Jean de Schélandre

Tyr et Sidon, première journée





Texto utilizado para esta edición digital:
Schélandre, Jean de. Tyr et Sidone, tragi-comédie, première journée. [en ligne]. Edité par Paul Fièvre. Théâtre Classique, 2023. [2023-01-10] http://theatre-classique.fr/index.html
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PERSONNAGES DE LA PREMIÈRE JOURNÉE

LÉONTE, fils du roi de Tyr
PHULTER, capitaine Tyrien
LE HÉRAULT, sidonien
ABDOLOMIN, roi de Sidon
BALORTE, conseiller Sidonien
BELCAR, fils du roi de Sidon
ARAXE, capitaine Sidonien
TIMADON, écuyer de Léonte
PHARNABAZE, roi de Tyr
LE COURRIER, tyrien
CASSANDRE, princesse de Tyr
MÉLIANE, princesse de Tyr
ZOROTE, vieillard Sidonien
PHILOLINE, femme de Zorote
THARSIDE, sœur de Zorote
LE PAGE, page de Léonte
ALMODICE, gouvernante des princesses de Tyr
BAGOAS, eunuque
LA RUINE, assassin
LA DÉBAUCHE, assassin
AUTRE SOLDAT, assassin
LE PRÉVOT, de Sidon
ARCHERS

ACTE I

SCÈNE I.

Léonte, prince de Tyr ; Phulter, capitaine Tyrien ; le hérault sidonien.
Où sont représentés les funestes succès des amours de Léonte et de Philoline.

LÉONTE
1
Ô grand fils de Junon, qui d'un tour de ton bras
2
Peux lever un empire ou le verser à bas,
3
Dieu de tous les vaillants aussi bien que des Thraces,
4
Ô Mars ! Père d'honneur, je te rends mille grâces.
5
Et toi, puissant Hercule, honte des fainéants,
6
Invincible ennemi des monstres et géants,
7
Qui vois comme dans Tyr on révère ton temple
8
(Peut-être le plus beau que tout le ciel contemple),
9
Mon patron, je t'estime entre les demi-dieux
10
Comme entre les flambeaux le soleil radieux,
11
Et promets à ce coup, si l'ennemi succombe,
12
À tous vos deux autels une entière hécatombe.
13
Car c'est de vos faveurs, ces deux derniers étés,
14
Qu'en ma charge ayant pris des soldats rebutés,
15
Des fuyards coutumiers, jouets de l'épouvante,
16
Moins fermes que la paille en tourbillon mouvante,
17
Je les ai rassurés, les ai tant affermis
18
Qu'ils ont barré aujourd'hui sur tous leurs ennemis.
19
Tant de ces roitelets qui, depuis Alexandre,
20
Ont osé contre nous la Phénice entreprendre,
21
Ne pouvant plus d'eux-mêmes en armes subsister,
22
Viennent ceux de Sidon tous en ligne assister.
23
Mais qu'ils sont bien trompés ! Je peins la crainte blême
24
Au milieu de leurs fronts dans leur enceinte même,
25
Tant sont-ils acculés, au petit pied réduits !

PHULTER
26
Pensez-y, Monseigneur : ils sont trop bien conduits
27
Pour faire sans dessein des fuites et remises.
28
Tel lâche bien le pied qui veut venir aux prises ;
29
Ils ont un capitaine en santé revenu,
30
Leur prince, homme sans peur, qui n'est que trop connu
31
Pour un habile maître en l'art de la milice.
32
Que si, jusqu'à présent, il évite la lice,
33
Peut-être qu'en cédant le champ plus spacieux,
34
Il veut s'avantager en assiette de lieux
35
Ou nous veut attirer par quelque stratagème.

LÉONTE
36
Nous y serons présents, et voilà ce que j'aime.

PHULTER
37
Ne méprisons jamais un adversaire armé.

LÉONTE
38
En refusant le choc peut-il être estimé ?

PHULTER
39
Voyez que chaque jour il augmente ses forces.

LÉONTE
40
Il reçoit tous les jours quelques rudes entorses.

PHULTER
41
Les premiers coups du jeu ne donnent pas le gain.

LÉONTE
42
Mais c'est un préjugé...

PHULTER
Qui n'a rien de certain.

LÉONTE
43
Voulez-vous que du sort les erres je refuse ?

PHULTER
44
Non, mais que prudemment votre conseil en use,
45
Et que, sans triompher de ces légers succès,
46
Nous réservions la joie à la fin du procès.

LÉONTE
47
Je ne vous vois jamais en humeur trouble-fête.

PHULTER
48
Je ne vous vois jamais un tel lutteur en tête.

LÉONTE
49
Tant plus ai-je d'honneur en l'allant aborder.

PHULTER
50
Mais tant plus de sujet de ne rien hasarder.

LÉONTE
51
De l'excès de prudence un brave cœur se moque,
52
Il faut, c'est trop attendre, il faut que je le choque,
53
Ce grand entrepreneur, cet homme tant vanté
54
De bonheur, de courage, et de capacité,
55
Belcar, à qui mon père, une vraie foudre de guerre,
56
N'a jamais su ravir un seul pouce de terre,
57
À qui j'ai destiné les effets de mon bras,
58
Jaloux de son honneur dès mon âge plus bas.
59
C'est où tend le désir de mon âme échauffée,
60
Qu'un si digne ennemi me fournisse un trophée,
61
Qu'en funestes cyprès transformant ses lauriers,
62
J'enrichisse mon nom de ses exploits guerriers ;
63
Ou, si le destin veut que d'une mort vaillante
64
Je rende à ce combat sa gloire plus brillante,
65
Je ne saurai choisir une plus brave main
66
Pour m'adoucir le coup du trépas inhumain.
67
Bref, voilà l'espérance où mon humeur se baigne ;
68
Des villes, des trésors, que j'en perde ou j'en gagne,
69
Il m'est indifférent ; mon seul but est l'honneur,
70
Ainsi que le plaisir est celui du veneur.
71
Vois-je pas un héraut qui vers nous s'achemine ?
72
C'est pour nous défier, il m'en porte la mine.
73
Parlez, mon grand ami, ne soyez étonné.

LE HERAULT
74
Je ne le fus jamais, prince heureux et bien né,
75
Car j'ai trop d'assurance au chef qui me commande.
76
Belcar expressément, ô Léonte, vous mande
77
Qu'alors qu'il refusait vos désirs pleins de vent,
78
Il reculait un peu pour sauter plus avant ;
79
Maintenant il vous offre, en bataille rangée,
80
La palme qui doit être au vainqueur adjugée ;
81
Que demain, s'il vous plait, dès que l'astre du jour
82
Effacera le teint aux étoiles d'autour,
83
Vous fassiez battre aux champs et vous mettiez en montre
84
Pour à moitié chemin lui venir à rencontre.

LÉONTE
85
Dis-lui que ses délais ont déjà rabattu
86
Du splendide renom qui dorait sa vertu.
87
Il est encor matin : qu'il marche dès cette heure ;
88
Il faut avant la nuit ou qu'il fuie ou qu'il meure.
89
Va donc, dépêche-toi, nous n'avons que tarder.

LE HERAULT
90
Je retourne au galop.

LÉONTE
Sus, allez commander
91
Que l'on sonne à cheval, qu'avec ordre on s'avance,
92
Qu'on arrange nos gros en toute diligence.
93
Suivez de point en point le plan par nous tracé ;
94
J'irai dès que j'aurai mon harnais endossé.

SCÈNE II.

Abdolomin, roy de Sidon ; Balorte, courtisan.

ABDOLOMIN
95
Ô filles de la nuit, inexorables parques,
96
Qui, des moindres pasteurs et des plus grands monarques
97
Filant les ans divers sur eux exécutés,
98
Les éternels destins dans le ciel projetés,
99
D'où vient, malignes soeurs, que vos funestes forces
100
Retranchent tout à coup des plus jeunes les forces ;
101
De ceux le plus souvent moissonnent le printemps
102
Qui devraient et voudraient respirer plus longtemps,
103
Et ceux qui, saouls des biens, las des maux de ce monde,
104
N'ont autre ambition qu'une fosse profonde,
105
On les voit tous courbés, malsains et mal plaisants,
106
Traîner à contre-cœur le fardeau de leurs ans ?
107
Ô mort ! Que tardes-tu que tu ne viens dissoudre
108
Cette inutile chair en sa première poudre ?
109
Que me peut-il rester à dévider ici
110
De repos, de travail, de joie ou de souci ?
111
Ai-je quelque plaisir ? Sens-je quelque amertume
112
Que l'usage commun ne me tourne en coutume ?
113
N'ai-je point assez vu les détours et retours
114
De la reine sans yeux qui domine en nos jours
115
Au gré du vent muable et de l'onde flottante ?
116
Peut-elle plus forger sur sa boule inconstante
117
Un sort doux ou fâcheux que je n'ai éprouvé ?
118
Ou bien, si quelque choc m'est encor réservé,
119
Que je ne prévois point (car son ire attisée
120
De malheurs tous nouveaux ne peut être épuisée),
121
Ravi-moi, douce mort, et rends d'un coup de faux
122
Invisible ma cendre à ses derniers assauts.
123
Ha ! Si, comme l'on croit, et facile et glissante
124
Était à tous venants d'Averne la descente,
125
Le mortel ici-bas braverait les malheurs
126
Et n'attendrait jamais des extrêmes douleurs.
127
« On ne doit de tout point appeler misérable
128
Qui peut prendre à propos un trépas honorable. »
129
Si les secrets chaînons qui jusqu'à ce jourd'hui
130
Ont accroché mon âme en son fragile étui
131
Se pouvaient élargir sans l'expresse ouverture
132
Du grand maître qui tient l'empire de nature,
133
Jà dès maintes moissons s'étendraient en repos
134
Sous la poudreuse tombe et mes maux et mes os.
135
« Vivre à qui veut mourir n'est pas moins un martyre
136
Que mourir est fâcheux à qui vivre désire »
137
Humains infortunés, las ! D'où vient que toujours
138
Vos plus ardents souhaits rencontrent à rebours,
139
Et que ceux d'entre vous auxquels semblent mieux rire
140
Les plus âpres desseins où leur travail aspire
141
Enfin n'y trouvent pas, en étant possesseurs,
142
Ce qu'ils s'y promettaient de biens et de douceurs ?
143
Car, tant que vous vivez, vos âmes non contentes
144
Ne conçoivent, chétifs, que nouvelles attentes,
145
Et parmi tant d'objets dont l'amour vous époint,
146
Vous prisez toujours plus ce que vous n'avez point.
147
Mais le plus vain désir dont s'abusent tant d'hommes,
148
C'est dans l'ambition des grandeurs où nous sommes,
149
Rois gênés de soucis, qui parmi nos honneurs
150
Sommes toujours en butte aux chagrins et frayeurs.
151
Ô cent fois plus heureux ceux qui passent leurs âges
152
À guider un troupeau sur l'émail des herbages !
153
Si leur sceptre n'est d'or, mais de frêne ébranché ;
154
Si leur corps n'est de pourpre, ains de toile cachée ;
155
Si pour mets plus exquis ils ont leur panetière,
156
Leur hutte pour palais, la paille pour litière,
157
Pour leur suite un matin ; si leur nom n'est connu
158
Qu'en un chétif hameau dont leur tige est venu,
159
Aussi sont-ils exempts de la mordante envie ;
160
Leur âme en bas état est d'honneur assouvie ;
161
Ils dorment en repos, sans crainte et sans soupçons ;
162
On n'espionne pas leurs humeurs et façons ;
163
Ils n'ont à contenter tant d'avides sangsues
164
Qui briguent dans les cours des pensions indues ;
165
Ils sont pleiges d'eux seuls, et ne sont obligés
166
De répondre en autrui du droit des mal-jugés ;
167
Ils n'ont soin des méfaits dont ils ne sont pas cause,
168
Le fardeau d'un État sur leur dos ne fait pause,
169
Ils ne sont appelés, par blâmes différents,
170
Si paisibles, couards ; si justiciers, tyrans.
171
« Plus un mortel est grand, plus grande est sa ruine
172
Quand le sort impiteux contre lui se mutine ;
173
Plus grands sont ses malheurs, plus aussi ses péchés
174
Sont du babil piquant d'un vulgaire toucher. »
175
Misérable maîtrise, ou plutôt servitude,
176
Qui nous fait grisonner par son inquiétude !
177
Ô dangereux bandeau, dont tout homme chargé
178
Outrage ses voisins ou s'en voit outragé,
179
Si bien que l'un répugne à l'âme juste et sage,
180
L'autre pousse en fureur un généreux courage !
181
Depuis qu'un vieil ami du vainqueur Macédon
182
Mit en mes simples mains le sceptre de Sidon,
183
Combien ai-je tâché d'ombrager mes contrées
184
Sous l'aile de la paix, si longtemps désastrées !
185
Paix, la fille du ciel, la mère des vertus,
186
Le juste cavesson des mutins abattus,
187
Nourrice des bons arts, saint nœud de concordance,
188
Trésor de tout bonheur, et corne d'abondance ;
189
Paix qui, peuplant la terre en dépit de la mort,
190
Rend herbeux et désert le charontide port :
191
Ô paix ! Mon cher désir, qu'ai-je fait pour t'atteindre
192
Et pour ce grand brasier dans mon terroir éteindre ?
193
Qu'ai-je fait pour changer nos douleurs en soulas,
194
Nos corselets en socs, en faux nos coutelas !
195
J'en atteste aujourd'hui les majestés suprêmes.

BALORTE
196
Sire, tout l'univers, vos adversaires mêmes,
197
Vous le confesseront, et que par piété
198
Vous mettiez en avant un trop libre traité ;
199
Voire quittant du vôtre, encore que pour l'heure
200
D'entre ses régions vous teniez la meilleure.

ABDOLOMIN
201
Que me servait-il, las ! Si cet avide roi
202
Ne prétendait pas moins que ma couronne et moi ?
203
Maudite faim d'honneur, que d'horribles carnages
204
Sont provenus de toi sur nos tristes rivages,
205
Depuis que le flambeau qui marque les saisons
206
A logé douze fois en ses douze maisons !
207
Les cieux en ont horreur ; ses feux pleins de vengeance
208
Ne dardent plus sur nous qu'une gauche influence.
209
Les champs, les ruisseaux, l'air et Mercure sont las
210
De porter, de couler, d'ouïr, de mener bas
211
Les charognes, le sang, les hurlements, les ombres,
212
D'hommes de part et d'autre incroyables en nombre.
213
L'orphelin nous déteste, et la veuve maudit
214
Nos conseils prodiguant tant de peuple à crédit.
215
Neptune par intervalle, en calmant ses orages,
216
Quelque impiteux qu'il soit, nous reproche nos rages.
217
Mais quoi ! Plus j'ai tenté le train de la douceur,
218
Plus j'ai senti l'effort d'un injuste agresseur,
219
En sorte qu'aujourd'hui ma ruine totale
220
Dépend d'une rencontre en défense inégale.

BALORTE
221
Mon roi, prenez courage, et croyez que les cieux
222
Accableront enfin ce cœur ambitieux
223
À qui de l'univers le général empire
224
Selon sa vanité ne pourrait pas suffire
225
(Vicieux, néanmoins, qui ne mérite en soi
226
La qualité d'un homme et moins celle d'un roi).
227
« Quelquefois pour un temps une injustice est forte,
228
Mais il faut à la fin que l'équité l'emporte :
229
Car les dieux tous bénins, contraires aux tyrans,
230
Sont des paisibles rois les gardes et garants. »

ABDOLOMIN
231
Allons les supplier que leurs yeux secourables
232
Rendent en ce conflit nos armes favorables.

SCÈNE III.

Belcar, prince de Sidon ; Araxe, capitaine Sidonien ; le hérault.

BELCAR
233
Eh ! Pour dieu, compagnon, si ce point vigoureux,
234
Trésor des gens de bien, fanal des généreux,
235
Si, dis-je, cette odeur qui seule de nous reste
236
Vive et non périssable après l'heure funeste,
237
L'honneur, l'honneur sacré, cher prix de la vertu,
238
Ne gît totalement à vos pieds abattu ;
239
S'il vous demeure encore au fonds de la pensée
240
Quelque ressouvenir de la gloire passée,
241
Vous qui, sous ma conduite, avez six fois de rang
242
Fait noyer à ces gens leur orgueil en leur sang,
243
Sans que, dessous mon aile, en aucune entreprise
244
Le sort ait contre nous déployé sa maîtrise,
245
Hé ! Rentrez en vos sens, rallumez cette ardeur
246
Qui de notre patrie anime la grandeur.
247
Mes amis, il est temps, cette épreuve dernière
248
Rendra notre couronne ou libre ou prisonnière :
249
Car il ne s'agit point d'un butin étranger,
250
Ni d'un gazon voisin : le nôtre est en danger.
251
En somme, si ce choc leurs victoires n'arrête,
252
Pour nous et nos enfants la chaîne est toute prête.
253
Pourquoi vaudrions-nous moins que ne faisions jadis ?
254
Quoi ! Cette extrémité qui seule rend hardis
255
Les renards fugitifs au fonds de leurs tanières
256
Ne nous remettra point en nos humeurs premières ?
257
Voyez ces étendards semblables en couleurs
258
À ceux que de longtemps nous possédons des leurs,
259
Ornements élevez dans le temple où Minerve
260
D'un tutélaire soin nos murailles préserve.
261
Quel est tout leur amas ? C'est le reste de ceux
262
Qui, moins dispos de jambe et plus assurés qu'eux,
263
Sous l'effort de nos bras ont engraissé la terre,
264
Un reste mal conduit par un novice en guerre.

