CASSANDRE.
1
Oh le plus inhumain de la race divine,
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Vrai fils de Tisiphone, adopté de Cyprine,
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Ennemi capital de toute liberté,
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Tyran du jugement et de la volonté,
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Petit enfant de corps, vieux routier de malices,
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Avare de présents, prodigue de supplices,
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Jusqu’ à quand, amour, au fonds de tes enfers
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Sentirai-je tes feux, tes gênes et tes fers ?
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Pourquoi repousses-tu mes prières plus saintes ?
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Es-tu, comme sans yeux, sans oreilles aux plaintes ?
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Si les dieux sont cléments et tendres au pardon,
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Tu n'es pas un vrai Dieu, rigoureux Cupidon.
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Depuis que par mes yeux un éclair de ta foudre
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Mit en braise mon cœur, mes chastes vœux en poudre,
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Et qu'en ton feu grégeois, qui s'accroît dans les eaux,
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Mes larmes ont servi de cire à tes flambeaux,
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Comment a pu mon âme endurer cette guerre ?
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Comment traine-je encor mes membres sur la terre ?
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Et comment s'est-il fait qu'un tel torrent de pleurs
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D'un cours continuel n'ait tari mes humeurs ?
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Qu'un brasier tant couvé ne m'ait réduite en cendre ?
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Que parmi tant de morts la mort ne m'ait su prendre ?
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Fut-il jamais au monde une fille de roi,
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En qui le sort parût plus muable qu'en moi ?
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Moi de qui les beaux yeux échauffaient de leurs flammes
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Les lieux plus éloignés et les plus froides âmes,
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Sont ternis tout à coup, et cierges retournés,
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Sont, au lieu de rayons, de pleurs environnés :
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Moi qui des plus francs cœurs maîtresse reconnue
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Me trouve d'un captif esclave devenue :
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D'un trésor où l'amour assemblait ses attraits,
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Une butte ordinaire où se plantent ses traits.
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Hélas ! Que direz-vous, oh beaux et jeunes princes,
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Des plus grands que l'Asie élève en ses provinces,
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Qui par devoir exact à ma beauté rendu,
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Par fidèle service et par sang épandu,
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Et par tous les tourments de l'amoureuse rage
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(Qu'aujourd'hui je ressens, las ! Trop à mon dommage)
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À la fin de vos maux n'en avez remporté
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Qu'un refrogné refus confit en cruauté,
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Que direz-vous de moi ? Le feu qui me consomme
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Provient d'un caillou froid qui ne tient rien de l'homme.
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La vengeance du Ciel surmonte mes rigueurs,
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Car même elle défend la plainte à mes langueurs.
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« C'est souffrir doublement que souffrir en cachette,
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Ce sont larmes de sang que les larmes secrètes. »
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Lorsque mon cœur, poussé de mouvements soudains,
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Prépare des discours pour fléchir ses dédains
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Je tremble, je rougis, ma liberté s'envole,
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Ma langue à mon palais, immobile, se colle :
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Las ! Si voit-il mon mal ; ma mine seulement
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Ne l'expose que trop à son beau jugement :
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Mais, inhumain qu'il est, aveugle volontaire,
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Il ne veut pas me voir d'un regard salutaire.
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Il est d'autres chaînons de longtemps détenu,
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Mon œil est (je le sais) d'un autre œil prévenu,
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Ma sœur, ma sœur me nuit, et moins que moi craintive
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D'un lien mutuel doucement le captive :
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Crève-cœur non pareil ! Celle qui me devrait
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Céder en toute chose, anticipe mon droit !
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Ha ! Fille sans respect, à me perdre obstinée,
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Oses-tu supplanter ta malheureuse aînée ?
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Oui, je n'en doute plus, il serait ébranlé
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Par le premier soupir de mon sein désolé,
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Eut-il le sein rempli d'une roche glacée
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Si tes attraits larrons ne m'avaient devancée.
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Mais, dussé-je, appelant tout secours le plus prompt,
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Arracher de son trône Hécate au triple front ;
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Y dussé-je employer, de rage débordée,
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Les gobelets de Circé et les arts de Médée ;
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Dussé-je, descendante aux antres de la mort,
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Conjurer les fureurs, le médisant discord,
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L'envie au teint plombé, la noire jalousie,
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Le soupçon méfiant, la forte frénésie,
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Et tout ce que d'affreux l'enfer conçut jamais,
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Je vous ferai la guerre en me donnant la paix.
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(Qui veut bâtir au sûr, il ne faut pas qu'il ente
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Le nouveau sur le vieil, mais que tout il déplante
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Le dessein précédent pour y fonder le sien.)
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Et, quand tous ces efforts ne m'aideraient à rien,
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Plutôt par un poison je me verrai vengée
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Qu'être toujours plaignante et jamais soulagée.
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Tout beau, folle Cassandre ! À quoi te résous-tu ?
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Comment s'est aujourd'hui cette rare vertu,
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Ce naturel accort, cette douceur aimée,
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En vice, en cruautés, en horreurs, transformée ?
