Félix Lope de Vega y Carpio, El mejor alcalde, el rey

Le meilleur alcade est le roi





Texto utilizado para esta edición digital:
Vega, Lope de. Le meilleur alcade est le roi [El mejor alcalde el rey]. In Théâtre de Lope de Vega. Traduit par Jean-Joseph-Stanislas-Albert Damas-Hinard. Paris: Charpentier, 1892. vol. 1. pp. 156-215.
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  • Amelang, David J.

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PERSONNAGES

LE ROI ALPHONSE VII,, empereur, roi de Castille et de Léon
DON TELLO DE NEYRA, seigneur galicien
NUÑO, laboureur
SANCHE, berger
PÉLAGE, porcher
ELVIRE, fille de Nuño
FELICIANA, soeur de don Tello
LE COMTE DOM PÈDRE
DON ENRIQUE DE LARA
CELIO, domestique de don Tello
JULIO, domestique de don Tello
JUANA, domestique de Nuño
LÉONOR, domestique de Nuño
BRITO, laboureur
PHILÈNE, laboureur

La scène se passe en Galice et à Léon


JOURNÉE PREMIÈRE

Scène I.

Une vallée.
Entre SANCHE.

SANCHE
1Nobles champs de la Galice, qui, dans les profondeurs de ces vallées qu’arrose le Sil, montrez avec orgueil à tous les yeux les fleurs dont vous êtes parés; oiseaux qui chantez gaiement dans les bocages, et vous, hôtes des bois, qui vivez au hasard, contents de votre indépendance, avez-vous jamais vu un amour plus tendre que le mien? Non, certes!… Mais aussi, il faut l’avouer, il n’existe ni ne peut exister nulle part sous le soleil un objet comparable à Elvire; et comme mon amour, qui n’attend de bonheur ici-bas que par elle, — comme mon amour est né de sa beauté, de même que rien n’égale cette beauté merveilleuse, rien n’égale non plus mon amour… Ô ma douce amie! si ta beauté pouvait croître encore, mon amour croîtrait également; mais, charmante bergère, il ne peut rien s’ajouter à tes attraits pas plus qu’à ma tendresse, et si je t’aime autant que tu es belle, jamais on n’a aimé davantage. — Hier, tandis que sous tes pieds de lis tu foulais le sable sur lequel coule ce ruisseau, les grains s’en changeaient en perles; et moi, comme je ne pouvais plus voir dans l’eau tes pieds délicats, je souhaitais secrètement que tes yeux, brillants comme deux soleils, s’abaissassent sur le ruisseau pour donner plus de clarté et de transparence à son onde. — Le linge que tu lavais, Elvire, te causait une peine inutile, car dans tes mains il paraissait n’avoir jamais de blancheur. — Caché derrière ces châtaigniers, je te regardais avec crainte, lorsque je vis l’Amour, qui, par faveur, te donnait à laver son bandeau; et maintenant le ciel protège le monde! — l’Amour va marcher les yeux découverts, l’Amour n’est plus aveugle! — Ah! Dieu! quand donc viendra le jour, ce jour où je mourrai de bonheur, où je pourrai te dire: « Elvire, tu es toute à moi! » Je te comblerai de présents; et comme je t’apprécie à ta valeur, mon affection augmentera sans cesse, loin que je devienne jamais indifférent à la possession d’un si riche trésor

Entre ELVIRE.

ELVIRE
2à partIl me semblait pourtant que Sanche descendait de ce côté. Mes désirs m’auront trompée. Mais non, c’est lui, je le vois, et mon cœur ne s’abusait pas. Il contemple le ruisseau où il me vit hier; et comme je m’éloignai fâchée en m’apercevant qu’il me regardait, peut-être cherche-t-il à présent s’il y est resté quelque ombre de moi. (À Sanche) Le ciel te garde, Sanche! Que viens-tu donc chercher tous les jours dans le cristal de ce ruisseau? As-tu par hasard trouvé des coraux que j’ai perdus sur ses bords?

SANCHE
3Non pas; je me cherche moi-même, car hier je me perdis en ce lieu. Mais je me retrouve enfin, car je te vois, et je vis tout en toi.

ELVIRE
4Je croyais que tu venais m’aider à chercher mes coraux.

SANCHE
5Tu es bonne de venir chercher ici ce dont tu es si bien pourvue. Tu plaisantes sans doute… Mais, ma foi, donne-moi ma récompense, je les ai trouvés.

ELVIRE
6Où cela?

SANCHE
7Sur ta bouche, où ils servent d’entourage à des perles.

ELVIRE
8Éloigne-toi!

SANCHE
9Toujours ingrate, toujours insensible à ma foi!

ELVIRE
10C’est qu’aussi, Sanche, tu es par trop hardi. Et que ferais-tu de plus, si demain tu devais être mon mari?

SANCHE
11Mon Dieu! si je ne le suis pas, à qui la faute?

ELVIRE
12À toi seul, s’il te plaît.

SANCHE
13À moi? non, certes. Je t’ai dit mes sentiments, je t’ai dit tout ce qu’il y a dans mon cœur, et tu ne m’as pas répondu.

ELVIRE
14Est-ce que mon silence ne répondait pas pour moi?

SANCHE
15Alors les torts sont partagés.

ELVIRE
16Sanche, toi qui as de l’esprit, tu devrais savoir que nous autres femmes, nous parlons en nous taisant et accordons en refusant. Il ne faut jamais nous juger sur l’apparence; il ne faut jamais sur l’apparence nous croire cruelles ou éprises. Avec nous, il faut toujours croire le contraire de ce que nous faisons paraître.

SANCHE
17D’après cela, tu me permets de te demander à Nuño? Tu te tais, c’est me dire oui… il suffit; maintenant je ne m’y tromperai plus

ELVIRE
18À la bonne heure! mais au moins ne va pas dire à mon père que je le désire.

SANCHE
19Le voici qui vient!

ELVIRE
20J’attends derrière cet orme le résultat de votre conversation.

SANCHE
21Ô ciel! fais qu’il écoute ma prière. Sinon, j’en mourrai.

Elvire se cache.
Entrent NUÑO et PÉLAGE.

NUÑO
22Tu fais si mal ton service, Pélage, qu’il me faudra chercher quelqu’un qui soit plus leste que toi à parcourir ces vallées. As-tu quelque sujet de mécontentement dans ma maison?

PÉLAGE
23Dieu sait ce qu’il en est!

NUÑO
24Eh bien, dès aujourd’hui tu peux partir. Le service n’est pas un mariage.

PÉLAGE
25Et voilà justement ce qui me fâche.

NUÑO
26Tu m’aurais bientôt perdu tous mes porcs.

PÉLAGE
27Hélas! quand on a perdu l’esprit, ça ne peut pas aller autrement. — Écoutez-moi, je voudrais m’établir.

NUÑO
28Poursuis, mais prends garde à ne pas me conter quelque sottise.

PÉLAGE
29Un moment, de grâce. C’est que ça n’est pas aisé à dire.

NUÑO
30Alors il nous sera malaisé de nous entendre.

PÉLAGE
31Voici. — Hier, au moment où je partais: « Vraiment, Pélage, me dit Elvire, tes porcs sont bien gras. »

NUÑO
32Bon! et que lui répondis-tu?

PÉLAGE
33Amen! comme dit le sacristain.

NUÑO
34Eh bien, où veux-tu en venir par là?

PÉLAGE
35Quoi! vous ne comprenez pas?

NUÑO
36Ma foi, non.

PÉLAGE
37Je crois que je vais perdre ma timidité.

SANCHE
38à partPeste de l’imbécile! il ne s’en ira pas.

PÉLAGE
39Ne voyez-vous pas que c’est une petite galanterie, et que cela prouve qu’Elvire aurait envie de se marier avec moi?

NUÑO
40Vive Dieu!…

PÉLAGE
41Eh! ne vous fâchez pas pour ça. Il n’y a pas de mal, et je ne vous l’ai pas dit à mauvaise intention.

NUÑO
42Ah! Sanche, tu étais là?

SANCHE
43Oui, et je voudrais vous parler.

NUÑO
44Je t’écoute, mon ami. — Toi, Pélage, un moment.

SANCHE
45Vous savez, Nuño, que mes parents, pour être de pauvres laboureurs, n’en étaient pas moins de braves et honnêtes gens?

PÉLAGE
46Sanche, vous qui vous entendez dans les choses d’amour, dites-moi, lorsqu’une fille jeune et jolie, et qui a de la fortune, dit à un jeune homme frais comme une rose: « Tes porcs sont bien gras! » cela ne signifie-t-il pas qu’elle voudrait bien ce jeune homme pour mari?

SANCHE
47En effet, une pareille agacerie ne va pas à moins qu’au mariage!

NUÑO
48Laisse-nous, imbécile.

SANCHE
49Puisque vous connaissez leur réputation et leur noblesse, je ne crois pas que vous puissiez repousser avec dédain un amour honnête: je brûle, je meurs pour Elvire.

PÉLAGE
50Il y a tel autre porcher dont le bétail est si sec que l’on dirait du lard fumé à la cheminée; mais moi, lorsque je mène mon troupeau aux champs…

NUÑO
51Comment! tu es encore là, animal?… Par la mort…

PÉLAGE
52Eh! maître, je parlais des pourceaux, et non pas d’Elvire.

SANCHE
53Maintenant que vous savez ma tendresse…

PÉLAGE
54Maintenant que vous savez ses agaceries…

NUÑO
55On ne trouverait pas dans toute l’Amérique un sauvage de cette espèce.

SANCHE
56Daignez consentir à notre union.

PÉLAGE
57C’est que, voyez-vous, j’ai ici tel cochon…

NUÑO
58Tu me romps la tête.

PÉLAGE
59 continuantQui pourrait être maître de chapelle, tant il a la voix belle et forte, surtout lorsqu’il entre ou qu’il sort du hameau.

NUÑO
60Elvire y consent-elle?

SANCHE
61Elle approuve mon amour, et m’a autorisé à vous parler.

NUÑO
62Ta recherche l’honore, et je ne doute pas qu’elle ne soit heureuse avec toi, puisqu’elle apprécie ton mérite. Elle sait d’ailleurs que tu pourrais prétendre à un parti plus relevé.

PÉLAGE
63Si j’avais à moi tant seulement cinq ou six petits cochons, et que ceux-là en fissent d’autres, et ainsi de suite, — au bout de quelques années je pourrais aller en coche[7].

NUÑO
64Tu es, en qualité de berger, au service de don Tello, le seigneur de ce pays, et tout-puissant en Galice et même encore plus loin: fais-lui part de tes projets, Sanche. Tu y es obligé, étant de sa maison. Et puis il est riche et généreux, et il pourra te donner un peu de bétail. Mon Elvire n’a pas grand’chose, et pour la demander, il faut que tu sois amoureux. Cette chaumière mal bâtie et toute noircie par la fumée, quelques petits morceaux de terre épars çà et là, et plus loin une douzaine de châtaigniers, voilà la dot de ma fille. Tout cela n’est rien si le seigneur de ce pays ne vient pas à ton aide.

SANCHE
65Je suis fâché que vous mettiez en doute mon amour.

PÉLAGE
66Par ma foi, c’est lui qui épouse Elvire. Eh bien, moi, je la plante là, et je tourne mon cœur d’un autre côté.

SANCHE
67À un homme qui soupire pour sa beauté, que peut-on donner de plus précieux que cette beauté céleste? Je ne suis point tel, Nuño, que je puisse préférer la richesse à la vertu.

NUÑO
68Il n’y a pas de mal, Sanche, à donner connaissance de tes projets à ton maître, et à lui demander un témoignage de satisfaction. Don Tello et sa sœur peuvent le faire aisément, et l’on ne verra dans ta démarche qu’une nouvelle preuve d’amour.

SANCHE
69C’est un peu malgré moi; mais enfin, puisque vous le voulez, j’irai.

NUÑO
70Bien, Sanche! bien, mon garçon! que le ciel te bénisse, et te donne une famille nombreuse! — Viens avec moi, Pélage.

PÉLAGE
71Comment lui avez-vous sitôt accordé Elvire, et devant moi encore?

NUÑO
72Sanche n’est-il pas un jeune homme aimable et bien né?

PÉLAGE
73À dire vrai, il n’y en a pas un dans le pays qui le vaille, mais moi, je vous aurais été plus utile… je vous aurais donné toutes les semaines un petit…

Ils sortent.

SANCHE
74Parais maintenant, chère Elvire! parais, ma charmante amie!

Entre ELVIRE.

ELVIRE
75Ô ciel! quel supplice que l’attente et l’incertitude lorsqu’on aime! Je tremble, comme si toutes mes espérances n’étaient suspendues qu’à un fil.

SANCHE
76Ton père m’a dit qu’il avait déjà donné sa parole à un domestique de don Tello. Quel changement étrange!

ELVIRE
77Hélas! il n’était que trop vrai que mes espérances ne tenaient à rien. Quoi! Sanche, mon père me marie avec un écuyer! Ah! tout est fini pour moi… Vis heureux, cher objet de ma tendresse; je me donnerai la mort.

SANCHE
78Doucement, chère Elvire, je plaisantais. N’as-tu point vu la vérité dans mes yeux? N’as-tu point vu ma joie? Ton père n’a pas hésité un seul moment; il m’a dit oui tout de suite.

ELVIRE
79Ce n’était pas de te perdre qui m’affligeait, c’était d’aller habiter un palais où l’on se serait moqué de mes manières rustiques. Voilà ce qui causait mon chagrin.

SANCHE
80Et moi, sot, qui m’y suis laissé prendre! « Vis, mon Sanche, vis, imbécile, je me donnerai la mort! » Ah! trompeuse adorée, comme vous vous moquiez de moi!

