SCÈNE 1
Vue extérieure de la maison de don Pedro. Une rue.
DON ALONSO, TELLO.
DON ALONSO
1J'aime mieux mourir, Tello, que de vivre sans la voir.
TELLO
2Je crains qu'à force d'aller et de venir d'Olmedo à Medina, ne se divulgue le secret de vos amours. J'ai peur que vous n'inspiriez à vos deux rivaux un dépit qui les fera parler.
DON ALONSO
3Comment me résoudre à ne pas voir Inès quand je l'adore?
TELLO
4Il-faudrait mieux garder les apparences. Vous laissez à peine écouler trois jours sans la voir et lui parler. Vous aurez gagné, monsieur, la fièvre tierce d'amour. N'êtes-vous pas quelque peu ennuyé, fatigué de ces perpétuelles allées et venues?
DON ALONSO
5Qu'est-ce que la distance d'Olmedo à Medina, Tello, quand Léandre traversait toutes les nuits la mer pour voir Héro? Et puisqu'il s'en faut que la mer s'étende entre Olmedo et Medina, qu'est-ce que je fais pour Inès?
TELLO
6Léandre ne bravait que les flots; craignez pour vous d'autres périls. Je sais que don Rodrigue est informé de votre passion aussi bien que moi-même. J'ignorais à qui appartenait le manteau en question, et, un jour que je l'avais mis…
DON ALONSO
7Quelle imprudence!
TELLO
8Il m'aborde.— «Hidalgo, me dit-il, de qui tenez vous cette cape? Il me semble la reconnaître. — Si cela peut vous être agréable, lui répondis-je, je la remettrai à quelqu'un de vos serviteurs. » Il changea de couleur, et répliqua: « Un de nos laquais l'avait perdue quelque soir; mais il est mieux qu'elle vous demeure. Gardez-la bien. » Et il me quitta d'un air à moitié dédaigneux, la main sur la garde de son épée. Il sait que je vous appartiens; il sait qu'il a perdu ce manteau contre nous deux. Pour Dieu, seigneur, méfiez-vous. Ce sont gens de conséquence. Ils sont sur leur terrain, par conséquent puissants. Et d'ailleurs, je suis très inquiet d'avoir vu cet amour commencer par des sortilèges. Vous poursuivez un but honnête. A quoi bon les cercles, les incantations? — J'étais allé, comme vous savez, avec Fabia, pour arracher une molaire à ce pendu? Comme Arlequin, je pose l'échelle d'un côté de la potence. Fabia monte. Je reste au pied, et j'entends alors le bandit me dire: Monte, Tello, n'aie pas peur; sinon, je vais descendre. — Grand saint Paul!... Je tombe roide, et si bien privé de mes sens, que c'est un miracle comment j'ai pu les reprendre. Elle descendit : je revins à moi tout tremblant, et fort triste de me voir tout trempé; pourtant, il n'avait pas plu.
DON ALONSO
9Tello, le véritable amour ne connaît pas de périls. Le sort a voulu que j'eusse un rival passionnément épris qui brigue la main d'Inès. Je suis jaloux, désespéré. — Que faire? Je ne crois pas au pouvoir des sortilèges. Le mérite uni à la constance, voilà ce qui concilie les volontés. Inès m'aime; moi, je l'adore, je vis en Inès. Tout ce qui n'est pas Inès, je le méprise, je l'abhorre, je l'ignore. Inès est mon bien; je suis l'esclave d'Inès, je ne puis vivre sans Inès. Je vais, je reviens d'Olmedo à Medina, parce qu'Inès est l'étoile qui me guide à la vie ou à la mort.
TELLO
10Vous n'avez oublié que de dire : « Je t'aime un peu, mon Inès. » —Fasse Dieu que tout cela tourne bien.
DON ALONSO
11Voici l'heure : donne le signal.
ANA
13
(de la maison.)Qui est là?
TELLO
14Déjà… – C'est moi. Mélibée est-elle chez elle? Voici venir Calixte.
ANA
15Attends un moment, Sempronio.
DOÑA INÈS
16
(de la maison.)Lui venu?
SCÈNE II
Appartement dans la maison de don Pedro.
DOÑA INÈS, DON ALONSO, TELLO.
DOÑA INÈS
1Mon doux seigneur!
DON ALONSO
2Chère Inès! Je viens ici chercher ma vie.
TELLO
3Voilà qui s'appelle parler.
DOÑA INÈS
4Tello, mon ami!
