(Jean-Baptiste Poquelin) Molière

Le misanthrope, comédie





Texto utilizado para esta edición digital:
Molière. Le misanthrope, comédie. [en linge] Texte établi par Paul Fièvre, mai 2006. Théâtre classique, 2022. [2023-01-10] http://theatre-classique.fr/index.html
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© Théâtre classique


LETTRE ÉCRITE SUR LA COMÉDIE DU MISANTHROPE.

LE LIBRAIRE AU LECTEUR
Le Misanthrope, dès sa première représentation, ayant reçu au théâtre, l'approbation que le lecteur ne lui pourra refuser, et la Cour étant à Fontainebleau, lorsqu'il parut ; j'ai cru que je ne pouvais rien faire de plus agréable pour le public, que de lui faire part de cette lettre, qui fut écrite, un jour après, à une personne de qualité, sur le sujet de cette comédie. Celui qui l'écrivit étant un homme dont le mérite et l'esprit est fort connu, sa lettre fut vue de la meilleure partie de la Cour, et trouvé si juste par tout ce qu'il y a de gens les plus éclairés en ces matières, que je me suis persuadé qu'après leur avoir plu, le lecteur me serait obligé du soin que j'avais pris d'en chercher une copie pour la lui donner, et qu'il lui rendra la justice que tant de personnes de la plus haute naissance lui ont accordée.

MONSIEUR,
Vous devriez être satisfait de ce que je vous ai dit de la dernière Comédie de Monsieur de Molière, que vous avez vue aussi bien que moi, sans m'obliger à vous écrire mes sentiments. Je ne puis m'empêcher de faire ce que vous souhaitez ; mais souvenez-vous de la sincère amitié que vous m'avez promise et n'allez pas exposer à Fontainebleau, au jugement des courtisans, des remarques que je n'ai faites que pour vus obéir. Songez à ménager ma réputation ; et pensez que les gens de la Cour de qui le goût est si raffiné, n'auront pas, pour moi, la même indulgence que vous.
Il est à propos, avant que de parler à fond de cette Comédie, de voir quel a été le but de l'auteur ; et je crois qu'il mérite des louanges, s'il est venu à bout de ce qu'il s'est proposé ; et c'est la première chose qu'il faut examiner. Je pourrais vous dire en deux mots, si je voulais m'exempter de faire un grand discours, qu'il a pu, et que son intention étant de plaire, les Critiques ne peuvent pas dire qu'il ait mal fait, puisqu'en faisant mieux (si toutefois il est possible) son dessein n'aurait peut-être pas si bien réussi.
Examinons donc les endroits par où il a plu ; et voyons qu'elle a été le fin de son ouvrage. Il n'a point voulu faire une comédie pleine d'incidents, mais une pièce, seulement, où il put parler contre les Moeurs du Siècle. C'est ce qui lui a fait prendre pour son héros ; un Misanthrope ; et comme misanthrope veut dire Ennemi des Hommes ; on doit demeurer d'accord qu'il ne pouvait choisir un personnage qui, vraisemblablement, put mieux parler contre les hommes, que leur ennemi. Ce choix est encore admirable pour le Théâtre, et les chagrins, les dépits, les bizarreries, et les emportements d'un misanthrope, étant des choses qui font un grand jeu, ce caractère est un des plus brillants qu'on puisse produire sur la scène.
On n'a pas seulement, remarqué l'adresse de l'auteur dans le choix de ce personnage, mais encore dans tous les autres ; et comme rien ne fait paraître davantage une chose, que celle qui lui est opposée, on peut non seulement dire que l'ami du Misanthrope, qui est un homme sage et prudent, fait voir dans son jour le caractère de ce ridicule ; mais encore que l'humeur du Misanthrope fait connaître la sagesse de son ami.
Molière n'étant pas de ceux qui ne font pas tout également bien, n'a pas été moins heureux dans le choix de ses autres caractères, puisque la maîtresse du Misanthrope est une jeune veuve, coquette, et tout à fait médisante. Il faut s'écrier ici, et admirer l'adresse de l'auteur : ce n'est pas que le caractère ne soit assez ordinaire, et que plusieurs n'eussent pu s'en servir ; mais l'on doit admirer que dans une pièce, où Molière veut parler contre les moeurs du siècle, et n'épargner personne, il nous fait voir une médisante, avec un ennemi des hommes. Je vous laisse à penser, si ces deux personnes ne peuvent pas naturellement parler contre toute la terre, puisque l'un haït les hommes, et que l'autre se plaît à en dire tout le mal qu'elle ne sait. En vérité, l'adresse de cet auteur est admirable ; ce sont là de ces choses que tout le monde ne remarque pas, et qui sont faites avec beaucoup de jugement. Le Misanthrope seul n'aurait pu parler contre tous les hommes : mais en trouvent le moyen de la faire aider d'une médisante, c'est avoir trouvé, en même temps, celui de mettre dans une seule pièce, la dernière mais au portrait du siècle. Il y est tout entier, puisque nous voyons encore une femme qui veut paraître prude ; opposée à une coquette, et des marquis qui représentent la Cour : tellement qu'on peut assurer que dans cette comédie, l'on voit tout ce qu'on peut dire contre les moeurs du siècle. Mais comme il ne suffit pas d'avancer une chose, si l'on ne la prouve, je vais, en examinant cette pièce d'acte en acte, vous faire remarquer tout ce que j'ai dit, et vous faire voir cent choses qui sont mises en leur jour, avec beaucoup d'art, et qui ne sont connues que des personnes aussi éclairées que vous.
Les choses qui sont les plus précieuses d'elles-mêmes, ne seraient pas, souvent, estimées ce qu'elles sont, si l'art ne leur avait prêté quelques traits ; et l'on peut dire, que de quelque valeur qu'elles soient, il augmente toujours leur prix. Une pierre mise en oeuvre, a beaucoup plus d'éclat qu'auparavant ; et nous ne saurions bien voir le plus beau tableau du monde, s'il n'est dans son jour. Toutes choses ont besoin d'y être ; et les actions que l'on nous représente sur la scène, nous paraissent plus ou moins belles, selon l'art du poète nous les fait paraître. Ce n'est pas qu'on doive trop s'en servir, puisque le trop d'art n'est plus art, et que c'est en avoir beaucoup, que de ne le pas montrer. Tout excès est condamnable et nuisible ; et les plus grandes beautés perdent beaucoup de leur éclat, lorsqu'elles sont exposées à un trop grand jour. Les productions d'esprit sont de même, et surtout, celles qui regardent le théâtre ; il leur faut donner de certains jours qui sont plus difficiles à trouver, que les choses les plus spirituelles : car, enfin, il n'y a point d'esprit si grossiers, qui n'aient quelquefois de belles pensées ; mais il y en a peu qui sachent bien les mettre en oeuvre, s'il est permis de parler ainsi. C'est ce que Molière fait si bien, et ce que vous pouvez remarquer dans sa pièce. Cette ingénieuse et admirable Comédie, commence par le Misanthrope, qui, par son action, fait connaître à tout le monde que c'est lui, avant même d'ouvrir la bouche ; ce qui fait juger qu'il soutiendra bien son caractère, puisqu'il commence si bien de le faire remarquer.
Dans cette première scène, il blâme ceux qui sont tellement accoutumés à faire des prestations d'amitié, qui embrassent également leurs amis, et ceux qui leur doivent être indifférents, le faquin, et l'honnête homme : et dans le même temps, par la colère où il témoigne être contre son ami, il faut voir que ceux qui reçoivent ces embrassades avec trop de complaisance, ne sont pas moins, ne sont pas moins dignes de blâme, que ceux qui le font ; et par ce que lui répond son ami, il fait voir que son dessein est de rompre en visière à tout le genre humain ; et l'on connaît par ce peu de paroles, le caractère qu'il soutenir pendant toute le pièce. Mais comme il ne pouvait le faire paraître sans avoir de matière, l'auteur a cherché toutes les choses qui peuvent exercer la patience des hommes ; et comme il n'y en a presque point qui n'ait quelque procès, et que c'est une chose fort contraire à l'humeur d'un tel personnage, il n'a pas manqué de le faire plaider : et comme les plus sages s'emportent ordinairement, quand ils ont des procès, il a pu, justement, faire dire tout ce qu'il a voulu un misanthrope, qui doit, plus qu'un autre, faire voir sa mauvaise humeur, et contre ses juges, et contre sa partie.
Ce n'était pas assez de lui avait fait dire qu'il voulait rompre en visière à tout le genre humain, si l'on ne lui donnait lieu de la faire. Plusieurs disent des choses qu'ils ne font pas ; et l'auditeur ne lui a pas sitôt vu prendre cette résolution, qu'il souhaite d'en voir les effets : ce qu'il découvre dans la scène suivante, et ce qui lui doit faire connaître l'adresse de l'auteur, qui répond sitôt à ses désirs.
Cette seconde scène réjouit et attache beaucoup, puisqu'on voit un Homme de Qualité, faire au Misanthrope les civilités qu'il vient de blâmer : et sans qu'il faut nécessairement, ou qu'il démente son caractère, ou qu'il lui rompe en visière. Mais il est, encor, plus embarrassé dans la suite, car la même personne lui lit un sonnet, et veut l'obliger d'en dire son sentiment. Le Misanthrope fait d'abord voir un peu de prudence, et tâche de lui faire comprendre ce qu'il ne veut pas lui dire ouvertement, pour lui épargner de la confusion ; mais enfin, il est obligé de lui rompre en visière : ce qu'il fait d'une manière qui doit beaucoup divertir le spectateur. Il lui fait voir que son sonnet vaut moins qu'un vieux couplet de chanson qu'il lui dit ; ce n'est qu'un jeu de paroles qui ne signifient rien ; mais que la chanson dit beaucoup plus, puisqu'elle fait du moins voir un homme amoureux, qui abandonnerait une ville, comme Paris, pour sa maîtresse.
Je ne crois pas qu'on puisse rien voir de plus agréable que cette scène. Le sonnet n'est point méchant, selon la manière d'écrire d'aujourd'hui : et ceux qui cherchent ce que l'on appelle pointes et chutes, plutôt que le bon sens, le trouveront, sans doute, bon. J'en vis même, à la première représentation de cette pièce, qui se firent jouer, pendant qu'on représentait cette scène ; car ils crièrent que le sonnet était bon, avant que le Misanthrope en fit la critique, et demeurèrent ainsi tout confus.
Il y a cent choses dans cette scène, qui doivent faire remarquer l'esprit de l'auteur ; et le choix du sonnet en est un, dans un temps où tous nos courtisans font des vers. On peut ajouter à cela, que les gens de qualité croient que leur naissance les doit excuser, lorsqu'ils écrivent mal ; qu'il sont les premiers à dire, « Cela est écrit cavalièrement, et un gentilhomme n'en doit point savoir davantage ». Mais ils devraient plutôt se persuader que les gens de qualité doivent mieux faire que les autres, ou du moins ne point faire voir ce qu'il ne font pas bien.
Ce premier acte ayant plus à tout le monde, et n'ayant que deux scènes, doit être parfaitement beau, puis que les Français, qui voudraient toujours voir de nouveaux personnages, s'y seraient ennuyés, s'il ne les avait fort attachés et divertis.
Après avoir vu le Misanthrope déchaîné contre ceux qui font également des protestations d'amitié à tout le monde, et ceux qui y répondent, avec le même emportement ; après l'avoir ouï parler contre sa partie, et l'avoir vu condamner le sonnet, et rompre en visière à son auteur, on ne pouvait plus souhaiter que le voir amoureux, puisque l'amour doit bien donner de la peine aux personnes de son caractère, et que l'on doit en cet état, en espérer quelque chose de plaisant, chacun traitant ordinairement cette passion selon son tempérament ; et c'est d'où vient que l'on attribue tant de choses à l'amour, qui ne doivent, souvent, être attribuées qu'à l'humeur des hommes.
Si l'on souhaite de voir le Misanthrope amoureux, on doit être satisfait dans cette scène, puisqu'il y paraît avec sa maîtresse, mais avec sa hauteur ordinaire à ceux de son caractère. Il n'est point soumis, il n'est point languissant mais il lui découvre librement, les défauts qu'il voit en elle, et lui reproche qu'elle reçoit bien tout l'univers ; et pour douceurs, il lui dit qu'il voudrait bien ne la pas aimer, et qu'il ne l'aime que pour ses pêchers. Ce n'est pas qu'avec tous ces discours il ne paraisse aussi amoureux que les autres, comme nous verrons dans la suite. Pendant leur entretien, quelques gens viennent visiter sa maîtresse : il voudrait l'obliger à ne les pas voir, et comme elle lui répond, que l'un d'eux la sert dans un procès, il lui dit, qu'elle devrait perdre sa cause, plutôt que de les voir.
Il faut demeurer d'accord, que cette pensée ne se peut payer, et qu'il n'y a qu'un misanthrope qui puisse dire des choses semblables. Enfin, toute la compagnie arrive ; et le Misanthrope conçoit tant de dépit, qu'il veut s'en aller. C'est, ici, où l'esprit de Molière se fait remarquer, puisqu'en deux vers, joints à quelque action qui marque du dépit, il fait voir ce que peut l'amour sur le coeur de tous les hommes, et sur celui du Misanthrope même, sans le faire sortir de son caractère. Sa maîtresse lui dit deux fois, de demeurer, il témoigne qu'il n'en veut rien faire : et sitôt qu'elle lui donne congé avec un peu de froideur, il demeure, et montre en faisant deux ou trois pas pour s'en aller, et en revenant aussitôt, que l'amour, pendant ce temps, combat contre son caractère, et demeure vainqueur : ce que l'auteur a fait judicieusement, puisque l'amour surmonte tout. Je trouve, encore une chose admirable en cet endroit ; c'est la manière dont les femmes agissent pour se faire obéir : et comme une femme a le pouvoir de mettre à la raison, un homme comme le Misanthrope, qui la vient même de quereller en lui disant « Je veux que vous demeuriez », et puis en changeant de ton, « Vous pouvez vous en aller ». Cependant, cela se fait tous les jours : et l'on ne peut le voir mieux représenté qu'il est dans cette scène. Après tant de choses si différentes, et si naturellement, touchées et représentées dans l'espace de conversation, où se rencontrent deux marquis, l'ami du Misanthrope, et la cousine de la maîtresse de ce dernier. La jeune veuve, chez qui toute la compagnie se trouve, n'est point fâchée d'avoir la Cour chez elle : et comme elle est bien aise d'en avoir, qu'elle est politique, et veut ménager tout le monde, elle n'avait pas voulu faire dire qu'elle n'y était pas aux deux marquis, comme le souhaitait le Misanthrope. La conversation est toute au dépens du prochain ; et la coquette médisante, fait voir ce qu'elle sait, quand il s'agit de la dauber ; et qu'elle est de celles qui déchirent sous main, jusqu'à leurs meilleurs amis.
Cette conversation fait voir, que l'auteur n'est pas épuisé, puisqu'on y parle de vingt caractères de gens qui sont admirablement bien dépeints en peu de vers, chacun ; et l'on peut dire que ce sont autant de sujets de comédie que Molière donne, libéralement, à ceux qui s'en voudront servir. Le Misanthrope soutient bien son caractère pendant cette conversation, et leur parle avec la liberté qui lui est ordinaire. Elle est à peine finie, qu'il fait une action digne de lui, en disant aux deux marquis, qu'il ne sortira point, qu'ils ne soient sortis, et ils le feraient sans doute, puisque les gens de son caractère ne se démentent jamais, s'ils n'étaient obligé de suivre un garde pour le différend qu'il a eu avec Oronte, en condamnant son sonnet. C'est par où cet acte finit.
L'ouverture du troisième, se fait par une scène entre les deux marquis, qui disent des choses fort convenables à leurs caractères, et qui font voir, par les applaudissement qu'ils reçoivent, que l'on peut toujours mettre des marquis sur la scène, tant qu'on leur fait dire quelque chose que les autres n'aient point encore dit. L'accord qu'ils font entre eux, de se dire les marques d'estime qu'ils recevront de la leur maîtresse, est une adresse de l'auteur qui prépare la fin de sa pièce, comme vous remarquerez dans la suite.
Il y a dans le même acte, une scène entre deux femmes, que l'on trouve d'autant plus belle, que leurs caractères sont tout à fait opposés, et se font ainsi paraître l'un l'autre. L'une est, la jeune veuve, aussi coquette que médisant ; et l'autre une femme qui veut passer pour prude, et qui dans l'âme, n'est pas moins du monde que la coquette. Elle donne à cette dernière, des avis charitables sur sa conduite ; le coquette les reçoit fort bien, en apparence ; et lui dit, à son tour, pour le payer de cette obligation, qu'elle veut l'avertir de ce que l'on dit d'elle, et lui fait un tableau de la vie des feintes prudes, dont les couleurs sont aussi fortes, que celles que la prude avait employées pour lui représenter la vie des coquettes : et ce qui doit faire trouver cette scène fort agréable, est, que celle qui a parlé la première, se fâche, quand l'autre la paye en même monnaie.
L'on peut assurer, que l'on voit dans cette scène, tout ce que l'on peut dire de toutes les femmes, puisqu'elles sont toutes de l'un ou de l'autre caractère, ou que si elles ont quelque chose de plus, ou de moins, ce qu'elle ont a, toujours, du rapport à l'un ou à l'autre.
Ces deux femmes, après s'être parlé à coeur ouvert touchant leurs vies, se séparent ; et la coquette laisse la prude avec le Misanthrope, qu'elle voit entrer chez elle. Comme la prude a de l'esprit, et qu'elle n'a choisi ce caractère que pour mieux faire ses affaires, elle tâche par toutes sortes de voies d'attirer le Misanthrope qu'elle aime. Elle le loue, elle parle contre la coquette, lui veut persuader qu'on le trompe, et la mène chez elle, pour lui en donner des preuves ; ce qui donne sujet à une partie des choses qui se passent au quatrième acte.
Cet acte commence par le récit de l?accommodement du Misanthrope, avec l'homme du sonnet ; et l'ami de ce premier en entretient la cousine de la coquette. Les vers de ce récit sont tout à fait beau ; mais ce que l'on doit y remarquer, est, que le caractère du Misanthrope est soutenu avec la même vigueur qu'il fait paraître en ouvrant la pièce. Ces deux personnes parlent, quelque temps, des sentiments de leurs coeurs, et sont interrompues par le Misanthrope même, qui paraît furieux et jaloux : et l'auditeur se persuade aisément parce qu'il a vu sortir, lui a inspiré ses sentiments. Le dépit lui fait faire ce que tous les hommes feraient en sa place, de quelque humeur qu'ils fussent : il offre son coeur à la belle parente de sa maîtresse ; mais elle lui fait voir que ce n'est que le dépit qui le fait parler, et qu'une coupable aimée est bientôt innocente. Ils le laissent avec sa maîtresse qui paraît, et se retirent.
Je ne crois pas qu'on puisse rien voir de plus beau que cette scène. Elle est toute sérieuse ; et cependant il y en a peu dans la pièce qui divertissent davantage. On y voit un portrait, naturellement, représenté, de ce que les amants font tous les jours, en de semblables rencontres. Le Misanthrope paraît d'abord aussi emporté, que jaloux ; il semble que rien ne peut diminuer sa colère, et que la pleine justification de sa maîtresse ne pourrait qu'avec peine, calmer sa fureur. Cependant, admirez l'adresse de l'auteur. Ce jaloux, cet emporté, ce furieux, paraît tout radouci, il ne parle que du désir qu'il a de faire du bien à sa maîtresse ; et ce qui est admirable, est, qu'il lui dit toutes ces choses avant qu'elle se soit justifiée ; et lorsqu'elle lui dit qu'il a raison d'être jaloux. C'est faire voir ce que peut l'amour sur le coeur de tous les hommes : et faire connaître, en même temps, par une adresse que l'on ne peut assez admirer, ce que peuvent les femmes sur leurs amants, en changeant, seulement, le ton de leurs voix, et prenant un air qui paraît ensemble, et fier, et attirant. Pour moi, je ne puis assez m'étonner, quand je vois une coquette ramener, avant que s'être justifiée, non pas un amant soumis, et languissant, mais un Misanthrope, et l'obliger, non seulement, à la prière de se justifier, mais encore à des protestations d'amour, qui n'ont pour but que le bien de l'objet aimé ; et, cependant, demeurer ferme, après l'avoir ramené, et ne le point éclaircir, pour avoir le plaisir, de s'applaudir d'un plein triomphe. Voilà ce qui s'appelle manier des scène ; voilà ce qui s'appelle travailler avec art, et représenter, avec des traits délicats, ce qui se passe, tous les jours, dans le Monde. Je ne crois pas que les beautés de cette scène, soient connues de tous ceux qui l'on vue représenter. Elle est trop délicatement traitée ; mais je puis assurer que tout le monde a remarqué qu'elle était bien écrite, et que les personnes d'esprit en ont bien su connaître les finesses.
Dans le reste de l'acte, le valet du Misanthrope vient cherche son maître, pour l'avertir qu'on lui est venu signifier quelque chose qui regarde son procès. Comme l'esprit paraît aussi bien dans les petites choses, que dans les grandes, on en voit beaucoup dans cette scène, puisque le valet exerce la patience du Misanthrope ; et que ce qu'il dit, ferait moins d'effet, s'il était à un maître qui fut d'un autre humeur.
La scène du valet, au quatrième acte, devait faire croire que l'on entendrait, bientôt, parler du procès. Aussi apprend-on, à l'ouverture du cinquième, qu'il est perdu ; et le Misanthrope agit selon ce que j'ai dit au premier. Son chagrin, qui l'oblige à se promener, et rêver, le fait retirer dans un coin de la chambre, d'où il voit aussitôt entrer sa maîtresse, accompagnée de l'homme avec qui il a eu démêlé pour le sonnet. Il la presse de se déclarer, et de faire un choix entre lui, et ses rivaux ; ce qui donne lieu au Misanthrope, de faire une action qui est bien d'un homme de son caractère. Il sort de l'endroit où il est, et lui fait la même prière. La coquette agit, toujours, en femme adroite, et spirituelle ; et par un procédé qui paraît honnête, leur dit, qu'elle sait bien quel choix elle doit faire, qu'elle ne balance pas ; mais qu'elle ne veut point se déclarer en présence de celui qu'elle ne doit pas choisir. Ils sont interrompus par la prude, et par les Marquis, qui apportent, chacun, une lettre qu'elle a écrite contre eux : ce que l'auteur a préparé dès le troisième acte, en leur faisant promettre qu'ils se montreraient ce qu'ils recevraient de leur maîtresse. Cette scène est fort agréable. Tous les acteurs sont raillés dans les deux lettres ; et quoi que cela soit nouveau au théâtre, il fait voir néanmoins, la véritable manière d'agir des coquettes médisantes, qui parlent, et écrivent, continuellement, contre ceux qu'elles voient tous les jours, et à qui elles font bonne mine. Les marquis la quittent, et lui témoignent plus de mépris, que de colère.
La coquette paraît un peu mortifiée dans cette scène. Ce n'est pas qu'elle démente son caractère ; mais la surprise qu'elle a de se voir abandonnée, et le chagrin d'apprendre que son jeu est découvert, lui causent un secret dépit qui paraît jusques sur son visage. Cet endroit est tout à fait judicieux. Comme la médisance est un vice, il était nécessaire, qu'à la fin de la comédie, elle eût quelque sorte de punition : et l'auteur a trouvé le moyen de la punir, et de lui faire, en même temps, soutenir son caractère. Il ne faut point d'autre preuve, pour montrer qu'elle se soutient, que le refus qu'elle fait d'épouser le Misanthrope, et d'aller vivre dans son désert. Il ne tient qu'à elle de le faire ; mais leurs humeurs étant incompatibles, ils seraient trop mal assortis ; et la coquette peut se corriger, en demeurant dans le Monde, sans choisir un désert pour faire pénitence ; son crime, qui ne part que d'un esprit encore jeune, ne demandant pas qu'elle ne fasse une si grande.
Pour ce qui regarde le Misanthrope, on peut dire qu'il soutient son caractère jusqu'au bout. Nous en voyons, souvent qui ont bien de la peine à le garder pendant le cours d'une comédie : mais si, comme j'ai dit tantôt, celui-ci a fait connaître le sien, avant que parler, il faut voir, en finissant, qu'il le conservera toute sa vie, en se retirant du Monde.
Voilà, Monsieur, ce que je pense de la comédie du Misanthrope amoureux, que je trouve d'autant plus admirable, que le héros en est le plaisant, sans être trop ridicule ; et qu'il fait rire les honnêtes gens, sans dire des plaisanterie fades et basses, comme l'on a accoutumé de voir dans les pièces comiques. Celles de cette nature, me semblent plus divertissantes, encore que l'on y rie moins haut ; et je crois qu'elle divertissent davantage, qu'elle attachent, et qu'elles font continuellement rire dans l'âme. Le Misanthrope, malgré sa folie, si l'on peut ainsi appeler son humeur, a le caractère d'un honnête homme, et beaucoup de fermeté, comme l'on peut connaître dans l'affaire du sonnet. Nous voyons de grand hommes, dans des pièces héroïques, qui en ont bien moins, qui n'ont point de caractère, et démentent, souvent, au théâtre, par leur lâcheté, la bonne opinion que l'histoire a fait concevoir d'eux.
L'auteur ne représente pas, finalement, le Misanthrope, sous ce caractère, mais il fait, encore, parler à son héros, d'une partie des moeurs du temps : et ce qui est admirable, est, que bien qu'il paraisse, en quelque façon, ridicule, il dit des choses fort justes. Il est vrai qu'il semble trop exiger ; mais il faut demander beaucoup, pour obtenir quelque chose, et pour obliger les hommes à se corriger un peu de leurs défauts, il est nécessaire de les leur faire paraître bien grands.
Molière, par une adresse qui lui est particulière, laisse, partout, deviner plus qu'il ne dit : et n'imite pas ceux qui parlent beaucoup, et ne disent rien.
On peur assurer, que cette pièce est une perpétuelle, et divertissante instruction ; qu'il y a des tours, et des délicatesses inimitables ; que les vers sont fort beaux, au sentiment de tout le monde ; les scènes bien tournées, et bien maniées, et que l'on ne peut ne pas la trouver bonne, sans faire voir que l'on n'est pas de ce monde, et que l'on ignore sa la manière de vivre de la Cour, et celle des plus illustres personnes de la ville.
Il n'y a rien dans cette comédie, qui ne puisse être utile, et dont l'on ne doive profiter. L'ami du Misanthrope est si raisonnable, que tout le monde devrait l'imiter ; il n'est ni trop [vrai], ni trop peu critique ; et ne portant les choses dans l'un, ni dans l'autre excès, sa conduite doit être approuvée de tout le monde. Pour le Misanthrope, il doit inspirer à tous ses semblables, le désir de se corriger. Les coquettes médisantes, par l'exemple de Célimène, voyant qu'elles peuvent s'attirer des Affaires qui les feront mépriser, doivent apprendre à ne pas déchirer, sous main, leurs meilleurs amis. Les fausses prudes, doivent connaître que leurs grimaces ne servent de rien ; et que quand elles seraient aussi sages qu'elles le veulent paraître, elles seront toujours blâmées, tant qu'elles voudront passer pour prudes. Je ne dis rien des Marquis, je les crois les plus incorrigibles ; et il y a tant de choses à reprendre, encore, en eux, que tout le monde avoue, qu'on les peut, encore, jouer longtemps, bien qu'ils n'en demeurant pas d'accord.
Vous trouverez, sans doute, ma lettre trop longue ; mais je n'ai pu m'arrêter, et j'ai trouvé qu'il était difficile de parler sur un si grand sujet, en peu de mots. Ce long discours ne devrait pas déplaire aux courtisans, puisqu'ils ont assez fait voir, par leurs applaudissements, qu'ils trouvaient la Comédie belle. En tout cas, je n'ai écrit que pour vous ; et j'espère que vous cacherez ceci, si vous jugez qu'il ne vaille pas la peine d'être montré. Ne craignez pas que j'y trouve à redire ; je suis autrement soumis à votre jugement, qu'Oronte ne l'était aux avis du Misanthrope.


