(Jean-Baptiste Poquelin) Molière

Le malade imaginaire





Texto utilizado para esta edición digital:
Molière. Le malade imaginaire. [en ligne] Texte établi par Gwénola et Paul Fièvre, mai 2009. Publié par Paul Fièvre, juin 2009, revu mai 2015,revu janvier 2021. Théâtre Classique, 2021. [2023-01-10] http://theatre-classique.fr/index.html
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© Théâtre classique


PERSONNAGES du PROLOGUE

Flore
Deux Zéphyrs, dansants
Climène
Tircis, amant de Climène, chef d’une troupe de bergers
Dorilas, amant de Daphné, chef d’une troupe de bergers
Bergers et bergères, de la suite de Tircis, dansants et chantants
Bergers et bergères, de la suite de Dorilas, chantants et dansants
Pan
Faunes, dansants
Flore et Pan
Bergère

PERSONNAGES de la COMÉDIE

Personnages de la comédie

Argan, malade imaginaire
Béline, Seconde femme d’Argan
Angélique, Fille d’Argan et amante de Cléante
Louison, petite-fille d’Argan, et sœur d’Angélique
Béralde, frère d’Argan
Cléante, amant d’Angélique
Monsieur Diafoirus, médecin
Thomas Diafoirus, fils du médecin et amant d’Angélique
Monsieur Purgon, médecin d’Argan
Monsieur Fleurant, apothicaire
Monsieur Bonnefoi, notaire
Toinette, servante

PERSONNAGES DES INTERMÈDES

Polichinelle
Une vieille
Violons
Archers, chantants et dansants
Quatre égyptiennes, chantantes
Égyptiens et égyptiennes
Tapissiers, dansants
Le président, de la faculté de médecine
Docteurs
Argan le bachelier
Apothicaires, avec leurs mortiers et leurs pilons
Porte-seringues
Chirurgiens
Choeur
Chirurgien
Première femme Maure
Deuxième femme Maure
Troisième femme Maure
Quatrième femme Maure

La scène est à Paris.


LE PROLOGUE

Après les glorieuses fatigues et les exploits victorieux de notre auguste monarque, il est bien juste que tous ceux qui se mêlent d'écrire, travaillent ou à ses louanges, ou à son divertissement. C'est ce qu'ici l'on a voulu faire, et ce prologue est un essai des louanges de ce grand Prince, qui donne entrée à la comédie du Malade imaginaire, dont le projet a été fait pour le délasser de ses nobles travaux.
La décoration représente un lieu champêtre, et néanmoins fort agréable.

ÉGLOGUE EN MUSIQUE ET EN DANSE.

Flore, Pan, Climène, Daphné, Tircis, Dorilas, deux Zéphirs, troupe de Bergères et de Bergers.

FLORE
1
Quittez, quittez vos troupeaux,
2
Venez Bergers, venez Bergères,
3
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux ;
4
Je viens vous annoncer des nouvelles bien chères,
5
Et réjouir tous ces hameaux. Quittez, quittez vos troupeaux,
6
Venez Bergers, venez Bergères,
7
Accourez, accourez, sous ces tendres ormeaux.

CLIMÈNE et DAPHNÉ
8
Berger laissons là tes feux,
9
Voilà Flore qui nous appelle.

TIRCIS et DORILAS
10
Mais au moins dis-moi, cruelle.

TIRCIS
11
Si d'un peu d'amitié tu payeras mes voeux ?

DORILAS
12
Si tu seras sensible à mon ardeur fidèle ?

CLIMÈNE et DAPHNÉ
13
Voilà Flore qui nous appelle.  

TIRCIS et DORILAS
14
Ce n'est qu'un mot, un mot, un seul mot que je veux

TIRCIS
15
Languirai-je toujours dans ma peine mortelle ?

DORILAS
16
Puis-je espérer qu'un jour tu me rendras heureux ?

CLIMÈNE et DAPHNÉ
17
Voilà Flore qui nous appelle.

ENTRÉE de BALLET.
Toute la troupe des Bergers et des Bergères, va se placer en cadence autour de Flore.

CLIMÈNE
18
Quelle nouvelle parmi nous,
19
Déesse, doit jeter tant de réjouissance ?

DAPHNÉ
20
Nous brûlons d'apprendre de vous
21
Cette nouvelle d'importance.

DORILAS
22
D'ardeur nous en soupirons tous.

CLIMÈNE et DAPHNÉ
23
Nous en mourons d'impatience.

FLORE
24
La voici, silence, silence.
25
Vos voeux sont exaucés, LOUIS est de retour,
26
Il ramène en ces lieux les Plaisirs et l'Amour,
27
Et vous voyez finir vos mortelles alarmes,
28
Par ses vastes exploits son bras voit tout soumis,
29
Il quitte les armes
30
Faute d'ennemis.

TOUS
31
Ah quelle douce nouvelle !
32
Qu'elle est grande ! Qu'elle est belle !
33
Que de plaisirs ! Que de ris ! Que de jeux !
34
Que de succès heureux !
35
Et que le Ciel a bien rempli nos voeux !
36
Ah quelle douce nouvelle !
37
Qu'elle est grande ! Qu'elle est belle !

AUTRE ENTRÉE DE BALLET.
Tous les Bergers et Bergères expriment par des danses les transports de leur joie.

FLORE
38
De vos flûtes bocagères
39
Réveillez les plus beaux sons ;
40
LOUIS offre à vos chansons
41
La plus belle des matières.
42
Après cent combats,
43
Où cueille son bras
44
Une ample victoire :
45
Formez entre vous
46
Cent combats plus doux,
47
Pour chanter sa gloire.

TOUS
48
Formons entre nous
49
Cent combats plus doux,
50
Pour chanter sa gloire.

FLORE
51
Mon jeune amant dans ce bois,
52
Des présents de mon empire
53
Prépare un prix à la voix,
54
Qui saura le mieux nous dire
55
Les vertus et les Exploits
56
Du plus Auguste des Rois.

CLIMÈNE
57
Si Tircis a l'avantage,

DAPHNÉ
58
Si Dorilas est vainqueur.

CLIMÈNE
59
À le chérir je m'engage.

DAPHNÉ
60
Je me donne à son ardeur.

TIRCIS
61
Ô très chère espérance !

DORILAS
62
Ô mot plein de douceur !

TOUS DEUX
63
Plus beau sujet, plus belle récompense
64
Peuvent-ils animer un coeur ?

Les violons jouent un air pour animer les deux Bergers au combat, tandis que Flore comme juge va se placer au pied d'un bel arbre, qui est au milieu de théâtre, avec deux Zéphirs, et que le reste comme spectateurs va occuper les deux côtés de la scène.

TIRCIS
65
Quand la neige fondue enfle un torrent fameux,
66
Contre l'effort soudain de ses flots écumeux
67
Il n'est rien d'assez solide ;
68
Digues, châteaux, villes, et bois,
69
Hommes, et troupeaux à la fois,
70
Tout cède au courant qui le guide,
71
Tel, et plus fier et plus rapide,
72
Marche LOUIS dans ses Exploits.

BALLET.
Les Bergers et Bergères du côté de Tircis, dansent autour de lui sur une ritournelle, pour exprimer leurs applaudissements.

DORILAS
73
Le foudre menaçant, qui perce avec fureur
74
L'affreuse obscurité de la nue enflammée,
75
Fait d'épouvante et d'horreur
76
Trembler le plus ferme coeur :
77
Mais à la tête d'une armée
78
LOUIS jette plus de terreur.

BALLET.
Les Bergers et Bergères su côté de Dorilas, font de même que les autres.

TIRCIS
79
Des fabuleux exploits que la Grèce a chantés,
80
Par un brillant amas de belles vérités
81
Nous voyons la gloire effacée,
82
Et tous ces fameux demi-dieux,
83
Que vante l'histoire passée
84
Ne sont point à notre pensée,
85
Ce que Louis est à nos yeux.

BALLET.
Les Bergers et Bergères de son côté font encore la même chose.

DORILAS
86
LOUIS fait à nos temps, par ses faits inouïs,
87
Croire tous les beaux faits que nous chante l'histoire
88
Des siècles évanouis :
89
Mais nos neveux, dans leur gloire,
90
N'auront rien qui fasse croire
91
Tous les beaux faits de LOUIS.

BALLET.
Les Bergères de son côté font encore de même, après quoi les deux partis se mêlent.

PAN
92
(suivi de six Faunes)
Laissez, laissez, Bergers, ce dessein téméraire, 
93
Hé, que voulez-vous faire ?
94
Chanter sur vos chalumeaux, 
95
Ce qu'Apollon sur sa lyre
96
Avec ses chants les plus beaux,
97
N'entreprendrait pas de dire ?
98
C'est donner trop d'essor au feu qui vous inspire,
99
C'est monter vers les Cieux sur des ailes de cire,
100
Pour tomber dans le fond des Eaux.
101
Pour chanter de LOUIS l'intrépide courage ;
102
Il n'est point d'assez docte voix,
103
Point de mots assez grands pour en tracer l'image ;
104
Le silence est le langage
105
Qui doit louer ses Exploits.
106
Consacrez d'autres soins à sa pleine Victoire,
107
Vos louanges n'ont rien qui flatte ses désirs,
108
Laissez, laissez-là sa gloire,
109
Ne songez qu'à ses plaisirs.

TOUS
110
Laissons, laissons là sa gloire
111
Ne songeons qu'à ses plaisirs.

FLORE
112
Bien que pour étaler ses vertus immortelles
113
La force manque à vos esprits.
114
Ne laissez pas tous deux de recevoir le prix.
115
Dans les choses grandes et belles
116
Il suffit d'avoir entrepris.

ENTRÉE DE BALLET.
Les deux zéphyrs dansent avec deux couronnes de fleurs à la main, qu'ils viennent donner ensuite aux deux bergers.

CLIMÈNE et DAPHNÉ
117
(en leur donnant la main)
Dans les choses grandes et belles
118
Il suffit d'avoir entrepris.
119
Ha ! Que d'un doux succès notre audace est suivie.

FLORE et PAN
120
Ce qu'on fait pour LOUIS, on ne le perd jamais.

LES QUATRE AMANTS
121
Au soin de ses plaisirs donnons-nous désormais.
122
Heureux, heureux, qui peut lui consacrer sa vie.

TOUS
123
Joignons tous dans ces bois
124
Nos flûtes et nos voix,
125
Ce jour nous y convie,
126
Et faisons aux échos redire mille fois,
127
LOUIS est le plus grand des rois.
128
Heureux, heureux, qui peut lui consacrer sa vie.

DERNIÈRE ET GRANDRE ENTRÉE DE BALLET.
Faune, Bergers et Bergères tous se mêlent, et il se fait entre eux des jeux de danse, après quoi ils se vont préparer pour la Comédie.

AUTRE PROLOGUE

PLAINTE DE LA BERGÈRE.

[BERGÈRE]
129
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère,
130
Vains et peu sages médecins,
131
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots Latins
132
La douleur qui me désespère.
133
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère.
134
Hélas ! Hélas ! Je n'ose découvrir
135
Mon amoureux martyre,
136
Au Berger pour qui je soupire,
137
Et qui seul peut me secourir.
138
Ne prétendez pas le finir,
139
Ignorants médecins, vous ne sauriez le faire,
140
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère.   
141
Ces remèdes peu sûrs, dont le simple vulgaire
142
Croit que vous connaissez l'admirable vertu,
143
Pour les maux que je sens n'ont rien de salutaire,
144
Et tout votre caquet ne peut être reçu,
145
Que d'un MALADE IMAGINAIRE.
146
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère,
147
Vains et peu sages, etc.

Le théâtre change et représente une chambre où est le malade.

ACTE I

SCÈNE I.

ARGAN
148 (seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d'apothicaire avec des jetons ; il fait parlant à lui-même les dialogues suivants) Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Trois et deux font cinq. Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif, et rémolliant, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur. Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant, mon apothicaire, c'est que ses parties sont toujours fort civiles. Les entrailles de Monsieur, trente sols. Oui, mais Monsieur Fleurant, ce n'est pas tout que d'être civil, il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement, je suis votre serviteur, je vous l'ai déjà dit. Vous ne me les avez mis dans les autres parties qu'à vingt sols, et vingt sols en langage d'apothicaire, c'est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols. Plus dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l'ordonnance, pour balayer, laver, et nettoyer le bas-ventre de Monsieur, trente sols, avec votre permission dix sols. Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif, et somnifère, composé pour faire dormir Monsieur, trente-cinq sols ; je ne me plains pas de celui-là, car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize et dix-sept sols, six deniers. Plus du vingt-cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l'ordonnance de Monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de Monsieur, quatre livres. Ah ! Monsieur Fleurant, c'est se moquer, il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s'il vous plaît. Vingt et trente sols. Plus, dudit jour, une potion anodine et astringente pour faire reposer Monsieur, trente sols. Bon... dix, et quinze sols. Plus du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de Monsieur, trente sols. Dix sols, Monsieur Fleurant. Plus, le clystère de Monsieur réitéré le soir, comme dessus, trente sols. Monsieur Fleurant, dix sols. Plus du vingt-septième, une bonne médecine composée pour hâter d'aller, et chasser dehors les mauvaises humeurs de Monsieur, trois livres. Bon, vingt, et trente sols ; je suis bien aise que vous soyez raisonnable. Plus du vingt-huitième, une prise de petit-lait clarifié, et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer, et rafraîchir le sang de Monsieur, vingt sols. Bon, dix sols. Plus une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoard, sirops de limon et grenade, et autres suivant l'ordonnance, cinq livres. Ah ! Monsieur Fleurant, tout doux, s'il vous plaît, si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade, contentez-vous de quatre francs ; vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc, que de ce mois j'ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et l'autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m'étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci, que l'autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu'il mette ordre à cela. Allons, qu'on m'ôte tout ceci, il n'y a personne ; j'ai beau dire, on me laisse toujours seul ; il n'y a pas moyen de les arrêter ici. (Il sonne une sonnette pour faire venir ses gens.) 149Ils n'entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin : point d'affaire. Drelin, drelin, drelin : ils sont sourds. Toinette ! Drelin, drelin, drelin : tout comme si je ne sonnais point. Chienne, coquine, drelin, drelin, drelin ; j'enrage. (Il ne sonne plus mais il crie.) 150Drelin, drelin, drelin. Carogne, à tous les diables. Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ! Drelin, drelin, drelin ; voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin. Ah ! Mon Dieu, ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin.

SCÈNE II.

Toinette, Argan.

TOINETTE
151 (en entrant dans la chambre) On y va.

ARGAN
152Ah ! Chienne ! Ah carogne...  

TOINETTE
153 (faisant semblant de s'être cogné la tête) Diantre soit fait de votre impatience, vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d'un volet.

ARGAN
154 (en colère) Ah ! Traîtresse... !

TOINETTE
155 (pour l'interrompre et l'empêcher de crier, se plaint toujours, en disant) Ha !