TELLO
5Ma reine et maîtresse…
DOÑA INÈS
6Je n'aurais pas voulu vous voir aujourd'hui, mon Alonso bien-aimé, tant m'a causé d'ennui la sotte insistance de Rodrigue…
DON ALONSO
7Si, cédant à l'obéissance, tu t'es résignée à ce parti, je ne veux pas être détrompé, ni ouïr ma sentence de ta bouche. Au moment de monter à cheval pour venir contempler ta beauté, le cœur me disait, et j'en faisais part à Tello, qu'il y avait quelque nouveauté, d'où s'expliquait ma tristesse. Tes paroles semblent le confirmer. Malheur à moi, si c'est la vérité!
DOÑA INÈS
8Rassure-toi. Je t'ai dit oui : à l'univers entier, je répondrai non. Toi seul seras l'arbitre de ma destinée et de ma vie. Il n'est pas de puissance qui m'empêche d'être à toi. — Hier, j'étais descendue au jardin; et, comme j'évite Leonor, à cause de don Fernand, je contais mes amours aux fleurs, et je les contais en pleurant. Fleurs et fontaines, disais-je, j'envie votre existence, car, la nuit écoulée, vous revoyez votre soleil. Je crus alors entendre un lys me répondre (telles sont les illusions de l'amour) : « Si le soleil que tu adores t'éclaire la nuit, que te faut-il, et de quoi te plains-tu, ô Inès? »
TELLO
9Certain Grec répondit à un aveugle qui lui contait tous ses ennuis : « Si tu peux t'amuser la nuit, de quoi te plains-tu, pauvre aveugle? »
DOÑA INÈS
10Ces moments me trouvent pareille au papillon : j'aspire a ta lumière… Au papillon? Non; plutôt au phénix, car flamme si douce et si belle, me donne, à la fois la mort et la vie.
DON ALONSO
11Dieu bénisse les lèvres de corail dont les roses laissent, pour mon bonheur, échapper ces enivrantes paroles. —Et moi aussi, Inès, quand je suis sans Tello, je raconte aux fleurs mes transports jaloux, mon amour, mes craintes.
TELLO
12Je l'ai vu parler amour aux champs de raves d'Olmedo. Plutôt que de se taire, un amant s'entretiendra avec le vent, avec les pierres.
DON ALONSO
13Ma pensée ne peut ni se taire, ni vivre isolée : il faut, Inès, qu'elle habite avec toi, qu'elle parle et sente avec toi. Oh! qui saurait exprimer ce que de loin je t'adresse et quand je suis là près de toi, j'oublie même que je vis. Le long du chemin, j'entretiens Tello de tes grâces charmantes; nous parlons ensuite de ton entendement divin. Ton nom seul m'enivre, à ce point que j'ai reçu à mon service une femme qui le porte : toute la journée, je lui adresse la parole, et il me semble ainsi, ô maîtresse adorée, que c'est à toi que je parle.
TELLO
14Apprenez un nouvel effet de vos charmes, aimable Inès. Vous avez donné de l'imagination à mon maître, et vous avez fait un poëte de moi. Voici une glose à certain couplet, de la composition de don Alonso, sur cette question : Peut-on vivre en mourant?
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Je quittai Inès dans le vallon :
Elle riait.
Si tu la vois, André,
Dis-lui ce qui en est :
Je me meurs pour elle.
DOÑA INÈS
15La glose est de la composition de don Alonso ?
TELLO
16Oui, madame; et je puis vous jurer qu'elle n'est pas si mauvaise, pour un poëte d'Olmedo.
DOÑA INÈS
17
(après avoir écouté la lecture de Tello.)Si la glose est de toi, cela s'appelle une longue menterie en vers, au nom d'Alonso.
DOÑA ALONSO
18C'est dire que mes vers seraient un mensonge d'amour. Ah! madame, quelle est la poésie capable d'exprimer le mien?
(On entend des pas.)
DON ALONSO
20Croyez-vous qu'il entre?
DOÑA INÊS
21Vite, cachez-vous?
(Ils disparaissent.)
SCÈNE III
DON PEDRO, DOÑA INÈS.
DON PEDRO
1Tu veilles encore, mon Inès? Je te croyais déjà couchée.
DOÑA INÈS
2Je me suis attardée à prier, demandant à Dieu d'incliner mon cœur vers ce qui est le plus sage. Je songeais à ce que vous m'avez dit hier.