ELVIRE
81Eh bien, moi aussi je plaisantais. Va, sois tranquille, je t’aime, et c’est l’amour qui m’a dit de te donner cette leçon. Ne sais-tu donc pas que l’amour est tout vengeance?

SANCHE
82Ainsi donc tu acceptes ma main?

ELVIRE
83Ne dis-tu pas que tu as le consentement de mon père?

SANCHE
84Oui, mais il m’a donné un conseil que je ne lui demandais pas: il veut que j’aille chez don Tello, mon seigneur et seigneur de tout ce pays, puissant en paix comme en guerre, et que je lui demande quelque faveur. J’ai en toi, mon Elvire, ce qu’il y a de plus précieux au monde, et tous les trésors des Indes ne sont rien près de toi; mais ton père dit que je dois cela à mon seigneur. Nuño a de l’expérience, il est homme de bon conseil, puis, ma charmante, il est ton père… Je vais chez don Tello.

ELVIRE
85J’attends ton retour.

SANCHE
86Je voudrais que lui et sa sœur me donnassent mille bijoux de prix pour te les offrir.

ELVIRE
87Contente-toi de lui faire part de notre mariage.

SANCHE
88Ma vie, mon âme, j’ai tout remis dans ces belles mains: accorde-m’en une.

ELVIRE
89Elle doit être à toi, et la voilà!

SANCHE
90Maintenant que j’ai cette main, que pourrait contre moi la fortune? Aussi ce n’est pas sans regret que je la quitte même un instant. — Tu le vois, mon esprit s’est formé aux leçons de l’amour.

Ils sortent.

Scène II.

Une forêt.
Entrent DON TELLO, JULIO et CELIO.

TELLO
1Prenez cet épieu.

CELIO
2Vous devez vous être amusé.

JULIO
3La chasse a été belle.

TELLO
4La campagne est si agréable que son aspect seul réjouit.

CELIO
5Il est charmant de voir ces ruisseaux s’efforçant de baiser les pieds des fleurs qui croissent sur leurs bords.

TELLO
6Pour Dieu! Celio, tu ferais beaucoup mieux de donner à manger à mes chiens.

CELIO
7Ils ont joliment escaladé le sommet de ces rochers.

JULIO
8Ce sont de fameuses bêtes.

CELIO
9Florisel est le meilleur du pays.

TELLO
10Il ne manque pas d’ardeur.

JULIO
11Il n’y a pas de lévrier qui le vaille.

CELIO
12Voici votre sœur, notre maîtresse. Elle vous a deviné.

Entre FELICIANA.

TELLO
13Voilà une aimable attention, ma chère Feliciana; mais, croyez-le, mon cœur n’est pas ingrat.

FELICIANA
14J’ai pour vous un tel attachement, mon frère, que lorsque vous êtes loin de moi, Dieu le sait, tout m’alarme. Alors il n’y a plus pour moi ni repos ni sommeil. Un lièvre, un lapin deviennent à mes yeux des monstres horribles.

TELLO
15Dans nos forêts de Galice, ma sœur, il est bien rare que l’on trouve une bête féroce; et j’en suis fâché, car nous autres jeunes gens nous ne haïrions point de semblables rencontres. Parfois seulement on voit sortir des profondeurs de la forêt un sanglier farouche, et j’ai eu ce plaisir; on l’y voit, dans sa fureur, après avoir mis en pièces une douzaine de chiens, s’attaquer au cheval le plus vaillant, l’éventrer, et lui tirer des flots de sang comme en échange de l’écume qui blanchit sa gueule. Quelquefois aussi paraît un ours qui, plein d’audace, vient lui-même attaquer le chasseur, et debout, l’embrasse dans ses pattes robustes, et il n’est pas rare de les voir tomber morts en même temps. Mais notre chasse ordinaire, bien qu’assez variée, est plus humble, et nous ne tentons pas le ciel. Au reste, la chasse est l’exercice le plus digne des princes et des nobles, car il enseigne les ruses de la guerre, rend familier l’usage des armes, et le corps plus dispos.

FELICIANA
16Je voudrais vous voir marié… Alors sans doute vous ne vous livreriez plus avec tant de fureur à un plaisir qui me cause mille craintes.

TELLO
17Me marier n’est pas facile. Seigneur de ce pays, je n’y ai point d’égale.

FELICIANA
18Vous pourriez bien demander la fille de quelque seigneur de haute naissance.

TELLO
19Vous me dites cela, je crois, pour me reprocher indirectement de ne vous avoir pas encore mariée. C’est un désir naturel aux jeunes filles.

FELICIANA
20Non vraiment, vous vous trompez, et je ne parlais que pour vous.

Entrent SANCHE et PÉLAGE.

PÉLAGE
21 à SancheApproche; ils sont seuls, personne ne te gêne.

SANCHE
22Tu as raison. Il n’y a auprès d’eux que quelques-uns de leurs domestiques.

PÉLAGE
23Nous verrons ce qu’ils vont te donner.

SANCHE
24Je ne songe qu’à m’acquitter de mon devoir. — Noble et illustre don Tello, et vous, belle Feliciana, seigneurs de ce pays qui vous est tout dévoué, veuillez permettre de baiser vos pieds à Sanche, — à Sanche, l’un des gardiens de vos troupeaux. C’est un office bien humble, il est vrai; mais dans notre Galice le sang est si généreux, que la seule chose qui distingue le pauvre du riche, c’est que le premier est obligé de servir. Je suis pauvre, et dans une condition tellement inférieure, que sans doute vous ne me connaissez pas, d’autant qu’il y a cent trente personnes qui vivent de votre pain et attendent de vous leur salaire. Cependant il est possible qu’en chassant vous m’ayez aperçu.

TELLO
25Oui, mon ami, je t’ai vu, je te connais, et je suis bien disposé pour toi.

SANCHE
26Je vous suis bien reconnaissant, et je vous baise humblement les pieds.

TELLO
27Que veux-tu?

SANCHE
28Seigneur, les années passent sans qu’on s’en aperçoive; nous courons vers le trépas, et la vie n’est qu’un séjour dans une hôtellerie: on y arrive le soir, et l’on en sort le lendemain par la mort. Je suis le fils d’un homme qui n’a pas eu besoin de servir, et avec moi finit ma famille. J’ai demandé en mariage une honnête demoiselle, fille de Nuño de Aybar, lequel, bien que simple laboureur, a cependant au-dessus de sa porte des vestiges de vieilles armoiries, et aussi plus d’une lance du vieux temps. C’est cela, joint à la vertu d’Elvire (ainsi se nomme ma future), qui m’a déterminé. Elle consent, et son père aussi, mais il exige votre agrément. « Le seigneur, me disait-il ce matin, doit savoir tout ce qui se passe chez ses vassaux et chez tous ceux qui vivent de son bien, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, et les rois ont tort de ne pas attacher la plus grande importance à ce point. » Moi, seigneur, d’après son avis et sur son ordre, je viens vous annoncer que je me marie.

TELLO
29Nuño est un fin matois, et il t’a conseillé à merveille. — Celio!

CELIO
30Seigneur!

TELLO
31Tu donneras à Sanche vingt vaches et cent brebis; ma sœur et moi, nous honorerons la noce de notre présence.

SANCHE
32Quelle faveur signalée!

PÉLAGE
33Quelle signalée faveur!

SANCHE
34Le magnifique présent!

PÉLAGE
35Le présent magnifique!

SANCHE
36La rare générosité!

PÉLAGE
37La générosité rare!

TELLO
38Quel est cet homme qui répète comme une espèce d’écho toutes vos paroles?

PÉLAGE
39Je suis un homme qui répète à l’envers toutes ses paroles.

SANCHE
40C’est un des gens de Nuño.

PÉLAGE
41Oui, son enfant prodigue.

TELLO
42Que dis-tu?

PÉLAGE
43Je suis le gardien de ses pourceaux, et moi aussi, je venais vous demander une grâce.

TELLO
44Qui épouses-tu, toi?

PÉLAGE
45Pour le moment personne, monseigneur: mais je viens vous demander un petit cadeau de moutons pour le cas où le diable viendrait à me tenter[8]: autrement je reste garçon. Un astrologue m’a dit jadis à Salamanque de bien prendre garde à l’eau et aux taureaux; et pour éviter le danger, je ne me marie pas et je bois sec!

FELICIANA
46Le drôle d’homme!

TELLO
47Il est plaisant.

FELICIANA
48Allez, Sanche, et soyez heureux. Toi, Celio, envoie chez lui au plus tôt le bétail que mon frère lui donne.

SANCHE
49Je n’ai pas assez d’esprit pour vous exprimer dignement ma reconnaissance.

TELLO
50Et quand songes-tu à te marier?

SANCHE
51Mon amour voudrait bien que ce fût pour ce soir même.

TELLO
52Eh bien, puisque déjà le soleil, entouré de nuages d’or, commence à descendre vers l’occident, va-t’en faire les préparatifs. Ma sœur et moi nous assisterons à ta noce. — Holà! que le carrosse soit prêt!

SANCHE
53Mon cœur et ma bouche, seigneur, ne cesseront de vous louer et de vous bénir.

Il sort.

FELICIANA
54Et vous, vous ne voulez donc pas absolument vous marier?

PÉLAGE
55Moi, madame, j’aurais volontiers épousé sa future, qui est bien vraiment la plus jolie bergère de toute la Galice; mais elle a su que je gardais les pourceaux, et elle m’a traité comme si j’en étais un autre[9].

FELICIANA
56Ma foi! mon ami, elle est fort excusable.

PÉLAGE
57Mon Dieu! madame, chacun ici-bas garde comme il peut…

FELICIANA
58Quoi donc?

PÉLAGE
59Ce qu’il doit garder.

Il sort.

FELICIANA
60Ce garçon-là m’amuse.

CELIO
61Maintenant qu’il est parti, ce villageois, — qui n’est pas si bête qu’il le paraît, — je puis assurer à vos seigneuries qu’Elvire est en effet la plus jolie fille qui soit au monde, et que par sa figure, son esprit, sa vertu, elle serait digne du plus noble gentilhomme d’Espagne.

FELICIANA
62Vraiment! elle est si jolie?

CELIO
63C’est un ange.

TELLO
64À la manière dont tu l’exaltes, on dirait que tu en as été amoureux?

CELIO
65Un tant soit peu; mais ce n’est pas ça qui me fait parler ainsi.

TELLO
66Il y a de ces villageoises qui sans fard et sans atours charment les yeux et entraînent l’âme; mais elles font les difficiles, et j’abhorre leurs minauderies.

FELICIANA
67Si elles se défendent, vous devriez les en estimer davantage.

Ils sortent.

Scène III.

Une chambre dans la maison de Nuño.
Entrent NUÑO et SANCHE.

NUÑO
1C’est là la réponse de don Tello?

SANCHE
2Comme je vous le dis.

NUÑO
3Sa conduite, certes, est digne de sa naissance et de sa noblesse.

SANCHE
4Il a ordonné qu’on me donnât le bétail aujourd’hui même.

NUÑO
5Que le ciel conserve ses jours!

SANCHE
6Mais quelle que soit l’importance d’un semblable présent, j’estime encore plus l’honneur qu’il me fait en voulant bien me servir de parrain.

NUÑO
7Et sa sœur viendra-t-elle aussi?

SANCHE
8Également.

NUÑO
9C’est le ciel qui leur inspire tant de bonté.

SANCHE
10Ce sont d’excellents seigneurs.

NUÑO
11Oh! je voudrais que cette maison, qui attend les hôtes les plus puissants du royaume, pût se changer en un grand palais.

SANCHE
12Ne vous inquiétez pas. La bonne volonté suppléera à l’étroitesse de la maison. — Je les aperçois qui viennent.

NUÑO
13Ne t’ai-je pas donné un bon conseil?

SANCHE
14Ma foi, oui. J’ai vu en don Tello le seigneur le plus parfait, comme ses largesses le prouvent bien. Il ressemble à la Divinité, et, à mon avis, de même que la Divinité se manifeste par des bienfaits, il n’y a de véritable seigneur que le seigneur qui fait du bien.

NUÑO
15Vingt vaches et cent brebis! ce sera une jolie propriété lorsque, au retour du printemps, tu les mèneras dans la vallée du Sil. Que Dieu récompense don Tello pour tant de bontés!

SANCHE
16Où est Elvire, seigneur?

NUÑO
17Elle est occupée sans doute après sa coiffure ou quelque parure de noce.

SANCHE
18Elle n’a pas besoin de s’attifer; elle est toujours bien; elle n’a qu’à paraître, et voilà le soleil!

NUÑO
19Il y a dans ton amour quelque chose qui n’est pas d’un villageois.

SANCHE
20Avec elle, mon père, je serai constant comme un berger, et soigneux comme un courtisan.

NUÑO
21On n’aime jamais bien quand on n’a pas d’esprit. Pour bien aimer, il faut savoir décrire ce qu’on sent; et tu es précisément l’homme que je souhaitais pour ma fille… Mais appelle nos gens; je veux que don Tello voie que je suis, ou que j’ai été quelque chose.

SANCHE
22Les voici qui viennent. Ils accompagnent nos deux seigneurs. — Dites donc à Elvire de laisser là sa coiffure et de venir les recevoir.

Entrent DON TELLO, JUANA, LÉONOR, Domestiques et Paysans.

TELLO
23Où est ma sœur?

JUANA
24Elle est allée voir la mariée.

SANCHE
25Monseigneur…

TELLO
26Sanche?

SANCHE
27Ce serait folie à un pauvre rustre tel que moi de prétendre vous remercier comme il convient pour tant de bontés.