Alceste, amant de Célimène
Philinte, un ami d'Alceste
Oronte, amant de Célimène
Célimène, amante d'Alceste
Éliante, cousine de Célimène
Arsinoé, amie de Célimène
Acaste, marquis
Clitandre, marquis
Basque, valet de Célimène
Du Bois, valet d'Alceste
UN GARDE, de la maréchaussée de France

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.

Philinte, Alceste.

PHILINTE
1
Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?

ALCESTE
Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE
2
Mais, encor, dites-moi, quelle bizarrerie...

ALCESTE
3
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE
4
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALCESTE
5
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE
6
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
7
Et quoique amis enfin, je suis tout des premiers...

ALCESTE
8
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
9
J'ai fait jusques ici, profession de l'être ;
10
Mais après ce qu'en vous, je viens de voir paraître,
11
Je vous déclare net, que je ne le suis plus,
12
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.

PHILINTE
13
Je suis, donc, bien coupable, Alceste, à votre compte ?

ALCESTE
14
Allez, vous devriez mourir de pure honte,
15
Une telle action ne saurait s'excuser,
16
Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
17
Je vous vois accabler un homme de caresses,
18
Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses ;
19
De protestations, d'offres, et de serments,
20
Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
21
Et quand je vous demande après, quel est cet homme,
22
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
23
Votre chaleur, pour lui, tombe, en vous séparant,
24
Et vous me le traitez, à moi d'indifférent.
25
Morbleu c'est une chose indigne, lâche, infâme,
26
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme :
27
Et si, par un malheur, j'en avais fait autant,
28
Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILINTE
29
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
30
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable,
31
Que je me fasse un peu, grâce sur votre arrêt,
32
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

ALCESTE
33
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !

PHILINTE
34
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?

ALCESTE
35
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur,
36
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.

PHILINTE
37
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
38
Il faut bien le payer de la même monnaie,
39
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
40
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

ALCESTE
41
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
42
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
43
Et je ne hais rien tant que les contorsions
44
De tous ces grands faiseurs de protestations,
45
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
46
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
47
Qui de civilités avec tous font combat,
48
Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
49
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
50
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
51
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
52
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
53
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située,
54
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;
55
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
56
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
57
Sur quelque préférence une estime se fonde,
58
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le Monde.
59
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
60
Morbleu, Vous n'êtes pas pour être de mes gens ;
61
Je refuse d'un coeur la vaste complaisance,
62
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
63
Je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,
64
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.

PHILINTE
65
Mais, quand on est du Monde, il faut bien que l'on rende
66
Quelques dehors civils que l'usage demande.

ALCESTE
67
Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
68
Ce commerce honteux de semblants d'amitié :
69
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
70
Le fond de notre coeur, dans nos discours se montre :
71
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
72
Ne se masquent jamais, sous de vains compliments.

PHILINTE
73
Il est bien des endroits où la pleine franchise
74
Deviendrait ridicule, et serait peu permise
75
Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
76
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur.
77
Serait-il à propos et de la bienséance,
78
De dire à mille gens tout ce que d'eux, on pense ?
79
Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
80
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

ALCESTE
81
Oui.

PHILINTE
Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Émilie
82
Qu'à son âge, il sied mal de faire la jolie ?
83
Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun.

ALCESTE
84
Sans doute.

PHILINTE
À Dorilas, qu'il est trop importun :
85
Et qu'il n'est, à la Cour, oreille qu'il ne lasse,
86
À conter sa bravoure, et l'éclat de sa race ?

ALCESTE
87
Fort bien.

PHILINTE
Vous vous moquez.

ALCESTE
Je ne me moque point,
88
Et je vais n'épargner personne sur ce point.
89
Mes yeux sont trop blessés, et la Cour, et la ville
90
Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile :
91
J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
92
Quand je vois vivre entre eux, les hommes comme ils font ;
93
Je ne trouve partout, que lâche flatterie,
94
Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
95
Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein
96
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

PHILINTE
97
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,
98
Je ris des noirs accès où je vous envisage ;
99
Je crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
100
Ces deux frères que peint l'École des Maris,
101
Dont...

ALCESTE
Mon Dieu, laissons là, vos comparaisons fades.

PHILINTE
102
Non, tout de bon, quittez toutes ces incartades,
103
Le monde, par vos soins, ne se changera pas,
104
Et puisque la franchise a, pour vous tant d'appas,
105
Je vous dirai tout franc, que cette maladie,
106
Partout où vous allez, donne la comédie,
107
Et qu'un si grand courroux contre les moeurs du temps.
108
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

ALCESTE
109
Tant mieux, morbleu, Tant mieux, c'est ce que je demande,
110
Ce m'est un fort bon signe et ma joie en est grande :
111
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
112
Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux.

PHILINTE
113
Vous voulez un grand mal à la nature humaine !

ALCESTE
114
Oui, j'ai conçu pour elle, une effroyable haine.

PHILINTE
115
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
116
Seront enveloppés dans cette aversion ?
117
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...

ALCESTE
118
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :
119
Les uns, parce qu'ils sont méchants, et malfaisants ;
120
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
121
Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
122
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
123
De cette complaisance on voit l'injuste excès,
124
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès :
125
Au travers de son masque, on voit à plein le traître,
126
Partout, il est connu pour tout ce qu'il peut être ;
127
Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci
128
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.
129
On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,
130
Par de sales emplois, s'est poussé dans le Monde :
131
Et que, par eux, son sort, de splendeur revêtu,
132
Fait gronder le mérite, et rougir la vertu,
133
Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne
134
Son misérable honneur ne voit, pour lui, personne.
135
Nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit,
136
Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.
137
Cependant sa grimace est partout bienvenue,
138
On l'accueille, on lui rit ; partout il s'insinue ;
139
Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,
140
Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.
141
Têtebleu, ce me sont de mortelles blessures,
142
De voir qu'avec le vice on garde des mesures,
143
Et, parfois, il me prend des mouvements soudains,
144
De fuir, dans un désert, l'approche des humains.