DON PEDRO
3Mon affection pour toi rêvât-elle l'impossible, elle ne pourrait, Inès, trouver un mari comparable à Rodrigue.
DOÑA INÈS
4Tout le monde s'accorde à louer son mérite; et, si j'avais la vocation du mariage, il n'est personne à Medina ou en Castille qui me parût l'égaler.
DON PEDRO
5Comment? la vocation du mariage.
DOÑA INÈS
6J'ai trouvé un époux, seigneur. Il a fallu, pour le déclarer, que j'y fusse contrainte, ne voulant pas vous faire de chagrin.
DON PEDRO
7Un époux? Qu'est-ce que cela signifie, Inès?
DOÑA INÈS
8Pour vous, c'est chose nouvelle… Et pourtant ma volonté n'a jamais varié sur ce point. Faites moi tailler dès demain un habit; je ne veux plus de ces atours mondains. Cet habit, je le garderai, jusqu'à ce que je sache le latin. — Il vous reste Leonor. Leonor vous donnera des petits-fils; et, par la mémoire de ma mère, je vous supplie de ne pas me répliquer. Secondez plutôt des vœux auxquels est attaché mon bonheur. Faites chercher une femme de bonne vie et mœurs, qui m'initie à mes nouveaux devoirs : je veux en même temps un maître à chanter qui sache aussi le latin.
DON PEDRO
9Est-ce bien Inès, est-ce ma fille que j'entends?
DOÑA INÈS
10Ce ne sont point des paroles, mais des réalités.
DON PEDRO
11Mon cœur s'attendrit, s'endurcit tour à tour, en l'écoutant. De ton beau printemps ma vieillesse espérait des neveux. Mais, si telle est ta vocation, ne plaise à Dieu que je la contrarie. Contre le ciel, je le sais, il n'est pas de résistance. Mais les sentiments de l'homme sont quelquefois inconstants et vains. Le naturel de la femme est susceptible d'influence; il est d'ailleurs si faible, que de femme à changement il n'y a que la distance d'un mot. Ne change donc rien à tes habitudes. La toilette ne peut l'empêcher de lire le latin, de chanter, de faire, en un mot, ce qu'il te plaira. Garde les habits d'une tille de ta qualité. Je ne veux pas que si Medina admire ta sainte résolution aujourd'hui, elle rie peut-être de ta faiblesse demain ? Je ferai chercher la femme en question et quelqu'un pour t'enseigner le latin. Oui, entre deux pères, il faut obéir au meilleur. — J'ai dit, et te laisse avec Dieu. Ne voulant pas te faire de chagrin, je vais me retirer là où mes yeux pourront pleurer librement ta perte.
(Il sort.)
SCÈNE IV
DON ALONSO, TELLO, DOÑA INÈS.
DOÑA INÈS
1
(à don Alonso.)Pardonne-moi, si je t'ai fait de la peine.
DON ALONSO
2C'est peu de chose, quand je vois que tu prépares ta mort et la mienne. Ah! Inès! qui t'a conseillé un si brusque remède à nos peines, à nos disgrâces?
DOÑA INÈS
3L'amour, dans le péril, donne à l'âme des lumières qui font apercevoir les remèdes possibles.
DON ALONSO
4Quoi! c'est là un remède possible?
DOÑA INÈS
5C'est le seul à ma disposition pour empêcher que Rodrigue ne parvienne à ses fins. A mal prochain, délai est le remède. L'appel d'un jugement laisse toujours de l'espoir.
TELLO
6Elle a raison, monsieur. Pendant que doña Inès apprendra à chanter et à lire, vous pourrez vous arranger pour obtenir la consécration de l'Église. Il n'y a que ce moyen d'empêcher que Rodrigue ne se prévale de la parole qu'il a reçue de don Pedro. Il ne saurait tenir à offense que doña Inès le refuse pour le parti qu'elle dit vouloir adopter. Ce sera d'ailleurs un excellent moyen pour me permettre d'aller et venir à mon aise dans la maison.
DON ALONSO
7A ton aise! Comment cela?
TELLO
8Puisqu'elle a besoin d'apprendre à lire le latin, est-il bien difficile que ce soit moi qui devienne son maître? — Vous verrez avec quelle dextérité je lui enseignerai à lire vos billets.
Ah! que tu as bien trouvé la remède à mes maux!
TELLO
9Je crois de plus que Fabia pourra fort bien être mise au service d'Inès, sous couleur de la sainte personne qui est nécessaire pour la former.
DOÑA INÈS
10A merveille! Fabia me donnera des leçons de bonnes mœurs et de vertu.