ARGAN
156Il y a...

TOINETTE
157Ha !

ARGAN
158Il y a une heure...

TOINETTE
159Ha !

ARGAN
160Tu m'as laissé...

TOINETTE
161Ha !

ARGAN
162Tais-toi donc, coquine, que je te querelle.

TOINETTE
163Çamon, ma foi, j'en suis d'avis, après ce que je me suis fait.

ARGAN
164Tu m'as fait égosiller, carogne.

TOINETTE
165Et vous m'avez fait, vous, casser la tête, l'un vaut bien l'autre. Quitte, à quitte, si vous voulez.

ARGAN
166Quoi, coquine...

TOINETTE
167Si vous querellez, je pleurerai.

ARGAN
168Me laisser, traîtresse...

TOINETTE
169 (toujours pour l'interrompre) Ha !

ARGAN
170Chienne, tu veux...

TOINETTE
171Ha !

ARGAN
172Quoi il faudra encore que je n'aie pas le plaisir de la quereller ?

TOINETTE
173Querellez tout votre soûl, je le veux bien.

ARGAN
174Tu m'en empêches, chienne, en m'interrompant à tous coups.

TOINETTE
175Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que de mon côté, j'aie le plaisir de pleurer ; chacun le sien ce n'est pas trop. Ha !

ARGAN
176Allons, il faut en passer par là. Ôte-moi ceci, coquine, ôte-moi ceci. (Argan se lève de sa chaise.) 177Mon lavement d'aujourd'hui a-t-il bien opéré ?

TOINETTE
178Votre lavement ?

ARGAN
179Oui. Ai-je bien fait de la bile ?

TOINETTE
180Ma foi je ne me mêle point de ces affaires-là, c'est à Monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu'il en a le profit.

ARGAN
181Qu'on ait soin de me tenir un bouillon prêt, pour l'autre que je dois tantôt prendre.

TOINETTE
182Ce Monsieur Fleurant là, et ce Monsieur Purgon s'égayent bien sur votre corps ; ils ont en vous une bonne vache à lait ; et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes.

ARGAN
183Taisez-vous, ignorante, ce n'est pas à vous à contrôler les ordonnances de la médecine. Qu'on me fasse venir ma fille Angélique, j'ai à lui dire quelque chose.

TOINETTE
184La voici qui vient d'elle-même : elle a deviné votre pensée.

SCÈNE III.

Angélique, Toinette, Argan.

ARGAN
185Approchez, Angélique, vous venez à propos ; je voulais vous parler.

ANGÉLIQUE
186Me voilà prête à vous ouïr.

ARGAN
187 (courant au bassin) Attendez. Donnez-moi mon bâton. Je vais revenir tout à l'heure.

TOINETTE
188 (en le raillant) Allez vite, Monsieur, allez. Monsieur Fleurant nous donne des affaires.

SCÈNE IV.

Angélique, Toinette.

ANGÉLIQUE
189 (la regardant d'un oeil languissant, lui dit confidemment) Toinette.

TOINETTE
190Quoi ?

ANGÉLIQUE
191Regarde-moi un peu.

TOINETTE
192Hé bien je vous regarde.

ANGÉLIQUE
193Toinette.

TOINETTE
194Hé bien, quoi, Toinette ?

ANGÉLIQUE
195Ne devines-tu point de quoi je veux parler ?

TOINETTE
196Je m'en doute assez, de notre jeune amant ; car c'est sur lui depuis six jours que roulent tous nos entretiens ; et vous n'êtes point bien si vous n'en parlez à toute heure.

ANGÉLIQUE
197Puisque tu connais cela, que n'es-tu donc la première à m'en entretenir, et que ne m'épargnes-tu la peine de te jeter sur ce discours ?

TOINETTE
198Vous ne m'en donnez pas le temps, et vous avez des soins là-dessus, qu'il est difficile de prévenir.

ANGÉLIQUE
199Je t'avoue que je ne saurais me lasser de te parler de lui, et que mon coeur profite avec chaleur de tous les moments de s'ouvrir à toi. Mais dis-moi, condamnes-tu, Toinette, les sentiments que j'ai pour lui ?

TOINETTE
200Je n'ai garde.

ANGÉLIQUE
201Ai-je tort de m'abandonner à ces douces impressions ?

TOINETTE
202Je ne dis pas cela.

ANGÉLIQUE
203Et voudrais-tu que je fusse insensible aux tendres protestations de cette passion ardente qu'il témoigne pour moi ?

TOINETTE
204À Dieu ne plaise !

ANGÉLIQUE
205Dis-moi un peu, ne trouves-tu pas comme moi, quelque chose du Ciel, quelque effet du destin, dans l'aventure inopinée de notre connaissance ?

TOINETTE
206Oui.

ANGÉLIQUE
207Ne trouves-tu pas que cette action d'embrasser ma défense sans me connaître, est tout à fait d'un honnête homme ?

TOINETTE
208Oui.

ANGÉLIQUE
209Que l'on ne peut pas en user plus généreusement ?

TOINETTE
210D'accord.

ANGÉLIQUE
211Et qu'il fit tout cela de la meilleure grâce du monde ?

TOINETTE
212Oh, oui.

ANGÉLIQUE
213Ne trouves-tu pas, Toinette, qu'il est bien fait de sa personne ?

TOINETTE
214Assurément.

ANGÉLIQUE
215Qu'il a l'air le meilleur du monde.

TOINETTE
216Sans doute.

ANGÉLIQUE
217Que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble ?

TOINETTE
218Cela est sûr.

ANGÉLIQUE
219Qu'on ne peut rien entendre de plus passionné que tout ce qu'il me dit ?

TOINETTE
220Il est vrai.

ANGÉLIQUE
221Et qu'il n'est rien de plus fâcheux, que la contrainte où l'on me tient, qui bouche tout commerce aux doux empressements de cette mutuelle ardeur que le Ciel nous inspire ?

TOINETTE
222Vous avez raison.

ANGÉLIQUE
223Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu'il m'aime autant qu'il me le dit ?

TOINETTE
224Eh, eh, ces choses-là parfois sont un peu sujettes à caution. Les grimaces d'amour ressemblent fort à la vérité ; et j'ai vu de grands comédiens là-dessus.

ANGÉLIQUE
225Ah ! Toinette, que dis-tu là ? Hélas ! De la façon qu'il parle, serait-il bien possible qu'il ne me dit pas vrai ?

TOINETTE
226En tout cas, vous en serez bientôt éclaircie ; et la résolution où il vous écrivit hier, qu'il était de vous faire demander en mariage, est une prompte voie à vous faire connaître s'il vous dit vrai, ou non. C'en sera là la bonne preuve.

ANGÉLIQUE
227Ah ! Toinette, si celui-là me trompe, je ne croirai de ma vie aucun homme.

TOINETTE
228Voilà votre père qui revient.

SCÈNE V.

Argan, Angélique, Toinette.

ARGAN
229 (se met dans sa chaise) Ô çà, ma fille, je vais vous dire une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas. On vous demande en mariage. Qu'est-ce que cela ? Vous riez. Cela est plaisant, oui, ce mot de mariage. Il n'y a rien de plus drôle pour les jeunes filles. Ah ! Nature, nature ! À ce que je puis voir, ma fille, je n'ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier.

ANGÉLIQUE
230Je dois faire, mon Père, tout ce qu'il vous plaira de m'ordonner.

ARGAN
231Je suis bien aise d'avoir une fille si obéissante, la chose est donc conclue, et je vous ai promise.

ANGÉLIQUE
232C'est à moi, mon père, de suivre aveuglément toutes vos volontés.

ARGAN
233Ma femme, votre belle-mère, avait envie que je vous fisse religieuse, et votre petite soeur Louison aussi ; et de tout temps elle a été aheurtée à cela.

TOINETTE
234 (tout bas) La bonne bête a ses raisons.

ARGAN
235Elle ne voulait point consentir à ce mariage, mais je l'ai emporté, et ma parole est donnée.

ANGÉLIQUE
236Ah ! Mon père, que je vous suis obligée de toutes vos bontés.

TOINETTE
237En vérité, je vous sais bon gré de cela, et voilà l'action la plus sage que vous ayez faite de votre vie.

ARGAN
238Je n'ai point encore vu la personne ; mais on m'a dit que j'en serais content, et toi aussi.

ANGÉLIQUE
239Assurément, mon père.

ARGAN
240Comment l'as-tu vu ?

ANGÉLIQUE
241Puisque votre consentement m'autorise à vous pouvoir ouvrir mon coeur, je ne feindrai point de vous dire, que le hasard nous a fait connaître il y a six jours, et que la demande qu'on vous a faite, est un effet de l'inclination, que dès cette première vue nous avons prise l'un pour l'autre.

ARGAN
242Ils ne m'ont pas dit cela, mais j'en suis bien aise, et c'est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que c'est un grand jeune garçon bien fait.

ANGÉLIQUE
243Oui, mon père.

ARGAN
244De belle taille.

ANGÉLIQUE
245Sans doute.

ARGAN
246Agréable de sa personne.

ANGÉLIQUE
247Assurément.

ARGAN
248De bonne physionomie.

ANGÉLIQUE
249Très bonne.

ARGAN
250Sage, et bien né.

ANGÉLIQUE
251Tout à fait.

ARGAN
252Fort honnête.

ANGÉLIQUE
253Le plus honnête du monde.

ARGAN
254Qui parle bien latin, et grec.

ANGÉLIQUE
255C'est ce que je ne sais pas.

ARGAN
256Et qui sera reçu médecin dans trois jours.

ANGÉLIQUE
257Lui, mon père ?

ARGAN
258Oui. Est-ce qu'il ne te l'a pas dit ?

ANGÉLIQUE
259Non vraiment. Qui vous l'a dit à vous ?

ARGAN
260Monsieur Purgon.

ANGÉLIQUE
261Est-ce que Monsieur Purgon le connaît ?

ARGAN
262La belle demande ; il faut bien qu'il le connaisse, puisque c'est son neveu.

ANGÉLIQUE
263Cléante, neveu de Monsieur Purgon.

ARGAN
264Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l'on t'a demandée en mariage.

ANGÉLIQUE
265Hé, oui.

ARGAN
266Hé bien, c'est le neveu de Monsieur Purgon, qui est le fils de son beau-frère le médecin, Monsieur Diafoirus ; et ce fils s'appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous avons conclu ce mariage-là ce matin, Monsieur Purgon, Monsieur Fleurant et moi, et demain, ce gendre prétendu doit m'être amené par son père. Qu'est-ce ? Vous voilà toute ébaubie ?

ANGÉLIQUE
267C'est, mon Père, que je connais que vous avez parlé d'une personne, et que j'ai entendu une autre.

TOINETTE
268Quoi, Monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?  

ARGAN
269Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?

TOINETTE
270Mon Dieu tout doux, vous allez d'abord aux invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter ? Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s'il vous plaît, pour un tel mariage ?

ARGAN
271Ma raison est que, me voyant infirme, et malade comme je suis, je veux me faire un gendre? et des alliés médecins, afin de m'appuyer de bons secours contre ma maladie, d'avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d'être à même des consultations, et des ordonnances.

TOINETTE
272Hé bien, voilà dire une raison, et il y a plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, Monsieur, mettez la main à la conscience. Est-ce que vous êtes malade ?

ARGAN
273Comment, coquine, si je suis malade ? Si je suis malade, impudente ?

TOINETTE
274Hé bien oui, Monsieur, vous êtes malade, n'ayons point de querelle là-dessus. Oui, vous êtes fort malade, j'en demeure d'accord, et plus malade que vous ne pensez ; voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle ; et, n'étant point malade, il n'est pas nécessaire de lui donner un médecin.

ARGAN
275C'est pour moi que je lui donne ce médecin ; et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père.

TOINETTE
276Ma foi, Monsieur, voulez-vous qu'en amie je vous donne un conseil ?

ARGAN
277Quel est-il ce conseil ?

TOINETTE
278De ne point songer à ce mariage-là.

ARGAN
279Hé la raison ?

TOINETTE
280La raison, c'est que votre fille n'y consentira point.

ARGAN
281Elle n'y consentira point ?

TOINETTE
282Non.

ARGAN
283Ma fille ?

TOINETTE
284Votre fille. Elle vous dira qu'elle n'a que faire de Monsieur Diafoirus, ni de son fils Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde.

ARGAN
285J'en ai affaire, moi, outre que le parti est plus avantageux qu'on ne pense, Monsieur Diafoirus n'a que ce fils-là pour tout héritier ; et de plus, Monsieur Purgon, qui n'a ni femme, ni enfants, lui donne tout son bien, en faveur de ce mariage ; et Monsieur Purgon est un homme qui a huit mille bonnes livres de rente.

TOINETTE
286Il faut qu'il ait tué bien des gens, pour s'être fait si riche.

ARGAN
287Huit mille livres de rente sont quelque chose, sans compter le bien du père.

TOINETTE
288Monsieur, tout cela est bel et bon ; mais j'en reviens toujours là. Je vous conseille entre nous de lui choisir un autre mari, et elle n'est point faite pour être Madame Diafoirus.

ARGAN
289Et je veux, moi, que cela soit.

TOINETTE
290Eh fi, ne dites pas cela.

ARGAN
291Comment, que je ne dise pas cela ?

TOINETTE
292Hé non !

ARGAN
293Et pourquoi ne le dirai-je pas ?

TOINETTE
294On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.

ARGAN
295On dira ce qu'on voudra, mais je vous dis que je veux qu'elle exécute la parole que j'ai donnée.

TOINETTE
296Non, je suis sûre qu'elle ne le fera pas.

ARGAN
297Je l'y forcerai bien.

TOINETTE
298Elle ne le fera pas, vous dis-je.

ARGAN
299Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent.

TOINETTE
300Vous ?

ARGAN
301Moi.

TOINETTE
302Bon.

ARGAN
303Comment, bon ?

TOINETTE
304Vous ne la mettrez point dans un couvent.

ARGAN
305Je ne la mettrai point dans un couvent ?

TOINETTE
306Non.

ARGAN
307Non.

TOINETTE
308Non.

ARGAN
309Ouais, voici qui est plaisant. Je ne mettrai pas ma fille dans un convent, si je veux ?

TOINETTE
310Non, vous dis-je.

ARGAN
311Qui m'en empêchera ?

TOINETTE
312Vous-même.

ARGAN
313Moi ?

TOINETTE
314Oui, vous n'aurez pas ce coeur-là.

ARGAN
315Je l'aurai.

TOINETTE
316Vous vous moquez.

ARGAN
317Je ne me moque point.

TOINETTE
318La tendresse paternelle vous prendra.

ARGAN
319Elle ne me prendra point.

TOINETTE
320Une petite larme, ou deux, des bras jetés au cou, un mon petit Papa mignon, prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher.

ARGAN
321Tout cela ne fera rien.

TOINETTE
322Oui, oui.

ARGAN
323Je vous dis que je n'en démordrai point.