TELLO
28Où est ton beau-père?

NUÑO
29Ici, où l’honneur que vous lui faites va prolonger le cours de ses années.

TELLO
30Embrassez-moi.

NUÑO
31Je voudrais que cette maison fût un monde, et que vous fussiez le seigneur de ce monde.

TELLO
32 à JuanaComment vous nommez-vous, ma petite?

PÉLAGE
33Pélage, seigneur.

TELLO
34Je ne te parle pas, à toi.

PÉLAGE
35Alors je me suis trompé.

JUANA
36Juana, à votre service.

TELLO
37Elle est gentille.

PÉLAGE
38Oh! vous ne la connaissez pas. Il faut voir, quand quelque garçon s’avise de la pincer, comme elle vous lui donne de sa cuiller à pot sur la tête rudement. Une fois, pour ma part, ayant voulu m’approcher de la marmite, je reçus d’elle un coup dont je demeurai deux mois durant tout étourdi.

TELLO
39 à LéonorEt vous, votre nom?

PÉLAGE
40Pélage, seigneur.

TELLO
41Ce n’est pas à toi que je parle.

PÉLAGE
42Alors je me suis trompé.

TELLO
43Comment vous appelez-vous, ma petite?

LÉONOR
44Moi, seigneur? Léonor.

PÉLAGE
45à partIl s’informe des jeunes filles, et des garçons pas du tout. (Haut) Moi, seigneur, je m’appelle Pélage.

TELLO
46Es-tu quelque chose à quelqu’un d’elles?

PÉLAGE
47Oui, seigneur, je suis le porcher.

TELLO
48Je demande si tu es le mari ou le frère…

NUÑO
49Imbécile!

SANCHE
50Malappris!

PÉLAGE
51Ce n’est pas ma faute, si ma mère m’a fait comme ça.

SANCHE
52Voici la mariée qui vient avec sa marraine.

Entrent FELICIANA et ELVIRE.

FELICIANA
53Ils méritent toutes vos bontés, mon frère. Heureux les seigneurs qui ont de tels vassaux!

TELLO
54Vous avez bien raison. La belle fille!

FELICIANA
55Elle est charmante.

ELVIRE
56Excusez mon embarras. Vous le comprendrez sans peine: c’est la première fois que je vois votre seigneurie.

NUÑO
57Veuillez vous asseoir sur ces siéges modestes. Ce sont ceux d’un laboureur.

TELLO
58à partJamais je n’ai rien vu d’aussi beau. Quelle divine perfection! Combien elle est au-dessus de tous les éloges que l’on fait d’elle! Heureux celui qui a l’espoir de posséder tous ces charmes!

FELICIANA
59Mon frère, permettez à Sanche de s’asseoir.

TELLO
60Asseyez-vous.

SANCHE
61Oh! non, monseigneur.

TELLO
62Asseyez-vous.

SANCHE
63Non pas, c’est trop d’honneur. Moi m’asseoir devant vos seigneuries!

FELICIANA
64Mettez-vous près de la mariée. Personne ne vous disputera cette place.

TELLO
65à partJe n’aurais jamais cru qu’il existât une beauté aussi parfaite.

PÉLAGE
66Et moi, où pourrai-je m’asseoir?

NUÑO
67Toi, mon ami, ta place est dans l’écurie, et c’est là que tu peux faire la fête.

TELLO
68à partVive Dieu! je me sens brûler de mille feux. (Haut) Comment se nomme la mariée?

PÉLAGE
69Pélage, seigneur.

NUÑO
70Te tairas-tu! Sa seigneurie parle aux femmes, et tu n’es pas une femme, toi. — Elle se nomme Elvire, monseigneur.

TELLO
71Vive Dieu! voilà une Elvire qui est bien belle, et qui est digne par ses attraits d’un mari… aussi bien né.

NUÑO
72Allons, jeunes filles, égayez la fête.

TELLO
73à partElle est ravissante.

NUÑO
74En attendant que le curé arrive, dansez à la mode de ce pays.

JUANA
75Le curé est déjà arrivé.

TELLO
76Dites-lui qu’il n’entre pas. à partCette beauté céleste me fait perdre la raison.

SANCHE
77Pourquoi, monseigneur, ne voulez-vous pas que le curé…

TELLO
78Parce que… à présent que je vous connais, je veux vous honorer davantage.

SANCHE
79Tout ce que je demande, tout ce que je désire, monseigneur, c’est de me marier avec Elvire.

TELLO
80Demain ce sera mieux.

SANCHE
81Ah! seigneur, ne retardez pas, de grâce, le bonheur que j’attends. Ce serait pour moi un désespoir. D’ici à demain, songez-y, le moindre accident peut me ravir un bien que je suis au moment de posséder. On a dit depuis longtemps que chaque soleil amène avec soi quelque chose de nouveau. Qui sait ce que nous amènera le soleil de demain?

TELLO
82Quel entêtement!… Je veux lui faire honneur, lui faire fête, et lui, ma sœur, sans égard pour votre présence, il s’obstine de la façon la plus malhonnête!… Emmenez votre fille, Nuño, et demeurez tranquille cette nuit.

NUÑO
83Il sera fait comme vous ordonnez.

Don Tello, Feliciana et leurs Domestiques sortent.

ELVIRE
84Quelle injustice! et de quoi se fâche don Tello?… Je le lui aurais dit si cela n’eût pas été inconvenant de ma part.

NUÑO
85J’ignore sa volonté, son intention; mais il est seigneur, et tout ce que je puis faire, c’est de m’affliger qu’il soit venu dans ma maison.

Il sort.

SANCHE
86J’en suis encore plus fâché, quoique je n’aie rien fait paraître.

PÉLAGE
87Ah ça, est-ce qu’il n’y a pas de noce cette nuit?

JUANA
88Hélas! non.

PÉLAGE
89Et pourquoi?

JUANA
90Don Tello ne le veut pas.

PÉLAGE
91Don Tello peut donc l’empêcher?

JUANA
92Il paraît qu’il en a le pouvoir.

PÉLAGE
93En ce cas, il a bien fait d’y mettre opposition avant l’arrivée du curé.

Il sort avec Juana et Léonor.

SANCHE
94Écoute, Elvire.

ELVIRE
95Hélas! mon ami, je sens que je ne suis pas née pour être heureuse.

SANCHE
96Quel est donc le projet de don Tello, qu’il ait désiré différer jusqu’à demain?

ELVIRE
97Je ne sais ce qu’il peut vouloir; mais il n’en faut pas douter, il veut quelque chose.

SANCHE
98Combien il est cruel de m’enlever cette nuit!… J’ai peine, ma chère âme, à contenir mon dépit, ma rage.

ELVIRE
99Sanche, je te regarde comme étant déjà mon mari. Viens cette nuit à ma porte.

SANCHE
100Ô mon bien! la laisseras-tu ouverte?

ELVIRE
101Oh! non, impossible.

SANCHE
102Enfin, par cette promesse, tu me sauves la vie. Je me serais tué.

ELVIRE
103Et moi je serais morte avec toi.

SANCHE
104Le curé est venu, mais n’a pas pu entrer.

ELVIRE
105Don Tello s’y est opposé.

SANCHE
106Mais si tu consens à m’ouvrir, je me consolerai de ce malheur; car pour guérir des tourments comme les miens, l’amour vaut un curé[10].

Ils sortent.

Scène IV.

La campagne devant la maison de Nuño. Il est nuit.
Entrent DON TELLO et des Domestiques.

TELLO
1Vous m’avez compris?

CELIO
2Oui, monseigneur, et il ne faut pas être si malin pour cela.

TELLO
3Entrez. À cette heure la charmante Elvire et le vieux doivent être seuls.

CELIO
4Tout le monde s’est retiré, non sans pester un peu de voir la noce remise.

TELLO
5Ma foi! Celio, j’ai suivi l’inspiration de l’amour. J’étais jaloux, je souffrais de voir que ce vilain rustre possédât la beauté que je désire. Lorsque je serai fatigué d’elle, le nigaud pourra l’épouser; je lui donnerai du bétail, des biens, de l’argent, et avec cela il vivra aussi heureux que tant d’autres qui sont dans le même cas. Après tout, je suis riche et puissant; et puisque cet homme n’est point encore marié, je veux user de mon pouvoir. — Allons, mettez vos masques.

CELIO
6Faut-il frapper à la porte?

TELLO
7Oui.

CELIO
8Bon! voilà qu’on ouvre.

ELVIRE
9 du dehorsEst-ce toi, Sanche, mon ami?

CELIO
10Elvire?

ELVIRE
11C’est moi!

UN DOMESTIQUE
12Heureuse rencontre!

ELVIRE
13Ah! ce n’est point Sanche! — Ah! mon père! Hélas! au secours! on m’enlève!

TELLO
14Maintenant, partez!

NUÑO
15 du dehorsQuel est ce bruit?

ELVIRE
16Mon père!

TELLO
17Fermez-lui la bouche.

NUÑO
18Ô ma fille! je t’entends et te vois. Mais, hélas! ma faiblesse et mon âge ne te seront d’aucun secours contre ton ravisseur puissant… Car je crois deviner le coupable.

Entrent SANCHE et PÉLAGE.

SANCHE
19Il me semble avoir entendu des cris du côté de la maison de notre maître.

PÉLAGE
20Parlons bas, de peur que les domestiques ne nous entendent.

SANCHE
21Souviens-toi, quand je serai entré, de ne pas t’endormir.

PÉLAGE
22Ne craignez rien, j’ai pris un à-compte sur le sommeil.

SANCHE
23Je sortirai lorsque paraîtra l’aurore; et cette fois je sortirai en la maudissant, car elle m’aura chassé du ciel.

PÉLAGE
24Pendant que tu seras à causer là-dedans, sais-tu à quoi je ressemblerai, moi? — À la mule d’un médecin rongeant son frein à la porte d’un malade.

SANCHE
25Je vais frapper.

PÉLAGE
26Je gagerais qu’Elvire guette déjà par le trou de la serrure.

SANCHE
27Regarde bien de tous côtés pendant que je frappe,

Entre NUÑO.

NUÑO
28Ah! j’en mourrai.

SANCHE
29Qui va là?

NUÑO
30Un homme.

SANCHE
31Quoi! c’est vous, Nuño?

NUÑO
32Quoi! c’est toi, Sanche?

SANCHE
33Vous, dans la rue, à cette heure? Que veut dire ceci?

NUÑO
34Tu ne devines pas?

SANCHE
35De grâce, que vous est-il arrivé? Je crains un malheur.

NUÑO
36Oui, le plus grand des malheurs… et auprès duquel tous les autres ne sont rien.

SANCHE
37Qu’est-ce donc?

NUÑO
38Une troupe de gens armés est venue, et après avoir brisé les portes, ils ont enlevé…

SANCHE
39Assez! n’achevez pas! Tout est fini pour moi.

NUÑO
40J’ai voulu, à la clarté de la lune, les reconnaître. Mais cela m’a été impossible: ils étaient masqués.

SANCHE
41N’importe, seigneur, il n’en faut pas douter, ce sont des domestiques de don Tello, à qui vous avez voulu que je parlasse. Maudit soit ce conseil! Dans toute la vallée il n’y a qu’une dizaine de maisons, lesquelles sont habitées par de pauvres laboureurs… ce n’est aucun d’eux. Il est certain que c’est le seigneur qui l’aura fait conduire chez lui, et cela me prouve qu’il ne me la laissera pas épouser. Mais, sachez-le bien, j’aurai justice, — oui, j’aurai justice ici-bas, quoiqu’il soit le plus riche et le plus puissant du royaume. Vive Dieu! je vais… Je mourrai du moins, si je ne réussis à autre chose.

NUÑO
42Arrête, Sanche.

PÉLAGE
43Pardieu! si je rencontre ses pourceaux dans le pré, je les assomme à coups de pierres, fussent-ils entourés de gardes.

NUÑO
44Allons, mon fils, appelle la raison à ton secours.

SANCHE
45Eh! mon père, suis-je en état de réfléchir? Vous m’avez donné un conseil funeste, donnez-m’en un bon à présent.

NUÑO
46Demain nous irons parler au seigneur don Tello. C’est une étourderie de jeunesse, et je suis persuadé que déjà il s’en repent. Je te réponds d’Elvire: ni menaces ni prières, rien ne pourra la faire céder.

SANCHE
47Je la connais, et je le crois… Hélas! je meurs d’amour, je succombe à la jalousie. À quel homme est-il jamais arrivé un semblable malheur? Et dire que c’est moi qui ai conduit sous mon toit le loup cruel qui m’a ravi mon innocente brebis!… J’avais donc perdu l’esprit; car les cavaliers riches et puissants n’apportent jamais que du malheur dans la maison des pauvres… Il me semble voir son beau visage couvert des perles qui tombent de ses yeux éplorés, tandis qu’elle défend son honneur. Il me semble, — pensée douloureuse! — il me semble que je l’entends gémir et repousser son tyran. La voyez-vous? elle s’enveloppe de ses cheveux comme d’un voile pour ne pas lire dans ses regards les infâmes désirs qu’il éprouve… Ah! Nuño, laissez-moi; la vie m’est odieuse… Je ne sais plus ce que je dis… Hélas! je me meurs d’amour, je succombe à la jalousie.

NUÑO
48Allons, Sanche, mon enfant, du courage.

SANCHE
49J’imagine, je crains des choses dont la seule idée me bouleverse, malgré moi, jusqu’au fond de l’âme. Enseignez-moi la chambre d’Elvire.

PÉLAGE
50Et à moi la cuisine; car, avec toutes ces aventures, je n’ai pas soupé et je meurs de faim.