TELLO
11Je réponds de l'institutrice.
DON ALONSO
12Mon bien, amour est une douce matière pour ne pas sentir les heures qui volent si vite pour les amants. Je crains que le jour ne nous surprenne, et qu'on ne me voie sortir d'ici, ou que je ne sois contraint de rester. Ah! que cette nécessité me serait douce. — Medina, à la Croix de Mai, célèbre sa plus grande, fête : j'ai à faire mes préparatifs, car le jour des courses je veux paraître en bel équipage sous tes yeux. D'ailleurs, on m'écrit de. Valladolid que le roi don Juan doit y assister. Le connétable l'engage à prendre ses ébats pour recouvrer la santé, dans les montagnes de Tolède, et il lui demande d'honorer Medina de sa présence à son retour. Il est convenable que la noblesse du pays lui fasse cortège. — Le ciel te garde, mon bien.
DOÑA INÈS
13Un moment : il faut que je descende pour ouvrir la porte.
DON ALONSO
14O lumière! ô stupide aurore, jalouse du bonheur de tous les amants.
TELLO
15Ne craignez pas que le matin vous surprenne.
DON ALONSO
16Comment cela?
TELLO
17Il fait déjà jour.
DON ALONSO
18Tu as raison, si tu veux parler d'Inès. Mais, comment peut-il faire jour, Tello, quand le soleil se couche?
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une rue de Medina del Campo.
DON RODRIGUE, DON FERNAND.
DON RODRIGUE
1Plusieurs fois, don Fernand, mon instinct jaloux avait attiré mon attention sur ce cavalier, et j'admirais, malgré moi, son port, la gravité, la dignité de son visage.
DON FERNAND
2Voilà bien le langage d'un amant : pour peu qu'il rencontre un cavalier de bonne tournure, il redoute aussitôt que, s'il est aperçu de sa dame, elle n'en vienne, malgré elle, à l'aimer.
DON RODRIGUE
3Telle est vraiment sa renommée, que, quelque soin qu'il mette à se cacher, il reçoit partout des ovations. Je vous ai raconté comment je vis un jour ce jeune serviteur revêtu du manteau que je perdis dans notre rencontre. Après lui avoir parlé, je fis prendre secrètement des informations, et j'ai acquis la certitude que sa passion est partagée. L'amant d'Inès est don Alonso, cet élégant cavalier d'Olmedo, ce brillant jouteur que redoutent également hommes et taureaux. S'il se déclare le serviteur d'Inès, que puis-je tenter, moi? et si elle l'aime, comment espérer qu'elle me regarde jamais d'un œil compatissant?
DON FERNAND
4Faut-il si absolument qu'elle l'aime?
DON RODRIGUE
5Il l'a captivée; et il mérite, Fernand, d'en être aimé. — Elle m'abhorre maintenant. A quoi, hélas! me résoudre?
DON FERNAND
6La jalousie, Rodrigue, est une chimère formée d'envie, de vent et de nuages, qui nous agite en présentant l'incertain comme une réalité : c'est le fantôme qui nous effraye la nuit, une idée fixe qui pousse à la folie, un mensonge qui a nom vérité.
DON RODRIGUE
7Pourquoi alors ces allées et venues d'Olmedo à Medina? Pourquoi ces billets échangés, le soir, au coin d'une rue? — J'ai résolu de me marier. Vous êtes un esprit sage, que me conseillez-vous? N'est-ce pas de le tuer?
DON FERNAND
8Tel n'est pas' mon avis. — Pourquoi doña Inès l'aimerait-elle, quand elle ne vous a jamais aimé?
DON RODRIGUE
9La réponse est facile : c'est qu'il est plus heureux et mieux fait que moi.
DON FERNAND
10Dites plutôt qu'Inès est si innocente, qu'elle redoute jusqu'au nom de mari.
DON RODRIGUE
11J'aurai la vie de l'homme qui m'oblige à vivre dans sa disgrâce: Tant de dédain ne peut procéder d'un sentiment avouable. J'y perdrai la raison, comme j'ai déjà perdu mon manteau.
DON FERNAND
12L'avoir laissée libre jusqu'ici, c'était en quelque sorte la jeter devant les yeux de don Alonso. Terminez le mariage : Alonso aura les dépouilles, et vous, la victoire.
DON RODRIGUE
13Un chagrin mortel empoisonne mon amour de soupçons et de jalousies.