ARAXE
265
L'éclat de votre front, second astre de Mars,
266
Agira sans harangue au cœur de vos soldats ;
267
Astre qui luit sur eux en riante planète,
268
Comme sur l'adversaire en sinistre comète ;
269
Astre à son relever influant leur valeur,
270
Ainsi que son éclipse a causé leur malheur ;
271
Malheur dont la vergogne empreinte en leur courage
272
Les rend tous transportés et tous muets de rage,
273
Prêts à le réparer, vous étant spectateur.
274
« Autant vaut le soldat que vaut son conducteur. »

BELCAR
275
Voici notre envoyé qui diligent retourne.
276
Eh bien ! Le Tyrien vient-il quand on l'ajourne ?

LE HERAULT
277
Le message lui plaît ; le terme seulement
278
Lui semble, quoique bref, différé longuement.
279
Il ne veut plus de temps !

ARAXE
L'espérance l'enivre.

LE HERAULT
280
Il veut que de ce pas la bataille se livre,
281
Osant bien, Monseigneur, ainsi me discourir,
282
Qu'il vous faut à ce jour ou fuir ou mourir.

BELCAR
283
Ou fuir ou mourir ! Outrecuidé jeune homme,
284
Digne que de ton nom quelque mer se surnomme !
285
Quelle bravade à moi ! Je n'ai point là de choix :
286
Car je ne puis fuir, bien mourir une fois ;
287
Mais, exposant ma vie à qui la voudra prendre,
288
J'en veux être marchand, je la saurai bien vendre.
289
Aux armes donc, enfants ! Courage ! Assurez-vous
290
Que, si vous me suivez, le triomphe est à nous !

SCÈNE IV.

Léonte, Araxe, soldats Sidoniens ; Timadon, Écuyer.
Bataille

LÉONTE
291
À moi ! Tourne, fuyard !

ARAXE
Sortez de l'embuscade ;
292
C'est le prince Léonte. Ô gentille brigade !
293
Empoignez-le vivant.

SOLDATS
Vous voilà dans nos mains.
294
Ho ! Nous vous tenons bien ! Tous vos efforts sont vains.

LÉONTE
295
Je crèverai plutôt. Ô ma lâche canaille !
296
Me laissez-vous tout seul au fort de la bataille ?
297
Ha ! Mon cher Timadon, n'ai-je point de secours ?

TIMADON
298
Il ne tient pas à moi, je vous défends toujours ;
299
Mais par plus grand effort la force m'est ravie.

SOLDATS
300
Rends-toi, quitte le fer, ou tu perdras la vie.

SCÈNE V.

Phulter et Belcar.

PHULTER
301
Holà ! Soldats, holà ! Ce Belcar si vaillant
302
Est digne de pitié, la force lui faillant.

BELCAR
303
Non, non, que l'on m'achève, et que de ma patrie
304
Je ne voie aujourd'hui la liberté flétrie ;
305
Je n'aurai le reproche, après être vaincu,
306
Mon honneur étant mort, de l'avoir survécu.

PHULTER
307
Prince, il se faut résoudre ; on vous fait courtoisie ;
308
Ôtez le désespoir de votre fantaisie.
309
Il tombe, soutenez-le, et prenez-en bon soin ;
310
Moi, je retourne au gros donner ordre au besoin ;
311
J'ai vu la colonelle encore à la mêlée
312
Et des Iduméans l'assurance ébranlée.

Ici se sonne la retraite.

SCÈNE VI.

Léonte, Timadon, soldats Sidoniens.

LÉONTE
313
Que je sois prisonnier ! Qu'on m'emmène captif !
314
Qu'ès mains de l'ennemi je sois tombé tout vif !
315
Que je me sois laissé désarmer et surprendre !
316
Bref, que si lâchement je me sois voulu rendre !
317
Qu'aujourd'hui, le jouet d'un grand peuple amassé,
318
tant du front au pied par leurs yeux compassé,
319
Je sente ma grandeur en triomphe exposée,
320
But de leurs maudissons, sujet de leur risée !
321
Ô rage ! Ô désespoir ! M'étai-je ainsi promis
322
De faire mon entrée en ces murs ennemis,
323
Quand, un glaive à la droite, à la gauche une torche,
324
Pensant prendre leur roi sur le seuil de son porche,
325
Je m'étais figuré d'exposer en butin
326
Leurs femmes et leurs biens au soldat libertin ?

SOLDATS
327
Que ce prince est fougueux !

LÉONTE
Je dépite, je crève,
328
Je brûle, je me meurs, je raffole, j'endêve !
329
Ô ciel ! Ô terre ! Ô mer ! Ains, Ô gouffres d'en-bas,
330
Engloutissez mon corps, qu'on ne l'emmène pas,
331
Et privez le soleil de l'aspect de ma honte !

TIMADON
332
Holà ! Mon maître ! Et quoi ? La douleur vous surmonte ?
333
Quel regret si poignant vous transporte le sens ?
334
Êtes-vous le premier des braves et puissants
335
Qui soit entré par force en prisons bien fermées,
336
Ayant les membres las et les mains désarmées ?
337
Quoi ! (sans vous comparer à de moindres que vous)
338
Olénien Le fort Olénien, dieu fumant de courroux,
339
Ne fut-il pas lié de chaînes importunes,
340
Chez le grand Ephialte, un temps de treize lunes ?

SOLDATS
341
Monsieur, consolez-vous. Belcar, notre support,
342
Prisonnier comme vous, est en danger de mort.

LÉONTE
343
Ô dieux ! C'est dont j'enrage ! Eh ! Belcar est blessé ;
344
Il ne s'est point rendu qu'il ne fût terrassé,
345
Privé de son bras droit, de vigueur, de monture.
346
Ainsi s'acquiert l'honneur, même dans la capture.
347
Mais moi, tout au contraire, ô mal-timbré cerveau !
348
Tandis que je m'amuse à viser au plus beau,
349
Que, passant le commun, les plus vaillants j'affronte,
350
Comme un lièvre aux panneaux on a saisi Léonte.
351
Or, baste pour ce coup, il convient de souffrir ;
352
Mais, si jamais se vient un tel danger offrir,
353
Je rabattrai si dru l'acier porte-tempêtes,
354
Écartant près de moi les bras, jambes et têtes,
355
Qu'avant que m'embrasser ainsi qu'à cette fois,
356
Un Briare à cent mains y perdra tous ses doigts.

SOLDATS
357
« Dieu bat les orgueilleux et la force leur ôte ;
358
Celui conte deux fois qui conte sans son hôte. »

SCÈNE VII.

Pharnabaze, roi de Tyr ; un courrier.

PHARNABAZE
359
Dieux ! Que j'ai de pensers l'un l'autre séduisants,
360
De mouvements d'esprit l'un l'autre détruisant !
361
Combien d'impatience agite mon attente,
362
Et que mon espérance est douteuse et flottante !
363
D'où me vient cet effroi contraire à mon humeur ?
364
D'où ces chancellements au cours de mon bonheur ?
365
Que dois-je redouter ? Au fonds, que puis-je craindre,
366
Si le ciel ne voulait ses propres lois enfreindre
367
« (Ciel qui des cœurs hardis seconde les efforts,
368
Et toujours asservit les faibles aux plus forts) ? »
369
Car en nos deux partis, sans flatter, à tout prendre,
370
Quel point d'égalité m'y peut-on faire entendre ?
371
Quelle comparaison de peuple ni de roi ?
372
Quelle proportion d'Abdolomin à moi,
373
Moi, sorti d'un hiram, Neptune de l'Asie,
374
Dont l'amitié puissante, en sa flotte choisie
375
Par le vaillant David et par son sage fils,
376
Mêla si dextrement les honneurs aux profits
377
Qu'ils mirent en leur temps dans l'enclos de leurs terres
378
L'or au prix de l'argent, l'argent au prix des pierres ;
379
Moi, neveu d'un Straton, dont la seule vertu
380
Releva sans effort ce beau sceptre abattu,
381
Lorsque des serfs cruels la troupe mutinée
382
Avait des citoyens la race exterminée ;
383
Moi qui me puis vanter d'avoir tout restauré,
384
Repeuplé, rebâti ce royaume atterré,
385
Mieux que ce mien aïeul : car j'ai fait en cinq lustres
386
Les masures du Tyr non guère moins illustres
387
Qu'alors que dominante en l'une et l'autre mer,
388
Ne se pouvant soi-même en soi-même enfermer,
389
Elle fit provigner un empire à Carthage
390
Qui doit débattre un jour du monde le partage ?
391
Enfin Tyr, propre mère à l'ingrate Sidon,
392
À Sidon parricide, indigne de pardon ;
393
Tyr, cité nom-pareille en raretés diverses ;
394
Tyr, qui seule arrêta la conquête des Perses ;
395
Tyr, que l'empereur grec n'eût jamais pu dompter
396
S'il ne se fût prouvé vrai fils de Jupiter ;
397
Bref, Tyr, la riche Tyr, sous l'heureuse conduite
398
D'un vaillant Pharnabaze et d'un Léonte ensuite,
399
Avec tant de guerriers adroits et généreux,
400
Imitant les vertus qui reluisent en eux,
401
Craindrait-elle Sidon, bien moins puissante ville,
402
Sous un roi casanier, d'étoffe basse et vile ?
403
Que s'ils ont un Belcar remarquable en valeur,
404
Mon fils a le courage et plus noble et meilleur ;
405
Puis leurs soldats sont mols, sont rebutés ; en somme,
406
Entre tant de barbus on n'y connaît qu'un homme.
407
Ce sont tous cerfs craintifs par un lion menez,
408
Mais mon ost est tout plein de lions déchaînés.
409
Arrière donc de moi la peur, voire la doute,
410
Qu'un si faible ennemi ne soit mis en déroute,
411
Et, puisque notre pourpre est la marque des rois,
412
Qu'à ce coup nos voisins ne reçoivent nos lois !
413
Arrière ces rêveurs, ces charlatans augures,
414
Cherchant au cœur d'un bœuf de célestes figures,
415
Comme si d'un état ou les biens ou les maux
416
Gisaient aux intestins des brutes animaux !
417
Arrière ces devins, ces fort savants peu sages,
418
Qui veulent m'ébranler par sinistres présages !
419
J'espère que bientôt un message certain
420
Démentira leur art trompeur, obscur et vain,
421
M'annonçant que des cieux la juste bienveillance
422
Aura de mon côté fait tourner la balance.
423
Jà l'horloge six fois, à gouttes distillant,
424
A vidé son vaisseau d'un cours égal et lent
425
Depuis qu'on m'a mandé qu'en armes partiales
426
On allait disputer les faveurs martiales.
427
Les cris en sont venus jusques près de ces lieux
428
Où je suis avancé, bouillant et curieux.
429
Pour apprendre plutôt les nouvelles heureuses
430
Que mon courage oppose à ces âmes peureuses.
431
Mais j'entends quelque bruit. Ah ! Ce courrier qui vient
432
N'apporte rien qui vaille, à la mine qu'il tient.
433
Dites, ne celez rien ; la palme désirée
434
Ne nous est-elle pas franchement demeurée ?

LE COURRIER
435
Sire, elle reste neutre, et l'un et l'autre camp,
436
Ni vainqueur ni vaincu, a délaissé le champ.

PHARNABAZE
437
Quoi ! Font-ils encor ferme ? Ô lâcheté des nôtres !

LE COURRIER
438
Sans l'unique Belcar, ils se rendaient tous vôtres.
439
Pour nous, par quatre fois, le sort a balancé ;
440
Mais toujours ce rocher son choc a repoussé.
441
J'ai vu de nos coureurs, ayant défait une aile,
442
Donner jusqu'à Sidon, prêts d'entrer pêlemêle ;
443
Belcar seul tenait bon ; mais un effort dernier,
444
En lui cassant le bras l'a rendu prisonnier.

PHARNABAZE
445
Et mon fils ?

LE COURRIER
Il est sain ; mais, ô roi grand et sage,
446
Excusez ma contrainte à porter un message...

PHARNABAZE
447
Ha dieux ! Parle, dis tout.

LE COURRIER
Las ! Comme trop vaillant,
448
Il allait, par dépit, les plus forts assaillant.
449
Voilà qu'un escadron contre lui se rallie,
450
Dont il n'a pu sortir.

PHARNABAZE
Ô jeunesse ! Ô folie !

LE COURRIER
451
Ils l'ont environné tant qu'à force de bras
452
Ils l'ont traîné vers eux, veuille ou ne veuille pas.

PHARNABAZE
453
Ô poltrons de sa suite ! Aviez-vous du courage ?

LE COURRIER
454
Le crêpe de vesper leur faisait tant d'ombrage
455
Qu'à peine trois des siens virent son accident,
456
Tant en simple soldat il s'allait hasardant.
457
Le premier y périt, s'en voulant entremettre ;
458
Le second, fort blessé, son passeport impètre
459
Pour en donner avis ; l'écuyer Timadon
460
S'est jeté quant et lui dans les murs de Sidon.

PHARNABAZE
461
Ô feux dominateurs des voûtes azurées,
462
Qui, vous entrecoupant par danses mesurées,
463
Bigarrés chaque jour d'événements divers
464
Les plus certains projets de ce bas univers ;
465
Et surtout, et surtout toi, mon dieu sanguinaire,
466
Qui, du cinquième rang de ce beau septénaire,
467
En un trône borné du foudre et du soleil,
468
Régis par tes aspects, pleins de feu nom-pareil,
469
L'esprit, le cœur, les nerfs, les artères, les veines
470
De ceux que généreux aux hasards tu promènes ;
471
Ah ! Brave Odrysien, d'où viennent ces malheurs
472
Qu'un mérité succès n'égale nos valeurs ?
473
Qu'avait donc, pour conduire et pour bien entreprendre
474
Un belliqueux exploit, le fameux Alexandre ?
475
Qu'avait-il d'excellent plus que mon fils et moi,
476
Lui qui le monde entier assujettit à soi ?
477
Ce n'est que toi, fortune aveugle, qui nous verses
478
Par coups inopinés ces cruelles traverses.
479
Mais si veux-je ou mourir ou vaincre à ton dépit,
480
En livrant à Sidon la guerre sans répit.
481
Du vieil Abdolomin la défaite est facile :
482
Car, bien que pour un temps je perde mon Achille,
483
Moi qui suis vigoureux, j'ai des Ajax encor,
484
Des Tydides sans peur ; lui n'avait qu'un Hector.

LE COURRIER
485
Nos chefs pour six soleils la trêve ont transigé,
486
Attendant s'il vous plaît qu'elle soit prolongée ;
487
Des corps des deux partis les guérets sont tous noirs,
488
Et là chacun aux siens rend les derniers devoirs.

PHARNABAZE
489
Retournez à Phulter, dites-lui qu'il départe
490
Mes gens ès garnisons, sans que trop on s'écarte.
491
Nos armes céderont aux rigueurs de l'hiver,
492
Mais il faut au printemps triompher ou crever.
493
Or par les lois d'honneur je suis forcé de faire
494
Un favorable accueil à ce prince adversaire.

LE COURRIER
495
Il viendra lentement ; en litière on l'a mis :
496
Sa blessure autrement l'amener n'eut permis.

PHARNABAZE
497
Il le faut bien penser, en tenir si bon conte
498
Que son doux traitement redonde sur Léonte ;
499
Mes filles suppléeront, par entretien discret,
500
À moi, qui ne le puis caresser qu'à regret.


ACTE II

SCÈNE I.

Cassandre et Méliane, filles du roi de Tyr.

CASSANDRE
501
Ma sœur, qu'en pensez-vous ? Qu'en dirons-nous au roi ?
502
Ce Belcar est troussé ; quant à moi, je le crois :
503
Voyez ce teint plombé qui son visage couvre,
504
Il se pâme à tous coups ; sa grand’blessure s'ouvre ;
505
Que s'il n'avait, dit-on, que le mal apparent,
506
Le médecin pourrait se rendre son garant ;
507
Mais il faut que d'ailleurs quelque maligne cause,
508
Racine de sa fièvre, aux remèdes s'oppose.