TOINETTE
324Bagatelles.  

ARGAN
325Il ne faut point dire bagatelles.

TOINETTE
326Mon Dieu je vous connais, vous êtes bon naturellement.

ARGAN
327 (avec emportement) Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.

TOINETTE
328Doucement, Monsieur, vous ne songez pas que vous êtes malade.

ARGAN
329Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.

TOINETTE
330Et moi, je lui défends absolument d'en faire rien.

ARGAN
331Où est-ce donc que nous sommes ? Et quelle audace est-ce là à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maître ?

TOINETTE
332Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.

ARGAN
333 (court après Toinette) Ah ! Insolente, il faut que je t'assomme.

TOINETTE
334 (se sauve de lui) Il est de mon devoir de m'opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.

ARGAN
335 (en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main) Viens, viens, que je t'apprenne à parler.

TOINETTE
336 (courant et se sauvant du côté de la chaise où n'est pas Argan) Je m'intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.

ARGAN
337Chienne !

TOINETTE
338Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.

ARGAN
339Pendarde

TOINETTE
340Je ne veux point qu'elle épouse votre Thomas Diafoirus.

ARGAN
341Carogne !

TOINETTE
342Et elle m'obéira plutôt qu'à vous.

ARGAN
343Angélique, tu ne veux pas m'arrêter cette coquine-là ?

ANGÉLIQUE
344Eh, mon Père, ne vous faites point malade.

ARGAN
345Si tu ne me l'arrêtes, je te donnerai ma malédiction.

TOINETTE
346Et moi je la déshériterai, si elle vous obéit.

ARGAN
347 (se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle) Ah ! Ah ! Je n'en puis plus. Voilà pour me faire mourir

SCÈNE VI.

Béline, Angélique, Toinette, Argan.

ARGAN
348Ah ! Ma femme approchez.

BÉLINE
349Qu'avez-vous, mon pauvre mari ?

ARGAN
350Venez-vous-en ici à mon secours ?

BÉLINE
351Qu'est-ce que c'est donc qu'il y a, mon petit fils ?

ARGAN
352Mamie.

BÉLINE
353Mon ami.

ARGAN
354On vient de me mettre en colère.

BÉLINE
355Hélas ! Pauvre petit mari. Comment donc, mon ami ?

ARGAN
356Votre coquine de Toinette est devenue plus insolente que jamais.

BÉLINE
357Ne vous passionnez donc point.

ARGAN
358Elle m'a fait enrager, mamie.

BÉLINE
359Doucement, mon fils.

ARGAN
360Elle a contrecarré une heure durant les choses que je veux faire.

BÉLINE
361Là, là, tout doux.

ARGAN
362Et a eu l'effronterie de me dire que je ne suis point malade.

BÉLINE
363C'est une impertinente.

ARGAN
364Vous savez, mon coeur, ce qui en est.

BÉLINE
365Oui, mon coeur, elle a tort.

ARGAN
366Mamour, cette coquine-là me fera mourir.

BÉLINE
367Eh là, eh là.

ARGAN
368Elle est la cause de toute la bile que je fais.

BÉLINE
369Ne vous fâchez point tant.

ARGAN
370Et il y a je ne sais combien que je vous dis de me la chasser.

BÉLINE
371Mon Dieu, mon fils, il n'y a point de serviteurs, et de servantes qui n'aient leurs défauts. On est contraint parfois de souffrir leurs mauvaises qualités à cause des bonnes. Celle-ci est adroite, soigneuse, diligente, et surtout fidèle ; et vous savez qu'il faut maintenant de grandes précautions pour les gens que l'on prend. Holà, Toinette.

TOINETTE
372Madame.

BÉLINE
373Pourquoi donc est-ce que vous mettez mon mari en colère ?

TOINETTE
374 (d'un ton doucereux) Moi, Madame, hélas ! Je ne sais pas ce que vous me voulez dire, et je ne songe qu'à complaire à Monsieur en toutes choses.

ARGAN
375Ah ! La traîtresse.

TOINETTE
376Il nous a dit qu'il voulait donner sa fille en mariage au fils de Monsieur Diafoirus ; je lui ai répondu que je trouvais le parti avantageux pour elle ; mais que je croyais qu'il ferait mieux de la mettre dans un couvent.

BÉLINE
377Il n'y a pas grand mal à cela, et je trouve qu'elle a raison.

ARGAN
378Ah ! Mamour, vous la croyez ; c'est une scélérate. Elle m'a dit cent insolences.

BÉLINE
379Hé bien je vous crois, mon ami. Là, remettez-vous. Écoutez, Toinette, si vous fâchez jamais mon mari, je vous mettrai dehors. Çà, donnez-moi son manteau fourré, et des oreillers, que je l'accommode dans sa chaise. Vous voilà je ne sais comment. Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles ; il n'y a rien qui enrhume tant, que de prendre l'air par les oreilles.

ARGAN
380Ah ! Mamie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi.

BÉLINE
381 (accommodant les oreillers qu'elle met autour d'Argan) Levez-vous, que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l'autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête.

TOINETTE
382 (lui mettant rudement un oreiller sur la tête, et puis fuyant) Et celui-ci pour vous garder du serein.

ARGAN
383 (se lève en colère, et jette tous les oreillers à Toinette) Ah ! Coquine, tu veux m'étouffer.

BÉLINE
384Eh là, eh là ! Qu'est-ce que c'est donc ?

ARGAN
385 (tout essoufflé, se jette dans sa chaise) Ah, ah, ah ! Je n'en puis plus.

BÉLINE
386Pourquoi vous emporter ainsi ? Elle a cru faire bien.

ARGAN
387Vous ne connaissez pas, mamour, la malice de la pendarde. Ah ! Elle m'a mis tout hors de moi ; et il faudra plus de huit médecines, et de douze lavements, pour réparer tout ceci.

BÉLINE
388Là, là, mon petit ami, apaisez-vous un peu.

ARGAN
389Mamie, vous êtes toute ma consolation.

BÉLINE
390Pauvre petit fils.

ARGAN
391Pour tâcher de reconnaître l'amour que vous me portez, je veux, mon coeur, comme je vous ai dit, faire mon testament.

BÉLINE
392Ah ! Mon ami, ne parlons point de cela, je vous prie, je ne saurais souffrir cette pensée ; et le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.

ARGAN
393Je vous avais dit de parler pour cela à votre notaire.

BÉLINE
394Le voilà là-dedans, que j'ai amené avec moi.

ARGAN
395Faites-le donc entrer mamour.

BÉLINE
396Hélas ! Mon ami, quand on aime bien un mari, on n'est guère en état de songer à tout cela.

SCÈNE VII.

Le Notaire, Béline, Argan.

ARGAN
397Approchez, Monsieur de Bonnefoy, approchez. Prenez un siège, s'il vous plaît. Ma femme m'a dit, Monsieur, que vous étiez fort honnête homme, et tout à fait de ses amis ; et je l'ai chargée de vous parler pour un testament que je veux faire.

BÉLINE
398Hélas ! Je ne suis point capable de parler de ces choses-là.

LE NOTAIRE
399Elle m'a, Monsieur, expliqué vos intentions, et le dessein où vous êtes pour elle ; et j'ai à vous dire là-dessus que vous ne sauriez rien donner à votre femme par votre testament.

ARGAN
400Mais pourquoi ?

LE NOTAIRE
401La coutume y résiste. Si vous étiez en pays de Droit écrit, cela se pourrait faire ; mais à Paris, et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c'est ce qui ne se peut, et la disposition serait nulle. Tout l'avantage qu'homme et femme conjoints par mariage se peuvent faire l'un à l'autre, c'est un don mutuel entre-vifs ; encore faut-il qu'il n'y ait enfants, soit des deux conjoints, ou de l'un d'eux, lors du décès du premier mourant.

ARGAN
402Voilà une coutume bien impertinente, qu'un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il est aimé tendrement, et qui prend de lui tant de soin. J'aurais envie de consulter mon avocat, pour voir comment je pourrais faire.

LE NOTAIRE
403Ce n'est point à des avocats qu'il faut aller, car ils sont d'ordinaire sévères là-dessus, et s'imaginent que c'est un grand crime, que de disposer en fraude de la loi. Ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d'autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes ; qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n'est pas permis ; qui savent aplanir les difficultés d'une affaire, et trouver des moyens d'éluder la coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ; il faut de la facilité dans les choses, autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerais pas un sou de notre métier.

ARGAN
404Ma femme m'avait bien dit, Monsieur, que vous étiez fort habile, et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s'il vous plaît, pour lui donner mon bien, et en frustrer mes enfants ?

LE NOTAIRE
405Comment vous pouvez faire ? Vous pouvez choisir doucement un ami intime de votre femme, auquel vous donnerez en bonne forme par votre testament tout ce que vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. Vous pouvez encore contracter un grand nombre d'obligations, non suspectes, au profit de divers créanciers, qui prêteront leur nom à votre femme, et entre les mains de laquelle ils mettront leur déclaration que ce qu'ils en ont fait n'a été que pour lui faire plaisir. Vous pouvez aussi, pendant que vous êtes en vie, mettre entre ses mains de l'argent comptant, ou des billets que vous pourrez avoir, payables au porteur.

BÉLINE
406Mon Dieu, il ne faut point vous tourmenter de tout cela. S'il vient faute de vous, mon fils, je ne veux plus rester au monde.

ARGAN
407Mamie.

BÉLINE
408Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre.

ARGAN
409Ma chère femme !

BÉLINE
410La vie ne me sera plus de rien.

ARGAN
411Mamour !

BÉLINE
412Et je suivrai vos pas, pour vous faire connaître la tendresse que j'ai pour vous.

ARGAN
413Mamie, vous me fendez le coeur. Consolez-vous, je vous en prie.

LE NOTAIRE
414Ces larmes sont hors de saison, et les choses n'en sont point encore là.

BÉLINE
415Ah ! Monsieur, vous ne savez pas ce que c'est qu'un mari, qu'on aime tendrement.

ARGAN
416Tout le regret que j'aurai, si je meurs, mamie, c'est de n'avoir point un enfant de vous. Monsieur Purgon m'avait dit qu'il m'en ferait faire un.

LE NOTAIRE
417Cela pourra venir encore.

ARGAN
418Il faut faire mon testament, mamour, de la façon que Monsieur dit ; mais, par précaution, je veux vous mettre entre les vingt mille francs en or, que j'ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dûs, l'un par Monsieur Damon, et l'autre par Monsieur Gérante.

BÉLINE
419Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah ! Combien dites-vous qu'il y a dans votre alcôve ?

ARGAN
420Vingt mille francs, mamour.

BÉLINE
421Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah ! De combien sont les deux billets ?

ARGAN
422Ils sont, mamie, l'un de quatre mille francs, et l'autre de six.

BÉLINE
423Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien, au prix de vous.

LE NOTAIRE
424Voulez-vous que nous procédions au testament ?

ARGAN
425Oui, Monsieur ; mais nous serons mieux dans mon petit cabinet. Mamour, conduisez-moi, je vous prie.

BÉLINE
426Allons, mon pauvre petit fils.

SCÈNE VIII.

Angélique, Toinette.

TOINETTE
427Les voilà avec un notaire, et j'ai ouï parler de testament. Votre belle-mère ne s'endort point, et c'est sans doute quelque conspiration contre vos intérêts, où elle pousse votre père.

ANGÉLIQUE
428Qu'il dispose de son bien à sa fantaisie, pourvu qu'il ne dispose point de mon coeur. Tu vois, Toinette, les desseins violents que l'on fait sur lui. Ne m'abandonne point, je te prie, dans l'extrémité où je suis.

TOINETTE
429Moi ? Vous abandonner, j'aimerais mieux mourir. Votre belle-mère a beau me faire sa confidente, et me vouloir jeter dans ses intérêts, je n'ai jamais pu avoir d'inclination pour elle, et j'ai toujours été de votre parti. Laissez-moi faire, j'emploierai toute chose pour vous servir ; mais pour vous servir avec plus d'effet, je veux changer de batterie, couvrir le zèle que j'ai pour vous, et feindre d'entrer dans les sentiments de votre père, et de votre belle-mère.

ANGÉLIQUE
430Tâche, je t'en conjure, de faire donner avis à Cléante du mariage qu'on a conclu.

TOINETTE
431Je n'ai personne à employer à cet office, que le vieux usurier Polichinelle, mon amant, et il m'en coûtera pour cela quelques paroles de douceur, que je veux bien dépenser pour vous. Pour aujourd'hui il est trop tard ; mais demain du grand matin, je l'enverrai quérir, et il sera ravi de...

BÉLINE
432Toinette.

TOINETTE
433Voilà qu'on m'appelle. Bonsoir. Reposez-vous sur moi.

La théâtre change et représente une ville.

PREMIER INTERMÈDE

Polichinelle, dans la nuit, vient pour donner une sérénade à sa maîtresse. Il est interrompu d'abord par des violons, contre lesquels il se met en colère, et ensuite par le Guet, composé de musiciens et de danseurs.

POLICHINELLE
434Ô amour, amour, amour, amour ! Pauvre Polichinelle, quelle diable de fantaisie t'es-tu allé mettre dans la cervelle ? À quoi t'amuses-tu, misérable insensé que tu es ? Tu quittes le soin de ton négoce, et tu laisses aller tes affaires à l'abandon. Tu ne manges plus, tu ne bois presque plus, tu perds le repos de la nuit ; et tout cela pour qui ? Pour une dragonne, franche dragonne ; une diablesse qui te rembarre, et se moque de tout ce que tu peux lui dire. Mais il n'y a point à raisonner là-dessus : tu le veux, amour ; il faut être fou comme beaucoup d'autres. Cela n'est pas le mieux du monde à un homme de mon âge : mais qu'y faire ? On n'est pas sage quand on veut, et les vieilles cervelles se démontent comme les jeunes. 435Je viens voir si je ne pourrai point adoucir ma tigresse par une sérénade. Il n'y a rien parfois qui soit si touchant qu'un amant qui vient chanter ses doléances aux gonds et aux verrous de la porte de sa maîtresse. Voici de quoi accompagner ma voix. Ô nuit ! Ô chère nuit ! Porte mes plaintes amoureuses jusque dans le lit de mon inflexible.
Il chante ces paroles :
436
Notte e dì v'amo e v'adoro,
437
Cerco' un sì per mio ristoro ;
438
Ma se voi dite di no
439
Bell' ingrata io morirò.
440
Fra la speranza
441
S'afflige il cuore,
442
In lontananza
443
Consum a l'hore ;
444
Si dolce inganno
445
Che mi figura
446
Breve l'affanno,
447
Ahi troppo dura,
448
Cosi per tropp' amar languisco e muoro.
449
Notte' e dì v'amo e v'adoro,
450
Cerco' un sì per mio ristoro,
451
Mà se voi dite di no,
452
Bell' ingrata, io morirò.
453
Se non dormite,
454
Almen pensate
455
Alle ferite
456
Ch'al cuor mi fate ;
457
Deh almen fingete,
458
Per mio conforto,
459
Se m'uccidete,
460
D'haver il torto :
461
Vostra pietà mi scemerà il martoro.
462
Notte' e dì v'amo e vadoro,
463
Cerco un si per mio ristoro,
464
Ma se voi dite di nò,
465
Bell' ingrata, io morirò.

