Jean de Schélandre

Tyr et Sidon, seconde journée





Texto utilizado para esta edición digital:
Schélandre, Jean de. Tyr et Sidon, tragi-comédie, second journée. Édité par Silvia Hueso Fibla sur le texte du Théâtre Classique. València: ARTELOPE - EMOTHE Universitat de València, 2023.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Hueso Fibla, Silvia

Note sur cette édition numérique

Cette publication fait partie du projet I+D+i "Théâtre espagnol et européen des XVIe et XVIIe siècleS: patrimoine et base de données" référence PID2019-104045GB-C54 (acronyme EMOTHE), financé par MICIN/AEI/10.13039/501100011033

Pour la réalisation de cette édition virtuelle de Tyr et Sidon, tragi-comédie, second journée de la Bibliothèque Numérique EMOTHE, la Bibliothèque virtuelle Théâtre Classique a bien voulu nous céder les droits d’usage de sa version en ligne. Cette édition présentait déjà une certaine modernisation graphique jusqu'au troisième acte, mais à partir de la Deuxième scène du troisième acte, rien n'avait été modifié et nous avons appliqué les critères de modernisation suivants :

L'instabilité graphique entre i/y a été résolue en faveur de la voyelle i (mercy, j'ay, ny, quoy, franchy) ; entre z/s en faveur du s (procez, cruautez, costez). Certaines graphies éthymologiques latines encore conservées au XVIIe siècle ont été simplifiées (suject, soubs, faictes, effet, nopces). Le -s impossif a été supprimé, donnant lieu soit à la voyelle accentuée (estonna, esclattante), soit à l'accent circonflexe (blasmable, costé, nostre, traistre). Les graphies doubles ont été simplifiées (pouppe, secrette, deffaut). Enfin, l'accentuation du -e fermé a été complètement modernisée pour faciliter la compréhension textuelle (allegance devient allégeance, precedent devient précédent, déclarant devient déclarer, helas devient hélas…).

Quelques noms ont changé de genre, ce qui, au niveau du comptage syllabique, peut être parfois problématique. Dans ces cas, nous avons respecté le genre d'origine en marquant l'émission dans une note de bas de page (les basses genêtes).

Tant le système des démonstratifs que le système des possessifs préservent les formes anciennes qui maintiennent les graphies étymologiques (cest, ceste, vostre) et que nous avons modernisées. Il n’en va pas de même pour certains adverbes et prépositions d’usage arachaïque comme doncques ou avecque, qui ont été respectés pour ne pas gêner le décompte des syllabes.

Concernant la morphologie verbale, le participe présent conserve toujours le -s étymologique que nous avons remplacé par la graphie actuelle -t (fourmillans, pendans). Outre une certaine instabilité dans certains présents irréguliers (veux, vux ; deue, due), les changements les plus remarquables ont eu lieu au niveau des terminaisons de l'imparfait (je voulois, il venoit, il tenoit) et du conditionnel (je te seray, l'oseroy-je, procederoit) qui ont été modernisées.


Cassandre, fille aînée du Roi de Tyr
Belcar, fils du roi de Sidon
Méliane, sœur de Cassandre
Almodice, nourrice de Cassandre
Araxe, capitaine Sidonien
Zorote, vieillard Sidonien
Pharnabaze, roi de Tyr
Phulter, capitaine Tyrien
Timadon, écuyer du défunt Léonte
Thamys, capitaine de la tour de Tyr
Abdolomin, roi de Sidon
Balorte, ambassadeur Sidonien
Soldat de Tyr
Almiral de Tyr
Premier pêcheur de Tyr
Juges de Tyr
Archer Tyrien
Messager Tyrien
Deuxième pêcheur de Tyr

Acte I

SCÈNE I.

Où sont représentés les divers empêchements et l'heureux succès des amours de Belcar et Méliane.

CASSANDRE.
1
Oh le plus inhumain de la race divine,
2
Vrai fils de Tisiphone, adopté de Cyprine,
3
Ennemi capital de toute liberté,
4
Tyran du jugement et de la volonté,
5
Petit enfant de corps, vieux routier de malices,
6
Avare de présents, prodigue de supplices,
7
Jusqu’ à quand, amour, au fonds de tes enfers
8
Sentirai-je tes feux, tes gênes et tes fers ?
9
Pourquoi repousses-tu mes prières plus saintes ?
10
Es-tu, comme sans yeux, sans oreilles aux plaintes ?
11
Si les dieux sont cléments et tendres au pardon,
12
Tu n'es pas un vrai Dieu, rigoureux Cupidon.
13
Depuis que par mes yeux un éclair de ta foudre
14
Mit en braise mon cœur, mes chastes vœux en poudre,
15
Et qu'en ton feu grégeois, qui s'accroît dans les eaux,
16
Mes larmes ont servi de cire à tes flambeaux,
17
Comment a pu mon âme endurer cette guerre ?
18
Comment traine-je encor mes membres sur la terre ?
19
Et comment s'est-il fait qu'un tel torrent de pleurs
20
D'un cours continuel n'ait tari mes humeurs ?
21
Qu'un brasier tant couvé ne m'ait réduite en cendre ?
22
Que parmi tant de morts la mort ne m'ait su prendre ?
23
Fut-il jamais au monde une fille de roi,
24
En qui le sort parût plus muable qu'en moi ?
25
Moi de qui les beaux yeux échauffaient de leurs flammes
26
Les lieux plus éloignés et les plus froides âmes,
27
Sont ternis tout à coup, et cierges retournés,
28
Sont, au lieu de rayons, de pleurs environnés :
29
Moi qui des plus francs cœurs maîtresse reconnue
30
Me trouve d'un captif esclave devenue :
31
D'un trésor où l'amour assemblait ses attraits,
32
Une butte ordinaire où se plantent ses traits.
33
Hélas ! Que direz-vous, oh beaux et jeunes princes,
34
Des plus grands que l'Asie élève en ses provinces,
35
Qui par devoir exact à ma beauté rendu,
36
Par fidèle service et par sang épandu,
37
Et par tous les tourments de l'amoureuse rage
38
(Qu'aujourd'hui je ressens, las ! Trop à mon dommage)
39
À la fin de vos maux n'en avez remporté
40
Qu'un refrogné refus confit en cruauté,
41
Que direz-vous de moi ? Le feu qui me consomme
42
Provient d'un caillou froid qui ne tient rien de l'homme.
43
La vengeance du Ciel surmonte mes rigueurs,
44
Car même elle défend la plainte à mes langueurs.
45
« C'est souffrir doublement que souffrir en cachette,
46
Ce sont larmes de sang que les larmes secrètes. »
47
Lorsque mon cœur, poussé de mouvements soudains,
48
Prépare des discours pour fléchir ses dédains
49
Je tremble, je rougis, ma liberté s'envole,
50
Ma langue à mon palais, immobile, se colle :
51
Las ! Si voit-il mon mal ; ma mine seulement
52
Ne l'expose que trop à son beau jugement :
53
Mais, inhumain qu'il est, aveugle volontaire,
54
Il ne veut pas me voir d'un regard salutaire.
55
Il est d'autres chaînons de longtemps détenu,
56
Mon œil est (je le sais) d'un autre œil prévenu,
57
Ma sœur, ma sœur me nuit, et moins que moi craintive
58
D'un lien mutuel doucement le captive :
59
Crève-cœur non pareil ! Celle qui me devrait
60
Céder en toute chose, anticipe mon droit !
61
Ha ! Fille sans respect, à me perdre obstinée,
62
Oses-tu supplanter ta malheureuse aînée ?
63
Oui, je n'en doute plus, il serait ébranlé
64
Par le premier soupir de mon sein désolé,
65
Eut-il le sein rempli d'une roche glacée
66
Si tes attraits larrons ne m'avaient devancée.
67
Mais, dussé-je, appelant tout secours le plus prompt,
68
Arracher de son trône Hécate au triple front ;
69
Y dussé-je employer, de rage débordée,
70
Les gobelets de Circé et les arts de Médée ;
71
Dussé-je, descendante aux antres de la mort,
72
Conjurer les fureurs, le médisant discord,
73
L'envie au teint plombé, la noire jalousie,
74
Le soupçon méfiant, la forte frénésie,
75
Et tout ce que d'affreux l'enfer conçut jamais,
76
Je vous ferai la guerre en me donnant la paix.
77
(Qui veut bâtir au sûr, il ne faut pas qu'il ente
78
Le nouveau sur le vieil, mais que tout il déplante
79
Le dessein précédent pour y fonder le sien.)
80
Et, quand tous ces efforts ne m'aideraient à rien,
81
Plutôt par un poison je me verrai vengée
82
Qu'être toujours plaignante et jamais soulagée.
83
Tout beau, folle Cassandre ! À quoi te résous-tu ?
84
Comment s'est aujourd'hui cette rare vertu,
85
Ce naturel accort, cette douceur aimée,
86
En vice, en cruautés, en horreurs, transformée ?
87
Remets, remets ton sens en sa propre maison ;
88
Écarte les vapeurs qui troublent ta raison,
89
Et pour de Méliane un sain jugement rendre,
90
Mets l'intérêt à part que tu dois y prétendre.
91
Cyprine, par ses lois, a permis de saisir
92
(À qui premier le peut) l'objet de son désir,
93
Sans égard d'aucuns temps, de personne ou de place.
94
Partant, si de ta sœur la jeunesse et la grâce
95
Ont donné dans la vue au prince de Sidon,
96
Dois-tu, par un dépit flottant à l'abandon
97
Du vent passionné d'une injuste querelle,
98
Machiner un effet si funeste contre elle ?
99
Non ! Meurs plutôt, pauvrette, en imputant ta mort
100
À la malignité des astres et du sort,
101
Qu'à ce traître complot pour guérir condescendre,
102
Digne d'une Progné, non pas d'une Cassandre.
103
Outre ces crève-cœurs, un présage nouveau,
104
Un songe, cette nuit, m'a brouillé le cerveau :
105
Déjà les roussins noirs qui trainent la charrette
106
De l'ennuyeuse nuit espéraient leur retraite,
107
Et, sentant de leur train les trois quarts mesurés,
108
Courraient à chef baissé droit aux flots désirés ;
109
Déjà la fraîche main du vigilant phosphore
110
Commençait à blanchir le portail de l'aurore ;
111
Mon front était à sec ; mes yeux, étant marris
112
De manquer d'exercice en leurs ruisseaux taris,
113
Comme par nonchalance, et faute de lumière,
114
S'étaient laissez coller l'une et l'autre paupière,
115
Non pas d'un vrai dormir, doux frère d'Atropos
116
(Car mon tourment n'est point compatible au repos),
117
Mais d'un léger sommeil interrompu de masques,
118
De spectres, de frayeurs et de songes fantasques.
119
Étant, me semblait-il, loin du bruit soucieux,
120
Assises sous un aulne en un pré spacieux,
121
Seules, ma sœur et moi, nous cueillions des fleurettes,
122
Chantants à qui mieux mieux quelques airs d'amourettes.
123
Un cerf à l'imprévu, d'un pas gaiment doux,
124
Sortant d'un bois prochain, s'est avancé vers nous ;
125
Sa ramure était d'or, d'or la forte chaussure
126
Qui de ses pieds légers marquait l'assiette sûre ;
127
Son col haut et poli, son front large et longuet,
128
Sur qui deux yeux hagards semblaient faire le guet ;
129
Son poil était plus blanc que les floquets de laine
130
Qui tombent en janvier des nuages sur la plaine,
131
Ses membres bien replets ; bref, il était si beau
132
Que la reine des bois, à l'argenté flambeau,
133
Pour ses chastes ébats en serait idolâtre.
134
Il aborde sans crainte, et d'un geste folâtre
135
Fait caresse à ma sœur d'un mufle incarnadin,
136
Baisant ses mains, ses yeux, sa bouche et son tétin ;
137
Puis va, tourne, revient, sautelle d'allégresse,
138
Comme un chien qui se joue aux pieds de sa maîtresse.
139
Elle aussi le mignarde avec des ris flatteurs,
140
Ornant ses andouillers de joyaux et de fleurs ;
141
J'en voulais faire autant ; il recule farouche :
142
La seule Méliane en privauté le touche ;
143
À mes plus doux appas sa rigueur ne fléchit ;
144
Quand je veux l'approcher, il s'esquive et gauchit.
145
Je conçus lors dépitée une humeur envieuse
146
Qui me rendait déjà ma germaine odieuse,
147
Quand je vois l'animal, après ces jeux mignards,
148
L'accrocher par le buste à l'or de ses brancards,
149
La lever éminente aux pointes de sa tête,
150
Puis recourir aux bois, joyeux de sa conquête ;
151
J'y cours, et lui s'enfuit ; mais, talonné de près,
152
Peureux, il lâche prise et me quitte son faix :
153
Je poursuis nonobstant ; après telle rescousse,
154
Le désir de vengeance et d'honneur qui me pousse
155
Me rend les pieds dispos et les membres légers.
156
Après avoir longtemps, sans crainte des dangers
157
Brossé parmi les forts et les ronces poignantes,
158
Par vallons raboteux, par cavernes sonnantes,
159
(Chose effroyable à voir !) Son chef devint tout rond,
160
Il perdit à l'instant les armes de son front,
161
Son poitrail s'épaissit de longue chevelure,
162
La jambe s'accourcit, l'oreille et l'encolure ;
163
Son poil devint tout roux et ses deux yeux ardents,
164
Sa mâchoire s'arma de grands rochers de dents,
165
Un tissu d'os nerveux, qui lui sort de l'échine,
166
En lui battant les flancs, l'échauffe et le mutine :
167
Ses pieds vinrent griffus, larges à l'avenant :
168
Bref, ce fut un lion, qui, vers moi se tournant
169
Déjà d'un saut agile me tenait attrapée ;
170
De si soudaine peur ma pauvre âme frappée
171
Fit bondir en sursaut un inutile réveil,
172
Qui n'ôta point le songe en ôtant le sommeil.
173
Dieux ! Si c'est mon trépas que Morphé me présage,
174
C'est ma félicité plutôt que mon dommage.
175
« Le choix du moindre mal, c'est l'heur du malheureux :
176
Il vaut mieux n'être point que d'être langoureux. »

SCÈNE II.

BELCAR.
177
Si jamais un amant, tout content de sa dame,
178
Eut sujet de bénir et l'amour et sa flamme,
179
Je suis celui qui dois, selon mes premiers vœux
180
Honorer son autel du trépas de cent bœufs :
181
Ce digne enfant de Mars, qui n'est jamais sévère
182
À ceux qui leurs beaux ans consacrent à son père,
183
Âme de l'univers, esprit qui rend épris
184
D'un céleste désir des hommes les esprits,
185
Si favorable aux siens que l'inconstante roue
186
N'est jamais importune aux amants qu'il avoue,
187
Le plus adroit tireur, le plus ingénieux,
188
Le plus beau, le plus fort, et le plus craint des Dieux.
189
Amour, qui, bien-heurant le malheur de ma prise,
190
A guidé mes pensées à si haute entreprise,
191
À si brave dessein, que l'oser seulement,
192
Me serait trop d'honneur en tout événement :
193
Il a d'une beauté par-delà tout exemple,
194
(L'objet le plus parfait que le soleil contemple)
195
Engravé dans mon sein, d'un trait noble et doré,
196
Le céleste portrait au naturel tiré ;
197
Et puis, pour me ravir d'une douce merveille,
198
Il a piqué son cœur d'une flèche pareille ;
199
Si qu'aujourd'hui je puis, oh mortel trop heureux !
200
Me dire autant aimé que je suis amoureux.
201
Il ne reste qu'un point pour comble de ma gloire,
202
Il ne reste qu'un fort pour fin de ma victoire,
203
Le formaliste hymen contre moi le défend :
204
Mais je serai bientôt pleinement triomphant,
205
Car la sincère foi de ma belle princesse
206
Fait que de ce côté toute crainte me cesse :
207
Puis, quelque dur traité qu'on m'y veuille apporter,
208
J'irai la carte blanche au père présenter :
209
La patience est douce et sans peine l'attente,
210
Alors que l'espérance est solide et constante.
211
Voici ma Méliane, ah ! Quel essaim d'attraits !
212
Elle ne me voit pas. Almodice est auprès ;
213
De Megère à Cyprine étrange différence !
214
J'entendrai de ce coin toute leur conférence.

SCÈNE III.

Méliane, Almodice, Belcar.

MÉLIANE.
215
Non, non, ne craignez pas, ma mère, que mon feu
216
Des bornes de l'honneur s'égare tant soit peu ;
217
J'aime, mais sans hasard de voir abandonnée
218
La fleur de mon printemps qu'en faveur d'Hyménée.

ALMODICE.
219
Ne vous offensez pas, Madame, si je crains
220
Que ce joyau si cher vous échappe des mains :
221
Après l'avoir lâché, la repentance est vaine.
222
Or, bien que vous n'ayez, comme votre germaine
223
Abouché mon tétin, je vous ai toutefois
224
Pendue à mon collet et mille et mille fois,
225
Dès que, venant au jour, vous parûtes si belle ;
226
Pour cela je vous aime, et peut-être plus qu'elle,
227
Pour cela je suis libre, et de franche façon
228
Je prends l'autorité de vous donner leçon.
229
Je sais que c'est de nous et sais que c'est des hommes,
230
Ils nous en font accroire, oh sottes que nous sommes !
231
Qu'ils sont blessés à mort, comme en effet aussi
232
Aucuns par nos rigueurs tombent en grand souci ;
233
Mais leur cupidité souvent est supprimée
234
Aussi légèrement qu'elle fut allumée :
235
Comme le trop de bois étouffe un petit feu,
236
S'il est mis à propos le grossit peu à peu ;
237
Ainsi de nos faveurs, dont ils brûlent d'envie,
238
Trop éteint leur amour, peu l'entretient en vie :
239
Amour qui toutefois ne peut vivre un moment
240
S'il ne tire toujours de ce doux aliment.
241
Mais, comme vous voyez que dans la grande masse
242
D'un antique palais, une seule crevasse
243
Croissante avec le temps, le fait tendre au déclin,
244
Fait brèche irréparable et le renverse enfin,
245
Par semblable progrès leur brigue périlleuse
246
Mine l'âme fragile et la chair chatouilleuse,
247
Tant qu'ils nous fassent choir.

MÉLIANE.
Pour un chaste baiser,
248
Je ne le pourrais pas ni dois le refuser :
249
Cela ne gâte rien ; c'est un bien qui s'envole
250
Et l'ennui languissant d'une attente console.

ALMODICE.
251
C'est, Madame, c'est là le soupçon qui me tient,
252
C'est où je vous attends ; je sais trop comme vient
253
Du baiser le toucher, du toucher autre chose.

MÉLIANE.
254
Autre but qu'un baiser Belcar ne se propose.

ALMODICE.
255
C'est un essai friand qui fait croître la faim.

MÉLIANE.
256
Mais sa modeste humeur, n'est-ce pas un bon frein ?

ALMODICE.
257
Comment s'abstiendrait-il, ne le pouvant vous-même ?

MÉLIANE.
258
Pourrai-je à moins de frais témoigner que je l'aime ?

ALMODICE.
259
La fille plus que l'homme appète ce plaisir.

MÉLIANE.
260
La fille mieux que l'homme apaise un tel désir.

ALMODICE.
261
Tous deux sont maitrisés de naturelle rage.

MÉLIANE.
262
Parlez-vous d'une louve, ou d'une fille sage ?
263
Toutes sont d'une chair sujette à caution.
264
Moi-même, décrépite, ai cette passion,
265
Et comment la jeunesse en serait-elle exempte ?
266
Enfin la plus sévère et la plus suffisante
267
Consentirait au mal (la prenant sur le vert),
268
Pourvu qu'elle crût bien qu'il demeurât couvert.
269
Las ! Madame, plutôt se darde le tonnerre
270
Sur mes cheveux grisons, et m'engouffre sous terre,
271
Qu'il avienne par moi quelque faute de vous :
272
Par moi, je parle ainsi, car seule d'entre tous
273
J'ai reçu et caché vos secrets en fiance,
274
Espérant voir la paix naître en votre alliance.
275
Pour ce vous ai-je aidé.

MÉLIANE.
Quoi donc ? Pour l'avenir
276
Voulez-vous au besoin vos bienfaits retenir ?
277
Me refuserez-vous, oh ma mère, m'amie,
278
De convier ici le soulage de ma vie ?
279
Je ne veux que le voir.

ALMODICE.
J'aurais perdu mes pas,
280
Puisque j'ai commencé, si je n'achevais pas.
281
Je m'en vais le trouver, mais gardez la barrière.

SCÈNE IV.

Belcar, Méliane.

BELCAR.
282
Marche à ta malencontre, infernale courrière.
283
Ma reine, Dieu vous garde.

MÉLIANE.
Mon prince, que les cieux
284
Secondent vos desseins toujours de mieux en mieux.

BELCAR.
285
Ah ! Ce n'est pas du ciel, mais de votre largesse,
286
Que j'attends mes plaisirs, ma gloire et ma richesse ;
287
Pour être bienheureux, belle, votre Belcar
288
Préfère vos faveurs aux douceurs du nectar.

MÉLIANE.
289
Si mes faveurs avaient pour vous cette puissance,
290
Tous vos souhaits seraient en votre obéissance ;
291
Jugez quelle faveur je vous puis refuser,
292
Moi qui tiens à faveur de vous favoriser.
293
Que demandez-vous plus, mon cher cœur ? Je vous aime,
294
Je vous aime surtout, je dis plus que moi-même.

