependant le commandeur jure de son côté qu’il le fera pendre par un pied aux créneaux du château.

PASCALE
114Puisse-t-il lui-même être bientôt étranglé!

MENGO
115Un bon coup de fronde suffirait. Par le soleil! si jamais je lui en tire une de celles que je porte dans ma gibecière, à peine vous l’auriez entendue siffler qu’elle serait logée dans son crâne. — Le fameux Sabale, l’empereur romain, n’était pas aussi vicieux.

LAURENCIA
116Tu veux dire Héliogabale, celui qui avait plus de férocité qu’une bête féroce.

MENGO
117Cavale ou Navale, peu importe! moi, je ne me mêle pas d’histoire. Mais je suis sûr qu’il n’était pas pire que notre homme. Et même dans le monde entier y a-t-il un autre Fernand Gomez!

PASCALE
118Ce n’est pas possible. On dirait que la nature lui a donné un cœur de tigre.

Entre JACINTHE.

JACINTHE
119Au nom de Dieu! secourez-moi, si l’amitié peut quelque chose sur vous.

LAURENCIA
120Qu’est-ce donc, ma chère Jacinthe!

PASCALE
121Tu peux compter sur nous deux.

JACINTHE
122Ce sont des domestiques du commandeur qui l’accompagnent à Ciudad-Réal, couverts d’acier et plus encore d’infamie, et qui veulent m’emmener vers lui.

LAURENCIA
123Que Dieu daigne te protéger, ma chère Jacinthe! Ce Fernand Gomez qui te poursuit courrait aussi après moi.

Elle s’enfuit.

PASCALE
124Je ne suis pas un homme, Jacinthe, et je ne puis pas te défendre.

Elle s’enfuit.

MENGO
125Moi je suis un homme, et je sais à quoi cela m’oblige. Viens, Jacinthe, viens près de moi.

JACINTHE
126As-tu des armes!

MENGO
127Les premières du monde.

JACINTHE
128Ah! si c’était vrai!

MENGO
129Oui, j’ai ici des pierres.

Entrent FLOREZ et ORTUÑO.

FLOREZ
130Ah! tu voulais nous échapper!

JACINTHE
131Ah! Mengo, je suis morte.

MENGO
132Eh! messeigneurs, pourquoi vous attaquer à de pauvres villageois!

ORTUÑO
133Est-ce que tu serais chargé, par hasard, de défendre cette femme!

MENGO
134C’est par mes prières que je la défends. Elle est ma parente, et je dois la protéger autant que je le puis.

FLOREZ
135Qu’attendons-nous! Tuons-le.

MENGO
136Par le ciel! si je m’entête et que je détache ma ceinture, ma vie pourra vous coûter cher.

Entrent LE COMMANDEUR et CIMBRANOS.

LE COMMANDEUR
137Qu’est ceci! Comment donc me forcez-vous à mettre pied à terre pour cette vile espèce!

FLOREZ
138C’est un paysan de ce village, auquel vous devriez mettre le feu puisqu’on n’y fait rien pour vous plaire, qui ose attaquer nos soldats.

MENGO
139Seigneur, si vous avez quelque pitié, et si vous aimez la justice, châtiez ces hommes qui, abusant de votre nom, veulent enlever cette paysanne à son futur et à ses parents qui sont de braves gens, et permettez que je la remène chez elle.

LE COMMANDEUR
140Je leur permets, au contraire, de te châtier comme tu le mérites. — Laisse cette fronde.

MENGO
141Monseigneur!

LE COMMANDEUR
142Vous deux, et toi, Cimbranos, servez-vous-en pour lui attacher les mains.

MENGO
143Quoi! c’est ainsi que vous protégez l’honneur de vos vassaux!

LE COMMANDEUR
144Dis un peu, que pensent de moi les habitants de Fontovéjune!

MENGO
145Eh! monseigneur, en quoi donc eux ou moi vous avons-nous offensé!

FLOREZ
146Faut-il le tuer!

LE COMMANDEUR
147Ne souillez pas vos armes! il faut les conserver pour une meilleure occasion.

ORTUÑO
148Qu’ordonnez-vous!

LE COMMANDEUR
149Emmenez-le, attachez-le à ce chêne, dépouillez-le de ses habits, et avec les brides de vos chevaux…

MENGO
150Pitié! pitié, monseigneur! Songez, de grâce, à votre noblesse.

LE COMMANDEUR
151Fouettez-le jusqu’à ce que les boucles des courroies se détachent.

MENGO
152à part.Ô ciel! et tu permets que de telles actions demeurent impunies!

On l’emmène.

LE COMMANDEUR
153Et toi, villageoise, pourquoi fuyais-tu! Tu préfères donc un misérable paysan à un homme de ma sorte!

JACINTHE
154Est-ce ainsi, monseigneur, que vous faites réparation à mon honneur, que vos gens ont outragé!

LE COMMANDEUR
155Avoir voulu t’enlever n’est pas un outrage.

JACINTHE
156Si fait. Mon père est un homme d’honneur! et si sa naissance n’égale pas la vôtre, il vous est supérieur en vertu.

LE COMMANDEUR
157Ce n’est pas par l’insolence et les injures que l’on apaise la colère. Viens par ici.

JACINTHE
158Avec qui!

LE COMMANDEUR
159Avec moi.

JACINTHE
160Songez-y bien!

LE COMMANDEUR
161Malheureusement pour toi, j’y ai songé. — Je renonce à ta personne! mais je te réserve pour les goujats de l’armée.

JACINTHE
162Tant que je vivrai, il n’y a pas de puissance humaine à qui il soit donné de me faire un tel outrage.

LE COMMANDEUR
163Allons, drôlesse, marchons.

JACINTHE
164Par pitié, monseigneur!

LE COMMANDEUR
165Il n’y a point de pitié.

JACINTHE
166J’en appelle de votre cruauté à la justice divine.

Ils sortent.

Scène III.

Dans la maison d’Estévan.
Entrent LAURENCIA et FRONDOSO.

LAURENCIA
167Comment oses-tu venir ici!… Ne sais-tu donc pas le sort qui te menace!

FRONDOSO
168J’ai voulu te donner une preuve de mon amour, pour te montrer ce que tu me dois. Du haut de ce coteau, j’ai vu partir le commandeur! je n’ai plus pensé qu’à toi, et j’ai perdu toute crainte. — Puisse-t-il s’en aller en un lieu d’où jamais il ne revienne!

LAURENCIA
169Point de malédiction! Ignores-tu que ceux dont on souhaite la mort vivent plus longtemps!

FRONDOSO
170S’il en est ainsi, qu’il vive des siècles! et tout ira bien si, en faisant des vœux pour lui, il peut lui en arriver du mal. Mais, ma chère Laurencia, dis-moi, mon amour est-il présent à ta pensée! et ma constance a-t-elle enfin obtenu le retour qu’elle mérite! Songes-y, toute la ville nous regarde presque comme étant déjà mariés, et s’étonne de ces retards! laisse là tes dédains accoutumés, et réponds-moi oui ou non.

LAURENCIA
171Eh bien, à toute la ville et à toi, je réponds que je ne demande pas mieux.

FRONDOSO
172Ah! pour cette réponse je veux baiser tes pieds! elle fait mon bonheur, elle me rend la vie!

LAURENCIA
173Point de compliments, et pour réussir plus vite, parle, Frondoso, à mon père, qui vient avec mon oncle. C’est là l’essentiel. Sois sûr, mon ami, que je serai heureuse d’être ta femme.

FRONDOSO
174Je mets ma confiance en Dieu.

Laurencia se cache. Frondoso se retire au fond du théâtre.
Entrent ESTÉVAN et ALONZO.

ESTÉVAN
175Il a mis sens dessus dessous toute la place, se conduisant d’une façon inouïe. Il n’est personne qui ne soit révolté de ses excès. Mais c’est la pauvre Jacinthe qui a le plus à se plaindre de sa tyrannie.