DON FERNAND
14Paraissez galamment aux fêtes de la Croix de Mai. J'y paraîtrai avec vous. Le roi y sera, dit-on. Montez votre cheval châtain, moi mon cheval bai. Mal que l'on distrait est à moitié guéri.
DON RODRIGUE
15Si nous avons don Alonso, comment Medina pourra-t-elle soutenir la lutte contre Olmedo?
DON FERNAND
16Vous avez donc perdu le sens?
DON RODRIGUE
17L'amour me rend fou.
SCÈNE VI
Salon dans la maison de don Pedro.
DON PEDRO, DOÑA INÈS, DOÑA LEONOR.
DON PEDRO
1Ne sois pas si obstinée.
DOÑA INÈS
2Rien ne pourra vaincre ma résolution.
DON PEDRO
3Ma fille, y songes-tu? Empoisonner ainsi ma vie? Rien ne te presse…
DOÑA INÈS
4Seigneur, qu'importe ce brun vêtement, si je ne dois plus le quitter?
DOÑA LEONOR
5Tu es folle.
DOÑA INÈS
6Laisse-moi, Leonor.
DOÑA LEONOR
7Garde au moins ta toilette pour assister aux fêtes.
DOÑA INÈS
8Qui soupire après d'autres parures n'a guère de goût pour celles-ci. Les célestes parures sont désormais ma seule ambition.
DON PEDRO
9N'est-ce pas assez que je le veuille?
DOÑA INÈS
10Eh bien, je vous obéirai.
(Entre Fabia avec un rosaire, un bâton et des lunettes.)
FABIA
11Que la paix soit dans cette maison.
DON PEDRO
12Et qu'elle y entre avec vous.
FABIA
13Qui de vous est la señora doña Inès, qui s'apprête à recevoir le Seigneur pour époux. Qui est celle qu'a déjà choisie cet époux divin, et qui la touche ainsi en secret, comme sa bien-aimée?
DON PEDRO
14La voici, honorable mère; et moi, je suis son père.
FABIA
15Soyez-le encore de longues années, et puisse-t-elle voir bientôt le maître que vous n'apercevez pas : bien que j'espère au Seigneur qui, dans sa bonté, vous persuadera d'accepter cet époux, lequel est un bien noble chevalier.
DON PEDRO
16Très-noble, oh! oui, manière.
FABIA
17J'ai su que l'on cherchait quelqu'un dans le but de morigéner la verte jeunesse d'Inès, de la diriger, de lui indiquer les sentiers du Seigneur, de la soutenir, en sa qualité de novice, dans le chemin de l'amour. Je me suis mise en prières, et j'ai senti un mouvement qui me poussait à venir m'offrir pour cet office, bien que pécheresse indigne.
DON PEDRO
18Voilà, mon Inès, la femme qu'il te faut.
DOÑA INÈS
19Oui, voilà bien celle qui m'est en ce moment nécessaire. — Embrassez-moi, ma mère.
FABIA
20Tout doux, s'il vous plaît; vous appuyez sur mon cilice.
DON PEDRO
21Non, jamais je ne vis pareille humilité.
DOÑA LEONOR
22Elle porte écrits sur son visage les sentiments qui sont dans son cœur.
FABIA
23Oh! quelle beauté ! quelle grâce! Que tant de noblesse élégante obtienne ce que je souhaite, et, de plus, ma bénédiction. — Avez-vous un oratoire?
DOÑA INÈS
24Mère, j'en suis à mes premiers pas dans le chemin de la perfection.
FABIA
25Étant grande pécheresse, je ne suis pas bien rassurée du côté de votre père.
DON PEDRO
26Je ne mets plus d'obstacle à sa sainte vocation.
FABIA
27C'est en vain, infernal dragon, que tu prétends la dévorer. Ses noces n'auront pas lieu à Medina: le monastère est à Olmedo. Domine, s'il est possible, ad juvandum me festina.
(Entre Tello en costume d'étudiant.)
TELLO
28
(dans la coulisse.)S'il est avec ses filles, je sais qu'il ne sera pas fâché de me voir.
(Il entre et salue.)
Voici le maître que vous cherchez, seigneur don Pedro, pour l'enseignement du latin et du reste. Vous saurez que l'on m'a dit à l'église que vous cherchiez un étudiant; car, déjà s'est répandu le bruit de la pieuse résolution de madame. N'étant pas du pays, je suis venu moi-même vous offrir mes services, supposé que j'en sois capable.