BELCAR.
295
Discours plus gracieux que l'obligeante voix
296
Dont Vénus entretient les grâces quelquefois.
297
L'accord mélodieux des bandes emplumées
298
Qui, dans le vert naissant des nouvelles ramées,
299
Chantent l'épithalame et les amours divers
300
De tout ce que Nature anime en l'univers,
301
Ne se peut comparer à la douce parole
302
Qui de ces lys du sein par ces œillets s'envole.
303
Belles fleurs de bien dire, à la source du ris,
304
Prêtez à mon souci votre gai coloris
305
Comme vous contentez mon œil et mon oreille,
306
Permettez à ma bouche une faveur pareille :
307
Souffrez qu'en vos odeurs, comme une mouche à miel,
308
Je suce l'ambrosie et la manne du ciel ;
309
Si nous ne respirons vous et moi qu'une vie,
310
Qu'entre mille baisers notre haleine s'allie.

MÉLIANE.
311
Tout beau, mon cher ami ! Souvent ces doux appas
312
Nous attirent un mal que l'on ne prévoit pas.
313
Retranchons ce plaisir, quoi qu'il nous soit licite,
314
Craignant que plus avant notre amour il n'incite.

BELCAR.
315
Si ce refus, Madame, était de votre crû
316
(Chose que, sans mentir, à peine j'eusse cru)
317
Je le supporterais comme un léger supplice
318
De ma témérité dont vous êtes complice,
319
(Car je mériterais d'être plus maltraité
320
Si je n'avais pour moi votre excès de bonté)
321
Je tiens telle faveur si loin de m'être due
322
Que je suis criminel de l'avoir prétendue :
323
Ce rebut est donc juste, et celle qui le fait.
324
Mais, sachant quelle cause a produit cet effet,
325
Une langue hypocrite, en qui ma foi trahie
326
N'eut fondé nul soupçon si je ne l'eusse ouïe,
327
Quel homme ne serait estimé trop souffrant
328
S'il ne se courrouçait, telle injure s'offrant ?
329
Permettez, s'il vous plaît, Madame, que je die
330
Que je suis méfiant de quelque tragédie.
331
Le présage en soit faux ! Mais j'ai crainte qu'un jour
332
Ce squelette vivant nous face un mauvais tour.
333
On se devrait servir d'une femme en tel âge
334
Non pour un chaste hymen, mais pour maquerellage :
335
Car, si le vice même avait forme de chair,
336
En cette affreuse vieille on le pourrait chercher.
337
Aussi (comme on le dit) le tissu de sa vie
338
Est tout d'ambition, d'avarice et d'envie.

MÉLIANE.
339
Non, ne vous fâchez point ; ce qu'elle m'en a dit
340
A bien quelque raison, mais n'a pas grand crédit,
341
Car mieux qu'elle ne croit à mes sens je commande :
342
Or bien, je me soumets selon votre demande,
343
Faites la mienne aussi, mon cœur, apaisez-vous.

BELCAR.
344
Oh baisers ravissants, non moins puissants que doux ?
345
Mars, si vous l'assailliez au plus chaud de la guerre,
346
Jetterait sa colère et ses armes à terre ;
347
Vos charmes sont si forts qu'ils pourraient arrêter
348
Un trait demi-lâché du bras de Jupiter.

MÉLIANE.
349
J'entends quelque rumeur. C'est ma sœur, ce me semble,
350
Elle rentre tout court, nous ayant vus ensemble.

SCÈNE V.

Cassandre, Almodice.

CASSANDRE.
351
Doncques, ce grand soupçon, qui, toujours me gênant,
352
Me balançait en doute, est failli maintenant ;
353
J'ai vu (las ! J'ai trop vu) cette maudite paire
354
Se flatter librement d'une voix haute et claire
355
Et s'entre-mignarder de baisers amoureux :
356
Ah ! Que de mon martyre ils triomphent heureux !
357
Que ferai-je, pauvrette ? Où prendrai-je la voie
358
Qui par moins de douleur au Cocyte m'envoie,
359
Sous l'ombrage muet des myrtes et cyprès,
360
Où des forçats d'amour les éternels regrets
361
Ramentevoient les coups de fortune ennemie ?
362
Car pourrais-je encor vivre avec cette infamie
363
Qu'à mes justes désirs tout espoir soit ôté
364
Pour ma cadette en âge aussi bien qu'en beauté ?
365
Qu'ai-je aperçu, bons dieux ? Une fille sans crainte
366
Baiser son Adonis entre ses bras éteinte !
367
J'en rougis pour toi-même, oh louve sans pudeur,
368
Et d'une telle audace admire la grandeur.
369
Quoi ? Si je voulais être à vous nuire aussi prompte,
370
Comme de mes soucis vous faites peu de compte,
371
Ha ! Que je pourrai bien, malavisés amants,
372
Détruire vos desseins jusques aux fondements,
373
En décelant au roi (ce que je devrais faire)
374
Votre amour clandestine aux lois d'honneur contraire :
375
Mais folle, hélas ! Je crains de perdre quant et toi
376
Mon ennemi, que j'aime autant et plus que moi,
377
Tant je porte respect à celui qui me tue !
378
Car j'ouvrirais mon flanc d'une lame pointue,
379
Je m'étreindrais le col d'un funeste cordeau,
380
Je sauterais d'un roc en un abîme d'eau,
381
Plutôt que de tramer, au péril de sa vie,
382
Ce lacs où le dépit contre toi me convie.
383
Oh que l'on dit bien vrai ! Fortune vient aider
384
Ceux qui sont sans vergogne âpres à demander ;
385
Amour haït les couards ; la reine d'Amathonte
386
Ne départit jamais ses faveurs à la honte :
387
Qui sait si de ce pas, mes larmes essuyant,
388
Rassemblant les rayons de mon œil attrayant,
389
Parant mon teint de lys et de roses mêlées.
390
Avec tant de douceurs, qui jadis étalées
391
Captivaient et forçaient par leurs appas vainqueurs,
392
Mêmes sans y penser, les plus farouches cœurs ;
393
Si, dis-je, m'accostant de l'objet qui m'enflamme,
394
Je lui faisais sentir les désirs de mon âme,
395
Même en le suppliant, il serait si cruel
396
Que de me refuser un plaisir mutuel ?
397
Les amants d'aujourd'hui ne sont pas si fidèles
398
Qu'ils ne reçoivent bien deux différentes belles :
399
« L'homme en toute sa vie aime le changement. »
400
Ah ! Cassandre, où es-tu ? Ce rêver seulement
401
Montre ta fin prochaine. Et quoi ! Sur un peut-être,
402
Voudrais-tu bien trahir ton honneur, ton bon maître ?
403
« L'homme cherche toujours ce qu'il voit malaisé ;
404
Le difficile accès rend un château prisé,
405
L'offre d'un bien sans peine en fait perdre l'envie. »
406
Las ! Que ferai-je donc ? Puisque toute ma vie
407
N'est plus qu'une langueur sans espoir de guérir,
408
Pourquoi tout d'un beau coup ne me fais-je mourir ?
409
« Le trépas le plus bref, c'est le plus tolérable. »
410
Chaste sœur d'Apollon, soyez-moi secourable.

ALMODICE.
411
Cette fille s'afflige, et, sans dire de quoi,
412
Souvent pour lamenter se dérobe de moi.

CASSANDRE.
413
Que si jamais vous plut quelque mien sacrifice,
414
Renforcez-moi le bras pour ce dernier office.

ALMODICE.
415
Quoi ? Mon cher nourrisson, d'où vous nait ce vouloir
416
De me celer le mal qui vous fait tant doloir,
417
Vous ayant tant de fois sur vos plaintes enquise ?
418
Vous cachez-vous de moi, qui vous suis tant acquise,
419
Qui vous chéris si fort que pour vous contenter
420
Rien de trop dur à moi ne se peut présenter ;
421
Moi de qui vous avez honoré les mamelles,
422
Qui n'ai pas plus que vous conservé mes prunelles,
423
Ayant ce corps tendret élevé jusqu'ici,
424
Dès l'heure qu'Atropos le terme eut accourci
425
Du support maternel, vous laissant orpheline ?
426
Ne me direz-vous pas cet ennui qui vous mine ?
427
Qu'est-ce qui vous éteint tous les éclairs de l'œil ?
428
Et qui vous fait déchoir comme neige au soleil ?
429
Qui défigure ainsi les grâces plus naïves
430
Des traits de ce visage et ses couleurs plus vives ?
431
D'où vient de vous à moi le soupçon méfiant ?
432
Ne répondez-vous point, quand je parle en priant ?

CASSANDRE.
433
Las ! Quand je l'aurai dit, quel soulage en aurai-je ?

ALMODICE.
434
Il n'est si grand ennui qu'un bon conseil n'allège.

CASSANDRE.
435
Le mien est sans remède.

ALMODICE.
Il n'est rien ici-bas
436
Qu'on ne puisse esquiver si ce n'est le trépas ;
437
Un ami sert beaucoup, même la solitude
438
Est un accroissement de toute inquiétude :
439
Le feu brûle tant plus que plus il est celé,
440
Mais le mal découvert est demi-consolé.

CASSANDRE.
441
Je ne le cache point : ce qui me rend dolente
442
C'est mon frère enlevé d'une main violente ;
443
C'était tout mon support, las ! Ne puis-je savoir
444
Le temps de son retour ? Je meurs de le revoir.

ALMODICE.
445
Oh la belle défaite ! Oh que vous êtes fine !
446
Ne le nierez-vous pas si le vrai je devine ?
447
Madame, c'est l'amour, et non pas l'amitié,
448
C'est ce petit garçon qui blessait sans pitié
449
Les dieux et les mortels, attirés par vos charmes,
450
Qui retourne vers vous la pointe de ses armes :
451
N'ai-je pas bien atteint ? Quelque beau cavalier
452
A fait ce qu'avant lui n'avaient fait un millier.
453
Eh bien ! Celui peut tout qui peut prendre courage,
454
Pour vous donner secours j'ai le savoir et l'âge ;
455
Servez-vous donc de moi, souvent en un tel fait
456
Le bon avis des vieux donne aux jeunes l'effet.
457
Mais si ne faut-il pas qu'une fille bien née
458
Soit par ses appétits sans bride gouvernée ;
459
Il faut bien reconnaître avant de bien aimer,
460
Et savoir de quel bois on se doit enflammer.
461
Je ne connais point d'homme assez grand, assez brave,
462
Qui ne tienne à faveur de vivre votre esclave,
463
N'abaissez point la tête où vous avez le pied.

CASSANDRE.
464
Las ! Ma chère nourrice, ayez de moi pitié.

ALMODICE.
465
Il faut qu'un rang d'honneur sur vos désirs commande.

CASSANDRE.
466
J'ai fait élection d'une valeur si grande,
467
Qu'au lieu de m'accuser d'un courage trop bas
468
Vous jugerez plutôt que je ne la vaux pas.
469
Que si par un serment vous me rendez hardie,
470
Je vous découvrirai toute ma maladie.

ALMODICE.
471
Par les traits enflammés que le ciel se fendant
472
Fait fondre sur la terre en sifflant et grondant,
473
Par le rivage noir, par le chien à trois têtes,
474
Par les rages d'enfer, à nuire toujours prêtes,
475
Par le fer et le feu dont le tartare est ceint,
476
Et si dans l'univers il n’est rien de plus craint,
477
Je jure de tenir ma langue si fidèle
478
Qu'on n'exigera point une trahison d'elle,
479
Et que, pour vous placer au désiré bonheur,
480
Je veux mettre à mépris et la vie et l'honneur.

CASSANDRE.
481
{v} L'esprit tant admiré, la grave bien-disance,
482
La douce et franche humeur pleine de complaisance,
483
La valeur, la beauté, la royale façon
484
Du prince prisonnier, m'ont prise à l'hameçon.

ALMODICE.
485
{v} Ha ! Que me dites-vous ? M'en voilà toute émue !
486
Un grand étonnement dans mon sang se remue !
487
Vous me surprenez donc ! Que serait devenu
488
Ce ferme jugement par tant d'effets connu ?
489
Ici plus que jamais, petit bâtard de Gnide,
490
Je vois l'aveuglement où ta torche nous guide.

CASSANDRE.
491
N'est-il point assez beau pour se faire chérir ?

ALMODICE.
492
Il ne l'est que par trop pour vous faire périr.

CASSANDRE.
493
Oui, si de me guérir il ne lui prend envie.

ALMODICE.
494
Attendez-vous d'un si l'arrêt de votre vie ?

CASSANDRE.
495
Qui le rendrait contraire à mon contentement ?

ALMODICE.
496
Qui vous rendait jadis contraire à tout amant ?

CASSANDRE.
497
Mais il est trop courtois pour être inexorable.

ALMODICE.
498
Votre amour est trop fol pour être favorable.

CASSANDRE.
499
Est-ce aimer follement que d'aimer son pareil ?

ALMODICE.
500
C'est aimer follement que d'aimer sans conseil.

CASSANDRE.
501
Pour voir ce qui m'est bon n'ai-je pas assez d'âge ?

ALMODICE.
502
Le père doit toujours guider la fille sage.

CASSANDRE.
503
Il doit avec raison souscrire à mon désir.

ALMODICE.
504
C'est à vous d'approuver, mais à lui de choisir.

CASSANDRE.
505
La qualité du prince est sortable à la mienne.

ALMODICE.
506
Vous êtes de famille ennemie à la sienne.

CASSANDRE.
507
Je voudrais lier Mars des nœuds de son enfant.

ALMODICE.
508
Le Roi ne veut la paix qu'en vainqueur triomphant.

CASSANDRE.
509
Las ! J'aime, qu'y ferai-je ?

ALMODICE.
Armez-vous de constance.
510
Mon cœur est déjà pris.

ALMODICE.
Pourquoi sans résistance ?

CASSANDRE.
511
Amour est si puissant que son arc souverain
512
Pourrait même enfoncer des murailles d'airain.

ALMODICE.
513
Amour n'est qu'un enfant de qui la main peu forte
514
Ne gourmande que ceux qui lui cèdent la porte.

CASSANDRE.
515
Il a souvent ému par changements divers
516
Celui qui d'un clin d'œil émeut tout l'univers,
517
Le transformant en or distillant de la nue,
518
Tantôt en taureau blanc à la tête cornue,
519
Puis en cygne, en bélier, en mille autres façons.
520
Les nymphes ne sont pas, sous les raides glaçons,
521
À couvert de ses feux ; sous les vagues profondes
522
Il blesse les tritons et l'empereur des ondes.
523
En vain, nourrice, en vain vos conseils bien donnés
524
Combattent mes désirs trop fort enracinés ;
525
Il me faut succomber ou franchir la carrière,
526
Le détroit ne permet de tourner en arrière ;
527
Je suis (tant me prévient ce premier mouvement)
528
Et sourde de l'oreille et de l'entendement.
529
La seule jouissance y peut donner remède,
530
Et c'est en cela seul que j'implore votre aide.

ALMODICE.
531
Non le courroux du Roi, qui viendrait m'accabler,
532
Non l'effet, qui pourrait difficile sembler,
533
Mais votre saint honneur, dont je serai meurtrière,
534
M'empêche d'écouter cette injuste prière.

CASSANDRE.
535
Méprisez-vous déjà la force du serment ?

ALMODICE.
536
« Faire et jurer le mal, c'est pêcher doublement. »

CASSANDRE.
537
Or sus, tant de raisons ont vaincu ma folie.
538
Le destin ne veut pas que mon hymen allie
539
Deux sceptres ennemis, et ne sera point dit
540
Que sur ma chasteté l'amour ait eu crédit.
541
Non, non, je le dépite et sais le seul asile
542
Qui me peut garantir de sa chaîne servile :
543
J'ai ce fer protecteur, qui, bravant son pouvoir,
544
Retiendra mon honneur en son juste devoir.

ALMODICE.
545
Ha ! Que vois-je ? Bons dieux ! Tout beau !

CASSANDRE.
Laissez-moi faire.

ALMODICE.
546
Holà !

CASSANDRE.
Vous me fâchez ; pensez-vous me distraire ?
547
Lâchez-moi ce poignard.

ALMODICE.
Vous me romprez les mains
548
Ou je vous l'ôterai.

CASSANDRE.
Quoi ! Que mes doigts contraints
549
Vous quittent cette lame à mon sang destinée !
550
Ma résolution n'en est pas détournée.
551
Quand vous la briserez en cent luisants éclats,
552
Mon mortel désespoir ne s'en fléchira pas ;
553
Tant de chemins glissants, tant de passages, tendent
554
À l'empire muet où les ombres descendent
555
Qu'en tout temps sans refus on y voit introduits
556
Tous humains désireux de vaincre leurs ennuis.

ALMODICE.
557
Je n'eusse jamais cru que telle frénésie
558
Eut d'un si bel esprit blessé la fantaisie.
559
Las ! Madame, vivez ; j'aime mieux offenser
560
Immortels et mortels que vos jours avancer ;
561
Vivez, et dussions-nous nous lâcher à tous crimes :
562
Car les pertes de biens, d'honneur, d'amis intimes,
563
N'ont rien qui ne soit doux à l'égal de la mort,
564
Mort, étrange sommeil qui sans réveil endort !
565
« Ne désespérez point : un courage invincible
566
Rencontre en son effort toute chose possible. »
567
Ou l'augure me trompe, ou bientôt vous verrez
568
À l'abri du malheur vos désirs assurés.
569
Laissez-m'en le souci, mettez-vous à délivre
570
Sur l'appui de ma foi ; n'ayez soin que de vivre.
571
Relevez vos beautés par un ris attrayant,
572
Rallumez les éclairs de votre œil foudroyant,
573
Retournez à la cour, cependant que je puise
574
Au fonds de mes pensées un moyen qui nous duise.

CASSANDRE.
575
Travaillez donc, ma mère, et ne présumez point
576
De vaincre par le temps la fureur qui me point.

ALMODICE
577
seule.
Qui te peut amoindrir la charge malaisée,
578
Mais, toute insupportable à ton dos imposée,
579
Malencontreuse vieille ? Eh ! Que sur ton sommet
580
D'horribles maudissons ton dessein te promet !
581
Quelle route prends-tu ? D'une ou d'autre partie,
582
Te voilà de Charybde ou de Scylle engloutie.
583
Combien de faux projets, de mouvements divers,
584
Retournent tout à coup mon esprit à l'envers !
585
Que de flots et de vents d'un inconstant orage
586
Poussent mon jugement à deux pas du naufrage !
587
Bâtirai-je un complot pitoyable et cruel
588
Pour frauder les plaisirs et l'amour mutuel
589
Qui joint avec Belcar notre jeune princesse ?
590
Ils s'assurent à moi, leur serai-je traîtresse ?
591
Mais las ! Mettrai-je aussi Cassandre à nonchaloir ?
592
Ma plante, que toujours j'ai fait croître et valoir,
593
Va sécher à mon su ; faut-il que je l'endure ?
594
Elle a reçu ma foi, lui serai-je parjure ?
595
Que fera Méliane en sa juste douleur,
596
Si d'un si lâche tour je trame son malheur ?
597
Que dira son Belcar ? Sa passion constante
598
Ne souffrira jamais qu'un autre objet le tente.
599
Et même avec quel front le pourrai-je aborder ?
600
Quels seront mes discours pour le persuader ?
601
Après avoir longtemps, par mes propres messages,
602
Du trafic de leurs cœurs assuré les passages,
603
Leur rompre le chemin, quelle infidélité !
604
Mais voir mon nourrisson dans telle extrémité,
605
Se fondre toute en pleurs, voir sa fin tout proche,
606
La pouvant empêcher, oh dieux ! Quelle reproche !
607
Quoi qu'il puisse arriver, j'oublierai tout devoir
608
En faveur de ma fille, et de tout mon pouvoir
609
Tâcherai d'apaiser le tourment qui l'afflige.
610
C'est où le naturel par contrainte m'oblige.
611
Trésor d'expérience en mon timbre compris,
612
Rappelle ma mémoire, assemble mes esprits,
613
Oh chef de mon conseil ! Ma caboche routière !
614
C'est de toi que j'attends ma délivrance entière.
615
Ne laisse en ton cerveau tendon, veine ou recoin
616
Qui ne s'émeuve ici pour servir au besoin ;
617
Monstre que ta toison n'est pas ainsi chenue
618
Sans beaucoup de finesse apprise et retenue.
619
Or donc, si je faisais... mais non... toutefois, si...
620
Cela n'irait pas bien ; serait-il mieux ainsi ?
621
Le danger en est grand, faisons donc d'autre sorte ;
622
À mon premier avis la raison me remporte :
623
Il est bon, c'en est fait, il y faut travailler,
624
Je vais tout maintenant ce prince conseiller
625
Avec tant d'artifice et de raisons plausibles,
626
Qu'il aidera lui-même à mes complots nuisibles.


Acte II

SCÈNE I.

Araxe, Capitaine Sidonien ; soldats.

ARAXE.
627
Allez, suivez de près ce traître, mes amis,
628
Qui tous en général en trouble nous a mis,
629
Ayant par assassins, contre la foi publique,
630
Léonte massacré pour sa femme impudique,
631
Nous exposant, hélas ! En hasard apparent
632
De voir par représailles accabler son garant,
633
Notre maître Belcar, notre unique espérance.
634
Pensant, le faux renard, se mettre en assurance,
635
Dès le vêpre d'hier nous le vîmes sortir
636
Pour coucher en sa ferme au grand chemin de Tyr
637
Courez, il n'est pas loin ; sur la grande chaussée
638
Le doute de son fait entretient sa pensée.
639
Un de ses espions, que nous avons surpris,
640
M'a découvert la ruse et son séjour appris,
641
Avant que les meurtriers, qu'à la croix on attache,
642
L'eussent voulu noter de criminelle tache.
643
Marchez, efforcez-vous ; quiconque le prendra
644
Deux talents assurés de salaire il tiendra

SOLDAT.
645
Allons, je le connais ; j'ai remarqué la sorte
646
Dont il était vêtu passant à cette porte.

SCÈNE II.

Zorote, soldats.