ALONZO
176Bientôt l’Espagne obéira à ses rois catholiques! car c’est le nom que déjà on leur donne. Déjà Saint-Jacques vient lui-même à cheval commander en chef le siége de Ciudad-Réal, occupée par Giron. — Mais ce sera trop tard pour la pauvre Jacinthe. J’en suis fâché. C’était une honnête et brave fille.

ESTÉVAN
177Ne me disiez-vous pas qu’il avait fait fouetter Mengo!

ALONZO
178Ils ont laissé sa peau plus noire que de l’encre.

ESTÉVAN
179Ne parlons plus de cela! mon sang bout quand je songe aux extravagances de cet homme, et au mauvais renom qu’il mérite. — Ah! pourquoi m’a-t-on confié cette vare inutile!

ALONZO
180Pourquoi vous affliger! vous n’avez aucun pouvoir sur ses domestiques.

ESTÉVAN
181Voulez-vous que je vous dise quelque chose encore plus fort, qu’on m’a conté! Ils rencontrèrent un jour dans la partie la plus profonde du vallon la femme de Pèdre Redondo, et après qu’elle eut souffert les insolences du commandeur, il l’abandonna à ses gens.

ALONZO
182J’entends quelqu’un… Qui va là!

FRONDOSO
183C’est moi. Permettez que je m’approche.

ESTÉVAN
184Tu n’as pas besoin ici, Frondoso, de permission. Tu dois l’existence à ton père, et à moi une amitié tendre. Je t’ai vu naître, et je te regarde comme mon fils.

FRONDOSO
185Eh bien, seigneur, me confiant en vos bontés, j’attends une grâce de vous. — Vous savez quelle est ma famille!

ESTÉVAN
186Est-ce que, par aventure, tu aurais à te plaindre de ce fou de Fernand Gomez!

FRONDOSO
187Certainement.

ESTÉVAN
188Je le craignais.

FRONDOSO
189Cependant ce n’est pas pour me plaindre que je suis venu. Espérant dans les bontés que vous avez toujours eues pour moi, et amoureux de Laurencia, je voudrais obtenir sa main. Pardonnez si, dans mon impatience, je vous fais moi-même cette demande! mais un autre vous l’aurait dit, vaut autant que ce soit moi.

ESTÉVAN
190Tu viens, Frondoso, dans un moment où ta recherche prolongera ma vie, en me délivrant des soucis, des craintes qui tourmentent mon cœur. Béni soit le ciel, mon fils, qui t’envoie pour mon honneur! et béni sois-tu également pour n’avoir eu que des intentions honnêtes!… Mais, mon enfant, il faut d’abord avertir ton père! aussitôt qu’il aura consenti, je te donne Laurencia. Cette union comblera tous mes vœux.

ALONZO
191Avant de vous engager, vous ne feriez pas mal de consulter votre fille.

ESTÉVAN
192Ne vous inquiétez pas! je suis sûr que déjà tout est arrangé entre eux, et qu’ils étaient d’accord avant que Frondoso vînt ici. — (À Frondoso.) Quant à la dot, mon garçon, nous pouvons en causer dès à présent, et je compte bien pouvoir te donner quelques maravédis.

FRONDOSO
193Ne vous occupez pas de ça! c’est le moindre de mes soucis.

ALONZO
194Pardine! il vous la prendrait toute nue.

ESTÉVAN
195Je vais cependant savoir ce qu’en pense Laurencia, puisque vous le trouvez bon.

FRONDOSO
196C’est trop juste. Il ne faut jamais forcer les gens.

ESTÉVAN
197 appelant.Laurencia! mon enfant!

LAURENCIA
198 paraissant.Mon père!

ESTÉVAN
199Voyez si je n’avais pas raison, et comme elle a bientôt répondu, — Mon enfant, mon amour, j’ai à te consulter sur un point assez délicat. Écartons-nous un peu. — Dis-moi, je voudrais te demander ce que tu penserais d’un mariage entre Gilette, ton amie, et Frondoso. C’est un brave garçon, et il n’a pas son pareil dans Fontovéjune.

LAURENCIA
200Comment! Gilette se marie avec Frondoso!

ESTÉVAN
201Ne le mérite-t-elle pas! N’est-elle pas son égale!

LAURENCIA
202Oui, mon père, en effet, c’est mon avis.

ESTÉVAN
203Fort bien. Mais moi, je dis qu’elle n’est pas assez jolie pour lui, et que Frondoso fera bien mieux de t’épouser, toi, Laurencia.

LAURENCIA
204Vous aimez toujours à plaisanter.

ESTÉVAN
205L’aimes-tu!

LAURENCIA
206Je ne cache pas que j’ai pour lui quelque affection, mais pourtant…

ESTÉVAN
207Allons, veux-tu que je dise oui!

LAURENCIA
208Parlez donc pour moi.

ESTÉVAN
209Il paraît que j’ai la clef de ta bouche. — Mes amis, c’est arrangé. Venez avec moi, Alonzo! nous chercherons mon compère sur la place.

ALONZO
210Allons!

ESTÉVAN
211Et de la dot, mon fils, que lui en dirons-nous! Je puis bien aller jusques à quatre mille maravédis.

FRONDOSO
212Ne revenez pas là-dessus, seigneur. C’est me faire injure.

ESTÉVAN
213Va, va, mon ami, l’amour ne peut pas toujours durer! et crois-moi, quand il n’y a pas de dot, l’on s’aperçoit bientôt qu’il manque quelque chose au bonheur.

Estévan et Alonzo sortent.

LAURENCIA
214Eh bien, Frondoso, es-tu content!

FRONDOSO
215Oh! oui, je le suis, et à tel point que je ne sais comment je n’en perds pas la tête. Quelle joie est la mienne! Mon cœur bondit dans ma poitrine, quand je songe que je vais enfin te posséder, Laurencia!

Ils sortent.

Scène IV.

La campagne devant Ciudad-Réal.
Entrent LE GRAND MAÎTRE, LE COMMANDEUR, des Soldats.

LE COMMANDEUR
216Fuyez, seigneur, il n’y a point d’autre moyen de salut.

LE GRAND MAÎTRE
217Des remparts aussi faibles ne devaient pas résister à un ennemi si puissant.

LE COMMANDEUR
218La prise de la ville leur coûte beaucoup de morts.

LE GRAND MAÎTRE
219Au moins, dans leur victoire, ils ne pourront pas se vanter d’emporter l’étendard de Calatrava, qui aurait suffi à la gloire de leur entreprise.

LE COMMANDEUR
220Je pense, grand maître, qu’il vous faudra renoncer à vos projets.

LE GRAND MAÎTRE
221Que voulez-vous! L’aveugle fortune semble n’élever un jour un homme que pour l’abattre le lendemain.

DES VOIX
222 du dehors.Victoire! victoire pour les rois de Castille!

LE GRAND MAÎTRE
223Les voilà qui couronnent de feux et de lumières les créneaux des remparts, et qui attachent aux fenêtres des tours les drapeaux victorieux.

LE COMMANDEUR
224Leurs drapeaux sont couverts de leur sang, et c’est pour eux plutôt une tragédie qu’une fête.

LE GRAND MAÎTRE
225Fernand Gomez, je retourne à Calatrava.

LE COMMANDEUR
226Et moi, je me retire à Fontovéjune, en attendant que vous vous décidiez, soit à suivre le parti de votre famille, soit à vous soumettre au roi.

LE GRAND MAÎTRE
227Mes lettres vous instruiront de ma résolution.

LE COMMANDEUR
228Le temps vous éclairera.

LE GRAND MAÎTRE
229Hélas! ma jeunesse n’a déjà que trop acquis d’expérience!

Ils sortent.

Scène V.

Entrent FRONDOSO, LAURENCIA, ESTÉVAN, JUAN ROXO, ALONZO, BARRILDO, MENGO, Villageois, Villageoises et Musiciens.

MUSICIENS
230
Chantons cet heureux jour,
Et que les deux époux
Toujours contents
Vivent longtemps.