DON PEDRO
29J'en suis persuadé. Tout s'accorde, je le vois, et la volonté du ciel est manifeste.
(A Inès.)La mère peut demeurer à la maison, et ce jeune homme viendra pour te donner leçon. Arrangez cela toutes deux, jusqu'à mon retour.
(A Tello.)D'où es-tu, mon brave?
TELLO
30De Calahorra, seigneur.
DON PEDRO
33Tu dois être parent du Cid: et tu as étudié…
TELLO
34A la Corogne, où j'ai pris le grade de bachelier.
DON PEDRO
35Avez-vous pris les ordres?
TELLO
36Oui, seigneur, depuis hier.
DON PEDRO
37Je suis là dans un moment.
(Il sort.)
SCÈNE VII
DOÑA INÈS, DOÑA LEONOR, FABIA, TELLO.
DOÑA LEONOR
3Et, c'est toi, Tello?
DOÑA INÈS
4Ce cher Tello !
DOÑA LEONOR
5Quelle mauvaise plaisanterie!
DOÑA INÈS
6Parle-moi de don Alonso.
TELLO
7Puis-je me confier à Leonor?
DOÑA LEONOR
9Inès ferait tort à l'affection de mon cœur, si elle me cachait ses sentiments.
TELLO
10Don Alonso, madame, est toujours prêt à vous servir. Les fêtes de mai s'approchent, et déjà il prépare parures, chevaux, caparaçons, lances et javelots. Si la joûte de cannes s'organise, nous avons disposé une adarga, où j'ai mis tout mon sublime génie. Vous verrez.
DOÑA INÈS
11Il ne m'a pas écrit?
TELLO
12Que je suis bête! Voici une lettre, madame.
DOÑA INÉS
13Que je la baise avant de la lire.
DON PEDRO
14
(de l'extérieur.)Eh bien, attelez ma voiture, si l'alezan est malade.
(Il entre, et voit Inès" la lettre à la main.)
Qu'est-ce que c'est?
TELLO
15(bas à Inès.)Votre père !... — Faites semblant de lire, et je ferai semblant de vous montrer le latin. —Dominus…
DOÑA INÈS
18Essayons encore.
DOÑA INÈS
20Dominus meus.
TELLO
21
(à don Pedro.)Vous voyez… Peu à peu cela viendra.
DON PEDRO
22Comment? déjà une leçon?
DOÑA INÈS
23J'ai tant d'envie d'apprendre.
DON PEDRO
24A la bonne heure ! — L'Ayuntamiento, chère Inès, m'envoie prévenir que j'aie à me rendre à la fête.
DOÑA INÈS
25Cela est sage, puisque le Roi doit s'y trouver.
DON PEDRO
26Je veux bien, mais à condition que tu y viendras avec Leonor.
DOÑA INÈS
27
(à Fabia.)Ma mère, veuillez me dire si je puis y assister sans péché.
FABIA
28Sans doute; point de scrupule là-dessus. N'en croyez pas ces gens à sévérité affectée, qui, dans leur circonspection extrême, s'imaginent toujours offenser Dieu. Oubliant qu'ils sont de chair et d'os, comme tout le monde, ils regardent comme une licence excessive le moindre délassement capable de nous soulager de nos peines. Il y faut simplement de la modération. — J'accorde donc la permission, au moins pour ces fêtes, étant de ma nature: Jugatoribus paternus.
DON PEDRO
29Eh bien, allons ! Je veux donner de l'argent à ton maître, et acheter à la mère une cape.
FABIA
30Nous sommes tous abrités sous celle du ciel. — Et vous, Leonor, n'allez-vous pas avec votre sœur?
DOÑA LEONOR
31Si, ma mère, je veux profiter d'un si saint exemple.
SCÈNE VIII
Appartement dans l'hôtel du roi à Olmedo.
LE ROI JEAN II, LE CONNÉTABLE DON ALVARO DE LUNA, GENS DE LA SUITE.
LE ROI
1
(au connétable.)Je ne veux point d'affaires à dépêcher, au moment de partir.
LE CONNÉTABLE
2Il ne s'agit que de signer; vous n'aurez pas la peine d'écouter.
LE CONNÉTABLE
4Faut-il faire entrer?
LE ROI
5Pour le moment, non.
LE CONNÉTABLE
6Sa Sainteté a accordé ce que demandait Votre Altesse, concernant l'ordre d'Alcantara.
LE ROI
7Je lui avais demandé de modifier l'habit des chevaliers. Je crois qu'ainsi il fera mieux.