MÉLIANE
509
Je laisse du public la juste inimitié ;
510
Mais en ce triste état, pour moi, j'en ai pitié,
511
Et voudrai pour beaucoup que jamais notre père
512
N'eut fait voir à nos yeux ce miroir de misère.

CASSANDRE
513
Las ! Que plût-il aux dieux que nous tinssions ici
514
Son otage trop cher qui nous met en souci,
515
Léonte, notre frère. Ah ! Combien j'appréhende,
516
Mort ou vif cestuy-ci, que tel on nous le rende !
517
C'est ce qui nous oblige à ce fâcheux devoir,
518
Et faut jusqu'à la fin nous forcer à le voir.

MÉLIANE
519
Quelque ennemi juré qu'il soit à ma patrie,
520
D'une compassion mon âme est attendrie
521
Quand je vois sur son front, sur son œil languissant,
522
Un air majestueux à travers paraissant ;
523
Puis ces graves discours ne témoignent en somme
524
Que douceur, que vertu, qu'humeur de galant homme.
525
Quel dommage pour nous qu'un cœur tant accompli
526
N'est autant d'amitié que de haine rempli !

CASSANDRE
527
Le mal d'un ennemi ne m'est jamais dommage,
528
Quelque vaillant qu'il soit et rare personnage ;
529
Je ne le puis priser, ni le plaindre aussi peu,
530
Car je vois dans sa mine et le sang et le feu.
531
Quand je me ramentai son courage barbare
532
Qui rompit notre flotte au vu de notre phare,
533
Embrasant, enfondrant (cruel plus que les eaux)
534
Nos plus vaillants soldats et nos meilleurs vaisseaux,
535
Et quand je me souviens qu'en deux fois trois batailles
536
Il a porté l'effroi jusques dans nos murailles ;
537
Enfin, quand mon esprit renouvelle à mes sens
538
Tant de nos grands guerriers par sa main périssant,
539
Il n'en faut pas mentir, sa valeur ne m'empêche
540
D'estimer que sa mort serait belle dépêche.
541
J'en tiendrai dignement nos dommages vengez,
542
Pourvu que nos captifs n'y fussent engagez.
543
Entrons.

MÉLIANE
Je vous suivrai, ne vous mettez en peine.
544
Ô courage de fer ! Lestrygonne inhumaine !
545
Si ton cœur était noble, ami de la vertu,
546
Il serait plus courtois vers ce prince abattu.
547
« En un esprit bien né la charité doit luire
548
Contre l'ennemi même, alors qu'il ne peut nuire. »

SCÈNE II.

Zorote, vieillard Sidonien ; Philoline, femme de Zorote.

ZOROTE
549
Où voulez-vous aller ? Quelle humeur sans raison
550
De ne fuir rien tant que sa propre maison,
551
N'aspirer qu'à courir aux festins, à la danse,
552
Au trottoir du public se mettre en évidence ?
553
Enfin que faire au bal ? Ricasser, babiller,
554
Faire un hachis du pied, des fesses frétiller,
555
Trémousser tout le corps d'un geste déshonnête,
556
Au racler enroué des boyaux d'une bête ;
557
Bref, chercher une amorce à des pensers lascifs
558
Par des mouvements fols et des ris excessifs.
559
Non, non, ma femme, non ; laissez ce badinage,
560
Et prenez vos ébats en votre seul ménage,
561
Tantôt à contempler vos joyaux plus exquis,
562
Tantôt à calculer les biens par nous acquis,
563
Tantôt du fin aloi démêler la monnaie,
564
Tantôt sur un tissu d'or, d'argent et de soie
565
Bigarrant les couleurs d'un subtil entrelacs,
566
Exercer le métier de la sage Pallas ;
567
Tantôt en nos jardins faire vos promenades,
568
Dans les compartiments ou dans les palissades,
569
Puis sommeiller au frais.

PHILOLINE
Las ! C'est ce qui me nuit,
570
Car je ne dors que trop tout le long de la nuit.

ZOROTE
571
Tantôt mettre nos vins et nos froments en vente,
572
Tailler de la besogne à chacune servante ;
573
Tantôt faire causer vos perroquets mignons,
574
Faire jouer, sauter, vos chiens et vos guenons,
575
Et quelquefois aussi feuilleter un bon livre :
576
Voilà comme en honneur la matrone doit vivre ;
577
C'est de ces femmes-là dont le monde fait cas,
578
Non des légers esprits adonnez au tracas,
579
Qui paraissent n'avoir (odieuses coquettes)
580
Que du vent pour cerveau, pour langues des cliquettes.
581
La reine icarienne, exemple tant vanté,
582
La perle de son temps, miroir de chasteté,
583
D'un Ulysse prudent la compagne très digne,
584
A rendu sa mémoire à tout jamais insigne
585
En gardant son foyer auprès de son matin,
586
Et s'amusant vingt ans sur sa toile sans fin.
587
Somme, c'est aux putains communes et vénales,
588
Non aux femmes de bien, d'aller aux bacchanales.

PHILOLINE
589
Que vous êtes farouche et d'un malin penser,
590
Osant en général les dames offenser !
591
Car combien s'en voit-il de ma sorte en mon âge
592
Qui cette liberté ne prenne en mariage ?
593
De se trouver au bal en honnête maintien
594
Et du tiers et du quart recevoir l'entretien,
595
Hanter ouvertement les bonnes compagnies
596
Où l'on ne fait ni dit aucunes vilenies,
597
Mon ami, c'est la mode, et qui fait autrement
598
Attire des voisins un mauvais jugement :
599
Quoi ! Cette jeune femme en bride est bien tenue ;
600
Il faut que son mari sotte l'ait reconnue,
601
Ou bien lui-même est fol ; il est jaloux, dit-on ;
602
Peut-être qu'il se sent mal sûr de son bâton.
603
De vrai, je m'en abstiens souvent pour vous complaire ;
604
Et sur quelqu'autre objet je tâche à me distraire ;
605
Mais que jamais les ceps ne me soient élargis,
606
Que je n'ose paraître autre part qu'au logis,
607
Où depuis le matin jusques au vêpre blême
608
Je ne vois toujours rien qu'une cadence même,
609
Le plus du temps seulette, ainsi qu'en un désert,
610
N'est-ce pas pour sécher le naturel plus vert ?
611
Encor si, pour tuer l'ennui de la journée,
612
Quelque petit enfant ornait notre hyménée !

ZOROTE
613
Il ne tient pas à moi. Fais-je pas le devoir ?

PHILOLINE
614
N'ayant touché que vous, je n'en puis rien savoir.

ZOROTE
615
Vous me payez souvent de réponse ambiguë.

PHILOLINE
616
Souvent votre soupçon de malice m'argue.

ZOROTE
617
On doit l'autour hagard de longes attacher.

PHILOLINE
618
Pour en tirer plaisir si le faut-il lâcher.

ZOROTE
619
On donne au cheval gai la rêne courte et forte.

PHILOLINE
620
Une libre jument de plus beaux poulains porte.

ZOROTE
621
La femme est plus que tous un volage animal.

PHILOLINE
622
Plus de licence elle a, moins elle pense à mal.

ZOROTE
623
Un point d'occasion séduit la plus constante.

PHILOLINE
624
Que trop d'occasions quand le désir nous tente !

ZOROTE
625
Enfin vous n'irez point ; c'est assez contester.

PHILOLINE
626
Ô dieux ! Quelle rigueur ! Que je n'ose assister
627
En un bal de plain jour où je suis tant priée !
628
Hélas ! Ma chère mère, où m'avez-vous liée ?
629
Je vous l'avais bien dit, que l'humeur d'un vieillard
630
Ne compatirait point à mon esprit gaillard ;
631
Qu'il voudrait riotter lorsque je voudrai rire.
632
Ah ! Je prévoyais bien ce maupiteux empire :
633
Qu'il me valait bien mieux épouser un tombeau
634
Que de passer en deuil mon âge le plus beau
635
En barreaux et verrous innocemment surprise,
636
Presqu'en un même état que la fille d'Acrise !
637
Ô que ne suis-je morte ! Hélas ! ô dieux, hélas !
638
Contre une telle angoisse où sera mon soulas ?
639
Il faut, il faut sortir ; la voie est bien aisée ;
640
Cherchons la liberté dans la plaine Élysée ;
641
On peut tenir mon corps, non mon âme, en prison ;
642
Une corde, un couteau, m'en feront la raison !

ZOROTE
643
Étrange passion pour un désir frivole !
644
Il vaut mieux lui céder que de la rendre folle.
645
Apaisez-vous, ma fille. Et bien ! Là, vous irez ;
646
J'accorde, pour ce coup, ce que vous désirez,
647
À la charge pourtant que ma soeur vous convoie
648
Et qu'en aucun devis sans elle on ne vous voie.
649
Je m'en vais la prier d'en accepter le soin.

PHILOLINE
650
Ô la gentille garde, et dont j'ai grand besoin !
651
Je t'en réponds, vieux fol, l'on te la garde bonne.
652
Qu'on m'arrache les yeux si je te le pardonne !
653
Ici me soient témoins la nocière Junon,
654
Et le dieu conjugal, dont on chante le nom
655
Lorsque, déceinturant une tendre fillette,
656
On met sa tête au joug et sa fleur en cueillette,
657
Si je n'ai jusqu'ici souffert discrètement
658
De ce rude plâtrier le mauvais traitement,
659
Sans avoir tant soit peu ma chasteté faussée,
660
Non seulement d'effet, ains même de pensée
661
(Combien que maintes fois des braves courtisans
662
M'ont tenté de regards et discours séduisants) :
663
Car j'espérai toujours vaincre par complaisance
664
Et par humilité sa sotte insuffisance,
665
Prenant mêmes en gré son crachat et sa toux
666
Pour des baisers d'ami qu'on dit être si doux,
667
Pourvu qu'il supportât mon humeur libre et gaie,
668
Jusques là que l'honneur n'en reçut point de plaie.
669
Mais, puisqu'un tel Saturne, un Tithon décrépit,
670
Aigrit de jour en jour mon trop juste dépit,
671
Que ma sage conduite augmente sa manie,
672
Que mon obéissance accroît sa tyrannie,
673
Ô femme du tonnant, emperière des cieux,
674
Ou bien si j'ai juré par quelqu'autre des Dieux,
675
Ô saintes déités, que cela ne provoque
676
Votre ire contre moi si ma foi je révoque.
677
Imputez-en le crime à ce cœur sans pitié
678
Qui promet de m'aimer comme étant sa moitié,
679
Me traiter en compagne, et non pas en esclave.
680
Voyez que peu s'en faut que mes pieds il n'entrave,
681
Qu'il ne m'attache au bloc comme un chien de berger.
682
Doncques, si désormais, pour un peu m'alléger,
683
J'imite non du tout Cyprine l'indiscrète,
684
Mais au choix d'un ami l'aurore plus secrète,
685
Las ! Pardonnez-le-moi : c'est un commun péché
686
Qui semble être permis quand il est bien caché.
687
S'adresse donc à moi quelque homme qui me plaise,
688
Quelque beau cavalier, plein d'amoureuse braise,
689
Et qu'il maudisse amour s'il n'en revient content.
690
Zorote, ouvre ton front : ta ramure t'attend ;
691
Je te la planterai si profonde en la tête
692
Qu'elle ne tombera qu'à la mort de la bête.

SCÈNE III.

Zorote et Tharside, sa sœur.

ZOROTE
693
Ma sœur, ma bonne sœur, ayez pitié de moi,
694
Soyez mon réconfort en mon cuisant émoi ;
695
Je n'y sais plus que dire (encor moins que lui faire).
696
C'est un esprit léger, une humeur volontaire ;
697
Je vous ai tout conté ; si je ne lui permets,
698
La folâtre qu'elle est ne m'aimera jamais.

THARSIDE
699
Reprocher à l'ami ses fautes sans remède,
700
C'est plutôt l'affliger que lui donner de l'aide ;
701
Par quoi je me tairai de votre aveuglement
702
Qui vous a sans conseil procuré ce tourment,
703
D'épouser une fille, après un long veuvage,
704
Discordante à vos mœurs, mal sortable à votre âge.
705
Mais, quoi que vous soyez si mal apparié,
706
Si vous faut-il brouter où vous êtes lié,
707
Car de tous ses parents le crédit et la force
708
Ne peut impunément vous souffrir un divorce.
709
Frère, corrigez donc, d'un procédé prudent,
710
Ce qui vous peut causer un sinistre accident ;
711
Avant que l'accuser, jetez bien vos mesures,
712
Fondez votre soupçon de fortes conjectures.
713
Telles ont le cœur gai, ne cherchant que le ris,
714
Qui n'ont aucun dessein d'offenser leurs maris,
715
Et telle a le discours et le front de Minerve,
716
Qui pour l'ami secret ses caresses réserve.
717
Il vaudrait mieux du tout la bride lui lâcher
718
Que, raide la tenant, sans cause la fâcher.
719
« La chose exactement aux femmes défendue
720
Leur est de plus en plus désirable rendue. »
721
Montrez-vous le plus sage en lui cédant un peu ;
722
Souffrez-lui quelquefois et la danse et le jeu,
723
Aux ébats innocents tenez-lui compagnie.
724
Il faut que par douceur telle humeur se manie.
725
Pour peu que vous daigniez à son gré vous changer,
726
Vous la verrez peut-être au vôtre se ranger.
727
Avisez néanmoins (voire sans qu'elle y pense)
728
Qu'elle n'abuse point d'une honnête licence :
729
« La seule sûreté pour régner ici-bas,
730
C'est d'être méfiant et ne le sembler pas. »
731
Lors, si vous connaissez que son cœur se dévoie
732
(cela ne se pourra sans que tôt on le voie ;
733
Moi je vous aiderai, l'intérêt m'y semond ;
734
Je sonderai son âme, et jusqu'au plus profond,
735
Soit par son entretien, soit à l'air du visage,
736
Soit par bons espions, qu'on peut mettre en usage).
737
En ce cas, vengez-vous, ne lui pardonnez rien,
738
Étant maître absolu de la vie et du bien ;
739
Employez sans pitié contre un si grand outrage
740
Jusqu'aux coups de poignard dissous en un breuvage.

ZOROTE
741
Hélas ! Ma bonne sœur, je m'en repose en vous ;
742
Selon votre conseil, je lui serai plus doux.
743
Mais d'être baladin mon âge me dispense ;
744
Tu me soupçonnerais de rentrer en enfance.
745
Vous, veuve encore fraîche et libre, sans suivant,
746
Aux heures de loisir visitez-nous souvent.
747
Je lui permettrai tout en votre compagnie,
748
Puisque vous auriez part en mon ignominie.

THARSIDE
749
Je réponds que sans bruit j'aurai les yeux ouverts,
750
Et ne souffrirai point qu'elle aille de travers.

SCÈNE IV.

Belcar au lit, Méliane.

BELCAR
751
Soupirs, seul entretien de mon ardeur extrême,
752
Voulez-vous pas m'ôter ou me rendre à moi-même ?
753
Si vous êtes de vent, donnez-m'en quelque effet
754
En me refroidissant ou brûlant tout à fait.
755
Prenez un choix certain dans vos effets contraires.
756
J'ai tort : vous n'êtes pas des soupirs volontaires :
757
Car, nés avec le feu, vous ressemblez aux vents
758
Dont le mont de Sicile a ses éclairs mouvants,
759
Et ne pouvez causer qu'une flamme cuisante.
760
Mais au moins pouvez-vous la rendre plus luisante.
761
Enflez-vous donc si fort de sanglots élancés
762
Qu'on connaisse l'effort dont vous êtes poussé,
763
Et, puisque votre choc ma parole retranche,
764
Faites ce qu'elle eut fait si vous la laissiez franche.
765
Jetez l'éclat si haut de mes plaintes dans l'air
766
Qu'on entende mon mal comme on le voit à clair.
767
L'effet en paraît trop : éventez-en la cause ;
768
Hardis enfants d'amour, dites ce que je n'ose.
769
Quoi ! Pensez-vous tenir mon brasier immortel ?
770
Non, dans le cœur d'un homme il ne peut être tel ;
771
Mon âme quittera, pour se mettre à son aise,
772
Si vous la pressez trop, le foyer et sa braise ;
773
Et lors ne pensez point me suivre en mon trépas,
774
Car jamais les soupirs ne descendent en bas.
775
Pensez donc à vous-même, et, si vous voulez vivre,
776
Faites que la pitié quelque repos me livre.

MÉLIANE
777
De quelle inquiétude est cet homme troublé ?
778
Je crains fort, à la fin, qu'il n'en soit accablé.