MENGO
231 à Barrildo.Sur ma foi! tu n’as pas dû te donner beaucoup de mal pour composer ces vers-là.

BARRILDO
232Fais-en donc, toi, un peu, et nous verrons.

FRONDOSO
233Le pauvre Mengo s’entend mieux en étrivières qu’en couplets.

MENGO
234Eh! mon Dieu, entre nous, il en est tel autre qui, dans la vallée…

BARRILDO
235Sur ta vie, Mengo, tais-toi. Ne parlons pas de ce barbare, de ce brigand qui déshonore le pays.

MENGO
236Qu’une centaine de soldats aient réussi à me flageller, moi qui n’avais que ma fronde, il n’y a rien là d’étonnant! mais comment concevoir qu’un honnête homme, que je n’ai pas besoin de nommer, se soit résigné à avaler une médecine mêlée d’encre et de gravier!

BARRILDO
237Il le faisait pour rire, sans doute!

MENGO
238Il n’y a rien de risible dans une médecine, même dans les meilleures. Et pour moi, plutôt que d’en avaler une, surtout comme celle-là…

FRONDOSO
239Allons, je t’en prie, dis-nous ton couplet, si toutefois il est raisonnable.

MENGO
240
chantant
Que ces époux toujours amants
Vivent deux mille ans
En bonne harmonie,
Et qu’après ce temps
Ils meurent contents
Et soient enterrés en cérémonie.

BARRILDO
241Peste soit de toi et de ton couplet!

FRONDOSO
242Au moins il a été bientôt fait.

MENGO
243Voulez-vous que je vous dise ce que je pense des poëtes! N’avez-vous pas vu un marchand de beignets jeter des morceaux de pâte dans l’huile bouillante jusqu’à ce que la poêle soit remplie! Les uns sortent de là enflés, de bonne mine, bien colorés! les autres boiteux, bossus, éclopés, brûlés. Eh bien, il en arrive de même au poëte qui travaille sur un certain sujet, qui est ce que j’appellerai sa pâte. Il va jetant à la hâte ses vers dans la poêle du papier, espérant que le miel de la rime couvrira tous les défauts! mais lorsqu’il vient à les exposer sur son éventaire, personne n’en veut, et ils ne peuvent être avalés que par celui qui les a faits.

BARRILDO
244Laisse ces folies. Écoutons les mariés.

LAURENCIA
245 à Juan Roxo.Donnez-nous vos mains à baiser.

JUAN
246Les voilà, ma fille. Demande à ton père les siennes pour toi et pour Frondoso.

ESTÉVAN
247Mon ami, prions Dieu plutôt qu’il étende sur eux sa main puissante et les bénisse.

FRONDOSO
248Bénissez-nous l’un et l’autre.

JUAN
249 aux Musiciens.Allons, chantez, à présent qu’ils sont unis.

MUSICIENS
250
chantant
Dans la vallée de Fontovéjune
Courait une jeune fillette
Poursuivie vivement
Par un chevalier de Calatrava.
Honteuse et troublée,
Elle se cache derrière un arbre,
Feignant avec malice
Qu’elle ne l’a point vu.
Pourquoi donc te cacher, trop aimable bergère!
Pourquoi fuir le regard du chevalier qui l’aime!
Le chevalier s’approcha,
S’approcha pour lui parler.
Elle, plus troublée encore.
Se cacha derrière un épais taillis.
Mais comme un homme amoureux
Traverse aisément mers et montagnes,
Le chevalier franchit la haie
En parlant ainsi d’une voix tendre!
Pourquoi donc te cacher, trop aimable bergère!
Pourquoi fuir les baisers du chevalier qui t’aime!

Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ, ORTUNO et CIMBRANOS.

LE COMMANDEUR
251Que la noce s’arrête, et que personne ne bouge.

JUAN
252Ce n’est point un jeu, seigneur, et nous sommes prêts à vous obéir. — Voulez-vous qu’on se range pour laisser passer votre troupe! Quel est le succès de votre expédition! Êtes-vous vainqueur! mais puis-je en douter!

FRONDOSO
253à partJe suis perdu. Ô ciel! délivre-moi!

LAURENCIA
254Fuis de ce côté, Frondoso.

LE COMMANDEUR
255Non, il n’échappera pas. Qu’on l’arrête! qu’on l’attache!

JUAN
256Rends-toi, mon fils! va en prison.

FRONDOSO
257Vous voulez donc qu’il me tue!

JUAN
258Et pourquoi!

LE COMMANDEUR
259Je ne suis point homme à faire périr personne sans sujet. Si tel eût été mon désir, il serait déjà mort. Mais j’ordonne qu’il soit conduit en prison, et son père prononcera lui-même la peine qu’il a méritée.

PASCALE
260Songez, seigneur, qu’il se marie.

LE COMMANDEUR
261Que m’importe son mariage! est-ce qu’il n’y a pas d’autres jeunes gens dans la ville!

PASCALE
262S’il vous a offensé, pardonnez-lui. Ce sera plus digne de vous.

LE COMMANDEUR
263Ce n’est point une offense qui me soit personnelle, Pascale. C’est le grand-maître, Tellez Giron (que Dieu conserve!) qui a été outragé! c’est l’ordre de Calatrava tout entier qui a été insulté dans son honneur, et pour l’exemple il faut qu’un tel crime soit puni. Sans cela, on verrait au premier jour lever contre notre ordre l’étendard de la révolte! car vous n’ignorez pas qu’un soir, ce Frondoso, ce loyal vassal ne craignit pas de diriger une arbalète contre le commandeur mayor de Calatrava.

ESTÉVAN
264Si mon titre de beau-père me donne le droit de le défendre, je vous dirai qu’il n’est pas étonnant qu’un jeune homme amoureux se soit emporté dans une telle occasion. Vous vouliez lui enlever sa femme! ne devait-il pas la défendre!

LE COMMANDEUR
265Alcade, vous êtes un sot.

ESTÉVAN
266Monseigneur, vous avez approuvé mon élection.

LE COMMANDEUR
267Jamais je n’ai pu vouloir lui enlever sa femme, puisqu’il n’était pas marié.

ESTÉVAN
268Pardon, seigneur, vous l’avez voulu. Mais il suffit. Nous avons maintenant en Castille des rois qui mettront ordre à tout, et qui, une fois qu’ils auront vaincu les rebelles qui osent leur résister, ne permettront pas sans doute qu’il y ait dans les villes et les villages des hommes assez puissants pour porter des croix aussi grandes. Que notre roi place sur sa royale poitrine ces nobles insignes qui ne sont point faites pour d’autres.

LE COMMANDEUR
269Holà! qu’on lui ôte la vare.

ESTÉVAN
270Reprenez-la, seigneur, et que ce soit à la bonne heure.

LE COMMANDEUR
271Eh bien, je l’en frapperai comme un cheval vicieux.

Il le frappe.

ESTÉVAN
272Vous êtes mon seigneur et je dois le souffrir. Frappez.

PASCALE
273Quoi! vous maltraitez un vieillard!

LAURENCIA
274Vous le frappez parce qu’il est mon père. Vous vous vengez sur lui.

LE COMMANDEUR
275Emmenez aussi cette insolente, et que dix soldats la gardent.

Il sort avec ses hommes d’armes, qui emmènent Frondoso et Laurencia.

ESTÉVAN
276Ô ciel! justice! justice!

Il sort.

PASCALE
277La noce s’est changée en deuil.

Elle sort.

BARRILDO
278Eh quoi! il n’y en aura pas un de nous qui parlera!

MENGO
279Pour moi j’ai mon compte! je me tiens pour satisfait. Si d’autres ne le sont pas, ils n’ont qu’à le lui dire.

JUAN
280Eh bien, parlons, parlons tous!

MENGO
281Mes amis, je vous engage plutôt à tous vous taire. Autrement il vous arrangera comme il m’a arrangé, et vous ressemblerez à des tranches de saumon frais.