LE CONNÉTABLE
8L'autre costume était fort laid.
LE ROI
9Ils porteront désormais la croix verte. — J'ai bien des grâces à rendre au Souverain Pontife, de l'intérêt qu'il prend à notre prospérité. Par ce moyen, les affaires de l'Infant ne pourront que s'améliorer, au moins en ce qui nous touche.
LE CONNÉTABLE
10Voici deux provisions qui sont chacune de grande importance.
LE ROI
11De quoi s'agit-il?
LE CONNÉTABLE
12Elles exposent les motifs des marques distinctives qu'impose Votre Majesté aux Mores et aux Juifs de son royaume de Castille.
LE ROI
13Je veux en ce point, connétable, me rendre aux désirs si vivement exprimés par Fray Vicente Ferrer.
LE CONNÉTABLE
14C'est un personnage dont la sainteté n'a d'égale que la science.
LE ROI
15J'ai décidé hier avec lui que dans tous ceux de mes royaumes qui renferment un mélange de population, les Juifs porteront un tabard, en manière de caban, avec une marque apparente, et les Mores un capuchon vert. Le chrétien doit tenir à son honneur, qui consiste à les éviter. Cela effrayera ceux qui ne craignent pas de compromettre leur noblesse.
LE CONNÉTABLE
16Par ces présentes, Votre Majesté accorde les insignes de l'Ordre à don Alonso, que l'on surnomme le Cavalier d'Olmedo.
LE ROI
17C'est un homme distingué par sa naissance et par sa réputation. Je l'ai vu ici, au mariage de ma sœur.
LE CONNÉTABLE
18Il se propose, je crois, pour vous faire sa cour, de se rendre à Medina, aux fêtes de demain.
LE ROI
19Dites-lui qu'il travaille à augmenter sa réputation dans les armes : je lui réserve la première commanderie vacante.
(Ils sortent.)
SCÈNE IX
Salon dans la maison de don Alonso, à Olmedo.
DON ALONSO, TELLO.
TELLO
1Mon arrivée me vaudra-t-elle des compliments?
DON ALONSO
2Je ne sais : tu as tellement tardé que j'étais comme hors de moi.
TELLO
3Si c'était pour votre bien, comment serais-je blâmé?
DON ALONSO
4Quelle autre peut me soulager que celle qui tient le remède? — Inès m'écrit-elle?
TELLO
5Oui, j'ai une lettre d'Inès.
DON ALONSO
6Tu me raconteras tout à l'heure ce que tu as fait pour moi.
(Lisant.)« Mon seigneur, je n'ai pas « respiré depuis votre départ : car, vous êtes si cruel, que, « quand vous me quittez, vous ne me laissez pas même « la vie. »
TELLO
7Vous ne poursuivez pas?
DON ALONSO
10Parce qu'un breuvage si délicieux doit être pris à petits coups. Parlons d'Inès.
TELLO
11Je me suis présenté avec des gants et une soutane demi-longue, ayant l'apparence de ces gens dont la science se mesure à la longueur de leur rabat. Je multiplie les saluts, je me répands en flux de paroles, assaisonnées de quelques traits d'esprit, pour justifier ma qualité de bachelier, et, en me retournant, qu'est-ce que j'aperçois ? Fabia.
DON ALONSO
12Un moment : que je lise encore. Le désir, l'espérance me mettent hors de moi.
(Lisant.)« Toutes vos instructions ont été suivies, à l'exception d'un seul point, à savoir : de vivre sans vous; mais ce n'était pas dans vos instructions. »
TELLO
13Êtes-vous assez absorbé ?
DON ALONSO
14Dis-moi, comment Fabia s'est-elle tirée de ce dont parle Inès ?
TELLO
15Elle a déployé tant d'esprit et de finesse, une si parfaite hypocrisie, que j'avais fini par avoir peur de tous les personnages à tête baissée que je rencontrais dans la rue. Je saurai désormais à quoi m'en tenir sur ce qu'on peut attendre de l'hypocrisie d'une femme, et des faux semblants d'un individu. Si vous m'aviez vu avec mon air humble et contrit, vous m'auriez pris pour un alfaqui vénérable. Le vieillard n'a pas manqué de s'y prendre, avec sa figure de Caton.
DON ALONSO
16Un moment : il y a longtemps que je n'ai contemplé ce cher billet.
(Lisant.)« Revenez bien vite, afin de voir de vos yeux combien je suis triste quand vous partez, et quelle je suis à votre retour. »
TELLO
17Faisons-nous encore une station ?