BELCAR
779
Holà ! Qu'ai-je entendu ? Que ces rideaux on ouvre.
780
Ah !

MÉLIANE
Las ! Bons dieux, son œil d'un nuage se couvre.
781
Il se pâme ! Accourez, à l'aide venez tous !
782
Du vinaigre ! Il revient : je sens battre son pouls.
783
Qu'il me fait de pitié ! Monsieur, prenez courage !
784
Ne le laissez plus seul, l'entretien le soulage.

BELCAR
785
Madame, excusez-moi.

MÉLIANE
Prince, notre vainqueur,
786
Grand d'esprit, de renom, de fortune et de cœur,
787
Tous jugent d'une voix que la guerre chagrine
788
D'un deuil intérieur vous dévore et vous mine ;
789
Que c'est un mal caché, non le mal apparent,
790
Qui vous rend le teint jaune et l'œil demi-mourant.
791
Me le cèlerez-vous ? Quelle angoisse inconnue
792
En votre guérison de santé vous dénue ?
793
Que si l'éloignement d'un bon père vous cuit,
794
Eh ! Ne voyez-vous pas que l'ennui vous y nuit ?
795
Mourant, vous éloignez pour jamais sa présence ;
796
Ou bien, si le regret d'être sous la puissance
797
D'un monarque ennemi vous va persécutant,
798
C'est là qu'il vous sied mieux de paraître constant.
799
« L'invincible vertu dont l'âme est remparée
800
Chez les plus grands haineux se doit rendre admirée. »
801
Au fond, ne craignez point : vous n'êtes pas en main
802
D'un cyclope cruel, d'un busire inhumain.

BELCAR
803
Chef d'œuvre de nature, adorable princesse,
804
De vrai, c'est un souci qui me gêne sans cesse,
805
Qui m'attache en ce lit, voire, et doit à la fin
806
Me porter à Charon, misérable butin,
807
Puisque c'est trop oser d'espérer le remède.
808
Toutefois, je reçois votre enquête à mon aide ;
809
Ma langue s'enhardit avec votre bonté
810
Et mon piteux état se donne liberté.
811
Mais je veux, s'il vous plaît, avant que de vous dire
812
Mon secret important, que chacun se retire.
813
Vous saurez donc, madame, et ne vous fâchez point,
814
Qu'un amour indiscret m'a réduit à ce point :
815
Les yeux doux et meurtriers d'une fille royale
816
(Qui dans tout l'univers à vous seule s'égale)
817
Ont de rayons subtils un brasier allumé
818
Au profond de mon sein dont je suis consumé.
819
Homme présomptueux ! Las ! Je ne suis pas digne
820
Seulement d'aviser son front en droite ligne.

MÉLIANE
821
Il s'émeut derechef. Monsieur, reprenez cœur.
822
Ô le petit sujet d'une grande langueur !
823
Si c'est là le seul point qui vous mélancolie,
824
Secouez désormais le chagrin qui vous lie.
825
Estimez-vous si peu vos mérites connus ?
826
Où serait la beauté, fut-elle une Venus,
827
Qui de vous posséder ne s'estimât heureuse ?
828
Réveillez votre force : « Une âme généreuse
829
Jamais sur ses desseins ne demeure en défaut ;
830
Le ciel aide au mortel aspirant toujours haut. »
831
Brisons là de discours, car je crains, pour cette heure,
832
De vous importuner par ma longue demeure ;
833
Mais, si cela vous plaît, souvent je viendrai voir
834
Si mon conseil aura sur vous quelque pouvoir.
835
Adieu, brave Belcar.

BELCAR
Déesse des Charites,
836
Le ciel vous récompense au prix de vos mérites !
837
Qu'une bonté si rare en si rare beauté
838
Se rencontrât ailleurs qu'en la divinité,
839
Qui l'aurait pu penser ? Ô merveille du monde !
840
Ô ma bonne fortune à nulle autre seconde !
841
Çà, çà, je veux guérir ; levez-moi l'oreiller ;
842
Qu'on ne vienne à ce coup du vivre appareiller.


SCÈNE I.

Léonte, Timadon.

LÉONTE
843
Tant plus, mon Timadon, je pèse et considère
844
La prise de Belcar et l'âge de son père,
845
Tant plus je me console, espérant voir en bref
846
La fin de ce royaume orphelin de son chef.
847
As-tu bien vu ce geste et lu dans cette face ?
848
Le bon homme se meurt, quelque mine qu'il fasse ;
849
C'est un tronc sans vigueur, un corps demi-transi.
850
As-tu vu qu'il semblait se rendre à ma merci
851
Quand, d'un traité de paix me faisant la semonce,
852
J'ai, lui rivant ce clou, fait ma brusque réponse ?
853
Cette affaire, ai-je dit, n'est pas mise à mon choix :
854
Que de Tyr et Sidon les conseils et les rois,
855
Jugent si l'on pourrait rendre bien terminée,
856
Sans la mort d'un parti, notre guerre obstinée ;
857
Pour moi, qui chez mon père ai moins de volonté
858
Que prisonnier chez vous je n'ai de liberté,
859
Si dirai-je en passant que selon mon courage,
860
Il me serait plus doux, sans un plus grand carnage,
861
Qu'entre Belcar et moi, par un dernier effort,
862
On soumit en duel le plus faible au plus fort :
863
Car aussi bien jamais nos valeurs co-rivales
864
Ne se pourront tenir en des bornes égales.

TIMADON
865
J'ai vu que ce discours, si prompt et généreux,
866
L'a saisi tout à coup d'un tremblement peureux ;
867
Mais comme il est matois, leurré d'expérience,
868
Il vous a répondu qu'il prenait patience,
869
Et que le ciel, arbitre aussi juste que fort,
870
Jugerait sur vous deux et du droit et du tort ;
871
Que ce n'est point la peur, mais l'humanité douce,
872
Qui pour le bien public à cette offre le pousse ;
873
Ce que pour vous montrer, il vous donnait pouvoir
874
En l'enclos de Sidon de tout ouïr et voir,
875
Sans garde et sans garant que votre foi jurée,
876
Assuré qu'avisant sa place remparée,
877
Ses magasins fournis, ses galions armés,
878
Et ses sujets nombreux en défense animés,
879
Vous n'estimeriez plus qu'une entière conquête
880
Fut entre vous et lui si facile et si preste.
881
À ces mots, un sanglot du profond de son cœur
882
A doublé de ses yeux l'ordinaire liqueur.

LÉONTE
883
Aussi ne vois-tu pas, nonobstant toute ruse,
884
Que chacun des passants a la face confuse ?
885
Que tous, de çà, de là, s'assemblent murmurants,
886
Et dès qu'on m'aperçoit, que les plus apparents
887
Font signe au menu peuple et composent leur geste,
888
Pour nous faire sembler que rien ne les moleste.
889
Crois-moi, que ce grand bal où je suis invité
890
Se fait à ce dessein plus que par gaieté.

TIMADON
891
Nous en voici bien près ; c'est à l'hôtel de ville.
892
Voyez les jeunes gens qui viennent à la file.

LÉONTE
893
De vrai, cette cité son renom ne dément.
894
Que de monde assemblé ! Quel riche bâtiment !
895
Quelle place marchande, et que de grandes rues !
896
Que les toits y sont hauts et les boutiques drues !

TIMADON
897
Vous ne voyez pas tout : un spectacle nouveau
898
Paraît derrière nous, bien plus riche et plus beau.
899
Ha ! Dieu, que vois-je là ? Quel œil et quel visage !
900
Sachez ses qualités, son nom, son parentage.
901
Ô quel teint ! Quelle taille ! Et ferai-je pas mal
902
Si je ne lui donnai l'ouverture du bal ?

THARSIDE
903
Ma sœur, je suis pour vous ; je l'ai dit à mon frère,
904
Selon votre âge tendre, il vous est trop sévère :
905
Excusez jusqu'ici son chagrin naturel,
906
Car, s'il me tient promesse, il ne sera plus tel.

PHILOLINE
907
Voilà quelques seigneurs qui là devant s'arrêtent,
908
Et de nous, ce me semble, à nos voisins s'enquêtent.

THARSIDE
909
C'est le prince de Tyr, pour lequel honorer
910
On fait à frais publics tout ce jeu préparer.

PHILOLINE
911
Passons vite et l'œil bas.

THARSIDE
Ne courons pas la poste.
912
Il faut civilement répondre s'il accoste.

LÉONTE
913
Mesdames, accordez à ce pauvre étranger
914
Ce que vous pouvez bien sans frais et sans danger.

THARSIDE
915
Les pauvres, Monseigneur, ne vous sont pas semblables.

LÉONTE
916
Je suis des moins dolents, mais des plus misérables.

THARSIDE
917
Vous n'avez mal qu'autant qu'il vous plaît en avoir.

LÉONTE
918
Mais les biens que je veux sont hors de mon pouvoir.

THARSIDE
919
C'est à Jupiter seul d'avoir ce qu'il souhaite.

LÉONTE
920
Votre sœur ne dit rien ; serait-elle muette ?

THARSIDE
921
Excusez la pudeur propre à ses jeunes ans.

LÉONTE
922
Mes devis à l'honneur ne sont jamais nuisants.

THARSIDE
923
Sa condition simple à vous ne s'apprivoise.

LÉONTE
924
Elle a trop de beauté pour n'être pas courtoise.

PHILOLINE
925
Prince, pardonnez-moi, je suis neuve à la cour.

LÉONTE
926
Vive la nouveauté ! C'est la mode qui court.

PHILOLINE
927
Que vous plaît-il de moi ? Monsieur, on nous regarde.

LÉONTE
928
Mon discours ne craint point la foule babillarde.
929
C'est, Madame, en un mot, que ces adolescents,
930
Du malheur de ma prise entre eux s'éjouissants,
931
Et feignants toutefois de me vouloir complaire,
932
M'ont fait du premier branle une offre volontaire,
933
Avec droit de choisir quelque digne beauté
934
Pour lui donner sa part en cette primauté.
935
Or, après plusieurs tours et longues promenades,
936
Jetant de toutes parts mes errantes œillades,
937
J'ai jugé que vous seule, en tout ce grand pourpris,
938
Méritez d'emporter cet honorable prix.
939
C'est dont je vous supplie, ô belle, qu'on vous voit
940
Servir comme d'aurore à ce beau jour de joie.

PHILOLINE
941
L'honneur que vous m'offrez sur un premier aspect
942
Ne peut (pardonnez-moi) qu'il ne me soit suspect.
943
Monsieur, vous me sondez, en vous donnant carrière,
944
Si je serai d'humeur si crédule et grossière
945
Que de m'attribuer et recevoir en gré,
946
Moi qui suis du commun, le plus noble degré.
947
Mais, outre qu'en cela mon jugement se range
948
À l'avis d'un miroir plus qu'en votre louange
949
(Car ce qu'on voit en moi de passablement beau
950
Près de tant de soleils n'est qu'un petit flambeau),
951
D'ailleurs je ferai tort aux illustres princesses,
952
Aux dames de grand lieu, marquises et duchesses,
953
Sur qui votre grandeur doit étendre son choix.

LÉONTE
954
Cette excuse est modeste, et vaine toutefois :
955
Car vous jugerez bien du mérite d'un autre,
956
Mais vous êtes suspecte en l'estime du vôtre.
957
Nul ne peut justement se dire tel qu'il est ;
958
Quelquefois par humeur à soi-même on déplaît,
959
Et l'on pèche aussi bien (faute de se connaître)
960
En se prisant trop peu qu'en voulant trop paraître.
961
Vous ne sauriez faillir qu'en cette extrémité.
962
(Car qui peut trop louer une divinité ? )
963
Mais mon élection se trouvera suivie
964
De tout œil clairvoyant non prévenu d'envie.
965
C'est pourquoi je m'arrête en mon dessein premier.
966
Quant à la dignité de mon rang coutumier,
967
En ces lieux d'allégresse on porte ses offrandes
968
Aux plus belles du lieu, sans égard aux plus grandes,
969
Et moi, dès mon berceau de grandeur assouvi,
970
Des pareilles à moi n'ai point le cœur ravi,
971
Si ce n'est que le ciel, par bien rare aventure,
972
Orne leur qualité d'autres dons de nature.

TIMADON
973
Les grands ont cette humeur, et leurs femmes aussi
974
Au choix des favoris en font souvent ainsi ;
975
Amour sait ajuster les cœurs de tous calibres ;
976
Des princes aux petits les amitiés sont libres.

LÉONTE
977
Je mets le prince à part, et vous parle en garçon.

PHILOLINE
978
Si je vous éconduis, c'est en cette façon.
979
Il faut apparier les garçons et les filles,
980
Et ne s'arrêter point aux mères de familles.

THARSIDE
981
Ma sœur, n'estrivez plus. Cet honneur non brigué
982
Ne vous sera jamais en reproche allégué.

PHILOLINE
983
Une si grande gloire à l'abord m'a troublée.

LÉONTE
984
Çà, votre belle main ; n'attardons l'assemblée.

THARSIDE
985
Suivons, Monsieur, allons.

TIMADON
Vous avez grand soin d'eux
986
Si nous faut-il danser un branle gai nous deux.
987
Elle glisse en la presse ainsi qu'une couleuvre.
988
Messieurs, j'en ai bien mis de plus laides en œuvre.

SCÈNE II.

Pharnabaze, Phulter.

PHARNABAZE
989
Que t'en semble, Phulter ? N'ai-je pas eu raison
990
De rembarrer ainsi la mignarde oraison
991
De ces ambassadeurs envoyez pour m'induire
992
À perdre l'avantage et ma gloire détruire ?
993
Que je fisse la paix rendant ce que j'ai pris !
994
Où serait mon courage ? Où seraient mes esprits ?
995
Vraiment, la voilà bonne ! Ils n'ont plus que leur ville
996
Qui les puisse exempter de la chaîne servile ;
997
Mes gens les ont battus jusqu'aux pieds de leurs tours,
998
Je tiens leur plat pays, leurs châteaux et leurs bourgs ;
999
J'ai le double sur eux et par mer et par terre,
1000
Tant en forts combattants qu'en bons vaisseaux de guerre ;
1001
Ils n'ont plus de bons chefs, de finances fort peu,
1002
Et quitter la partie avec un si beau jeu !
1003
Non, non, leur ai-je dit, Abdolomin se trompe
1004
Croyant qu'en si bon train ma course j'interrompe ;
1005
Le grand Philippien, venant s'assujettir
1006
Avec tout l'univers la généreuse Tyr,
1007
« M'a laissé pour leçon qu'une âme bien guerrière
1008
Jamais ne doit planter ses bornes en arrière ;
1009
Qu'on peut bien partager, quand on en est requis,
1010
Ce qu'on veut conquérir, non ce qu'on a conquis. »
1011
Qu'il se dispose donc par offre volontaire
1012
À céder au plus fort, se rendant tributaire
1013
(Et s'assure en ce cas d'un traitement si doux
1014
Qu'il ne renaîtra plus de rancune entre nous),
1015
Ou bien qu'il se prépare à jouer de son reste
1016
Dès que Titan luira dans le mouton céleste ;
1017
Que, touchant mon Léonte, il m'est indifférent
1018
Pour change de Belcar s'il le garde ou le rend :
1019
Je n'ai pas, dieu merci, les forces tant cassées
1020
Que je ne souffre encor les armes endossées.
1021
Mon courage n'est point affaibli par le temps,
1022
Et nonobstant ce poil j'ai mes bras de trente ans.

PHULTER
1023
Ô mots dignes de vous, en qui l'honneur réside,
1024
Dont l'esprit et le coeur se conservent sans ride
1025
Sous le fardeau des ans comme en la jeune ardeur !
1026
Votre mûr jugement fut toujours sans verdeur.
1027
Aussi je suis certain (tant claire est l'apparence,
1028
Voyant les ennemis si déchus d'assurance),
1029
Je vois, dis-je, grand roi, dès votre seul abord,
1030
Qu'ils fléchiront du tout sous l'effroi de la mort ;
1031
Ou, si, plus obstinés, ils sentent la défense,
1032
Je pense déjà voir notre assaut qui s'avance,
1033
Après le fort bélier, à leurs faibles remparts,
1034
Pour y planter dessus nos vainqueurs étendards.
1035
Et lors, soit que Léonte, en si noble conquête,
1036
Soit encor en l'enclos ou soit à notre tête,
1037
Pour le ravoir absent ou présent l'imiter,
1038
On verra notre bande au double s'irriter.
1039
Au contraire, Sidon, de son prince étant veuve,
1040
Ne pourra s'empêcher que la peur ne l'émeuve.