JOURNÉE TROISIÈME

Scène I.

La cour d’une maison à Fontovéjune.
Entrent ESTÉVAN, ALONZO et BARRILDO

ESTÉVAN
1Ils ne sont pas encore venus à la junte!

BARRILDO
2Pas encore.

ESTÉVAN
3Cependant notre péril augmente à chaque instant.

BARRILDO
4On vient d’avertir le gros du peuple.

ESTÉVAN
5Frondoso prisonnier dans la tour… et ma fille captive entre les mains des méchants… Ô mon Dieu! si ta pitié ne vient nous secourir…

Entrent JUAN ROXO et LE RÉGIDOR.

JUAN
6Pourquoi, Estévan, pousser ces exclamations, lorsque le secret importe tant au succès de notre cause!

ESTÉVAN
7Hélas! je suis étonné de pouvoir me contenir.

Entre MENGO.

MENGO
8Ma foi, moi aussi, je veux être de la junte.

ESTÉVAN
9Honorables laboureurs, un homme dont les larmes baignent les cheveux blancs vous demande quelles funérailles vous voulez faire à votre patrie déjà perdue! et si vous parlez de lui rendre les honneurs funèbres, je vous demanderai si cela est possible, puisqu’il n’en est aucun parmi nous que ce barbare n’ait déshonoré. Répondez! en est-il un seul parmi vous qui n’ait été offensé soit dans ses biens, soit dans sa personne, soit dans son honneur! À quoi nous sert de gémir les uns sur les autres! Qu’attendons-nous! Faut-il endurer encore de nouveaux malheurs!

JUAN
10Nous les avons tous éprouvés. Mais puisque maintenant les rois ont pacifié les choses en Castille, et qu’on dit qu’ils veulent aller à Cordoue, envoyons vers eux deux de nos régidors, lesquels, se prosternant à leurs pieds, imploreront leur protection.

BARRILDO
11Ferdinand est encore trop occupé de la guerre et des troubles de l’intérieur, et il ne pourra nous secourir. — J’aimerais mieux tout autre parti.

UN RÉGIDOR
12Si vous voulez m’en croire, il nous faut tous quitter le pays.

JUAN
13Nous n’en aurions pas le loisir.

MENGO
14S’il vient à connaître ce qui s’est passé, je crains bien que cette junte ne coûte la vie à plus d’un.

ALONZO
15Le vaisseau de la patrie, désemparé de ses mâts et de ses agrès, est près de s’abîmer. Avez-vous vu avec quelle insolence il a enlevé la fille de l’homme qui régit notre patrie! Avez-vous vu comme à lui-même il lui a brisé sur la tête la vare signe de sa magistrature! Quel esclave fut jamais traité d’une façon plus cruelle et plus avilissante!

JUAN
16Que voudrais-tu donc que fît le peuple!

ALONZO
17Mourir, ou tuer les tyrans. Nous sommes en grand nombre, ils ne sont qu’une poignée.

BARRILDO
18Prendre les armes contre notre seigneur!

ESTÉVAN
19Après Dieu, c’est le roi qui est notre seigneur. Nous ne pouvons pas reconnaître pour seigneur un barbare, un infâme. Si Dieu nous vient en aide, s’il voit d’un œil favorable le zèle avec lequel nous défendons une juste cause, qu’avons-nous à craindre!

MENGO
20Prenez garde, mes seigneurs… de la prudence! Je suis ici comme représentant des simples journaliers, lesquels souffrent le plus d’injures, et cependant je vous engage en leur nom à bien considérer le danger.

ALONZO
21Et ne sommes-nous pas menacés jusque dans notre existence! Resterions-nous immobiles si l’on venait incendier nos maisons et nos vignes! — Ce sont des tyrans, courons à la vengeance.

Entre LAURENCIA, échevelée.

LAURENCIA
22Laissez-moi entrer. Je puis paraître dans un conseil d’hommes. S’il ne m’est pas permis d’y donner mon vote, je pourrai du moins y faire entendre ma voix. — Me reconnaissez-vous!

ESTÉVAN
23Ciel! n’est-ce pas ma fille!

JUAN
24Ne reconnais-tu pas Laurencia!

LAURENCIA
25Hélas! je viens si différente de ce que j’étais, que je comprends bien votre hésitation.

ESTÉVAN
26Ma fille! mon enfant!

LAURENCIA
27Ne m’appelez pas ainsi.

ESTÉVAN
28Et pourquoi, mon enfant, mon trésor!

LAURENCIA
29Parce que vous m’avez laissé enlever par des tyrans sans me venger, ravir par des traîtres sans me recouvrer. Je n’étais pas encore à Frondoso, et par conséquent vous ne pouvez pas dire que ce soit lui que regarde sa vengeance. Mon honneur était encore le vôtre, et c’est à vous seul d’en répondre. À vos yeux Fernand Gomez m’a enlevée, m’a fait conduire dans sa maison! et vous, semblables à de lâches pasteurs, vous laissez le loup dévorant saisir au milieu de vous la faible brebis. Que de poignards ont été levés sur mon sein! que de menaces terribles! que de traitements atroces pour que ma chasteté se rendît à ses infâmes désirs! Mes cheveux en désordre ne vous le disent-ils pas! Ne voyez-vous pas la trace des coups que j’ai reçus! Ne voyez-vous pas le sang qui coule encore de mes blessures!… Et vous êtes des hommes nobles! et vous êtes nos pères, nos parents! et votre cœur ne se déchire pas de douleur à l’aspect des douleurs que j’ai subies!… Vous n’êtes point des hommes, vous n’êtes que de timides agneaux. Eh bien, donnez-nous vos armes. Puisque vous êtes insensibles comme la pierre et le bronze, puisque vous êtes aussi barbares que des tigres… Mais non, le tigre, du moins, suit le chasseur qui est venu lui ravir ses petits, et le déchire en pièces, sans lui laisser le temps de se précipiter dans les flots de la mer… Mais vous, puisque vous êtes sans courage, puisque vous êtes sans entrailles, puisque vous n’êtes pas Espagnols, puisque vous souffrez que d’autres hommes déshonorent vos femmes et vos filles, pourquoi ceignez-vous l’épée! pourquoi portez-vous ces poignards! Ce qu’il vous faut, c’est une quenouille!… Vive Dieu! je m’arrangerai de telle sorte que nous seules, nous autres femmes, nous rachèterons notre déshonneur par le sang des tyrans! et quand nous aurons obtenu la victoire, nous vous couvrirons d’outrages, et nous vous céderons nos parures, nos coiffes et nos vêtements. — Déjà, sans procès, sans jugement, le commandeur va faire pendre Frondoso à un créneau de cette tour. Le même sort vous attend tous, et moi je me réjouirai de voir cette ville dépeuplée d’hommes aussi lâches, et je m’efforcerai de ramener le siècle des Amazones, épouvante du monde!

ESTÉVAN
30C’est injustement, ma fille, que tu nous adresses ces reproches et ces injures. Moi, du moins, je ne les mérite pas, et je vais marcher contre le traître, dût-il avoir pour lui le monde entier.

JUAN
31Moi, je vous suivrai, quelque puissant, quelque redoutable que soit notre adversaire.

ALONZO
32Mourons! mourons tous!

BARRILDO
33Qu’un drap attaché au bout d’un bâton nous serve de drapeau, et meurent les brigands!

JUAN
34Quel ordre voulez-vous suivre!

MENGO
35Allons le tuer sans ordre. Réunissez le peuple, nous sommes tous d’accord pour punir les tyrans.

ESTÉVAN
36Armons-nous. Prenons des épées, des lances, des javelots, des arbalètes, des bâtons.

MENGO
37Vivent nos rois!

TOUS
38Qu’ils vivent!

MENGO
39Mort aux traîtres!

TOUS
40Mort aux tyrans!

Ils sortent tous.

LAURENCIA
41Marchez, le ciel vous protége. — (Appelant.) Venez, femmes de Fontovéjune, venez recouvrer votre honneur. Accourez, accourez toutes.