UNE VIEILLE
466
(se présente à la fenêtre, et répond au seignor Polichinelle en se moquant de lui)
Zerbinetti, ch' ogn' hor con finti sguardi,
467
Mentiti desiri,
468
Fallaci sospiri,
469
Accenti Buggiardi,
470
Di fede vi preggiate,
471
Ah che non m'ingannate,
472
Che gia sò per prova,
473
Ch'in voi non si trova
474
Constanza ne fede ;
475
Oh quanto' è pazza colei che vi crede.
476
Quei sguardi languidi
477
Non m'innamorano,
478
Quei sospir fervidi
479
Più non m'infiammano,
480
Vel giuro' a fè.
481
Zerbino misero,
482
Del vostro piangere
483
Il mio cor libero
484
Vuol sempre ridere
485
Credet'à mé :
486
Che già so per prova
487
Ch'in voi non si trova
488
Constanza ne fede ;
489
Oh quanto' è pazza colei che vi crede.

Violons.

POLICHINELLE
490Quelle impertinente harmonie vient interrompre ici ma voix ? (Violons) 491Paix là, taisez-vous, violons. Laissez-moi me plaindre à mon aise des cruautés de mon inexorable. (Violons) 492Taisez-vous vous dis-je. C'est moi qui veux chanter. (Violons) 493Paix donc ! (Violons) 494Ouais ! (Violons) 495Ahi ! (Violons) 496Est-ce pour rire ? (Violons) 497Ah que de bruit ! (Violons) 498Le diable vous emporte. (Violons) 499J'enrage. (Violons) 500Vous ne vous tairez pas ? Ah, Dieu soit loué ! Violons. 501Encore ? (Violons) 502Peste des violons ! (Violons) 503La sotte musique que voilà ! (Violons) 504La, la, la, la, la, la. (Violons) 505La, la, la, la, la, la. (Violons) 506La, la, la, la, la, la. (Violons) 507La, la, la, la, la, la. (Violons) 508La, la, la, la, la, la. (Violons) (Polichinelle, avec un luth, dont il ne joue que des lèvres et de la langue, en disant : plin pan plan, etc.) 509Par ma foi ! Cela me divertit. Poursuivez, Messieurs les Violons, vous me ferez plaisir. Allons donc, continuez. Je vous en prie. Voilà le moyen de les faire taire. La musique est accoutumée à ne point faire ce qu'on veut. Ho sus, à nous ! Avant que de chanter il faut que je prélude un peu, et joue quelque pièce, afin de mieux prendre mon ton. Plan, plan, plan. Plin, plin, plin. Voilà un temps fâcheux pour mettre un luth d'accord. Plin, plin, plin. Plin, tan, plan. Plin, plin. Les cordes ne tiennent point par ce temps-là. Plin, plan. J'entends du bruit, mettons mon luth contre la porte.

ARCHERS
510 (passant dans la rue, accourent au bruit qu'ils entendent et demandent :) Qui va là, qui va là ?

POLICHINELLE
511 (tout bas) Qui diable est cela ? Est-ce que c'est la mode de parler en musique ?

ARCHERS
512Qui va là, qui va là, qui va là ?

POLICHINELLE
513 (épouvanté) Moi, moi, moi.

ARCHERS
514Qui va là, qui va là ? Vous dis-je.

POLICHINELLE
515Moi, moi, vous dis-je.

ARCHERS
516Et qui toi, et qui toi ?

POLICHINELLE
517Moi, moi, moi, moi, moi, moi.

ARCHERS
518Dis ton nom, dis ton nom, sans davantage attendre.

POLICHINELLE
519 (feignant d'être bien hardi) Mon nom est, va te faire pendre.

ARCHERS
520Ici, camarades, ici. Saisissons l'insolent qui nous répond ainsi.

ENTRÉE DE BALLET.
Tout le Guet vient, qui cherche Polichinelle dans la nuit. Violons et Danseurs.

POLICHINELLE
521Qui va là ? (Violons et Danseurs) 522Qui sont les coquins que j'entends ? (Violons et Danseurs) 523Euh ! (Violons et Danseurs) 524Holà mes laquais, mes gens. (Violons et Danseurs) 525Par la mort. (Violons et Danseurs) 526Par la sang. (Violons et Danseurs) 527J'en jetterai par terre. (Violons et Danseurs) 528Champagne, Poitevin, Picard, Basque, Breton.   (Violons et Danseurs) 529Donnez-moi mon mousqueton (Violons et Danseurs) (Polichinelle tire un coup de pistolet.) 530Poue. (Ils tombent tous et s'enfuient.) (Polichinelle, en se moquant.) 531Ah, ah, ah, ah, comme je leur ai donné l'épouvante. Voilà de sottes gens d'avoir peur de moi qui ai peur des autres. Ma foi il n'est que de jouer d'adresse en ce monde. Si je n'avais tranché du grand seigneur, et n'avais fait le brave, ils n'auraient pas manqué de me happer. Ah, ah, ah.

Les archers se rapprochent, et ayant entendu ce qu'il disait, ils le saisissent au collet.

ARCHERS
532Nous le tenons, à nous, camarades, à nous, dépêchez, de la lumière.

BALLET.
Tout le Guet vient avec des lanternes.

ARCHERS
533
Ah traître, ah fripon, c'est donc vous,
534
Faquin, maraud, pendard, impudent, téméraire,
535
Insolent, effronté, coquin, filou, voleur,
536
Vous osez nous faire peur ?

POLICHINELLE
537Messieurs, c'est que j'étais ivre.

ARCHERS
538
Non, non, non, point de raison,
539
Il faut vous apprendre à vivre,
540
En prison vite, en prison.

POLICHINELLE
541Messieurs, je ne suis point voleur.

ARCHERS
542En prison.

POLICHINELLE
543Je suis un bourgeois de la ville.

ARCHERS
544En prison.

POLICHINELLE
545Qu'ai-je fait ?

ARCHERS
546En prison, vite, en prison.

POLICHINELLE
547Messieurs, laissez-moi aller.

ARCHERS
548Non.

POLICHINELLE
549Je vous prie.

ARCHERS
550Non.

POLICHINELLE
551Eh !

ARCHERS
552Non.

POLICHINELLE
553De grâce.

ARCHERS
554Non, non.

POLICHINELLE
555Messieurs.

ARCHERS
556Non, non, non.

POLICHINELLE
557S'il vous plaît.

ARCHERS
558Non, non.

POLICHINELLE
559Par charité.

ARCHERS
560Non, non.

POLICHINELLE
561Au nom du Ciel !

ARCHERS
562Non, non.

POLICHINELLE
563Miséricorde !

ARCHERS
564
Non, non, non, point de raison.
565
Il faut vous apprendre à vivre,
566
En prison vite, en prison.

POLICHINELLE
567Eh ! N'est-il rien, Messieurs, qui soit capable d'attendrir vos âmes ?

ARCHERS
568
Il est aisé de nous toucher,
569
Et nous sommes humains plus qu'on ne saurait croire,
570
Donnez-nous doucement six pistoles pour boire ;
571
Nous allons vous lâcher.

POLICHINELLE
572Hélas, Messieurs, je vous assure que je n'ai pas un sou sur moi.

ARCHERS
573
Au défaut de six pistoles,
574
Choisissez donc sans façon
575
D'avoir trente croquignoles,  
576
Ou douze coups de bâton.

POLICHINELLE
577Si c'est une nécessité, et qu'il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.

ARCHERS
578
Allons, préparez-vous,
579
Et comptez bien les coups.

BALLET.
Archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.

POLICHINELLE
580Un et deux. Trois et quatre. Cinq et six. Sept et huit. Neuf et dix. Onze et douze, et treize, et quatorze, et quinze.

ARCHERS
581
Ah, ah, vous en voulez passer ;
582
Allons, c'est à recommencer.

POLICHINELLE
583Ah, Messieurs, ma pauvre tête n'en peut plus, et vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J'aime mieux encore les coups de bâton, que de recommencer.

ARCHERS
584
Soit, puisque le bâton est pour vous plus charmant,
585
Vous aurez contentement.

BALLET.
Les Archers danseurs lui donnent des coups de bâton en cadence.

POLICHINELLE
586Un, deux, trois, quatre, cinq, six, ah, ah, ah, je n'y saurais plus résister. Tenez, Messieurs, voilà six pistoles que je vous donne.

ARCHERS
587
Ah, l'honnête homme ! Ah, l'âme noble et belle !
588
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.

POLICHINELLE
589Messieurs, je vous donne le bonsoir.

ARCHERS
590
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.

POLICHINELLE
591Votre serviteur.

ARCHERS
592
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.

POLICHINELLE
593Très humble valet.

ARCHERS
594
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.

POLICHINELLE
595Jusqu'au revoir.

BALLET.
Ils dansent tous, en réjouissance de l'argent qu'ils ont reçu. Le théâtre change et représente la même chambre.

ACTE II

SCÈNE I.

Toinette, Cléante.

TOINETTE
596Que demandez-vous, Monsieur ?

CLÉANTE
597Ce que je demande ?

TOINETTE
598Ah, ah, c'est vous ? Quelle surprise ! Que venez-vous faire céans ?

CLÉANTE
599Savoir ma destinée ; parler à l'aimable Angélique ; consulter les sentiments de son coeur ; et lui demander ses résolutions sur ce mariage fatal, dont on m'a averti.

TOINETTE
600Oui, mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique ; il faut des mystères ; et l'on vous a dit l'étroite garde où elle est retenue. Qu'on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne, et que ce ne fut que la curiosité d'une vieille tante qui nous fit accorder la liberté d'aller à cette comédie, qui donna lieu à la naissance de votre passion, et nous nous sommes bien gardé[e]s de parler de cette aventure.

CLÉANTE
601Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante, et sous l'apparence de son amant, mais comme ami de son maître de musique, dont j'ai obtenu le pouvoir de dire qu'il m'envoie à sa place.

TOINETTE
602Voici son père. Retirez-vous un peu, et me laissez lui dire que vous êtes là.

SCÈNE II.

Argan, Toinette, Cléante.

ARGAN
603Monsieur Purgon m'a dit de me promener le matin dans ma chambre douze allées, et douze venues ; mais j'ai oublié à lui demander si c'est en long, ou en large.

TOINETTE
604Monsieur, voilà un...

ARGAN
605Parle bas, pendarde, tu viens m'ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu'il ne faut point parler si haut à des malades.

TOINETTE
606Je voulais vous dire, Monsieur...

ARGAN
607Parle bas, te dis-je.

TOINETTE
608Monsieur...

ARGAN
609Eh !

TOINETTE
610Je vous dis que...

ARGAN
611Qu'est-ce que tu dis ?

TOINETTE
612 (haut) Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.

ARGAN
613Qu'il vienne.

Toinette fait signe à Cléante d'avancer.

CLÉANTE
614Monsieur...

TOINETTE
615 (raillant) Ne parlez pas si haut, de peur d'ébranler le cerveau de Monsieur.

CLÉANTE
616Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout, et de voir que vous vous portez mieux.

TOINETTE
617 (feignant d'être en colère) Comment qu'il se porte mieux ? Cela est faux, Monsieur se porte toujours mal.

CLÉANTE
618J'ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.

TOINETTE
619Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l'a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu'il était mieux. Il ne s'est jamais si mal porté.

ARGAN
620Elle a raison.

TOINETTE
621Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit fort malade.

ARGAN
622Cela est vrai.

CLÉANTE
623Monsieur, j'en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s'est vu obligé d'aller à la campagne pour quelques jours ; et comme son ami intime, il m'envoie à sa place pour lui continuer ses leçons, de peur qu'en les interrompant elle ne vînt à oublier ce qu'elle sait déjà.

ARGAN
624Fort bien. Appelez Angélique.

TOINETTE
625Je crois, Monsieur, qu'il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.

ARGAN
626Non, faites-la venir.

TOINETTE
627Il ne pourra lui donner leçon, comme il faut, s'ils ne sont en particulier.

ARGAN
628Si fait, si fait.

TOINETTE
629Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l'état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.

ARGAN
630Point, point, j'aime la musique, et je serai bien aise de... Ah ! La voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.

SCÈNE III.

Argan, Angélique, Cléante.

ARGAN
631Venez, ma fille : votre maître de musique est allé aux champs, et voilà une personne qu'il envoie à sa place pour vous montrer.

ANGÉLIQUE
632Ah, Ciel !

ARGAN
633Qu'est-ce ? D'où vient cette surprise ?

ANGÉLIQUE
634C'est...

ARGAN
635Quoi ? Qui vous émeut de la sorte ?

ANGÉLIQUE
636C'est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.

ARGAN
637Comment ?

ANGÉLIQUE
638J'ai songé cette nuit que j'étais dans le plus grand embarras du monde, et qu'une personne faite tout comme Monsieur s'est présentée à moi, à qui j'ai demandé secours, et qui m'est venue tirer de la peine où j'étais ; et ma surprise a été grande de voir inopinément, en arrivant ici, ce que j'ai eu dans l'idée toute la nuit.

CLÉANTE
639Ce n'est pas être malheureux que d'occuper votre pensée, soit en dormant, soit en veillant ; et mon bonheur serait grand sans doute, si vous étiez dans quelque peine, dont vous me jugeassiez digne de vous tirer ; et il n'y a rien que je ne fisse pour...

SCÈNE IV.

Toinette, Cléante, Angélique, Argan.

TOINETTE
640 (par dérision) Ma foi, Monsieur, je suis pour vous maintenant, et je me dédis de tout ce que je disais hier. Voici Monsieur Diafoirus le père, et Monsieur Diafoirus le fils, qui viennent vous rendre visite. Que vous serez bien engendré ! Vous allez voir le garçon le mieux fait du monde, et le plus spirituel. Il n'a dit que deux mots, qui m'ont ravie, et votre fille va être charmée de lui.

ARGAN
641 (à Cléante, qui feint de vouloir s'en aller) Ne vous en allez point, Monsieur. C'est que je marie ma fille, et voilà qu'on lui amène son prétendu mari, qu'elle n'a point encore vu.

CLÉANTE
642C'est m'honorer beaucoup, Monsieur, de vouloir que je sois témoin d'une entrevue si agréable.

ARGAN
643C'est le fils d'un habile médecin, et le mariage se fera dans quatre jours.

CLÉANTE
644Fort bien.

ARGAN
645Mandez-le un peu à son maître de musique, afin qu'il se trouve à la noce.

CLÉANTE
646Je n'y manquerai pas.

ARGAN
647Je vous y prie aussi.

CLÉANTE
648Vous me faites beaucoup d'honneur.