NUÑO
51Entre et repose jusqu’à demain. Don Tello n’est pas un barbare.

SANCHE
52Hélas! je meurs d’amour, je succombe à la jalousie.


JOURNÉE DEUXIÈME

Scène I.

Une chambre dans le château de don Tello.
Entrent DON TELLO et ELVIRE.

ELVIRE
1À quoi bon, seigneur, me tourmenter et me persécuter ainsi? Ne voyez-vous pas que j’ai de l’honneur, et que tous vos efforts ne servent qu’à nous fatiguer tous deux dans cette pénible lutte?

TELLO
2Pourquoi donc être si cruelle? Tu veux donc ma mort?

ELVIRE
3Daignez, don Tello, me rendre à Sanche, à mon époux.

TELLO
4Il n’est point ton époux, et quel que soit son bonheur, un vilain n’est pas digne de posséder tant de charmes. Mais alors même que je serais Sanche, et que Sanche serait don Tello, comment pourrais-tu être si insensible, et me traiter aussi mal? Ne vois-tu donc pas que c’est l’amour, l’amour seul qui m’inspire?

ELVIRE
5Non, non, seigneur! car l’amour qui manque de respect à la vertu n’est plus qu’un goût grossier, un appétit brutal qui ne mérite point un pareil nom; l’amour est l’union de deux volontés, de deux sympathies, et une passion malhonnête n’a jamais été ni ne peut être de l’amour.

TELLO
6Quoi! ce que j’éprouve pour toi ne serait point de l’amour?

ELVIRE
7Nullement. Songez-y, don Tello, c’est d’hier seulement que vous m’avez vue pour la première fois, et déjà vous m’aimeriez? Vous m’aimeriez alors que vous n’avez pas même eu le temps de considérer qui je suis? L’amour naît d’un vif désir, et peu à peu il va s’augmentant par l’espérance et les faveurs jusqu’à ce qu’il ait atteint son but. Vous, seigneur, vous ne m’aimez point. Tout ce que vous voulez, c’est m’ôter cet honneur, mon seul bien et ma vie; tout ce que vous voulez, c’est ma honte, et je dois me défendre.

TELLO
8Puisque tu te défends avec ton intelligence aussi bien qu’avec ton bras, écoute, raisonnons.

ELVIRE
9Il n’est pas de raisonnement qui me puisse vaincre.

TELLO
10Tu dis qu’on ne peut au même instant voir, désirer et aimer?

ELVIRE
11Sans doute.

TELLO
12Tu ne sais donc pas, cruelle, que le basilic tue d’un seul regard?

ELVIRE
13Je ne vous comprends pas.

TELLO
14Eh bien, tel a été l’effet de ta beauté.

ELVIRE
15Seigneur, si le basilic donne la mort, c’est par haine, c’est avec intention; et certes, moi, je n’aurais pas donné la mort à un homme dont j’aurais voulu être aimée. Mais laissons là, seigneur, tous ces raisonnements. Je suis femme et j’aime, vous n’obtiendrez rien de moi.

TELLO
16Qui croirait jamais que c’est une petite paysanne qui parle ainsi?… Avoue du moins, ma belle, que c’est folie à toi de montrer tant d’esprit, car plus je te vois de perfections, plus je raffole de toi. Plût à Dieu que tu fusses mon égale! mais tu conviendras toi-même qu’un noble gentilhomme ne peut pas déroger à ce point, et qu’on s’étonnerait de voir unir le brocart à la bure. Dieu m’en est témoin, mon amour franchirait volontiers la distance; mais le monde a établi ces lois, et je dois m’y soumettre.

Entre FELICIANA.

FELICIANA
17Pardonnez, mon frère, mais ma pitié l’emporte… Ne vous fâchez pas, de grâce.

TELLO
18Que vous êtes sotte!

FELICIANA
19Je n’en disconviens pas. Mais je suis femme aussi, et je trouve que votre entêtement n’a pas d’exemple. Attendez, du moins. Quoique vous soyez un César en amour, César n’aurait pu, avec nous, venir, voir et triompher le même jour.

TELLO
20Quoi! ma sœur, vous êtes contre moi?

FELICIANA
21Quelle rigueur envers cette pauvre fille!

On entend frapper.

ELVIRE
22Madame, ayez pitié de moi.

FELICIANA
23Tello, si aujourd’hui elle dit non, demain elle pourra dire oui. Soyez patient, accordez-lui une trêve. Prenez quelque repos, et ensuite vous reviendrez au combat.

TELLO
24Vous me commandez la générosité envers une femme qui veut ma mort.

On frappe de nouveau.

ELVIRE
25Puissent mes larmes, noble dame, vous engager à intercéder pour mon honneur!

FELICIANA
26 à TelloNe vous irritez pas de cette défense. Elle est bien naturelle, et l’habitude seule pourra rendre cette jeune fille plus traitable. Attendez, mon frère.

On frappe.

TELLO
27Qu’est-ce donc?

FELICIANA
28Il y a près d’une heure que son vieux père et son époux frappent à la porte. Il est juste, il est même nécessaire qu’on leur ouvre. Autrement ils en induiraient qu’Elvire est ici.

TELLO
29Tout le monde prend à tâche de m’irriter. Cachez-vous là, Elvire… et que l’on fasse entrer ces deux rustres.

ELVIRE
30Grâce au ciel, je vais avoir un moment de repos.

TELLO
31Je l’ai épargnée, et encore elle se plaint!

Elvire se cache.

FELICIANA
32Holà! quelqu’un?

CELIO
33 du dehorsMadame?

FELICIANA
34Appelez ces deux pauvres laboureurs. (À don Tello) Vous, mon frère, traitez-les bien: songez que cela importe à votre noblesse, à votre honneur.

Entrent NUÑO et SANCHE.

NUÑO
35Seigneur, après avoir baisé le seuil de votre château, car nous ne sommes pas dignes de baiser vos pieds, nous venons vous rendre compte de ce qui se passe. Vous excuserez la rusticité de notre langage. Sanche, qui doit se marier avec ma fille Elvire, et dont vous vouliez bien être le parrain, vient se plaindre à vous du plus cruel outrage que la bouche d’un homme ait jamais raconté.

SANCHE
36Magnanime seigneur, devant qui ces montagnes inclinent humblement leur front couvert de neige, et pour qui elles font couler de leurs flancs ces sources qui fertilisent vos prairies; par le conseil de Nuño, plein de confiance en vos lumières et en votre vertu, je vins vous demander votre agrément pour me marier, et vous avez daigné honorer notre chaumière de votre présence. Il suffit, je crois, que vous ayez mis le pied dans notre demeure pour que vous soyez obligé de nous venger d’un acte si horrible, si énorme… si inconvenant[11], que l’honneur même de votre nom y est intéressé… Si jamais vous avez été au moment de posséder un objet que vous aimiez, et que dans ce moment-là même on vous l’eût ravi, imaginez, seigneur, tout ce que vous auriez souffert… moi qui sous mes habits de laboureur ai le cœur d’un cavalier, et qui ne suis pas si ignorant que je ne sache au besoin manier l’épée, — en apprenant cette nouvelle je me sentis blessé dans mon honneur; car bien que je ne fusse pas marié encore, j’avais donné ma parole, et cela revient au même. Alors, voyant mon malheur, je me plaignis à toute la nature. Je dis à la lune: « Que tu es heureuse de n’être jamais privée de la lumière du soleil! quelle que soit l’épaisseur des nuages, sous quelque forme qu’ils se déguisent, ils ne sauraient t’enlever ton éclat. » De là courant dans la campagne, triste et furieux, je m’irritai contre les vignes, dont les embrassements amoureux étreignaient les arbres du rivage; je brisai leurs nœuds, et j’arrachai leurs rameaux fleuris, comme on a rompu mes liens à moi et flétri ma destinée… Ayant entendu dans les ténèbres le murmure d’une fontaine, je crus entendre des gémissements et des plaintes, et toute mon âme fut troublée… Un arbre s’élevait au-dessus des autres, et l’attaquant avec le tranchant de mon épée, je l’abattis, parce que, dans son orgueil, il me semblait le tyran des faibles arbrisseaux qui végétaient à ses pieds. — On dit, seigneur, dans le pays (mais c’est une calomnie, étant qui vous êtes), on dit qu’épris en aveugle de ma femme, c’est vous qui l’avez enlevée et que vous la tenez cachée dans ce château. Malheureux! ai-je dit, ne parlez pas ainsi de don Tello, mon seigneur; il est l’honneur et la gloire de la maison de Neyra; il est mon parrain, et il doit honorer ma noce de sa présence. » Seigneur, plein de prudence et de bonté comme vous l’êtes, vous ne souffrirez pas mon déshonneur, qui serait aussi le vôtre, et l’épée au poing, s’il le faut, vous ferez rendre à Sanche son épouse et à Nuño sa fille chérie.

TELLO
37Je suis on ne peut plus affligé, mon ami, d’une pareille audace; je ne la souffrirai pas sur mes terres; et le scélérat qui a enlevé Elvire et la retient chez lui sera puni comme il le mérite. Prends des informations, et sache quel est celui qui, inspiré par l’amour ou par une secrète haine, a osé nous offenser ainsi tous deux; justice te sera rendue aussitôt. Quant aux paysans qui se permettent de mal parler de moi, je ferai châtier leur insolence. Allez, que Dieu vous protége.

SANCHE
38 bas, à NuñoJe sens la jalousie qui m’entraîne.

NUÑO
39 bas, à SancheAu nom du ciel, Sanche, contiens-toi.

SANCHE
40 de mêmeJe brave tout.

TELLO
41Vous me ferez connaître ceux qui murmurent sur mon compte.

SANCHE
42 basRien ne m’arrêtera.

TELLO
43Je ne sais où elle est. Autrement, sur ma vie, je vous la ferais rendre.

Entre ELVIRE.

ELVIRE
44Don Tello ne le sait que trop, mon ami, mon Sanche; car c’est lui qui me retient ici cachée.

SANCHE
45Mon Elvire, mon bien, ma vie!

TELLO
46Ah! c’est ainsi que vous vous comportez avec moi!

SANCHE
47Que n’ai-je pas souffert depuis hier?

NUÑO
48Ô ma fille! en quel état m’a réduit ton absence! Je n’avais plus la tête à moi.

TELLO
49Allons, vilains, retirez-vous.

SANCHE
50Laissez-moi du moins la serrer dans mes bras; songez que je suis son époux.

TELLO
51Holà, Celio! holà, Julio!… Tuez-moi ces gens-là.

FELICIANA
52Un peu de pitié, mon frère. Ils ne sont point coupables.

TELLO
53Alors même qu’ils seraient mariés, je ne saurais supporter tant d’insolence. Qu’on les tue!

SANCHE
54Bien que la mort soit habituellement si redoutée, moi je ne la crains pas.

ELVIRE
55Je brave également et la mort et la vie.

SANCHE
56Mon trésor, mon Elvire, je mourrai content près de toi.

ELVIRE
57Moi, quand j’aurais à souffrir mille morts, je conserverai intact mon honneur.

TELLO
58Et devant moi, encore, ils osent se montrer leur tendresse! Et je ne les châtierais pas!… (Appelant). Holà, Julio! Celio! holà! holà!

Entrent JULIO, CELIO et d’autres Valets.

CELIO
59Seigneur?

JULIO
60Seigneur?

TELLO
61Tuez-moi ces misérables, assommez-les-moi à coups de bâton.

CELIO
62Qu’ils meurent!

Nuño et Sanche sortent chassés par Celio et Julio.

TELLO
63C’est en vain désormais que tu espérerais me toucher par tes larmes et tes plaintes. Déjà je pensais à te restituer à ton vieux père; mais à présent, à présent que j’ai entendu ton insolent défi, tu seras à moi, de gré ou de force, ou bien je ne serais pas l’homme que je suis.

FELICIANA
64Mon frère, songez que je suis là et vous entends.

TELLO
65Elle sera à moi ou elle mourra.

FELICIANA
66à partComment la délivrer d’un homme qui ne se connaît plus?

Ils sortent.

Scène II.

La campagne devant le château de don Tello.
Entrent NUÑO et SANCHE poursuivis par JULIO et CELIO.

JULIO
1C’est ainsi, vilains, que l’on récompense votre témérité.

CELIO
2Sortez! sortez au plus vite!

JULIO
3Sortez! sortez!

Julio et Celio sortent.

SANCHE
4Tuez-moi, barbares! — Ah! que n’ai-je apporté avec moi une épée!

NUÑO
5Ô mon fils! prends bien garde!… Je crains que cet homme sans frein ne te fasse assassiner.

SANCHE
6Que m’importe? puis-je tenir à la vie désormais?

NUÑO
7Le temps nous apportera du secours.

SANCHE
8Vive Dieu! je reste ici. On me tuera si l’on veut. Puisque je ne puis la ravoir, je mourrai du moins devant la maison où elle est renfermée.

NUÑO
9Non, non, vis pour demander justice. Le roi ne te la refusera pas; et s’il te la refusait, tu en appellerais à Dieu.

Entre PÉLAGE.

PÉLAGE
10Ah! les voilà.

SANCHE
11Qui vient là?

PÉLAGE
12C’est moi, c’est Pélage enchanté, et qui vous apporte de bonnes nouvelles.

SANCHE
13À nous, de bonnes nouvelles!

PÉLAGE
14Oui, des bonnes, et des meilleures!

SANCHE
15Eh quoi donc? Ne vois-tu pas que je meurs et que Nuño va rendre l’âme?

PÉLAGE
16Bonnes nouvelles, vous dis-je.