Entrent PASCALE, JACINTHE, et d’autres Femmes.

PASCALE
42Qu’est ceci! Pourquoi nous appelles-tu!

LAURENCIA
43Ne voyez-vous pas qu’ils vont tous tuer Fernand Gomez, et que le vieillard et le jeune homme se précipitent avec une égale fureur! Leur laisserons-nous l’honneur de cet exploit et le plaisir de la vengeance! N’est-ce pas surtout nous autres femmes qui avons été outragées!

JACINTHE
44Eh bien! parle, que veux-tu faire!

LAURENCIA
45Que toutes réunies nous montrions au monde comment nous vengeons notre honneur. — Jacinthe, l’outrage que tu as reçu m’engage à te confier le commandement d’une compagnie.

JACINTHE
46Celui dont tu as été victime n’est pas moindre.

LAURENCIA
47Pascale, tu porteras l’étendard.

PASCALE
48Je serai digne d’un tel honneur, et je vais de ce pas préparer une bannière.

LAURENCIA
49Marchons, notre voile nous en servira.

PASCALE
50Nommons un capitaine.

LAURENCIA
51C’est inutile.

PASCALE
52Pourquoi!

LAURENCIA
53C’est moi qui vous conduirai! car je me sens la valeur du Cid.

Elles sortent.

Scène II.

Dans la maison du Commandeur.
Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ, ORTUÑO, CIMBRANOS, et FRONDOSO, les mains attachées.

LE COMMANDEUR
54Pour mieux le punir, j’entends qu’il soit suspendu par la corde qui lui lie le bras.

FRONDOSO
55Ah! monseigneur, ce serait indigne de votre sang, de votre nom.

LE COMMANDEUR
56Qu’on se hâte! — Allez le pendre au premier créneau.

FRONDOSO
57Jamais, croyez-le, jamais je n’ai eu l’intention de vous tuer.

On entend du bruit.

FLOREZ
58J’entends du bruit.

LE COMMANDEUR
59Qu’est-ce donc!

FLOREZ
60Il nous faudra surseoir à l’exécution de votre sentence.

ORTUÑO
61Voilà qu’on brise les portes.

Nouveau bruit du dehors.

LE COMMANDEUR
62Quoi! la porte de ma maison!… d’une maison qui appartient à la commanderie!

FLOREZ
63Tout le peuple se précipite en masse.

JUAN
64 du dehors.Rompez, renversez, brisez ces portes. Si elles résistent, mettez-y le feu.

ORTUÑO
65Il est difficile de contenir une insurrection populaire.

LE COMMANDEUR
66Quoi! le peuple est soulevé!

FLOREZ
67Déjà leur fureur a renversé les portes.

LE COMMANDEUR
68Déliez ce jeune homme. — Va, Frondoso, va calmer cet insolent alcade.

FRONDOSO
69J’y vais, seigneur! car c’est leur attachement pour moi qui les a soulevés.

Il sort.

MENGO
70 du dehors.Vivent Ferdinand et Isabelle! et meurent les traîtres!

FLOREZ
71Seigneur, au nom du ciel, qu’on ne vous trouve pas ici!

LE COMMANDEUR
72Cette chambre est bien défendue, et s’ils éprouvent de la résistance, ils ne tarderont pas à se lasser.

FLOREZ
73Lorsque les peuples offensés se soulèvent, ils n’abandonnent jamais leur entreprise qu’après avoir obtenu satisfaction.

LE COMMANDEUR
74Eh bien! mes amis, défendons cette porte comme l’entrée d’un fort.

FRONDOSO
75 du dehors.Vive Fontovéjune!

LE COMMANDEUR
76Le beau chef qu’ils ont là!… J’ai envie de faire une sortie et de tomber sur eux.

FLOREZ
77Modérez-vous, monseigneur.

Entrent LES HABITANTS DE FONTOVÉJUNE.

ESTÉVAN
78Amis, voilà le tyran et ses complices. — Fontovéjune! et meurent les tyrans!

LE COMMANDEUR
79Peuple, écoutez.

TOUS
80Des hommes outragés ne peuvent rien entendre.

LE COMMANDEUR
81Si j’ai commis quelques fautes, dites-les-moi, et, foi de chevalier, je m’engage à les réparer.

TOUS
82Fontovéjune! Vive Ferdinand! meurent les traîtres et les mauvais chrétiens!

LE COMMANDEUR
83Vous ne voulez donc pas m’écouter! — C’est moi, c’est votre seigneur qui vous parle.

TOUS
84Non pas! notre seigneur c’est le roi catholique.

LE COMMANDEUR
85Écoutez-moi, vous dis-je.

TOUS
86Fontovéjune! meure Fernand Gomez!

Ils sortent.

Scène III.

Dans la rue.
Entrent LAURENCIA, PASCALE, JACINTHE, et les autres Femmes.

LAURENCIA
87Faites halte ici, femmes vaillantes, braves soldats. Ici est notre espérance.

PASCALE
88Nous serons femmes pour la vengeance. Point de pitié pour lui. Il nous faut tout son sang.

LAURENCIA
89Quand on le précipitera par la fenêtre, recevons-le sur le fer de nos lances.

JACINTHE
90Toutes nous partageons ta résolution.

ESTÉVAN
91 du dehors.Meurs, traître commandeur!

LE COMMANDEUR
92Je meurs!… Grâce, ô mon Dieu! j’espère en ta miséricorde.

BARRILDO
93 du dehors.Voilà Florez.

MENGO
94 du dehors.Frappez le coquin. C’est lui qui frappait le plus fort quand son maître me fit fouetter.

FRONDOSO
95 du dehors.Ma vengeance ne sera accomplie que lorsque je lui aurai arraché l’âme.

LAURENCIA
96Entrons, entrons nous aussi.

PASCALE
97Attendons. Nous devons garder la porte.

BARRILDO
98 du dehors.Non, messieurs les petits marquis, ce n’est pas avec des larmes que l’on peut m’émouvoir à présent.

LAURENCIA
99Pascale, il faut que j’entre. Mon épée ne veut pas plus longtemps rester dans le fourreau inactive.

Elle sort.

BARRILDO
100 du dehors.Voilà Ortuño.

FRONDOSO
101 du dehors.Fendez-lui la tête.

Entrent FLOREZ, en fuyant, et MENGO, qui le poursuit.

FLOREZ
102Grâce! grâce, Mengo! je ne suis point coupable.

MENGO
103Quand bien même tu ne lui aurais pas servi d’entremetteur, c’est assez, misérable, que tu m’aies fouetté.

PASCALE
104Arrête, Mengo, je t’en prie, livre-nous-le à nous autres femmes.

MENGO
105Eh bien! tenez, le voilà. J’espère que vous le châtierez comme il mérite.

PASCALE
106Je vengerai les coups que tu as reçus.

MENGO
107C’est ce que je disais.

JACINTHE
108Allons! mort aux traîtres!

FLOREZ
109Périr par la main d’une femme!

JACINTHE
110N’est-ce pas trop d’honneur pour toi!

PASCALE
111C’est là ce qui l’afflige!

JACINTHE
112Meurs, vil agent de ses plaisirs.

PASCALE
113Meurs, traître! meurs, infâme!

FLOREZ
114Pitié, pitié, mesdames.

Il tombe.
Entrent ORTUÑO, et LAURENCIA qui le poursuit.

ORTUÑO
115Songez que ce n’est pas moi.

LAURENCIA
116Je sais qui tu es. (Elle le frappe.) Venez! venez! Teignons nos armes victorieuses dans le sang de ces misérables!

PASCALE
117Je mourrai en tuant.

TOUS
118Fontovéjune! et vive Ferdinand!

Elles sortent.

Scène IV.

En Castille.
Entrent LE ROI, LA REINE et DON MANRIQUE.