PHARNABAZE
1041
Or conte-moi, Phulter, comment, à cette fois,
1042
Le champ fut balancé par un tel contrepoids
1043
Que deux camps ennemis égaux se retirèrent,
1044
Les deux contraires chefs prisonniers demeurèrent.
1045
Je ne l'ai pas bien su : jamais d'un long discours
1046
Je ne souffre empêcher ma colère en son cours.
1047
« On doit, quand un revers à nos désirs s'oppose,
1048
Préférer le remède au récit de la chose. »

PHULTER
1049
Si tôt qu'au rendez-vous nos drapeaux s'arborants
1050
Furent tous accomplis de files et de rangs,
1051
Du terroir reconquis nous passâmes les bornes ;
1052
Le tente étant gayé, jà vis à vis des cornes
1053
Du Mont Antiliban nos quartiers se plaçaient,
1054
L'horreur et le trépas devant nous s'avançaient,
1055
Et le gai souvenir des victoires passées
1056
Étourdissait le ciel de nos voix élancées.
1057
Ainsi voit-on souvent, par un vol passager,
1058
En un ordre constant sous leur chef se ranger,
1059
Puis faire, en hachant l'air, les haut-volantes grues,
1060
Qu'au clairon de leurs cris retentissent les nues.
1061
Belcar, voyant de loin ce pompeux appareil,
1062
Et n'ayant le bonheur ni le nombre pareil,
1063
Même reconnaissant la fougue refroidie
1064
De ses soldats, battus durant sa maladie,
1065
Connilla quelques jours, esquivant, reculant,
1066
Mais toujours en sa marche aussi ferme que lent,
1067
Tant qu'il fut emparé d'une colline forte
1068
Où l'on n'eût su couper ses flancs en nulle sorte.
1069
Là chacun, l'œil à l'Erte, en sa poste sujet,
1070
Voyait à tous moments quelque nouvel objet
1071
D'alarmes, de coureurs, d'escarmouche attaquée,
1072
Où la fortune était diverse remarquée.
1073
Nos camps se ressemblaient d'ordonnance à peu près,
1074
De cheval et de pied les décocheurs de traits
1075
Composaient l'avant-garde, où, comme à l'ordinaire,
1076
Eux et nous avions mis l'arabe mercenaire.
1077
Parmi nos bons coureurs, qui, sur chevaux légers,
1078
Du dard et de l'écu secondaient les archers
1079
(Ainsi que les boucliers mêlés de piques sèches,
1080
Serrez, faisaient épaule aux fantassins à flèches),
1081
Les lanciers harnachez, targuez de chariots
1082
(Pour eux des Syriens, pour nous des Cypriots),
1083
Faisaient l'une et l'autre aile au corps de la bataille,
1084
Tous bien armez à cru, de la plus grande taille.
1085
Ses plus gros bataillons, d'un et d'autre côté,
1086
Avoient leur alliez de la triple-cité,
1087
Et d'étrangers piétons, lui sa grecque phalange,
1088
Nous les forts philistins, pour lui rendre le change.
1089
Notre bagage, en queue, avait pour son appui
1090
Des troupes à deux fronts, ce qu'il n'avait pas, lui,
1091
Car sa ville à son dos l'assurait à la tête.
1092
Chacun s'éjouissait comme allant à la fête.
1093
À ce notable jour, files et rangs dressés,
1094
Tous reluisants de fer, ou de bois hérissés,
1095
Nous courons la campagne, où la cavalerie
1096
Gardait son parallèle avec l'infanterie ;
1097
Maint peloton volant de tireurs assurés
1098
Savait et sa retraite et ses pas mesurés.
1099
La marche, en approchant, fut également fière,
1100
On avait mi-parti le jour et la poussière ;
1101
Notre avantage était en plus de combattants ;
1102
Mais le Sidonien, rusé comme en tout temps,
1103
Par évolutions, au débat d'un passage,
1104
Nous donna le soleil et le vent au visage.

PHARNABAZE
1105
Vous combattiez le ciel.

PHULTER
Jà les enfants perdus
1106
Étaient entrelacés, pêle-mêle épandus ;
1107
Les gros vinrent au choc, ô terrible journée,
1108
Au seul gain de Charon par le ciel destinée !
1109
Tant de voix, de tambours, de cliquetis divers,
1110
Faisaient comme en chaos résoudre l'univers ;
1111
Bellonne, ayant au front de Gorgonne la crête,
1112
Chassait avec son fouet la rage et la tempête
1113
Dans l'estour acharné ; sans nombre les esprits
1114
Sortaient des corps tremblants avec horribles cris.
1115
Là, de l'acier tranchant et du fer de sa lance,
1116
Mon prince exécuta mille traits de vaillance,
1117
Taillant et renversant plus d'ennemis navrez
1118
Qu'on ne voit trébucher de fleurettes aux prés
1119
Quand un robuste ouvrier, à l'échine étendue,
1120
Fraye d'un courbe outil la rive non tondue.
1121
Tout cède à sa fureur, et crois mêmes qu'un dieu,
1122
Caché de son harnois, combattait en son lieu.
1123
Il tenait l'aile gauche, et Belcar à la droite,
1124
Aussi violemment qu'adroitement exploite :
1125
Il éclaircit les rangs ; jamais la fière morte,
1126
Par la main d'un mortel ne rendit tel effort.
1127
Le foudre suit l'éclair de son acier qu'il lève,
1128
En forçant les plus forts sans pardon et sans trêve.
1129
Que si lors ces deux chefs se fussent abordés,
1130
Ils eussent seuls pour tous les différents vidés.
1131
Léonte de sa part enfonce la victoire,
1132
Belcar ne trouve rien qui démente sa gloire ;
1133
Mais le piéton se mêle et demeure douteux.
1134
Qui voit sur le sablon de l'océan venteux
1135
Le flux, s'entrechoquant au progrès des marées,
1136
Empiéter peu à peu d'avances rembarrées,
1137
Voit comme, en nous mouvant d'un variable cours,
1138
En arrière, en avant, nous avançons toujours.
1139
La palme était à nous, quand d'un vallon plus proche,
1140
Une embuche puissante à travers se décoche.
1141
Là votre fils, trop prompt, sans conduite avancé,
1142
Se laissa prendre, hélas ! Comme il se vit pressé,
1143
N'ayant que trop de cœur, mais manque de conduite.
1144
Belcar, doublant sa pointe et chaud en sa poursuite,
1145
Perçant ses fantassins, à notre flanc revint ;
1146
Mais un escadron frais vertement le soutint ;
1147
Lui, trouvant résistance et faible d'une plaie,
1148
Avise à son danger et la retraite essaye ;
1149
Lors son cheval lui tombe et son bras est froissé ;
1150
On le prend à merci comme il est terrassé.
1151
La lumière faillante, on commande aux trompettes
1152
D'assembler les restants à diverses cornettes.

PHARNABAZE
1153
Si ce cœur magnanime était propre à plier
1154
Et par un bon tribut sous moi s'humilier,
1155
Je te dirai, Phulter, un secret en fiance
1156
Qu'avec lui je pourrai tramer une alliance.
1157
Que ne ferai-je point et qui ne me craindrait,
1158
Au bras gauche un Belcar et mon Léonte au droit ?

SCÈNE III.

Léonte, Timadon.

LÉONTE
1159
Ah ! Qu'elle parle bien, danse de bonne grâce !
1160
J'y serai bien cent ans avant que je m'y lasse !
1161
Timadon, mon ami, je ne m'en puis ravoir.
1162
Dieux ! Qu'une belle femme a sur nous de pouvoir !
1163
J'ai l'esprit tout saisi, j'ai le sein plein de flamme ;
1164
Enfin je suis navré jusqu'au profond de l'âme,
1165
Et faut, à quelque prix que j'en puisse jouir,
1166
Gagner ce beau tendron qui ne me peut fuir.
1167
Je reconnais déjà que la place est prenable,
1168
Et pense avoir rendu la brèche raisonnable.

TIMADON
1169
Commandez-vous, mon maître, en cet âpre désir,
1170
Ne vous prodiguez point pour un petit plaisir :
1171
C'est chez vos ennemis, où vous êtes en serre ;
1172
Laissez là les amours et pensez à la guerre.

LÉONTE
1173
« Mars et son fils Amour ont chacun leur saison :
1174
L'un règne à la campagne et l'autre à la maison. »

TIMADON.
1175
Il ne faut que la paix où Cupidon domine,
1176
Car l'amour féminin les grands cœurs effémine.

LÉONTE
1177
Quoi ! Le dieu des combats fut l'amant de Cypris.

TIMADON
1178
Mais il fut sur le fait honteusement surpris.

LÉONTE
1179
Ô la honte gaillarde, où ceux qui s'en moquèrent
1180
D'un semblable désir eux-mêmes se piquèrent !
1181
Les plus braves guerriers que l'histoire a loués
1182
Aux belles de leur temps souvent se sont joués.

TIMADON
1183
Mais plusieurs comme Hercule en ont perdu la vie.

LÉONTE
1184
Sa mort d'honneur divin fut néanmoins suivie.

TIMADON
1185
Rien n'a terni l'honneur de ce dompte-géant
1186
Que de s'être montré lascif et fainéant,
1187
Lorsque dessous ses lois la reine de Lydie
1188
Amusait à filer sa dextre accouardie.

LÉONTE
1189
Si fut-il admiré pour mâle très puissant
1190
D'en avoir, une nuit, défloré demi-cent.
1191
Qu'il sied mal à votre âge, à votre nourriture,
1192
De faire le stoïque ennemi de nature !
1193
En la jeunesse il faut que ce mal ait son cours.
1194
Si vous me voulez plaire, au lieu d'un tel discours,
1195
Cherchons l'invention la plus prompte et plus sûre
1196
D'avoir la guérison d'où me vient la blessure ;
1197
Il y faut procéder de subtile façon ;
1198
Le tout est d'éviter du mari le soupçon :
1199
Car je vois que la belle est d'un abord facile,
1200
Et qu'à ce premier choc sa chasteté vacille.

TIMADON
1201
Excusez, Monseigneur, la crainte que j'en ai :
1202
C'est de vous voir en vain d'un tel souci gêné,
1203
Sans pouvoir parvenir où votre cœur aspire.
1204
« Un désespoir d'amour de tous maux est le pire. »
1205
Car, s'il en est ainsi comme le bruit en court,
1206
Que son vieil radoteur la retient de si court
1207
Qu'il ne rend à nul homme accessible sa porte,
1208
Et que fort rarement il permet qu'elle sorte,
1209
Vous n'en chevirez pas, car ce matois grison
1210
Lui donnerait plus tôt la mort ou la prison.
1211
Lors, au lieu d'alléger votre peine à vous-même,
1212
Vous mettrez elle et vous en un péril extrême.

LÉONTE
1213
Qu'il ne le ferait pas sans s'en bien repentir !

TIMADON
1214
Vous êtes à Sidon, vous n'êtes pas à Tyr.

LÉONTE
1215
Quand elle aurait pour garde un dragon Hespéride,
1216
Un cerbère à trois chefs, voire un Aristoride,
1217
Qui prenait assurance au nombre de cent yeux
1218
Pour frauder les plaisirs du monarque des dieux,
1219
Si de tous mes moyens en ma poursuite j'use,
1220
J'emporterai ce prix ou de force ou de ruse.

TIMADON
1221
Plut-il aux immortels que cette belle fleur
1222
Fut facile à cueillir comme sa belle-sœur,
1223
À qui ce faux jaloux, pour être bien gardée,
1224
(Ainsi qu'elle m'a dit) l'a tant recommandée :
1225
Cette bonne commère, à ce qu'il m'en appert,
1226
Ne fuirait le déduit qui lui serait offert.

LÉONTE
1227
As-tu sondé ce gué ?

TIMADON
Tandis que Philoline
1228
Parfaisait avec vous un pair de bonne mine,
1229
Et que des violons les fredonnant accords
1230
Semblaient comme animer vos membres et vos corps,
1231
Qui faisaient aux danseurs naître et perdre l'envie,
1232
Rendant d'étonnement l'assistance ravie,
1233
Il n'en faut pas mentir, je ne sais quel instinct
1234
Sur un si bel objet en extase me tint.

LÉONTE
1235
Comment ? Sur mes amours ?

TIMADON
Non ; mais, pour m'en distraire
1236
(Tant peut sur notre esprit la force imaginaire)
1237
J'entrepris sa compagne, et d'un mutuel feu,
1238
Qui par joyeux devis s'embrasait peu à peu,
1239
J'en devins tant épris, elle tant amoureuse,
1240
Que, sans les éclaireurs, qui la rendaient peureuse,
1241
Nous nous fussions portés à quelque privauté
1242
Qui nous eut fait grand bien d'un et d'autre côté.

LÉONTE
1243
Et bien ! Ne perdez point la chose différée ;
1244
C'est une occasion qui vous est préparée
1245
À passer votre temps, et dont peut-être aussi
1246
L'heur me naîtra de voir mon dessein réussi.
1247
« Celle qui sent pour soi la débauche être bonne
1248
Ne trouve pas mauvais qu'une autre s'abandonne,
1249
Pourvu qu'à même objet ne tendent leurs désirs. »

TIMADON
1250
Je tiendrai le plus cher d'entre tous mes plaisirs
1251
De vous paraître utile en un si doux service.

LÉONTE
1252
Sois sûr qu'un beau présent suivra ce bon office.

TIMADON
1253
Je la vais de ce pas chatouiller, cajoler,
1254
Et le passionné tellement simuler
1255
(m'ayant de sa maison déjà promis l'entrée)
1256
Que je l'attraperai, tant soit-elle madrée.
1257
Elle est vieille, de vrai ; son haleine me put ;
1258
Mais je me contraindrai pour venir à mon but.
1259
Puis elle est joviale, aimant le mot pour rire,
1260
Et moi je me fais fort de le savoir bien dire.
1261
Cela s'accorde bien. Naguère en devisant,
1262
Comme je l'amusai sur un conte plaisant,
1263
La folâtre qu'elle est, riant de bon courage,
1264
A pensé me cracher une dent au visage.


SCÈNE I.

Tharside, Timadon.

THARSIDE
1265
C'est assez pour ce coup, mon gentil écuyer ;
1266
Jamais ton entretien ne saurait m'ennuyer,
1267
Mais de ce cabinet rentrons en notre salle,
1268
Pour reprendre un peu l'air et fuir le scandale.

TIMADON
1269
Vienne ici qui voudra, s'il y prend intérêt.
1270
Pour maintenir mon droit j'ai la lance en arrêt,
1271
Et suis maître du camp.

THARSIDE
Que vous m'avez surprise !
1272
Mais souvenez-vous bien de votre foi promise.
1273
Quant à moi, je suis votre et j'invoque Alecton
1274
Pour envoyer mon âme au gouffre de Pluton
1275
Si je vous romps jamais mon amour conjugale.
1276
Or sus, contentez-moi d'une assurance égale.

TIMADON
1277
Quoi ! Mon cœur, pensez-vous qu'un pauvre cavalier
1278
Ne se répute heureux de si bien s'allier ?
1279
Pourrai-je prendre femme à plus grand avantage
1280
Qu'aussi belle que bonne, aussi riche que sage ?
1281
Je suis du tout à vous, et fiez-vous à moi.
1282
Je me romprai le col quand je romprai ma foi.
1283
Mais pensons à mon maître, et cherchons quelque voie
1284
Qui le porte avec nous au comble de la joie :
1285
Il est prince loyal, qui bien paye un bienfait,
1286
Et crois que de vous seule il attend cet effet.

THARSIDE
1287
Je suis prête, mon cœur. Que veux-tu que je fasse ?
1288
Mais mon frère est bien fin ; devant lui rien ne passe ;
1289
Je suis déjà suspecte : il m'a fort reproché
1290
De n'avoir votre maître en sa danse empêché.
1291
Toutefois je vois bien, s'il faut que je m'en mêle,
1292
Qu'il passera pour dupe ou pour coucou sans aile.
1293
Or ne voudriez-vous pas m'exposer au mépris
1294
De porter simplement un poulet de Cypris.
1295
Même je vous nuirais. N'espérez pas qu'elle ose
1296
Agréer en mes mains si chatouilleuse chose ;
1297
Ses plus ardents désirs deviendraient un refus,
1298
Qui me rendrait d'abord le visage confus.
1299
Faites donc vos essais, vos approches premières ;
1300
Rendez-lui par écrit vos plaintes familières.

TIMADON
1301
Oh ! Ma belle, et comment ? Un eunuque ridé
1302
Tient le pas de son huis si clos et bien gardé
1303
Qu'une ombre échapperait au chien à triple tête
1304
Plutôt qu'un messager à cette laide bête.