ZOROTE.
647
Que dois-je devenir ? Je suis en pauvre état.
648
J'ai peur qu'un repentir suivra mon attentat.
649
Mon maraud de valet fait bien longue demeure ;
650
Il n'avait de chemin que pour le cours d'une heure,
651
Et je vois toutefois que depuis son départ
652
Mon ombre s'accourcit de plus d'un demi-quart.
653
Je me lasse d'attendre et me trouve en grand’ peine ;
654
Je crains d'être pipé par mes tireurs de laine :
655
Car j'ai mis mon argent sur la foi d'un soldat,
656
Sans pleige ni témoin de notre concordat.
657
Combien le jugement se dissipe et se change
658
En un pauvre jaloux quand le front lui démange !
659
Avant ce mal de tête, on m'eut eu beau prêcher
660
Pour me faire sans gage une obole lâcher.
661
Malheureux que je suis ! Que sais-je si ce drôle,
662
Au lieu de bien jouer son difficile rôle,
663
A (comme fit jadis un barbier à Midas)
664
Découvert mon fourchon que l'on ne voyait pas,
665
Prenant du Tyrien des plus certaines offres
666
Que celle qui leur est dangereuse en mes coffres ?
667
Dieux ! Que ferais-je alors ? Je quitterai Sidon
668
Et mettrai sur les flots ma vie à l'abandon :
669
Car je n'estime pas qu'un homme de courage
670
Puisse être possédé de plus poignante rage
671
Qu'alors que dans son nid il sait qu'on a pondu,
672
Et qu'il voit du public son diffame connu.

SOLDATS.
673
Courage, compagnons ! Sans doute, c'est notre homme.
674
Jamais aucun butin de si notable somme
675
Ne nous est arrivé : nous aurons tous de quoi
676
Nous donner du bon temps, plus aises que le Roi.

SCÈNE III.

ZOROTE.
677
J'ai quitté le pavé : je me vais mettre à l'ombre,
678
Prenant pour mon repos ce buisson frais et sombre,
679
D'où sans être aperçu je verrai les passants.
680
En voici quatre ou cinq au grand pas s'avançant.

SOLDATS.
681
Mais comment pouvons-nous l'avoir perdu de vue ?
682
Allons revisiter cette épine touffue
683
Qui paraît à main gauche. Il faut bien qu'il soit là.

ZOROTE.
684
Ils viennent droit à moi. Que peut être cela ?

SOLDATS.
685
Ha ! Le galant s'enfuit.

ZOROTE.
Je me sauve à la course.

SOLDATS.
686
Il nous pense amuser en nous jetant sa bourse.

SCÈNE IV.

ZOROTE.
687
Hélas ! Je suis perdu ! Je ne puis plus courir,
688
L'haleine me défaut. Ah ! Je m'en vais mourir.
689
Oh jambes sans vigueur ! Pauvre corps sans courage !
690
Que vous êtes déchu par le surcroît de l'âge !

SOLDATS.
691
Arrête, faux vieillard ! Rends-toi, de par le Roi !

ZOROTE.
692
Êtes-vous des voleurs qui vous jetez sur moi ?
693
Vous ferez peu de gain, car je suis un pauvre homme.

SOLDATS.
694
Nous savons ta richesse et comment on te nomme.
695
Ce n'est pas pour ton or que nous te contraignons :
696
Ton or porte malheur, témoins nos compagnons.

ZOROTE.
697
Pour qui me prenez-vous, messieurs ? J'en serai plainte.

SOLDATS.
698
Marche ! C'est trop causé, c'est trop usé de feinte.
699
Qui ne te connaîtrait ! Je me fâche, à la fin.
700
Nous te garrotterons si tu fais plus le fin.
701
Avant l'extrémité tu devais être sage.

ZOROTE.
702
De grâce, mes amis, eh ! Faites-moi passage !

SOLDATS.
703
Bien, le voilà tout fait, le passage à Sidon.

ZOROTE.
704
Tout ce que j'ai vaillant, je le baille en pur don,
705
Chaines d'or, diamants.

SOLDATS.
Prenons cela d'avance.

ZOROTE.
706
Encor deux fois autant quand j'aurai délivrance.

SOLDATS.
707
Penses-tu, vieil bouquin, médaille de Vulcan,
708
Que nous mettions pour toi notre vie à l'encan ?
709
Chemine.

ZOROTE.
Ah ! Si jadis ta flamme fut dardée
710
Même sur un tien fils, adultère en idée,
711
Oh Jupiter vengeur ! Approuves-tu que moi,
712
Pour m'être délivré d'un véritable émoi,
713
Re vengeant mon honneur par une juste voie,
714
Au supplice mortel entraîné je me voie ?

SOLDATS.
715
Qui pourrait approuver qu'un vieillard refroidi,
716
Sachant qu'un prince adroit, plus chaud et plus hardi,
717
Combattait en sa place aux amoureux alarmes,
718
Traitât son lieutenant à la rigueur des armes ?
719
Il vaut toujours mieux être, oh misérable fou !
720
Mis par la corne au joug qu'attelé par le cou.

SCÈNE V.

Pharnabaze, Phulter.

PHARNABAZE.
721
Déjà l'air amoureux a réchauffé le germe
722
Dont nature s'émeut pour produire à son terme ;
723
Déjà des aquilons les zéphyrs sont vainqueurs
724
Et reçoivent en prix des couronnes de fleurs,
725
Et déjà le bélier, qui la froideur tempère,
726
Ohte le voile blanc à notre grande mère,
727
Lui rendant l'habit vert que la mort des saisons
728
Avait caché trois mois au coin de ses tisons ;
729
Déjà des oiselets les gorges réveillées
730
Caressent à l'envi les naissantes feuillées,
731
Et des nymphes de l'eau les bruyantes chansons
732
Après un long combat triomphent des glaçons.
733
Oh mars ! Voici ton mois. Ta riante maîtresse
734
L'a choisi pour dompter l'hivernale paresse.
735
Donc, qui me tient encor que je ne fais sortir
736
Du trésor de mes ports la puissance de Tyr ?
737
Pourquoi mille sapins sur les plaines salées
738
Ne font-ils égayer leurs toiles ampoulées ?
739
Éole nous semond d'un souffler opportun :
740
Je vois doux au montoir les phoques de Neptune,
741
Qui semble convier nos carènes dormantes
742
À labourer son dos en rides écumantes.
743
Que font tant de drapeaux qu'ils ne sont éventés,
744
Et voltigeant en plis sur les poupes montés ?
745
Vu que mes fantassins impatients n'attendent
746
Sinon que des tambours les cordages se tendent ?
747
Que tarde l'airain creux, que de sons éclatants
748
Il ne rassemble en gros mes braves combattants,
749
Qui frétillent des mains, désireux de reprendre
750
L'honneur que la fortune a bien osé défendre ?
751
Moi, qui suis né guerrier, nourri le fer au point,
752
Toujours la gloire au cœur, en la tête le soin,
753
Qui me peut amuser ? Faut-il que la vieillesse
754
En trêve languissante avec honte me laisse ?
755
Non ! Non ! D'un froid hiver je n'ai rien que le teint.
756
Je brûle par dedans : mon feu n'est pas éteint ;
757
Et, bien que par les ans ma force dérobée
758
Ait sillonné mon front et ma taille courbée,
759
On ne verra jamais mon courage envieilli,
760
Ni l'amour de Bellone en mon âme failli.

PHULTER.
761
Sire, c'est en ce point que les dignes monarques
762
Portent des immortels les plus notables marques ;
763
Clothon d'un même lin ne retord en ses doigts
764
Le filet des petits et la trame des rois.
765
Leurs âmes sont d'en haut et paraissent royales,
766
En vigueur, en constance, en valeur spéciales :
767
Car l'humeur mieux séante aux monarques bien nés,
768
C'est d'être ambitieux, aux combats obstinés.
769
Les états sur la guerre ont fondé leurs colonnes ;
770
La guerre, c'est la forge où se font les couronnes ;
771
C'est la guerre qui peut, seule échelle des cieux,
772
Faire les hommes rois, et les rois demi-dieux.
773
Par là sont parvenus en gloire surhumaine
774
Les invincibles fils de Sémélé et d'Alcmène ;
775
Par là mille guerriers, sans avoir des autels,
776
En renom néanmoins deviennent immortels.
777
Cet Achille fameux et cet Hector de Troie,
778
Que sa force empêchait de voir sa ville en proie,
779
Et ce grand Alexandre, héros de notre temps,
780
Qui ne craignait manquer sinon de résistants,
781
N'ont-ils point par le choc de sanglantes batailles
782
Remparé leur renom d'imprenables murailles,
783
Dans l'enclos du renom conservant leurs lauriers,
784
Malgré la faux du temps, jusqu'aux siècles derniers ?
785
Même j'oserai dire, oh fils aîné de Rhée,
786
Que ta main souveraine est bien plus révérée
787
En la céleste cour depuis que les Titans
788
Furent vaincus par toi, fièrement combattant,
789
Qu'alors que seulement ta force était connue
790
Pour avoir en suspens la chaine retenue
791
Où tous les immortels, contre toi conjurés,
792
Furent sans coup férir par toi seul attirés.

PHARNABAZE.
793
La guerre est mon ébat. Puisse finir ma vie
794
Lorsque de l'exercer finira mon envie !
795
La guerre est un beau jeu dont l'honneur est le prix,
796
Endurcissant les corps, aiguisant les esprits.
797
Va doncques, mon Phulter, faire croître nos troupes ;
798
J'ai dit à l'amiral qu'il équipe les poupes,
799
Car je veux à ce coup, par un dernier effort,
800
Sur l'onde et sur le sec violenter le sort.
801
Les jours vont expirer de notre surséance ;
802
C'est trop longtemps croupir hors de la bienséance.

SCÈNE VI.

Timadon, Thamys.

TIMADON.
803
Pauvre Tyr, pauvre peuple et roi trop affligé,
804
Combien à votre abord mon mal est rengrégé !
805
Malheureux, qui devrais pour une telle perte
806
Me perdre auparavant que de l'avoir soufferte,
807
Plutôt que de me voir le premier annonçant
808
Ce qui cent fois le jour me tue en y pensant !
809
Quel fard peut donner lustre à mon triste message ?

THAMYS.
810
Dieu vous garde, Timadon ; je vous prends au passage.
811
Quel désastre vous porte à si fort lamenter ?

TIMADON.
812
Très fâcheux à l'entendre, et plus à le conter.

THAMYS.
813
Je pourrai, le sachant, vous être secourable.

TIMADON.
814
Vous serez, le sachant, vous-même déplorable.

THAMYS.
815
Qui sait plutôt son mal est plutôt consolé.

TIMADON.
816
Tout funeste rapport est trop tôt décelé.

THAMYS.
817
Mon penser ne peut pas si grand malheur se feindre.

TIMADON.
818
Feignez-vous le plus grand que vous auriez pu craindre.
819
Léonte, hélas ! Léonte, oh deuil sans réconfort ! ...

THAMYS.
820
Dieux ! Que me dites-vous ? Quoi ! Léonte est-il mort ?

TIMADON.
821
Eh hé ! Tout est perdu.

THAMYS.
Jupiter, quelle plaie !
822
La chose est-elle sûre ?

TIMADON.
Elle n'est que trop vraie.
823
Las ! Que n'était cillé d'un sommeil éternel
824
Mon œil que cet aspect a rendu criminel !
825
Thamys, j'ai vu périr entre les mains des traîtres
826
Le premier des vaillants et le meilleur des maîtres.
827
Mais, n'ayant pu mourir pour lui ni quand et lui,
828
Il faut honteusement que j'en meure d'ennui.

THAMYS.
829
Ce grand fanal d'honneur est-il réduit en cendre ?
830
Oh ciel ! Le donniez-vous pour sitôt le reprendre !

TIMADON.
831
Ce prince environné de terreur et d'amour,
832
Ardent comme la foudre et beau comme le jour,
833
Notre soleil levant, lorsque chacun l'adore,
834
A trouvé son couchant auprès de son aurore.

THAMYS.
835
Las ! Que sert le printemps, si l'été ne le suit ?
836
Un arbre bien fleuri, si l'on en a le fruit ?
837
Si l'orage grêleux vient renverser à terre
838
L'espérance d'un peuple aussi frêle que verre ?
839
Alcide tutélaire, où dormait votre soin ?
840
Oh soldats orphelins, qu'il vous fera besoin !
841
Que vous plaindrez ce chef qui servait à la charge
842
D'exemple et de conduite, en retraite de targe !

TIMADON.
843
Ah ! Mon roi, triste père, où sera ta vertu ?
844
Las ! Que j'ai peur de voir ton courage abattu
845
Sous les pieds du malheur, aux dépens de ta vie,
846
Et la mort de ton fils de la tienne suivie !

THAMYS.
847
Jamais son cœur v altier, s'élevant comme à bonds,
848
Ne se pourra tenir qu'il ne sorte des gonds.
849
Je crois déjà le voir, tout ainsi que malades
850
Grimpent au mont fourchu les bacchantes ménades,
851
Courant, hurlant de rage, et pensant, furieux,
852
Que les plus doux propos lui sont injurieux :
853
Il est déjà farouche et bouillant de nature.

TIMADON.
854
Hélas, mon cher ami, que ma charge m'est dure !
855
Au moins si quelque ami me voulait obliger !

THAMYS.
856
Avisez, cavalier. Vous puis-je soulager ?

TIMADON.
857
Aucun ne le peut mieux que vous, mon capitaine,
858
Si de me prévenir vous acceptiez la peine,
859
Pour adoucir un peu ces nouvelles au Roi,
860
Qu'il supportera mieux d'un autre que de moi :
861
Car, encor que du fait mon âme soit bien nette,
862
J'ai peur que sur moi seul tout le tort il rejette.

THAMYS.
863
J'en eusse refusé tous mes autres amis,
864
Mais je vous servirai puisque je l'ai promis.
865
Or çà, contez-moi donc comment la parque inique
866
Nous a ravi sitôt notre support unique.

TIMADON.
867
Quelqu'un sur ce discours pourrait nous rencontrer :
868
Tirons-nous à l'écart, je ne m'ose montrer.

SCÈNE VII.

ALMODICE.
869
Je ne fais rien que perdre et ma ruse et mon temps :
870
Méliane et Belcar ont les cœurs trop constants.
871
De vrai, j'ai bien tiré du prince une promesse
872
Qui doit, s'il l'accomplit, irriter sa maîtresse ;
873
Mais elle a l'esprit fort, car jamais je n'ai su
874
Faire qu'elle ait de lui quelque ombrage conçu.
875
C'est pourquoi je les quitte, et désormais n'espère,
876
En faveur de Cassandre, autre aide que son père,
877
Qui peut donner le change à ce captif amant,
878
Par amour ou par force, il n'importe comment.
879
Toutefois, il me reste une fourbe subtile
880
Qui, selon mon avis, ne peut être inutile.
881
Si le Sidonien se trouve tant heureux
882
Que d'attirer sa belle au déduit amoureux,
883
Il n'y peut réussir que par mon entremise
884
Sous l'ombre de la nuit, à quelque heure promise ;
885
Et là, sans que d'abord il s'en puisse aviser,
886
Je puis l'une des sœurs pour l'autre supposer ;
887
Puis, quand c'en sera fait, Cassandre étant contente,
888
Il faut bien qu'il renonce à sa première attente ;
889
Même en l'effet peut-être il n'y pensera point,
890
En pareille charnure et pareil embonpoint,
891
Et l'une et l'autre pièce ont un égal usage ;
892
Hors la diversité qui paraît au visage
893
(Où l'œil n'est abusé que par l'échantillon),
894
Tout est d'un même drap prêt à mettre au foulon.

SCÈNE VIII.

BELCAR.
895
À quoi tend le discours de cette vieille masque ?
896
Cela me rend l'esprit tout confus et fantasque.
897
D'où vient ce changement ? Elle qui jusqu'ici
898
Pour un simple baiser s'est donné du souci
899
Me conseille aujourd'hui, voire me sollicite,
900
De convier ma belle au plaisir illicite,
901
Jusqu'à me protester que si je ne le fais
902
On en verra bientôt des sinistres effets.
903
Or je sais que d'abord Méliane, prudente,
904
Repoussera bien loin ma requête impudente.
905
Mais quoi ? Je sais d'ailleurs l'empire dangereux
906
Qu'Almodice possède en mon sort amoureux,
907
Si bien qu'il me vaut mieux offenser ma maîtresse
908
Qu'irriter contre moi cette fine traîtresse ;
909
Puis, en tout cas, j'aurai pour mon dernier ressort,
910
L'aveu de son conseil en cet honteux effort.
911
Elle m'a, toutefois, fait jurer de m'en taire ;
912
Mais les amants n'ont point de serment volontaire,
913
Car la force d'amour domine sur la leur,
914
Et tous serments forcés sont de nulle valeur.
915
Je vois bien que je tente une mauvaise voie ;
916
Si m'y faut-il passer, quel péril que j'y voie.
917
Mais, pour n'être battu, je parlerai si doux
918
Qu'elle en rira plutôt que d'entrer en courroux.

SCÈNE IX.

Méliane, Belcar.

MÉLIANE.
919
Belcar n'est point venu. La timide Almodice
920
Me veut persuader, sur quelque faible indice,
921
Que sa recherche est feinte afin de m'amuser ;
922
Mais pour en faire épreuve il le faut embraser.

BELCAR.
923
Quels propos sont-ce là ? Rencontre bien plaisante !
924
À mon hardi dessein la porte se présente.

MÉLIANE.
925
Je ne veux que mon œil pour bon juge en cela.

BELCAR.
926
Que ferai-je ?

MÉLIANE.
Ah ! Mon prince ! Et qui vous pensait là ?

BELCAR.
927
Je me jette à vos pieds, ma maîtresse, ma reine !
928
Je demande une grâce à la main souveraine
929
Qui seule peut donner la mort ou le pardon
930
À celui qui vous met sa vie à l'abandon.

MÉLIANE.
931
Que dites-vous, Monsieur ? Quelle humeur vous transporte ?
932
Vous moquez-vous de moi de parler de la sorte ?

BELCAR.
933
Je serais bien-disant si j'étais un moqueur ;
934
Mais quand ma langue est faible, elle parle du cœur.

MÉLIANE.
935
Qu'espérez-vous de moi dans cette humble posture ?

BELCAR.
936
Par toutes vos beautés, ici je vous conjure,
937
Si vous ne trouvez bon qu'à cette heure, en ce lieu,
938
Je m'immole moi-même à l'amour, notre Dieu,
939
(J'ai le poignard tout prêt), d'abolir ou permettre
940
Un crime capital que je m'en vais commettre.

MÉLIANE.
941
Tout mal fait se pardonne entre les bons amis,
942
Mais un crime non fait ne peut être permis.

BELCAR.
943
J'aurai donc le pardon quand j'aurai fait l'offense ?

MÉLIANE.
944
C'est souffrance du mal qu'un pardon par avance.

BELCAR.
945
Bien donc ! Au pis-aller, je n'en puis que mourir.

MÉLIANE.
946
Voudriez-vous à la mort sans contrainte courir ?

BELCAR.
947
Non, non, j'y suis contraint, car ma douleur trop forte
948
Pour mourir ou guérir à cet essai me porte.

MÉLIANE.
949
D'un périlleux essai souvent on se repent.

BELCAR.
950
Le péril du succès de vous seule dépend.

MÉLIANE.
951
Si vous n'en dites plus, je n'y puis rien entendre.

BELCAR.
952
Pour tout perdre en un coup, de vrai, c'est trop attendre.
953
Sachez donc, mon soleil (mon astre plus puissant
954
Que tous les feux du ciel qui me virent naissant),
955
Que, si vous ne versez un peu d'eau sur ma flamme,
956
Je ne puis plus suffire à l'ardeur de mon âme.

MÉLIANE.
957
Tout le soulagement que l'honneur peut souffrir,
958
Je l'ai déjà donné : que puis-je plus offrir ?

BELCAR.
959
Quand l'amour n'est pas fort, l'honneur maintient son être ;
960
Mais c'est une chimère, amour étant le maître.

MÉLIANE.
961
Plus l'amour se déborde, et plus il se tarit.

BELCAR.
962
Tant plus l'amour est libre, et mieux il se nourrit.

MÉLIANE.
963
Faites-vous tant d'état d'une action brutale ?

BELCAR.
964
C'est le fruit le plus doux que la nature étale.

MÉLIANE.
965
De fruit hors de saison nul ne se doit pourvoir.

BELCAR.
966
Ce fruit est en saison quand on le peut avoir.

MÉLIANE.
967
Un don bien attendu davantage contente.

BELCAR.
968
Un don devient achat par une longue attente.

MÉLIANE.
969
Cela n'est pas perdu qui n'est que différé.

BELCAR.
970
Ce qu'on tient en la main ne peut être égaré.

MÉLIANE.
971
Tempérez cette ardeur, ou je quitte la place.

BELCAR.
972
Pour la bien tempérer, mêlez-y votre glace.

MÉLIANE.
973
Tu me fais rude guerre ! Eh ! Penses-tu, mon cœur,
974
Que je ne souffre par une même langueur ?
975
Mais, las ! S'il advenait (comme on voit que fortune
976
Ne laisse rien de ferme au-dessous de la lune)
977
Qu'un funeste accident, après ces voluptés,
978
Retardât notre hymen de ses solennités,
979
Puisqu'on s'en aperçut (penser épouvantable !),
980
Où serait mon asile en la terre habitable ?
981
J'en tremble.

BELCAR.
Assurez-vous, rien ne peut désormais
982
S'opposer à l'accord qui nous lie à jamais,
983
Car avant que demain la nuit, pliant ses voiles,
984
À la face du ciel dérobe les étoiles,
985
J'attends l'ambassadeur chargé d'offres au roi,
986
Qu'il ne peut rejeter (telles que je les crois),
987
Pour joindre un mariage à la paix de durée.