NUÑO
17 à SancheNe sais-tu pas qu’il est fou?

PÉLAGE
18Elvire a reparu.

SANCHE
19Ah! mon père, ô ciel! l’aurait-on rendue? Que dis-tu là, mon cher Pélage?

PÉLAGE
20Oui, on raconte dans tout le bourg que depuis hier, à minuit, elle est dans la maison de don Tello.

SANCHE
21Maudit sois-tu!

PÉLAGE
22Et tout le monde est convaincu qu’il ne la rendra pas.

NUÑO
23Mon fils, au lieu de nous désoler du mal, pensons au remède. Alphonse, que sa valeur et ses exploits ont fait roi de Castille, réside à présent à Léon. Il est bon et justicier. Va le trouver, informe-le de ce qui se passe, et, je me trompe fort, ou il nous rendra justice.

SANCHE
24Ah! Nuño, le roi de Castille est un prince parfait, je n’en doute pas; mais comment un pauvre laboureur pourra-t-il pénétrer jusqu’à lui? Comment oserai-je jamais franchir le seuil de son palais? quel portier souffrira que j’entre? Là on ouvre les portes au drap d’or, au brocart, aux brillants cortéges, et l’on a raison, je l’avoue; mais à nous autres, pauvres diables, on ne nous permet que de regarder les armoiries qui sont au-dessus des portes, et encore à condition de ne pas nous en approcher de trop près. Si je vais à Léon, et que j’essaye d’entrer dans le palais, vous me verrez bientôt en revenir tout meurtri de coups de hallebarde. Quant aux mémoires, aux suppliques que l’on parvient à remettre au roi et qu’il reçoit avec tant de bonté, — croyez-le, — elles tombent bientôt de sa main dans l’oubli. Si je vais là-bas, je verrai des dames, des cavaliers, des églises, le palais, le parc, et puis je reviendrai sans avoir réussi, pour vivre dans nos montagnes sauvages au milieu de nos rochers et de nos sapins, plus triste et plus affligé que jamais.

NUÑO
25Crois-moi, Sanche, je te donne un bon conseil. Va, va trouver le roi Alphonse. D’ailleurs, vois-tu, si tu restes, je suis sûr qu’on te tuera.

SANCHE
26Eh bien, Nuño, tant mieux; c’est ce que je désire.

NUÑO
27Tu connais mon cheval châtain qui vole presque aussi vite que le vent; je te le prête. Pélage t’accompagnera sur le cheval auber.

SANCHE
28Pour ne pas vous contrarier, je cède. — Est-ce que tu viendras avec moi, Pélage?

PÉLAGE
29Certes oui; et si content de voir ce que je n’ai jamais vu, que je vous rends mille grâces de vouloir bien m’emmener. On dit que la capitale est un vrai paradis; que les rues y sont pavées d’omelettes et de beignets; que tous les étrangers y sont traités et régalés comme s’ils revenaient d’Italie, de Flandre ou de Maroc; enfin que c’est un sac où la fortune réunit pêle-mêle toutes les pièces de l’échiquier, les noires et les blanches. Partons au plus tôt.

SANCHE
30Adieu, mon père. Donnez-moi votre bénédiction.

NUÑO
31Mon fils, tu as du bon sens et de l’esprit. Parle au roi comme il convient.

SANCHE
32Ah! soyez tranquille, je n’aurai pas peur devant lui pour redemander Elvire. — Allons, partons.

NUÑO
33Adieu, Sanche.

SANCHE
34Adieu, mon père. — Adieu, adieu, Elvire!

PÉLAGE
35Adieu, adieu, mes petits cochons!

Ils sortent.

Scène III.

Une salle du château de don Tello.
Entrent DON TELLO et FELICIANA.

TELLO
1Je ne pourrai donc venir à bout de cette beauté rebelle!

FELICIANA
2Tello, ne vous obstinez pas ainsi. Ne voyez-vous pas qu’elle ne cesse de pleurer? Ne comprenez-vous pas que, — la retenant en quelque sorte prisonnière dans cette tour, — alors même qu’elle vous aimerait, vous ne pourriez, par ce traitement, que vous attirer sa haine? Vous êtes sans égard pour elle, et vous voudriez qu’elle vous fût favorable! Vous ne lui montrez que de la rigueur, et vous voulez qu’elle vous écoute!

TELLO
3N’est-ce pas pour moi un malheur et une honte!… me voir rebuté, méprisé, moi qui suis dans cette contrée le plus puissant, le plus riche, le plus généreux!

FELICIANA
4Eh! mon Dieu! oubliez-la, — oubliez cette fille et votre fol amour.

TELLO
5Ah! Feliciana, il vous est bien aisé de parler, à vous qui ne connaissez pas l’empire de cette passion.

FELICIANA
6Attendez jusqu’à demain. Je la verrai, je lui parlerai, je tâcherai de l’adoucir.

TELLO
7Ah! ce n’est pas une femme, une créature humaine; c’est un monstre insensible. Autrement elle aurait pitié de ma peine… Écoute; promets-lui de l’argent, de l’or, des bijoux, tout ce que tu voudras. Promets-lui adroitement un trésor. Promets-lui une robe de Milan toute brodée d’or de la tête aux pieds. Dis-lui que je lui donnerai des terres, des troupeaux, et que si elle était mon égale….

FELICIANA
8Est-il possible, mon frère? Est-ce bien vous qui parlez ainsi?

TELLO
9Oui, ma sœur, je suis dans une situation affreuse… Il faut que je meure ou que je la possède. Il est temps que, d’une manière ou d’autre, mes tourments aient une fin.

FELICIANA
10Je vais la trouver de ce pas, bien que je ne compte pas beaucoup sur le succès de ma démarche.

TELLO
11Et pourquoi?

FELICIANA
12Parce que, d’ordinaire, une femme qui a de la vertu ne cède point à de tels intérêts.

TELLO
13Va vite, et rends-moi l’espoir. à partMais une fois que j’aurai eu ce que je veux, mon amour fera place au désir de la vengeance.

Ils sortent.

Scène IV.

À Léon, dans le palais du Roi.
Entrent LE ROI, LE COMTE, DON ENRIQUE et le Cortége.

LE ROI
1Tout se dispose à Tolède pour ma campagne sur les Maures, et d’après les lettres du roi d’Aragon, je puis être tranquille de ce côté-là. — Voyez, comte, si tous les solliciteurs — citoyens ou soldats — ont reçu audience, et s’il n’y a plus personne qui veuille me parler.

LE COMTE
2Tous ont été dépêchés.

ENRIQUE
3Je viens de voir étendu devant la porte un paysan galicien qui paraissait bien affligé.

LE ROI
4Et qui donc se permet de fermer ma porte à un pauvre paysan? — Allez, allez, Enrique de Lara, et vous-même amenez-le-moi.

Enrique sort.

LE COMTE
5Vertu héroïque et rare, généreuse pitié, noble clémence, observation des lois divines… Alphonse est le modèle des rois.

Entrent DON ENRIQUE, SANCHE et PÉLAGE.

ENRIQUE
6Laissez vos bâtons[12].

SANCHE
7Pélage, range-les contre la muraille.

PÉLAGE
8Pars du pied droit[13].

SANCHE
9 à EnriqueQuel est le roi, seigneur?

ENRIQUE
10Celui qui dans ce moment tient la main appuyée sur sa poitrine.

SANCHE
11Il a le droit de tenir sa main sur son noble cœur. — Ne crains rien, Pélage.

PÉLAGE
12C’est que les rois ressemblent à l’hiver: ils font trembler les pauvres diables.

SANCHE
13Sire…

LE ROI
14Parle, rassure-toi.

SANCHE
15Sire, vous régnez en Espagne, et…

LE ROI
16Dis-moi qui tu es et d’où tu viens.

SANCHE
17Permettez, sire, que je baise votre main afin que ma bouche soit ennoblie; mes lèvres, après avoir touché votre main, parleront d’une manière plus digne de vous.

LE ROI
18Je sens que tu la baignes de larmes. Qu’est-ce donc?

SANCHE
19Mes yeux ont voulu les premiers vous dire ma plainte. Je viens demander vengeance à votre majesté contre un homme puissant mon ennemi.

LE ROI
20Prends courage et cesse de pleurer. Apprends que si je suis bon et compatissant, je sais aussi payer ce que je dois à la justice. Dis-moi, qui t’a outragé? Qui a eu, sous mon règne, la folie d’offenser un homme pauvre?

SANCHE
21Un homme offensé pleure comme un enfant; et les rois, qui sont les pères de leurs sujets, doivent excuser un homme offensé qui pleure.

LE ROI
22Il m’a déjà disposé en sa faveur. — Parle, mon ami.

SANCHE
23Sire, je suis de race noble, bien que des revers de fortune m’aient rendu pauvre dès mon bas âge. Je devais épouser mon égale. Or, pour ne pas manquer à mes obligations, j’ai fait part de mon projet avec plus de franchise que d’adresse, à don Tello de Neyra, seigneur du pays, en lui demandant son agrément. Lui il me l’a accordé libéralement et a voulu être mon parrain de noce[14]. Mais l’amour, qui peut inspirer des folies au plus sage, l’amour l’a rendu épris de ma future. En conséquence il a mis obstacle à mon mariage, et, la nuit même, accompagné d’une troupe de gens armés, il m’a enlevé ma femme, et m’a laissé sans appui, sans protection que la vôtre et celle du ciel; car le père de ma fiancée et moi étant allés la lui redemander en gémissant, il nous a traités avec une cruauté inouïe, sans considérer que nous étions nobles, et au lieu de nous percer de son épée, il nous a fait frapper avec des bâtons. C’est pourquoi, sire, je viens m’adresser à vous.

LE ROI
24Comte?

LE COMTE
25Seigneur?

LE ROI
26Une table, de l’encre, du papier, et approchez un siége.

On approche un bureau.

LE COMTE
27Voilà, sire, ce que vous avez demandé.

SANCHE
28Quelle vertu! Eh bien, Pélage, as-tu vu comme j’ai parlé au roi?

PÉLAGE
29Sur ma foi, c’est un brave homme.

SANCHE
30Et dire qu’il y a des gentilshommes de village qui sont cruels aux pauvres gens!

PÉLAGE
31En vérité, les rois de Castille doivent être des anges habillés comme de simples mortels. Ce n’est pas ainsi qu’est le roi qu’on a peint sur une tapisserie du salon de don Tello. Il a l’air refrogné, ses bas lui tombent sur les talons, il tient à la main le bâton de commandement, il a une coiffure comme une lanterne surmontée d’une couronne d’or, et une barbe comme celle d’un Maure. Je demandai à un page ce que c’était que cette figure-là; il me répondit que c’était le roi Baül.

SANCHE
32Nigaud, tu veux dire le roi Saül.

PÉLAGE
33Oui, celui qui voulut tuer son neveu David.

SANCHE
34Eh non! David était son gendre.

PÉLAGE
35Ah! oui, même qu’un jour le curé disait à l’église, qu’avec un gros caillou il cassa la mâchoire à un géant nommé Olias.

SANCHE
36Goliath, imbécile.

PÉLAGE
37C’est le curé qui disait ça.

LE ROI
38Comte, fermez cette lettre — (À Sanche) Comment t’appelles-tu, brave homme?

SANCHE
39Je suis, monseigneur, Sanche de Roelas, qui vous demande humblement justice d’un homme arrogant, lequel m’a enlevé ma femme, et m’eût enlevé la vie si je n’eusse pris la fuite.

LE ROI
40Il est donc bien puissant en Galice?

SANCHE
41Il l’est au point qu’on le respecte et le craint depuis les côtes de ce royaume jusqu’à la tour romaine d’Hercule[15]. S’il en veut à un homme, il n’y a pour celui-ci d’autre secours que le ciel. Il fait et défait les lois; et comme lui se conduisent tous les orgueilleux infançons qui ne sont pas sous les yeux des rois.

LE COMTE
42La lettre est fermée.

LE ROI
43Mettez pour suscription: À don Tello de Neyra.

SANCHE
44Sire, vous me sauvez la vie.

LE ROI
45Tu lui donneras cette lettre, et il te rendra ta femme.

SANCHE
46Jamais plus grand bienfait ne fut accordé par votre main généreuse.

LE ROI
47Es-tu venu à pied?

SANCHE
48Non, sire; Pélage et moi nous sommes venus à cheval.

PÉLAGE
49Et nous les avons fait galoper comme le vent, et plus vite encore. Il est vrai que le mien a de mauvaises habitudes; il se laisse à peine monter, se roule sur le sable ou dans les ruisseaux, court comme un médisant, mange plus qu’un étudiant, et quand nous avons le malheur de passer devant une auberge, il faut qu’il y entre ou qu’il s’arrête.

LE ROI
50Tu m’as l’air d’un brave garçon.

PÉLAGE
51Tel que je suis, j’ai quitté le pays pour vous voir.

LE ROI
52As-tu quelque plainte à me porter?

PÉLAGE
53Non, sire, à moins que ce ne soit de mon cheval.

LE ROI
54Désires-tu quelque chose?

PÉLAGE
55Ma foi, si je voyais une cuisine dans les environs, je ne serais pas fâché d’y faire un tour.

LE ROI
56Je te demande si tu ne voudrais rien emporter chez toi des divers objets que tu vois suspendus à ces murailles.

PÉLAGE
57Oh! moi, je n’aurais pas où placer ça. Envoyez-les plutôt à don Tello, qui a déjà chez lui plusieurs objets tout pareils.

LE ROI
58Ce villageois est plaisant. — Dis, quel métier fais-tu dans ton pays?

PÉLAGE
59Je parcours les montagnes, sire; je suis le cocher de Nuño d’Aybar.