THARSIDE
1305
Qu'on le peut bien tromper ! L'ivrogne, tel qu'il est,
1306
Quand son maître s'absente aux tavernes se plaît.
1307
Or, excepté ce monstre, horreur de la famille,
1308
Le surplus du ménage en servantes fourmille,
1309
Qui plaignent leur maîtresse et plaignent le soupçon
1310
Du jaloux qui ne souffre entr'elles un garçon.
1311
C'est pourquoi le danger n'est qu'au seuil de la porte.
1312
Nul n'avise au dedans quiconque entre ni sorte.
1313
Faites donc par argent ou par vin répandu
1314
Glisser quelque billet qui vous soit répondu,
1315
Sinon d'un trait de plume, au moins de voix fidèle.
1316
Lors, dès que vous aurez quelque assurance d'elle,
1317
Reposez-vous du reste et me laissez agir :
1318
Vous verrez à bon port votre amoureux surgir.
1319
De le monter au lit j'ose bien entreprendre ;
1320
Faites qu'il soit pourvu d'une échelle à descendre.

TIMADON
1321
Tu vaux trop, ma mignonne. Adieu, le temps se perd ;
1322
Mon prince, trop actif, en amour mal expert,
1323
Pense qu'en m'amusant son service j'oublie,
1324
Ou qu'indiscrètement son dessein je publie.

SCÈNE II.

Zorote, Timadon, un page de Léonte.

ZOROTE
1325
Ô grands dieux ! Le moyen de vivre en bon accord !
1326
Quand je veux la baiser, la vilaine me mord.
1327
Je deviendrai, ce crois-je, aussi fou qu'elle est sotte.

TIMADON
1328
Je me tire à l'écart. Voici venir Zorote ;
1329
Il fume de colère. Il me faut écouter
1330
Ce qui le fait ainsi de soi-même irriter.

ZOROTE
1331
Or puis-je librement, sans note d'infamie,
1332
Entretenir aux champs quelque gentille amie,
1333
Tenant cette farouche au logis de si court
1334
Qu'elle n'ouïra parler de ballet ni de cour.
1335
Ainsi je m'en irai, sans que rien elle en voie,
1336
Avec quelque beauté me donner au cœur joie,
1337
De qui, pour mon argent, mieux qu'en elle employé,
1338
Je recevrai plaisir, tant tenu, tant payé.
1339
Toutefois, quand j'y pense, il vaut mieux qu'elle sache
1340
Ma vengeance contre elle, et que rien je n'en cache,
1341
Prenant (puisqu'à me plaire elle se plaît si peu)
1342
Plaisir à lui déplaire en un coin de son feu.
1343
Il me faut donc chercher quelque jeune mignonne
1344
Que pour fille de chambre en gaussant je lui donne,
1345
Et que, me la voyant baiser et mignarder,
1346
De dépit elle en crève et n'en ose gronder.
1347
Que ne fais-je rencontre, au choix que je projette,
1348
D'une belle à mon gré qui se rende sujette
1349
À mes seules humeurs, bien résolue en soi
1350
De se roidir contre elle et de plier sous moi !

TIMADON
1351
(à part.)
Ah ! Je sais bien ton cas. C'est assez, je vois naître
1352
Une occasion propre au dessein de mon maître :
1353
Un page de chez nous, beau fils et bien rusé,
1354
Pourra jouer ce rôle en habit déguisé ;
1355
Car si bien sa voix claire à son luth il marie
1356
Qu'il passera toujours pour fille bien nourrie.

SCÈNE III.

Le Page, Timadon.

LE PAGE
1357
Je vous cherche, monsieur.

TIMADON
Le voici tout à point.
1358
Entrons vite, il vous faut mettre bas le pourpoint.

LE PAGE
1359
Eh ! Mon dieu, qu'ai-je fait ?

TIMADON
Non, n'ayez pas de crainte.
1360
C'est pour faire de vous une pucelle feinte.

SCÈNE III.

Léonte, Timadon à l'écart.

LÉONTE
1361
Ô la riche sentence, et digne de l'auteur,
1362
De cet Athénien, ce grand législateur,
1363
Qu'il faut toujours attendre au dernier jour de l'homme
1364
Avant que sans douter bienheureux on le nomme !
1365
Tant voit-on de rochers sur nos têtes penchés,
1366
Et de glaives pointus d'un filet attachez,
1367
Prêts à chaque moment, sans résistance aucune,
1368
D'accabler les mortels, jouets de la fortune !
1369
Tant sont-ils tout à coup, d'esprit comme de corps,
1370
Par les aspects du ciel rendus faibles ou forts !
1371
Qui voudrait aujourd'hui denier, incrédule,
1372
D'Ulysse les pourceaux, la quenouille d'Hercule
1373
Et les corps par Méduse en pierre transformés,
1374
Si Léonte dément ses exploits renommez ?
1375
Quel changement, ô dieux ! Et qui le pourra croire ?
1376
Ce cœur jadis si fier, si jaloux de sa gloire,
1377
Est blessé, gourmandé par un aveugle enfant,
1378
Qui l'enchaîne et l'entraîne à son gré triomphant.
1379
Lui, dont tout l'orient n'eût point assouvi l'âme,
1380
A borné sa conquête en une seule dame.
1381
Lui, qui n'eût jamais peur des bras plus furieux,
1382
D'un vieux fou, d'un jaloux, appréhende les yeux !
1383
Ô vergogne ! Ô douleur ! Rage qui me possède ?
1384
À quoi me résoudrai-je en ce mal sans remède ?
1385
Que fais-tu, Timadon ? M'as-tu donc délaissé,
1386
Sans aide, sans conseil, et d'ennuis oppressé,
1387
Ne considérant pas que toute inquiétude
1388
S'aggrave et se redouble avec la solitude,
1389
Qu'au lieu d'une heure ou deux, le temps de ton congé
1390
En des jours, ains des ans, me semble prolongé ?
1391
Las ! Tu connais assez combien ma peine est dure,
1392
Mais tu t'en ris à l'aise ; il faut que je l'endure.
1393
Encor si je pouvais soulager mon esprit
1394
Avec cette beauté conférant par écrit !
1395
Mais, pauvre que je suis, nul ne m'ose promettre
1396
De lui faire tenir ce petit mot de lettre.

TIMADON
1397
(s'approchant)
Çà, çà, baillez-la moi ; votre cas ira bien.

LÉONTE
1398
Mon ami, le doux mot !

TIMADON
Ne vous peinez de rien :
1399
Un page qui s'habille en guise d'une garce
1400
Vous rendra bien content en la fin de la farce.

LÉONTE
1401
Mais dites-moi comment.

TIMADON
Modérez ce désir ;
1402
Vous le saurez tantôt avec plus de plaisir.
1403
Adieu vous dis, monsieur.

LÉONTE
Je me laisse conduire.
1404
Voyez à quoi l'amour ses sujets va réduire !
1405
Je suis serf de mes gens, ne les osant fâcher,
1406
Quand bien ils me devraient au visage cracher.

SCENE IV.

ALMODICE. gouvernante des princesses de Tyr.

ALMODICE
1407
Cela ne me plaît point et n'en sais que penser,
1408
Que résoudre encor moins, ni par où commencer.
1409
Mon soupçon n'est pas faux : en amour comme en chasse,
1410
La vieillesse routière évente bien la trace ;
1411
Mais la jeunesse, forte et de course et de dent,
1412
Prévient et le bon nez et le conseil prudent.
1413
Que ma charge me pèse et que la mort me tarde !
1414
J'ai des filles du roi la dangereuse garde,
1415
Dont, tant bien qu'en serait mon devoir acquitté,
1416
Le père a néanmoins tant de sévérité
1417
Que, si l'une des deux glissait à quelque faute,
1418
Seule il me convaincrait négligente et peu caute,
1419
Voire sans excuser qu'en la fleur de leurs ans,
1420
Belles comme elles sont, parmi des courtisans,
1421
Sans mère, dès l'enfance en liberté nourries,
1422
Mes leçons désormais leur sont des rêveries,
1423
Leur cœur en tel état aux plaisirs est enclin,
1424
Susceptible de feu plus qu'étoupes de lin,
1425
Plus que soufre subtil, plus que le naphte encore,
1426
Qui des rayons du feu tout en feu s'évapore.
1427
Je le sais bien par moi : dès mes jeunes saisons
1428
Je me suis fait frotter pour ces démangeaisons,
1429
Qui chatouillent bien plus que cirons ni grattelles :
1430
Notre sexe a souvent des heures qui sont telles
1431
Que, si même un magot poursuivant s'y rendait,
1432
Il nous ferait tomber du seul bout de son doigt.
1433
Sexe, fragile sexe ! En qui la honte née
1434
Au lieu de la raison pour bride étant donnée,
1435
D'abondant la nature aux hommes l'a soumis,
1436
Afin que, rien de trop ne nous étant permis,
1437
Notre peu de pouvoir au devoir nous limite,
1438
Car la femme la flamme en naturel imite :
1439
Dès que d'un pouce ou deux nous en avons tâté,
1440
Nous en voulons un pied, j'entends de liberté.
1441
Or, touchant ces deux sœurs, Cassandre, la première
1442
(À qui je suis nourrice, étant plus familière),
1443
Avec un port modeste, un parler retenu,
1444
Forge moins de soucis dans mon timbre chenu.
1445
J'y veille toutefois : « souvent en onde coye
1446
Plutôt qu'en eau courante un bon nageur se noie. »
1447
De vrai, jusqu'à présent force dignes partis
1448
Par son entretien froid ont été divertis,
1449
Trop dévote qu'elle est à la chaste Diane.
1450
L'autre est tout à rebours : la jeune Méliane,
1451
De façon plus ouverte et plus riche en discours,
1452
À tous ses mouvements donne un plus libre cours.
1453
Dès qu'un homme aperçoit deux comètes brillantes,
1454
Sur le ciel de son front à pointes frétillantes,
1455
Son air toujours gaillard, son visage poupin,
1456
Sa taille sans excès, mais droite comme un pin,
1457
Le tout accompagné d'une grâce à bien dire,
1458
D'un teint où contre l'art la nature conspire
1459
(Bravant et la céruse et le cher vermillon),
1460
Aussitôt il s'y brûle ainsi qu'un papillon,
1461
Et crois (dont bien m'en prend) que son rang de princesse
1462
Garde mille rivaux d'y faire trop de presse.
1463
Or notre souverain, connaissant son humeur,
1464
Et sachant qu'un tel fruit ne se garde trop mûr
1465
(Combien que jusqu'ici cette mine volage
1466
N'ait rien fait qui ne soit privilège de l'âge,
1467
Son penser est peut-être en l'honneur mieux ancré
1468
Qu'un autre sous un geste hypocrite et sucré),
1469
Le roi, dis-je, a conclu, même au gré de l'aînée,
1470
De la ranger première au joug de l'hyménée,
1471
Et, n'était qu'aujourd'hui contre une offre de paix
1472
Il a reconfirmé la guerre pour jamais,
1473
Je croirai qu'en son cœur l'alliance il projette
1474
Du valeureux Belcar avec notre cadette,
1475
Voyant qu'à toutes deux il daigne recharger
1476
La visite et le soin de ce prince étranger,
1477
Charge que Méliane en toute confiance
1478
Exécute souvent outre la bienséance.
1479
C'est dont je suis en peine, et crains que peu à peu
1480
De ces miroirs ardents il naisse quelque feu,
1481
Duquel lorsqu'on voudra rendre la braise éteinte,
1482
Il faudra le souffrir et nourrir par contrainte,
1483
En danger, m'en mêlant (c'est le pis que j'y vois),
1484
D'avoir l'inimitié de la belle et du roi.
1485
La voici qu'elle en vient ; elle trémousse toute.
1486
Il faut que, me cachant, de ce coin je l'écoute.

MÉLIANE
1487
Mon cœur, égaye-toi, ton Belcar se guérit,
1488
Et selon ton désir la fortune te rit.
1489
Peut-on plus de ce prince espérer qu'il ne donne,
1490
Puisqu'à notre puissance il soumet sa couronne ?
1491
Toutes conditions il baille à notre choix,
1492
Se rend notre vassal, esclave de nos lois,
1493
Pourvu tant seulement qu'on m'accorde pour femme
1494
À lui, qui tient déjà le meilleur de mon âme,
1495
Achetant de son tout la chose qu'en pur don
1496
L'on eut dû lui porter jusques dans sa Sidon :
1497
Car, si pour s'appuyer les filles on marie,
1498
Quel plus ferme support dans toute la Syrie
1499
Que lui, qui donne à tous, à nous-mêmes, l'effroi ?
1500
Si pour la qualité, fils unique du roi ;
1501
Si pour la galantise et les vertus communes,
1502
Son entregent fait voir qu'il ne manque en aucunes.
1503
Au fort j'aimerais mieux m'empêtrer au lien
1504
D'un homme si parfait, quoique privé de bien,
1505
Fondant son patrimoine au seul droit de la guerre,
1506
Qu'épouser un monarque indigne de sa terre.
1507
Et puis notre Léonte, à qui sans coup férir
1508
Je vais non seulement un royaume acquérir,
1509
Mais vaincre, qui plus est, son rude antagoniste,
1510
Et faire qu'en ses mains de tout il se désiste,
1511
Serait-il pas ingrat si pour un tel bien fait
1512
Il ne se revengeait d'un réciproque effet,
1513
Rendant à moi, sa sœur, pour sortable apanage,
1514
Le sceptre de Belcar, hormis le seul hommage ?
1515
Or n'est-il encor temps d'ouvrir un tel secret.
1516
Je ne le puis couver toutefois qu'à regret.
1517
L'aise m'étouffera si mon cœur ne l'évente ;
1518
Mais je n'ai confiance à nulle âme vivante
1519
Qu'à la seule Almodice : elle a sur nous égard,
1520
De nos biens et nos maux elle espère sa part.
1521
Bien qu'ainsi que ma sœur son lait ne m'ait nourrie,
1522
Si m'a-t-elle toujours non moins qu'elle chérie.
1523
Aussi m'a mis ès mains mon libéral amant,
1524
Pour l'attirer à soi, ce riche diamant,
1525
Et promesse de plus, si par son entremise
1526
Le ciel bénit l'affaire entre nous deux promise.

ALMODICE
1527
(à part.)
Je n'ai rien entendu qui me soit déplaisant.
1528
Courage, c'est bien fait ; je prendrai ce présent,
1529
Et, si sa majesté ne se cabre au contraire,
1530
D'aider à ce dessein rien ne me peut distraire.
1531
SCÈNE V.

CASSANDRE
1532
En vain, pauvre Cassandre, en vain t'efforces-tu
1533
De résister aux traits dont ton cœur est battu :
1534
Belcar est ton vainqueur. Il faut céder, pauvrette.
1535
Ne fais plus de la fine, et confesse la dette.
1536
Ha ! Bons dieux ! Qu'à mon dam je crains d'avoir appris
1537
Quels sont les rets subtils de l'enfant de Cypris !
1538
Comment sans y penser je m'y suis enlacée !
1539
Visitant un blessé, je m'y trouve blessée ;
1540
Qui pis est, je me plains sans bien savoir de quoi ;
1541
J'accuse un innocent, ne songeant point à moi ;
1542
Déjà de cruauté j'ai son âme blâmée,
1543
Et si n'ai point encor sa pitié réclamée.
1544
Je vois que sa présence excite ma douleur,
1545
Et si tiens son absence à souverain malheur.
1546
Je ne puis espérer qu'à ce prince on m'allie,
1547
Et c'est ce que j'espère, ô comble de folie !
1548
Je sais que mon désir est contre la raison,
1549
Est traître à mon honneur et traître à ma maison,
1550
Et toutefois je vais, comme à bride abattue,
1551
Vers cet œil qui nourrit ce désir qui me tue,
1552
Ainsi qu'un clair ruisseau dont le cours élancé,
1553
Tout volontairement, par soi-même forcé,
1554
Cherche un fleuve puissant qui, sans en faire estime,
1555
Engloutit et son onde et son nom légitime.
1556
Or je meurs le voyant, et je meurs sans le voir.
1557
Donc si fuir la mort n'est pas en mon pouvoir,
1558
J'encourrai le péril où mon instinct me pousse.
1559
La mort selon nature est toujours la plus douce.
1560
Je vais le visiter. Qu'il me ferait grand bien
1561
De le trouver tout seul en un libre entretien !
1562
Je n'y mènerai plus cette sœur importune
1563
Qui pourrait bien m'ôter l'espoir de ma fortune.
1564
SCÈNE VI.