TOINETTE
649Allons qu'on se range, les voici.

SCÈNE V.

Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus, Argan, Angélique, Cléante, Toinette.

ARGAN
650 (mettant la main à son bonnet sans l'ôter) Monsieur Purgon, Monsieur, m'a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier, vous savez les conséquences.

MONSIEUR DIAFOIRUS
651Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l'incommodité.

ARGAN
652Je reçois, Monsieur.

Ils parlent tous deux en même temps, s'interrompent et confondent.

MONSIEUR DIAFOIRUS
653Nous venons ici, Monsieur...

ARGAN
654Avec beaucoup de joie...

MONSIEUR DIAFOIRUS
655Mon fils Thomas, et moi.

ARGAN
656L'honneur que vous me faites.

MONSIEUR DIAFOIRUS
657Vous témoigner, Monsieur.

ARGAN
658Et j'aurais souhaité.

MONSIEUR DIAFOIRUS
659Le ravissement où nous sommes.

ARGAN
660De pouvoir aller chez vous.

MONSIEUR DIAFOIRUS
661De la grâce que vous nous faites.

ARGAN
662Pour vous en assurer.

MONSIEUR DIAFOIRUS
663De vouloir bien nous recevoir.

ARGAN
664Mais vous savez, Monsieur.

MONSIEUR DIAFOIRUS
665Dans l'honneur, Monsieur.

ARGAN
666Ce que c'est qu'un pauvre malade.

MONSIEUR DIAFOIRUS
667De votre alliance.

ARGAN
668Qui ne peut faire autre chose.

MONSIEUR DIAFOIRUS
669Et vous assurer.

ARGAN
670Que de vous dire ici.

MONSIEUR DIAFOIRUS
671Que dans les choses qui dépendront de notre métier.

ARGAN
672Qu'il cherchera toutes les occasions.

MONSIEUR DIAFOIRUS
673De même qu'en toute autre.

ARGAN
674De vous faire connaître, Monsieur...

MONSIEUR DIAFOIRUS
675Nous serons toujours prêts, Monsieur.

ARGAN
676Qu'il est tout à votre service.

MONSIEUR DIAFOIRUS
677À vous témoigner notre zèle. Il se retourne vers son fils et lui dit. 678Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.

THOMAS DIAFOIRUS
679 (est un grand benêt, nouvellement sorti des Écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce, et à contre-temps) N'est-ce pas par le père qu'il convient commencer ?

MONSIEUR DIAFOIRUS
680Oui.

THOMAS DIAFOIRUS
681Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir, et révérer en vous un second père ; mais un second père auquel j'ose dire que je me trouve plus redevable qu'au premier. Le premier m'a engendré ; mais vous m'avez choisi. Il m'a reçu par nécessité ; mais vous m'avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et d'autant plus que les facultés spirituelles, sont au-dessus des corporelles, d'autant plus je vous dois, et d'autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd'hui vous rendre par avance les très humbles et très respectueux hommages.

TOINETTE
682Vivent les collèges, d'où l'on sort si habile homme.

THOMAS DIAFOIRUS
683Cela a-t-il bien été, mon père ?

MONSIEUR DIAFOIRUS
684Optime.

ARGAN
685 (à Angélique) Allons, saluez Monsieur.

THOMAS DIAFOIRUS
686Baiserai-je ?

MONSIEUR DIAFOIRUS
687Oui, oui.

THOMAS DIAFOIRUS
688 (à Angélique) Madame, c'est avec justice, que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on...

ARGAN
689Ce n'est pas ma femme, c'est ma fille à qui vous parlez.

THOMAS DIAFOIRUS
690Où donc est-elle ?

ARGAN
691Elle va venir.

THOMAS DIAFOIRUS
692Attendrai-je, mon Père, qu'elle soit venue ?

MONSIEUR DIAFOIRUS
693Faites toujours le compliment de Mademoiselle.

THOMAS DIAFOIRUS
694Mademoiselle, ne plus, ne moins que la statue de Memnon, rendait un son harmonieux, lorsqu'elle venait à être éclairée des rayons du soleil : tout de même me sens-je animé d'un doux transport à l'apparition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon coeur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j'appende aujourd'hui à l'autel de vos charmes l'offrande de ce coeur, qui ne respire et n'ambitionne autre gloire, que d'être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur, et mari.  

TOINETTE
695 (en le raillant) Voilà ce que c'est que d'étudier, on apprend à dire de belles choses.

ARGAN
696Eh ! Que dites-vous de cela ?

CLÉANTE
697Que Monsieur fait merveilles, et que s'il est aussi bon médecin, qu'il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.

TOINETTE
698Assurément. Ce sera quelque chose d'admirable s'il fait d'aussi belles cures qu'il fait de beaux discours.

ARGAN
699Allons vite ma chaise, et des sièges à tout le monde. Mettez-vous là ; ma fille. Vous voyez, Monsieur, que tout le monde admire Monsieur votre fils, et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.

MONSIEUR DIAFOIRUS
700Monsieur, ce n'est pas parce que je suis son père, mais je puis dire que j'ai sujet d'être content de lui, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d'un garçon qui n'a point de méchanceté. Il n'a jamais eu l'imagination bien vive, ni ce feu d'esprit qu'on remarque dans quelques-uns, mais c'est par là que j'ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l'exercice de notre art. Lorsqu'il était petit, il n'a jamais été ce qu'on appelle mièvre et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible, et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l'on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avait neuf ans, qu'il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon, disais-je en moi-même, les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d'imagination, est la marque d'un bon jugement à venir. Lorsque je l'envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés, et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité, et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ; et je puis dire sans vanité que depuis deux ans qu'il est sur les bancs, il n'y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre École. Il s'y est rendu redoutable, et il ne s'y passe point d'acte où il n'aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un turc sur ses principes ; ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.  

THOMAS DIAFOIRUS
701 (Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu'il présente à Angélique) J'ai contre les circulateurs soutenu une thèse, qu'avec la permission de Monsieur, j'ose présenter à Mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.

ANGÉLIQUE
702Monsieur, c'est pour moi un meuble inutile, et je ne me connais pas à ces choses-là.  

TOINETTE
703Donnez, donnez, elle est toujours bonne à prendre pour l'image, cela servira à parer notre chambre.

THOMAS DIAFOIRUS
704Avec la permission aussi de Monsieur, je vous invite à venir voir l'un de ces jours pour vous divertir la dissection d'une femme, sur quoi je dois raisonner.

TOINETTE
705Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses, mais donner une dissection est quelque chose de plus galant.

MONSIEUR DIAFOIRUS
706Au reste, pour ce qui est des qualités requises, pour le mariage et la propagation, je vous assure que, selon les règles de nos docteurs, il est tel qu'on le peut souhaiter. Qu'il possède en un degré louable la vertu prolifique et qu'il est du tempérament qu'il faut pour engendrer et procréer des enfants bien conditionnés.

ARGAN
707N'est-ce pas votre intention, Monsieur, de le pousser à la Cour, et d'y ménager pour lui une charge de médecin ?

MONSIEUR DIAFOIRUS
708À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m'a jamais paru agréable, et j'ai toujours trouvé qu'il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le public est commode. Vous n'avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l'on suive le courant des règles de l'art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu'il y a de fâcheux auprès des grands, c'est que quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

TOINETTE
709Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez ; vous n'êtes point auprès d'eux pour cela ; vous n'y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes, c'est à eux à guérir s'ils peuvent.

MONSIEUR DIAFOIRUS
710Cela est vrai. On n'est obligé qu'à traiter les gens dans les formes.

ARGAN
711Monsieur, faites un peu chanter ma fille, devant la compagnie.

CLÉANTE
712J'attendais vos ordres, Monsieur, et il m'est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec Mademoiselle, une scène d'un petit opéra qu'on a fait depuis peu. Tenez, voilà votre partie.

ANGÉLIQUE
713Moi ?

CLÉANTE
714Ne vous défendez point, s'il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c'est que la scène que nous devons chanter. Je n'ai pas une voix à chanter ; mais ici il suffit que je me fasse entendre, et l'on aura la bonté de m'excuser par la nécessité où je me trouve, de faire chanter Mademoiselle.

ARGAN
715Les vers sont-ils beaux ?

CLÉANTE
716C'est proprement ici un petit opéra impromptu, et vous n'allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion, et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes, qui disent les choses d'eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.

ARGAN
717Fort bien. Écoutons.

CLÉANTE
718 (sous le nom d'un berger, explique à sa maîtresse son amour depuis leur rencontre, et ensuite ils s'appliquent leurs pensées l'un à l'autre en chantant) Voici le sujet de la scène. Un Berger était attentif aux beautés d'un spectacle, qui ne faisait que de commencer, lorsqu'il fut tiré de son attention par un bruit qu'il entendit à ses côtés. Il se retourne, et voit un brutal, qui de paroles insolentes maltraitait une bergère. D'abord il prend les intérêts d'un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; et après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la Bergère, et voit une jeune personne qui, des deux plus beaux yeux qu'il eût jamais vus, versait des larmes, qu'il trouva les plus belles du monde. Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d'outrager une personne si aimable ? Et quel inhumain, quel barbare ne serait touché par de telles larmes ? Il prend soin de les arrêter, ces larmes, qu'il trouve si belles ; et l'aimable Bergère prend soin en même temps de le remercier de son léger service, mais d'une manière si charmante, si tendre, et si passionnée, que le Berger n'y peut résister, et chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme, dont son coeur se sent pénétré. Est-il, disait-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d'un tel remerciement ? Et que ne voudrait-on pas faire ; à quels services, à quels dangers, ne serait-on pas ravi de courir, pour s'attirer un seul moment des touchantes douceurs d'une âme si reconnaissante ? Tout le spectacle passe sans qu'il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu'il est trop court, parce qu'en finissant il le sépare de son adorable Bergère ; et de cette première vue, de ce premier moment il emporte chez lui tout ce qu'un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussitôt à sentir tous les maux de l'absence, et il est tourmenté de ne plus voir ce qu'il a si peu vu. Il fait tout ce qu'il peut pour se redonner cette vue, dont il conserve, nuit et jour, une si chère idée ; mais la grande contrainte où l'on tient sa Bergère lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l'adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre, et il en obtient d'elle la permission, par un billet qu'il a l'adresse de lui faire tenir. Mais dans le même temps on l'avertit que le père de cette belle a conclu son mariage avec un autre, et que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au coeur de ce triste Berger. Le voilà accablé d'une mortelle douleur. Il ne peut souffrir l'effroyable idée de voir tout ce qu'il aime entre les bras d'un autre, et son amour au désespoir lui fait trouver moyen de s'introduire dans la maison de sa Bergère pour apprendre ses sentiments, et savoir d'elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu'il craint ; il y voit venir l'indigne rival, que le caprice d'un père oppose aux tendresses de son amour. Il le voit triomphant, ce rival ridicule auprès de l'aimable Bergère, ainsi qu'auprès d'une conquête qui lui est assurée, et cette vue le remplit d'une colère, dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu'il adore, et son respect, et la présence de son père, l'empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin, il force toute contrainte, et le transport de son amour l'oblige à lui parler ainsi.
Il chante.
719
Belle Philis, c'est trop, c'est trop souffrir,
720
Rompons ce dur silence, et m'ouvrez vos pensées,
721
Apprenez-moi ma destinée,
722
Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?

ANGÉLIQUE
723
(répond en chantant :)
Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,
724
Aux apprêts de l'hymen, dont vous vous alarmez,
725
Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire,
726
C'est vous en dire assez.

ARGAN
727Ouais, je ne croyais pas que ma fille fût si habile que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.

CLÉANTE
728
Hélas ! Belle Philis,
729
Se pourrait-il, que l'amoureux Tircis.
730
Eut assez de bonheur,
731
Pour avoir quelque place dans votre coeur ?

ANGÉLIQUE
732
Je ne m'en défends point dans cette peine extrême,
733
Oui, Tircis, je vous aime.

CLÉANTE
734
Ô ! Parole pleine d'appas,
735
Ai-je bien entendu, hélas !
736
Redites-la, Philis, que je n'en doute pas.

ANGÉLIQUE
737
Oui, Tircis, je vous aime.

CLÉANTE
738
De grâce encor, Philis.

ANGÉLIQUE
739
Je vous aime.

CLÉANTE
740
Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.

ANGÉLIQUE
741
Je vous aime, je vous aime,
742
Oui, Tircis, je vous aime.

CLÉANTE
743
Dieux, Rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
744
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
745
Mais, Philis, une pensée
746
Vient troubler ce doux transport,
747
Un rival, un rival...

ANGÉLIQUE
748
Ah ! Je le hais plus que la mort,
749
Et sa présence, ainsi qu'à vous,
750
M'est un cruel supplice.

CLÉANTE
751
Mais un père à ses voeux vous veut assujettir.

ANGÉLIQUE
752
Plutôt, plutôt mourir,
753
Que de jamais y consentir,
754
Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.

CLÉANTE
755
Et que dit le père à tout cela ?

ANGÉLIQUE
756
Il ne dit rien.

ARGAN
757Voilà un sot père, que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.

CLÉANTE
758
Ah ! mon amour...

ARGAN
759Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis une impudente, de parler de la sorte devant son père. Montrez-moi ce papier. Ha, ha. Où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n'y a là que de la musique écrite ?

CLÉANTE
760Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu'on a trouvé depuis peu l'invention d'écrire les paroles avec les notes mêmes ?

ARGAN
761Fort bien. Je suis votre serviteur, Monsieur, jusqu'au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent d'Opéra.

CLÉANTE
762J'ai cru vous divertir.

ARGAN
763Les sottises ne divertissent point. Ah ! Voici ma femme.

SCÈNE VI.

Béline, Argan, Toinette, Angélique, Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus

ARGAN
764Mamour, voilà le fils de Monsieur Diafoirus.

THOMAS DIAFOIRUS
765 (commence un compliment qu'il avait étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut le continuer) Madame, c'est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on voit sur votre visage...

BÉLINE
766Monsieur, je suis ravie d'être venue ici à propos pour avoir l'honneur de vous voir.

THOMAS DIAFOIRUS
767Puisque l'on voit sur votre visage... Puisque l'on voit sur votre visage... Madame, vous m'avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m'a troublé la mémoire.

MONSIEUR DIAFOIRUS
768Thomas, réservez cela pour une autre fois.

ARGAN
769Je voudrais, mamie, que vous eussiez été ici tantôt.

TOINETTE
770Ah ! Madame, vous avez bien perdu de n'avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.

ARGAN
771Allons, ma fille, touchez dans la main de Monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.

ANGÉLIQUE
772Mon père.

ARGAN
773Hé bien, mon père. Qu'est-ce que cela veut dire ?

ANGÉLIQUE
774De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connaître, et de voir naître en nous l'un pour l'autre, cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.

THOMAS DIAFOIRUS
775Quant à moi, Mademoiselle, elle est déjà toute née en moi, et je n'ai pas besoin d'attendre davantage.