PHILINTE
145
Mon Dieu, des moeurs du temps, mettons-nous moins en peine,
146
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
147
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
148
Et voyons ses défauts : avec quelque douceur.
149
Il faut, parmi le Monde, une vertu traitable,
150
À force de sagesse on peut être blâmable ;
151
La parfaite raison fuit toute extrémité ;
152
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
153
Cette grande raideur des vertus des vieux âges,
154
Heurte trop notre siècle et les communs usages,
155
Elle veut aux mortels, trop de perfection,
156
Il faut fléchir au temps, sans obstination ;
157
Et c'est une folie, à nulle autre, seconde,
158
De vouloir se mêler de corriger le Monde,
159
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,
160
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours :
161
Mais quoi qu'à chaque pas, je puisse voir paraître,
162
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
163
Je prends, tout doucement, les hommes comme ils sont ;
164
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
165
Et je crois qu'à la Cour, de même qu'à la ville,
166
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

ALCESTE
167
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonne si bien,
168
Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien ?
169
Et s'il faut, par hasard qu'un ami vous trahisse,
170
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
171
Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
172
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

PHILINTE
173
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure,
174
Comme vices unis à l'humaine nature ;
175
Et mon esprit, enfin, n'est pas plus offensé
176
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
177
Que de voir des vautours affamés de carnage,
178
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

ALCESTE
179
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
180
Sans que je sois... Morbleu, je ne veux point parler,
181
Tant ce raisonnement est plein d'impertinence.

PHILINTE
182
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence ;
183
Contre votre partie, éclatez un peu moins.
184
Et donnez au procès une part de vos soins.

ALCESTE
185
Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.

PHILINTE
186
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?

ALCESTE
187
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l'équité.

PHILINTE
188
Aucun juge, par vous, ne sera visité ?

ALCESTE
189
Non. Est-ce que ma cause est injuste, ou douteuse ?

PHILINTE
190
J'en demeure d'accord, mais la brigue est fâcheuse,
191
Et...

ALCESTE
Non j'ai résolu de n'en pas faire un pas ;
192
J'ai tort, ou j'ai raison.

PHILINTE
Ne vous y fiez pas.

ALCESTE
193
Je ne remuerai point.

PHILINTE
Votre partie est forte,
194
Et peut, par sa cabale, entraîner...

ALCESTE
Il n'importe.

PHILINTE
195
Vous vous tromperez.

ALCESTE
Soit, j'en veux voir le succès.

PHILINTE
196
Mais...

ALCESTE
J'aurai le plaisir de perdre mon procès.

PHILINTE
197
Mais enfin...

ALCESTE
Je verrai dans cette plaiderie,
198
Si les hommes auront assez d'effronterie,
199
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
200
Pour me faire injustice aux yeux de l'univers.

PHILINTE
201
Quel homme !

ALCESTE
Je voudrais, m'en coutât-il grand'chose,
202
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.

PHILINTE
203
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,
204
Si l'on vous entendait parler de la façon.

ALCESTE
205
Tant pis pour qui rirait.

PHILINTE
Mais cette rectitude
206
Que vous voulez en tout avec exactitude,
207
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
208
La trouvez-vous ici, dans ce que vous aimez ?
209
Je m'étonne, pour moi, qu'étant comme il le semble,
210
Vous, et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
211
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
212
Vous ayez pris, chez lui, ce qui charme vos yeux,
213
Et ce qui me surprend, encore, davantage,
214
C'est cet étrange choix où votre coeur s'engage.
215
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
216
La prude Arsinoé vous voit d'un oeil fort doux :
217
Cependant à leurs voeux votre âme se refuse,
218
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse,
219
De qui l'humeur coquette, et l'esprit médisant,
220
Semble si fort donner dans les moeurs d'à présent.
221
D'où vient que, leur portant une haine mortelle.
222
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle ?
223
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
224
Ne les voyez-vous pas ? Ou les excusez-vous ?

ALCESTE
225
Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve,
226
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui trouve,
227
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
228
Le premier à les voir, comme à les condamner.
229
Mais avec tout cela ? Quoi que je puisse faire,
230
Je confesse mon faible, elle a l'art de me plaire ;
231
J'ai beau voir ses défauts et j'ai beau l'en blâmer,
232
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer ;
233
Sa grâce est la plus forte, et, sans doute, ma flamme,
234
De ces vices du temps pourra purger son âme.

PHILINTE
235
Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
236
Vous croyez être donc, aimé d'elle ?

ALCESTE
Oui parbleu ?
237
Je ne l'aimerais pas, si je ne croyais l'être.

PHILINTE
238
Mais si son amitié, pour vous, se fait paraître.
239
D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui ?

ALCESTE
240
C'est qu'un coeur bien atteint veut qu'on soit tout à lui ;
241
Et je ne viens ici, qu'à dessein de lui dire
242
Tout ce que là-dessus, ma passion m'inspire.

PHILINTE
243
Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs,
244
La cousine Éliante aurait tous mes soupirs,
245
Son coeur, qui vous estime, est solide, et sincère ;
246
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.

ALCESTE
247
Il est vrai, ma raison me le dit chaque jour ;
248
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

PHILINTE
249
Je crains fort pour vos feux ; et l'espoir où vous êtes,
250
Pourrait...

SCÈNE II.

Oronte, Alceste, Philinte.

ORONTE
J'ai su là-bas que, pour quelques emplettes,
251
Éliante est sortie, et Célimène aussi :
252
Mais comme l'on m'a dit que vous étiez ici,
253
J'ai monté pour vous dire, et d'un coeur véritable,
254
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable ;
255
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
256
Dans un ardent désir d'être de vos amis.
257
Oui, mon coeur, au mérite aima à rendre justice,
258
Et je brûle qu'un noeud d'amitié nous unisse :
259
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,
260
N'est pas, assurément, pour être rejeté.
261
C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.

En cet endroit Alceste paraît tout rêveur, et semble n'entendre pas qu'Oronte lui parle.

ALCESTE
262
À moi, Monsieur ?

ORONTE
À vous. Trouvez-vous qu'il vous blesse ?

ALCESTE
263
Non pas, mais la surprise est fort grande pour moi,
264
Et je n'attendais pas l'honneur que je reçois.

ORONTE
265
L'estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre,
266
Et de tout l'univers, vous la pouvez prétendre.

ALCESTE
267
Monsieur...

ORONTE
L'état n'a rien qui ne soit au-dessous
268
Du mérite éclatant que l'on découvre en vous.

ALCESTE
269
Monsieur...

ORONTE
Oui, de ma part, je vous tiens préférable
270
À tout ce que j'y vois de plus considérable.

ALCESTE
271
Monsieur...

ORONTE
Sois-je du ciel écrasé, si je mens ;
272
Et pour vous confirmer ici mes sentiments,
273
Souffrez qu'à coeur ouvert, Monsieur, je vous embrasse,
274
Et qu'en votre amitié, je vous demande place.
275
Touchez là, s'il vous plaît, vous me la promettez,
276
Votre amitié ?

ALCESTE
Monsieur...

ORONTE
Quoi ? Vous y résistez ?

ALCESTE
277
Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire
278
Mais l'amitié demande un peu plus de mystère,
279
Et c'est, assurément en profaner le nom,
280
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
281
Avec lumière et choix, cette union veut naître,
282
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître,
283
Et nous pourrions avoir telles complexions,
284
Que tous deux, du marché, nous nous repentirions.

ORONTE
285
Parbleu, c'est là-dessus parler en homme sage,
286
Et je vous en estime, encore, davantage :
287
Souffrons, donc, que le temps forme des noeuds si doux.
288
Mais, cependant, je m'offre entièrement à vous ;
289
S'il faut faire à la Cour, pour vous, quelque ouverture,
290
On sait, qu'auprès du roi, je fais quelque figure,
291
Il m'écoute, et dans tout, il en use, ma foi,
292
Le plus honnêtement du monde, avecque moi.
293
Enfin, je suis à vous, de toutes les manières ;
294
Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
295
Je viens, pour commencer, entre nous, ce beau noeud,
296
Vous montrer un sonnet, que j'ai fait depuis peu,
297
Et savoir s'il est bon qu'au public je l'expose.

ALCESTE
298
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose,
299
Veuillez m'en dispenser.

ORONTE
Pourquoi ?

ALCESTE
J'ai le défaut
300
D'être un peu plus sincère, en cela, qu'il ne faut.

ORONTE
301
C'est ce que je demande, et j'aurais lieu de plainte,
302
Si, m'exposant à vous, pour me parler sans feinte,
303
Vous alliez me trahir, et me déguiser rien.

ALCESTE
304
Puisqu'il vous plaît ainsi, Monsieur, je le veux bien.

ORONTE
305
Sonnet... C'est un sonnet. L'espoir... C'est une dame,
306
Qui, de quelque espérance, avait flatté ma flamme.
307
L'espoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
308
Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.

À toutes ces interruptions il regarde Alceste.

ALCESTE
309
Nous verrons bien.

ORONTE
L'espoir... Je ne sais si le style
310
Pourra vous en paraître assez net, et facile,
311
Et si, du choix des mots, vous vous contenterez.

ALCESTE
312
Nous allons voir, Monsieur.

ORONTE
Au reste, vous saurez,
313
Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.

ALCESTE
314
Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l'affaire.

ORONTE
315
L'espoir, il est vrai, nous soulage,
316
Et nous berce un temps notre ennui ;
317
Mais, Philis, le triste avantage,
318
Lorsque rien ne marche après lui !

PHILINTE
319
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.

ALCESTE
320
Quoi ? Vous avez le front de trouver cela beau ?

ORONTE
321
Vous eûtes de la complaisance,
322
Mais vous en deviez moins avoir ;
323
Et ne vous pas mettre en dépense,
324
Pour ne me donner que l'Espoir.

PHILINTE
325
Ah ! Qu'en termes galants, ces choses-là sont mises !

ALCESTE
326
(bas)
Morbleu, vil complaisant, vous louez des sottises ?

ORONTE
327
S'il faut qu'une attente éternelle
328
Pousse à bout l'ardeur de mon zèle,
329
Le trépas sera mon recours.
330
Vos soins ne m'en peuvent distraire ;
331
Belle Philis, on désespère,
332
Alors qu'on espère toujours.

PHILINTE
333
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

ALCESTE
334
(bas)
La peste de ta chute ! Empoisonneur au Diable,
335
En eusses-tu fait une à te casser le nez !

PHILINTE
336
Je n'ai jamais ouï de vers si bien tournés.

ALCESTE
337
Morbleu...

ORONTE
Vous me flattez, et vous croyez, peut-être...

PHILINTE
338
Non, je ne flatte point.

ALCESTE
(bas)
Et que fais-tu donc, traître ?

ORONTE
339
Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité ;
340
Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

ALCESTE
341
Monsieur, cette matière est toujours délicate,
342
Et sur le bel esprit nous aimons qu'on nous flatte :
343
Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom,
344
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
345
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
346
Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire ;
347
Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements
348
Qu'on a de faire éclat de tels amusements ;
349
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
350
On s'expose à jouer de mauvais personnages.

ORONTE
351
Est-ce que vous voulez me déclarer, par là,
352
Que j'ai tort de vouloir...

ALCESTE
Je ne dis pas cela ;
353
Mais je lui disais, moi, qu'un froid écrit assomme
354
Qu'il ne faut que ce faible à décrier un homme;
355
Et qu'eût-on, d'autre part, cent belles qualités,
356
On regarde les gens par leurs méchants côtés.

ORONTE
357
Est-ce qu'à mon sonnet, vous trouvez à redire ?

ALCESTE
358
Je ne dis pas cela ; mais, pour ne point écrire,
359
Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
360
Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.

ORONTE
361
Est-ce que j'écris mal ? Et leur ressemblerais-je ?

ALCESTE
362
Je ne dis pas cela ; mais, enfin, lui disais-je,
363
Quel besoin, si pressant, avez-vous de rimer ;
364
Et qui, diantre ; vous pousse à vous faire imprimer ?
365
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
366
Ce n'est qu'aux malheureux, qui composent pour vivre.
367
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
368
Dérobez au public, ces occupations ;
369
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
370
Le nom que, dans la Cour, vous avez d'honnête homme
371
Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur,
372
Celui de ridicule, et misérable auteur.
373
C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre.

ORONTE
374
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.
375
Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet... ?

ALCESTE
376
Franchement, il est bon à mettre au cabinet ;
377
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
378
Et vos expressions ne sont point naturelles.
379
Qu'est-ce que : « Nous berce un temps notre ennui »,
380
Et que « Rien ne marche après lui » ?
381
Que « Ne vous pas mettre en dépense,
382
Pour ne me donner que l'espoir » ?
383
Et que : « Philis, on désespère,
384
Alors qu'on espère toujours » ?
385
Ce style figuré, dont on fait vanité,
386
Sort du bon caractère, et de la vérité ;
387
Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,
388
Et ce n'est point ainsi, que parle la nature.
389
Le méchant goût du siècle, en cela me fait peur.
390
Nos pères, tous grossiers, l'avaient beaucoup meilleur ;
391
Et je prise bien moins, tout ce que l'on admire,
392
Qu'une vieille chanson, que je m'en vais vous dire,
393
« Si le roi m'avait donné
394
Paris, sa grand'ville,
395
Et qu'il me fallût quitter
396
L'amour de ma mie ;
397
Je dirais au roi Henri,
398
- Reprenez votre Paris,
399
J'aime mieux ma mie, au gué,
400
J'aime mieux ma mie. »
401
La rime n'est pas riche, et le style en est vieux :
402
Mais ne voyez-vous pas, que cela vaut bien mieux
403
Que ces colifichets, dont le bon sens murmure,
404
Et que la passion parle là, toute pure ?
405
« Si le roi m'avait donné
406
Paris, sa grand'ville,
407
Et qu'il me fallût quitter
408
L'amour de ma mie ;
409
Je dirais au roi Henri,
410
Reprenez votre Paris,
411
J'aime mieux ma mie, au gué,
412
J'aime mieux ma mie. »
413
Voilà ce que peut dire un coeur vraiment épris.
414
(À Philinte)
Oui, Monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
415
J'estime plus cela, que la pompe fleurie
416
De tous ces faux brillants, où chacun se récrie.

ORONTE
417
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.

ALCESTE
418
Pour les trouver, ainsi vous avez vos raisons ;
419
Mais vous trouverez bon que j'en puisse avoir d'autres
420
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.

ORONTE
421
Il me suffit de voir que d'autres en font cas.

ALCESTE
422
C'est qu'ils ont l'art de feindre ; et moi, je ne l'ai pas.

ORONTE
423
Croyez-vous, donc, avoir tant d'esprit en partage ?

ALCESTE
424
Si je louais vos vers, j'en aurais davantage.

ORONTE
425
Je me passerai bien que vous les approuviez.

ALCESTE
426
Il faut bien s'il vous plaît, que vous vous en passiez.

ORONTE
427
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière
428
Vous en composassiez sur la même matière.

ALCESTE
429
J'en pourrais, par malheur, faire d'aussi méchants ;
430
Mais je me garderais de les montrer aux gens.

ORONTE
431
Vous me parlez bien ferme, et cette suffisance...

ALCESTE
432
Autre part que chez moi, cherchez qui vous encense.

ORONTE
433
Mais, mon petit Monsieur, prenez-le un peu moins haut.

ALCESTE
434
Ma foin mon grand Monsieur, je le prends comme il faut.

PHILINTE
435
(se mettant entre-deux)
Ah ! Messieurs c'en est trop, laissez cela de grâce.

ORONTE
436
Ah ! J'ai tort, je l'avoue, et je quitte la place ;
437
Je suis votre valet, Monsieur de tout mon coeur.

ALCESTE
438
Et moi, je suis, Monsieur, votre humble serviteur.

SCÈNE III.

Philinte, Alceste.

PHILINTE
439
Hé bien ! Vous le voyez ; pour être trop sincère,
440
Vous voilà sur les bras, une fâcheuse affaire ;
441
Et j'ai bien vu qu'Oronte, afin d'être flatté...

ALCESTE
442
Ne me parlez pas.

PHILINTE
Mais...

ALCESTE
Plus de société.

PHILINTE
443
C'est trop...

ALCESTE
Laissez-moi là.

PHILINTE
Si je...

ALCESTE
Point de langage.

PHILINTE
444
Mais quoi... ?

ALCESTE
Je n'entends rien.

PHILINTE
Mais.

ALCESTE
Encore.

PHILINTE
On outrage...

ALCESTE
445
Ah ! Parbleu, c'en est trop, ne suivez point mes pas.