MÉLIANE.
988
Quand bien sa volonté, contre moi conjurée,
989
En aurait fait refus, ce que je t'ay promis
990
Te serait conservé, malgré tes ennemis.
991
Or, le bon médecin dès son abord n'essaye
992
La scie et le rasoir sur la nouvelle plaie,
993
Mais applique premiers ses remèdes plus lents ;
994
S'il les voit inutiles, use des violents.
995
Ainsi tout hasarder sans besoin, c'est folie.
996
Cédons au cours du temps, Belcar, je t'en supplie.
997
Dompte, mon cher ami, ce déréglé désir,
998
« Qui s'est par trop hâté se repent à loisir. »
999
Par tes yeux et les miens, clairs miroirs de nos flammes,
1000
Par ta bouche et la mienne, oracles de nos âmes,
1001
Jure-moi, mon mignon, de ne plus demander
1002
Ce que je voudrais bien mais je n'ose accorder.

BELCAR.
1003
Il ne faut rien promettre où l'on est sans puissance.
1004
Je ne suis pas moi-même en mon obéissance :
1005
Le pilote à son gré fait sa barque mouvoir,
1006
L'écuyer son genêt, Cupidon mon vouloir.
1007
Or, comme vers le ciel le feu prend sa volée,
1008
Et tous les corps pesants tirent à la vallée,
1009
Les mouvements d'amour mirent tous à ce but.

MÉLIANE.
1010
Mais les mauvais tireurs sont sujets au rebut.
1011
Qu'est-ce là ? J'ois du bruit. Adieu, je me retire.

THAMYS.
1012
Prince, le Roi vous mande.

BELCAR.
Ah ! Que me veut-il dire ?
1013
Je lis dans votre geste et dans votre couleur,
1014
Même en vos yeux pleurants, quelque nouveau malheur.

THAMYS.
1015
Vous le saurez trop tôt pour votre part y prendre.

BELCAR.
1016
Allons... fut-ce ma mort, je ne puis que l'attendre.

SCÈNE X.

Pharnabaze, Phulter, Thamys, Belcar.

PHARNABAZE.
1017
Tu m'as doncques, tyran sans courage et sans foi,
1018
Contre toute divine et toute humaine loi,
1019
Massacré mon Léonte, et ta main déloyale
1020
A poussé mon appui sous la voute infernale.
1021
Oh ciel, vis-tu jamais un plus perfide tour ?
1022
Oh Reine de la nuit, pâle image du jour,
1023
N'en as-tu point rougi ? Souverain fils de Rhée,
1024
N'as-tu point écrasé sa tête parjurée ?
1025
D'où vient, oh roi des mers ! Que tu n'as point enclos
1026
Un crime si voisin sous l'horreur de tes flots ?
1027
Que n'engloutissais-tu, roi de l'ombreux Tenare,
1028
Sous la terre béante un acte si barbare !
1029
J'en crève, et, si l'espoir d'être bientôt vengé
1030
N'éclaircissait mon sang ! J'en mourrais enragé.
1031
Ha monstre ! Quel sujet ! Ha, tigre impitoyable !
1032
Peut t'avoir fait haïr une humeur tant aimable ?
1033
C'est que chez les tyrans vicieux et brutaux,
1034
Les plus belles vertus sont crimes capitaux.
1035
Ses héroïques mœurs, sa glorieuse vie,
1036
Ses rares dons du ciel, ont ému ton envie.
1037
Ce qui plaisait à tous à toi seul déplaisait.
1038
Tu le craignais, couard ! Sa valeur te nuisait ;
1039
Mais dans bien peu de jours j'espère que ta fraude
1040
Se verra découverte et punie à la chaude.

PHULTER.
1041
Mettez-vous en campagne, et d'un sac carnassier
1042
Jetez dedans Sidon les flammes et l'acier ;
1043
Faites une vengeance aussi forte que prompte,
1044
Qui leur fasse expier les ombres de Léonte.
1045
Quand ils pourraient toucher, enclos de toutes parts,
1046
Et l'enfer de fossés, et le ciel de remparts,
1047
Nous les enfoncerons. Oh que d'exploits étranges
1048
Feront en leur fureur vos puissantes phalanges !
1049
Je les vois déjà fondre après ce casanier
1050
Comme se précipite un torrent printanier
1051
Du forestier Liban, qui, par ondes soudaines,
1052
Arrache, emporte, noie, arbres, rochers et plaines.

PHARNABAZE.
1053
Et cependant, Phulter, n'aurai-je pas raison
1054
De dépêcher Belcar sans le mettre en prison ?
1055
Il semble qu'aussitôt qu'une offense est commise,
1056
L'offensé se fait tort en usant de remise.

PHULTER.
1057
La justice, oh grand roi ! Met de l'eau sur son feu,
1058
Qui n'en est que plus vif en retardant un peu ;
1059
Le ciel même, irrité, prêt à lâcher la foudre,
1060
Consulte le tonnerre avant que s'y résoudre.
1061
Puisqu'il est en vos mains, sans hasard d'évader,
1062
Par les formes du droit il y faut procéder,
1063
Et tirer la raison courageuse et publique
1064
D'un outrage si grand, aussi lâche qu'oblique.

THAMYS.
1065
Entrez, parlez au roi.

BELCAR.
Vous ai-je fait refus ?
1066
Je marche à front levé ; ne me contraignez plus.

PHARNABAZE.
1067
Eh bien ! Malheureux fils d'un détestable père,
1068
Mourant, n'accusez point mon jugement sévère ;
1069
La disgrâce vous vient de lui, non pas de moi.

BELCAR.
1070
Votre pouvoir est libre, et non pas votre foi.

PHARNABAZE.
1071
En serais-je lié, puisque lui s'en exempte ?

BELCAR.
1072
Appuyez vos soupçons de preuve suffisante.

PHARNABAZE.
1073
Ayant perdu mon fils, encore ai-je le tort ?

BELCAR.
1074
Le tort est à celui qui s'est causé la mort.

PHARNABAZE.
1075
Que ne le gardait-on, puisqu'on l'avait en gage ?

BELCAR.
1076
Mettre un homme en franchise, est-ce lui faire outrage ?

PHARNABAZE.
1077
Belcar, je n'use plus de raisons contre vous :
1078
Plus j'entends de discours, plus s'aigrit mon courroux.

BELCAR.
1079
Il est vrai qu'un courroux aveugle à l'innocence
1080
Des plus fortes raisons énerve la puissance.

PHARNABAZE.
1081
De mon enfant perdu n'êtes-vous pas garant ?

BELCAR.
1082
Garantirai-je un homme à sa perte courant ?

PHARNABAZE.
1083
Qui vous a dit cela ? D'où vous vient cette ruse ?
1084
Sans doute, avant le mal, vous en saviez l'excuse.

BELCAR.
1085
On me connait trop franc pour m'appeler rusé.
1086
Qui n'a point fait de mal ne doit être accusé.
1087
Mais oïons Timadon ; selon qu'il le recite,
1088
À me traiter ainsi nul droit ne vous incite.

PHARNABAZE.
1089
Oh ! Le digne témoin, qui gisait au linceul,
1090
Ayant quitté son maître et sans lumière et seul !
1091
Non, non, c'est trop plaider. Sur peine de ta tête
1092
( Tandis qu'un échafaud dans la ville s'apprête),
1093
Enchaine-le, Thamys, et me réponds de lui.

BELCAR.
1094
Plus vous vous hâterez, moins aurai-je d'ennui.

PHARNABAZE.
1095
Vous, Phulter, assemblez les gens de ma justice :
1096
J'en remets à leur choix la rigueur du supplice.


Acte III

SCÈNE I.

Méliane, Almodice.

MÉLIANE.
1097
Oh tyranniques feux, sur nos têtes luisants,
1098
Qui traversés le cours de nos malheureux ans !
1099
Fortune, dont le vent hors de leur route emmène
1100
Les vaisseaux mieux guidés de la prudence humaine,
1101
Las ! Qu'inopinément vous me précipitez
1102
Du comble de mon aise en mille adversités,
1103
M'envoyant tous les maux que j'ai jamais pu craindre,
1104
Et m'ôtant tous les biens que j'espérais d'atteindre !
1105
Que dirai-je à ce coup ? Lequel de mes malheurs
1106
Aura le premier rang dans le cours de mes pleurs ?
1107
Dois-je vouer ma plainte à mon unique frère,
1108
Autrefois mon support, aujourd'hui ma misère ?
1109
Voilà de mon Belcar le tombeau préparé,
1110
Qui seul roi de mon cœur veut être préféré !
1111
Mais, si pour celui-ci tous mes sens se lamentent,
1112
La nature et l'honneur d'un remords me tourmentent,
1113
Tant de mettre en arrière un décès fraternel
1114
Que de couvert en l'âme un regret criminel,
1115
Il faut, oh désespoir ! Que je sois déclarée
1116
Ou déloyale amante ou sœur dénaturée :
1117
Car, bien que les deux chefs de ma calamité
1118
Soient d'une même source et même qualité,
1119
Le premier accident fait, hélas ! Que je n'ose
1120
Éventer le second, dont il est seule cause ;
1121
Mêmes (si je le puis) il faut à contre-cœur
1122
Montrer en mon désir ce dont j'ai plus de peur.
1123
Or suis-je seule ici, de témoins reculée :
1124
Ma douleur librement y peut être exhalée.
1125
Sortez et tempêtez, oh mes justes clameurs !
1126
Soulagez mon angoisse, autrement je me meurs.
1127
Tu me dois dispenser, sainte ombre de Léonte,
1128
Si la force d'amour mon amitié surmonte !
1129
Par exemple, tu sais que, de nous éloigné,
1130
Un bel œil a sur toi si puissamment régné,
1131
Que tu mis en oubli, par ton amour extrême,
1132
Et notre souvenir et le soin de toi-même ;
1133
Et moi, qui suis ta sœur, qui ne te cède point
1134
En cette passion qui les âmes conjoint,
1135
Permets, en t'imitant, que le deuil je préfère
1136
D'un amant que je perds à la perte d'un frère ;
1137
Et puis, assez de pleurs se répandent pour toi,
1138
Mais nul pour mon Belcar ne s'afflige que moi.
1139
Grand conducteur du jour, et toi, blanche Diane,
1140
Cessez dorénavant d'œillader Méliane,
1141
Car elle perd la vue en perdant son flambeau,
1142
Et par votre clarté ne voit plus rien de beau.
1143
Grand-mère des vivants, florissante et fertile,
1144
Cache ton coloris, car il m'est inutile.
1145
Ton teint m'est déplaisant, puisque je vois péri
1146
Le fruit de mon amour naguères si fleuri.
1147
Leger prince de l'air, qui des vents plus farouches
1148
Du creux de tes soufflets emplis les fortes bouches,
1149
Prête-moi tes poumons, afin que puissamment
1150
Je pousse des soupirs égaux à mon tourment ;
1151
Donne-moi tous tes flots, roi des ondes cruelles :
1152
Qu'ils deviennent en moi larmes continuelles ;
1153
Et lorsque, pour pleurer, tes eaux me défaudront,
1154
Ma vigueur et ma vie en pleurs se résoudront.
1155
Pauvrette, que dis-tu ? Non, non, mets bas les armes.
1156
Quitte le jour, l'espoir, les soupirs et les larmes :
1157
Si tu n'es déjà morte, au moins mourras-tu pas
1158
Quand le cœur de ton cœur subira le trépas ?
1159
Oui, nous sommes unis d'une chaîne si ferme
1160
Que la Parque à nous deux ne peut donner qu'un terme,
1161
Car, tyrans l'un de l'autre et vie et mouvement,
1162
Nous mourrons l'un et l'autre ensemble en un moment.
1163
Oh roi de qui provient ma sinistre naissance,
1164
Puisque notre destin dépend de ta puissance,
1165
Que ne sais-tu ce nœud ? Peut-être en mon dessein
1166
Que ton propre intérêt amollirait ton sein.
1167
Oh que mon cœur, troublé d'une trop vive atteinte,
1168
Et mes propos, liés de respect et de crainte,
1169
Ne sont-ils en franchise en faveur du bon droit,
1170
Comme pour disputer la raison le voudrait ?
1171
Je plaiderais comment celui qui mit au monde
1172
Un prince en qui l'honneur infiniment abonde,
1173
Si généreux, si franc, si noble et si bien né,
1174
Ne peut être méchant comme il est soupçonné :
1175
De la colombe sort la colombe amiable,
1176
Du milan le milan, chacun de son semblable,
1177
Et des traîtres humains les fils peu différents.
1178
La race participe aux mœurs de ses parents.
1179
D'ailleurs, mêmes des lois la rigueur plus extrême
1180
Ne punit d'un méfait que le malfaiteur même.
1181
Ainsi, quand on voudrait du père se venger,
1182
Pourquoi le fils sans coulpe en la peine engager ?
1183
Enfin, sans te déduire un plaidoyer plus ample,
1184
Le meurtre ne doit pas s'établir par exemple,
1185
Et toute infraction d'un solennel traité,
1186
Quelque excuse qu'elle ait, n'est qu'infidélité.
1187
Mais, las ! C'est perdre temps, car ton âme aveuglée
1188
A tourné son bon sens en faveur déréglée.
1189
L'effet en est conclu, dont te pourra sortir
1190
Sinon le désespoir, au moins le repentir.

ALMODICE.
1191
Le criminel jugé d'un parlement sévère,
1192
Quand, par grâce du Roi, son arrêt se modère,
1193
N'est pas plus gai que moi, que Léonte en mourant
1194
A tiré d'un dédale et d'un blâme apparent,
1195
Dénichant Cupidon du cœur de nos princesses.

MÉLIANE.
1196
Ha ! Ma mère, approchez. Hélas ! Que de tristesses !
1197
Comment chez les mortels on voit soudainement
1198
Se tourner en douleurs un grand contentement !

ALMODICE.
1199
Rien ne peut réparer ni priser ce dommage.
1200
Hélas ! Que nous perdons un rare personnage,
1201
En qui se relevait tout l'honneur de nos rois,
1202
En qui la vie humaine avait mis à la fois
1203
De tous ses trois degrés la diverse richesse,
1204
D'âge enfant, de cœur homme, et vieillard de sagesse !

MÉLIANE.
1205
Almodice, mon cœur, quel revers contre moi !
1206
Lorsque tous mes souhaits demeuraient à recoi
1207
Comme au dernier degré de la chose espérée,
1208
Hélas ! De celui-là voir la perte jurée
1209
De qui j'avais juré l'éternelle amitié,
1210
Prince autant sans péché que le roi sans pitié !

ALMODICE.
1211
Y pensez-vous encor ?

MÉLIANE.
Oh question gentille !
1212
Qui m'en divertirait ?

ALMODICE.
Oh l'admirable fille !
1213
N'êtes-vous point émue en perdant votre sang ?

MÉLIANE.
1214
Sur toute émotion l'amour retient son rang.

ALMODICE.
1215
Malgré la mort d'un frère et le vouloir d'un père ?

MÉLIANE.
1216
Encor fût-ce la mort et de père et de frère :
1217
Je déplore la mienne, et non celle d'autrui.

ALMODICE.
1218
On n'en veut qu'à Belcar.

MÉLIANE.
Mais ma vie est en lui.

ALMODICE.
1219
Les filles d'aujourd'hui n'ont guère de prudence.

MÉLIANE.
1220
Les vieilles comme vous n'ont guère de constance.

ALMODICE.
1221
La mort vient assez tôt sans ainsi l'avancer.

MÉLIANE.
1222
Mais trop sainte est ma foi pour ainsi la fausser.

ALMODICE.
1223
La foi n'oblige point à la chose impossible.
1224
Le vouloir pour le moins en doit être invincible.

ALMODICE.
1225
Le trouble du malheur votre esprit éblouit.

MÉLIANE.
1226
Mais votre jugement de peur s'évanouit.

ALMODICE.
1227
Je crains, vous voyant courre au péril sans contrainte.

MÉLIANE.
1228
Quand on a tout perdu, c'est erreur que la crainte.

ALMODICE.
1229
Méliane, autrefois complaisante à chacun,
1230
Devient donc sans respect et sans crainte d'aucun ?

MÉLIANE.
1231
Almodice, autrefois le soufflet de nos flammes,
1232
Veut rompre la soudure où se joignent nos âmes ?

ALMODICE.
1233
Almodice a pour but votre félicité.

MÉLIANE.
1234
Et moi je n'ai pour but que la fidélité.

ALMODICE.
1235
Fidélité rebelle aux volontés royales.

MÉLIANE.
1236
Fidélité contraire aux rigueurs déloyales.

ALMODICE.
1237
Croirez-vous votre père autre que justicier ?

MÉLIANE.
1238
Je ne tiens point pour père un tyran carnassier.

ALMODICE.
1239
La justice est au Roi.

MÉLIANE.
Sujet il s'y doit rendre.

ALMODICE.
1240
Au fonds, sur l'ennemi l'avantage on doit prendre.

MÉLIANE.
1241
Jamais sans ennemis ne règnent les vertus ;
1242
Les plus grenez épics de grêle sont battus ;
1243
Les hommes de grand cœur et d'innocente vie
1244
Rencontrent sans merci la fortune et l'envie ;
1245
Mais lors un ami franc, au lieu d'être opprimé
1246
De leurs coups furieux, s'en trouve confirmé :
1247
Non pas comme l'on voit la fille de Terée
1248
Attendre pour nous voir l'absence de Borée,
1249
Lorsque sous l'air serein la prime des saisons
1250
Des affiquets de Flore émaille nos gazons ;
1251
Puis, si tôt que le vert se change en feuille morte,
1252
Quand le clair scorpion les frimas nous apporte,
1253
Dès le moindre frisson, le passager oiseau
1254
Quitte notre climat pour un autre plus beau.
1255
Au contraire, un ami ressemble à la colonne,
1256
Qui tant plus se raidit et tant moins abandonne
1257
Le dû de son appui, que tant plus elle sent
1258
Le sommier imposé sous le poids fléchissant.
1259
« Enfin, comme au fourneau le plus fin or se trouve,
1260
Durant le temps fâcheux une amitié s'épreuve. »

ALMODICE.
1261
Mais tel est des parents le droit et le pouvoir
1262
Qu'on ne doit rien aimer que selon leur vouloir.
1263
Nature l'établit, et le ciel l'autorise,
1264
Qui le rebelle enfant jamais ne favorise ;
1265
Et les sœurs de Clothon ne forment les destins
1266
Que de funeste issue aux amours clandestins.
1267
Tu nous en fis leçon, folle infante de Crète,
1268
Lorsque tu déployas ta ficelle secrète
1269
Pour un jeune étranger, qui, payant ton amour,
1270
Dépêtré des détours, te fit un mauvais tour.
1271
Et toi, qui dérobas la perruque fatale
1272
Pour l'amant ennemi de ta ville natale,
1273
L'ayant fait triompher, que t'en vint-il alors
1274
Qu'un désespoir en l'âme et des plumes au corps ?
1275
Il faut bien par contrainte, oh phénix de Phénice !
1276
Lorsque l'objet finit, que le dessein finisse :
1277
Usez de la raison pour vaincre votre ennui,
1278
Laissez périr Belcar sans périr quant et lui.

MÉLIANE.
1279
Oh tison de discorde ! Outil de perfidie !
1280
Naturel sans pitié ! Charité refroidie !
1281
Va, ne me tente plus ; tu perds en me prêchant
1282
Tout ton crédit, ton temps et ton propos méchant.
1283
Je n'ai pas comme toi le raide cœur d'un arbre ;
1284
Non, je n'ai pas le sein de bronze ni de marbre,
1285
Et dans quelque désert les tigresses n'ont pas
1286
Presté leur lait sauvage à mes premiers repas.
1287
Toi, tourne au gré du vent ; non seulement délaisse
1288
Un ami que le sort injustement abaisse,
1289
Mais rend-toi sa partie, et fais tout ton effort
1290
À lui montrer ta haine au lieu de ton support ;
1291
Fais comme les mâtins, dont la troupe se rue
1292
Sur celui qu'on poursuit de pierres par la rue.
1293
Moi, je verrai plutôt rebrousser le Jourdain
1294
Jusqu'au plus haut sommet du palestin Liban,
1295
Je verrai le Dieu blond qu'à Delphes on adore
1296
Se lever au couchant, se coucher à l'aurore,
1297
Que de voir ma promesse aller contre son cours,
1298
Ou se perdre sans moi le soleil de mes jours ;
1299
Et plutôt du chaos je reverrai la guerre,
1300
Le feu confus en l'eau, l'air opprimé de terre,
1301
Que des flots du malheur mes amours submergés,
1302
Ou craintifs, ou muets, de peine surchargés.
1303
N'importe à mon égard que la fortune assemble
1304
L'ire de tous les dieux et des hommes ensemble :
1305
Car toutes les horreurs des gênes et des fers
1306
Qui règnent tant delà que deçà les enfers,
1307
La plus cruelle mort, la plus hideuse rage,
1308
Auraient de l'impuissance à fléchir mon courage.

ALMODICE.
1309
Prenez mon zèle en gré ; ce qui l'émeut si fort,
1310
Madame, ce n'est point la terreur de la mort.
1311
(De combien, reculant, saurait être exemptée
1312
De son acier fatal ma carcasse édentée ?)
1313
Ce n'est point que, légère ou sans affection,
1314
Je ne plaigne ce prince en son affliction.
1315
Commandez, essayez si pour son allégeance
1316
Je manque en loyauté non plus qu'en diligence ;
1317
Mais le vouloir est vain quand le pouvoir défaut.
1318
Déjà pour son supplice on dresse l'échafaud.
1319
Les conseils en sont pris, où serait son refuge ?
1320
Le Roi s'est déclaré la partie et le juge.