ANGÉLIQUE
776Si vous êtes si prompt, Monsieur, il n'en est pas de même de moi, et je vous avoue que votre mérite n'a pas encore fait assez d'impression dans mon âme.

ARGAN
777Ho bien, bien, cela aura tout le loisir de se faire, quand vous serez mariés ensemble.

ANGÉLIQUE
778Eh mon Père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne; où l'on ne doit jamais soumettre un coeur par force ; et si Monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne, qui serait à lui par contrainte.

THOMAS DIAFOIRUS
779Nego consequentiam, Mademoiselle ; et je puis être honnête homme et vouloir bien vous accepter des mains de Monsieur votre père.

ANGÉLIQUE
780C'est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu'un que de lui faire violence.

THOMAS DIAFOIRUS
781Nous lisons des anciens, Mademoiselle, que leur coutume était d'enlever par force de la maison des pères les filles qu'on menait marier, afin qu'il ne semblât pas que ce fût de leur consentement, qu'elles convolaient dans les bras d'un homme.

ANGÉLIQUE
782Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle, et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu'on nous y traîne. Donnez-vous patience, si vous m'aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.

THOMAS DIAFOIRUS
783Oui, Mademoiselle, jusqu'aux intérêts de mon amour exclusivement.

ANGÉLIQUE
784Mais la grande marque d'amour, c'est d'être soumis aux volontés de celle qu'on aime.

THOMAS DIAFOIRUS
785Distinguo, Mademoiselle ; dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego.

TOINETTE
786Vous avez beau raisonner : Monsieur est frais émoulu du Collège, et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d'être attachée au corps de la Faculté ?

BÉLINE
787Elle a peut-être quelque inclination en tête.

ANGÉLIQUE
788Si j'en avais, Madame, elle serait telle que la raison et l'honnêteté pourraient me le permettre.

ARGAN
789Ouais, je joue ici un plaisant personnage.

BÉLINE
790Si j'étais que de vous, mon fils, je ne forcerais point à se marier, et je sais bien ce que je ferais.

ANGÉLIQUE
791Je sais, Madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi ; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.

BÉLINE
792C'est que les filles bien sages et bien honnêtes comme vous, se moquent d'être obéissantes, et soumises aux volontés de leurs pères. Cela était bon autrefois.

ANGÉLIQUE
793Le devoir d'une fille a des bornes, Madame, et la raison et les lois ne l'étendent point à toutes sortes de choses.

BÉLINE
794C'est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage ; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.

ANGÉLIQUE
795Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai au moins de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.

ARGAN
796Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.

ANGÉLIQUE
797Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l'aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l'attachement de ma vie, je vous avoue que j'y cherche quelque précaution. Il y en a d'aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu'elles voudront. Il y en a d'autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt ; qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s'enrichir par la mort de ceux qu'elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari, pour s'approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n'y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne.  

BÉLINE
798Je vous trouve aujourd'hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là.

ANGÉLIQUE
799Moi, Madame, que voudrais-je dire que ce que je dis ?

BÉLINE
800Vous êtes si sotte, mamie, qu'on ne saurait plus vous souffrir.

ANGÉLIQUE
801Vous voudriez bien, Madame, m'obliger à vous répondre quelque impertinence, mais je vous avertis que vous n'aurez pas cet avantage.

BÉLINE
802Il n'est rien d'égal à votre insolence.

ANGÉLIQUE
803Non, Madame, vous avez beau dire.

BÉLINE
804Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.

ANGÉLIQUE
805Tout cela, Madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous ; et pour vous ôter l'espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m'ôter de votre vue.

ARGAN
806Écoute, il n'y a point de milieu à cela. Choisis d'épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un couvent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien.

BÉLINE
807Je suis fâchée de vous quitter, mon fils, mais j'ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.

ARGAN
808Allez, mamour, et passez chez votre notaire, afin qu'il expédie ce que vous savez.

BÉLINE
809Adieu, mon petit ami.

ARGAN
810Adieu, mamie. Voilà une femme qui m'aime... Cela n'est pas croyable.

MONSIEUR DIAFOIRUS
811Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.

ARGAN
812Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment je suis.

MONSIEUR DIAFOIRUS
813 (lui tâte le pouls) Allons, Thomas, prenez l'autre bras de Monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?

THOMAS DIAFOIRUS
814Dico, que le pouls de Monsieur, est le pouls d'un homme qui ne se porte point bien.

MONSIEUR DIAFOIRUS
815Bon.

THOMAS DIAFOIRUS
816Qu'il est duriuscule, pour ne pas dire dur.

MONSIEUR DIAFOIRUS
817Fort bien.

THOMAS DIAFOIRUS
818Repoussant.

MONSIEUR DIAFOIRUS
819Bene.

THOMAS DIAFOIRUS
820Et même un peu caprisant.

MONSIEUR DIAFOIRUS
821Optime.

THOMAS DIAFOIRUS
822Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c'est-à-dire la rate.  

MONSIEUR DIAFOIRUS
823Fort bien.

ARGAN
824Non, Monsieur Purgon dit que c'est mon foie, qui est malade.

MONSIEUR DIAFOIRUS
825Eh oui, qui dit parenchyme, dit l'un et l'autre, à cause de l'étroite sympathie qu'ils ont ensemble, par le moyen du vas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti ?

ARGAN
826Non, rien que du bouilli.

MONSIEUR DIAFOIRUS
827Eh oui, rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être en de meilleures mains.

ARGAN
828Monsieur, combien est-ce qu'il faut mettre de grains de sel dans un oeuf ?

MONSIEUR DIAFOIRUS
829Six, huit, dix, par les nombres pairs ; comme dans les médicaments, par les nombres impairs.

ARGAN
830Jusqu'au revoir, Monsieur.

SCÈNE VII.

Béline, Argan.

BÉLINE
831Je viens, mon fils, avant que de sortir, vous donner avis d'une chose à laquelle il faut que vous preniez garde. En passant par-devant la chambre d'Angélique, j'ai vu un jeune homme avec elle, qui s'est sauvé d'abord qu'il m'a vue.

ARGAN
832Un jeune homme avec ma fille ?

BÉLINE
833Oui. Votre petite fille Louison était avec eux, qui pourra vous en dire des nouvelles.

ARGAN
834Envoyez-la ici, mamour ; envoyez-la ici. Ah ! L'effrontée ; je ne m'étonne plus de sa résistance.

SCÈNE VIII.

Louison, Argan.

LOUISON
835Qu'est-ce que vous voulez, mon Papa, ma belle-maman, m'a dit que vous me demandez.

ARGAN
836Oui, venez çà. Avancez là. Tournez-vous. Levez les yeux. Regardez-moi. Eh !

LOUISON
837Quoi, mon Papa ?

ARGAN
838Là.

LOUISON
839Quoi ?

ARGAN
840N'avez-vous rien à me dire ?

LOUISON
841Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d'âne, ou bien la fable du Corbeau et du Renard, qu'on m'a apprise depuis peu.

ARGAN
842Ce n'est pas là ce que je demande.

LOUISON
843Quoi donc ?

ARGAN
844Ah ! Rusée, vous savez bien ce que je veux dire.

LOUISON
845Pardonnez-moi, mon papa.

ARGAN
846Est-ce là comme vous m'obéissez ?

LOUISON
847Quoi ?

ARGAN
848Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d'abord tout ce que vous voyez ?

LOUISON
849Oui, mon papa.

ARGAN
850L'avez-vous fait ?

LOUISON
851Oui, mon Papa. Je vous suis venue dire tout ce que j'ai vu.

ARGAN
852Et n'avez-vous rien vu aujourd'hui ?

LOUISON
853Non, mon Papa.

ARGAN
854Non ?

LOUISON
855Non, mon Papa.

ARGAN
856Assurément ?

LOUISON
857Assurément.

ARGAN
858Oh çà ! Je m'en vais vous faire voir quelque chose, moi.

Il va prendre une poignée de verges.

LOUISON
859Ah ! Mon Papa.

ARGAN
860Ah, ah, petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre soeur ?

LOUISON
861Mon Papa !

ARGAN
862Voici qui vous apprendra à mentir.

LOUISON
863 (se jette à genoux) Ah ! Mon Papa, je vous demande pardon. C'est que ma soeur m'avait dit de ne pas vous le dire ; mais je m'en vais vous dire tout.

ARGAN
864Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste.

LOUISON
865Pardon, mon papa !

ARGAN
866Non, non.

LOUISON
867Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.

ARGAN
868Vous l'aurez.

LOUISON
869Au nom de Dieu, mon Papa, que je ne l'aie pas.

ARGAN
870 (la prenant pour la fouetter) Allons, allons.

LOUISON
871Ah ! Mon papa, vous m'avez blessée. Attendez je suis morte.

Elle contrefait la morte.

ARGAN
872Holà. Qu'est-ce là ? Louison, Louison. Ah ! Mon Dieu ; Louison. Ah ! Ma fille ! Ah ! Malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu'ai-je fait, misérable ? Ah ! Chiennes de verges. La peste soit des verges ! Ah ! Ma pauvre fille ; ma pauvre petite Louison.

LOUISON
873La, la, mon Papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.

ARGAN
874Voyez-vous la petite rusée. Oh çà, çà, je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.

LOUISON
875Ho, oui, mon Papa.

ARGAN
876Prenez-y bien garde au moins, car voilà un petit doigt qui sait tout, qui me dira si vous mentez.

LOUISON
877Mais, mon Papa, ne dites pas à ma soeur que je vous l'ai dit.

ARGAN
878Non, non.

LOUISON
879C'est, mon Papa, qu'il est venu un homme dans la chambre de ma soeur comme j'y étais.

ARGAN
880Hé bien ?

LOUISON
881Je lui ai demandé ce qu'il demandait, et il m'a dit qu'il était son maître à chanter.

ARGAN
882Hon, hon. Voilà l'affaire. Hé bien ?

LOUISON
883Ma soeur est venue après.

ARGAN
884Hé bien ?

LOUISON
885Elle lui a dit sortez, sortez, sortez, mon Dieu sortez, vous me mettez au désespoir.

ARGAN
886Hé bien ?

LOUISON
887Et lui, il ne voulait pas sortir.

ARGAN
888Qu'est-ce qu'il lui disait ?

LOUISON
889Il lui disait je ne sais combien de choses.

ARGAN
890Et quoi encore ?

LOUISON
891Il lui disait tout ci, tout ça, qu'il l'aimait bien, et qu'elle était la plus belle du monde.

ARGAN
892Et puis après ?

LOUISON
893Et puis après, il se mettait à genoux devant elle.

ARGAN
894Et puis après ?

LOUISON
895Et puis après, il lui baisait les mains.

ARGAN
896Et puis après ?

LOUISON
897Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s'est enfui.

ARGAN
898Il n'y a point autre chose ?

LOUISON
899Non, mon Papa.

ARGAN
900Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. (Il met son doigt à son oreille.) 901Attendez. Eh ! Ah, ah ; oui ? Oh, oh ; voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m'avez pas dit.

LOUISON
902Ah ! Mon Papa, votre petit doigt est un menteur.

ARGAN
903Prenez garde.

LOUISON
904Non, mon Papa, ne le croyez pas, il ment, je vous assure.

ARGAN
905Oh bien, bien, nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout : allez. Ah ! Il n'y a plus d'enfants. Ah ! Que d'affaires ; je n'ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n'en puis plus.

Il se remet dans sa chaise.

SCÈNE IX.

Béralde, Argan.

BÉRALDE
906Hé bien, mon frère, qu'est-ce, comment vous portez-vous ?

ARGAN
907Ah ! Mon frère, fort mal.

BÉRALDE
908Comment fort mal ?

ARGAN
909Oui, je suis dans une faiblesse si grande, que cela n'est pas croyable.

BÉRALDE
910Voilà qui est fâcheux.

ARGAN
911Je n'ai pas seulement la force de pouvoir parler.

BÉRALDE
912J'étais venu ici, mon frère, vous proposer un parti pour ma nièce Angélique.

ARGAN
913 (parlant avec emportement, et se levant de sa chaise) Mon frère, ne me parlez point de cette coquine-là. C'est une friponne, une impertinente, une effrontée, que je mettrai dans un couvent avant qu'il soit deux jours.

BÉRALDE
914Ah ! Voilà qui est bien. Je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien. Oh çà, nous parlerons d'affaires tantôt. Je vous amène ici un divertissement, que j'ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l'âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Égyptiens, vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir, et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon. Allons.


SECOND INTERMÈDE

Le frère du Malade imaginaire lui amène, pour le divertir, plusieurs Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, qui font des danses entremêlées de chansons.

PREMIÈRE FEMME MAURE
915
Profitez du printemps
916
De vos beaux ans,
917
Aimable jeunesse ;
918
Profitez du printemps
919
De vos beaux ans,
920
Donnez-vous à la tendresse.
921
Les plaisirs les plus charmants,
922
Sans l'amoureuse flamme,
923
Pour contenter une âme
924
N'ont points d'attraits assez puissants.
925
Profitez du printemps
926
De vos beaux ans,
927
Aimable jeunesse ;
928
Profitez du printemps
929
De vos beaux ans,
930
Donnez-vous à la tendresse.
931
Ne perdez point ces précieux moments ;
932
La beauté passe,
933
Le temps l'efface,
934
L'âge de glace
935
Vient à sa place,
936
Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps.
937
Profitez du printemps
938
De vos beaux ans,
939
Aimable jeunesse,
940
Profitez du printemps,
941
De vos beaux ans,
942
Donnez-vous à la tendresse.

SECONDE FEMME MAURE
943
Quand d'aimer on nous presse,
944
À quoi songez-vous ?
945
Nos coeurs, dans la jeunesse
946
N'ont vers la tendresse
947
Qu'un penchant trop doux ;
948
L'amour a pour nous prendre
949
De si doux attraits,
950
Que de soi, sans attendre,
951
On voudrait se rendre
952
À ses premiers traits :
953
Mais tout ce qu'on écoute,
954
Des vives douleurs
955
Et des pleurs qu'il nous coûte
956
Fait qu'on en redoute
957
Toutes les douceurs.

TROISIÈME FEMME MAURE
958
Il est doux, à notre âge
959
D'aimer tendrement
960
Un amant
961
Qui s'engage :
962
Mais s'il est volage Hélas ! Quel tourment !

QUATRIÈME FEMME MAURE
963
L'amant qui se dégage
964
N'est pas le malheur,
965
La douleur
966
Et la rage ; C'est que le volage
967
Garde notre coeur.

SECONDE FEMME MAURE
968
Quel parti faut-il prendre
969
Pour nos jeunes coeurs ?

QUATRIÈME FEMME MAURE
970
Devons-nous nous y rendre
971
Malgré ses rigueurs ?

ENSEMBLE
972
Oui, suivons ses ardeurs,
973
Ses transports, ses caprices,
974
Ses douces langueurs ;
975
S'il a quelques supplices,
976
Il a cent délices
977
Qui charment les coeurs.