PHILINTE
446
Vous vous moquez de moi, je ne vous quitte pas.


ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.

Alceste, Célimène.

ALCESTE
447
Madame, voulez-vous que je vous parle net ?
448
De vos façons d'agir, je suis mal satisfait :
449
Contre elles, dans mon coeur, trop de bile s'assemble,
450
Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble.
451
Oui, je vous tromperais de parler autrement,
452
Tôt, ou tard, nous romprons indubitablement ;
453
Et je vous promettrais, mille fois, le contraire,
454
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.

CÉLIMÈNE
455
C'est pour me quereller, donc, à ce que je vois,
456
Que vous avez voulu me ramener chez moi ?

ALCESTE
457
Je ne querelle point ; mais votre humeur, Madame,
458
Ouvre, au premier venu, trop d'accès dans votre âme ;
459
Vous avez trop d'amants, qu'on voit vous obséder,
460
Et mon coeur, de cela, ne peut s'accommoder.

CÉLIMÈNE
461
Des amants que je fais, me rendez-vous coupable ?
462
Puis-je empêcher les gens, de me trouver aimable ?
463
Et lorsque pour me voir, ils font de doux efforts,
464
Dois-je prendre un bâton, pour les mettre dehors ?

ALCESTE
465
Non, ce n'est pas, Madame, un bâton qu'il faut prendre,
466
Mais un coeur à leurs voeux moins facile et moins tendre.
467
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux,
468
Mais votre accueil retient ceux qu'attirent vos yeux
469
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes,
470
Achève sur les coeurs, l'ouvrage de vos charmes,
471
Le trop riant espoir que vous leur présentez,
472
Attache, autour de vous, leurs assiduités ;
473
Et votre complaisance, un peu moins étendue,
474
De tant de soupirants chasserait la cohue.
475
Mais, au moins, dites-moi, Madame, par quel sort,
476
Votre Clitandre a l'heur de vous plaire si fort ?
477
Sur quel fonds de mérite, et de vertu sublime,
478
Appuyez-vous, en lui, l'honneur de votre estime ?
479
Est-ce par l'ongle long, qu'il porte au petit doigt,
480
Qu'il s'est acquis, chez vous, l'estime où l'on le voit ?
481
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau Monde,
482
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ;
483
Sont-ce ses grands canons, qui vous le font aimer ?
484
L'amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
485
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave,
486
Qu'il a gagné votre âme, en faisant votre esclave ?
487
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset
488
Ont-ils de vous toucher, su trouver le secret ?

CÉLIMÈNE
489
Qu'injustement, de lui, vous prenez de l'ombrage ?
490
Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage ?
491
Et que dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis,
492
Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis.

ALCESTE
493
Perdez votre procès, Madame, avec constance,
494
Et ne ménagez point un rival qui m'offense.

CÉLIMÈNE
495
Mais de tout l'univers vous devenez jaloux.

ALCESTE
496
C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.

CÉLIMÈNE
497
C'est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,
498
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée:
499
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
500
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.

ALCESTE
501
Mais, moi, que vous blâmez de trop de jalousie,
502
Qu'ai-je de plus qu'eux tous, Madame, je vous prie ?

CÉLIMÈNE
503
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.

ALCESTE
504
Et quel lieu de le croire à mon coeur enflammé ?

CÉLIMÈNE.
505
Je pense qu'ayant pris le soin de vous le dire,
506
Un aveu de la sorte, a de quoi vous suffire.

ALCESTE
507
Mais qui m'assurera que, dans le même instant,
508
Vous n'en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?

CÉLIMÈNE
509
Certes, pour un amant, la fleurette est mignonne,
510
Et vous me traitez, là, de gentille personne.
511
Hé bien, Pour vous ôter d'un semblable souci,
512
De tout ce que j'ai dit, je me dédis ici :
513
Et rien ne saurait plus vous tromper, que vous-même ;
514
Soyez content.

ALCESTE
Morbleu ! Faut-il que je vous aime ?
515
Ah ! Que si, de vos mains, je rattrape mon coeur,
516
Je bénirai le ciel, de ce rare bonheur !
517
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible,
518
À rompre de ce coeur, l'attachement terrible ;
519
Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait jusqu'ici.
520
Et c'est, pour mes péchés, que je vous aime ainsi.

CÉLIMÈNE
521
Il est vrai, votre ardeur, est, pour moi, sans seconde.

ALCESTE
522
Oui, je puis, là-dessus, défier tout le monde,
523
Mon amour ne se peut concevoir, et jamais,
524
Personne n'a, Madame, aimé comme je fais.

CÉLIMÈNE
525
En effet, la méthode en est toute nouvelle,
526
Car vous aimez les gens, pour leur faire querelle ;
527
Ce n'est qu'en mots fâcheux, qu'éclate votre ardeur,
528
Et l'on n'a vu jamais, un amour si grondeur.

ALCESTE
529
Mais il ne tient qu'à vous, que son chagrin ne passe ;
530
À tous nos démêlés, coupons chemin, de grâce,
531
Parlons à coeur ouvert, et voyons d'arrêter...

SCÈNE II.

Célimène, Alceste, Basque.

CÉLIMÈNE
532
Qu'est-ce ?

BASQUE
Acaste est là-bas.

CÉLIMÈNE
Hé bien, faites monter.

ALCESTE
533
Quoi ! L'on ne peut jamais, vous parler, tête à tête ?
534
À recevoir le monde on vous voit toujours prête ?
535
Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
536
Vous résoudre à souffrir de n'être pas chez vous ?

CÉLIMÈNE
537
Voulez-vous qu'avec lui, je me fasse une affaire ?

ALCESTE
538
Vous avez des regards qui ne sauraient me plaire.

CÉLIMÈNE
539
C'est un homme à jamais, ne me le pardonner,
540
S'il savait que sa vue eût pu m'importuner.

ALCESTE
541
Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte...

CÉLIMÈNE
542
Mon Dieu ! De ses pareils la bienveillance importe,
543
Et ce sont de ces gens, qui, je ne sais comment,
544
Ont gagné, dans la Cour, de parler hautement,
545
Dans tous les entretiens, on les voit s'introduire :
546
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;
547
Et jamais, quelque appui qu'on puisse avoir d'ailleurs,
548
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.

ALCESTE
549
Enfin, quoi qu'il en soit, et sur quoi qu'on se fonde,
550
Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
551
Et les précautions de votre jugement.

SCÈNE III.

Basque, Alceste, Célimène.

BASQUE
552
Voici Clitandre, encor, Madame.

ALCESTE
Justement.

CÉLIMÈNE
553
Où courez-vous ?

ALCESTE
Je sors.

CÉLIMÈNE
Demeurez.

ALCESTE
Pourquoi faire ?

CÉLIMÈNE
554
Demeurez.

ALCESTE
Je ne puis.

CÉLIMÈNE
Je le veux.

ALCESTE
Point d'affaire ;
555
Ces conversations ne font que m'ennuyer,
556
Et c'est trop que vouloir me les faire essuyer.

CÉLIMÈNE
557
Je le veux, je le veux.

ALCESTE
Non, il m'est impossible.

CÉLIMÈNE
558
Hé bien, allez, sortez il vous est tout loisible.

SCÈNE IV.

Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque.

ÉLIANTE
559
Voici les deux marquis, qui montent avec nous,
560
Vous l'est-on venu dire ?

CÉLIMÈNE
Oui. Des sièges pour tous.
561
À Alceste
Vous n'êtes pas sorti ?

ALCESTE
Non mais je veux Madame,
562
Ou, pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.

CÉLIMÈNE
563
Taisez-vous.

ALCESTE
Aujourd'hui vous vous expliquerez.

CÉLIMÈNE
564
Vous perdez le sens.

ALCESTE
565
Point. Vous vous déclarerez.

CÉLIMÈNE
566
Ah !

ALCESTE.
Vous prendrez parti.

CÉLIMÈNE
Vous vous moquez, je pense.

ALCESTE
567
Non, mais vous choisirez, c'est trop de patience.

CLITANDRE
568
Parbleu, je viens du Louvre où Cléonte, au levé,
569
Madame, a bien paru, ridicule achevé.
570
N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
571
D'un charitable avis, lui prêter les lumières ?

CÉLIMÈNE
572
Dans le Monde à vrai dire, il se barbouille fort ;
573
Partout il porte un air qui saute aux yeux, d'abord,
574
Et lorsqu'on le revoit, après un peu d'absence,
575
On le retrouve, encor, plus plein d'extravagance.

ACASTE
576
Parbleu, s'il faut parler de gens extravagants,
577
Je viens d'en essuyer un des plus fatigants ;
578
Damon, le raisonneur, qui m'a ne vous déplaise,
579
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

CÉLIMÈNE
580
C'est un parleur étrange et qui trouve, toujours,
581
L'art de ne vous rien dire, avec de grands discours ;
582
Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte,
583
Et ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute.

ÉLIANTE
584
(à Philinte)
Ce début n'est pas mal ; et contre le prochain,
585
La conversation prend un assez bon train.

CLITANDRE
586
Timante, encor, Madame, est un bon caractère!

CÉLIMÈNE
587
C'est, de la tête aux pieds, un homme tout mystère,
588
Qui vous jette, en passant, un coup d'oeil égaré
589
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
590
Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde ;
591
À force de façons, il assomme le monde ;
592
Sans cesse, il a, tout bas, pour rompre l'entretien,
593
Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien ;
594
De la moindre vétille, il fait une merveille,
595
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l'oreille.

ACASTE
596
Et Géralde, Madame ?

CÉLIMÈNE
Ô l'ennuyeux conteur.
597
Jamais, on ne le voit sortir du Grand Seigneur ?
598
Dans le brillant commerce il se mêle, sans cesse,
599
Et ne cite jamais, que duc, prince ou princesse.
600
La qualité l'entête, et tous ses entretiens
601
Ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens ;
602
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
603
Et le nom de Monsieur, est chez lui, hors d'usage.

CLITANDRE
604
On dit qu'avec Bélise, il est du dernier bien.
605
CÉLIMÈNE Le pauvre esprit de femme ! Et le sec entretien !
606
Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre,
607
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
608
Et la stérilité se son expression,
609
Fait mourir à tous coups la conversation.
610
En vain, pour attaquer son stupide silence,
611
De tous les lieux communs, vous prenez l'assistance ;
612
Le beau temps et la pluie, et le froid, et le chaud,
613
Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt.
614
Cependant, sa visite, assez insupportable,
615
Traîne en une longueur, encore, épouvantable ;
616
Et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois,
617
Qu'elle grouille aussi peu qu'une pièce de bois.

ACASTE
618
Que vous semble d'Adraste ?

CÉLIMÈNE
Ah ! Quel orgueil extrême !
619
C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même ;
620
Son mérite jamais, n'est content de la Cour,
621
Contre elle, il fait métier de pester chaque jour ;
622
Et l'on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
623
Qu'à tout ce qu'il se croit, on ne fasse injustice.

CLITANDRE
624
Mais le jeune Cléon chez qui vont, aujourd'hui,
625
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

CÉLIMÈNE
626
Que de son cuisinier, il s'est fait un mérite,
627
Et que c'est à sa table, à qui l'on rend visite.

ÉLIANTE
628
Il prend soin d'y servir des mets fort délicats.

CÉLIMÈNE
629
Oui, mais je voudrais bien qu'il ne s'y servît pas,
630
C'est un fort méchant plat, que sa sotte personne,
631
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne.

PHILINTE
632
On fait assez de cas de son oncle Damis ;
633
Qu'en dites-vous, Madame ?

CÉLIMÈNE
Il est de mes amis.

PHILINTE
634
Je le trouve honnête homme, et d'un air assez sage.

CÉLIMÈNE
635
Oui, mais il veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage ;
636
Il est guindé sans cesse ; et dans tous ses propos.
637
On voit qu'il se travaille à dire de bons mots,
638
Depuis que dans la tête, il s'est mis d'être habile,
639
Rien ne touche son goût, tant il est difficile ;
640
Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,
641
Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit.
642
Que c'est être savant, que trouver à redire ;
643
Qu'il n'appartient qu'aux sots, d'admirer, et de rire ?
644
Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps,
645
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
646
Aux conversations, même il trouve à reprendre.
647
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
648
Et les deux bras croisés, du haut de son esprit
649
Il regarde en pitié, tout ce que chacun dit.

ACASTE
650
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.

CLITANDRE
651
Pour bien peindre les gens, vous êtes admirable !

ALCESTE
652
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de Cour ;
653
Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour.
654
Cependant, aucun d'eux, à vos yeux, ne se montre,
655
Qu'on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,
656
Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur,
657
Appuyer les serments d'être son serviteur.

CLITANDRE
658
Pourquoi s'en prendre à nous ? Si ce qu'on dit, vous blesse,
659
Il faut que le reproche, à Madame, s'adresse.

ALCESTE
660
Non, morbleu, c'est à vous ; et vos ris complaisants
661
Tirent de son esprit, tous ces traits médisants ;
662
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
663
Par le coupable encens de votre flatterie ;
664
Et son coeur, à railler, trouverait moins d'appas,
665
S'il avait observé qu'on ne l'applaudît pas.
666
C'est ainsi qu'aux flatteurs, on doit, partout, se prendre
667
Des vices où l'on voit les humains se répandre.

PHILINTE
668
Mais pourquoi, pour ces gens, un intérêt si grand,
669
Vous qui condamneriez ce qu'en eux on reprend ?

CÉLIMÈNE
670
Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?
671
À la commune voix, veut-on qu'il se réduise ?
672
Et qu'il ne fasse pas éclater, en tous lieux
673
L'esprit contrariant qu'il a reçu des cieux ?
674
Le sentiment d'autrui, n'est jamais, pour lui plaire,
675
Il prend toujours, en main l'opinion contraire ;
676
Et penserait paraître un homme du commun ;
677
Si l'on voyait qu'il fût de l'avis de quelqu'un.
678
L'honneur de contredire, a, pour lui, tant de charmes,
679
Qu'il prend, contre lui-même, assez souvent, les armes ;
680
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
681
Aussitôt qu'il les voit dans la bouche d'autrui.

ALCESTE
682
Les rieurs sont pour vous, Madame, c'est tout dire ;
683
Et vous pouvez pousser, contre, moi, la satire.

PHILINTE
684
Mais il est véritable, aussi que votre esprit
685
Se gendarme, toujours, contre tout ce qu'on dit ;
686
Et que, par un chagrin, que lui-même il avoue,
687
Il ne saurait souffrir qu'on blâme, ni qu'on loue.

ALCESTE
688
C'est que jamais, morbleu, Les hommes n'ont raison,
689
Que le chagrin contre eux, est toujours de saison,
690
Et que je vois qu'ils sont, sur toutes les affaires,
691
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.

CÉLIMÈNE
692
Mais...

ALCESTE
Non, Madame, non quand j'en devrais mourir,
693
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir ;
694
Et l'on a tort ici de nourrir dans votre âme,
695
Ce grand attachement aux défauts qu'on y blâme.

CLITANDRE
696
Pour moi, je ne sais pas, mais j'avouerai tout haut,
697
Que j'ai cru jusqu'ici, Madame sans défaut.

ACASTE
698
De grâces et d'attraits, je vois qu'elle est pourvue ;
699
Mais les défauts qu'elle a, ne frappent point ma vue.

ALCESTE
700
Ils frappent tous la mienne, et loin de m'en cacher,
701
Elle sait que j'ai soin de les lui reprocher.
702
Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte ;
703
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
704
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants,
705
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
706
Et dont, à tous propos, les molles complaisances
707
Donneraient de l'encens à mes extravagances.

CÉLIMÈNE
708
Enfin, s'il faut qu'à vous s'en rapportent les coeurs,
709
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs ;
710
Et du parfait amour ? Mettre l'honneur suprême,
711
À bien injurier les personnes qu'on aime.

ÉLIANTE
712
L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois,
713
Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix :
714
Jamais, leur passion n'y voit rien de blâmable,
715
Et dans l'objet aimé, tout leur devient aimable ;
716
Ils comptent les défauts pour des perfections,
717
Et savent y donner de favorables noms,
718
La pâle, est aux jasmins, en blancheur comparable ;
719
La noire, à faire peur, une brune adorable ;
720
La maigre, a de la taille ; et de la liberté ;
721
La grasse, est dans son port pleine de majesté ;
722
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,
723
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
724
La géante, paraît une déesse aux yeux ;
725
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
726
L'orgueilleuse, a le coeur digne d'une couronne ;
727
La fourbe a de l'esprit ; la sotte est toute bonne ;
728
La trop grande parleuse, est d'agréable humeur ;
729
Et la muette, garde une honnête pudeur.
730
C'est ainsi, qu'un amant, dont l'ardeur est extrême,
731
Aime, jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.

ALCESTE
732
Et moi, je soutiens, moi...

CÉLIMÈNE
Brisons là, ce discours,
733
Et dans la galerie, allons faire deux tours.
734
Quoi ? Vous vous en allez, Messieurs ?