MANRIQUE
119Les précautions furent si bien prises, que nous obtînmes presque sans peine le succès que nous désirions. Il n’y eut que peu de résistance, et d’ailleurs, malgré tous leurs efforts, la réussite ne pouvait être douteuse. Le comte de Cabra est resté dans la place pour la défendre dans le cas où l’ennemi aurait l’audace de revenir l’attaquer.

LE ROI
120Cette entreprise a été fort bien dirigée. — Le comte de Cabra doit demeurer à Ciudad-Réal et réorganiser les troupes de manière à occuper fortement le passage! et par ce moyen nous n’aurons rien à craindre du roi de Portugal. Notre fidèle comte montrera dans ce poste important ce qu’il a de sagesse et de valeur. Il peut nous y garantir des dangers les plus redoutables, et veiller, sentinelle vigilante, à la sûreté du royaume.

Entre FLOREZ, blessé.

FLOREZ
121Roi catholique Ferdinand, à qui le ciel a donné la couronne de Castille comme à celui qui en était le plus digne, écoutez le récit de la plus horrible barbarie que l’on ait jamais vue chez un peuple depuis les lieux où naît le soleil jusqu’à ceux où il termine sa course.

LE ROI
122Calme-toi.

FLOREZ
123Roi puissant, mes blessures ne me permettent point de différer le compte que j’ai à vous rendre! car la fin de ma vie approche. — Je viens de Fontovéjune, dont les habitants, pleins de cruauté, ont tué leur seigneur. Fernand Gomez est mort, frappé par ses traîtres vassaux. Les peuples, une fois mécontents, se révoltent à la première occasion. — Ceux de Fontovéjune se réunissent en appelant le commandeur du nom de tyran, et avec ce cri ils courent commettre leur crime! ils brisent les portes de sa maison! ils sont sourds à la parole qu’il leur donne, foi de chevalier, de satisfaire ceux qui ont à se plaindre! ils ne veulent pas même l’entendre. — Dans leur impatiente fureur, ils percent de mille coups ce cœur couvert du signe sacré de la croix! et des hautes fenêtres des tours ils précipitent son corps dans la rue, où des femmes forcenées le reçoivent sur la pointe de leurs lances. Puis on traîne le cadavre dans une maison, et c’est à qui lui fera subir le plus d’outrages! on lui arrache la barbe et les cheveux, on le perce de mille coups, on le déchire en pièces. On brise ses armoiries avec le fer des piques, et l’on dit à haute voix qu’on veut y placer les vôtres, parce qu’ils ne peuvent plus voir celles du commandeur. Enfin, ils ont pillé sa maison comme on fait en pays ennemi, et, triomphants, ils se sont partagé ses dépouilles. Ce que je dis à votre majesté, je l’ai vu de mes yeux. Le ciel n’a pas voulu que je périsse dans ce cruel événement. Laissé pour mort, je me suis caché, et, la nuit venue, j’ai pu m’échapper pour vous apporter cette nouvelle. Seigneur, vous êtes juste, et vous punirez, j’espère, ces barbares de leur exécrable forfait. Le sang de Fernand Gomez demande vengeance contre ses assassins.

LE ROI
124Tu peux être assuré que ce crime ne demeurera pas impuni. Je suis tout ému de ce récit. Qu’un juge aille sur-le-champ sur les lieux! qu’il informe, et châtie les coupables d’une manière exemplaire. Un capitaine l’accompagnera pour sa sûreté. Il importe que tant d’audace soit punie au plus tôt. — Que l’on soigne les blessures de ce soldat.

Ils sortent.

Scène V.

La place de Fontovéjune.
Entrent les Paysans et les Paysannes, précédés de la musique! on porte sur la pointe d’une lance la tête du commandeur.

TOUS
125
Qu’Isabelle et Ferdinand
Vivent mille ans,
Et meurent les tyrans!

BARRILDO
126Chante ton couplet, Frondoso.

FRONDOSO
127Eh bien, soit pour mon couplet! mais s’il y manque un pied par hasard, qu’un plus habile le raccommode.
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Vive le roi Ferdinand
Et la reine Isabelle,
Qui s’aiment tendrement,
Elle digne de lui, lui digne d’elle!
Que l’archange saint Michel
Veille sur eux du haut du ciel!
Qu’ils vivent mille ans,
Et meurent les tyrans!

LAURENCIA
128À ton tour, Barrildo.

BARRILDO
129Volontiers. — J’y ai déjà pensé.

PASCALE
130Alors ce sera fameux.

BARRILDO
131
Vivent nos deux rois,
Tous deux à la fois!
Que vainqueurs des géants
Ils vivent mille ans,
Et meurent les tyrans!

TOUS
132
Qu’ils vivent mille ans,
Et meurent les tyrans!

LAURENCIA
133Et Mengo, est-ce qu’il ne chantera pas!

FRONDOSO
134À toi, Mengo.

MENGO
135Moi, je suis un poëte indiscipliné.

PASCALE
136Tu as cependant reçu la discipline.

MENGO
137
Un dimanche matin
Que je n’y pensais guère,
Ce vilain mâtin
Me fit donner les étrivières!
Mais je ne crains plus sa colère.
Vivent les rois chrétiens,
Et meurent tous les chiens!

TOUS
138
Que nos rois vivent mille ans!
Et meurent les tyrans!

ESTÉVAN
139Qu’on emporte cette tête.

MENGO
140Il a une vraie figure de pendu.

Juan Roxo montre un écusson aux armes de Castille et d’Aragon.

JUAN
141Mes amis, regardez!

ALONZO
142Ce sont les armes de nos rois.

ESTÉVAN
143Porte-les ici.

JUAN
144Où devons-nous les placer!

ALONZO
145Sur la porte de la municipalité.

ESTÉVAN
146Voilà un bel écusson!

BARRILDO
147Quelle joie!

FRONDOSO
148Voilà un soleil qui nous promet un beau jour.

ESTÉVAN
149Vive Castille et Léon, et les Barres d’Aragon! et meure la tyrannie!

TOUS
150Vivent Ferdinand et Isabelle!

ESTÉVAN
151Écoutez, Fontovéjune, les paroles d’un vieillard! cela n’a jamais nui. — Nos rois voudront sans doute prendre connaissance de cet événement, surtout au moment de traverser ces contrées. Il importe de nous accorder sur ce que nous avons à dire au juge.

FRONDOSO
152Vous-même, quel est votre avis!

ESTÉVAN
153De mourir s’il le faut, en disant un seul mot! Fontovéjune, et que personne ne sorte de là.

FRONDOSO
154C’est la vérité! c’est Fontovéjune qui a tout fait.

ESTÉVAN
155Voulez-vous répondre ainsi!

TOUS
156Oui! oui!

ESTÉVAN
157Eh bien, je vais pour le moment prendre le rôle du juge, pour nous essayer à ce que nous avons à faire. — Viens, Mengo, approche, et supposons que tu sois à la question.

MENGO
158Merci! vous auriez bien pu en choisir un autre. — Mais c’est égal.

ESTÉVAN
159C’est un badinage.

MENGO
160N’importe. Interrogez-moi.

ESTÉVAN
161Qui a tué le commandeur!

MENGO
162C’est Fontovéjune.

ESTÉVAN
163Chien que tu es! je vais te martyriser.

MENGO
164Vous aurez beau me tuer, seigneur juge…

ESTÉVAN
165Avoue, coquin!

MENGO
166J’avoue.

ESTÉVAN
167Eh bien, qui est le coupable!

MENGO
168C’est Fontovéjune.

ESTÉVAN
169Un tour d’estrapade à ce drôle!

MENGO
170Je m’en fiche!

ESTÉVAN
171À merveille! — Bran pour le procès!

Entre UN RÉGIDOR.

LE RÉGIDOR
172Que faites-vous donc là!

ESTÉVAN
173Qu’est-il donc arrivé, Quadrado!

LE RÉGIDOR
174Ni plus ni moins que le juge d’information.

ESTÉVAN
175Dispersons-nous sur-le-champ.

LE RÉGIDOR
176Il vient accompagné d’un capitaine.