ENTRÉE DE BALLET.
Tous les Mores dansent ensemble et font sauter des singes qu'ils ont amenés avec eux.

ACTE III

SCÈNE I.

Béralde, Argan, Toinette.
Cet acte entier n'est point dans les éditions précédentes de la prose de Monsieur Molière ; le voici rétabli sur l'original de l'auteur.

BÉRALDE
978Hé bien ! Mon frère, qu'en dites-vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ?

TOINETTE
979Hon, de bonne casse est bonne.

BÉRALDE
980Oh ça, voulez-vous que nous parlions un peu ensemble ?

ARGAN
981Un peu de patience, mon frère, je vais revenir.

TOINETTE
982Tenez, Monsieur, vous ne songez pas que vous ne sauriez marcher sans bâton.

ARGAN
983Tu as raison.

SCÈNE II.

Béralde, Toinette.

TOINETTE
984N'abandonnez pas, s'il vous plaît, les intérêts de votre nièce.

BÉRALDE
985J'emploierai toutes choses pour lui obtenir ce qu'elle souhaite.

TOINETTE
986Il faut absolument empêcher ce mariage extravagant, qu'il s'est mis dans la fantaisie, et j'avais songé en moi-même, que ç'aurait été une bonne affaire, de pouvoir introduire ici un médecin à notre poste, pour le dégoûter de son Monsieur Purgon, et lui décrier sa conduite. Mais, comme nous n'avons personne en main pour cela, j'ai résolu de jouer un tour de ma tête.

BÉRALDE
987Comment ?

TOINETTE
988C'est une imagination burlesque. Cela sera peut-être plus heureux que sage. Laissez-moi faire : agissez de votre côté. Voici notre homme.

SCÈNE III.

Argan, Béralde.

BÉRALDE
989Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne vous point échauffer l'esprit dans notre conversation.

ARGAN
990Voilà qui est fait.

BÉRALDE
991De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire.

ARGAN
992Oui.

BÉRALDE
993Et de raisonner ensemble, sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.

ARGAN
994Mon Dieu ! Oui. Voilà bien du préambule.

BÉRALDE
995D'où vient, mon frère, qu'ayant le bien que vous avez, et n'ayant d'enfants qu'une fille ; car je ne compte pas la petite : d'où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent ?

ARGAN
996D'où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille pour faire ce que bon me semble ?

BÉRALDE
997Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles, et je ne doute point que, par un esprit de charité elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.

ARGAN
998Oh çà, nous y voici, voilà d'abord la pauvre femme en jeu. C'est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.

BÉRALDE
999Non, mon Frère, laissons-la là ; c'est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d'intérêt, qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants une affection et une bonté qui n'est pas concevable : cela est certain. N'en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon Frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d'un médecin ?

ARGAN
1000Sur la pensée, mon Frère, de me donner un gendre tel qu'il me faut.

BÉRALDE
1001Ce n'est point là, mon Frère, le fait de votre fille, et il se présente un parti plus sortable pour elle.  

ARGAN
1002Oui, mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.

BÉRALDE
1003Mais le mari qu'elle doit prendre doit-il être, mon Frère, ou pour elle, ou pour vous ?

ARGAN
1004Il doit être, mon Frère, et pour elle, et pour moi, et je veux mettre dans ma famille les gens dont j'ai besoin.

BÉRALDE
1005Par cette raison-là, si votre petite était grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire.

ARGAN
1006Pourquoi non ?

BÉRALDE
1007Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires, et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens, et de la nature ?  

ARGAN
1008Comment l'entendez-vous, mon Frère ?

BÉRALDE
1009J'entends, mon Frère, que je ne vois point d'homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé ; c'est qu'avec tous les soins que vous avez pris, vous n'avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n'êtes point crevé de toutes les médecines qu'on vous a fait prendre.

ARGAN
1010Mais savez-vous, mon frère, que c'est cela qui me conserve, et que Monsieur Purgon dit que je succomberais, s'il était seulement trois jours sans prendre soin de moi ?

BÉRALDE
1011Si vous n'y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu'il vous enverra en l'autre monde.

ARGAN
1012Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?

BÉRALDE
1013Non, mon frère, et je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d'y croire.

ARGAN
1014Quoi vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?

BÉRALDE
1015Bien loin de la tenir véritable, je la trouve entre nous une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes ; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie ; je ne vois rien de plus ridicule, qu'un homme qui se veut mêler d'en guérir un autre.

ARGAN
1016Pourquoi ne voulez-vous pas, mon Frère, qu'un homme en puisse guérir un autre ?

BÉRALDE
1017Par la raison, mon Frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

ARGAN
1018Les médecins ne savent donc rien à votre compte ?

BÉRALDE
1019Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités ; savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir, et les diviser ; mais pour ce qui est de les guérir, c'est ce qu'ils ne savent point du tout.

ARGAN
1020Mais toujours faut-il demeurer d'accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres.

BÉRALDE
1021Ils savent, mon Frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand'chose ; et toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.  

ARGAN
1022Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages, et aussi habiles que vous ; et nous voyons que, dans la maladie tout le monde a recours aux médecins.

BÉRALDE
1023C'est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

ARGAN
1024Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu'ils s'en servent pour eux-mêmes.

BÉRALDE
1025C'est qu'il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l'erreur populaire, dont ils profitent, et d'autres qui en profitent sans y être. Votre Monsieur Purgon, par exemple, n'y sait point de finesse ; c'est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu'aux pieds. Un homme qui croit à ses règles plus qu'à toutes les démonstrations des Mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d'obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile ; et qui, avec une impétuosité de prévention, une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu'il pourra vous faire, c'est de la meilleure foi du monde qu'il vous expédiera, et il ne fera, en vous tuant, que ce qu'il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu'en un besoin il ferait à lui-même.

ARGAN
1026C'est que vous avez, mon Frère, une dent de lait contre lui. Mais enfin venons au fait. Que faire donc, quand on est malade ?

BÉRALDE
1027Rien, mon frère.

ARGAN
1028Rien ?

BÉRALDE
1029Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d'elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C'est notre inquiétude, c'est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.

ARGAN
1030Mais il faut demeurer d'accord, mon Frère, qu'on peut aider cette nature par de certaines choses.

BÉRALDE
1031Mon Dieu, mon Frère, ce sont pures idées, dont nous aimons à nous repaître ; et, de tout temps, il s'est glissé parmi les hommes de belles imaginations, que nous venons à croire, parce qu'elles nous flattent et qu'il serait à souhaiter qu'elles fussent véritables. Lorsqu'un médecin vous parle d'aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir, et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions : lorsqu'il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles, et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le coeur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d'avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années ; il vous dit justement le Roman de la Médecine. Mais quand vous en venez à la vérité, et à l'expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.

ARGAN
1032C'est-à-dire, que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.

BÉRALDE
1033Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes, que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.

ARGAN
1034Hoy. Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu'il y eut ici quelqu'un de ces Messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.

BÉRALDE
1035Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la Médecine, et chacun à ses périls, et fortune, peut croire tout ce qu'il lui plaît. Ce que j'en dis n'est qu'entre nous, et j'aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l'erreur où vous êtes ; et pour vous divertir vous mener voir sur ce chapitre quelqu'une des comédies de Molière.

ARGAN
1036C'est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d'aller jouer d'honnêtes gens comme les médecins.

BÉRALDE
1037Ce ne sont point les médecins qu'il joue, mais le ridicule de la Médecine.

ARGAN
1038C'est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine ; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s'attaquer au corps des médecins, et d'aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.

BÉRALDE
1039Que voulez-vous qu'il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d'aussi bonne maison que les médecins.

ARGAN
1040Par la mort non de diable, si j'étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais, crève ; crève, cela t'apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté.

BÉRALDE
1041Vous voilà bien en colère contre lui.

ARGAN
1042Oui, c'est un malavisé, et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

BÉRALDE
1043Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

ARGAN
1044Tant pis pour lui s'il n'a point recours aux remèdes.

BÉRALDE
1045Il a ses raisons pour n'en point vouloir, et il soutient que cela n'est permis qu'aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que pour lui il n'a justement de la force, que pour porter son mal.

ARGAN
1046Les sottes raisons que voilà. Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage, car cela m'échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal.

BÉRALDE
1047Je le veux bien, mon Frère, et pour changer de discours, je vous dirai que, sur une petite répugnance que vous témoigne votre fille, vous ne devez point prendre les résolutions violentes de la mettre dans un couvent. Que, pour le choix d'un gendre, il ne vous faut pas suivre aveuglément la passion qui vous emporte, et qu'on doit sur cette matière s'accommoder un peu à l'inclination d'une fille, puisque c'est pour toute la vie, et que de là dépend tout le bonheur d'un mariage.

SCÈNE IV.

Monsieur Fleurant, une seringue à la main ; Argan, Béralde.

ARGAN
1048Ah ! Mon Frère, avec votre permission.

BÉRALDE
1049Comment, que voulez-vous faire ?

ARGAN
1050Prendre ce petit lavement-là, ce sera bientôt fait.

BÉRALDE
1051Vous vous moquez. Est-ce que vous ne sauriez être un moment sans lavement ou sans médecine ? Remettez cela à une autre fois, et demeurez un peu en repos.

ARGAN
1052Monsieur Fleurant, à ce soir, ou à demain au matin.

MONSIEUR FLEURANT
1053 (à Béralde) De quoi vous mêlez-vous de vous opposer aux ordonnances de la Médecine, et d'empêcher Monsieur de prendre mon clystère ; vous êtes bien plaisant d'avoir cette hardiesse-là ?

BÉRALDE
1054Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez pas accoutumé de parler à des visages.

MONSIEUR FLEURANT
1055On ne doit point ainsi se jouer des remèdes, et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance, et je vais dire à Monsieur Purgon, comme on m'a empêché d'exécuter ses ordres, et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez...

ARGAN
1056Mon Frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

BÉRALDE
1057Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que Monsieur Purgon a ordonné. Encore un coup, mon Frère, est-il possible qu'il n'y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être toute votre vie enseveli dans leurs remèdes ?

ARGAN
1058Mon Dieu, mon Frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ; mais si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine quand on est en pleine santé.

BÉRALDE
1059Mais quel mal avez-vous ?

ARGAN
1060Vous me feriez enrager. Je voudrais que vous l'eussiez, mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah ! Voici Monsieur Purgon.

SCÈNE V.

Monsieur Purgon, Argan, Béralde, Toinette.

MONSIEUR PURGON
1061Je viens d'apprendre là-bas à la porte de jolies nouvelles. Qu'on se moque ici de mes ordonnances, et qu'on a fait refus de prendre le remède que j'avais prescrit.

ARGAN
1062Monsieur, ce n'est pas...

MONSIEUR PURGON
1063Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d'un malade contre son médecin.

TOINETTE
1064Cela est épouvantable.

MONSIEUR PURGON
1065Un clystère que j'avais pris plaisir à composer moi-même.

ARGAN
1066Ce n'est pas moi...

MONSIEUR PURGON
1067Inventé et formé dans toutes les règles de l'art.

TOINETTE
1068Il a tort.

MONSIEUR PURGON
1069Et qui devait faire dans des entrailles un effet merveilleux.

ARGAN
1070Mon frère ?

MONSIEUR PURGON
1071Le renvoyer avec mépris !

ARGAN
1072C'est lui...

MONSIEUR PURGON
1073C'est une action exorbitante.

TOINETTE
1074Cela est vrai.

MONSIEUR PURGON
1075Un attentat énorme contre la Médecine.

ARGAN
1076Il est cause...

MONSIEUR PURGON
1077Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.

TOINETTE
1078Vous avez raison.

MONSIEUR PURGON
1079Je vous déclare que je romps commerce avec vous.

ARGAN
1080C'est mon frère...

MONSIEUR PURGON
1081Que je ne veux plus d'alliance avec vous.

TOINETTE
1082Vous ferez bien.

MONSIEUR PURGON
1083Et que, pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisais à mon neveu, en faveur du mariage.

ARGAN
1084C'est mon Frère qui a fait tout le mal.

MONSIEUR PURGON
1085Mépriser mon clystère ?

ARGAN
1086Faites-le venir, je m'en vais le prendre.

MONSIEUR PURGON
1087Je vous aurais tiré d'affaire avant qu'il fût peu.

TOINETTE
1088Il ne le mérite pas.

MONSIEUR PURGON
1089J'allais nettoyer votre corps et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.

ARGAN
1090Ah mon Frère !

MONSIEUR PURGON
1091Et je ne voulais plus qu'une douzaine de médecines, pour vider le fond du sac.

TOINETTE
1092Il est indigne de vos soins.

MONSIEUR PURGON
1093Mais puisque vous n'avez pas voulu guérir par mes mains.

ARGAN
1094Ce n'est pas ma faute.

MONSIEUR PURGON
1095Puisque vous vous êtes soustrait de l'obéissance que l'on doit à son médecin.

TOINETTE
1096Cela crie vengeance.

MONSIEUR PURGON
1097Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais...

ARGAN
1098Hé point du tout.

MONSIEUR PURGON
1099J'ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l'âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs.

TOINETTE
1100C'est fort bien fait.

ARGAN
1101Mon Dieu !

MONSIEUR PURGON
1102Et je veux qu'avant qu'il soit quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.

ARGAN
1103Ah ! Miséricorde !

MONSIEUR PURGON
1104Que vous tombiez dans la bradypepsie.  

ARGAN
1105Monsieur Purgon !

MONSIEUR PURGON
1106De la bradypepsie dans la dyspepsie.  

ARGAN
1107Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON
1108De la dyspepsie, dans l'apepsie.  

ARGAN
1109Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON
1110De l'apepsie dans la lienterie...  

ARGAN
1111Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON
1112De la lienterie dans la dysenterie...  

ARGAN
1113Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON
1114De la dysenterie dans l'hydropisie.

ARGAN
1115Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON
1116Et de l'hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.

SCÈNE VI.

Argan, Béralde.

ARGAN
1117Ah ! Mon Dieu, je suis mort. Mon frère, vous m'avez perdu.

BÉRALDE
1118Quoi ? Qu'y a-t-il ?

ARGAN
1119Je n'en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.

BÉRALDE
1120Ma foi, mon frère, vous êtes fou, et je ne voudrais pas pour beaucoup de choses qu'on vous vit faire ce que vous faites. Tâtez-vous un peu, je vous prie ; revenez à vous-même ; et ne donnez point tant à votre imagination.

ARGAN
1121Vous voyez, mon Frère, les étranges maladies dont il m'a menacé.

BÉRALDE
1122Le simple homme que vous êtes !

ARGAN
1123Il dit que je deviendrai incurable avant qu'il soit quatre jours.