ACASTE
Non pas, Madame.

ALCESTE
735
La peur de leur départ, occupe fort votre âme,
736
Sortez, quand vous voudrez, Messieurs ; mais j'avertis,
737
Que je ne sors qu'après que vous serez sortis.

ACASTE
738
À moins de voir Madame en être importunée.
739
Rien ne m'appelle, ailleurs de toute la journée.

CLITANDRE
740
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,
741
Je n'ai point d'autre affaire, où je sois attaché.

CÉLIMÈNE
742
C'est pour rire, je crois.

ALCESTE
Non, en aucune sorte,
743
Nous verrons, si c'est moi, que vous voudrez qui sorte.

SCÈNE V.

Basque, Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre.

BASQUE
744
Monsieur, un homme est là, qui voudrait vous parler,
745
Pour affaire, dit-il qu'on ne peut reculer.

ALCESTE
746
Dis-lui, que je n'ai point d'affaires si pressées.

BASQUE
747
Il porte une jaquette à grand' basques plissées,
748
Avec du d'or dessus.

CÉLIMÈNE
Allez voir ce que c'est,
749
Ou bien, faites-le entrer.

ALCESTE
Qu'est-ce, donc, qu'il vous plaît ?
750
Venez, Monsieur.

SCÈNE VI.

Garde, Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre.

GARDE
Monsieur, j'ai deux mots à vous dire.

ALCESTE
751
Vous pouvez parler haut, Monsieur, pour m'en instruire.

GARDE
752
Messieurs, les maréchaux, dont j'ai commandement,
753
Vous mandent de venir les trouver promptement,
754
Monsieur.

ALCESTE
Qui ? Moi ; Monsieur.

GARDE
Vous-même.

ALCESTE
Et pourquoi faire ?

PHILINTE
755
C'est d'Oronte, et de vous, la ridicule affaire.

CÉLIMÈNE
756
Comment ?

PHILINTE
Oronte et lui se sont tantôt bravés,
757
Sur certains petits vers, qu'il n'a pas approuvés ;
758
Et l'on veut assoupir la chose, en sa naissance.

ALCESTE
759
Moi, je n'aurai, jamais, de lâche complaisance.

PHILINTE
760
Mais il faut suivre, l'ordre, allons, disposez-vous...

ALCESTE
761
Quel accommodement veut-on faire entre nous ?
762
La voix de ces messieurs, me condamnera-t-elle
763
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
764
Je ne me dédis point de ce que j'en ai dit,
765
Je les trouve méchants.

PHILINTE
Mais, d'un plus doux esprit...

ALCESTE
766
Je n'en démordrai point, les vers sont exécrables.

PHILINTE
767
Vous devez faire voir des sentiments traitables ;
768
Allons, venez.

ALCESTE
J'irai ; mais rien n'aura pouvoir,
769
De me faire dédire.

PHILINTE
Allons vous faire voir.

ALCESTE
770
Hors qu'un commandement exprès du Roi me vienne,
771
De trouver bons les vers, dont on se met en peine,
772
Je soutiendrai, toujours, morbleu, qu'ils sont mauvais,
773
Et qu'un homme est pendable, après les avoir faits.
(À Clitandre et Acaste, qui rient.)
774
Par la sangbleu, Messieurs ? Je ne croyais pas être
775
Si plaisant que je suis.

CÉLIMÈNE
Allez vite paraître
776
Où vous devez.

ALCESTE
J'y vais, Madame, et, sur mes pas,
777
Je reviens en ce lieu, pour vuider nos débats.


ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.

Clitandre, Acaste.

CLITANDRE
778
Cher marquis, je te vois l'âme bien satisfaite,
779
Toute chose t'égaye, et rien ne t'inquiète.
780
En bonne foi, crois-tu, sans t'éblouir les yeux,
781
Avoir de grands sujets de paraître joyeux.

ACASTE
782
Parbleu ! Je ne vois pas, lorsque je m'examine,
783
Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine,
784
J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
785
Qui se peut dire noble, avec quelque raison ;
786
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
787
Qu'il est fort peu d'emplois, dont je ne sois en passe.
788
Pour le coeur, dont, sur tout, nous devons faire cas,
789
On sait sans vanité, que je n'en manque pas ;
790
Et l'on m'a vu pousser, dans le monde, une affaire,
791
D'une assez vigoureuse, et gaillarde manière.
792
Pour de l'esprit, j'en ai, sans doute, et du bon goû[t].
793
À juger sans étude, et raisonner de tout ;
794
À faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
795
Figure de savant, sur les bancs du théâtre ;
796
Y décider, en chef, et faire du fracas,
797
À tous les beaux endroits qui méritent des Has.
798
Je suis assez adroit, j'ai bon air ; bonne mine,
799
Les dents belles, surtout, et la taille fort fine
800
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
801
Qu'on serait mal venu, de me le disputer.
802
Je me vois dans l'estime ; autant qu'on y puisse être
803
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître :
804
Je crois, qu'avec cela, mon cher marquis, je crois,
805
Qu'on peut, par tout pays, être content de soi.

CLITANDRE
806
Oui, mais trouvant ailleurs, des conquêtes faciles,
807
Pourquoi pousser ici, des soupirs inutiles ?

ACASTE
808
Moi ? Parbleu, je ne suis de taille ni d'humeur,
809
À pouvoir, d'une belle, essuyer la froideur.
810
C'est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
811
À brûler, constamment, pour des beautés sévères ;
812
À languir à leurs pieds, et souffrir leurs rigueurs,
813
À chercher le secours des soupirs, et des pleurs,
814
Et tâcher, par des soins d'une très longue suite,
815
D'obtenir ce qu'on nie à leur peu de mérite.
816
Mais les gens de mon air, Marquis, ne sont pas faits,
817
Pour aimer à crédit, et faire tous les frais.
818
Quelque rare que soit le mérite des belles.
819
Je pense, Dieu merci, qu'on vaut son prix comme elles ;
820
Que pour se faire honneur d'un coeur comme le mien,
821
Ce n'est pas la raison qu'il ne leur coûte rien ;
822
Et qu'au moins, à tout mettre en de justes balances,
823
Il faut, qu'à frais communs, se fassent les avances.

CLITANDRE
824
Tu penses donc, Marquis, être fort bien ici ?

ACASTE
825
J'ai quelque lieu, Marquis, de le penser ainsi.

CLITANDRE
826
Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême ;
827
Tu te flattes, mon cher, et t'aveugles toi-même.

ACASTE
828
Il est vrai, je me flatte, et m'aveugle, en effet.

CLITANDRE
829
Mais, qui te fait juger ton bonheur si parfait ?

ACASTE
830
Je me flatte.

CLITANDRE
Sur quoi fonder tes conjectures ?

ACASTE
831
Je m'aveugle.

CLITANDRE.
En as-tu des preuves qui soient sûres ?

ACASTE
832
Je m'abuse, te dis-je.

CLITANDRE
Est-ce que de ses voeux,
833
Célimène t'a fait quelques secrets aveux ?

ACASTE
834
Non, je suis maltraité.

CLITANDRE
Réponds-moi, je te prie.

ACASTE
835
Je n'ai que des rebuts.

CLITANDRE
Laissons la raillerie,
836
Et me dis quel espoir on peut t'avoir donné ?

ACASTE
837
Je suis le misérable, et toi le fortuné.
838
On a pour ma personne une aversion grande ;
839
Et quelqu'un de ces jours, il faut que je me pende.

CLITANDRE
840
Ô çà, veux-tu, Marquis, pour ajuster nos voeux,
841
Que nous tombions d'accord d'une chose tous deux ?
842
Que qui pourra montrer une marque certaine,
843
D'avoir meilleure part au coeur de Célimène.
844
L'autre ici, fera place au vainqueur prétendu,
845
Et le délivrera d'un rival assidu ?

ACASTE
846
Ah ! Parbleu, tu me plais avec un tel langage ;
847
Et du bon de mon coeur, à cela je m'engage.
848
Mais chut.

SCÈNE II.

Célimène, Acaste, Clitandre.

CÉLIMÈNE
Encore ici ?

CLITANDRE
L'amour retient nos pas.

CÉLIMÈNE
849
Je viens d'ouïr entrer un carrosse là-bas,
850
Savez-vous qui c'est ?

CLITANDRE
Non.

SCÈNE III.

Basque, Célimène, Acaste, Clitandre.

BASQUE
Arsinoé, Madame,
851
Monte ici, pour vous voir.

CÉLIMÈNE
852
Que me veut cette femme !

BASQUE
853
Éliante, là-bas, est à l'entretenir.

CÉLIMÈNE
854
De quoi s'avise-t-elle, et qui la fait venir ?

ACASTE
855
Pour prude consommée, en tous lieux, elle passe ;
856
et l'ardeur de son zèle...

CÉLIMÈNE
Oui, oui, franche grimace.
857
Dans l'âme, elle est du monde, et ses soins tentent tout
858
Pour accrocher quelqu'un sans en venir à bout.
859
Elle ne saurait voir, qu'avec un oeil d'envie,
860
Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
861
Et son triste mérite, abandonné de tous,
862
Contre le siècle aveugle, est toujours en courroux
863
Elle tâche à couvrir, d'un faux voile de prude,
864
Ce que, chez elle, on voit d'affreuse solitude ;
865
Et pour sauver l'honneur de ses faibles appas,
866
Elle attache du crime, au pouvoir qu'ils n'ont pas,
867
Cependant, un amant plairait fort à la dame,
868
Et même, pour Alceste, elle a tendresse d'âme ;
869
Ce qu'il me rend de soins, outrage ses attraits,
870
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais :
871
Et son jaloux dépit, qu'avec peine, elle cache ;
872
En tous endroits, sous main contre moi se détache.
873
Enfin je n'ai rien vu de si sot à mon gré,
874
Elle est impertinente au suprême degré,
875
Et...

SCÈNE IV.

Arsinoé, Célimène.

CÉLIMÈNE
Ah ! Quel heureux sort, en ce lieu, vous amène ;
876
Madame, sans mentir, j'étais de vous en peine.

ARSINOÉ
877
Je viens, pour quelque avis que j'ai cru vous devoir.

CÉLIMÈNE
878
Ah ! Mon Dieu, que je suis contente de vous voir !

ARSINOÉ
879
Leur départ ne pouvait, plus à propos se faire.

CÉLIMÈNE
880
Voulons-nous nous asseoir ?

ARSINOÉ
Il n'est pas nécessaire,
881
Madame, l'amitié doit surtout éclater
882
Aux choses, qui le plus, nous, peuvent importer ;
883
Et comme il n'en est point de plus grande importance,
884
Que celles de l'honneur, et de la bienséance,
885
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
886
Témoigner l'amitié que, pour vous, a mon coeur.
887
Hier, j'étais chez des gens ; de vertu singulière,
888
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
889
Et là, votre conduite, avec ses grands éclats,
890
Madame, eut le malheur qu'on ne la loua pas.
891
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
892
Votre galanterie, et les bruits qu'elle excite,
893
Trouvèrent des censeurs plus qu'il n'aurait fallu,
894
Et bien plus rigoureux que je n'eusse voulu.
895
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
896
Je fis ce que je pus, pour vous pouvoir défendre,
897
Je vous excusai fort sur votre intention,
898
Et voulus, de votre âme, être la caution.
899
Mais vous savez qu'il est des choses dans la vie,
900
Qu'on ne peut excuser, quoiqu'on en ait envie ;
901
Et je me vis contrainte à demeurer d'accord
902
Que l'air dont vous viviez vous faisait un peu tort.
903
Qu'il prenait, dans le Monde, une méchante face,
904
Qu'il n'est conte fâcheux que partout on n'en fasse ;
905
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
906
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
907
Non que j'y croie, au fond, l'honnêteté blessée,
908
Me préserve le Ciel d'en avoir la pensée ;
909
Mais, aux ombres du crime, on prête aisément foi,
910
Et ce n'est pas assez, de bien vivre pour soi,
911
Madame, je vous crois l'âme trop raisonnable,
912
Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable ;
913
Et pour l'attribuer qu'aux mouvements secrets
914
D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts.

CÉLIMÈNE
915
Madame, j'ai beaucoup de grâces à vous rendre :
916
Un tel avis m'oblige, et loin de le mal prendre,
917
J'en prétends reconnaître, à l'instant, la faveur,
918
Par un avis, aussi, qui touche votre honneur :
919
Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
920
En m'apprenant les bruits que de moi l'on publie,
921
Je veux suivre à mon tour, un exemple si doux,
922
En vous avertissant, de ce qu'on dit de vous.
923
En un lieu l'autre jour, où je faisais visite,
924
Je trouvai quelques gens, d'un très rare mérite,
925
Qui parlant des vrais soins d'une âme qui vit bien,
926
Firent tomber sur vous, Madame, l'entretien.
927
Là, votre pruderie, et vos éclats de zèle.
928
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle :
929
Cette affectation d'un grave extérieur,
930
Vos discours éternels de sagesse et d'honneur,
931
Vos mines et vos cris, aux ombres d'indécence,
932
Que d'un mot ambigu ; peut avoir l'innocence ;
933
Cette hauteur d'estime où vous êtes de vous,
934
Et ces yeux de pitié, que vous jetez sur tous ;
935
Vos fréquentes leçons, et vos aigres censures,
936
Sur des choses qui sont innocentes, et pures,
937
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
938
Madame, fut blâmé, d'un commun sentiment.
939
À quoi bon, disaient[-ils], cette mine modeste,
940
Et ce sage dehors, que dément tout le reste ?
941
Elle est, à bien prier, exacte au dernier point,
942
Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
943
Dans tous les lieux dévots, elle étale un grand zèle
944
Mais elle met du blanc et veut paraître belle ;
945
Elle fait des tableaux couvrir les nudités,
946
Mais elle a de l'amour pour les réalités.
947
Pour moi, contre chacun, je pris votre défense,
948
Et leur assurai fort, que c'était médisance ;
949
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
950
Et leur conclusion fut que vous feriez bien,
951
De prendre moins de soin des actions des autres,
952
Et de vous mettre un peu, plus en peine des vôtres.
953
Qu'on doit se regarder soi-même un fort long temps.
954
Avant que de songer à condamner les gens ;
955
Qu'il faut mettre le poids d'une vie exemplaire,
956
Dans les corrections qu'aux autres, on veut faire ;
957
Et qu'encor, vaut-il mieux s'en remettre au besoin,
958
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
959
Madame, je vous crois aussi, trop raisonnable,
960
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
961
Et pour l'attribuer qu'aux mouvements secrets,
962
D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts.

ARSINOÉ
963
À quoi qu'en reprenant, on soit assujettie,
964
Je ne m'attendais pas à cette répartie,
965
Madame, et je vois bien, parce qu'elle a d'aigreur,
966
Que mon sincère avis vous a blessée au coeur.

CÉLIMÈNE
967
Au contraire Madame et si l'on était sage,
968
Ces avis mutuels seraient mis en usage,
969
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
970
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
971
Il ne tiendra qu'à vous, qu'avec le même zèle.
972
Nous ne continuions cet office fidèle ;
973
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
974
Ce que nous entendrons, vous de moi moi de vous.

ARSINOÉ
975
Ah ! Madame, de vous, je ne puis rien entendre ;
976
C'est en moi que l'on peut trouver fort à reprendre.

CÉLIMÈNE
977
Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout,
978
Et chacun a raison, suivant l'âge, ou le goût :
979
Il est une saison pour la galanterie,
980
Il en est une, aussi, propre à la pruderie ?
981
On peut, par politique, en prendre le parti,
982
Quand de nos jeunes ans l'éclat est amorti ;
983
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
984
Je ne dis pas, qu'un jour, je ne suive vos traces.
985
L'âge amènera tout, et ce n'est pas le temps,
986
Madame, comme on sait, d'être prude à vingt ans.

ARSINOÉ
987
Certes, vous vous targuez d'un bien faible avantage,
988
Et vous faites sonner, terriblement, votre âge :
989
Ce que, de plus que vous, on en pourrait avoir,
990
N'est pas un si grand cas pour s'en tant prévaloir ;
991
Et je ne sais pourquoi, votre âme, ainsi, s'emporte,
992
Madame, à me pousser de cette étrange sorte ?

CÉLIMÈNE
993
Et moi, je ne sais pas Madame aussi pourquoi
994
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi,
995
Faut-il de vos chagrins, sans cesse, à moi vous prendre ?
996
Et puis-je mais des soins qu'on ne va pas vous rendre ?
997
Si ma personne aux gens inspire de l'amour,
998
Et si l'on continue à m'offrir, chaque jour,
999
Des voeux que votre coeur peut souhaiter qu'on m'ôte
1000
Je n'y saurais que faire, et ce n'est pas ma faute ;
1001
Vous avez le champ libre, et je n'empêche pas,
1002
Que pour les attirer, vous n'ayez des appas.