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Remets, remets ton sens en sa propre maison ;
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Écarte les vapeurs qui troublent ta raison,
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Et pour de Méliane un sain jugement rendre,
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Mets l'intérêt à part que tu dois y prétendre.
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Cyprine, par ses lois, a permis de saisir
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(À qui premier le peut) l'objet de son désir,
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Sans égard d'aucuns temps, de personne ou de place.
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Partant, si de ta sœur la jeunesse et la grâce
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Ont donné dans la vue au prince de Sidon,
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Dois-tu, par un dépit flottant à l'abandon
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Du vent passionné d'une injuste querelle,
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Machiner un effet si funeste contre elle ?
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Non ! Meurs plutôt, pauvrette, en imputant ta mort
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À la malignité des astres et du sort,
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Qu'à ce traître complot pour guérir condescendre,
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Digne d'une Progné, non pas d'une Cassandre.
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Outre ces crève-cœurs, un présage nouveau,
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Un songe, cette nuit, m'a brouillé le cerveau :
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Déjà les roussins noirs qui trainent la charrette
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De l'ennuyeuse nuit espéraient leur retraite,
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Et, sentant de leur train les trois quarts mesurés,
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Courraient à chef baissé droit aux flots désirés ;
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Déjà la fraîche main du vigilant phosphore
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Commençait à blanchir le portail de l'aurore ;
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Mon front était à sec ; mes yeux, étant marris
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De manquer d'exercice en leurs ruisseaux taris,
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Comme par nonchalance, et faute de lumière,
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S'étaient laissez coller l'une et l'autre paupière,
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Non pas d'un vrai dormir, doux frère d'Atropos
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(Car mon tourment n'est point compatible au repos),
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Mais d'un léger sommeil interrompu de masques,
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De spectres, de frayeurs et de songes fantasques.
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Étant, me semblait-il, loin du bruit soucieux,
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Assises sous un aulne en un pré spacieux,
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Seules, ma sœur et moi, nous cueillions des fleurettes,
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Chantants à qui mieux mieux quelques airs d'amourettes.
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Un cerf à l'imprévu, d'un pas gaiment doux,
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Sortant d'un bois prochain, s'est avancé vers nous ;
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Sa ramure était d'or, d'or la forte chaussure
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Qui de ses pieds légers marquait l'assiette sûre ;
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Son col haut et poli, son front large et longuet,
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Sur qui deux yeux hagards semblaient faire le guet ;
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Son poil était plus blanc que les floquets de laine
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Qui tombent en janvier des nuages sur la plaine,
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Ses membres bien replets ; bref, il était si beau
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Que la reine des bois, à l'argenté flambeau,
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Pour ses chastes ébats en serait idolâtre.
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Il aborde sans crainte, et d'un geste folâtre
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Fait caresse à ma sœur d'un mufle incarnadin,
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Baisant ses mains, ses yeux, sa bouche et son tétin ;
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Puis va, tourne, revient, sautelle d'allégresse,
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Comme un chien qui se joue aux pieds de sa maîtresse.
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Elle aussi le mignarde avec des ris flatteurs,
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Ornant ses andouillers de joyaux et de fleurs ;
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J'en voulais faire autant ; il recule farouche :
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La seule Méliane en privauté le touche ;
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À mes plus doux appas sa rigueur ne fléchit ;
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Quand je veux l'approcher, il s'esquive et gauchit.
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Je conçus lors dépitée une humeur envieuse
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Qui me rendait déjà ma germaine odieuse,
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Quand je vois l'animal, après ces jeux mignards,
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L'accrocher par le buste à l'or de ses brancards,
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La lever éminente aux pointes de sa tête,
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Puis recourir aux bois, joyeux de sa conquête ;
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J'y cours, et lui s'enfuit ; mais, talonné de près,
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Peureux, il lâche prise et me quitte son faix :
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Je poursuis nonobstant ; après telle rescousse,
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Le désir de vengeance et d'honneur qui me pousse
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Me rend les pieds dispos et les membres légers.
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Après avoir longtemps, sans crainte des dangers
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Brossé parmi les forts et les ronces poignantes,
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Par vallons raboteux, par cavernes sonnantes,
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(Chose effroyable à voir !) Son chef devint tout rond,
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Il perdit à l'instant les armes de son front,
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Son poitrail s'épaissit de longue chevelure,
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La jambe s'accourcit, l'oreille et l'encolure ;
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Son poil devint tout roux et ses deux yeux ardents,
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Sa mâchoire s'arma de grands rochers de dents,
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Un tissu d'os nerveux, qui lui sort de l'échine,
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En lui battant les flancs, l'échauffe et le mutine :
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Ses pieds vinrent griffus, larges à l'avenant :
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Bref, ce fut un lion, qui, vers moi se tournant
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Déjà d'un saut agile me tenait attrapée ;
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De si soudaine peur ma pauvre âme frappée
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Fit bondir en sursaut un inutile réveil,
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Qui n'ôta point le songe en ôtant le sommeil.
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Dieux ! Si c'est mon trépas que Morphé me présage,
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C'est ma félicité plutôt que mon dommage.
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« Le choix du moindre mal, c'est l'heur du malheureux :
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Il vaut mieux n'être point que d'être langoureux. »