LE ROI
60Est-ce qu’il y a des coches en Galice?

PÉLAGE
61Non, sire; je veux dire — sauf votre respect, — que je garde les cochons.

LE ROI
62Comment le même pays a-t-il pu produire deux hommes aussi différents, l’un si sage et si adroit, l’autre si naïf! (À Pélage, en lui donnant une bourse) Tiens.

PÉLAGE
63Elle n’est pas bien grosse.

LE ROI
64Prends, prends toujours; ce sont de bons doublons. (À Sanche) Vous, mon ami, prenez cette lettre… et que le ciel vous accompagne.

SANCHE
65Puisse-t-il, sire, vous conserver à jamais!

Le Roi sort avec le Comte, don Enrique et le Cortége.

PÉLAGE
66Eh! eh! regarde….

SANCHE
67De l’argent?

PÉLAGE
68Et joliment!

SANCHE
69Ah! Elvire, tout mon bonheur est renfermé dans ce papier. Ce papier, si précieux pour moi, rendra ta beauté à mon amour!

Ils sortent.

Scène V.

Une chambre dans le palais de don Tello.
Entrent DON TELLO et CELIO.

CELIO
1D’après vos ordres, je suis allé m’informer de ce rustre. D’abord Nuño ne voulait pas parler, mais sur mes menaces il a fini par m’avouer que depuis quelques jours il avait quitté le pays.

TELLO
2Cela est étrange.

CELIO
3Il paraît qu’il est allé à Léon.

TELLO
4À Léon?

CELIO
5Oui, accompagné de Pélage.

TELLO
6Et pourquoi faire?

CELIO
7Pour parler au roi.

TELLO
8Dans quel but? Il n’est point le mari d’Elvire, et n’est pas offensé. Si Nuño se plaignait, je comprendrais plutôt cela… mais Sanche!

CELIO
9Je ne fais que vous répéter ce que m’ont dit vos bergers. Et comme Sanche a de l’esprit et qu’il est amoureux, je ne suis pas étonné qu’il ait tenté l’aventure.

TELLO
10Il s’est figuré sans doute qu’il n’avait qu’à aller là-bas, et qu’aussitôt il parlerait au roi!

CELIO
11Alphonse ayant été élevé en Castille par le comte don Pèdre de Castro, la porte du palais n’est jamais fermée à un Galicien de quelque condition qu’il soit.

On frappe.

TELLO
12On frappe, Celio; va voir. Je n’ai donc point de pages dans la salle d’entrée?

CELIO
13Vive Dieu! seigneur, c’est celui-là même dont nous parlons, c’est Sanche.

TELLO
14Quelle audace! quelle insolence!

CELIO
15Je vous en supplie au nom du ciel, voyez ce qu’il vous veut.

TELLO
16Dis-lui d’entrer; je l’attends.

Entrent SANCHE et PÉLAGE.

SANCHE
17Je vous baise les pieds, mon seigneur.

TELLO
18Il y a longtemps qu’on ne t’a vu, Sanche; où donc es-tu allé?

SANCHE
19Ce temps m’a paru un siècle. Voyant que soit amour, soit obstination, vous reteniez Elvire dans votre château, j’ai pris le parti d’aller m’adresser au roi, comme au juge suprême qui peut rendre justice à l’offensé.

TELLO
20Et que lui as-tu dit de moi?

SANCHE
21Que vous m’avez enlevé ma femme.

TELLO
22Ta femme? tu mens, vilain. Le curé ne vous avait pas encore mariés.

SANCHE
23Il connaissait notre volonté à tous deux, et cela suffit.

TELLO
24S’il n’a point uni vos mains, il n’y a point de mariage.

SANCHE
25Je ne discuterai pas en ce moment s’il y a eu ou non mariage… Voici du roi pour vous une lettre. — Toute l’écriture est de sa main.

TELLO
26à partJe tremble de rage. (Il lit) «Sitôt la présente reçue, vous rendrez, sans réplique, à ce pauvre laboureur la femme que vous lui avez enlevée. Souvenez-vous que c’est loin des yeux du roi que l’on reconnaît les bons vassaux, et qu’un roi n’est jamais loin pour châtier les méchants. MOI, LE ROI.» (Parlant). Qu’as-tu porté là, malheureux?

SANCHE
27Je vous ai porté, seigneur, cette lettre que le roi m’a donnée.

TELLO
28Vive Dieu! je suis étonné de ma patience. Penses-tu, vilain rustre, que ton audace m’inspire de la crainte? Sais-tu qui je suis?

SANCHE
29Oui, seigneur, et c’est pour cela, c’est comme preuve de ma confiance en vous, que je vous ai porté cette lettre. Cette lettre, je ne vous l’ai pas remise par bravade; je la considère seulement comme une recommandation du roi pour que vous me rendiez mon épouse.

TELLO
30Oui, je respecte le roi… Autrement, toi et celui qui t’accompagne, je vous…

PÉLAGE
31Quoi! moi aussi!… Saint Blaise! Saint Paul!…

TELLO
32Je vous ferais pendre aux créneaux de mon château.

PÉLAGE
33Grand merci! ce n’est pas ma fête aujourd’hui.

TELLO
34Mais sortez, sortez au plus tôt, et ne demeurez pas plus longtemps sur mes terres; sans quoi je vous fais mourir sous le bâton. — Les scélérats! les insolents!… des hommes de cette espèce oser s’attaquer à moi!

PÉLAGE
35Sa seigneurie a raison, et nous avons eu tort de venir l’ennuyer.

TELLO
36Vilains rustres, s’il m’a plu de vous enlever cette femme, je suis qui je suis; et ici je commande, ici je règne comme le roi don Alphonse en Castille. Ce n’est pas à ses aïeux que les miens furent redevables de ces terres. Eux-mêmes les conquirent sur les Maures.

PÉLAGE
37Oui, ils les ont conquises sur les Maures, et même sur les chrétiens, et votre seigneurie ne doit rien au roi.

TELLO
38Je vous le répète, je suis qui je suis!

PÉLAGE
39Saint Macaire, comment tout ça finira-t-il?

TELLO
40Rendez grâce à ma modération si je ne vous tue pas. — Moi, que je vous rende Elvire? — Il ne tient à rien… Mais non, je ne veux pas salir mon épée dans un sang aussi vil!

Il sort.

PÉLAGE
41Ma foi, il a bien fait de ne pas la salir.

SANCHE
42Eh bien, Pélage, qu’en dis-tu?

PÉLAGE
43Que nous voilà bannis de la Galice.

SANCHE
44Je n’en reviens pas. Quoi! parce qu’il a une demi-douzaine de vassaux cet homme s’imagine qu’il peut désobéir au roi! Vive Dieu!…

PÉLAGE
45Contiens-toi, Sanche. Il ne faut jamais avoir ni querelles avec les grands, ni amitié avec leurs domestiques.

SANCHE
46Retournons à Léon.

PÉLAGE
47Nous avons de quoi voyager, j’ai encore là les doublons du roi.

SANCHE
48Je lui dirai ce qui s’est passé. — Ah! mon Elvire, si du moins j’avais pu te voir!… Allez la trouver, mes tendres soupirs, et en attendant que je revienne, dites-lui que je meurs d’amour.

PÉLAGE
49Allons, partons, et sois tranquille. Don Tello n’a pas encore eu ta maîtresse.

SANCHE
50Ah! Pélage, qui te le fait croire?

PÉLAGE
51C’est que s’il l’avait eue, il nous l’aurait rendue.


JOURNÉE TROISIÈME

Scène I.

Entrent LE ROI, LE COMTE et DON ENRIQUE.

LE ROI
1Le ciel sait, comte, à quel point m’est précieuse l’affection de ma mère.

LE COMTE
2Sire, je respecte vos motifs. Vous montrez en tout votre incomparable vertu.

LE ROI
3Ma mère, il est vrai, m’a causé beaucoup de chagrins; mais enfin elle n’en est pas moins ma mère.

Entrent SANCHE et PÉLAGE.

PÉLAGE
4Tu peux avancer.

SANCHE
5Je vois, Pélage, celui à qui j’ai donné toute mon âme. Je vois ce soleil castillan, ce Trajan généreux, cet Hercule chrétien, ce César espagnol.

PÉLAGE
6Moi je n’entends rien à l’histoire ni à toutes ces litanies; mais je vois dans ses mains beaucoup de raies qui sont autant de signes de victoires. Va vers lui, prosterne-toi à ses pieds, et baise sa puissante main.

SANCHE
7Souverain empereur, invincible roi de Castille, permettez-moi de baiser vos pieds, sous lesquels on verra bientôt, j’espère, Grenade et Séville. — Me reconnaissez-vous?

LE ROI
8Tu es, si je ne me trompe, ce Galicien qui vint dernièrement me demander une grâce.

SANCHE
9C’est moi-même.

LE ROI
10Rassure-toi.

SANCHE
11C’est bien malgré moi, sire, que je reviens vous importuner, mais il le faut; et si je suis indiscret en venant me plaindre à vous, vous serez roi en pardonnant à celui qui vient vous demander justice.

LE ROI
12Dis-moi ta peine, je t’écoute. Tu dois savoir déjà que le pauvre n’a pas besoin de recommandation auprès de moi.

SANCHE
13Invincible roi, de retour en Galice, j’ai remis votre lettre à don Tello de Neyra, afin qu’il me rendît, comme de juste, ma chère fiancée. Il l’a lue, mais elle n’a servi qu’à l’irriter davantage; et non-seulement, sire, il ne m’a point rendu ma fiancée, mais nous avons failli payer cher l’honneur de lui porter vos ordres: il nous a menacés de telle sorte, mon camarade et moi, que si nous ne sommes pas restés morts chez lui ç’a été un bonheur et un miracle. Afin de n’avoir pas à vous importuner de nouveau, j’ai tenté d’autres démarches; inutilement. Notre curé, que nous vénérons tous, ainsi qu’un bénit abbé, un saint homme, qui a sa résidence à Saint-Pélage de Samos, l’ont en vain supplié d’avoir pitié de moi; rien n’a pu toucher son cœur, tout a été inutile. Il ne m’a pas même permis de la voir, ce qui eût été une consolation pour moi. C’est pourquoi je suis revenu vers vous, sire, et je vous demande justice comme je la demanderais à Dieu, dont vous êtes l’image et le représentant sur la terre.

LE ROI
14Une lettre de ma main!… Est-ce que, par hasard, il l’aurait déchirée?

SANCHE
15Je pourrais, sire, l’en accuser malicieusement pour augmenter votre colère; mais cela n’est pas, et Dieu me préserve de vous exciter par un mensonge! Il a donc lu votre lettre sans la déchirer, mais il n’a pas exécuté l’ordre qu’elle contenait. Il est vrai que cela revient au même.

LE ROI
16À ta franchise, à ta loyauté, on voit que, malgré ton humble position, tu es de bonne famille et d’un sang noble. Maintenant il faut que je porte à la fois remède à tout. — Comte?

LE COMTE
17Seigneur?

LE ROI
18Don Enrique?

ENRIQUE
19Que désire votre majesté?

LE ROI
20Je pars pour la Galice. Il faut que j’aille y faire respecter mes ordres. Mais que ce soit un secret.

LE COMTE
21Cependant, sire, considérez…

LE ROI
22Point de réplique. Faites amener des chevaux à la porte du parc.

LE COMTE
23Comme votre palais est toujours ouvert au peuple, on saura bientôt…

LE ROI
24Il n’y a point là de difficulté. Les domestiques n’auront qu’à dire que je suis malade.

ENRIQUE
25Si j’osais exprimer mon avis…

LE ROI
26Ma résolution est prise; toute observation est superflue.

LE COMTE
27Veuillez au moins différer de deux jours votre voyage, afin que l’on puisse répandre le bruit de votre maladie.

LE ROI
28Bons laboureurs?

SANCHE
29Sire?

LE ROI
30Offensé de la conduite de don Tello, je vais moi-même le châtier.

SANCHE
31Quoi! vous, sire?… Ne serait-ce pas abaisser votre couronne?

LE ROI
32Allez devant, et disposez la maison de votre beau-père pour me recevoir. Mais ne dites rien ni à lui ni à personne. Sous peine de la vie, silence, songez-y bien.

SANCHE
33Vous serez obéi, sire.

LE ROI
34 à PélageToi, l’ami, si l’on te demande qui je suis, tu diras à tout le monde: un gentilhomme castillan. Pas un mot de plus, entends-tu?… Bouche close… les deux doigts sur les lèvres.

PÉLAGE
35Soyez tranquille; je fermerai si bien la bouche, que je ne veux pas même bâiller. Je ne demande qu’une chose: c’est que votre majesté m’autorise à manger de temps en temps.

LE ROI
36Pour cela, je te le permets.

SANCHE
37En vérité, sire, c’est trop honorer ma bassesse. Envoyez là-bas, pour faire justice, un de vos alcades.

LE ROI
38Le meilleur alcade est le roi.

Ils sortent.

Scène II.

Devant le château de don Tello.
Entrent NUÑO et CELIO.

NUÑO
1Je pourrai donc enfin la voir?

CELIO
2Oui; don Tello mon seigneur l’a permis.

NUÑO
3Mais non. J’ai tort de le désirer. Pourquoi la verrai-je si elle est déshonorée, si mon malheur est à son comble?

CELIO
4Rassurez-vous, elle résiste; elle résiste avec cette admirable constance qui n’appartient qu’aux femmes.

NUÑO
5Hélas! puis-je croire qu’une jeune fille au pouvoir d’un homme conserve sa vertu?