ARSINOÉ
1003
Hélas ! Et croyez-vous que l'on se mette en peine
1004
De ce nombre d'amants dont vous faites la vaine :
1005
Et qu'il ne nous soit pas fort aisé de juger,
1006
À quel prix, aujourd'hui, l'on peut les engager ?
1007
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
1008
Que votre seul mérite attire cette foule ?
1009
Qu'ils ne brûlent pour vous que d'un honnête amour,
1010
Et que pour vos vertus, ils vous font tous la cour ?
1011
On ne s'aveugle point par de vaines défaites,
1012
Le monde n'est point dupe, et j'en vois qui sont faites
1013
À pouvoir inspirer de tendres sentiments.
1014
Qui chez elles, pourtant, ne fixent point d'amants ;
1015
Et de là nous pouvons tirer des conséquences
1016
Qu'on n'acquiert point leurs coeurs sans de grandes avances ?
1017
Qu'aucun, pour nos beaux yeux n'est notre soupirant,
1018
Et qu'il faut acheter tous les soins qu'on nous rend.
1019
Ne vous enflez, donc, point d'une si grande gloire,
1020
Pour les petits brillants d'une faible victoire ;
1021
Et corrigez, un peu l'orgueil de vos appas,
1022
De traiter, pour cela les gens de haut en bas.
1023
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
1024
Je pense qu'on pourrait faire comme les autres.
1025
Ne se point ménager, et vous faire bien voir,
1026
Que l'on a des amants, quand on en veut avoir.

CÉLIMÈNE
1027
Ayez-en, donc, Madame, et voyons cette affaire,
1028
Par ce rare secret, efforcez-vous de plaire :
1029
Et sans...

ARSINOÉ
Brisons, Madame, un pareil entretien,
1030
Il pousserait trop loin votre esprit, et le mien :
1031
Et j'aurais pris, déjà, le congé qu'il faut prendre,
1032
Si mon carrosse, encor, ne m'obligeait d'attendre.

CÉLIMÈNE
1033
Autant qu'il vous plaira, vous pouvez arrêter,
1034
Madame, et là-dessus, rien ne doit vous hâter :
1035
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
1036
Je m'en vais vous donner meilleure compagnie ;
1037
Et Monsieur, qu'à propos le hasard fait venir,
1038
Remplira mieux ma place à vous entretenir.
1039
Alceste il faut que j'aille écrire un mot de lettre,
1040
Que sans me faire tort je ne saurais remettre ;
1041
Soyez avec Madame : elle aura la bonté
1042
D'excuser, aisément, mon incivilité.

SCÈNE V.

Alceste, Arsinoé.

ARSINOÉ
1043
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne ;
1044
Attendant un moment, que mon carrosse vienne,
1045
Et jamais tous ses soins ne pouvaient m'offrir rien
1046
Qui me fût plus charmant, qu'un pareil entretien.
1047
En vérité, les gens d'un mérite sublime.
1048
Entraînent de chacun, et l'amour, et l'estime ;
1049
Et le vôtre, sans doute a des charmes secrets,
1050
Qui font entrer mon coeur dans tous vos intérêts,
1051
Je voudrais que la Cour, par un regard propice,
1052
À ce que vous valez, rendît plus de justice :
1053
Vous avez à vous plaindre et je suis en courroux,
1054
Quand je vois chaque jour qu'on ne fait rien pour vous.

ALCESTE
1055
Moi, Madame ! Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre ?
1056
Quel service, à l'État est-ce qu'on m'a vu rendre ?
1057
Qu'ai-je fait, s'il vous plaît, de si brillant de soi,
1058
Pour me plaindre à la Cour, qu'on ne fait rien pour moi.

ARSINOÉ
1059
Tous ceux, sur qui la Cour jette des yeux propices,
1060
N'ont pas toujours rendu de ces fameux services ;
1061
Il faut l'occasion, ainsi que le pouvoir :
1062
Et le mérite, enfin, que vous nous faites voir,
1063
Devrait...

ALCESTE
Mon Dieu ! Laissons mon mérite, de grâce,
1064
De quoi voulez-vous, là que la Cour s'embarrasse ?
1065
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands,
1066
D'avoir à déterrer le mérite des gens.

ARSINOÉ
1067
Un mérite éclatant se déterre lui-même ;
1068
Du vôtre, en bien des lieux, on fait un cas extrême ;
1069
Et vous saurez de moi : qu'en deux fort bons endroits,
1070
Vous fûtes hier, loué par des gens d'un grand poids.

ALCESTE
1071
Eh ! Madame, l'on loue, aujourd'hui, tout le monde,
1072
Et le siècle par là, n'a rien qu'on ne confonde :
1073
Tout est d'un grand mérite également doué,
1074
Ce n'est plus un honneur, que de se voir loué ;
1075
D'éloges, on regorge ; à la tête, on les jette,
1076
Et mon valet de chambre est mis dans la Gazette.

ARSINOÉ
1077
Pour moi, je voudrais bien, que pour vous montrer mieux,
1078
Une charge, à la Cour, vous pût frapper les yeux :
1079
Pour peu que d'y songer, vous nous fassiez les mines ;
1080
On peut pour vous servir, remuer des machines ;
1081
Et j'ai des gens en main, que j'emploierai pour vous,
1082
Qui vous feront, à tout, un chemin assez doux.

ALCESTE
1083
Et que voudriez-vous, Madame que j'y fisse !
1084
L'humeur dont je me sens, veut que je m'en bannisse ;
1085
Le Ciel ne m'a point fait, en me donnant le jour,
1086
Une âme compatible avec l'air de la Cour,
1087
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
1088
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
1089
Être franc et sincère, est mon plus grand talent,
1090
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
1091
Et qui n'a pas le don de cacher ce qu'il pense,
1092
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
1093
Hors de la Cour, sans doute ; on n'a pas cet appui,
1094
Et ces titres d'honneur qu'elle donne aujourd'hui
1095
Mais on n'a pas aussi, perdant ces avantages,
1096
Le chagrin de jouer de fort sots personnages.
1097
On n'a point à souffrir mille rebuts cruels,
1098
On n'a point à louer les vers de messieurs Tels,
1099
À donner de l'encens à Madame une Telle,
1100
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.

ARSINOÉ
1101
Laissons, puisqu'il vous plaît, ce chapitre de Cour
1102
Mais il faut que mon coeur vous plaigne en votre amour ;
1103
Et pour vous découvrir, là-dessus, mes pensées,
1104
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées :
1105
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
1106
Et celle qui vous charme est indigne de vous.

ALCESTE
1107
Mais, en disant cela, songez-vous, je vous prie,
1108
Que cette personne est, Madame, votre amie ?

ARSINOÉ
1109
Oui, mais ma conscience est blessée en effet,
1110
De souffrir plus longtemps, le tort que l'on vous fait :
1111
L'état où je vous vois, afflige trop mon âme,
1112
Et je vous donne avis, qu'on trahit votre flamme.

ALCESTE
1113
C'est me montrer, Madame, un tendre mouvement ;
1114
Et de pareils avis obligent un amant.

ARSINOÉ
1115
Oui, toute mon amie, elle est, et je la nomme
1116
Indigne d'asservir le coeur d'un galant homme ;
1117
Et le sien n'a, pour vous, que de feintes douceurs.

ALCESTE
1118
Cela se peut, Madame, on ne voit pas les coeurs ;
1119
Mais votre charité se serait bien passée
1120
De jeter, dans le mien, une telle pensée.

ARSINOÉ
1121
Si vous ne voulez pas être désabusé,
1122
Il faut ne vous rien dire, il est assez aisé.

ALCESTE
1123
Non ; mais sur ce sujet, quoi que l'on nous expose,
1124
Les doutes sont fâcheux, plus que tout autre chose ;
1125
Et je voudrais, pour moi, qu'on ne me fît savoir
1126
Que ce, qu'avec clarté, l'on peut me faire voir.

ARSINOÉ
1127
Hé bien c'est assez dit ; et, sur cette matière
1128
Vous allez recevoir une pleine lumière.
1129
Oui, je veux que de tout, vos yeux vous fassent foi,
1130
Donnez-moi, seulement, la main jusque chez moi.
1131
Là ; je vous ferai voir une preuve fidèle
1132
De l'infidélité du coeur de votre belle ;
1133
Et si pour d'autres yeux ; le vôtre peut brûler,
1134
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.


ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.

Éliante, Philinte.

PHILINTE
1135
Non, l'on n'a point vu d'âme à manier si dure,
1136
Ni d'accommodement plus pénible à conclure ;
1137
En vain de tous côtés, on l'a voulu tourner,
1138
Hors de son sentiment, on n'a pu l'entraîner ;
1139
Et, jamais, différend si bizarre, je pense,
1140
N'avait de ces messieurs, occupé la prudence.
1141
Non, Messieurs, disait-il je ne me dédis point.
1142
Et tomberai d'accord de tout, hors de ce point.
1143
De quoi s'offense-t-il ? Et que veut-il me dire ?
1144
Y va-t-il de sa gloire, à ne pas bien écrire ?
1145
Que lui fait mon avis, qu'il a pris de travers ?
1146
On peut être honnête homme, et faire mal des vers ;
1147
Ce n'est point à l'honneur, que touchent ces matières,
1148
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
1149
Homme de qualité, de mérite, et de coeur,
1150
Tout ce qu'il vous plaira mais fort méchant auteur,
1151
Je louerai, si l'on veut, son train, et sa dépense,
1152
Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
1153
Mais pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
1154
Et lorsque d'en mieux faire, on n'a pas le bonheur,
1155
On ne doit de rimer, avoir aucune envie,
1156
Qu'on n'y soit condamné, sur peine de la vie.
1157
Enfin, toute la grâce, et l'accommodement,
1158
Où s'est, avec effort, plié son sentiment.
1159
C'est de dire, croyant adoucir bien son style,
1160
Monsieur, je suis fâché d'être si difficile ;
1161
Et, pour l'amour de vous, je voudrais de bon coeur,
1162
Avoir trouvé, tantôt, votre sonnet meilleur ;
1163
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
1164
Fait vite, envelopper toute la procédure.

ÉLIANTE
1165
Dans ses façons d'agir, il est fort singulier,
1166
Mais j'en fais, je l'avoue, un cas particulier ;
1167
Et la sincérité dont son âme se pique,
1168
A quelque chose, en soi, de noble, et d'héroïque ;
1169
C'est une vertu rare, au siècle d'aujourd'hui,
1170
Et je la voudrais voir, partout, comme chez lui.

PHILINTE
1171
Pour moi, plus je le vois, plus, surtout, je m'étonne ;
1172
De cette passion où son coeur s'abandonne :
1173
De l'humeur dont le ciel a voulu le former,
1174
Je ne sais pas comment il s'avise d'aimer ;
1175
Et je sais moins encor comment votre cousine
1176
Peut être la personne où son penchant l'incline.

ÉLIANTE
1177
Cela fait assez voir que l'amour dans les coeurs,
1178
N'est pas, toujours, produit par un rapport d'humeurs ;
1179
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
1180
Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.

PHILINTE
1181
Mais, croyez-vous qu'on l'aime, aux choses qu'on peut voir ?

ÉLIANTE
1182
C'est un point qu'il n'est pas fort aisé de savoir.
1183
Comment pouvoir juger s'il est vrai qu'elle l'aime ?
1184
Son coeur, de ce qu'il sent, n'est pas bien sûr lui-même ;
1185
Il aime quelquefois, sans qu'il le sache bien,
1186
Et croit aimer, aussi, parfois, qu'il n'en est rien.

PHILINTE
1187
Je crois que notre ami, près de cette cousine,
1188
Trouvera des chagrins plus qu'il ne s'imagine ;
1189
Et s'il avait mon coeur, à dire vérité,
1190
Il tournerait ses voeux tout d'un autre côté ;
1191
Et par un choix plus juste, on le verrait, Madame,
1192
Profiter des bontés que lui montre votre âme.

ÉLIANTE
1193
Pour moi, je n'en fais point de façons, et je crois
1194
Qu'on doit, sur de tels points, être de bonne foi :
1195
Je ne m'oppose point à toute sa tendresse,
1196
Au contraire, mon coeur pour elle s'intéresse ;
1197
Et si c'était qu'à moi la chose pût tenir,
1198
Moi-même, à ce qu'il aime, on me verrait l'unir.
1199
Mais, si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
1200
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
1201
S'il fallait que d'un autre on couronnât les feux,
1202
Je pourrais me résoudre à recevoir ses voeux ;
1203
Et le refus souffert, en pareille occurrence,
1204
Ne m'y ferait trouver aucune répugnance.

PHILINTE
1205
Et moi, de mon côté, je ne m'oppose pas,
1206
Madame, à ces bontés qu'ont pour lui, vos appas ;
1207
Et lui-même, s'il veut, il peut bien vous instruire
1208
De ce que, là-dessus, j'ai pris soin de lui dire.
1209
Mais si par un hymen qui les joindrait eux deux,
1210
Vous étiez hors d'état de recevoir ses voeux,
1211
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante,
1212
Qu'avec tant de bonté, votre âme lui présente :
1213
Heureux si quand son coeur s'y pourra dérober,
1214
Elle pouvait sur moi, Madame, retomber.

ÉLIANTE
1215
Vous vous divertissez, Philinte.

PHILINTE
Non, Madame,
1216
Et je vous parle, ici, du meilleur de mon âme ;
1217
J'attends l'occasion de m'offrir hautement ;
1218
Et de tous mes souhaits, j'en presse le moment.

SCÈNE II.

Alceste, Éliante, Philinte.

ALCESTE
1219
Ah ! Faites-moi raison, Madame, d'une offense
1220
Qui vient de triompher de toute ma constance.

ÉLIANTE
1221
Qu'est-ce, donc ? Qu'avez-vous qui vous puisse émouvoir ?

ALCESTE
1222
J'ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir ;
1223
Et le déchaînement de toute la nature,
1224
Ne m'accablerait pas comme cette aventure.
1225
C'en est fait... Mon amour... Je ne saurais parler.

ÉLIANTE
1226
Que votre esprit, un peu, tâche à se rappeler !

ALCESTE
1227
Ô juste ciel ! Faut-il qu'on joigne à tant de grâces,
1228
Les vices odieux des âmes les plus basses ?

ÉLIANTE
1229
Mais encor qui vous peut...

ALCESTE
Ah ! Tout est ruiné,
1230
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné :
1231
Célimène... Eût-on pu croire cette nouvelle ?
1232
Célimène me trompe, et n'est qu'une infidèle.

ÉLIANTE
1233
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?

PHILINTE
1234
Peut-être, est-ce un soupçon conçu légèrement,
1235
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères.

ALCESTE
1236
Ah ! Morbleu, mêlez-vous, Monsieur ; de vos affaires,
1237
C'est de sa trahison n'être que trop certain,
1238
Que l'avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
1239
Oui, Madame, une lettre écrite pour Oronte,
1240
A produit, à mes yeux, ma disgrâce et sa honte ;
1241
Oronte, dont j'ai cru qu'elle fuyait les soins,
1242
Et que, de mes rivaux, je redoutais le moins.

PHILINTE
1243
Une lettre peut bien tromper par l'apparence,
1244
Et n'est pas quelquefois si coupable qu'on pense.

ALCESTE
1245
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s'il vous plaît,
1246
Et ne prenez souci que de votre intérêt.

ÉLIANTE
1247
Vous devez modérer vos transports, et l'outrage...

ALCESTE
1248
Madame, c'est à vous qu'appartient cet ouvrage,
1249
C'est à vous que mon coeur a recours aujourd'hui
1250
Pour pouvoir s'affranchir de son cuisant ennui.
1251
Vengez-moi d'une ingrate et perfide parente,
1252
Qui trahit, lâchement, une ardeur si constante ;
1253
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.

ÉLIANTE
1254
Moi, vous venger ! Comment ?

ALCESTE
En recevant mon coeur.
1255
Acceptez-le Madame, au lieu de l'infidèle,
1256
C'est par là que je puis prendre venge[a]nce d'elle :
1257
Et je la veux punir par les sincères voeux,
1258
Par le profond amour, les soins respectueux,
1259
Les devoirs empressés et l'assidu service
1260
Dont ce coeur va vous faire un ardent sacrifice.

ÉLIANTE
1261
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
1262
Et ne méprise point le coeur que vous m'offrez :
1263
Mais, peut-être le mal n'est pas si grand qu'on pense,
1264
Et vous pourrez quitter ce désir de venge[a]nce.
1265
Lorsque l'injure part d'un objet plein d'appas,
1266
On fait force desseins, qu'on n'exécute pas :
1267
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
1268
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
1269
Tout le mal qu'on lui veut, se dissipe aisément,
1270
Et l'on sait ce que c'est, qu'un courroux d'un amant.