ZOROTE
1565
(ivre)
Evoé Bromien, dieu conquéreur des Indes,
1566
Que tu me rends gaillard et que j'aime tes brindes !
1567
Tous les soucis chagrins qui troublaient mon cerveau,
1568
À force de bon vin sont allez à vau-l'eau.
1569
Dieux ! Que je suis dispos ! À la gauche, à la droite,
1570
Je danse les cinq pas ; mais la rue est étroite.
1571
Holà ! Je suis tombé. Courage ! Ce n'est rien ;
1572
Je ne suis pas trop saoul, car je me lève bien.
1573
Ô ! Qu'aujourd'hui j'ai fait une plaisante vie !
1574
De ce doux souvenir j'ai l'âme encor ravie.
1575
Ni le pain ni le vin ne m'ont pas semblé cher,
1576
Mais on m'a bien vendu ce que j'ai pris de chair.
1577
Toutefois, c'est ma faute, et manque de courage :
1578
Il n'a tenu qu'à moi d'en prendre davantage ;
1579
Mais il faut être chaud comme les passereaux
1580
Pour ne plaindre l'argent qu'on donne aux maquereaux
1581
Or moi, je suis toujours sobre de ma nature,
1582
Et bien plus par dessous que dessus la ceinture,
1583
Sentant du premier coup défaillir mon baston.
1584
Ma main s'appuie au crin, mes lèvres au téton,
1585
Je dis quand le sujet à mon gré se rencontre ;
1586
Enfin, j'ai fait passer trente beautés en monstre,
1587
Afin de contenter mon charnel appétit
1588
(qui devient plus friand plus il devient petit),
1589
Si n'ai-je rien vu là qui mon désir enflamme,
1590
Et n'ai trouvé putain plus belle que ma femme.
1591
À d'autres pour le soir mon cas était remis,
1592
Où j'aurai l'arbitrage avec un compromis ;
1593
Mais il faut qu'un sommeil ma débauche accourcisse :
1594
J'ai besoin de repos plus que d'autre exercice.
1595
Holà, hau ! Bagoas ! Ouvre vite, c'est moi !
1596
Le vilain n'entend point. Hé ! Hé ! Dépêche-toi !
1597
L'on ne me répond point. Aucun n'est à la porte ;
1598
Donc force me sera d'attendre que l'on sorte.
1599
Mais je t'aurai, coquin ! Tout beau ! J'ai peur de choir ;
1600
Puisque je trouve un siège, il me vaut mieux asseoir.

SCÈNE IX.

Timadon, le page, habillé en fille ; Zorote, à l'écart.

TIMADON
1601
Page, c'est assez dit.

LE PAGE
Quoi ! M'appelez-vous page ?
1602
Oh ! Ne m'offensez point avec cet équipage ;
1603
Car, puisque je suis fille, et belle, dites-vous,
1604
Je suis aujourd'hui franc d'injures et de coups.

TIMADON
1605
Avez-vous bien lié (pour paraître fendue)
1606
La crête de coq d'Inde à vos aines pendue ?
1607
Gardez qu'avec la main le méfiant magot,
1608
Voulant prendre un creuset, ne rencontre un lingot.

LE PAGE
1609
J'ai fait de mon relief une plate peinture ;
1610
Que si chaque épousée, au tournoi de nature,
1611
Assurait son faquin d'un aussi fort plastron,
1612
Le plus hardi lancier y deviendrait poltron.

TIMADON
1613
Taisez-vous, je le vois ; mais je crois qu'il sommeille.
1614
Adieu, tirez-vous près, que votre voix l'éveille.

SCÈNE X.

Le Page, habillé en fille ; Zorote, endormi.

LE PAGE
1615
(chante)
Quittons les bataillons cruels
1616
Où rien qu'horreur ne se rencontre,
1617
Pour dans les amoureux duels
1618
De notre valeur faire monstre.
1619
Adieu donc, mars, qui te repais
1620
De frayeurs, de sang et de larmes.
1621
Fi des rancunes ! Fi des armes !
1622
Et vive l'amour et la paix !

ZOROTE
1623
Ou l'oreille me corne, ou j'entends quelque son
1624
Qui me rompt le sommeil et semble une chanson.

LE PAGE
1625
(Le Page continue à chanter)
Cherchons les assauts de Bacchus
1626
Et les tournois de Cythérée,
1627
Où des vainqueurs et des vaincus
1628
La joie égale est assurée.
1629
Adieu donc, Mars, qui te repais
1630
De frayeurs, de sang et de larmes.
1631
Fi des rancunes ! Fi des armes !
1632
Et vive l'amour et la paix !

ZOROTE
1633
Ô qu'elle chante bien, cette fille de joie !
1634
Ô le gentil perdreau ! Sans doute on me l'envoie.

LE PAGE
1635
Le plus grand coup de leurs combats
1636
Est plus doux quand plus fort il entre ;
1637
Soit par en haut, soit par en bas,
1638
Il fait toujours grand bien au ventre.
1639
Adieu donc, Mars, qui te repais
1640
De frayeurs, de sang et de larmes.
1641
Fi des rancunes ! Fi des armes !
1642
Et vive l'amour et la paix !

ZOROTE
1643
L'argent peut contenter ton premier entonnoir ;
1644
Mais le désir de l'autre est hors de mon pouvoir.

LE PAGE
1645
Ce n'est qu'en chair morte où la paix
1646
Le fil de ses couteaux exerce,
1647
Et ce n'est qu'aux trous déjà faits
1648
Qu'amour de sa lance nous perce.
1649
Adieu donc, Mars, qui te repais
1650
De frayeurs, de sang et de larmes.
1651
Fi des rancunes ! Fi des armes !
1652
Et vive l'amour et la paix !
1653
Ô plaisirs qui me semblez seuls,
1654
Dignes qu'une âme s'en ravisse,
1655
Qu'il fait bon mouvoir les linceuls
1656
Quand la nappe a fait son service !
1657
Adieu donc, Mars, qui te repais
1658
De frayeurs, de sang et de larmes.
1659
Fi des rancunes ! Fi des armes !
1660
Et vive l'amour et la paix !

ZOROTE
1661
Bon, bon ! Sur ce ton-là, la petite friande !
1662
Il lui faut la chair vive après toute viande.

LE PAGE
1663
Ne trouverai-je point quelque drôle aujourd'hui
1664
Qui me donne un souper et le gîte chez lui ?

ZOROTE
1665
Que voici bien mon fait ! Viens, ma mignonne, approche.

LE PAGE
1666
Ô ! Que votre bataille est trop molle pour ma cloche !
1667
Vous m'avez le minois, bon homme, de bailler
1668
Plus d'argent pour chaumer que pour bien travailler.

ZOROTE
1669
De vrai, pour aujourd'hui j'ai devancé ma tâche ;
1670
Mais si jusqu'à demain l'attente ne te fâche,
1671
Mon cœur, ne te soucie ; encor trouveras-tu
1672
Que tu me prends à tort pour un cogne-fétu.

LE PAGE
1673
Pour faire un petit saut vous prenez grande course.
1674
N'importe, au pis aller, vous avez bonne bourse.
1675
Mais cependant, mon père, où ferai-je mon nid ?

ZOROTE
1676
Tu trouveras chez moi bonne table et bon lit.

LE PAGE
1677
Changez cette L en V ; rimez de ce que j'aime,
1678
D'un bon baston de lit, plus doux que le lit même.

ZOROTE
1679
Au reste nous feindrons (entends bien mon dessein)
1680
Que, voyant que ma femme a le timbre mal sain,
1681
Je me suis avisé de ta douce musique
1682
Pour vaincre en son esprit l'humeur mélancolique.
1683
Si la folle en dansait, nous ferions un beau coup !

LE PAGE
1684
(bas)
Je la ferai danser, mais le branle du loup.

ZOROTE
1685
Que dis-tu ?

LE PAGE
Rien, monsieur.

ZOROTE
Demain, dès l'aube fraîche,
1686
En ma maison des champs, où nul œil ne m'empêche,
1687
Nous irons dérober un morceau de bon temps.
1688
Entrons. Hé ! Bagoas !

SCÈNE XI.

Les mêmes, Bagoas.

BAGOAS
Holà ! Je vous entends.

ZOROTE
1689
Ivrogne, d'où viens-tu, tandis que je demeure,
1690
Tourmentant le marteau, quasi depuis une heure ?
1691
Si je te prends, pendard ! ...

BAGOAS
Voyez-vous pas mon seau ?
1692
La lessive se fait, et j'en ai puisé l'eau.

ZOROTE
1693
Est-ce là ton devoir, quand les servantes chaument ?

BAGOAS
1694
Les folles qu'elles sont me nasardent, m'empaument,
1695
Mille niches me font, si je ne prends le faix
1696
Des ouvrages plus forts pour acheter la paix.
1697
Enfin, j'en suis si las que la mort j'en souhaite,
1698
Car je suis de céans et l'âne et la chouette.

ZOROTE
1699
Revenge-toi, vilain !

BAGOAS
Tiendrai-je tête à dix,
1700
Quand d'une vous souffrez les maudissons hardis ?

LE PAGE
1701
De m'amener ici, mon père, c'est folie,
1702
Pensant donner la chasse à la mélancolie.
1703
Comment sortirait-elle avec tous ses ennuis,
1704
Ce rechigné Saturne étant au pas de l'huis ?

BAGOAS
1705
Pandore, il n'y faut plus que ta seule rencontre
1706
Pour combler la maison de toute malencontre.
1707
Tais-toi, fol Corybant ! Tais-toi, cul dégradé !

BAGOAS
1708
Toi, Ménade, tais-toi ! Tais-toi, cul débordé !

LE PAGE
1709
Vieux chien sevré d'amour !

BAGOAS
Et toi, lice échauffée !
1710
Bouquin châtré de lait !

BAGOAS
Et toi, chèvre coiffée !

LE PAGE
1711
Chapon mal recousu ! Vieil hongre à maigre dos !
1712
Singe au menton pelé ! Tu me sembles dispos.
1713
Étant léger de reins et lévrier de la panse,
1714
Je t'aurai tôt appris à sauter en cadence !

BAGOAS
1715
J'aime fort à danser des mâchoires d'en bas ;
1716
D'autre sorte de bal, je ne m'en mêle pas.

LE PAGE
1717
Il te faut d'un bouleau la branche frétillarde
1718
Pour t'apprendre une danse autre que la gaillarde.


ACTE V

SCÈNE I.

La Ruine et La Débauche, soldats de Sidon.

LA RUINE
1719
Enfin, je suis honteux de mon piteux état :
1720
C'est un méchant métier d'être pauvre soldat.
1721
Le service est pour nous ; messieurs les capitaines
1722
En ont la récompense aux dépens de nos peines,
1723
Et pour paraître en mine ils nous rendent tous gueux,
1724
Combien qu'aux bons effets nous paraissions plus qu'eux.
1725
S'ils tombent quand et nous en disette importune,
1726
Ou si d'une déroute ils craignent l'infortune,
1727
Ces pennaches flottants, ces veaux d'or, ces mignons,
1728
Pour être plus au sûr nous nomment compagnons.
1729
Vous croiriez, à leur dire, et même des plus chiches,
1730
Qu'au sortir du combat ils nous feront tous riches ;
1731
Qu'en pères des soldats partageant le butin,
1732
Nos piques nous seront des aulnes à satin.
1733
Mais si tôt qu'ils ont vu l'occasion passée,
1734
La libéralité leur sort de la pensée.
1735
Si nous sommes vainqueurs, l'honneur en est à tous ;
1736
Mais le fruit du travail n'en revient point à nous :
1737
Le gain remonte aux chefs, la risque étant finie,
1738
Qui, sur notre pillage usant de tyrannie,
1739
La poule, sans crier, des bons hôtes plumants,
1740
Ne nous laissent jouir que des quatre éléments.
1741
Si nous sommes battus, chacun lèche sa plaie,
1742
Et tel doit au barbier deux fois plus que sa paye
1743
Qui le soir de sa montre à peine aura de quoi
1744
Nourrir en sa personne un serviteur de roi.
1745
Jamais notre bon temps n'arrive qu'en cachettes,
1746
Car notre bien public sont des coups de fourchettes ;
1747
De fatigues sans fin nous portons le fardeau,
1748
À peine ayant le saoul de mauvais pain et d'eau.
1749
Cependant ces messieurs veulent que, pour leur plaire,
1750
Nous ayons l'œil gaillard, l'armure toujours claire,
1751
Dérouillant notre fer et dehors et dedans,
1752
Cependant que le jeune enrouille tous nos dents.
1753
Il est vrai que souvent nous faisons la débauche
1754
D'un demi-tour à droite, un demi-tour à gauche,
1755
Dansant par entrelacs des branles différents,
1756
Pour serrer et doubler nos files et nos rangs ;
1757
Si bien qu'à regarder nos jambes sans nos trognes
1758
Un passant nous prendrait pour un ballet d'ivrognes.
1759
Aussi sommes-nous saouls jusqu'à nous en fâcher,
1760
J'entends saouls de marcher, affamez de mâcher :
1761
Car, quant à l'appétit, rarement il nous quitte,
1762
Étant d'autant plus grand que la solde est petite.
1763
Enfin, lorsqu'un de nous en sa poste est campé,
1764
S'il dort, c'est d'être las, non d'avoir trop soupé.
1765
C'est pourquoi je résous, quoiqu'il en réussisse,
1766
De busquer ma fortune à quelque autre exercice ;
1767
Je veux devenir riche en quelque bon hasard,
1768
Y dussé-je encourir le danger de la hart.
1769
Ou sur terre, ou dans l'air, que m'importe où je meure,
1770
Pourvu que la misère avec moi ne demeure ?
1771
Aussi sont-ce badauds, et non pas beaux esprits,
1772
Qui sont dans leurs desseins facilement surpris.
1773
Qu'ainsi ne soit, le monde est plein de voleries ;
1774
Les larcins couverts tournent en railleries.
1775
Ne vous en fâchez pas, messieurs, ès environs ;
1776
Quand j'ai tout regardé, je vois bien des larrons.
1777
Au fort, je ne crois pas qu'un bon tireur de laine
1778
Puisse avoir, au gibet, posture plus vilaine
1779
Que moi, nu comme un ver, aussi pauvre qu'un rat,
1780
Et toujours affamé comme un maigre verrat.

LA DÉBAUCHE
1781
Dieu te garde, camarade !

LA RUINE
Eh ! Dieu te garde, la rose !
1782
M'as-tu bien entendu ?

LA DÉBAUCHE
J'ai pour toi quelque chose.
1783
Nous ne sommes que deux, tirons-nous à l'écart...
1784
Je sais bien un bon coup : y veux-tu prendre part ?

LA RUINE
1785
De quoi, mon cher ami ?

LA DÉBAUCHE
De dix sicles pour homme,
1786
Et puis (après l'exploit) de bien plus grande somme.

LA RUINE
1787
Ha ! Bon ! Que faut-il faire ?

LA DÉBAUCHE
Un service au pays.
1788
Tu sais que de longtemps nous sommes ébahis
1789
De voir qu'en liberté le glorieux Léonte
1790
Nous morgue par la rue.

LA RUINE.
Est-ce pas une honte ?
1791
À quoi pense le roi ? J'ai peur qu'il soit en fin
1792
Nous n'avons porte ici, casemate, avenues,
1793
Que d'un œil attentif il n'ait bien reconnues,
1794
Voire jusqu'au secret de tous nos magasins,
1795
Ce qu'on ne souffre pas à nos meilleurs voisins.

LA DÉBAUCHE
1796
Or bien, l'occasion se présente certaine
1797
De l'envoyer là-bas sans risque et sans grand peine.

LA RUINE
1798
Sans risque ? Et le moyen ?

LA DÉBAUCHE
La nuit nous cachera.
1799
Saches que son malheur lui-même cherchera,
1800
Car il a rendez-vous justement à cette heure
1801
Pour entrer en un lieu prochain de ma demeure,
1802
D'où, quand il sera saoul de l'amoureux déduit,
1803
Il sortira tout seul sans lumière et sans bruit.
1804
Là, si nous l'attrapons, le mari de la dame,
1805
Résolu de venger c'est adultère infâme,
1806
Fort opulent qu'il est, nous ouvre ses trésors,
1807
Avec un bon vaisseau qui nous mettra dehors.

LA RUINE
1808
D'où te vient un secret de si grande importance ?

LA DÉBAUCHE
1809
J'en suis le seul auteur ; par ma seule assistance
1810
Le bon homme cornard, qui Zorote est nommé,
1811
A découvert le fait et ce dessein tramé.
1812
Pour ne perdre le temps, j'abrègerai le conte :
1813
Un certain escalier, qui vers ma chambre monte,
1814
Prend jour d'un beau parterre où le prince de Tyr
1815
Du fonds de son logis peut entrer et sortir.
1816
De là donc, par hasard, prochain sans être en vue,
1817
J'ai fort bien entendu la lettre qu'il a lue,
1818
Qu'un sien page gaillard lui venait de bailler
1819
(Page qu'il avait fait en fillette habiller),
1820
Dont, et de leurs devis prononcés à voix claire,
1821
Je me suis fait savant de tout ce beau mystère,
1822
Et ne l'ai pas sitôt découvert au jaloux
1823
Qu'il a soudain conclu sa vengeance par nous.