DON ALONSO
18Enfin, tu as trouvé le moyen d'entrer, de lui parler ?
TELLO
19C'est en vous, monsieur, qu'étudiait Inès; c'est vous qui étiez le latin, la leçon qu'elle apprenait.
DON ALONSO
20Et Leonor, que faisait-elle ?
TELLO
21Elle portait envie à tant d'amour, comprenant à quel point vous étiez digne d'être aimé. Bien des femmes, en effet, aiment par imitation. Si elles voient un homme être l'objet d'une grande passion, elles s'imaginent qu'il y a quelque mystère caché dans cet homme; en quoi elles se trompent, car tout cela est pur effet de la conjonction des étoiles.
DON ALONSO
22Pardonnez, ô belles mains ! J'en suis à la dernière ligne.
(Lisant.)« On dit que le roi vient à Medina, et l'on dit bien vrai, car c'est vous qui êtes mon roi. » Il n'y a plus de papier.
TELLO
23Tout a une fin en ce monde.
DON ALONSO
24Que le bonheur est court !
TELLO
25Enfin, vous avez lu ce qui s'appelle à petites journées.
DON ALONSO
26Un moment ! Je vois encore deux ou trois mots écrits à la marge.
(Lisant.)« Vous mettrez cette ceinture à votre cou. » Oh ! que ne suis-je la ceinture !
TELLO
27Bien dit, par Dieu ! et pouvoir entrer dans la place avec doña Inès.
DON ALONSO
28Qu'est cette ceinture, Tello?
TELLO
29La ceinture? On ne m'a rien donné.
DON ALONSO
30Tu plaisantes.
TELLO
31Voyons, m'avez-vous donné quelque chose?
DON ALONSO
32Ah! j'entends. Choisis tel vêtement qui te plaira.
TELLO
33Voici la ceinture.
DON ALONSO
34Qu'elle est jolie !
TELLO
35Et les mains qui l'ont brodée ?
DON ALONSO
36Préparons tout pour le départ. Ah ! pourtant, Tello !...
DON ALONSO
38J'oubliais de te raconter un rêve que j'ai fait.
TELLO
39Il est bien question de rêves.
DON ALONSO
40Je n'y crois point, non : mais ils ne laissent pas que de troubler.
DON ALONSO
42Plus d'une personne y voit une révélation de l'âme.
TELLO
43Vous allez vous marier. Dans une affaire si simple, quelle traverse pouvez-vous appréhender ?
DON ALONSO
44Ce matin, cher Tello, au lever de l'aurore, je me suis levé brusquement, troublé par les visions de la nuit. J'ouvre ma fenêtre, et, tout en considérant les fleurs et les fontaines de notre jardin, je vois un joli chardonneret perché sur un genêt. Avec les teintes jaunes qui émaillaient ses ailes, il paraissait une fleur de ces verts rameaux. Sa petite voix mélodieuse modulait doucement une plainte d'amour; quand tout à coup, d'un amandier où il était caché, un autour s'élance. Entre les deux, les armes étaient inégales. Bientôt le sang du chardonneret a rougi les fleurs; dans l'air ses plumes volent éparses. A ses cris de détresse, l'écho a répondu par des accents de douleur. C'est sa femelle qui, sur un jasmin d'où elle a assisté à la tragédie, tristement se lamente. — En rapprochant de ce songe les sinistres pressentiments de mon âme, c'est à peine si je me retrouve moi-même. J'ai beau me dire que tout songe est mensonge, j'ai si peu de foi dans l'avenir que pour rien je donnerais ma vie.
TELLO
45C'est mal reconnaître l'héroïque fermeté avec laquelle doña Inès résiste noblement aux coups de la fortune. Venez à Medina, et ne tenez compte ni de songes, ni d'augures, toutes choses contraires à la foi. Reprenez, avec ce vaillant courage, parures, lances et coursiers. Faites mourir les hommes de jalousie, les femmes d'amour : Inès vous appartiendra, nonobstant tous ceux qui travaillent à vous séparer.
DON ALONSO
46Tu as raison, Inès m'attend. Partons joyeux pour Medina. Anticiper le chagrin, c'est vouloir souffrir deux fois, et je ne veux souffrir que pour Inès, qui est non pas mon chagrin, mais ma gloire.
TELLO
47Vous me verrez, dans la place, faire ployer les genoux aux taureaux devant ses fenêtres.
(Ils sortent.)