MÉLIANE.
1321
Ma mère, mais encor ne peut-on pas tâcher
1322
À quelque trait subtil qui le fasse lâcher ?
1323
Songeons-y, je vous prie.

ALMODICE.
Il est en une cage
1324
Épaisse de muraille et très haute d'étage ;
1325
Tous les jours sont garnis de barreaux près à près ;
1326
Ses guichets, occupés de vingt gardes exprès,
1327
Sont commandés d'un chef que Thamys on appelle.

MÉLIANE.
1328
Oh ! Qu'à notre profit cet homme est trop fidèle !

ALMODICE.
1329
Qui n'ose rien ne fait. Quel serait le rocher
1330
Qui ne s'amollirait, vous le venant prêcher ?
1331
Orphée a bien fléchi la puissance infernale,
1332
Et quel accord de lyre à votre voix s'égale ?
1333
Le roussin plus fougueux par la bouche est mené,
1334
Par les armes du front le taureau forcené,
1335
Par le nez l'éléphant, et de façon pareille
1336
L'homme le plus farouche est conduit par l'oreille.
1337
Au reste, offrez, donnez : qui serait refusant
1338
En cette belle main d'un libéral présent ?

MÉLIANE.
1339
Sus, il le faut tenter. Oh dieu de biendisance,
1340
Père d'invention, d'art et de complaisance,
1341
Grand patron des coureurs et des aventuriers
1342
Qui jadis délivras le maître des guerriers,
1343
Des chaines d'Ephialte, et la fille d'Inache
1344
Des cent yeux la gardant en forme d'une vache,
1345
Influe en mon langage, oh beau cyllénien !
1346
Et le doux artifice et la force du tien.

ALMODICE.
1347
Si Thamys le permet, la chose est bien aisée...
1348
Nous le ferons couler en robe déguisée
1349
Dans quelque bon vaisseau tout prêt à démarrer.

MÉLIANE.
1350
J'y veux aller aussi, pourquoi nous séparer ?
1351
J'entends de partager le péril et la joie.
1352
Pour croire son salut, il faut que je le voie.

ALMODICE.
1353
Courage de Pallas en un corps de Cypris !
1354
Poursuivons ce complot, il est bien entrepris.

SCÈNE II.

Abdolomin, roy de Sidon ; Balorte, ambassadeur de Sidon.

ABDOLOMIN.
1355
Prends donc, comme j'ai dit, mon fidèle Balorte,
1356
La galère amirale et suffisante escorte ;
1357
Cours de rame tranchante et de voile bouffant ;
1358
Va, mon ambassadeur, secourir mon enfant.
1359
Las ! Fleschis Pharnabaze, et fais que s'il lui reste
1360
Un rayon de bon sens dans son trouble funeste,
1361
Qu'il ne s'acquière point, par une cruauté,
1362
Le nom de tyrannie au lieu de royauté.
1363
S'il me veut condamner, va défendre ma cause,
1364
Fais-lui voir le procès : s'il y trouve une clause
1365
Qui taxe tant soit peu ma sincère candeur,
1366
Dis-lui qu'à sa merci je soumets ma grandeur.
1367
Mais s'il connaît à l'œil que ce n'est pas ma faute
1368
Si son fils s'est perdu par jeunesse peu caute,
1369
Qu'il ne recherche point au mal qu'il en ressent
1370
Un remède outrageux dans le sang innocent
1371
(ainsi que font, horreur ! Les ladres qui s'y baignent) ;
1372
Implore avec pitié de ceux qui l'accompagnent
1373
Toute faveur utile à lui rompre ce coup ;
1374
Livre-lui quand et quand Zorote, ce vieux loup,
1375
Ce jaloux enragé. Sa croix j'ay différée
1376
Tant qu'il aura de lui la vérité tirée.
1377
En somme, efforce-toi, car je ne doute pas
1378
Que mon Belcar ne soit menacé du trépas :
1379
Je connais trop l'humeur de ce roi sanguinaire,
1380
Insupportable même en sa fougue ordinaire.

BALORTE.
1381
Vous le prenez au pis, mais j'espère pourtant
1382
De lui vaincre le cœur si l'oreille il me tend.

ABDOLOMIN.
1383
Ainsi veuillent les dieux ! Moi cependant, en doute,
1384
En même vœu qu'Egée aurai l'œil à ta route.

SCÈNE III.

Belcar, aux fers ; Thamys.

BELCAR.
1385
Où es-tu maintenant ? D'où viens-tu ? Qui es-tu ?
1386
Quelle métamorphose accable ta vertu ?
1387
Es-tu ce grand Belcar dont la dextre aguerrie
1388
Étendait son renom plus loin que la Syrie,
1389
Et qui faisait trembler à son premier aspect
1390
Tes ennemis de peur, tes amis de respect ?
1391
Est-ce donc là ce bras lié de fortes chaînes
1392
Qui devait gouverner d'un empire les rênes ?
1393
Est-ce donc là ce chef au bourreau destiné
1394
Que l'on espérait voir de fin or couronné,
1395
Suspendant à sa voix des seigneurs et des princes,
1396
Et mouvant d'un clin d'œil les ressorts de provinces ?
1397
Comment as-tu changé ton auguste palais,
1398
Peuplé de courtisans, de gardes, de valets,
1399
Contre ce noir cachot, comblé de vilenie,
1400
Où les rats fourmillants te tiennent compagnie ?
1401
Quel est cet accident ? Es-tu donc devenu
1402
Quelque odieux corsaire en justice tenu,
1403
Convaincu mille fois d'avoir, quand et la vie,
1404
Des timides marchands la richesse ravie ?
1405
Las ! Ce pauvre veneur qui, de soif languissant,
1406
Recherchait à l'écart un flot rafraîchissant,
1407
Ne s'étonna point plus quand, de colère éprise,
1408
Diane le rendit de sa meute la prise,
1409
Que moi, qui, voulant tendre aux aimables surgeons
1410
Où la belle Cyprine abreuve ses pigeons,
1411
Me trouve à l'imprévu sur la rive du Lèthe ;
1412
Et cependant qu'amour d’espérance m'allaite,
1413
Sortant des doux liens de la captivité,
1414
J'entre en ceux de la mort sans l'avoir mérité.
1415
Oh monarque des dieux, dont l'œillade gouverne
1416
Tout ce que l'univers enveloppe en son cerne,
1417
Pourquoi, jusqu'à ce jour, m'as-tu sous ton support
1418
Mis si bien à couvert des bourrasques du sort,
1419
Comblant tous mes soins d'heur, mes combats de victoire,
1420
Ma conduite d'adresse et mes travaux de gloire ?
1421
Qu'il me valait bien mieux qu'un de ces chevaliers
1422
Qui sous mes coups pesants sont tombez à milliers
1423
Eût en un champ d'honneur, brisant ma violence,
1424
Ennoblie de ma teste ou sa lame ou sa lance,
1425
Ou que cette langueur qui durant deux hivers
1426
M'a collé dans la couche en martyres divers
1427
(tandis qu'à nos dépens et par ma seule absence
1428
Le tyran tyrien relevait sa puissance)
1429
Eût envoyé mon ombre au charontide bord
1430
Plutôt que me garder à si piteuse mort,
1431
Où les plus lâches cœurs qui d'honneur ne font conte
1432
Craignent toutefois moins le tourment que la honte !
1433
Que je te plains, ma belle, en qui gît tout mon bien !
1434
Combien mon propre mal m'est moindre que le tien,
1435
Vu que tu n'es pas moins et sensible et soudaine
1436
À la compassion que ton père à la haine !
1437
Hélas ! Il me souvient qu'avant nôtre amitié
1438
Je ressentis d'abord l'effet de ta pitié,
1439
Quand ni l'objet public de la guerre obstinée,
1440
Ni mon regard affreux, ma pâleur décharnée,
1441
Ni l'odeur des onguents, l'air renclos et relant,
1442
Ni la crainte d'un bruit par les bouches volant,
1443
De moi, pauvre blessé, ne t'empêchaient l'approche.
1444
Soit lorsque le soleil allait monter en coche,
1445
Soit alors que plus haut il partisait le jour,
1446
Soit alors que dans l'onde il achevait son tour,
1447
Tu m'osais visiter, et d'un courtois langage
1448
T'enquérir de mon mal en me donnant courage.
1449
Tantôt tes doigts polis, faits d'ivoire vivant,
1450
Tastent l'accès fiévreux en mon pouls se mouvant ;
1451
Tantôt, sous le corail de ta bouche mignonne,
1452
Tu fais l’essai toi-même au cristal qu'on me donne
1453
Pour goûter si Bacchus a perdu sa vigueur,
1454
Au sein d'une naïade infusant sa liqueur,
1455
Et tantôt de tes mains si douillettes et blanches,
1456
Obligeant l'appétit, les morceaux tu me tranches.
1457
Mais le plus grand effet de ta rare bonté
1458
Sans mourir de regret ne peut être conté :
1459
C'est lors qu'ayant ouï mon amoureuse plainte,
1460
Tu t'osas confesser d'un même trait atteinte,
1461
D'où tant de doux plaisirs (hélas ! Le cœur me fend,
1462
Et mon présent état la mémoire en défend),
1463
Tant de délices, dis-je, en nous prirent leur source,
1464
Dont un torrent du sort rompt aujourd’hui la course.
1465
Mais j'entends remuer les clefs et les verrous
1466
Qui renferment ce lieu.

THAMYS.
Prince, réjouissez-vous :
1467
Recevez de ma main la preuve plus certaine
1468
D'un amour de princesse.

BELCAR.
En quoi, mon capitaine ?

THAMYS.
1469
çà, çà, que vitement je desserre vos fers.
1470
Ne tardons point, sortez (car les huis sont ouverts) ;
1471
Sous cette fausse barbe et sous cette casaque,
1472
Venez vous retirer au fonds d'une caraque
1473
Où Méliane et vous, à la faveur du vent,
1474
Irez en même lieu, même risque suivant.

BELCAR.
1475
Oh bonté ravissante ! Amoureuse merveille !
1476
Oh d'un cœur féminin constance nonpareille !

THAMYS.
1477
Suivez-moi jusqu'au port... je vous y vais guider.
1478
De là sur un coursier je me veux évader.

SCÈNE IV.

Cassandre, Phulter, Almodice.

CASSANDRE.
1479
Ah ! Fille sans secours et sans ressource aucune !
1480
Malencontreux destin ! Détestable fortune !
1481
Que maudit soit le jour qui me fut le premier,
1482
Et maudit celui-ci, qui sera mon dernier.
1483
Que ferai-je ? Où courrai-je ? Où suis-je ? Ah ! Quelle rage !
1484
Oh malheureux cheveux ! Oh malheureux visage !
1485
Oh sein, de mes tourments principal receleur,
1486
Que ne puis-je en t'ouvrant arracher ma douleur !
1487
Ongles mal aiguisez...

PHULTER.
Quelle éclatante plainte
1488
Sonne tant en ce lieu ? J'en tremble tout de crainte.

CASSANDRE.
1489
Changez-vous en rasoirs.

PHULTER.
Eh quoi ! Madame, quoi !
1490
Veillé-je, ou si je songe ? Et qu'est-ce que je vois ?
1491
De quelle passion l'étrange violence
1492
Triomphe de vôtre âme avec tant d'insolence ?
1493
Comment ! Que faites-vous ? Qu'ont fait ces fils déliés,
1494
Mieux dorés que l'or même et pendants jusqu'aux pieds ?
1495
Pourquoi les brisez-vous ? Et ces pommes jumelles,
1496
Pourquoi les plombez-vous de froissures cruelles ?
1497
D'où vient cet œil hagard, ce nuage tendu
1498
En rides sur ce front ?

CASSANDRE.
Eh ! Hé ! Tout est perdu !

PHULTER.
1499
Tout est perdu pour vous si vous perdez vous-même.
1500
Je sais que ce grand deuil vient d'un malheur extrême,
1501
Et qu'un sage en tel cas, au porche athénien,
1502
Serait tout de métal s'il n'en ressentait rien ;
1503
Mais le trop est blâmable aux humeurs mieux séantes :
1504
Se plaindre et se tuer sont choses différentes.
1505
" par nous ni pour nous seuls nous ne vivons ici ;
1506
" mourir par nôtre main nous ne devons aussi.
1507
" le bras est exécrable et plus que parricide
1508
" qui démolit le siège où son âme réside. "

CASSANDRE.
1509
Je ne puis éviter qu'à l'ombre du trépas
1510
Les injures du ciel.

PHULTER.
Non, non, ne croyez pas
1511
Qu'en sortant de la vie on sorte de misère.
1512
La chair quitte ces maux dans le sein de sa mère
1513
Et brave les douleurs ; mais le souffle divin,
1514
C'est l'homme proprement qui ne prend point de fin,
1515
Et qui porte son mal de quel côté qu'il verse,
1516
Comme un chevreuil courant le matras qui le perce,
1517
Mal d'autant plus cuisant qu'il ne trouve là-bas
1518
Ni divertissement, ni repos, ni soulas,
1519
Et qu'ayant une fois délaissé la lumière
1520
Nul ne peut remonter en sa place première.
1521
Vivons doncques, vivons, targuez de la vertu,
1522
Et ne nous rendons point sans avoir combattu.
1523
Laissons l'impatience à la folle commune.
1524
" le seul et sur moyen de vaincre la fortune,
1525
" c'est de la mépriser. "

CASSANDRE.
Ainsi de discours vains
1526
Remontrent la constance aux malades les sains.

PHULTER.
1527
J'en atteste les dieux, si mon âme n'applique
1528
Ses plus forts sentiments à la douleur publique,
1529
Et si jamais un coup m'avait touché si fort
1530
Que ce grand accident, cet outrage du sort,
1531
Qui m'ôte un bienveillant, libéral et bon maître,
1532
En qui seul ma fortune affermissait son être !
1533
Mais, quoi ! Celui qui sait que les pleurs, ni les cris,
1534
Ni même un désespoir, rançon de trop grand prix,
1535
Ne peuvent racheter un ombre du rivage
1536
Où la faux de la Parque étale son ravage,
1537
Celui-là sur autrui n'est pas fondé si fort
1538
Qu'alors qu'un accident moissonne son support
1539
Il tombe quand et lui, désolé, sans remède.
1540
Au contraire, en usant des amis qu'il possède,
1541
Les connaissant mortels, il se tient préparé
1542
De s'en voir tôt ou tard quelque jour séparé.
1543
Tous premiers mouvements à combattre impossibles
1544
(si ce n'est par les dieux ou les rois impassibles)
1545
Se vainquent par le temps d'un effort sans effort.

CASSANDRE.
1546
Oui bien, quand on a l'œil à quelque réconfort.

PHULTER.
1547
En faut-il un meilleur qu'une vengeance prompte,
1548
Qui même l'ambrosie en volupté surmonte ?
1549
Madame, attendez-la certaine de nos mains,
1550
Qui rendront la pareille aux meurtriers inhumains.
1551
Vous verrez de Sidon les murailles rasées,
1552
Les trésors enlevez, les maisons embrasées,
1553
Les carrefours à nage au sang des obstinés,
1554
Et nos marchés tous pleins des restants enchainés ;
1555
Mêmes, en attendant que leur maître on punisse,
1556
Qu'un royaume et son roi d'un même coup finisse,
1557
Vous verrez dès tantôt tomber devant vos yeux
1558
Belcar, son fils unique. Ah ! Qu'est-ce là, bons dieux ?
1559
Elle tombe en syncope. Eh ! Madame, courage !
1560
Elle a les yeux ternis, la pâleur au visage
1561
Et la sueur au front. À l'eau ! Courez à l'eau !
1562
Venez tous au secours !

ALMODICE.
Quel est ce bruit nouveau ?
1563
Que vois-je ? oh Jupiter ! Cassandre est trépassée.

PHULTER.
1564
Faites qu'elle ait de l'air, qu'elle soit délacée.

ALMODICE.
1565
Madame ! ... elle n'oit rien. Ma fille, répondez !
1566
Me connaissez-vous point quand vous me regardez ?

PHULTER.
1567
Il semble qu'à ce cri vôtre objet l'ait émue.

ALMODICE.
1568
Cassandre !

PHULTER.
Elle revient, sa lèvre se remue.

ALMODICE.
1569
Mon nourrisson, mon cœur, mon tout, parlez à moi ;
1570
C'est moi seule qui puis soulager vôtre émoi.
1571
Levez-vous, je vous prie.

PHULTER.
Elle vous tend l'oreille.

CASSANDRE.
1572
Je dormais doucement... d'où vient qu'on me réveille ?

PHULTER.
1573
Quoi doncques ? Voulez-vous aux ennuis succomber ?

ALMODICE.
1574
Appuyez-vous sur moi, craignant de retomber.
1575
Otez-vous tous d'ici. La mémoire trop fraiche
1576
D'un cuisant déplaisir son jugement empêche.
1577
L'homme du noir cachot nouvellement tiré
1578
S'aveugle du jour même au lieu d'être éclairé.
1579
Au reste, qui serait-ce autre que sa nourrice
1580
Qui la chérisse plus, que plus elle chérisse,
1581
Qui mieux la connaissant mieux la gouverne aussi ?

PHULTER.
1582
Adieu. Veillez-y donc.

ALMODICE.
Laissez-m'en le souci.

CASSANDRE.
1583
Couchez, ne feignez point, sous une froide lame,
1584
Couchez ce corps transi séparé de son âme.
1585
On doit ce saint office aux pâles trépassés.
1586
Pourquoi retardez-vous ? N'appert-il point assez
1587
Que j'ay les yeux éteints, la couleur d'une morte ?
1588
Si je respire encor, vivante en quelque sorte,
1589
Si je forme ces mots, c'est la seule vigueur
1590
De mon deuil immortel qui m'anime le cœur.

ALMODICE.
1591
Oyez et croyez-moi ; je veux vous faire vivre,
1592
En dépit de la mort qui ces assauts vous livre.

CASSANDRE.
1593
Voire dea ! Jupiter, qui les cieux fait mouvoir,
1594
À peine le pourrait.

ALMODICE.
Et moi, j'ai ce pouvoir.
1595
Tout vôtre désespoir ne vient pas de Léonte.
1596
Laissons-le en son repos, puisqu'aucun n'en remonte.
1597
Mais que me diriez-vous si, devant que la nuit
1598
Découvre avec le char le bouvier qui le suit,
1599
Je délivrais Belcar, le roi de vos pensées,
1600
Les chaînes, les prisons et les gardes forcées,
1601
Et si dans un lieu sur je vous allais loger,
1602
Tous deux joyeux ensemble et francs de tout danger ?

CASSANDRE.
1603
N'ay-je assez de tourment sans cette moquerie ?

ALMODICE.
1604
Que de vous je me moque ! Eh ! Dites, je vous prie,
1605
Quand m'avez-vous surprise en quelque fausseté ?

CASSANDRE.
1606
Ce qui n'est pas croyable est pour faux réputé.

ALMODICE.
1607
À vous de trop longtemps ma foi j'ai témoignée
1608
Pour estimer ma voix de croyance éloignée.
1609
Si vous aimez ce prince, osant, pour l'épouser,
1610
Vôtre père, vos biens, vôtre honneur mépriser...

CASSANDRE.
1611
Il ne me chault de rien.

ALMODICE.
Je puis, dans peu de terme,
1612
Vous placer l'un et l'autre en une aise très ferme.

CASSANDRE.
1613
L'oserai-je espérer ?

ALMODICE.
Mais faites-en l’essai.
1614
Je ne propose pas les moyens que j'en sais :
1615
Ni le temps ni le lieu n'ont point assez d'espace.
1616
Vous importe-il comment, pourvu que je le face ?
1617
Un voile sur le front, de ce pas toutes deux
1618
Allons prendre un esquif sur le rivage ondeux
1619
Qui nous face aborder un navire à la rade,
1620
Où Belcar déguisé vous dresse une embuscade.
1621
Mais partons promptement ; j'ai crainte qu'après lui
1622
L'on ne se mette en quête.

CASSANDRE.
Avancez, je vous suis.


Acte IV

SCÈNE I.

Méliane, soldats des gardes de Tyr.

MÉLIANE.
1623
Qu'il me tarde, oh titan ! Que ton œil nous éclaire
1624
Du plus juste milieu de ta traite ordinaire,
1625
Et qu'au bas du quadrant l'ombrage descendu
1626
M'amène enfin le temps du voyage attendu !
1627
Quel prodige nouveau, quel pénible passage,
1628
Appesantit le train de ton vite attelage ?
1629
Avance, beau soleil : si jamais ton brandon
1630
Renforça ses ardeurs du feu de Cupidon,
1631
Pense combien m'attriste une longue demeure ;
1632
Le plus petit clin d'œil me dure autant qu'une heure,
1633
Chaque heure comme un mois, et ce tour m'est égal
1634
Aux douze logements de ton tour général .
1635
Le larron qui furette en la maison sapée ,
1636
Dès qu'un aboie de chiens son oreille a frappée,
1637
Frémit et perd le cœur, il s'allume à tout bruit,
1638
Et ne trouve assez brun le plus noir de la nuit,
1639
Tant qu'après son coup fait il reprend son audace,
1640
Partageant son butin transporté de sa place.
1641
Ainsi je sens mon corps hérissé de frisson ;
1642
Les moindres mouvements me tournent à soupçon.
1643
Rien ne me semble sur ; une terreur panique
1644
Menace mon complot d'un présage tragique.
1645
Plus mon partement tarde, et tant plus j'aperçois
1646
De peine et de périls qu'il tourne quant et soi .
1647
Thamys se peut dédire , et la fausse Almodice
1648
Peut avoir fait dessein tout à mon préjudice .
1649
J'ai voulu voir Cassandre ; on ne la trouve point.
1650
Je sais qu'un même amour elle et moi nous espoint .
1651
Qui sait si la nourrice aurait donné le change !
1652
Oh dieux ! Détournez-moi de ce penser étrange !
1653
Un vaisseau passager, pour cyprien connu
1654
(et tel était celui qu'elle avait retenu),
1655
Vient tout présentement de cingler en mer haute ;
1656
Mais il avance peu, car le vent lui fait faute.

