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Ô filles de la nuit, inexorables parques,
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Qui, des moindres pasteurs et des plus grands monarques
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Filant les ans divers sur eux exécutés,
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Les éternels destins dans le ciel projetés,
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D'où vient, malignes soeurs, que vos funestes forces
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Retranchent tout à coup des plus jeunes les forces ;
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De ceux le plus souvent moissonnent le printemps
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Qui devraient et voudraient respirer plus longtemps,
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Et ceux qui, saouls des biens, las des maux de ce monde,
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N'ont autre ambition qu'une fosse profonde,
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On les voit tous courbés, malsains et mal plaisants,
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Traîner à contre-cœur le fardeau de leurs ans ?
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Ô mort ! Que tardes-tu que tu ne viens dissoudre
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Cette inutile chair en sa première poudre ?
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Que me peut-il rester à dévider ici
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De repos, de travail, de joie ou de souci ?
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Ai-je quelque plaisir ? Sens-je quelque amertume
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Que l'usage commun ne me tourne en coutume ?
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N'ai-je point assez vu les détours et retours
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De la reine sans yeux qui domine en nos jours
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Au gré du vent muable et de l'onde flottante ?
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Peut-elle plus forger sur sa boule inconstante
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Un sort doux ou fâcheux que je n'ai éprouvé ?
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Ou bien, si quelque choc m'est encor réservé,
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Que je ne prévois point (car son ire attisée
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De malheurs tous nouveaux ne peut être épuisée),
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Ravi-moi, douce mort, et rends d'un coup de faux
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Invisible ma cendre à ses derniers assauts.
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Ha ! Si, comme l'on croit, et facile et glissante
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Était à tous venants d'Averne la descente,
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Le mortel ici-bas braverait les malheurs
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Et n'attendrait jamais des extrêmes douleurs.
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« On ne doit de tout point appeler misérable
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Qui peut prendre à propos un trépas honorable. »
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Si les secrets chaînons qui jusqu'à ce jourd'hui
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Ont accroché mon âme en son fragile étui
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Se pouvaient élargir sans l'expresse ouverture
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Du grand maître qui tient l'empire de nature,
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Jà dès maintes moissons s'étendraient en repos
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Sous la poudreuse tombe et mes maux et mes os.
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« Vivre à qui veut mourir n'est pas moins un martyre
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Que mourir est fâcheux à qui vivre désire »
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Humains infortunés, las ! D'où vient que toujours
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Vos plus ardents souhaits rencontrent à rebours,
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Et que ceux d'entre vous auxquels semblent mieux rire
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Les plus âpres desseins où leur travail aspire
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Enfin n'y trouvent pas, en étant possesseurs,
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Ce qu'ils s'y promettaient de biens et de douceurs ?
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Car, tant que vous vivez, vos âmes non contentes
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Ne conçoivent, chétifs, que nouvelles attentes,
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Et parmi tant d'objets dont l'amour vous époint,
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Vous prisez toujours plus ce que vous n'avez point.
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Mais le plus vain désir dont s'abusent tant d'hommes,
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C'est dans l'ambition des grandeurs où nous sommes,
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Rois gênés de soucis, qui parmi nos honneurs
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Sommes toujours en butte aux chagrins et frayeurs.
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Ô cent fois plus heureux ceux qui passent leurs âges
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À guider un troupeau sur l'émail des herbages !
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Si leur sceptre n'est d'or, mais de frêne ébranché ;
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Si leur corps n'est de pourpre, ains de toile cachée ;
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Si pour mets plus exquis ils ont leur panetière,
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Leur hutte pour palais, la paille pour litière,
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Pour leur suite un matin ; si leur nom n'est connu
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Qu'en un chétif hameau dont leur tige est venu,
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Aussi sont-ils exempts de la mordante envie ;
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Leur âme en bas état est d'honneur assouvie ;
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Ils dorment en repos, sans crainte et sans soupçons ;
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On n'espionne pas leurs humeurs et façons ;
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Ils n'ont à contenter tant d'avides sangsues
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Qui briguent dans les cours des pensions indues ;
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Ils sont pleiges d'eux seuls, et ne sont obligés
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De répondre en autrui du droit des mal-jugés ;
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Ils n'ont soin des méfaits dont ils ne sont pas cause,
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Le fardeau d'un État sur leur dos ne fait pause,
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Ils ne sont appelés, par blâmes différents,
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Si paisibles, couards ; si justiciers, tyrans.
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« Plus un mortel est grand, plus grande est sa ruine
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Quand le sort impiteux contre lui se mutine ;
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Plus grands sont ses malheurs, plus aussi ses péchés
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Sont du babil piquant d'un vulgaire toucher. »
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Misérable maîtrise, ou plutôt servitude,
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Qui nous fait grisonner par son inquiétude !
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Ô dangereux bandeau, dont tout homme chargé
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Outrage ses voisins ou s'en voit outragé,
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Si bien que l'un répugne à l'âme juste et sage,
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L'autre pousse en fureur un généreux courage !
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Depuis qu'un vieil ami du vainqueur Macédon
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Mit en mes simples mains le sceptre de Sidon,
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Combien ai-je tâché d'ombrager mes contrées
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Sous l'aile de la paix, si longtemps désastrées !
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Paix, la fille du ciel, la mère des vertus,
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Le juste cavesson des mutins abattus,
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Nourrice des bons arts, saint nœud de concordance,
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Trésor de tout bonheur, et corne d'abondance ;
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Paix qui, peuplant la terre en dépit de la mort,
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Rend herbeux et désert le charontide port :
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Ô paix ! Mon cher désir, qu'ai-je fait pour t'atteindre
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Et pour ce grand brasier dans mon terroir éteindre ?
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Qu'ai-je fait pour changer nos douleurs en soulas,
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Nos corselets en socs, en faux nos coutelas !
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J'en atteste aujourd'hui les majestés suprêmes.