CELIO
6Cela est si vrai, que si Elvire voulait bien m’accepter pour mari, je l’épouserais sans plus d’inquiétude que si je la prenais dans votre maison.

NUÑO
7Quelle est, dis-tu, la fenêtre de sa chambre?

CELIO
8C’est cette fenêtre là-bas, de ce côté… C’est là qu’elle m’a dit qu’elle devait se mettre.

NUÑO
9En effet, autant que ma vue affaiblie peut me le permettre, j’aperçois une robe blanche, une femme.

CELIO
10C’est elle, approchez. Pour moi je me retire. Cédant à vos importunités, je vous ai ménagé cette entrevue; mais je ne voudrais pas qu’on me vît avec vous.

Il sort.
ELVIRE paraît à la fenêtre.

NUÑO
11Est-ce toi? est-ce toi, ma pauvre enfant?

ELVIRE
12Quelle autre pourrait-ce être que votre malheureuse fille?

NUÑO
13Hélas! je croyais ne plus te revoir. Cela non pas à cause des murs et des grilles derrière lesquelles tu es enfermée, mais parce que je te croyais déshonorée. Oui, si tu étais déshonorée, ton père ne pourrait plus te revoir… Hélas! dis-moi, as-tu conservé sans tache l’honneur que nous ont transmis nos ancêtres?… Ah! s’il en est ainsi, si tu as succombé, alors me m’appelle plus ton père; car je ne serais plus le père d’une infâme, et, je ne crains pas de te le dire, je me considérerais comme obligé moi-même de verser ton sang impur.

ELVIRE
14Mon père, si au milieu de mes disgrâces et de mes mortels ennuis, ceux de qui je pourrais attendre des consolations ne me parlent que pour augmenter mes douleurs, que deviendrai-je dans l’horrible situation où je me trouve? Mon père, je suis votre fille, c’est de vous que je tiens la vie, et croyez-le, avec votre sang vous m’avez transmis vos sentiments et votre vertu. Le tyran, il est vrai, a voulu triompher de moi; mais, grâce au ciel, qui m’a donné un courage plus qu’humain, j’ai toujours su me défendre. Vous pouvez être fier, mon père: malgré ma dure prison, malgré le supplice affreux que j’endure, je mourrai plutôt que de me laisser vaincre,

NUÑO
15Ô ma fille! mes soupçons, mes craintes disparaissent, et je sens mon cœur paternel qui se dilate et s’agrandit pour te recevoir.

ELVIRE
16Qu’est devenu le pauvre Sanche, mon époux?

NUÑO
17Il est retourné vers le roi Alphonse.

ELVIRE
18Quoi! il n’est pas au hameau?

NUÑO
19J’attends aujourd’hui son arrivée.

ELVIRE
20Hélas! pourvu qu’on ne lui fasse point de mal!

NUÑO
21On en veut donc à ses jours?

ELVIRE
22Le tyran a juré sa mort.

NUÑO
23Sanche saura se mettre à couvert.

ELVIRE
24Oh! que ne puis-je m’élancer de cette fenêtre dans vos bras!

NUÑO
25Avec quelle tendresse, avec quelle joie tu serais reçue!

ELVIRE
26On m’appelle, mon père, il faut que je vous quitte. Adieu, adieu!

Elle se retire.

NUÑO
27Adieu, ma fille. — Pauvre enfant! je ne la verrai plus. Je n’ai plus qu’à mourir.

Entre DON TELLO.

TELLO
28Qu’est ceci? À qui parles-tu là?

NUÑO
29Je contais mes douleurs aux pierres de ces murs, et elles souffrent elles-mêmes de voir avec quelle rigueur vous traitez un vieillard. Elles sont moins insensibles que vous. Elles n’ont pas refusé à mon malheur les consolations dont il a tant besoin.

TELLO
30Je vous connais, vils paysans; mais vous aurez beau employer tour à tour la plainte et la ruse, l’objet de ma passion ne sortira point de mes mains. C’est vous qui causez ses maux, vous qui ne voulez pas l’engager à céder à mes vœux. Pour moi je l’aime, je l’adore, et ne veux que son bonheur. Après tout, qu’est-ce donc qu’Elvire? N’est-elle pas une pauvre fille des champs, vivant de mon pain comme vous en vivez tous? Mais peut-être, voyant la faiblesse des hommes, vous vous êtes figuré que la naissance et la richesse ne tiendraient pas longtemps contre la jeunesse, les grâces et la beauté!

NUÑO
31Je n’ai rien à répondre, seigneur. Que le ciel vous conserve!

TELLO
32Sans doute il me conservera… et vous, il vous récompensera selon vos mérites.

NUÑO
33à partSe peut-il que le monde souffre qu’on se joue ainsi des lois les plus saintes!… Quoi! il faut que le pauvre abandonne son honneur, et que, de plus, il remercie celui qui l’outrage! Hélas! pourquoi a-t-il tant de pouvoir celui qui n’a d’autre règle que son caprice?

Il sort.

TELLO
34Celio?

Entre CELIO.

CELIO
35Seigneur?

TELLO
36Conduis sur-le-champ Elvire où je t’ai dit.

CELIO
37Réfléchissez, seigneur, à ce que vous allez faire.

TELLO
38Je n’ai pas à réfléchir. Je m’abandonne à l’amour qui m’aveugle.

CELIO
39Songez-y, de grâce; il serait cruel et barbare d’user de force envers une femme.

TELLO
40Si elle avait été plus raisonnable avec moi, je n’aurais pas recours à la violence.

CELIO
41Savez-vous, monseigneur, que j’admire la chasteté, la constance avec laquelle elle se défend?

TELLO
42Tais-toi. Je suis à bout de patience, et je ne sais comment j’ai pu supporter si longtemps une résistance aussi injurieuse. Tarquin n’attendit pas une heure, et avant qu’une nuit se fût passée il était maître de sa dame. Et moi j’aurai si longtemps attendu le consentement d’une petite paysanne!

CELIO
43Rappelez-vous aussi le châtiment de Tarquin. Il faut se régler sur le bien, non sur le mal.

TELLO
44Mal ou bien, il n’importe, il faut qu’aujourd’hui même je triomphe de ses dédains. Maintenant ce n’est plus l’amour qui m’anime, c’est l’orgueil, c’est la rage. Il est temps qu’elle se repente de son obstination et que j’en sois vengé!

Ils sortent.

Scène III.

Une chambre dans la maison de Nuño.
Entrent SANCHE, PÉLAGE et JUANA.

JUANA
1Soyez tous deux les bienvenus.

SANCHE
2Je ne sais ce qui arrivera; mais j’espère, Juana, que tout ira bien, s’il plaît à Dieu.

PÉLAGE
3S’il plaît à Dieu, Juana, il arrivera tout au moins que nous serons arrivés à la maison; et puisque nos chevaux ont déjà leur ration, il n’est pas juste que nous soyons jaloux de nos bêtes.

JUANA
4Voilà déjà que tu commences?

SANCHE
5Où est Nuño?

JUANA
6Je crois qu’il est allé voir Elvire.

SANCHE
7Comment! don Tello le laissera parler à elle?

JUANA
8Celio lui a dit qu’il pourrait lui dire quelques mots à la fenêtre d’une tour.

SANCHE
9Elle est donc toujours prisonnière?

PÉLAGE
10N’importe, il viendra bientôt quelqu’un qui…

SANCHE
11Songe, Pélage…

PÉLAGE
12C’est vrai, j’oubliais les deux doigts.

JUANA
13Voici Nuño.

Entre NUÑO.

SANCHE
14Mon père!

NUÑO
15Eh bien, mon fils?

SANCHE
16Je reviens plus content auprès de vous.

NUÑO
17Content! et de quoi?

SANCHE
18Il va venir tout à l’heure un fameux juge d’information.

PÉLAGE
19Oui, nous amenons un juge d’information qui……

SANCHE
20Souviens-toi, Pélage…

PÉLAGE
21J’avais oublié les doigts.

NUÑO
22Mène-t-il beaucoup de monde avec lui?

SANCHE
23Deux hommes.

NUÑO
24Eh bien, mon fils, je t’en prie, ne fais aucune démarche; tout serait inutile. Un grand seigneur, tout-puissant dans ses terres, ayant de l’argent, des armes, de nombreux vassaux, ou il séduira la justice, ou, quelque belle nuit, il nous fera assassiner dans notre maison.

PÉLAGE
25Vous faire assassiner!… Vous plaisantez, maître. N’avez-vous pas joué à l’hombre? Eh bien, si don Tello a la manille, nous avons spadille, et…

SANCHE
26Tu perds donc la tête, Pélage?

PÉLAGE
27J’avais oublié les doigts.

SANCHE
28Vous n’avez qu’une chose à faire, Nuño, c’est d’arranger une chambre pour le recevoir; car c’est un personnage considérable.

PÉLAGE
29Et si considérable, que je puis dire…

SANCHE
30Vive Dieu! malheureux, si tu parles…

PÉLAGE
31J’avais oublié les doigts. — Mais, tenez, je n’ajoute plus un mot.

NUÑO
32Laissons cela, mon ami; je crains que cet amour ne te soit funeste.

SANCHE
33Non pas; au contraire, je vais voir cette tour où mon Elvire s’est montrée. De même que le soleil laisse après soi une ombre, il pourra se faire que l’ombre de ma fiancée soit demeurée sur la grille; et si son ombre même a disparu, eh bien, je me la représenterai par l’imagination.

Il sort.

NUÑO
34Pauvre garçon!… quel amour!

JUANA
35Jamais on n’a aimé à ce point.

NUÑO
36Pélage, viens par ici.

PÉLAGE
37J’ai affaire à la cuisine.

NUÑO
38Viens par ici, te dis-je.

PÉLAGE
39Je reviens à l’instant.

NUÑO
40Viens par ici, te dis-je encore.

PÉLAGE
41Que désirez-vous?

NUÑO
42 à voix basseQuel est ce personnage, ce juge d’information que Sanche nous amène?

PÉLAGE
43Ce juge de transformation[16]… à partDieu me soit en aide! comment me tirer de là? (Haut) Eh bien, c’est un homme… comme un autre. Il a le teint pâle… non, enflammé. Il est grand… non, petit. Il a une bouche… dont il se sert pour manger. Il a la barbe blonde… je veux dire noire. Enfin, si je ne me trompe, il est médecin… ou il le sera bientôt; car on saigne déjà d’après ses ordonnances. Voilà tout ce que je puis vous dire.

NUÑO
44As-tu jamais vu, Juana, un pareil animal?

Entre BRITO.

BRITO
45Seigneur, seigneur Nuño, hâtez-vous. Trois cavaliers viennent de mettre pied à terre à notre porte. Ils ont trois chevaux magnifiques, de beaux habits tout neufs, des bottes, des éperons, et des plumes à leurs chapeaux.

NUÑO
46Ce sont eux, sans doute. Mais un juge avec des plumes!

PÉLAGE
47C’est pour être plus léger. Et ne vous en plaignez pas. Quand la justice n’est pas tout à fait arrêtée en chemin par les présents, elle ne marche qu’avec beaucoup de lenteur.

NUÑO
48Où donc cet imbécile a-t-il appris toutes ces malices?

PÉLAGE
49Il n’y a pas là de quoi vous étonner, je reviens de la cour.

Brito et Juana sortent.
Entrent LE ROI, SANCHE, LE COMTE et DON ENRIQUE.

SANCHE
50Du plus loin que je vous ai vu, je vous ai reconnu tout de suite.

LE ROI
51N’oublie pas, Sanche; personne ici ne doit savoir qui nous sommes.

NUÑO
52Soyez, seigneur, le bien venu.

LE ROI
53Qui êtes-vous?

SANCHE
54C’est Nuño, mon beau-père.

LE ROI
55Je suis bien aise de vous voir, Nuño.

NUÑO
56C’est moi, seigneur, qui vous baise les pieds.

LE ROI
57Avertissez vos domestiques que l’on ne dise pas à don Tello que le juge d’information est arrivé.

NUÑO
58Je vais les renfermer, et, comme cela, aucun ne sortira. Mais seigneur, je vous l’avoue, j’ai peur en voyant que vous n’avez amené que deux hommes avec vous. Il n’y a pas dans tout le royaume un seigneur plus puissant, plus riche, ni plus absolu.

LE ROI
59Nuño, le bâton de justice ressemble au tonnerre, en ce sens qu’il annonce la foudre. — Seul, comme je suis, je saurai faire justice pour le roi.

NUÑO
60Il y a en vous, seigneur, je ne sais quoi de si imposant, que, bien que je sois l’offensé, je tremble.

LE ROI
61Je vais faire l’information.

NUÑO
62Veuillez d’abord, seigneur, vous reposer. Vous aurez le temps de vous en occuper plus tard.

LE ROI
63Je n’ai pas de temps à perdre. — Comment te va, Pélage?

PÉLAGE
64À merveille! je vous remercie. Il faut que je dise à votre maj…

LE ROI
65Que t’ai-je dit?

PÉLAGE
66C’est juste. — Eh bien, comment se porte votre seigneurie?

LE ROI
67Fort bien, grâce au ciel.

PÉLAGE
68 bas, à NuñoPar ma foi! si nous gagnons notre procès, je veux offrir au roi un cochon gros comme lui.

NUÑO
69Tais-toi, sot.

PÉLAGE
70Voulez-vous donc que je dise un cochon comme moi, qui suis si petit?

LE ROI
71Appelez vos gens au plus tôt.

Entrent BRITO, PHILÈNE, JUANA et LÉONOR.

NUÑO
72S’il nous faut faire venir tous les bergers de la montagne et de la vallée, vous attendrez longtemps.