SOLDATS.
1657
Ha ! Déloyal Thamys, par les rages voué
1658
Au malheur de nous tous, quel tour as-tu joué ?

MÉLIANE.
1659
Que dites-vous, amis ?

SOLDATS.
L'ignorez-vous, madame,
1660
Que notre chef perfide ait ourdi telle trame ?
1661
Qu'ayant son corps de garde avec ruse écarté ,
1662
Il ait lâché Belcar en pleine liberté ?
1663
Où va cette princesse ? Une pâleur plombée
1664
A soudain de son teint la beauté dérobée ;
1665
Elle part roidement, comme au cri des clabauds
1666
Le veneur voit bondir et de course et de sauts
1667
Dans les sombres forêts une biche lancée.
1668
Holà ! J'entends du roi l'approche courroucée.
1669
Evitons son regard : nous sommes en horreur
1670
(sinon du crime entier) de punissable erreur.

SCÈNE II.

Pharnabaze, l'admiral de Tyr.

PHARNABAZE.
1671
Démarrez sans arrêt, ne vous montrez point lâches ;
1672
Poursuivez ce fuyard de voiles et de gâches.
1673
Mes courriers sont allés par terre après Thamys,
1674
Mais je sais que Belcar dessus l'onde s'est mis.

L'AMIRAL.
1675
Depuis le temps douteux, une carraque seule
1676
A franchi de ce port la murmurante gueule.
1677
Je vous la rends bientôt : Eole est endormi ;
1678
L'air offre à nos forçats un visage d'ami.

PHARNABAZE.
1679
Plus je songe à cela, plus mon âme est piquée
1680
De voir que cette fourbe est si tôt pratiquée.
1681
Oh traître ! Je t'aurai, tu ne peux m'échapper ;
1682
J'ai trop de bons lévriers pour ne point t'attraper.
1683
Lors je te ferai dire, en horreur des supplices,
1684
Tous ceux qui de ton crime ont été les complices.
1685
Plusieurs s'en sont mêlés ; j'en soupçonne quelqu'un,
1686
D'indice toutefois : je n'en assure aucun.
1687
Mais retiens désormais, crédule Pharnabaze,
1688
Qu'un roi doit être seul de ses desseins la base.
1689
Si ma prompte vengeance eût son désir suivi,
1690
Son effet à mon bras n'eût point été ravi ;
1691
Mais, tandis qu'assoupi d'une angoisse profonde
1692
Je me suis retiré de tout accès du monde,
1693
Les fins renards qu'ils sont ont bien choisi leur temps.
1694
Si crois-je enfin que tous n'en seront pas contents.
1695
Je m'en vais prendre l'air, et du pied de la dune
1696
Implorer à l'escart la faveur de Neptune.

SCÈNE III.

Deux pêcheurs en un esquif, Méliane.

PREMIER PÊCHEUR.
1697
Pousse fort, compagnon ! Que béni soit le dieu
1698
Qui nous a fait surgir à l'abri de ce lieu !
1699
Cette roche en croissant par son ombre fourchue
1700
De buissons de deux parts nous met hors de la vue.

DEUXIÈME PÊCHEUR.
1701
Or çà, que ferons-nous ? Trainons ce corps à bord.
1702
Le sang jaillit encore, il est fraîchement mort.
1703
Oh dieux ! à quel barbare a peu monter en l'âme
1704
De mettre en tel état une si belle dame ?

PREMIER PÊCHEUR.
1705
Hâtons-nous, mon ami ; laissons les compliments.

DEUXIÈME PÊCHEUR.
1706
N'emporterons-nous rien de ces beaux ornements ?

PREMIER PÊCHEUR.
1707
Sauvons-nous au plutôt à la merci des vagues.
1708
Nous avons son argent, ses chaines et ses bagues,
1709
Ce trésor bien celé ne sera point connu.

DEUXIÈME PÊCHEUR.
1710
Le bon coup de filet ! Qu'il nous est bien venu !

PREMIER PÊCHEUR.
1711
Si l'on nous voit ici nous pâtirons du crime.
1712
Un soupçon en tel fait légèrement s'imprime.
1713
Contentons-nous du gain, rentrons en nôtre esquif.

DEUXIÈME PÊCHEUR.
1714
Mettons-la bien au sec. Tu n'es que trop craintif.

MÉLIANE.
1715
Petit tertre à couvert, penchant sur l'onde proche,
1716
Qui fais un précipice entaillé dans la roche...

PREMIER PÊCHEUR.
1717
Ha ! J'entends quelque voix. Je te l'avais bien dict,
1718
Nous amuser ici c'est nous perdre à crédit.

MÉLIANE.
1719
Tombeau d'un désespoir et digne d'un Egée,
1720
Propre à lâcher la bride à mon âme enragée,
1721
Antres, buissons, cailloux, recevez mes discours :
1722
Aussi bien pour témoins je ne veux que des sourds.

DEUXIÈME PÊCHEUR.
1723
Ce cri vient de là-haut, mais rien ne nous empêche
1724
Que nous ne retournions sans bruit à nôtre pêche.

MÉLIANE.
1725
Que mon trouble s'accroit quand parmi l'air serein
1726
Ce navire odieux parait encor à plein !
1727
Tu t'enfuis donc, Belcar ! Ta larronnesse fuite
1728
Entraine mon amour et ma vie à ta suite.
1729
Tu t'en vas, oh voleur ! M'emportant tout mon bien,
1730
Toi qui m'es obligé de toi-même et du tien.
1731
Ingrat ! Tu fais mourir celle qui t'a fait vivre.
1732
Tu délaisses, cruel ! Celle qui pour te suivre
1733
Délaissait librement sa natale maison,
1734
Ses grandeurs, ses amis et son père grison !
1735
Est-ce donc pour t'avoir de l'infame cognée
1736
Récous si dextrement que tu m'as dédaignée ?
1737
Est-ce pour avoir fait plus d'estime de toi
1738
Que du droit de naissance et de toute autre loi ?
1739
âme teinte de fard, perfide et tésséenne,
1740
Qu'espères-tu gagner en perdant Méliane ?
1741
Girouette d'amour, tu crois que le changer
1742
Donne quelque avantage à ton esprit léger ?
1743
Mais, va, que des grands dieux la justice infaillible
1744
T'en donne un repentir aussi vain que terrible.
1745
Cours, traitre, à ton malheur ; va querir, vagabond,
1746
Une exemplaire fin, loyer de ce faux bond.
1747
Et toi, non plus ma sœur, mais ma rivale infame,
1748
Que le ciel tout voyant, qu'en aide je réclame,
1749
Te rende un pareil coup que tu m'oses prêter,
1750
Puisqu'un plus affligeant ne se peut souhaiter !
1751
Oh monstres infernaux ! Fantômes du Ténare !
1752
Euménides fureurs hôtesses du tartare,
1753
Toutes approchez-vous, ramenez chez les morts
1754
Cet enfer de tourments qui m'anime le corps !
1755
Quoi ! Vous tardez encor ! Ma vie est prolongée
1756
Pour accroître les feux dont mon âme est rongée !
1757
Donc, feux de jalousie et d'enragé courroux,
1758
Embrasez-moi, du tout je m'abandonne à vous.
1759
Oh double désespoir dont je me sens poursuivre,
1760
Ne pouvant espérer de mourir ni de vivre !
1761
Car, bien que dans mon cœur soit né par cet effort
1762
De la mort des désirs le désir de la mort,
1763
Je vis malgré moi-même. Ainsi me puis-je dire
1764
N'obtenir jamais rien de ce que je désire.
1765
Oh mer ! Amère mère à la mère d'amour,
1766
Converti mon amant à prendre le retour !
1767
Monstre à cet inconstant l'inconstance des ondes ;
1768
Découvre-lui l'enfer de ces grottes profondes ;
1769
Fais blanchir hautement les béliers de tes flots ;
1770
D'un naufrage apparent fais peur aux matelots
1771
(je n'ose dire à lui, car il n'est pas croyable
1772
Qu'il devienne peureux plutôt que pitoyable).
1773
Bref, montre-toi cruelle envers sa cruauté,
1774
Et sois-lui déloyale en sa déloyauté,
1775
Pour voir s'il connaîtra dans ta juste colère
1776
Qu'aux dieux plus rigoureux sa rigueur ne peut plaire.
1777
Reviens, prince. Où vas-tu sans ta moitié, sans moi ?
1778
De moi n'as-tu plus soin ? J'en ay tant eu de toi !
1779
Retourne, et je croirai que la vieille traitresse
1780
A supposé Cassandre au lieu de ta maîtresse ;
1781
Du moins, si ton retour ne te semble pas sur,
1782
Qu'un messager t'excuse en ramenant ma sœur.
1783
La chaloupe qui suit à ta poupe attachée,
1784
Dès le dol reconnu, dut être dépêchée.
1785
Tu peux encor à temps éteindre mon soupçon ;
1786
Mais, las ! Homme obstiné d'une et d'autre façon,
1787
Je vois ton double rapt : tes voiles qui s'éloignent
1788
De ton consentement la malice témoignent.
1789
C'était donc, imposteur, pour me faire un tel tour,
1790
Que tu voulais cueillir la fleur de mon amour !
1791
Tu t'étais donc promis que je serais si folle
1792
Que de fonder l'hymen sur ta simple parole,
1793
Et qu'étant tyrienne aussi bien que Didon,
1794
Comme elle je mettrais l'honneur à l'abandon ?
1795
Heureuse, en mes malheurs, que parmi ma sottise
1796
J'ai toujours réprimé ta sale convoitise !
1797
Oh satyre impudent ! Ton infidélité
1798
Triomphe en moi de tout, hors de la chasteté.
1799
Je meurs, tu l'as voulu, mais je meurs impollue.
1800
Doncques, puisqu'à la mort me voilà résolue,
1801
Renforce-toi, mon cœur. Considérons là-bas
1802
Le plus commode endroit pour un soudain trépas.
1803
Oh dieux ! Que vois-je là ? Quel horrible spectacle
1804
À mon tombeau choisi sert encore d'obstacle !
1805
C'est Cassandre elle-même ; on la connaît d'ici.
1806
Souverain Jupiter, d'où peut venir ceci ?
1807
N'est-ce pas un prestige ? Il semble que je songe.
1808
Non, non, je ne dors point ; ce n'est pas un mensonge.
1809
Hélas ! C'est ma sœur morte, et mon œil d'assez près
1810
De son visage pâle aperçoit tous les traits.
1811
Mais avant mon décès, si me la faut-il joindre
1812
Pour voir si ma douleur en sera pire ou moindre.

SCÈNE IV.

Pharnabaze, Méliane.

PHARNABAZE.
1813
Qu'ici chaqu'un s'arrête et me laisse avancer
1814
Ma promenade libre, ainsi que mon penser.
1815
Mon mortel crève-cœur n'aura point d'allégeance
1816
Qu'autant que je verrai prospérer ma vengeance.
1817
Favorable Neptun, mon heur dépend de toi,
1818
Car ton calme riant met mon esprit au coi.
1819
J'ai des rames en mer ; Belcar n'a que des voiles.
1820
Par-là, ce grand chasseur, pris dans ses propres toiles,
1821
Saura que les plus fins se trompent bien souvent.
1822
Mais était-il bien fin de s'assurer au vent ?

MÉLIANE.
1823
Que puis-je deviner, oh monarque céleste ?
1824
Qu'ay-je là de certain qui ne me soit funeste ?
1825
Ce corps nouveau sorti de l'humide élément
1826
S'est puni par soi-même ou bien par mon amant.
1827
Mourons, quoi qu'il en soit.

PHARNABAZE.
Un cri sous cette roche
1828
M'a saisi d'un sursaut ; il faut que j'en approche.
1829
MÉLIANE. Je ne crains pas ici qu'un passant curieux
1830
Soit témoin contre moi de l'oreille ou des yeux.

PHARNABAZE.
1831
Je connais cette voix... n'est-ce pas ma cadette ?

MÉLIANE.
1832
Il faut, il faut mourir ; la place est bien secrète.
1833
Oh Cassandre ! Le ciel me punit comme toi,
1834
Ciel cruel ! Toi méchante et malheureuse moi !

PHARNABAZE.
1835
Quels discours sont-ce là ?

MÉLIANE.
Poignard, tu veux peut-être
1836
Attendre pour sortir le congé de ton maître ;
1837
Mais au défaut de lui prend-moi pour répondant
1838
Que ce tien second coup vaut bien le précèdent.

PHARNABAZE.
1839
Holà ! Je tien ton bras, oh carnassière louve,
1840
Des nuitales fureurs la pire qui se trouve !
1841
À l'aide ! Accourez tous ! oh rages des enfers !
1842
Quel comble vous donnez à mes travaux soufferts !
1843
Quels prodiges affreux accablent ma famille !
1844
Empoignez-moi ce monstre ! Hélas ! Ma pauvre fille,
1845
Au moins si tu pouvais, en ce piteux état,
1846
Déclarer le motif d'un si grand attentat !
1847
Non, ces membres transis et ce blême visage
1848
Me font voir que ta langue a perdu son usage,
1849
Et ces yeux ombragez, naguères clairs soleils,
1850
Au soleil éclipsé sont devenus pareils.
1851
Je n'apprends rien de là qu'un effet déplorable
1852
Dont tu diras la cause, oh mégère exécrable !
1853
Mon cœur bondit et crève à ce funeste objet.
1854
Enlevez-le d'ici. Toi, dis-moi le sujet,
1855
Oh maîtresse Medée où toute horreur réside !
1856
Quel prétexte avais-tu pour un tel parricide ?
1857
Quoi ! Tu ne diras mot ? Ton orgueilleux dédain
1858
Croit-il bien excuser cette sanglante main ?
1859
Barbare lestrygonne ! Ah ! Qu'une âme enragée
1860
Souvent sous un beau corps se rencontre logée !
1861
Ainsi dessous l'émail d'un florissant gazon
1862
Creuse un mortel aspic son infecte maison.
1863
Elle ne s'émeut point. Je crois qu'elle se moque.
1864
Tu parleras tantôt. Sus, que l'on me convoque
1865
Mes juges souverains, afin que promptement
1866
On satisfasse au meurtre encore tout fumant.

SCÈNE V.

Abdolomin, Thamys.

ABDOLOMIN.
1867
Donc je perds mon Belcar ! La faux qui tout terrasse
1868
Retranche, moi vivant, le dernier de ma race !
1869
Oh dieux ! Quelle rigueur ! Si le prince de Tyr
1870
S'est jeté dans un piège, en devrais-je patir ?
1871
Qui pourrait surement d'un homme être la garde
1872
Si lui-même à soi-même avec soin ne regarde ?
1873
En puis-je mais s'il a son péril recherché,
1874
La nuit, à mon insu, jeune homme débauché ?
1875
Qu'ay-je pu faire plus, sinon qu'en diligence
1876
J'ai sur les assassins exercé la vengeance ?
1877
Quant à l'auteur du mal, je l'envoie en ses mains.
1878
Celui-là, qu'il le livre aux bourreaux inhumains ;
1879
Que son orage tombe et que son fiel se crève
1880
Sur ce perturbateur, cet infracteur de trêve.
1881
Mais faut-il que la peine, oh jugement cruel !
1882
Redonde à mon enfant comme un coup mutuel ?
1883
Ah ! Sauvage raison dont ce tigre me paye,
1884
Puisqu'il n'a plus de fils, qu'il ne veut que j'en aie !
1885
Puisqu'ils avoient en guerre éprouvé même sort,
1886
Qu'ils doivent être égaux, compagnons à la mort.
1887
Las ! Je m'en doutais bien, qu'une humeur furieuse
1888
Procèderait toujours par voie injurieuse.
1889
Encor si pour un peu sa rage retarder
1890
Balorte assez à temps y pouvait aborder !
1891
Mais las ! Il est si prompt, qu'à peine a-t ‘on pu faire
1892
Qu'il n'ait donné curée à sa main sanguinaire ;
1893
À peine a-t ‘il sursis qu'autant de temps qu'il faut
1894
Pour dresser la sentence avecque l'échafaud.
1895
Cessez, oh dieux, cessez d'appuyer ma faiblesse,
1896
Puisque je perds, hélas ! Mon soutien de vieillesse.
1897
Hé ! Hé ! Que ne viens-tu, favorable atropos,
1898
Convertir à ce coup ma langueur en repos !
1899
Mais quel homme est-ce là que mes gardes conduisent ?
1900
La hâte et l'allégresse en sa mine reluisent.

THAMYS.
1901
Oh roi que chacun tient pour miroir de bonté,
1902
Mon travail vous plaira quand je l'aurai conté.

ABDOLOMIN.
1903
Dictes donc, mon ami.

THAMYS.
Réjouissez-vous, sire :
1904
Le grand Belcar est libre, et je viens vous le dire.

ABDOLOMIN.
1905
Oh Jupiter ! Comment ?

THAMYS.
Moi, je l'ay mis dehors
1906
En perte de mes biens, en danger de mon corps.

ABDOLOMIN.
1907
La perte richement vous sera réparée.

THAMYS.
1908
Il était sous ma garde en prison bien murée.
1909
L'amour et la pitié d'une infante de Tyr
1910
M'ont induit en secret à le faire sortir.

ABDOLOMIN.
1911
Où l'avez-vous laissé ?

THAMYS.
Dans une bonne barque,
1912
En habit déguisé, craignant qu'on le remarque.
1913
Enfin il est sauvé ; vous l'aurez aujourd’hui.
1914
Mais faites qu’une escorte aille au-devant de lui.

ABDOLOMIN.
1915
Oh jour plein de bonheur et de réjouissance !
1916
Oh ! Qu'à propos le ciel protège l'innocence !
1917
Allez vous rafraichir, chevalier généreux ;
1918
Je m'en vais donner ordre à son abord heureux.

SCÈNE IV.

Pharnabaze, les juges, Phulter, Méliane.

PHARNABAZE.
1919
Je vous ai tous mandés, oh chefs de ma justice !
1920
Pour étouffer ce monstre animé de malice ;
1921
Non pour joindre à son crime un tourment tout égal,
1922
Car ses sens ne pourraient souffrir à tant de mal,
1923
Mais pour succinctement m'en faire la dépêche.
1924
Je ne dis point pourquoi : la douleur m'en empêche.

LES JUGES.
1925
Ou d'un mot absolu, sans nos voix employer,
1926
Sire, il faut, s'il vous plait, à la mort l'envoyer ;
1927
Ou si, comme en tout temps, l'équité vous commande,
1928
Exposez les raisons de vôtre ire si grande.
1929
Lors nous mettrons bientôt les bonnes en alloi,
1930
Prouvant l'or de justice au creuset de la loi.
1931
Nous ne condamnons point sur des plaintes légères
1932
Ni les filles de roi, ni les simples bergères.

PHARNABAZE.
1933
Or bien, je ne prends point pour règle mon courroux ;
1934
Comme un accusateur je parle devant vous,
1935
Non comme un souverain, comme un père en furie,
1936
Ayant sur ses enfants droit de mort et de vie.
1937
Je ne requiers de vous, dépouillant mon pouvoir,
1938
Que le commun crédit qu'un témoin doit avoir.
1939
Ne l'oserais-je dire ? Elle osa bien le faire :
1940
Donc quelle extrémité d'une peine exemplaire
1941
N'est point due à ce corps, qui d'un bras agresseur
1942
Sans cause et de sang-froid a massacré sa sœur ?

LES JUGES.
1943
Il faut de la rigueur si la chose est prouvée.

PHARNABAZE.
1944
Je ne dis rien par cœur : je l'ai, je l'ai trouvée,
1945
Et tous ceux de ma suite en ont eu quant et moi
1946
Tout le poil hérissé de merveille et d'effroi.

LES JUGES.
1947
Confessez-vous le fait ?

MÉLIANE.
Ce qu'il plaît à mon père
1948
Est juste à mon égard.

PHARNABAZE.
L'innocente vipère !
1949
C'est donc mon seul plaisir, non ton crime infernal,
1950
Oh jouet d'Alecton ! Qui te fera du mal ?

LES JUGES.
1951
Mais parlez franchement, évitez la torture.

MÉLIANE.
1952
De quoi vous servirait une enquête plus dure ?
1953
Je suis digne de mort : que demandez-vous plus ?

PHARNABAZE.
1954
Vous prodiguez le temps en discours superflus.
1955
Sus, allez, je le veux ; que la tête on lui ôte
1956
Où s'est commis le meurtre, entre l'onde et la côte.

PHULTER.
1957
Hélas ! Ecoutez-moi, monarque redouté :
1958
L'injustice est souvent dans la sévérité.
1959
Gardez-vous de punir de son forfait extrême
1960
Ceux qui n'en peuvent mais, vos sujets et vous-même :
1961
Car étant votre sang elle nous touche à tous :
1962
Pensez au nom de père. Ah ! Sire, il est si doux !

PHARNABAZE.
1963
Pourquoi ne pensait-elle à celui de germaine ?

PHULTER.
1964
Faut-il qu'aux cruautés son exemple vous mène ?

PHARNABAZE.
1965
Il faut faire aux cruels selon leur cruauté.

PHULTER.
1966
Au fond, perte sur perte est toujours pauvreté.

PHARNABAZE.
1967
Perdre un enfant perdu, c'est gain plus que dommage.

PHULTER.
1968
Que l'égard de l'état touche vôtre courage.
1969
Par la race des rois les peuples sont en paix.