ESTÉVAN
177Qu’il soit accompagné, s’il veut, du diable. Vous savez maintenant comment il faut répondre.

LE RÉGIDOR
178Ils font des arrestations! ils saisissent tout ce qu’ils rencontrent.

ESTÉVAN
179Il n’y a rien à craindre. — Mengo, qui a tué le commandeur!

MENGO
180Qui! Fontovéjune.

Ils sortent.

Scène VI.

Le palais du Grand-Maître, à Calatrava.
Entrent LE GRAND MAÎTRE et UN SOLDAT.

LE GRAND MAÎTRE
181Quel affreux événement!… quel triste sort!… Je serais capable de te faire payer de la vie une si déplorable nouvelle.

LE SOLDAT
182Je ne suis, seigneur, qu’un messager, et je n’ai pas voulu vous faire de la peine.

LE GRAND MAÎTRE
183Qu’une populace furieuse se soit portée à un tel excès d’audace! J’irai avec cinq cents hommes à Fontovéjune, et je détruirai cette ville, de telle sorte que son nom même ne restera pas dans la mémoire des hommes.

LE SOLDAT
184Calmez-vous, seigneur. Songez qu’ils se sont donnés au roi, et dans les circonstances présentes vous devez prendre garde d’offenser le roi.

LE GRAND MAÎTRE
185Comment ont-ils pu se donner au roi s’ils appartiennent à la commanderie!

LE SOLDAT
186Vous pourrez faire valoir vos droits contre Ferdinand.

LE GRAND MAÎTRE
187Jamais procès lui a-t-il ôté ce qu’il avait une fois entre ses mains! — Ferdinand et Isabelle sont mes souverains, je le reconnais, et puisque les séditieux se sont donnés au roi, je mettrai un frein à ma colère. Je vais le trouver! c’est le plus sûr parti! et encore que j’aie commis une faute grave, ma jeunesse me servira d’excuse. Cette démarche ne laisse pas que de me coûter! mais l’honneur la commande, et je ne dois point mettre de retard dans une chose qui importe autant à ma gloire et à mes intérêts.

Ils sortent.

Scène VII.

La place de Fontovéjune.
Entre LAURENCIA.

LAURENCIA
188Quelle peine cruelle pour un cœur épris de craindre pour l’objet aimé! — d’autant que celui qui redoute un malheur pour ce qu’il aime, sent augmenter son amour avec sa crainte. — Plus l’amour est dévoué, plus il est capable d’éprouver d’inquiétudes. Il n’est point de peine légère pour une véritable affection, et les moindres soupçons deviennent d’horribles angoisses. — J’adore mon époux! et les circonstances où nous sommes me condamnent à trembler pour lui, à moins que le destin ne le favorise. — Sans cesse combattue entre mon amour et mes craintes, — s’il demeure ma peine est certaine, et s’il s’éloigne je meurs de douleur.

Entre FRONDOSO.

FRONDOSO
189Ma chère Laurencia!

LAURENCIA
190Ô mon époux bien aimé! comment oses-tu rester ici!

FRONDOSO
191C’est mon amour qui m’empêche de t’obéir.

LAURENCIA
192Mets-toi bien sur tes gardes, ô mon ami!… J’ai peur!

FRONDOSO
193À Dieu ne plaise, ma chère Laurencia, que je t’abandonne ainsi!

LAURENCIA
194Ne vois-tu pas avec quelle sévérité l’on traite les autres, et la fureur qui anime ce juge! Conserve-toi. Fuis sans retard.

FRONDOSO
195Comment peux-tu me donner un semblable conseil! Comment pourrais-je laisser mes concitoyens dans le péril, et m’éloigner de toi! — Cesse de l’exiger. Dans les circonstances où nous nous trouvons, il serait déshonorant pour moi de ne point courir les mêmes dangers que les autres. (On entend des cris derrière la scène.) J’entends des cris, ce me semble — Si je ne me trompe, c’est quelqu’un que l’on met à la torture. Écoutons.

LE JUGE
196 derrière la Scène ainsi que les témoinsAllons, bon vieillard, dites la vérité.

FRONDOSO
197C’est un vieillard qu’on met à la question.

LAURENCIA
198Quelle cruauté!

ESTÉVAN
199Laissez-moi respirer.

LAURENCIA
200Dieu! c’est mon père!

LE JUGE
201Je vous laisse. — Répondez, qui a tué Fernand Gomez!

ESTÉVAN
202C’est Fontovéjune.

LAURENCIA
203Ô mon père! gloire à toi!

FRONDOSO
204Quel admirable courage!

LE JUGE
205 au bourreau.Prends cet enfant. Allons, drôle, serre-le bien. (À l’enfant.) Je ne l’ignore pas, tu sais tout. Fais connaître les coupables… Il s’obstine à se taire. (Au bourreau.) Serre donc, ivrogne.

L’ENFANT
206Seigneur, c’est Fontovéjune.

LE JUGE
207Par la vie du roi! misérables, je vous étranglerais de mes mains. Qui a tué le commandeur!

L’ENFANT
208Fontovéjune.

FRONDOSO
209Se peut-il qu’on donne la question à un enfant et qu’il nie avec cette constance!

LAURENCIA
210C’est un bon peuple.

FRONDOSO
211Bon et fort.

LE JUGE
212Qu’on mette cette femme sur le chevalet, et qu’on lui donne un bon tour de corde.

LAURENCIA
213La colère lui fait perdre le sens.

LE JUGE
214Soyez sûrs, coquins, que je vous fais tous mourir dans les tourments. — Qui a tué le commandeur!

PASCALE
215Fontovéjune, seigneur.

LE JUGE
216 au bourreau.Serre.

FRONDOSO
217Efforts inutiles!

LAURENCIA
218C’est Pascale qui nie.

FRONDOSO
219Il n’y a rien là d’étonnant. Des enfants ont eu la même force.

LE JUGE
220En vérité, je crois que tu les ménages. Serre donc.

PASCALE
221Ah! Dieu du ciel!

LE JUGE
222Va donc, infâme! es-tu sourd!

PASCALE
223C’est Fontovéjune.

LE JUGE
224Amenez ce gros courtaud, qui est là, demi-nu.

LAURENCIA
225C’est sans doute ce pauvre Mengo.

FRONDOSO
226Je crains qu’il ne fasse des aveux.

MENGO
227Ahie! ahie!

LE JUGE
228Allons! serre!

MENGO
229Ahie! ahie!

LE JUGE
230As-tu besoin d’aide!

MENGO
231Ahie! ahie!

LE JUGE
232Réponds, misérable! qui a tué le commandeur!

MENGO
233Ahie! Je vais vous le dire, seigneur.

LE JUGE
234 au bourreau.Lâche un peu la main.

FRONDOSO
235Il va tout avouer.

LE JUGE
236Laisse-le en repos.

MENGO
237Doucement! je vais parler.

LE JUGE
238Qui l’a tué!

MENGO
239Seigneur, c’est Fontovéjune.

LE JUGE
240A-t-on jamais vu pareille obstination! Ils se rient de la douleur, et ceux sur qui l’on compte le plus sont ceux qui nient avec le plus d’audace. — Laisse-les, je suis fatigué.

FRONDOSO
241Ô Mengo! que Dieu te récompense!… Tu m’as ôté toutes mes craintes.

Entrent MENGO, BARRILDO et ALONZO.

BARRILDO
242Vive Mengo!

ALONZO
243C’est trop juste.

BARRILDO
244Vive, vive Mengo!

FRONDOSO
245Tu as bien raison.

MENGO
246Ahie! ahie!

BARRILDO
247Tiens, ami! bois, mange.

MENGO
248Ahie! qu’est ceci!

BARRILDO
249De la confiture de citron.

MENGO
250Ahie!

FRONDOSO
251Verse-lui à boire.

BARRILDO
252En voilà.

FRONDOSO
253Bon! cela passe bien.

LAURENCIA
254Donnez-lui encore à manger.