LE ROI
73C’est assez de ceux-là. (À Brito). Qui êtes-vous?

BRITO
74Moi, bon seigneur, je suis Brito et je travaille aux champs.

PÉLAGE
75On l’a pris déjà marié, et maintenant il l’est plus que jamais[17].

LE ROI
76Que savez-vous de don Tello et d’Elvire?

BRITO
77La nuit du mariage, des hommes masqués l’enlevèrent après avoir brisé les portes.

LE ROI
78Et vous, qui êtes-vous?

JUANA
79Juana, seigneur, servante d’Elvire. Hélas! je tremble sur son sort.

LE ROI
80Qui est ce bon homme?

PÉLAGE
81Seigneur, c’est Philène le joueur de cornemuse, qui fait quelquefois danser les sorcières, la nuit, dans ces bruyères. Une nuit elles l’ont emmené au sabbat, mais elles l’y ont fouetté de la bonne façon, et il en est revenu tout écorché.

LE ROI
82Dites-nous ce que vous savez de l’événement.

PHILÈNE
83Seigneur, étant venu pour jouer de la cornemuse, j’entendis don Tello qui défendait qu’on laissât entrer le curé; et puis, après avoir par là empêché le mariage, il emmena Elvire au château, où son père et d’autres personnes l’ont vue.

LE ROI
84Et vous, ma petite villageoise?

PÉLAGE
85C’est Léonor de Cueto, fille de Pierre Michel, petit-fils de Nuño, neveu de Martin, qui épurait l’huile pour tout le pays… une bonne famille. Ce dernier a eu deux tantes quelque peu sorcières, mais il y a longtemps de ça. En revanche, il a eu un neveu bossu qui le premier sema les navets en Galice.

LE ROI
86En voilà assez pour le moment. Reposons-nous, seigneurs cavaliers, et ce soir nous irons faire une visite à don Tello.

LE COMTE
87Vous n’aviez pas besoin de ces témoignages pour être convaincu que Sanche ne vous avait pas trompé, et l’innocence de ces gens-ci le prouve de reste.

LE ROI
88 bas, au ComteQu’on avertisse en secret un prêtre et le bourreau.

Le Roi et les Seigneurs sortent.

NUÑO
89Sanche?

SANCHE
90Seigneur?

NUÑO
91Je ne comprends rien à ce juge. Dès le principe de la procédure, il demande le prêtre et le bourreau.

SANCHE
92J’ignore ses intentions.

NUÑO
93Avec un bataillon entier il ne l’arrêterait pas. Que fera-t-il avec deux personnes?

SANCHE
94Commençons par lui donner à dîner, et ensuite nous verrons ce qu’il fera.

NUÑO
95Mangeront-ils ensemble?

SANCHE
96Je crois que le juge mangera seul d’abord, et ensuite les deux autres.

NUÑO
97C’est probablement le greffier et l’alguazil.

SANCHE
98C’est ce que je pense.

Il sort.

NUÑO
99Juana?

JUANA
100Seigneur?

NUÑO
101Dresse une table avec du linge blanc; puis, tue quatre poules, apprête un grand plat de fritures et fais rôtir le jeune paon, tandis que Philène va chercher du vin à la cave.

Juana sort.

PÉLAGE
102Par le soleil! Nuño, je veux dîner aujourd’hui avec le juge.

NUÑO
103En vérité, je crois qu’il est fou.

Il sort.

PÉLAGE
104Le grand malheur des rois c’est de dîner seuls; et c’est pour cela sans doute qu’ils ont toujours à côté d’eux des bouffons ou des chiens.

Il sort.

Scène IV.

Une salle du château de don Tello.
Entrent ELVIRE, DON TELLO et FELICIANA.

ELVIRE
1Ô ciel! protége-moi, car il n’est plus de protection pour moi sur la terre.

Elle s’enfuit.

TELLO
2Il faut que je la tue.

FELICIANA
3Arrête, mon frère, contiens-toi, de grâce!

TELLO
4Prenez garde, Feliciana, ne me poussez pas à bout.

FELICIANA
5Je vous en supplie comme femme, je vous en supplie comme sœur.

TELLO
6Malédiction sur l’insensée qui, préoccupée d’un misérable amour, ose ainsi mépriser, dédaigner son seigneur, sans que rien puisse vaincre son orgueil! Mais qu’elle n’imagine pas m’échapper. Elle sera à moi ou périra.

Il sort.
Entre CELIO.

CELIO
7Je ne sais, madame, si je suis sous l’empire d’une vaine crainte, mais il se trame quelque chose. Nuño est occupé à recevoir des hôtes de qualité… Sanche est venu dans le village, et l’on dit qu’il est allé une seconde fois à la cour… Jamais il n’y a eu un pareil mystère dans cette maison.

FELICIANA
8Tu aurais dû, Celio, puisque tu avais des soupçons, imaginer quelque prétexte pour entrer chez Nuño et voir ce qui s’y passe.

CELIO
9J’ai eu peur de le fâcher; il n’aime pas à voir les gens du château.

FELICIANA
10Il faut que j’avertisse mon frère; car ce jeune rustre ne manque ni d’esprit naturel ni de résolution, et qui sait ce qu’il aura tenté? — Toi, Celio, demeure ici, et si quelqu’un venait, appelle-moi.

Elle sort.

CELIO
11La mauvaise conscience est toujours craintive; et, d’ailleurs, un crime comme celui de don Tello demande vengeance au ciel.

Entrent LE ROI, les Seigneurs et SANCHE.

LE ROI
12Entrez, et faites ce que j’ai dit.

CELIO
13à partQui sont ces gens-là?

LE ROI
14Appelez quelqu’un.

SANCHE
15Cet homme, sire, est un domestique de don Tello.

LE ROI
16Holà! gentilhomme, écoutez.

CELIO
17Que me voulez-vous?

LE ROI
18Avertissez don Tello que je suis venu de la Castille, et que je veux lui parler.

CELIO
19Et qui dirai-je qui m’envoie?

LE ROI
20Moi.

CELIO
21Vous n’avez pas d’autre nom?

LE ROI
22Pas d’autre.

CELIO
23à partMoi, — tout court, et cette taille imposante! (Haut) Puisque vous le désirez ainsi, je vais dire à monseigneur que Moi est à sa porte.

Il sort.

ENRIQUE
24Le voilà parti.

LE COMTE
25Je crains que don Tello ne fasse quelque fâcheuse réponse. Vous eussiez mieux fait de vous déclarer.

LE ROI
26Non, il me devinera. Sa conscience effrayée lui dira que je suis le seul qui puisse ici m’appeler Moi.

Entre CELIO.

CELIO
27J’ai dit votre nom à don Tello, mon seigneur, et il m’a répondu que vous pouviez repartir; qu’à peine il pourrait lui-même s’appeler ainsi dans ce château où il est le maître, et que par les lois divines et humaines, il n’existe d’autre Moi que Dieu dans le ciel et le roi sur la terre.

LE ROI
28Eh bien, dites-lui que je suis un alcade du palais.

CELIO
29Je vais l’en informer.

LE ROI
30Allez au plus vite.

Celio sort.

LE COMTE
31L’écuyer avait l’air troublé.

ENRIQUE
32C’est ce nouveau titre qui a produit cette impression.

SANCHE
33Nuño est ici, et j’attends votre permission pour le faire entrer, si vous le trouvez bon.

LE ROI
34Qu’il vienne et qu’il soit témoin de ce qui va se passer. Après avoir eu sa part de l’offense, il est bien juste qu’il l’ait aussi de la réparation.

SANCHE
35Venez, Nuño, et de là où vous êtes, regardez.

Entrent NUÑO, PÉLAGE et les Paysans.

NUÑO
36Ce n’est pas sans inquiétude que je me vois dans la maison de cet audacieux. Vous tous, gardez le silence.

JUANA
37Il sera difficile à Pélage de se taire.

PÉLAGE
38Eh bien, vous vous trompez; je ne parlerai pas plus qu’une statue.

NUÑO
39à partNe s’être fait accompagner que de deux hommes! voilà du courage!

Entrent FELICIANA, DON TELLO et des Domestiques.

FELICIANA
40Arrêtez, mon frère; prenez garde à ce que vous faites. Où allez-vous?

TELLO
41 au RoiEst-ce vous, par hasard, qui êtes l’alcade de Castille, qui me cherche?

LE ROI
42Est-ce que ma visite vous étonne?

TELLO
43Oui, et beaucoup, vive Dieu! si vous savez qui je suis ici.

LE ROI
44Vous êtes un vassal du roi, et vous devez obéissance et respect à qui se présente en son nom, comme vous les devez à lui-même.

TELLO
45Cependant à mes yeux la différence est grande. — Mais enfin où est votre vare?

LE ROI
46Elle est encore dans le fourreau; mais elle en sortira bientôt, et vous verrez alors ce qui arrivera.

TELLO
47Puisqu’elle est dans le fourreau, qu’elle y reste. Vous ne me connaissez pas sans doute. Nul être vivant n’oserait m’arrêter, à moins que ce ne fût le roi lui-même.

LE ROI
48Eh bien, misérable! je suis le roi.

FELICIANA
49à partÔ ciel! protége-nous.

TELLO
50 troubléQuoi! sire, le roi de Castille s’abaisser ainsi!… vous, sire, vous, en personne! — Je ne puis que vous demander pardon.

LE ROI
51Qu’on lui ôte ses armes… Par l’honneur de ma couronne! je vous ferai respecter, insolent, les lettres du roi.

FELICIANA
52Daignez, sire, modérer votre rigueur.

LE ROI
53Toute prière est inutile. — Qu’on amène ici sur-le-champ la femme de ce pauvre laboureur.

TELLO
54Sire, elle n’était pas encore sa femme.

LE ROI
55Elle devait l’être, il suffit. — Et d’ailleurs ne voyez-vous pas près de vous son père, qui a réclamé ma justice?

TELLO
56Ayant offensé Dieu et le roi, je mourrai justement.

Entre ELVIRE.

ELVIRE
57Roi Alphonse, qui gouvernez l’Espagne avec tant de gloire, aussitôt que mon oreille a entendu prononcer votre nom, je suis sortie de la prison où l’on me tenait renfermée, et je viens vous demander justice. Je suis fille de Nuño d’Aybar, dont la vertu est connue dans tout ce pays. Sanche de Roelas m’aimait, il en parla à mon père, et celui-ci consentit à notre mariage. Sanche, comme serviteur de don Tello, lui demanda son autorisation. Don Tello vint à la fête; ma vue lui inspira une passion odieuse; il différa mon mariage, vint m’enlever à main armée pendant la nuit, et me fit transporter dans sa maison, où, par promesses et menaces, il essaya, mais en vain, d’ébranler ma chasteté. Enfin, il m’a fait conduire dans une forêt voisine d’une de ses terres. Là, les arbres, dont l’épais feuillage me protégeait contre les rayons du soleil, ont été témoins de mon malheur; et mes cheveux en désordre, mes vêtements déchirés vous attestent ma résistance. N’ayant pu mourir je vivrai dans les larmes, car il n’y a plus de joie possible pour celle qui n’a plus d’honneur. Je me trompe, il y a encore un bonheur qui m’est resté, c’est de pouvoir demander justice et vengeance de ces crimes au meilleur, au plus noble, au plus grand des alcades. Cette justice, cette vengeance, je la réclame, Alphonse, à vos pieds, sur lesquels j’ose à peine imprimer mes lèvres indignes. Ainsi puissent vos descendants délivrer par leurs victoires les provinces qui gémissent encore sous le joug des Maures! et si ma faible voix est impuissante à louer comme il convient votre justice, que l’histoire et la renommée en rendent la mémoire immortelle!

LE ROI
58Je suis affligé d’être arrivé trop tard. Je voudrais être arrivé à temps pour satisfaire aux justes désirs de Nuño et de Sanche. Mais du moins je puis vous rendre justice et récompenser don Tello selon ses mérites. Qu’on fasse venir le bourreau.

FELICIANA
59Sire, que votre clémence royale ait pitié de mon frère.

LE ROI
60Alors même qu’il n’eût point commis ce crime, je ne saurais lui pardonner le mépris qu’il a fait d’une lettre écrite de ma main et portant ma signature. — Aujourd’hui, don Tello, je foulerai ton orgueil à mes pieds.

TELLO
61S’il y avait une peine plus grave que la mort qui m’attend, je le reconnais devant vous, sire, je l’aurais méritée.

LE COMTE
62Daignez, sire, en faveur du coupable, vous rappeler que je vous ai élevé dans ce pays.

FELICIANA
63Sire, que le comte don Pèdre obtienne au moins de votre pitié la vie de don Tello.

LE ROI
64Le comte sait que je l’aime et l’honore comme un père; mais il doit savoir aussi que lorsque la justice m’a tracé mon devoir, il est inutile qu’il s’interpose et me sollicite.

LE COMTE
65La pitié est aussi une vertu.

LE ROI
66La véritable pitié ne consiste pas dans l’abandon de la justice; et d’après toutes les lois divines et humaines un pareil homme mérite le châtiment des traîtres. — Don Tello, donne à Elvire le nom d’épouse en réparation de l’outrage que tu lui as fait, et quand le bourreau t’aura tranché la tête, elle pourra épouser Sanche en lui apportant pour dot la moitié de ton bien. Quant à vous, Féliciana, vous serez dame d’honneur de la reine en attendant que je vous donne un époux digne de votre noblesse.

NUÑO
67Je tremble.

PÉLAGE
68C’est là un roi.

SANCHE
69 au publicAinsi finit la comédie: Le meilleur alcade est le roi… histoire qui est donnée pour véritable dans la quatrième partie de la Chronique d’Espagne.