PHARNABAZE.
1970
C'est la paix d'un état de punir les méfaits.
1971
Quoi ! Qu'un jour, après moi, cette main parricide,
1972
Portant la verge d'or, sur mon trône préside !
1973
Que ce front effronté, juste proie à corbeau,
1974
S'élève à mon aveu sous ce royal bandeau !
1975
Que d'effroyables cris les mânes de Cassandre
1976
Taxent mon indulgence à l'entour de sa cendre !
1977
Que le monde en soit plein, qu'un vulgaire effréné
1978
Imite par licence un mal non condamné !
1979
Abus ! Elle mourra ; je serai sans lignée,
1980
Mais je verrai d'ailleurs ma gloire provignée,
1981
Repeuplant ma famille et de sages beautés,
1982
Et d'esprits courageux, en enfants adoptés ;
1983
De vrai, non pas si bien qu'en Cassandre et Léonte,
1984
Mais mieux qu'en cette folle engendrée à ma honte.


Acte V

SCÈNE I.

Pharnabaze, l'admiral, Almodice.

PHARNABAZE.
1985
Doncques le sort cruel, contre moi mutiné,
1986
M'a repris tout à coup ce qu'il m'avait donné,
1987
Ne me laissant de tout que le sceptre et la vie,
1988
Fardeaux trop importuns quand la joie est ravie !
1989
Que saurai-je plus craindre ou que puis-je espérer ?
1990
À qui, malencontreux, me dois-je comparer ?
1991
Prendrai-je pour patron la reine de Pergame,
1992
Qui perdit à sa vue, avant que perdre l'âme,
1993
Tant d'enfants estimés en mérite et valeur ?
1994
Non, non, son brave Hector, mourant au champ d'honneur,
1995
Est bien avantagé sur mon pauvre Léonte,
1996
Qui traîne avec sa mort une espèce de honte ;
1997
Et les cendres d'Achille excusaient la rigueur
1998
Que sentit Philoxène en la main d'un vainqueur.
1999
Cassandre et Méliane ont leur fin plus amère,
2000
L'une ès mains de sa sœur, l'autre ès mains de son père.
2001
Ainsi d'un pareil mal les regrets sont plus grands,
2002
Car l'outrage cuit plus quand il vient des parents.
2003
Qu'aujourd'hui ma maison de prodiges fourmille !
2004
Donc, pour venger ma fille, il faut perdre ma fille !
2005
Piété, cruauté, vous tenez même rang :
2006
Je ne puis expier mon sang que par mon sang,
2007
Et ne puis témoigner, sans être parricide,
2008
Que l'amour paternelle en mon âme réside.
2009
Voici mon amiral. Eh bien ! Qu'avez-vous fait ?

L'AMIRAL.
2010
Sire, un petit voyage avec petit effet.
2011
Je vois ma diligence et ma peine frustrée,
2012
N'ayant que cette vieille au vaisseau rencontrée.
2013
Sitôt que de ma chiorme , à grand ‘force de bras,
2014
J'ai leur navire atteint et crié : voile bas !
2015
Tous les nochers ensemble, appréhendant vôtre ire,
2016
Ont mieux aimé la mort dans les vagues élire,
2017
Et d'un saut volontaire avaler à longs traits
2018
Le flot qui, bouillonnant, les couvrait tôt après.

PHARNABAZE.
2019
Qu'est devenu Belcar ?

L'AMIRAL.
Almodice le cèle.
2020
Les morts et les poissons m'en ont dit autant qu'elle.

PHARNABAZE.
2021
Sus, que ce corps hideux, en fonds de fosse enclos,
2022
Aux tortures soit mis. Qu'on lui brise les os,
2023
Car elle a, pour certain, d'avarice enflammée,
2024
Jointe avecque Thamys, la trahison tramée.

ALMODICE.
2025
Sire, avant que je meure, entendez pour un coup
2026
Un discours de ma bouche important de beaucoup.
2027
Non, non, je ne veux point de mes grands maléfices
2028
Par quelque subterfuge éviter les supplices :
2029
Je sais qu'ils me sont dus ; si vous les différiez,
2030
Par excès de clémence injuste vous seriez.
2031
Plût aux dieux que devant ces dures destinées
2032
Vous eussiez et surpris et puni mes menées !
2033
Ma Cassandre n'aurait, malgré mon vain secours,
2034
Planté de sa main propre une borne à ses jours.

PHARNABAZE.
2035
Comment ! De sa main propre ? Eh ! Voilà sa germaine
2036
Qu'atteinte de ce crime au supplice en emmène.

ALMODICE.
2037
Mon roi, que dites-vous ? Ah ! Quelle fausseté
2038
Aurait sur Méliane un tel soupçon jeté ?
2039
Las ! Vous allez savoir qu'elle en est innocente.

PHARNABAZE.
2040
Est-il vrai ? Courez donc par la proche descente !
2041
Prévenez ce malheur, diligentez, allez,
2042
Amis ! Efforcez-vous, dépêchez, mais volez !
2043
Qu'on ne passe pas outre. Hélas ! Que j'ai de crainte
2044
De retirer en vain mon bras après l'atteinte !
2045
Malheureux ! Qu'ai-je fait, et quelle illusion
2046
M'a rendu trop sévère, à ma confusion ?

ALMODICE.
2047
Oyez donc, s'il vous plaît. Permettez que je dise
2048
De la source à la fin toute la tragédie.
2049
Belcar se guérissait. Ses ulcères fermez
2050
Avoient repeint sa joue et ses yeux rallumez.
2051
Or, depuis quelque temps, deux sagettes dorées
2052
(outils de sympathie) avoient été tirées
2053
Pour joindre des deux parts au joug de Cupidon
2054
La Cyprine de Tyr et le Mars de Sidon.
2055
Déjà de leurs regards la guerre mutuelle
2056
Attaquait l'escarmouche âpre et continuelle.
2057
Moi, qui les surveillais d'un esprit clairvoyant,
2058
Je découvris bientôt cet amour flamboyant,
2059
Et fis tant que j'appris leur promesse jurée,
2060
Et qu'ils n'avaient qu'une âme en deux corps séparée.
2061
Lors, prenant un augure (hélas ! Trop mensonger)
2062
Qu'un bien sortable hymen pourrait un jour ranger
2063
Deux peuples ennemis en heureuse concorde,
2064
Libre, mon entremise à leur aide j'accorde,
2065
Attendant vôtre aveu, qui nous semblait aisé.
2066
Mais, oh dur changement dont le tout fut brisé,
2067
Quand le décès du frère étonna nôtre oreille,
2068
Vous faisant destiner Belcar à la pareille,
2069
Seconde affliction qui l'autre surpassa,
2070
Et qui presque à mort la princesse blessa !
2071
Comme rien ne pouvait consoler cette amante,
2072
Je pratique un remède au deuil qui la tourmente :
2073
C'est que, par mon adresse, au moyen de Thamis,
2074
Amorcé des appas d'un grand loyer promis,
2075
Le prince déguisé secrètement s'évade,
2076
Et sans être connu se transporte à la rade.
2077
Méliane, voulant même risque encourir,
2078
S'attendait qu'en secret je la vinsse querir ;
2079
Mais, las ! Je rencontrai ma fille, son ainée,
2080
Lâchée au désespoir, à se perdre obstinée ;
2081
Et comme depuis peu je savais que son mal
2082
Était pour même objet un amour corrival,
2083
Je sentis réveiller en faveur de Cassandre
2084
Mon devoir obligé dès son âge plus tendre,
2085
Si bien qu'à l'heure même, afin de l'apaiser,
2086
Je l'allai pour sa sœur dans la nef supposer.

L'AMIRAL.
2087
Traîtresse conscience ! Enorme tromperie !

ALMODICE.
2088
Il semble qu'au partir chaque élément nous rit.
2089
Nous avions levé l'ancre, et nos voiles tendus
2090
Sont d'un vent à souhait ronds et fermes rendus.
2091
La terre, au branlement dont l'onde nous balance,
2092
Semble nous dire adieu, faisant la révérence.
2093
L'eau se fend sous la proue, et d'azur et de blanc
2094
Fait des rideaux plissés à l'un et l'autre flanc.
2095
Mais le malheur bien tôt vint à jouer son rôle,
2096
Arrêtant nôtre cours par le défaut d'Eole.
2097
Nous n'étions guères loin, quand le prince amoureux
2098
D'accoster sa maîtresse ardemment désireux,
2099
Quittant le faux habit, à tous se fit connaître,
2100
Armé de tous côtés pour se rendre le maître.
2101
Il entre en un lieu sombre où seulette attendait
2102
La timide princesse, autre qu'il ne cuidait,
2103
Qui, tremblante, met bas son voile du visage,
2104
Et, tombant à ses pieds, bégaye ce langage :
2105
" À ta discrétion, grand Belcar, me voici ;
2106
Belcar, qui jusques là, plus qu'un marbre endurci,
2107
As toujours méprisé, toujours mis en arrière
2108
De mes faibles attraits la muette prière ;
2109
Me voici devant toi, qui désire à ce jour
2110
Gagner d'un coup de sort ou la mort ou l'amour.
2111
Prends ma virginité, je te l'ai destinée :
2112
Rien n'est de mieux acquis qu'une chose donnée.
2113
Hélas ! Si ma beauté n'est digne d'amitié,
2114
Pour le moins ma constance est digne de pitié.
2115
Quoi ! L'obligation que tu m'as de la vie
2116
D'un simple accueil riant ne sera pas suivie ? "
2117
Comme on voit quelquefois un jeune pastoureau,
2118
Le soir dans la forêt recherchant un taureau,
2119
Détourner son chemin d'un lion qu'il avise,
2120
Et perdre pâlissant sa première entreprise,
2121
Ainsi, frappé d'effroi, le prince recula,
2122
Puis, tirant le poignard, en ces termes parla :
2123
" Oh Cassandre de nom, de mœurs pire qu'Hélène !
2124
M'ayant ainsi trompé, qui me garde, vilaine,
2125
De châtier ta faute et ta lasciveté ?
2126
Va, ce n'est pas ton sexe ou ton humilité ;
2127
Tu dois remercier quelques traits de visage
2128
Que tu tiens de ta sœur, bien plus belle et plus sage.
2129
Je te pardonne à toi, mais ce crapaud infect,
2130
Ta fausse conseillère, en sentira l'effet. "
2131
Lors, me pensant trouver, il sort de la chambrette ;
2132
Mais en un lieu secret j'avais fait la retraite.
2133
Lui donc, impatient, après m'avoir cherché,
2134
Ayant entre ses dents son courroux remâché,
2135
Du rebord de la poupe il saute en la patache,
2136
Tranchant du cimeterre un câble qui l'attache ;
2137
Puis il se rend forçat, et dans les airs cavés
2138
Exerce à plis de reins deux avirons trouvés.
2139
Son esquif glisse loin de chaque coup de rame,
2140
Si ne fuit-il du corps si vite que de l'âme.
2141
Il vole toutefois ; le temps mol et serein,
2142
Qui nous tient en arrêt, lui tend comme la main.
2143
Elle, puisque ses pleurs, ses cris et sa poursuite
2144
Ne pouvaient arrêter si merveilleuse fuite,
2145
Tournant l'œil de travers, le teint have et plombé,
2146
Recueillit le poignard de fortune tombé.
2147
" à tort, dit-elle, à tort de ta rigueur extrême
2148
Je me plaindrais, Belcar, puisqu'en ta rigueur même,
2149
Otant à ma douleur tout espoir de guérir,
2150
Au moins tu m'as donné le moyen de mourir.
2151
Oh dieux ! oh feux du ciel ! oh fortune contraire !
2152
Voilà le dernier mal que vous me saurez faire ! "

SCÈNE II.

Un archer de Tyr, un soldat.

L'ARCHER.
2153
Place, place ! Messieurs ! oh malheureux office !
2154
Que ne suis-je exposé moi-même en sacrifice !
2155
Quel courage de fille ! Hélas ! Le cœur me fend :
2156
Vous diriez qu'elle vient en un char triomphant.

SOLDAT.
2157
Archer, dis-nous un peu d'où vient qu'une sentence
2158
Prend un délai si court en un fait d'importance ?

L'ARCHER.
2159
Du jugement succinct un mandement royal
2160
Seul excuse la hâte et ce qu'il a de mal ;
2161
Mais en le prononçant les juges plus sévères
2162
Ne pouvaient épargner leurs pleurs à nos misères.
2163
La seule patience, en son geste, en son œil
2164
Portait la gravité beaucoup plus que le deuil,
2165
Sinon qu'ayant la cour humblement suppliée
2166
De mourir clairvoyante et n'être point liée.
2167
Ayant ce passe-droit : " messieurs, dit-elle alors,
2168
J'aurai libre en mourant l'esprit comme le corps.
2169
Ainsi, que serviraient ni bandeau ni contrainte ?
2170
J'embrasse mon destin sans regret et sans crainte
2171
(vous le pouvez bien voir, les signes en sont grands),
2172
C'est grâce néanmoins ; grâces je vous en rends ! "

SOLDAT.
2173
Ah ! La voici qui vient. Voyez comme elle monte
2174
Franchement ces degrés et d'une allure prompte !
2175
Diriez-vous à la voir qu'elle ait tant fait de mal ?
2176
Paix là, prestons l'oreille... elle fait un signal.

MÉLIANE.
2177
Peuple qui, me perdant, perdez plus que moi-même,
2178
Et qui m'aimez tous mieux qu'aujourd’hui je ne m'aime,
2179
J'ay cessé de m'aimer quand j'ay perdu l'amour
2180
Qui me faisait aimer et moi-même et le jour.
2181
Apprenez, assistants, que c'est mon seul silence
2182
Qui m'a de ce trépas causé la violence.
2183
Je pouvais éviter, au sein d'un autre port
2184
Qu'en celui de Charon, la tempête du sort ;
2185
Mais, désirant périr, quelle juste puissance
2186
Doit précéder en moi l'auteur de ma naissance ?
2187
Puis que ma fin lui plaît, l'aurai-je point à gré,
2188
Vu que je suis rebelle à son trône sacré ?
2189
Car j'ay sauvé Belcar, et suis cause qu'ensuite
2190
Ma misérable sœur à la tombe est réduite,
2191
Mais, las ! Non par mes mains. N'imputez point, amis,
2192
À mon renom futur un tel acte commis.
2193
Il faut ou qu'elle-même ait retranché sa vie,
2194
Ou peut-être celui qui nous l'avait ravie.
2195
Le temps, qui donne jour à toute vérité,
2196
Mettra mon innocence en plus grande clarté.
2197
Ce que j'en dis suffit pour n'être diffamée ;
2198
Mais, pour fuir la mort, je l'ai trop réclamée.
2199
Toi donc, exécuteur du coup de mon repos,
2200
Tâche de le passer net et bien à propos.
2201
Monstre-moi comme il faut agencer ma posture
2202
Pour donner à mon âme une prompte ouverture.
2203
Pauvre homme, pleures-tu ? Te déplait-il à toi
2204
De suivre mon désir et le plaisir du roi ?

BELCAR.
2205
Arrêtez, arrêtez ! Peuple, faites-moi place !
2206
Qu'avant m'avoir ouï plus avant on ne passe.

MÉLIANE.
2207
Quel est ce nouveau bruit ? Que vois-je là, bons dieux ?
2208
Quel prestige incroyable est offert à mes yeux !
2209
N'est-ce pas là Belcar ? C'est lui-même, ou je rêve.

BELCAR.
2210
Archers, ne craignez rien ; tenez, je rends mon glaive.
2211
Je ne viens pas ici pour faire quelque effort,
2212
Mais pour entre vos mains reconnaître mon tort.
2213
Ma vie est pour ma dame une rançon capable,
2214
Car du fait prétendu je suis le seul coupable ;
2215
Je mérite la place où sans sujet elle est,
2216
De mourir avec elle ou pour elle étant prêt.

MÉLIANE.
2217
Messieurs, n'empêchez point ce prince misérable
2218
Qu'il me donne et reçoive un adieu déplorable.
2219
Quelle rage, oh Belcar ! T'a peu donc inciter,
2220
Étant hors du péril, à t'y précipiter ?

BELCAR.
2221
Mais, ma reine, plus tôt, qui vous fait condescendre
2222
D'avouer comme vôtre un crime de Cassandre,
2223
Un crime des plus noirs et des plus inhumains,
2224
Qu'elle a par désespoir fait de ses propres mains ?
2225
Je l'ai su, je l'ai vu, lorsque, l'ayant quittée,
2226
Elle s'est de plein saut dans les vagues jetée,
2227
M'ayant auparavant par signes menacé
2228
De s'enfoncer au sein mon poignard amassé.
2229
Cependant c'est le mal qu'à tort on vous impose ;
2230
Que vous peut-on d'ailleurs imputer autre chose ?
2231
Si l'on ne vous punit que pour m'avoir sauvé
2232
Qu'on me remette aux fers : me voilà retrouvé.
2233
Je suis, et non pas vous, s'il faut une victime,
2234
À Léonte et Cassandre offrande légitime.

MÉLIANE.
2235
Belcar, que vous dirai-je ? Avant que repartir,
2236
Faites-moi franchement de mes doutes sortir.
2237
Est-ce le mouvement d'un amour véritable
2238
(amour qui soit resté toujours solide et stable),
2239
Aujourd’hui résolu de me donner secours,
2240
Ou de joindre à ma fin le terme de vos jours
2241
Qui vous fait, innocent, venir en confiance,
2242
Ou bien est-ce un remords de vôtre conscience ?
2243
Est-ce, dis-je, un regret, un flambeau de fureur,
2244
Qui, des dieux irrités vous donnant la terreur,
2245
Vous force à satisfaire aux pieds de l'offensée,
2246
À ma bonté trahie, à vôtre foi faussée ?
2247
Car, bien qu'à vous et moi l'un ni l'autre motif
2248
N'apporte qu'un remède inutile et tardif
2249
(l’arrêt de mon supplice étant irrévocable
2250
Et la haine du roi contre vous implacable),
2251
Les malheurs néanmoins communs entre nous deux
2252
M'auront une autre face, un aspect moins hideux,
2253
Si dans la trahison dont ma sœur m'a trompée
2254
Votre fidélité n'a point été trempée :
2255
Car nous serons contents dans les Champs-Elysées
2256
Et ne verrons jamais nos mânes divisés,
2257
Au lieu que, vous sachant mêlé dans cette trame,
2258
Je veux être aux enfers le fléau de votre âme.

BELCAR.
2259
Ma déesse, eh ! Comment cet injuste soupçon
2260
Vous a-t-il peu séduire en aucune façon ?
2261
Que j'eusse à vous, madame, une autre préférée,
2262
Une autre qui jamais ne vous fut comparée ?
2263
Qu'en mon amour si franc et si bien établi
2264
Aurait pu se glisser le mépris et l'oubli ?
2265
Quel tort fait à ma flamme ! Et quelle injure encore
2266
Faite à votre beauté, qui son pouvoir ignore !
2267
Sachez que vos liens sont aussi forts que doux,
2268
Et que, pour débaucher un cœur aimé de vous,
2269
Je ne sais si Venus serait même assez belle.
2270
Aussi les immortels tous en aide j'appelle,
2271
Dieux d'en haut et d'en bas, en justice conjoints.
2272
Qu'ils soient de ma franchise et juges et témoins !
2273
Oh courriers de Neptune et filles de Nerée,
2274
Errantes déités de la plaine azurée,
2275
Avec quel zèle ardent vous ai-je protesté
2276
Que j'avais le cœur net de cette lâcheté,
2277
Lors que dans ma nacelle, à route vagabonde,
2278
J'allais comme un plongeon dansant au gré de l'onde !

PHULTER.
2279
Grâce ! Grâce ! Ouvrez-vous ! Grâce, de par le roi !
2280
Madame, descendez.

MÉLIANE.
Vous moquez-vous de moi ?

PHULTER.
2281
Non, non, madame, non ; le roi vous donne grâce.
2282
Il meurt s'il ne vous voit et s'il ne vous embrasse ;
2283
Il est désabusé, dépouillé de courroux.
2284
À bonne heure je viens pour lui, mais pour nous tous.

MÉLIANE.
2285
Sa grâce était tardive et serait encor vaine
2286
Sans Belcar, que le ciel à mon secours amène ;
2287
Car, s'il ne m'eût tiré les épines du cœur,
2288
Ma douleur eût tourné cette grâce en rigueur.
2289
Mais puisque ce beau prince a levé tout l'ombrage
2290
Qui m'avait contre lui troublé jusqu'à la rage,
2291
Phulter, allez devant. Dites-lui le premier
2292
Que je lui vais tantôt rendre son prisonnier.
2293
Cependant n'ôtez point cet appareil funeste,
2294
Car pour ma délivrance encor un point me reste.
2295
çà, que de mes deux bras je t'aille environner :
2296
Que n'ai-je un myrte en main propre à te couronner !
2297
Oh mon parfait ami ! Ma méfiance fausse
2298
De ta fidélité le mérite rehausse.
2299
Baise-moi mille fois. Ma joie, en sa grandeur,
2300
Comme un petit objet méprise la pudeur.

BELCAR.
2301
Souverains directeurs de la fortune humaine,
2302
À quel comble de bien mon mal passé m'amène !
2303
Qu'est-ce qui peut encor manquer à mon désir ?
2304
Si je meurs aujourd’hui, je mourrai de plaisir ;
2305
Oui, je mourrai content, ma dame étant sauvée,
2306
Ma constance connue et la sienne éprouvée.

MÉLIANE.
2307
Ne parle plus de mort. Nous mourrons s'il le faut :
2308
Je te serai compagne en ce même échafaud ;
2309
Mais je crois que mon père aurait le cœur d'un scythe
2310
Si notre amour si rare à pitié ne l'incite.