ALCESTE
1271
Non, non Madame, non l'offense est trop mortelle,
1272
Il n'est point de retour, et je romps avec elle ;
1273
Rien ne saurait changer le dessein que j'en fais,
1274
Et je me punirais de l'estimer jamais.
1275
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
1276
Je vais de sa noirceur, lui faire un vif reproche,
1277
Pleinement, la confondre, et vous porter après,
1278
Un coeur tout dégagé de ses trompeurs attraits.

SCÈNE III.

Célimène, Alceste.

ALCESTE
1279
Ô ciel ! De mes transports puis-je être, ici, le maître ?

CÉLIMÈNE
1280
Ouais, quel est, donc, le trouble où je vous vois paraître ?
1281
Et que me veulent dire et ces soupirs poussés,
1282
Et ces sombres regards que, sur moi, vous lancez ?

ALCESTE
1283
Que toutes les horreurs, dont une âme est capable,
1284
À vos déloyautés, n'ont rien de comparable :
1285
Que le sort, les démons et le ciel en courroux
1286
N'ont jamais rien produit de si méchant que vous.

CÉLIMÈNE
1287
Voilà certainement des douceurs que j'admire.

ALCESTE
1288
Ah ! Ne plaisantez point, il n'est pas temps de rire,
1289
Rougissez, bien plutôt, vous en avez raison :
1290
Et j'ai de sûrs témoins de votre trahison.
1291
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme,
1292
Ce n'était pas en vain, que s'alarmait ma flamme :
1293
Par ces fréquents soupçons, qu'on trouvait odieux,
1294
Je cherchais le malheur qu'ont rencontré mes yeux :
1295
Et malgré tous vos soins, et votre adresse à feindre,
1296
Mon astre me disait, ce que j'avais à craindre.
1297
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
1298
Je souffre le dépit de me voir outragé,
1299
Je sais que, sur les voeux, on n'a point de puissance ;
1300
Que l'amour veut partout naître sans dépendance ;
1301
Que jamais, par la force, on n'entra dans un coeur,
1302
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
1303
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
1304
Si, pour moi, votre bouche avait parlé sans feinte ;
1305
Et, rejetant mes voeux dès le premier abord,
1306
Mon coeur n'aurait eu droit de s'en prendre qu'au sort.
1307
Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
1308
C'est une trahison, c'est une perfidie,
1309
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments :
1310
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
1311
Oui, oui, redoutez tout, après un tel outrage.
1312
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage ;
1313
Percé du coup mortel dont vous m'assassinez,
1314
Mes sens, par la raison ; ne sont plus gouvernés ;
1315
Je cède aux mouvements d'une juste colère,
1316
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.

CÉLIMÈNE
1317
D'où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?
1318
Avez-vous dites-moi, perdu le jugement ?

ALCESTE
1319
Oui, oui, je l'ai perdu, lorsque dans votre vue
1320
J'ai pris pour mon malheur, le poison qui me tue.
1321
Et que j'ai cru trouver quelque sincérité
1322
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.

CÉLIMÈNE
1323
De quelle trahison pouvez-vous donc, vous plaindre ?

ALCESTE
1324
Ah ! Que ce coeur est double, et sait bien l'art de feindre !
1325
Mais, pour le mettre à bout, j'ai des moyens tous prêts :
1326
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
1327
Ce billet découvert, suffit pour vous confondre ;
1328
Et, contre ce témoin on n'a rien à répondre.

CÉLIMÈNE
1329
Voilà donc le sujet qui vous trouble l'esprit ?

ALCESTE
1330
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ?

CÉLIMÈNE
1331
Et par quelle raison faut-il que, j'en rougisse ?

ALCESTE
1332
Quoi ! Vous joignez, ici, l'audace, à l'artifice ?
1333
Le désavouerez-vous, pour n'avoir point de seing ?

CÉLIMÈNE
1334
Pourquoi désavouer un billet de ma main ?

ALCESTE
1335
Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse
1336
Du crime dont vers moi son style vous accuse ?

CÉLIMÈNE
1337
Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.

ALCESTE
1338
Quoi ! Vous bravez, ainsi, ce témoin convaincant :
1339
Et ce qu'il m'a fait voir de douceur pour Oronte
1340
N'a, donc, rien qui m'outrage, et qui vous fasse honte.

CÉLIMÈNE
1341
Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?

ALCESTE
1342
Les gens qui, dans mes mains, l'ont remise, aujourd'hui
1343
Mais je veux consentir qu'elle soit pour un autre,
1344
Mon coeur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
1345
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?

CÉLIMÈNE
1346
Mais si c'est une femme à qui va ce billet,
1347
En quoi vous blesse-t-il ? Et qu'a-t-il de coupable ?

ALCESTE
1348
Ah ! Le détour est bon, et l'excuse admirable,
1349
Je ne m'attendais pas, je, l'avoue, à ce trait :
1350
Et me voilà, par là, convaincu tout à fait.
1351
Osez-vous recourir à ces ruses grossières :
1352
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
1353
Voyons, voyons un peu, par quel biais, de quel air,
1354
Vous voulez soutenir un mensonge si clair,
1355
Et comment vous pourrez tourner pour une femme,
1356
Tous les mots d'un billet qui montre tant de flamme !
1357
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
1358
Ce que je m'en vais lire...

CÉLIMÈNE
Il ne me plaît pas, moi.
1359
Je vous trouve plaisant d'user d'un tel empire,
1360
Et de me dire, au nez, ce que vous m'osez dire.

ALCESTE
1361
Non, non sans s'emporter, prenez un peu, souci
1362
De me justifier les termes que voici.

CÉLIMÈNE
1363
Non, je n'en veux rien faire : et, dans cette occurrence,
1364
Tout ce que vous croirez, m'est de peu d'importance.

ALCESTE
1365
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,
1366
Qu'on peut pour une femme, expliquer ce billet.

CÉLIMÈNE
1367
Non, il est pour Oronte, et je veux qu'on le croie,
1368
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
1369
J'admire ce qu'il dit, j'estime ce qu'il est ;
1370
Et je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît.
1371
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête.
1372
Et ne me rompez pas, davantage, la tête.

ALCESTE
1373
Ciel ! Rien de plus cruel peut-il être inventé,
1374
Et jamais, coeur fut-il de la sorte traité ?
1375
Quoi! D'un juste courroux je suis ému contre elle,
1376
C'est moi qui me viens plaindre, et c'est moi qu'on querelle !
1377
On pousse ma douleur, et mes soupçons à bout,
1378
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
1379
Et cependant, mon coeur est, encore, assez lâche,
1380
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l'attache,
1381
Et pour ne pas s'armer d'un généreux mépris
1382
Contre l'ingrat objet dont il est trop épris !
1383
Ah ! Que vous savez bien ici, contre moi-même,
1384
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
1385
Et ménager, pour vous, l'excès prodigieux
1386
De ce fatal amour, né de vos traîtres yeux !
1387
Défendez-vous, au moins, d'un crime qui m'accable,
1388
Et cessez d'affecter d'être, envers moi, coupable ;
1389
Rendez-moi, s'il se peut, ce billet innocent
1390
À vous prêter les mains, ma tendresse consent ;
1391
Efforcez-vous, ici, de paraître fidèle,
1392
Et je m'efforcerai, moi, de vous croire telle.

CÉLIMÈNE
1393
Allez, vous êtes fou, dans vos transports jaloux,
1394
Et ne méritez pas l'amour qu'on a pour vous.
1395
Je voudrais bien savoir, qui pourrait me contraindre
1396
À descendre, pour vous aux bassesses de feindre :
1397
Et pourquoi, si mon coeur penchait d'autre côté,
1398
Je ne le dirais pas avec sincérité ?
1399
Quoi ! De mes sentiments l'obligeante assurance :
1400
Contre tous vos soupçons, ne prend pas ma défense ?
1401
Auprès d'un tel garant, sont-ils de quelque poids ?
1402
N'est-ce pas m'outrager, que d'écouter leur voix ?
1403
Et puisque notre coeur fait un effort extrême,
1404
Lorsqu'il peut se résoudre à confesser qu'il aime ;
1405
Puisque l'honneur du sexe, ennemi de nos feux,
1406
S'oppose, fortement, à de pareils aveux ;
1407
L'amant qui voit pour lui, franchir un tel obstacle,
1408
Doit-il impunément douter de cet oracle :
1409
Et n'est-il pas coupable, en ne s'assurant pas,
1410
À ce qu'on ne dit point qu'après de grands combats ?
1411
Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
1412
Et vous ne valez pas que l'on vous considère :
1413
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité,
1414
De conserver, encor, pour vous quelque bonté ?
1415
Je devrais, autre part, attacher mon estime,
1416
Et vous faire un sujet de plainte légitime.

ALCESTE
1417
Ah ! Traîtresse, mon faible est étrange pour vous ?
1418
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux :
1419
Mais, il n'importe, il faut suivre ma destinée,
1420
À votre foi, mon âme est toute abandonnée,
1421
Je veux voir, jusqu'au bout, quel sera votre coeur :
1422
Et si, de me trahir, il aura la noirceur.

CÉLIMÈNE
1423
Non, vous ne m'aimez point comme il faut que l'on aime.

ALCESTE
1424
Ah ! Rien n'est comparable à mon amour extrême ;
1425
Et, dans l'ardeur qu'il a de se montrer à tous,
1426
Il va, jusqu'à former des souhaits contre vous,
1427
Oui, je voudrais qu'aucun ne vous trouvât aimable,
1428
Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
1429
Que le ciel, en naissant, ne vous eût donné rien,
1430
Que vous n'eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
1431
Afin que de mon coeur, l'éclatant sacrifice,
1432
Vous pût, d'un pareil sort réparer l'injustice :
1433
Et que j'eusse la joie, et la gloire, en ce jour,
1434
De vous voir tenir tout, des mains de mon amour.

CÉLIMÈNE
1435
C'est me vouloir du bien, d'une étrange manière !
1436
Me préserve le Ciel, que vous ayez matière...
1437
Voici Monsieur du Bois, plaisamment, figuré.

SCÈNE IV.

Du Bois, Célimène, Alceste.

ALCESTE
1438
Que veut cet équipage, et cet air effaré ?
1439
Qu'as-tu ?

DU BOIS
Monsieur...

ALCESTE
Hé bien.

DU BOIS
Voici bien des mystères.

ALCESTE
1440
Qu'est-ce ?

DU BOIS
Nous sommes mal, Monsieur, dans nos affaires.

ALCESTE
1441
Quoi ?

DU BOIS
Parlerai-je haut ?

ALCESTE
Oui, parle, et promptement.

DU BOIS
1442
N'est-il point là, quelqu'un...

ALCESTE.
Ah ! Que d'amusement.
1443
Veux-tu parler ?

DU BOIS
Monsieur, il faut faire retraite.

ALCESTE
1444
Comment ?

DU BOIS
Il faut d'ici, déloger sans trompette.

ALCESTE
1445
Et pourquoi ?

DU BOIS
Je vous dis qu'il faut quitter ce lieu.

ALCESTE
1446
La cause ?

DU BOIS
Il faut partir, Monsieur, sans dire adieu.

ALCESTE
1447
Mais, par quelle raison, me tiens-tu ce langage.

DU BOIS
1448
Par la raison, Monsieur, qu'il faut plier bagage.

ALCESTE
1449
Ah ! Je te casserai la tête, assurément,
1450
Si tu ne veu[x], maraud, t'expliquer autrement.

DU BOIS
1451
Monsieur, un homme noir, et d'habit et de mine,
1452
Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
1453
Un papier griffonné d'une telle façon,
1454
Qu'il faudrait, pour le lire, être pis que démon.
1455
C'est de votre procès, je n'en fais aucun doute ;
1456
Mais le diable d'enfer, je crois, n'y verrait goutte.

ALCESTE
1457
Hé bien ? Quoi ? Ce papier, qu'a-t-il à démêler,
1458
Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?

DU BOIS
1459
C'est pour vous dire ici, Monsieur, qu'une heure ensuite,
1460
Un homme, qui souvent vous vient rendre visite,
1461
Est venu vous chercher avec empressement ;
1462
Et ne vous trouvant pas, m'a chargé, doucement ;
1463
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
1464
De vous dire... Attendez, comme est-ce qu'il s'appelle ?

ALCESTE
1465
Laisse-là, son nom, traître, et dis ce qu'il t'a dit.

DU BOIS
1466
C'est un de vos amis, enfin, cela suffit.
1467
Il m'a dit que d'ici, votre péril vous chasse,
1468
Et que, d'être arrêté, le sort vous y menace.

ALCESTE
1469
Mais quoi ? N'a-t-il voulu te rien spécifier ?

DU BOIS
1470
Non, il m'a demandé de l'encre et du papier ;
1471
Et vous a fait un mot où vous pourrez, je pense,
1472
Du fond de ce mystère ; avoir la connaissance.

ALCESTE
1473
Donne-le donc.

CÉLIMÈNE
Que peut envelopper ceci ?

ALCESTE
1474
Je ne sais, mais j'aspire à m'en voir éclairci.
1475
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?

DU BOIS
1476
(après l'avoir longtemps cherché)
Ma foi, je l'ai, Monsieur, laissé sur votre table.

ALCESTE
1477
Je ne sais qui me tient...

CÉLIMÈNE.
Ne vous emportez pas,
1478
Et courez démêler un pareil embarras.

ALCESTE
1479
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,
1480
Ait juré d'empêcher que je vous entretienne ;
1481
Mais pour en triompher ; souffrez à mon amour,
1482
De vous revoir, Madame, avant la fin du jour.


ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.

Alceste, Philinte.

ALCESTE
1483
La résolution en est prise, vous dis-je.

PHILINTE
1484
Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu'il vous oblige...

ALCESTE
1485
Non, vous avez beau faire, et beau me raisonner,
1486
Rien de ce que je dis ne me peut détourner :
1487
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes.
1488
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
1489
Quoi ! Contre ma partie, on voit, tout à la fois
1490
L'honneur, la probité, la pudeur, et les lois :
1491
On publie, en tous lieux, l'équité de ma cause :
1492
Sur la foi de mon droit, mon âme se repose :
1493
Cependant je me vois trompé par le succès,
1494
J'ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
1495
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
1496
Est sorti triomphant d'une fausseté noire !
1497
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
1498
Il trouve, en m'égorgeant, moyen d'avoir raison !
1499
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice,
1500
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
1501
Il fait, par un arrêt, couronner son forfait :
1502
Et non content encor du tort que l'on me fait,
1503
Il court parmi le monde un livre abominable,
1504
Et de qui la lecture est même condamnable !
1505
Un livre à mériter la dernière rigueur,
1506
Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur !
1507
Et là-dessus, on voit Oronte qui murmure,
1508
Et tâche, méchamment d'appuyer l'imposture !
1509
Lui, qui d'un honnête homme, à la cour tient le rang !
1510
À qui je n'ai rien fait qu'être sincère et franc !
1511
Qui me vient malgré moi, d'une ardeur empressée,
1512
Sur des vers qu'il a faits, demander ma pensée ;
1513
Et parce que j'en use avec honnêteté,
1514
Et ne le veux trahir, lui ni la vérité,
1515
Il aide à m'accabler d'un crime imaginaire :
1516
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
1517
Et jamais de son coeur je n'aurai de pardon,
1518
Pour n'avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
1519
Et les hommes, morbleu, sont faits de cette sorte !
1520
C'est à ces actions que la gloire les porte !
1521
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
1522
La justice, et l'honneur, que je trouve chez eux !
1523
Allons, c'est trop souffrir les chagrins qu'on nous forge,
1524
Tirons-nous de ce bois, et de ce coupe-gorge !
1525
Puisque entre humains, ainsi, vous vivez en vrais loups,
1526
Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous.

PHILINTE
1527
Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes,
1528
Et tout le mal n'est pas si grand que vous le faites :
1529
Ce que votre partie ose vous imputer,
1530
N'a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
1531
On voit son faux rapport, lui-même, se détruire,
1532
Et c'est une action qui pourrait bien lui nuire.

ALCESTE
1533
Lui ! De semblables tours, il ne craint point l'éclat,
1534
Il a permission d'être franc scélérat ;
1535
Et loin qu'à son crédit nuise cette aventure,
1536
On l'en verra, demain, en meilleure posture.

PHILINTE
1537
Enfin, il est constant qu'on n'a point trop donné
1538
Au bruit que, contre vous, sa malice a tourné.
1539
De ce côté, déjà, vous n'avez rien à craindre ;
1540
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
1541
Il vous est, en justice, aisé d'y revenir,
1542
Et contre cet arrêt...

ALCESTE
Non, je veux m'y tenir.
1543
Quelque sensible tort qu'un tel arrêt me fasse,
1544
Je me garderai bien de vouloir qu'on le casse :
1545
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
1546
Et je veux qu'il demeure à la postérité,
1547
Comme une marque insigne, un fameux témoignage ;
1548
De la méchanceté des hommes de notre âge.
1549
Ce sont vingt-mille francs qu'il m'en pourra coûter,
1550
Mais, pour vingt-mille francs, j'aurai droit de pester
1551
Contre l'iniquité de la nature humaine,
1552
Et de nourrir, pour elle, une immortelle haine.