LA RUINE
1824
Quel nombre veux-tu prendre, et qui sera des nôtres ?

LA DÉBAUCHE
1825
Nous serons assez forts, ne t'enquiers pas des autres ;
1826
Prends ta bonne estocade, un masque sur le nez.
1827
Tu toucheras monnaie avant les coups donnés.

SCÈNE II.

Tharside, Timadon

THARSIDE
1828
Laissons, mon cher ami, ce beau prince à son aise,
1829
Pour aller, comme lui, ralentir notre braise ;
1830
L'heure de son retour ne vous saurait tromper ;
1831
Vous ouïrez de chez moi les horloges frapper.

TIMADON
1832
Mais comment as-tu fait ? Conte-le-moi, ma belle ;
1833
Comment l'eunuque est-il sorti de sentinelle ?

THARSIDE
1834
Une drachme d'argent nous en a fait raison,
1835
Dont en un cabaret voisin de la maison
1836
Il s'en est allé prendre un lavement de panse,
1837
Tandis que sûre garde en sa place il me pence.
1838
Le vilain, revenu, dort sur le seuil de l'huis.
1839
Tantôt, par la fenestre, un cordage de puis
1840
Servira de retraite à ton grand capitaine ;
1841
Bref, tout va bien, mon fils, ne t'en mets pas en peine.

SCÈNE III.

ZOROTE
1842
Qu'on me plante à mon su des cornes sur le front,
1843
Et que sans m'émouvoir je souffre un tel affront !
1844
Qu'une troupe de gens à ma suite accourue
1845
Marquent avec deux doigts ma tête par la rue !
1846
Que mes propres voisins de brocards ambigus
1847
Fassent rougir ma joue en parlant de cocus !
1848
Qu'à tous festins de ville un chacun me diffame !
1849
Que pour un étranger je nourrisse une femme !
1850
Qu'incertain des enfants engendrez en mon lit,
1851
Je les aie en horreur, bien que nés du délit !
1852
Ô ! Que je suis trop fier, et que j'ai tout mon âge
1853
Passé (chacun le sait) avec trop de courage !
1854
Tu devais t'adresser, Léonte, à des niais,
1855
Poltrons ou gens de peu ; moi, je suis trop mauvais,
1856
Et proteste Junon, de tels torts coutumière,
1857
Que cette douce nuit te sera la dernière ;
1858
Ou, si mes estafiers faillent à leur dessein,
1859
Moi-même d'un poignard te percerai le sein,
1860
Dussé-je de plein jour, aidé du parentage,
1861
Sur le pas de mon huis te prendre à l'avantage.
1862
Toutefois, le meilleur sera de me celer,
1863
Et nul de mes amis ni parents appeler :
1864
Car nos propres soucis le soin d'autrui précédent :
1865
Les uns veillent eux-mêmes aux femmes qu'ils possèdent
1866
(animaux plus fâcheux que chèvres à garder),
1867
Et ceux qui n'en ont point m'aimeraient mieux aider
1868
À labourer mon champ, m'y prêtant leur semence,
1869
Qu'à sarcler un chardon qui de naître y commence.
1870
J'ai donc tout mon refuge à mes deniers contant.
1871
Moyennant cette drogue on fait tout en ce temps.
1872
Qu'ainsi ne soit : déjà j'ai dressé l'embuscade
1873
De six coupe-jarrets allongeurs d'estocade,
1874
Qui ne pourront faillir d'attraper au sortir,
1875
Sous l'aile de la nuit, ce beau mignon de Tyr.
1876
Lors qui devinera, qui pourra faire preuve
1877
(si mort en pleine rue à telle heure on le trouve)
1878
Quels seront les auteurs d'un meurtre si tôt fait ?
1879
D'où pourront provenir sa cause et son effet ?
1880
Pour moi, je suis bien sûr, sans crainte qu'on m'impute
1881
Ce dessein bien hardi qui pour moi s'exécute,
1882
Étant (comme je suis) sorti de la cité,
1883
D'un sujet spécieux à ce faire incité,
1884
Feignant de visiter en cette mienne ferme
1885
La ruine d'un mur qui mon parterre enferme.
1886
Le cerf est rembuché ; les relais, bien posés,
1887
Font la prise facile à mes veneurs rusés.
1888
Léonte, c'en est fait, tout prince que vous êtes,
1889
Vous servirez d'exemple aux ribleurs déshonnêtes,
1890
Nous trouverons après quelque autre nouveau coup
1891
Pour dépêcher sans bruit la louve après le loup.

SCÈNE IV.

Léonte, La Ruine, La Débauche.

LÉONTE
1892
Gentils globes de feu, brillants à mille pointes
1893
Qui, d'aspects éloignés et d'influences jointes,
1894
Enclinez puissamment nos esprits et nos corps
1895
Aux premiers mouvements qu'ils poussent en dehors ;
1896
Chers joyaux, dont la nuit pare son voile sombre
1897
D'un mélange subtil de lumière dans l'ombre ;
1898
Beaux caractères d'or, où les doctes esprits
1899
Trouvent tous nos destins lisiblement écrits ;
1900
Bluettes du soleil, que j'aime votre flamme,
1901
Puis qu'elle a tel rapport à celle de mon âme !
1902
Vous paraissez de nuit et vous cachez de jour
1903
(mais toujours sans repos) : ainsi fait mon amour.
1904
Vous êtes tous ardents et n'échauffez personne :
1905
Ainsi brûle mon cœur en mon corps qui frissonne.
1906
Vous êtes à souhait au comble de tous biens ;
1907
Moi, je suis parvenu jusqu'au comble des miens.

LA RUINE
1908
C'est lui-même, avançons. Que chacun s'évertue !

LÉONTE
1909
Quelles gens sont-ceux-là ? Qui va là ?

LA RUINE
Charge ! Tue !

LÉONTE
1910
Ô dieux ! Un traître coup m'a traversé le flanc !
1911
Çà, çà, pendards, à moi ! Que je vende mon sang.
1912
Canailles, vous fuyez !

LA RUINE
Ha ! Las ! Je perds la vie !

LA DÉBAUCHE
1913
Monsieur, pardonnez-moi !

LÉONTE
Je n'en ai nulle envie.

LA DÉBAUCHE
1914
À l'aide ! Je suis mort !

LÉONTE
En voilà deux à bas...
1915
Pour attraper le reste il faut doubler le pas.

SCÈNE V.

Timadon, Léonte.

TIMADON
1916
D'où procède ce bruit ? Je n'y puis rien connaître.

LÉONTE
1917
À moi, mon Timadon !

TIMADON
Êtes-vous là, mon maître ?
1918
À la force ! Aux voleurs ! Bourgeois, accourez tous !
1919
On assassine un prince, et le souffrirez-vous ?

LÉONTE
1920
Les plus mauvais sont morts. Que le reste s'enfuie !
1921
Mon Timadon, viens vite ! Il faut que je m'appuie !

TIMADON
1922
Que ferai-je ! Ô bons dieux !

LÉONTE
As-tu faute de cœur ?
1923
Moi, je meurs volontiers, puisque je suis vainqueur.
1924
Entrons dans ce logis.

TIMADON
Nul espoir ne me reste.

LÉONTE
1925
Page, va dire au roi mon accident funeste.

SCÈNE VI.

Le Prévôt, Archers, soldat assassin.

LE PRÉVÔT
1926
Ô désordre d'état ! Trésors mal employés,
1927
Vous changez en voleurs des soldats mal payés !

ARCHERS
1928
En voilà deux contents, bien payés de leurs gages !

LE PRÉVÔT
1929
Voyons, éclairez-moi... je connais ces visages,
1930
Mais ils ne diront pas où sont leurs compagnons.

ARCHERS
1931
Monsieur, en voici l'un que nous vous amenons.

LE PRÉVÔT
1932
Ha ! Galant, je vous tiens ! Déjà je vous remarque !

SOLDAT
1933
Avise bien, prévôt, où ma prise t'embarque :
1934
Un soldat tel que moi n'est pas de ton gibier.

ARCHERS
1935
Vous êtes des pigeons de notre colombier.

SOLDAT
1936
Chien courant de bourreau, ta curée est mal prête.

ARCHERS
1937
Si crois-je avoir en toi bien employé ma quête.

LE PRÉVÔT
1938
Venez çà, mon ami.

SOLDAT
Cherchez d'autres amis.

LE PRÉVÔT
1939
Je pensai qu'à chacun ce doux nom fût permis.
1940
Dites-moi donc comment d'ordinaire on vous nomme.

SOLDAT
1941
Quelque fat le dirait : je ne suis pas votre homme.

LE PRÉVÔT
1942
Bien, passez ; mais au moins vous direz, s'il vous plaît,
1943
D'où vient la promenade à telle heure qu'il est ?

SOLDAT
1944
Qu'importe d'où je vienne ? En avez-vous affaire ?

LE PRÉVÔT
1945
Tout doux, ce que j'en dis n'est pas pour vous déplaire ;
1946
Si voudrai-je savoir où vous étiez alors
1947
Qu'il s'est fait un grand bruit à l'entour de ces corps.

SOLDAT
1948
Du bruit ? Ce n'est pas moi, votre oreille est trompée.

ARCHERS
1949
Pourquoi fuyez-vous donc ?

SOLDAT
Si j'eusse eu mon épée
1950
Toi-même eusses fui.

LE PRÉVÔT
Vous faites le fendant ?
1951
Nous en dirons deux mots. Cheminons cependant.

SCÈNE VII.

Abdolomin, Balorte, un soldat.

ABDOLOMIN
1952
Je me lève en sursaut. Hélas ! Puis-je survivre
1953
À ce dernier effort que mon malheur me livre !
1954
Mais est-il vrai, Balorte ? Allez et le voyez.

BALORTE
1955
De six du corps-de-garde à la hâte envoyés
1956
Aucun n'est revenu ; mais, au dire du page,
1957
Son maître n'a de soi que tout mauvais présage.

ABDOLOMIN
1958
Quel est son plus grand coup ?

BALORTE
Il entre par le flanc ;
1959
Mais il monte plus haut, car il crache le sang.
1960
Sire, Léonte est mort.

ABDOLOMIN
Ah ! Que l'on me soutienne !

BALORTE
1961
Forcez-vous, mon bon roi, que ce cœur vous revienne,
1962
Secouru tant de fois par sa seule vertu,
1963
Battu de la fortune et jamais abattu.

ABDOLOMIN
1964
À la fin, tant d'assauts m'obligent à me rendre.

BALORTE
1965
Mais sans un bon traité ne vous laissez pas prendre.

ABDOLOMIN
1966
Quel traité puis-je avoir de si forts ennemis ?

BALORTE
1967
La vie et l'honneur saufs, tout le reste soumis.

ABDOLOMIN
1968
La vie en un vieillard ne vaut pas la recousse,
1969
Et l'honneur ne craint pas qu'un voleur le détrousse.

BALORTE
1970
Un seul jour de la vie est en un potentat
1971
Plus cher que n'est un siècle au commun de l'État.

ABDOLOMIN
1972
Conte-nous cette mort.

SOLDAT
Sire, en sa défaillance,
1973
Ses paroles n'ont point démenti sa vaillance.
1974
Il était sur un lit ; sa mortelle douleur
1975
Marquait son écuyer d'une même couleur,
1976
Hormis que le blessé faisait bien sa harangue,
1977
Et l'autre avait perdu l'usage de la langue :
1978
« Mon Timadon, dit-il, ne sois point si dolent ;
1979
Vois que moi-même seul je me vais consolent ;
1980
Entends ces derniers mots qu'à peine je profère :
1981
Va porter prudemment mes adieux à mon père ;
1982
Dis-lui que du trépas l'immuable décret
1983
À mon esprit content ne laisse aucun regret,
1984
Sinon le seul penser de sa plainte future.
1985
Mais, hélas ! Qu'il supplée à ma triste aventure ;
1986
Ne pouvant espérer que je lui sois rendu,
1987
Qu'il ne se perde point après m'avoir perdu.
1988
Quand il ne voudrait pas vivre pour sa patrie,
1989
Qu'il vive pour le moins parce que je l'en prie. »
1990
Lors, en tournant les yeux avec un grand soupir,
1991
On a vu peu à peu ses membres s'assoupir.

ABDOLOMIN
1992
Ô comble douloureux de mes longues misères !
1993
Lamentable renfort de mes peines amères !
1994
Ô jeune homme imprudent ! Prince inconsidéré !
1995
Quel orage public tu nous as attiré !
1996
Ah ! Le pauvre Belcar ! J'ai bien peur qu'il pâtisse.

BALORTE
1997
Avec quelle raison ni couleur de justice ?

ABDOLOMIN
1998
Un roi dont la justice est jointe aux intérêts
1999
De son simple vouloir colore ses arrêts.

BALORTE
2000
Cet acte à tout le monde offenserait l'oreille.

ABDOLOMIN
2001
Cet acte, à son avis, me rendrait la pareille.

BALORTE
2002
Il aime trop l'honneur pour en user ainsi.

ABDOLOMIN
2003
Pour absoudre mon fils, il le hait trop aussi.

BALORTE
2004
On ne peut contre lui nul prétexte produire.

ABDOLOMIN
2005
Le prétexte ne manque à qui tâche de nuire.

BALORTE
2006
L'univers est témoin de votre intégrité.

ABDOLOMIN
2007
Le juste périt bien sans l'avoir mérité.

BALORTE
2008
Le ciel tient le courroux des monarques en bride.

ABDOLOMIN
2009
Les tyrans vont toujours où le courroux les guide.
2010
Donc, ô dieu souverain, modèle des bons rois,
2011
Qui ne t'informes point seulement par la voix,
2012
Mais qui, plus mille fois clairvoyant que Lyncée,
2013
Pénètres les cachots de l'humaine pensée !
2014
Ô juge sans appel, examinent les faits
2015
Des grands et des petits, des bons et des mauvais ;
2016
Si depuis mon printemps j'ai choisi mon entrée
2017
Au vrai temple d'honneur par la porte d'Astrée ;
2018
Si j'ai si bien vécu que jamais ma candeur
2019
N'a quitté tant soit peu mon progrès de grandeur.
2020
Si j'ai le cœur sans fiel, et si la convoitise
2021
Ne me souilla jamais d'un acte de feintise,
2022
Ô libéral donneur, donne-moi de ce pas,
2023
Pour loyer de mes ans, le repos du trépas.
2024
Je ne demande rien que même la nature
2025
Ne concède une fois à toute créature.
2026
Ou, si par couardise et par déloyauté
2027
J'ai dressé contre lui ce tour de cruauté,
2028
Si j'avais rien prévu de sa perte soudaine,
2029
Voire si je n'en souffre une incroyable peine,
2030
Et si je ne voudrais, sous l'Érèbe enfermé,
2031
Prendre son lieu fatal pour le rendre animé,
2032
Je veux, non que ton bras d'une flamme tranchante
2033
Écarte en mille éclats ma carcasse méchante :
2034
Le supplice en serait et trop noble et trop court ;
2035
Mais que le grand portail de l'infernale court
2036
M'engloutisse vivant : là les torches brûlantes,
2037
Les vipères, les fouets, les ondes reculantes,
2038
Les vautours, les rochers et le tour d'Ixion
2039
Soient employez ensemble à ma punition ;
2040
Ou (puisque voir le jour est mon plus grand martyre)
2041
Que je sois pour jamais privé de mon empire,
2042
Vagabond, fugitif, de chacun détesté,
2043
Exemple de malheur, miroir de pauvreté ;
2044
Qu'aux miens je fasse peur, mes ennemis en rient,
2045
Que tous les éléments leurs douceurs me dénient ;
2046
Que l'air m'ôte son souffle et le feu sa splendeur,
2047
L'eau son humidité, la terre sa verdeur ;
2048
Que, souffrant, sans mourir, mille morts en une heure,
2049
Je vive à tous ennuis, à tous plaisirs je meure.

BALORTE
2050
Sire, espérez-en mieux ; nous avons tout loisir,
2051
Quand le désastre vient, d'en avoir déplaisir.
2052
Si par prévention notre âme appréhensive
2053
Ressentait le malheur avant qu'il nous arrive,
2054
Nous serions sans repos et toujours en suspens ;
2055
Nous verrions mille maux près de nous se campant ;
2056
Nos plus beaux jours, troublez de cette connaissance,
2057
Rompraient de nos plaisirs la douce jouissance.
2058
Mais ceux que la sagesse a rendus forts et durs,
2059
Selon leurs maux passés méprisent les futurs,
2060
Et même (qui plus est) leur sentiment s'exempte,
2061
Tant que faire se peut, de la douleur présente,
2062
Et trouvent en effet que l'amer et le doux
2063
De tous nos accidents dépend quasi de nous.

FIN