BELCAR.
2311
Quoi qu'il ait le cœur dur, j'espère que le mien
2312
Vaincra par patience et tout autre et le sien.
2313
Déjà l'ambassadeur, qui mon abord précède,
2314
Du meurtre et du soupçon que son âme possède
2315
Aura justifié tant mon père que moi
2316
Par l'auteur du méfait, témoin digne de foi.

SCÈNE III.

L'AMIRAL.
2317
Je voulais de ce pas sur le havre descendre,
2318
Mais tout court je reviens pour au conseil me rendre.
2319
Le roi, comme on m'a dit, a fait en son chemin
2320
Rencontre d'un seigneur de chez Abdolomin,
2321
Qui, bien accompagné d'hommes et de créance,
2322
Vient en temps à propos pour avoir audience,
2323
Étant sa majesté joyeuse de savoir
2324
Méliane encor vive et preste à le revoir :
2325
De sorte qu'à présent ils sont en conférence,
2326
Qui me fait d'un accord concevoir l’espérance,
2327
Par lequel nous pourrons voir encor une fois
2328
Jusqu'au large océan Tyr étendre ses lois.
2329
Ces amants héritiers chacun d'un diadème,
2330
Tous deux pleins de mérite et pleins d'amour extrême,
2331
Pourraient-ils mieux choisir et mieux s'apparier
2332
Pour avec la vertu la grandeur marier ?
2333
Tu défis ton bandeau quand par toi fut tirée
2334
Une si juste flèche, oh fils de Cythérée !
2335
Ou, comme à Tiresie, une faveur des cieux
2336
Te rendait clairvoyant l'esprit au lieu des yeux ;
2337
Ou, si c'est par hasard, à ce coup on peut dire
2338
Que celui qui moins vise est celui qui mieux tire.
2339
Je vais donc assister à ce qu'on résoudra :
2340
Mon maître, s'il me croit, rétif ne s'y rendra.

SCÈNE IV.

Soldats de Tyr, messager.

SOLDATS.
2341
Tu nous étonnes fort de si rare nouvelle ;
2342
Miracles mutuels d'une amour mutuelle !
2343
Belcar à Méliane est donc quitte aujourd’hui !
2344
D'elle il tenait la vie : elle la tient de lui.

MESSAGER.
2345
Mais bien plus que jamais tous deux ils s'entre-doivent.
2346
Les plaisirs qu'ils se font nul acquit ne reçoivent ;
2347
En serrant des deux parts le nœud se fait étroit :
2348
Le désir d'obliger en obligeant s'accroit.

SOLDATS.
2349
Sont-ils surs que le roi, dépité de ses pertes,
2350
Ne donne un mauvais comble à leurs peines souffertes ?
2351
À peine pourra-il pardonner à tous deux.
2352
Mais qui mouvait ce prince au retour hasardeux ?

MESSAGER.
2353
Un violent amour qu'à peine peut-on croire.
2354
Quelqu'un de ses suivants m'en a conté l'histoire.
2355
Au point que, sans espoir et sans force rendu,
2356
Au fond de sa chaloupe il dormait étendu,
2357
N'ayant autre dessein que d'atteindre la brune
2358
Pour aller prendre terre au pied de quelque dune,
2359
Droit à lui s'adressa la route que tenait
2360
Un royal galion, qui de Sidon venait,
2361
Dans lequel un seigneur, qu'ils appellent Balorte,
2362
Est chargé d'ambassade et de preuve très forte
2363
Pour du fait de Léonte éclaircir notre roi,
2364
Livrant l'auteur du mal, témoin digne de foi.
2365
Belcar s'éveille au bruit des flots et des paroles,
2366
Et s'écrie : au secours ! Voyant leurs banderoles.
2367
Jugez quelle allégresse alors qu'il fut connu,
2368
Et comme entre ses gens il fut le bienvenu !
2369
Mais il rabattit bien de leur réjouissance
2370
Lorsque, ayant de son père entendu l'innocence
2371
Et de l'ambassadeur tous les secrets appris,
2372
Il fit continuer le voyage entrepris :
2373
Car ni fortes raisons, ni prières, ni larmes
2374
De ce vieil capitaine et de tous ses gendarmes
2375
À genoux devant lui, ne purent divertir
2376
Cet amant obstiné de retourner à Tyr.
2377
" non, non, dit-il, amis ; quand j'ai quitté ma dame,
2378
Elle a pris en dépôt la moitié de mon âme.
2379
Puisqu'à nos maux communs le remède est trouvé,
2380
La lairray -je périr, elle qui m'a sauvé ?
2381
Or est-elle en danger, si ce n'est qu'en personne
2382
Je me purge d'un fait dont elle me soupçonne
2383
(encor ai-je grande peur de n'y venir que tard,
2384
Et qu'elle ait avancé ses jours dès mon départ).
2385
J'encourrai pour ma belle, au péril délaissée,
2386
Le malheur de Pyrame ou l'honneur de Persée.
2387
Sus donc ! Voguez en hâte ! Allons la revancher !
2388
Retirons, s'il se peut, mon gage le plus cher.
2389
Je sais qu'il vous déplait qu'au tyran je m'expose ;
2390
Mais c'est mal concevoir l'équité de ma cause,
2391
Et c'est se méfier du destin tout-puissant,
2392
D'un constant amoureux et d'un cœur innocent.
2393
Allons, au nom des dieux. J'espère que sa rage
2394
Ne surmontera pas ce trait de mon courage,
2395
Ou, s'il m'ôte la vie, absent comme présent,
2396
Toujours me l'ôtait-il, sa fille refusant :
2397
Car enfin mon amour au seul dessein peut tendre
2398
De mourir son captif ou de vivre son gendre. "
2399
Lors il jette au pilote un regard absolu.
2400
Nul n'y conteste plus, puisqu'il l'a résolu ;
2401
Si bien qu'il est venu justement à bonne heure
2402
Pour rendre à ses amours la fortune meilleure :
2403
Car, voyant au rivage un grand peuple amassé
2404
Autour d'un échafaud tout de deuil tapissé,
2405
Et d'un pêcheur passant ayant fait quelque enquête
2406
Du sujet pour lequel cette pompe s'apprête,
2407
En quittant son vaisseau, prest de surgir au port,
2408
Il s'est fait amener, lui quatrième, à bord,
2409
Où, comme je vous dis, son étrange arrivée,
2410
Apportant un délai, la princesse a sauvée.
2411
Moi, je suis accouru sur le point que Phulter
2412
Au roi s'en est allé ces nouvelles porter.

SCÈNE V.

Pharnabaze, Balorte, Phulter, Belcar, Méliane, L'Amiral, Zorote, un archer.

PHARNABAZE.
2413
Non, ce n'est pas à moi qu'on fait croire des bayes :
2414
Pour telles fictions mes douleurs sont trop vraies.
2415
Il ne peut s'en purger, même dans son sénat,
2416
Qu'il ne soit comme auteur de cet assassinat,
2417
Si ce n'est par malice, au moins par négligence.
2418
C'est pourquoi je persiste au dessein de vengeance,
2419
Et, tant qu'un de mes jours un autre jour suivra,
2420
Eternelle en mon cœur la rancune en vivra.
2421
Toutefois pour ce coup, puisque de son gré même
2422
Belcar se rend à moi par une audace extrême,
2423
Il ne sera point dit que sa témérité
2424
Vienne comme au secours de mon bras irrité.
2425
Je le veux bien avoir, mais non pas qu'il se donne :
2426
Car, grâce aux immortels, j'ai la force très bonne,
2427
Et n'ai que trop de peuple, avec tant de bon droit,
2428
Pour dedans sa Sidon le réduire à l'estoit,
2429
Et là me satisfaire et du fils et du père,
2430
Selon que mon humeur se trouvera sévère.
2431
Qu'il s'en retourne donc, libre comme il était ;
2432
Encor le souffrirai-je aujourd’hui sous mon toit.
2433
Envers une âme lâche il aurait fait folie,
2434
Mais un cœur de lion flatte qui s'humilie.

BALORTE.
2435
Sire, accordez-lui donc que son humilité
2436
Paroisse toute entière à vôtre majesté,
2437
Et souffrez qu'en personne un hommage il vous rende
2438
Pour le ressentiment d'une faveur si grande ;
2439
Il ne tiendra discours qui ne vous vienne à gré.
2440
Ne lui déniez point ce front grave et sacré ;
2441
Puisque vous daignez bien sa rançon lui remettre,
2442
Que le remerciement vous daigniez lui permettre.
2443
De grâce, oh Pharnabaze ! Audience à celui
2444
Qui s'est tant hasardé pour vous voir aujourd’hui.

PHARNABAZE.
2445
Mon âme étant pour lui d'amitié dépourvue,
2446
Et froide et dangereuse en serait l'entrevue.

PHULTER.
2447
Quoi qu'il veuille de vous, que vous peut-il coûter,
2448
S'il ne vous plaît le faire, au moins de l'écouter ?
2449
Les fonctions d'un juge et d'un roi sont pareilles :
2450
Sire, ils ont pour autrui des yeux et des oreilles,
2451
Et trop de retenue à se communiquer
2452
Semble quelque défaut en un prince marquer.
2453
Quoi ! Le père d'un peuple et miroir d'un empire
2454
Doit-il cacher sa vue alors qu'on la désire ?

PHARNABAZE.
2455
Bien, faites-le venir. Je puis, quand tout est dit,
2456
M'empêcher que sa voix n'ait sur moi du crédit.

BALORTE.
2457
Sire, qui vous plaît-il qui cet octroi lui porte ?

PHARNABAZE.
2458
Allez tous deux : Phulter, accompagnez Balorte.

PHULTER.
2459
Sortons.

ARCHER.
Il est là-bas. Le chemin sera court.

PHARNABAZE.
2460
Enfin, ce qu'il obtient, c'est de prêcher un sourd.
2461
Tant bien-disant soit-il, c'est une folle attente,
2462
Dans le deuil où je suis, d'espérer qu'il me tente :
2463
Comme il ne peut tirer mes enfants du cercueil,
2464
Il ne peut pas de moi tirer un bon accueil.

L'AMIRAL.
2465
Mais je crain que d'ailleurs, oh majesté sacrée !
2466
L'amitié de ce prince, en Méliane ancrée,
2467
Si vous l'éconduisez, rende un funeste effet.
2468
Son désespoir n'est pas adouci tout à fait.

PHARNABAZE.
2469
Que j'y pourvoirai bien ! Le temps est un grand maître ;
2470
Je les amuserai de parole, et peut-être,
2471
Si je vois fermement leur dessein persister,
2472
Je pourrai bien enfin m'y laisser emporter.
2473
Mais, afin que plus doux le succès ils en trouvent,
2474
Il faut que jusqu'au bout leurs passions s'éprouvent.
2475
À vous seul en secret je déclare ceci.

L'AMIRAL.
2476
Oh prudence ! oh bonté !

PHARNABAZE.
Taisez-vous, les voici.

BELCAR.
2477
Grand mars de notre temps, que le ciel pouvait prendre
2478
Pour digne successeur du sceptre d'Alexandre ;
2479
Roy terrible en puissance et fameux en honneur,
2480
De qui pend aujourd’hui ma vie et mon bonheur,
2481
Si le dieu qui régit d'œillades souveraines
2482
Le sort et les destins comme avecque des rênes,
2483
Et qui du petit doigt, au moindre mouvement,
2484
Peut confondre le ciel dans le bas élément,
2485
Est toujours favorable aux humbles qui l'invoquent
2486
Bien plus qu'il n'est austère à ceux qui le provoquent ;
2487
Si ses frères et lui, partageant l'univers,
2488
Entr'eux mirent au lot tous leurs honneurs divers,
2489
Fors la seule clémence, à l'ainé réservée ;
2490
Si dans le sein de l'air sa tempête couvée,
2491
Effroyable d'éclairs et de bruit étonnant,
2492
Frappe bien quelquefois d'un trait tourbillonnant
2493
Les rocs et les sapins aux orgueilleuses têtes,
2494
Jamais les tendres joncs ni les basses genêtes ;
2495
Et s'il est vrai, grand roi, que d'un si bénin dieu
2496
Toute humaine grandeur prend son être et son lieu ;
2497
Si les divins mortels que l'or d'une couronne
2498
D'autant de soin pesant que de gloire environne
2499
Sont fils de Jupiter et ses divins portraits,
2500
De sa très pure essence apparemment extraits,
2501
Il faut qu'imitateur leur esprit participe
2502
Aux bontés de leur père et de leur prototype ;
2503
Qu'inconstants en colère et constants en douceurs,
2504
Bienfaiteurs généraux et rares punisseurs,
2505
Ils ne rompent jamais les choses qui se plient,
2506
Et ne soient endurcis à ceux qui les supplient.
2507
Vous doncque, oh Pharnabaze ! à qui les cieux amis
2508
Un royaume opulent ont dignement soumis,
2509
Monarque généreux qui de ce commun père
2510
Portez évidemment tout autre caractère,
2511
Faudra-t-il qu'aujourd’hui cette seule vertu
2512
Vous manque envers un homme à vos pieds abattu,
2513
Qui, se livrant à vous la larme à l'œil, implore
2514
Votre secours unique au feu qui le dévore.

PHARNABAZE.
2515
Holà ! Tenez-vous droit, prince ! Que faites-vous ?
2516
Le rang qui vous est du n'est pas d'être à genoux.

BELCAR.
2517
Je n'ai rang que celui qu'il vous plaît que je tienne.
2518
Aucune qualité je ne répute mienne,
2519
Qu'ainsi que vôtre oracle, ou doux ou rigoureux,
2520
Sire, me voudra rendre heureux ou malheureux.
2521
Las ! Je ne suis plus prince ; il faut plaider ce titre,
2522
Contre celui de serf, devant vous, mon arbitre.
2523
Puis-je rendre à vos yeux un trop humble devoir
2524
Qui de vie et de mort ont sur moi le pouvoir ?

PHARNABAZE.
2525
Jouissez de la vie, elle vous est rendue.

BELCAR.
2526
Oh supplice cruel sous grâce prétendue !
2527
Comme vous l'entendez, sire, c'est proprement
2528
Au lieu de me guérir accroitre mon tourment.
2529
( Dure compassion ! Rude miséricorde
2530
Qui réaggrave ma peine au pardon qu'elle accorde ! )
2531
Et, des biens de la vie à jamais m'exilant,
2532
Exiger de ma main mon trépas violant !

PHARNABAZE.
2533
Quoi donc ! Oseriez-vous, ennemi que vous m'êtes,
2534
À votre liberté joindre d'autres requêtes ?

BELCAR.
2535
Puissent, ainsi que moi, vos plus fiers ennemis
2536
D'eux-mêmes à vos pieds un jour être soumis !
2537
Puisse la liberté, que vous pensez me rendre,
2538
Pire que le servage, à vos haineux s'étendre !
2539
Quant à moi, j'y renonce, et suis trop bien tenu
2540
Pour rompre mon lien par vous assez connu.
2541
Vous êtes désormais savant de ma demande,
2542
Sans que par long discours plus claire je la rende.

PHARNABAZE.
2543
Oui, je vous entends bien : c'est qu'avec un pardon
2544
J'envoie encor ma fille en la cour de Sidon.
2545
Oh l'excellent parti ! Je recevrais pour gendre
2546
Celui dont tout le bien de moi seul peut dépendre !
2547
Que j'aurais bien vengé le sang de mon enfant
2548
Si son hôte coupable en était triomphant !

BELCAR.
2549
Non, non, ne rompez point votre vœu de vengeance,
2550
Qui par le mal d'autrui vous promet allégeance,
2551
En affligeant mon père et le privant de fils.
2552
Sire, vous le pouvez en faisant deux profits :
2553
Retenez son unique en échange du votre ;
2554
En la perte de l'un vous retrouverez l'autre.
2555
Que s'il n'est point pareil à Léonte en tous points,
2556
En humble affection le sera pour le moins :
2557
Souvent une alliance égale un parentage.
2558
Au reste, s'il ne tient qu'à croître mon partage,
2559
Dites de quel côté vous prendrez à plaisir
2560
Que j'aille par main forte un empire choisir.
2561
Je ne ferai sous vous nulle entreprise vaine,
2562
Pour vous j'irai tout vif en l'infernale plaine ;
2563
J'oserai, s'il le faut, mettre encore une fois
2564
À l'aspect du soleil le chien à triple voix,
2565
Ayant, sinon d'Hercul'la force tant vantée,
2566
Au moins l'obéissance à vous mon Eurysthée.
2567
Ne rejetez donc point, mais de grâce acceptez
2568
Ce qu'une âme sans fard offre à vos volontés.
2569
Sidon sous vôtre sceptre à ce moyen se range ;
2570
Toute en soumission sa résistance change ;
2571
Mon père et tous les siens se rendent quand et moi :
2572
Nous vous serons sujets, et vous nous serez roi.
2573
Sinon, dès maintenant punissez mon audace,
2574
Effectuant sur moi la première menace :
2575
Car je jure les dieux de ne jamais sortir
2576
Qu'impétrant ou mourant de l'enceinte de Tyr.

MÉLIANE.
2577
J'ai part à son serment, auteur de ma naissance.
2578
Donc si de sa vertu l'ouverte connaissance,
2579
Si sa grande franchise et son hardi dessein,
2580
Si son fidèle amour ne vous touche le sein,
2581
Las ! Sire, pour le moins, vôtre fille, restée
2582
Vive par son moyen, soit de vous écoutée,
2583
Fille dont la constance assez vous a paru
2584
Au danger aujourd’hui librement encouru ;
2585
Moi qui, baignant en pleurs vos genoux, que j'embrasse,
2586
Vous demande instamment notre commune grâce :
2587
Car d'un nœud si serré nos désirs sont liés
2588
Qu'il faut que morts ou vifs ils soient appariés.
2589
J'en parle franchement, mon amour invincible
2590
Rompt tout autre devoir et m'y rend insensible.
2591
Il n'est aucune loi, soit de nature ou d'art,
2592
Que cette passion ne rejette à l'écart.
2593
Faites donc, mon cher père, appareil de deux fosses,
2594
Si vous n'appareillez un heureux lit de noces.
2595
Cela pend des desseins en votre âme conclus
2596
De ravoir deux enfants ou de n'en avoir plus.

PHULTER.
2597
Ne vous offensez point si pour la république
2598
Au bien de ces amants ma prière j'applique ;
2599
Mon maître, mon bon roi, pensez plus loin qu'à vous :
2600
Père de la patrie, ayez pitié de nous !
2601
Jugez que, si les dieux en gloire vous recueillent
2602
(ce que nous souhaitons que si tôt ils ne veuillent),
2603
Vous laisserez sans chef, au gré des ennemis,
2604
Ce grand état par vous en sa splendeur remis ;
2605
Au lieu que, nous donnant ce guerrier pour ressource,
2606
Il poursuivra le train de votre heureuse course.
2607
Messieurs, approchez tous, notre intérêt est joint :
2608
Jetons-nous à ses pieds, et ne les quittons point.

PHARNABAZE.
2609
Oh cœur franc et loyal en amour comme en guerre !
2610
Prince plus accompli que prince de la terre !
2611
Belcar incomparable et digne d'un autel
2612
(si par haute valeur on devient immortel),
2613
Digne que ses faveurs Cupidon te prodigue
2614
Comme tu fais ta vie en l'amoureuse brigue,
2615
Et digne que, pour comble à tes exploits guerriers,
2616
Les myrtes sur ton front querellent tes lauriers !
2617
Quel timon possédé de haineuse manie,
2618
Ou bien quel Lycaon, vrai monstre en félonie,
2619
Voire quel fier aspic, quel libyque animal,
2620
Aurait non pas le cœur de te faire du mal,
2621
Mais serait d'une humeur si farouche et barbare
2622
Que de n'aimer enfin ton amitié si rare,
2623
Dont la persévérance emporte son effet,
2624
Ce que, tant fut-il grand, ton mérite n'eut fait !
2625
Ah ! Mon fils (car ainsi désormais je t'appelle :
2626
Touche ma dextre en foi d'alliance éternelle),
2627
Pourrais-je, mon enfant, tout seul contrevenir
2628
Non seulement au ciel, qui te veut maintenir,
2629
Mais aux vœux de mon peuple, à ma propre lignée,
2630
Qui tous à tes désirs donnent cause gagnée ?
2631
Non, ma fille est à toi ; triomphe, mon Belcar.
2632
Moi-même je me rends, prêt à suivre ton char :
2633
Car tes puissants discours ont vaincu ma rancune,
2634
Comme ta patience a vaincu la fortune.
2635
Va, je t'accorde tout. Pourrais-je avec raison
2636
D'un gendre mieux choisi relever ma maison ?
2637
Que ton père entre en joie et que mes pleurs s'essuient ;
2638
Que sur même baston nos vieux âges s'appuient ;
2639
Que d'offense et défense en ligue désormais,
2640
Nos desseins soient communs et de guerre et de paix.
2641
Amants, embrassez-vous ; confirmez l'hyménée.
2642
Qu'une pure hécatombe au temple soit menée ;
2643
Qu'en publique allégresse on allume des feux ;
2644
Qu'on pare les portaux de tapis somptueux ;
2645
Que les festins ouverts, les tournois et la dance,
2646
Mettent dès maintenant la joie en évidence.
2647
Le bien sera plus doux après tant de travaux.
2648
Quant à ce faux jaloux, seul auteur de nos maux,
2649
Dont l'importun regard renouvelle ma plaie,
2650
Que d'un même loyer qu'Almodice on le paye,
2651
Et qu'un même bûcher soit leur lit à tous deux,
2652
Comme en un mariage égal et digne d'eux.

ARCHERS.
2653
Vieillard, si, toi vivant, ta femme était trop belle,
2654
Ne crains point que là-bas un tel soin te martèle :
2655
Tu ne deviendras pas cornu par celle-ci.

ZOROTE.
2656
Je serais bien mieux veuf que d'épouser ainsi.