PHILINTE
1553
Mais enfin...

ALCESTE
Mais enfin, vos soins sont superflus :
1554
Que pouvez-vous, Monsieur, me dire là-dessus,
1555
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
1556
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?

PHILINTE
1557
Non : je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît,
1558
Tout marche par cabale, et par pur intérêt ;
1559
Ce n'est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte,
1560
Et les hommes devraient être faits d'autre sorte.
1561
Mais est-ce une raison que leur peu d'équité,
1562
Pour vouloir se tirer de leur société ?
1563
Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
1564
Des moyens d'exercer notre philosophie.
1565
C'est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
1566
Et si, de probité, tout était revêtu.
1567
Si tous les coeurs étaient, franc[s], justes, et dociles,
1568
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
1569
Puisqu'on en met l'usage à pouvoir sans ennui,
1570
Supporter dans nos droits, l'injustice d'autrui ;
1571
Et de même qu'un coeur d'une vertu profonde...

ALCESTE
1572
Je sais que vous parlez, Monsieur, le mieux du monde,
1573
En beaux raisonnements, vous abondez toujours,
1574
Mais vous perdez le temps, et tous vos beaux discours :
1575
La raison, pour mon bien, veut que je me retire,
1576
Je n'ai point, sur ma langue, un assez grand empire ?
1577
De ce que je dirais je ne répondrais pas :
1578
Et je me jetterais cent choses sur les bras.
1579
Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène,
1580
Il faut qu'elle consente au dessein qui m'amène :
1581
Je vais voir si son coeur a de l'amour pour moi,
1582
Et c'est ce moment-ci qui doit m'en faire foi.

PHILINTE
1583
Montons chez Éliante, attendant sa venue.

ALCESTE
1584
Non, de trop de souci je me sens l'âme émue,
1585
Allez-vous-en la voir, et me laissez, enfin,
1586
Dans ce petit coin sombre, avec mon noir chagrin.

PHILINTE
1587
C'est une compagnie étrange, pour attendre,
1588
Et je vais obliger Éliante à descendre.

SCÈNE II.

Oronte, Célimène, Alceste.

ORONTE
1589
Oui, c'est à vous, de voir, si par des noeuds si doux
1590
Madame, vous voulez m'attacher tout à vous :
1591
Il me faut de votre âme, une pleine assurance,
1592
Un amant, là-dessus n'aime point qu'on balance :
1593
Si l'ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
1594
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
1595
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
1596
C'est de ne plus souffrir qu'Alceste vous prétende,
1597
De le sacrifier, Madame, à mon amour.
1598
Et, de chez vous, enfin, le bannir dès ce jour.

CÉLIMÈNE
1599
Mais quel sujet si grand contre lui, vous irrite,
1600
Vous, à qui j'ai tant vu parler de son mérite ?

ORONTE
1601
Madame, il ne faut point ces éclaircissements ;
1602
Il s'agit de savoir quels sont vos sentiments.
1603
Choisissez s'il vous plaît, de garder l'un, ou l'autre :
1604
Ma résolution n'attend rien que la vôtre.

ALCESTE
1605
sortant du coin où il s'était retiré.
Oui, Monsieur a raison ; Madame, il faut choisir,
1606
Et sa demande, ici, s'accorde à mon désir,
1607
Pareille ardeur me presse, et même soin m'amène ;
1608
Mon amour veut du vôtre, une marque certaine.
1609
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
1610
Et voici le moment d'expliquer votre coeur.

ORONTE
1611
Je ne veux point, Monsieur, d'une flamme importune,
1612
Troubler, aucunement, votre bonne fortune.

ALCESTE
1613
Je ne veux point, Monsieur, jaloux, ou non jaloux,
1614
partager de son coeur, rien du tout avec vous.

ORONTE
1615
Si votre amour, au mien, lui semble préférable...

ALCESTE
1616
Si du moindre penchant elle est pour vous capable...

ORONTE
1617
Je jure de n'y rien prétendre désormais.

ALCESTE
1618
Je jure, hautement, de ne la voir jamais.

ORONTE
1619
Madame, c'est à vous, de parler sans contrainte.

ALCESTE
1620
Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.

ORONTE
1621
Vous n'avez qu'à nous dire où s'attachent vos voeux.

ALCESTE
1622
Vous n'avez qu'à trancher, et choisir de nous deux.

ORONTE
1623
Quoi ? Sur un pareil choix, vous semblez être en peine !

ALCESTE
1624
Quoi ! Votre âme balance, et paraît incertaine !

CÉLIMÈNE
1625
Mon Dieu ! Que cette instance est là, hors de saison :
1626
Et que vous témoignez, tous deux, peu de raison !
1627
Je sais prendre parti sur cette préférence,
1628
Et ce n'est pas mon coeur, maintenant, qui balance :
1629
Il n'est point suspendu, sans doute, entre vous deux,
1630
Et rien n'est si tôt fait que le choix de nos voeux.
1631
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte,
1632
À prononcer en face, un aveu de la sorte,
1633
Je trouve que ces mots, qui sont désobligeants,
1634
Ne se doivent point dire en présence des gens :
1635
Qu'un coeur, de son penchant donne assez de lumière,
1636
Sans qu'on nous fasse aller jusqu'à rompre en visière,
1637
Et qu'il suffit, enfin, que de plus doux témoins
1638
Instruisent un amant, du malheur de ses soins.

ORONTE
1639
Non, non, un franc aveu n'a rien que j'appréhende
1640
J'y consens pour ma part.

ALCESTE
Et moi je le demande ;
1641
C'est son éclat, surtout, qu'ici j'ose exiger,
1642
Et je ne prétends point, vous voir rien ménager.
1643
Conserver tout le monde, est votre grande étude.
1644
Mais plus d'amusement, et plus d'incertitude ;
1645
Il faut vous expliquer, nettement, là-dessus,
1646
Ou bien, pour un arrêt, je prends votre refus
1647
Je saurai de ma part, expliquer ce silence,
1648
Et me tiendrai pour dit tout le mal que j'en pense.

ORONTE
1649
Je vous sais fort bon gré, Monsieur, de ce courroux,
1650
Et je lui dis, ici, même chose que vous.

CÉLIMÈNE
1651
Que vous me fatiguez avec un tel caprice !
1652
Ce que vous demandez, a-t-il de la justice,
1653
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
1654
J'en vais prendre pour juge, Éliante qui vient.

SCÈNE III.

Éliante, Philinte, Célimène, Oronte, Alceste.

CÉLIMÈNE
1655
Je me vois, ma cousine, ici, persécutée,
1656
Par des gens dont l'humeur y paraît concertée,
1657
Ils veulent l'un, et l'autre, avec même chaleur,
1658
Que je prononce, entre eux, le choix que fait mon coeur,
1659
Et que par un arrêt qu'en face il me faut rendre,
1660
Je défende à l'un d'eux, tous les soins qu'il peut prendre.
1661
Dites-moi si jamais cela se fait ainsi ?

ÉLIANTE
1662
N'allez point, là-dessus, me consulter ici ;
1663
Peut-être, y pourriez-vous être mal adressée,
1664
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.

ORONTE
1665
Madame, c'est en vain que vous vous défendez.

ALCESTE
1666
Tous vos détours, ici, seront mal secondés.

ORONTE
1667
Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.

ALCESTE
1668
Il ne faut que poursuivre à garder le silence.

ORONTE
1669
Je ne veux qu'un seul mot, pour finir nos débats.

ALCESTE
1670
Et moi, je vous entends, si vous ne parlez pas.

SCÈNE DERNIÈRE.

Acaste, Clitandre, Arsinoé, Philinte, Éliante, Oronte, Célimène, Alceste.

ACASTE
1671
Madame, nous venons, tous deux, sans vous déplaire.
1672
Éclaircir, avec vous une petite affaire.

CLITANDRE
1673
Fort à propos, Messieurs, vous vous trouvez ici,
1674
Et vous êtes mêlés dans cette affaire, aussi.

ARSINOÉ
1675
Madame, vous serez surprise de ma vue,
1676
Mais ce sont ces Messieurs qui causent ma venue
1677
Tous deux ils m'ont trouvée, et se sont plaints à moi,
1678
D'un trait, à qui mon coeur ne saurait prêter foi,
1679
J'ai du fond de votre âme une trop haute estime,
1680
Pour vous croire, jamais, capable d'un tel crime,
1681
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts :
1682
Et l'amitié passant sur de petits discords,
1683
J'ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
1684
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.

ACASTE
1685
Oui, Madame, voyons, d'un esprit adouci,
1686
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci ?
1687
Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre ?

CLITANDRE
1688
Vous avez pour Acaste écrit ce billet tendre ?

ACASTE
1689
Messieurs, ces traits, pour vous, n'ont point d'obscurité,
1690
Et je ne doute pas que sa civilité,
1691
À connaître sa main, n'ait trop su vous instruire :
1692
Mais ceci vaut, assez la peine de le lire.
1693Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n'ai jamais tant de joie, que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n'y a rien de plus injuste, et si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous la pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte... 1694Il devrait être ici. 1695Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et depuis que je l'ai vu trois quarts d'heure durant, cracher dans un puits, pour faire des ronds, je n'ai pu jamais, prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis. 1696C'est moi-même, messieurs, sans nulle vanité. 1697Pour le petit Marquis, qui me tint hier, longtemps la main, je trouve qu'il n'y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n'ont que la cape et l'épée. Pour l'homme aux rubans verts... 1698À vous le dé, Monsieur. 1699Pour l'homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois, avec ses brusqueries, et son chagrin bourru ; mais il est cent moments, où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l'homme à la veste... 1700Voici votre paquet. 1701Et pour l'homme à la veste, qui s'est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d'écouter ce qu'il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous, donc, en tête, que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l'on m'entraîne ; et que c'est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu'on goûte, que la présence des gens qu'on aime.

CLITANDRE
1702Me voici maintenant moi. 1703Votre Clitandre dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j'aurais de l'amitié. Il est extravagant de se persuader qu'on l'aime ; et vous l'êtes de croire qu'on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m'aider à porter le chagrin d'en être obsédée.
1704
D'un fort beau caractère on voit là le modèle,
1705
Madame, et vous savez comment cela s'appelle ?
1706
Il suffit, nous allons l'un, et l'autre en tous lieux
1707
Montrer, de votre coeur, le portrait glorieux.

ACASTE
1708
J'aurais de quoi vous dire, et belle est la matière,
1709
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
1710
Et je vous ferai voir, que les petits Marquis
1711
Ont, pour se consoler, des coeurs du plus haut prix.

ORONTE
1712
Quoi ! De cette façon je vois qu'on me déchire,
1713
Après tout ce qu'à moi, je vous ai vu m'écrire :
1714
Et votre coeur paré de beaux semblants d'amour.
1715
À tout le genre humain se promet tour à tour !
1716
Allez, j'étais trop dupe, et je vais ne plus l'être.
1717
Vous me faites un bien, me faisant vous connaître ;
1718
J'y profite d'un coeur, qu'ainsi vous me rendez,
1719
Et trouve ma vengeance, en ce que vous perdez.
1720
(À Alceste)
Monsieur je ne fais plus d'obstacle à votre flamme,
1721
Et vous pouvez conclure affaire avec Madame.

ARSINOÉ
1722
Certes, voilà le trait du monde le plus noir,
1723
Je ne m'en saurais taire, et me sens émouvoir.
1724
Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
1725
Je ne prends point de part aux intérêts des autres :
1726
Mais Monsieur, que, chez vous, fixait votre bonheur
1727
Un homme, comme lui, de mérite et d'honneur,
1728
Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
1729
Devait-il... ?

ALCESTE
Laissez-moi, Madame, je vous prie,
1730
Vuider mes intérêts, moi-même, là-dessus,
1731
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
1732
Mon coeur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
1733
Il n'est point en état de payer ce grand zèle ;
1734
Et ce n'est pas à vous, que je pourrai songer,
1735
Si, par un autre choix, je cherche à me venger.

ARSINOÉ
1736
Hé ! Croyez-vous, Monsieur, qu'on ait cette pensée,
1737
Et que, de vous avoir, on soit tant empressée ?
1738
Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
1739
Si, de cette créance, il peut s'être flatté :
1740
Le rebut de Madame, est une marchandise,
1741
Dont on aurait grand tort d'être si fort éprise.
1742
Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut,
1743
Ce ne sont pas des gens, comme moi, qu'il vous faut ;
1744
Vous ferez bien encor, de soupirer pour elle,
1745
Et je brûle de voir une union si belle.

Elle se retire.

ALCESTE
1746
Hé bien ! Je me suis tû malgré ce que je vois,
1747
Et j'ai laissé parler tout le monde, avant moi :
1748
Ai-je pris sur moi-même, un assez long empire,
1749
Et puis-je, maintenant... ?

CÉLIMÈNE
Oui, vous pouvez tout dire
1750
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
1751
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
1752
J'ai tort, je le confesse, et mon âme confuse
1753
Ne cherche à vous payer, d'aucune vaine excuse,
1754
J'ai des autres, ici, méprisé le courroux,
1755
Mais je tombe d'accord de mon crime envers vous.
1756
Votre ressentiment, sans doute, est raisonnable,
1757
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
1758
Que toute chose dit, que j'ai pu vous trahir,
1759
Et qu'enfin, vous avez sujet de me haïr.
1760
Faites-le, j'y consens.

ALCESTE
Hé le puis-je, traîtresse,
1761
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
1762
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
1763
Trouvé-je un coeur en moi tout prêt à m'obéir ?
(À Éliante et Philinte.)
1764
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
1765
Et je vous fais tous deux, témoin de ma faiblesse.
1766
Mais, à vous dire vrai, ce n'est pas encor tout,
1767
Et vous allez me voir la pousser jusqu'au bout,
1768
Montrer que c'est à tort, que sages on nous nomme,
1769
Et que, dans tous les coeurs, il est toujours de l'homme.
1770
Oui, je veux bien perfide, oublier vos forfaits,
1771
J'en saurai, dans mon âme excuser tous les traits ;
1772
Et me les couvrirai du nom d'une faiblesse,
1773
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
1774
Pourvu que votre coeur veuille donner les mains,
1775
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
1776
Et que dans mon désert, où j'ai fait voeu de vivre ;
1777
Vous soyez, sans tarder résolue à me suivre.
1778
C'est par là, seulement que dans tous les esprits,
1779
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits ;
1780
Et qu'après cet éclat qu'un noble coeur abhorre,
1781
Il peut m'être permis de vous aimer encore.

CÉLIMÈNE
1782
Moi, renoncer au monde, avant que de vieillir !
1783
Et dans votre désert aller m'ensevelir !

ALCESTE
1784
Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde,
1785
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
1786
Vos désirs, avec moi, ne sont-ils pas contents ?

CÉLIMÈNE
1787
La solitude effraye une âme de vingt ans :
1788
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
1789
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
1790
Si le don de ma main peut contenter vos voeux,
1791
Je pourrai me résoudre à serrer de tels noeuds.
1792
Et l'hymen...

ALCESTE
Non, mon coeur, à présent, vous déteste,
1793
Et ce refus, lui seul, fait plus que tout le reste ;
1794
Puisque vous n'êtes point, en des liens si doux,
1795
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
1796
Allez je vous refuse, et ce sensible outrage.
1797
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
1798
Célimène se retire, et Alceste parle à Éliante.
1799
Madame, cent vertus ornent votre beauté,
1800
Et je n'ai vu qu'en vous, de la sincérité ;
1801
De vous, depuis longtemps, je fais un cas extrême,
1802
Mais laissez-moi, toujours, vous estimer de même :
1803
Et souffrez que mon coeur ; dans ses troubles divers,
1804
Ne se présente point à l'honneur de vos fers ;
1805
Je m'en sens trop indigne, et commence à connaître
1806
Que le ciel, pour ce noeud, ne m'avait point fait naître ;
1807
Que ce serait pour vous un hommage trop bas ;
1808
Que le rebut d'un coeur qui ne vous valait pas.
1809
Et qu'enfin.

ÉLIANTE
Vous pouvez suivre cette pensée,
1810
Ma main, de se donner, n'est pas embarrassée ;
1811
Et voilà votre ami, sans trop m'inquiéter,
1812
Qui, si je l'en priais, la pourrait accepter.

PHILINTE
1813
Ah ! Cet honneur, Madame, est toute mon envie,
1814
Et j'y sacrifierais et mon sang, et ma vie.

ALCESTE
1815
Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements ;
1816
L'un pour l'autre, à jamais, garder ces sentiments.
1817
Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,
1818
Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,
1819
Et chercher sur la terre un endroit écarté,
1820
Où d'être homme d'honneur ont ait la liberté.

PHILINTE
1821
Allons, Madame, allons employer toute chose,
1822
Pour rompre le dessein que son coeur se propose.