MENGO
255Ah! mes amis!

BARRILDO
256Encore ce verre à ma santé.

LAURENCIA
257Il boit à merveille.

FRONDOSO
258Qui bien nie doit bien boire.

BARRILDO
259En veux-tu encore!

MENGO
260Hélas! oui.

FRONDOSO
261Bois, mon brave Mengo! tu l’as bien gagné.

LAURENCIA
262Il avale d’un trait.

FRONDOSO
263Couvrons-le, il a froid.

BARRILDO
264Veux-tu encore boire!

MENGO
265Oui, encore trois coups, hélas!

FRONDOSO
266Ne t’inquiète pas, il y a encore du vin.

BARRILDO
267Bois à ton plaisir, cela t’est dû. — Qu’est-ce que tu éprouves!

MENGO
268J’ai la poitrine en feu. Rentrons! je sens que je m’enrhume.

FRONDOSO
269Va, mon ami. Qui a tué le commandeur!

MENGO
270Je m’en vais vous le dire… c’est Fontovéjunette.

Mengo, Barrildo et le Régidor sortent.

FRONDOSO
271Il est juste qu’on prenne soin de lui. Et toi, mon amour, réponds! qui a tué le commandeur!

LAURENCIA
272Mon bien, c’est Fontovéjune.

FRONDOSO
273Est-ce bien vrai!

LAURENCIA
274Oui, c’est Fontovéjune.

FRONDOSO
275Et moi, comment t’ai-je tuée!

LAURENCIA
276Par l’amour que tu m’as inspiré.

Ils sortent.

Scène VIII.

La cour d’Isabelle.
Entrent LE ROI et LA REINE.

LA REINE
277Je ne croyais pas, seigneur, vous trouver ici! et je bénis mon sort qui m’a procuré ce plaisir.

LE ROI
278C’est toujours avec le même bonheur que je vous vois! et comme j’allais en Portugal, j’ai voulu passer par ici.

LA REINE
279Dans les circonstances où nous sommes, je serais fâchée que votre majesté se fût dérangée pour m’être agréable.

LE ROI
280Comment avez-vous laissé la Castille!

LA REINE
281En paix, et parfaitement tranquille.

LE ROI
282Cela ne m’étonne pas, puisque vous vous étiez chargée de la pacifier.

Entre DON MANRIQUE.

MANRIQUE
283Le grand maître de Calatrava, qui arrive à l’instant, demande la faveur d’être admis en votre présence.

LA REINE
284Je désirerais le voir.

LE ROI
285Je vous engage ma foi, madame, que malgré son extrême jeunesse, il est un vaillant soldat.

Entre LE GRAND MAÎTRE.

LE GRAND MAÎTRE
286Rodrigue Tellez Giron, grand maître de Calatrava, qui ne cessera de célébrer vos louanges, vous demande humblement pardon. Je vous l’avoue, j’ai été trompé, et cédant à de mauvais conseils, je ne me suis pas conduit à votre égard comme je l’aurais dû. Les avis de Fernand Gomez et les intérêts de l’ordre m’ont abusé. Je vous supplie de nouveau de vouloir bien me pardonner! et si vous daignez m’accorder cette grâce, je serai désormais le plus fidèle, le plus dévoué de vos vassaux. Dans cette guerre de Grenade que vous allez entreprendre, vous verrez la valeur de mon épée! je veux, en la tirant du fourreau, répandre la terreur parmi les Mores, et planter sur leurs créneaux orgueilleux l’étendard à la croix rouge. J’emmènerai avec moi cinq cents soldats à cette expédition. — Je vous en donne ma parole, sire, vous n’aurez plus à vous plaindre de moi à l’avenir.

LE ROI
287Relevez-vous, grand maître. Vous êtes venu, il suffit! vous devez être bien reçu.

LE GRAND MAÎTRE
288Vous êtes la consolation des malheureux.

LA REINE
289Vous montrerez sur le champ de bataille que vous savez aussi bien faire que bien dire.

LE GRAND MAÎTRE
290Vous êtes, madame, une autre Esther, et vous, sire, un autre Assuérus.

Entre MANRIQUE.

MANRIQUE
291Sire, le juge d’information que vous avez envoyé à Fontovéjune, voudrait rendre compte de sa mission à votre majesté.

LE ROI
292 à la Reine.C’est à vous de juger les coupables.

LE GRAND MAÎTRE
293Si cela ne vous eût point regardé, sire, je leur aurais appris à tuer des commandeurs.

LE ROI
294Ce n’est plus votre affaire.

LA REINE
295 au Grand Maître.J’espère que, s’il plaît à Dieu, nous reverrons encore le pouvoir en vos mains.

Entre LE JUGE.

LE JUGE
296D’après vos ordres, sire, je me suis rendu à Fontovéjune, et j’ai mis tous mes soins à découvrir les auteurs du crime. Je n’ai pu obtenir aucun renseignement. À ma demande, qui est le coupable! tous les témoins unanimes, avec un cœur inébranlable, répondaient! Fontovéjune. J’ai eu beau en soumettre plus de trois cents à une torture rigoureuse, il m’a été impossible d’en tirer autre chose. J’ai approché du chevalet jusqu’à des enfants de dix ans, et ni par tourments, ni par menaces, je n’ai rien pu savoir. Donc, puisqu’il est si difficile d’arriver à la vérité, il faut, sire, ou leur pardonner à tous, ou les mettre tous à mort. Les voici qui arrivent en masse, et il ne tient qu’à vous, sire, de vous assurer de ce que je vous rapporte.

LE ROI
297Qu’on les fasse entrer.

Entrent les Alcades, les Paysans et les Paysannes de Fontovéjune.

LAURENCIA
298Ne sont-ce pas les rois!

FRONDOSO
299Oui, ce sont les maîtres souverains de la Castille.

LAURENCIA
300Qu’ils sont beaux l’un et l’autre!… Que saint Antoine les bénisse!

LA REINE
301Voici donc les mutins!

ESTÉVAN
302Fontovéjune, madame, se jette à vos pieds pour vous offrir ses services. L’insupportable tyrannie, l’excessive cruauté du commandeur, qui nous faisait mille outrages, a été la cause de son malheur. Sans pitié et sans mœurs, il nous prenait nos biens, et forçait nos femmes et nos filles.

FRONDOSO
303Cette jeune villageoise, que le ciel m’a accordée pour mon bonheur, le soir même de mes noces, il l’emmena dans sa maison comme si elle eût été à lui! et si sa vertu et son courage ne lui eussent donné des forces pour résister, vous pouvez deviner ce qu’il serait advenu.

MENGO
304Et moi, ne puis je pas parler aussi! — Si vous m’en accordez la permission, vous serez émerveillé de savoir comme il m’a arrangé. Parce que je voulus défendre une jeune fille contre les violences de ses gens, ce maudit Néron me fit traiter de telle façon, qu’à un certain endroit ma peau devint aussi rouge qu’une tranche de saumon. Trois hommes battirent la mesure sur mon dos avec une telle constance, que je m’en ressens encore, quoique, pour tanner mon pauvre cuir, j’aie plus dépensé en poudre de myrte que ne vaut tout mon patrimoine.

ESTÉVAN
305Sire, nous voulons être à vous. Vous êtes notre seigneur naturel, et à ce titre nous avons déjà inauguré vos armoiries. Nous comptons sur votre clémence! et nous espérons que vous aurez confiance en nous, malgré l’excès où nous a poussés sa cruelle tyrannie.

LE ROI
306Quelque grave qu’ait été le crime, comme il n’est pas possible d’en reconnaître légalement les auteurs, je suis forcé de le pardonner. Puisque votre ville s’est mise sous ma protection, elle y demeurera provisoirement, jusqu’à ce qu’il se trouve quelque commandeur à qui nous puissions la transmettre.

FRONDOSO
307Le langage du roi est celui de la sagesse. (Au public.) Et c’est ainsi, noble assemblée, que finit FONTOVÉJUNE.