BÉRALDE
1124Et ce qu'il dit, que fait-il à la chose ? Est-ce un oracle qui a parlé ? Il me semble, à vous entendre, que Monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que d'autorité suprême il vous l'allonge et vous le raccourcisse comme il lui plaît. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même, et que le courroux de Monsieur Purgon est aussi peu capable de vous faire mourir que ses remèdes de vous faire vivre. Voici une aventure si vous voulez à vous défaire des médecins, ou si vous êtes né à ne pouvoir vous en passer, il est aisé d'en avoir un autre, avec lequel, mon Frère, vous puissiez courir un peu moins de risque.

ARGAN
1125Ah ! Mon Frère, il sait tout mon tempérament, et la manière dont il faut me gouverner.

BÉRALDE
1126Il faut vous avouer que vous êtes un homme d'une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d'étranges yeux.

SCÈNE VII.

Toinette, Argan, Béralde.

TOINETTE
1127Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.

ARGAN
1128Et quel médecin ?

TOINETTE
1129Un médecin de la Médecine.

ARGAN
1130Je te demande qui il est ?

TOINETTE
1131Je ne le connais pas ; mais il me ressemble comme deux gouttes d'eau, et si je n'étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère, qu'elle m'aurait donné depuis le trépas de mon père.

ARGAN
1132Fais-le venir.

BÉRALDE
1133Vous êtes servi à souhait. Un médecin vous quitte, un autre se présente.

ARGAN
1134J'ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.

BÉRALDE
1135Encore ! Vous en revenez toujours là ?

ARGAN
1136Voyez-vous, j'ai sur le coeur toutes ces maladies-là que je ne connais point, ces...

SCÈNE VIII.

Toinette, en médecin ; Argan, Béralde.

TOINETTE
1137Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite, et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées, et les purgations, dont vous aurez besoin.

ARGAN
1138Monsieur, je vous suis fort obligé. Par ma foi, voilà Toinette elle-même.

TOINETTE
1139Monsieur, je vous prie de m'excuser, j'ai oublié de donner une commission à mon valet, je reviens tout à l'heure.

ARGAN
1140Eh ! Ne diriez-vous pas que c'est effectivement Toinette ?

BÉRALDE
1141Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande. Mais ce n'est pas la première fois qu'on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.

ARGAN
1142Pour moi, j'en suis surpris, et...

SCÈNE IX.

Toinette, Argan, Béralde.

TOINETTE
1143 (quitte son habit de médecin si promptement qu'il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin) Que voulez-vous, Monsieur ?

ARGAN
1144Comment ?

TOINETTE
1145Ne m'avez-vous pas appelée ?

ARGAN
1146Moi ? Non.

TOINETTE
1147Il faut donc que les oreilles m'aient corné.  

ARGAN
1148Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.

TOINETTE
1149 (en sortant, dit :) Oui, vraiment, j'ai affaire là-bas, et je l'ai assez vu.

ARGAN
1150Si je ne les voyais tous deux, je croirais que ce n'est qu'un.

BÉRALDE
1151J'ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu de notre temps où tout le monde s'est trompé.

ARGAN
1152Pour moi, j'aurais été trompé à celle-là, et j'aurais juré que c'est la même personne.

SCÈNE X.

Toinette, en médecin ; Argan, Béralde.

TOINETTE
1153Monsieur, je vous demande pardon de tout mon coeur.

ARGAN
1154Cela est admirable !

TOINETTE
1155Vous ne trouverez pas mauvais, s'il vous plaît, la curiosité que j'ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes, et votre réputation, qui s'étend partout, peut excuser la liberté que j'ai prise.

ARGAN
1156Monsieur, je suis votre serviteur.

TOINETTE
1157Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j'aie ?

ARGAN
1158Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.

TOINETTE
1159Ah, ah, ah, ah, ah ! J'en ai quatre-vingt-dix.

ARGAN
1160Quatre-vingt-dix ?

TOINETTE
1161Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

ARGAN
1162Par ma foi ! Voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans.

TOINETTE
1163Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands, et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatisme et défluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies, avec des inflammations de poitrine, c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe ; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes, et l'envie que j'aurais de vous rendre service.

ARGAN
1164Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

TOINETTE
1165Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l'impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?

ARGAN
1166Monsieur Purgon.

TOINETTE
1167Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi, dit-il, que vous êtes malade ?

ARGAN
1168Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.

TOINETTE
1169Ce sont tous des ignorants, c'est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN
1170Du poumon ?

TOINETTE
1171Oui. Que sentez-vous ?

ARGAN
1172Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE
1173Justement, le poumon.

ARGAN
1174Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.

TOINETTE
1175Le poumon.

ARGAN
1176J'ai quelquefois des maux de coeur.

TOINETTE
1177Le poumon.

ARGAN
1178Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE
1179Le poumon.

ARGAN
1180Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'était des coliques.

TOINETTE
1181Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

ARGAN
1182Oui, Monsieur.

TOINETTE
1183Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

ARGAN
1184Oui, Monsieur.

TOINETTE
1185Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas et vous êtes bien aise de dormir ?

ARGAN
1186Oui, Monsieur.

TOINETTE
1187Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

ARGAN
1188Il m'ordonne du potage.

TOINETTE
1189Ignorant.

ARGAN
1190De la volaille.

TOINETTE
1191Ignorant.

ARGAN
1192Du veau.

TOINETTE
1193Ignorant.

ARGAN
1194Des bouillons.

TOINETTE
1195Ignorant.

ARGAN
1196Des oeufs frais.

TOINETTE
1197Ignorant.

ARGAN
1198Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

TOINETTE
1199Ignorant.

ARGAN
1200Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE
1201Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.  

ARGAN
1202Vous m'obligez beaucoup.

TOINETTE
1203Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

ARGAN
1204Comment ?

TOINETTE
1205Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.

ARGAN
1206Et pourquoi ?

TOINETTE
1207Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter ?

ARGAN
1208Oui ; mais j'ai besoin de mon bras.

TOINETTE
1209Vous avez là aussi un oeil droit que je me ferais crever, si j'étais en votre place.

ARGAN
1210Crever un oeil ?

TOINETTE
1211Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l'oeil gauche.

ARGAN
1212Cela n'est pas pressé.

TOINETTE
1213Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt, mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui se doit faire, pour un homme qui mourut hier.

ARGAN
1214Pour un homme qui mourut hier ?

TOINETTE
1215Oui, pour aviser, et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.

ARGAN
1216Vous savez que les malades ne reconduisent point.

BÉRALDE
1217Voilà un médecin vraiment, qui paraît fort habile.

ARGAN
1218Oui, mais il va un peu bien vite.

BÉRALDE
1219Tous les grands médecins sont comme cela.

ARGAN
1220Me couper un bras, et me crever un oeil, afin que l'autre se porte mieux ? J'aime bien mieux qu'il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !

SCÈNE XI.

Toinette, Argan, Béralde.

TOINETTE
1221Allons, allons, je suis votre servante, je n'ai pas envie de rire.

ARGAN
1222Qu'est-ce que c'est ?

TOINETTE
1223Votre médecin, ma foi ! Qui me voulait tâter le pouls.

ARGAN
1224Voyez un peu, à l'âge de quatre-vingt-dix ans !

BÉRALDE
1225Oh çà, mon frère, puisque voilà votre Monsieur Purgon brouillé avec vous, ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s'offre pour ma nièce ?

ARGAN
1226Non, mon frère, je veux la mettre dans un couvent, puisqu'elle s'est opposée à mes volontés. Je vois bien qu'il y a quelque amourette là-dessous, et j'ai découvert certaine entrevue secrète, qu'on ne sait pas que j'aie découverte.

BÉRALDE
1227Hé bien, mon Frère, quand il y aurait quelque petite inclination, cela serait-il si criminel, et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu'à des choses honnêtes, comme le mariage ?

ARGAN
1228Quoi qu'il en soit, mon Frère, elle sera religieuse, c'est une chose résolue.

BÉRALDE
1229Vous voulez faire plaisir à quelqu'un.

ARGAN
1230Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au coeur.

BÉRALDE
1231Hé bien, oui, mon frère, puisqu'il faut parler à coeur ouvert, c'est votre femme que je veux dire ; et non plus que l'entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l'entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez tête baissée dans tous les pièges qu'elle vous tend.

TOINETTE
1232Ah ! Monsieur, ne parlez point de Madame, c'est une femme sur laquelle il n'y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l'aime... On ne peut pas dire cela.

ARGAN
1233Demandez-lui un peu les caresses qu'elle me fait.

TOINETTE
1234Cela est vrai.

ARGAN
1235L'inquiétude que lui donne ma maladie.

TOINETTE
1236Assurément.

ARGAN
1237Et les soins, et les peines qu'elle prend autour de moi.

TOINETTE
1238Il est certain. Voulez-vous que je vous convainque, et vous fasse voir tout à l'heure comme Madame aime Monsieur ? Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune, et le tire d'erreur.

ARGAN
1239Comment ?

TOINETTE
1240Madame s'en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera, quand je lui dirai la nouvelle.

ARGAN
1241Je le veux bien.

TOINETTE
1242Oui, mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourrait bien mourir.

ARGAN
1243Laisse-moi faire.

TOINETTE
1244 (à Béralde) Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.

ARGAN
1245N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?

TOINETTE
1246Non, non : quel danger y aurait-il ? Étendez-vous là seulement. 1247Bas. 1248Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici Madame. Tenez-vous bien.

SCÈNE XII.

Béline, Toinette, Argan, Béralde.

TOINETTE
1249 (s'écrie) Ah ! Mon Dieu ! Ah, malheur ! Quel étrange accident !

BÉLINE
1250Qu'est-ce, Toinette ?

TOINETTE
1251Ah, Madame !

BÉLINE
1252Qu'y a-t-il ?

TOINETTE
1253Votre mari est mort.

BÉLINE
1254Mon mari est mort ?

TOINETTE
1255Hélas oui. Le pauvre défunt est trépassé.

BÉLINE
1256Assurément ?

TOINETTE
1257Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.

BÉLINE
1258Le Ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d'un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t'affliger de cette mort !

TOINETTE
1259Je pensais, Madame, qu'il fallût pleurer.

BÉLINE
1260Va, va, cela n'en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement, ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes, et valets.

TOINETTE
1261Voilà une belle oraison funèbre.

BÉLINE
1262Il faut, Toinette, que tu m'aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu'en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n'est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu'à ce que j'aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l'argent, dont je veux me saisir, et il n'est pas juste que j'aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clefs.

ARGAN
1263 (se levant brusquement) Doucement.

BÉLINE
1264 (surprise et épouvantée) Ahy !

ARGAN
1265Oui, Madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez ?

TOINETTE
1266Ah, ah ! Le défunt n'est pas mort.

ARGAN
1267 (à Béline, qui sort) Je suis bien aise de voir votre amitié, et d'avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur, qui me rendra sage à l'avenir, et qui m'empêchera de faire bien des choses.

BÉRALDE
1268 (sortant de l'endroit où il était caché) Hé bien, mon Frère, vous le voyez.

TOINETTE
1269Par ma foi ! Je n'aurais jamais cru cela. Mais j'entends votre fille, remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C'est une chose qu'il n'est pas mauvais d'éprouver ; et puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.

SCÈNE XIII.

Angélique, Argan, Toinette, Béralde.

TOINETTE
1270 (s'écrie) Ô Ciel ! Ah, fâcheuse aventure ! Malheureuse journée !

ANGÉLIQUE
1271Qu'as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu ?

TOINETTE
1272Hélas ! J'ai de tristes nouvelles à vous donner.

ANGÉLIQUE
1273Hé quoi ?

TOINETTE
1274Votre père est mort.

ANGÉLIQUE
1275Mon père est mort, Toinette ?

TOINETTE
1276Oui, vous le voyez là. Il vient de mourir tout à l'heure d'une faiblesse qui lui a pris.

ANGÉLIQUE
1277Ô Ciel ! Quelle infortune ! Quelle atteinte cruelle ! Hélas ! Faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde ; et qu'encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ? Que deviendrai-je, malheureuse, et quelle consolation trouver après une si grande perte ?

SCÈNE XIV et dernière.

Cléante, Angélique, Argan, Toinette, Béralde.

CLÉANTE
1278Qu'avez-vous donc, belle Angélique ? Et quel malheur pleurez-vous ?

ANGÉLIQUE
1279Hélas ! Je pleure tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher et de plus précieux. Je pleure la mort de mon père.

CLÉANTE
1280Ô Ciel ! Quel accident ! Quel coup inopiné ! Hélas ! Après la demande que j'avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher par mes respects et par mes prières de disposer son coeur à vous accorder à mes voeux.

ANGÉLIQUE
1281Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j'y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j'ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m'accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse, pour vous témoigner mon ressentiment.

ARGAN
1282 (se lève) Ah ! Ma fille !

ANGÉLIQUE
1283 (épouvantée) Ahy !

ARGAN
1284Viens. N'aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille, et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel.

ANGÉLIQUE
1285Ah ! Quelle surprise agréable, mon père, puisque par un bonheur extrême le Ciel vous redonne à mes voeux, souffrez qu'ici je me jette à vos pieds pour vous supplier d'une chose. Si vous n'êtes pas favorable au penchant de mon coeur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure, au moins, de ne me point forcer d'en épouser un autre. C'est toute la grâce que je vous demande.

CLÉANTE
1286 (se jette à genoux) Eh, Monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d'une si belle inclination.

BÉRALDE
1287Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?

TOINETTE
1288Monsieur, serez-vous insensible à tant d'amour ?

ARGAN
1289Qu'il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.

CLÉANTE
1290Très volontiers, Monsieur, s'il ne tient qu'à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n'est pas une affaire que cela, et je ferais bien d'autres choses pour obtenir la belle Angélique.

BÉRALDE
1291Mais, mon Frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut.

TOINETTE
1292Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n'y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d'un médecin.

ARGAN
1293Je pense, mon Frère, que vous vous moquez de moi : est-ce que je suis en âge d'étudier ?

BÉRALDE
1294Bon, étudier. Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux, qui ne sont pas plus habiles que vous.

ARGAN
1295Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies, et les remèdes qu'il y faut faire.

BÉRALDE
1296En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

ARGAN
1297Quoi l'on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

BÉRALDE
1298Oui. L'on n'a qu'à parler, avec une robe, et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.

TOINETTE
1299Tenez, Monsieur, quand il n'y aurait que votre barbe, c'est déjà beaucoup, et la barbe fait plus de la moitié d'un médecin.

CLÉANTE
1300En tout cas, je suis prêt à tout.

BÉRALDE
1301Voulez-vous que l'affaire se fasse tout à l'heure ?

ARGAN
1302Comment tout à l'heure ?

BÉRALDE
1303Oui, et dans votre maison.

ARGAN
1304Dans ma maison ?

BÉRALDE
1305Oui. Je connais une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l'heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.

ARGAN
1306Mais, moi que dire, que répondre ?

BÉRALDE
1307On vous instruira en deux mots, et l'on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent, je vais les envoyer quérir.

ARGAN
1308Allons, voyons cela.

CLÉANTE
1309Que voulez-vous dire, et qu'entendez-vous avec cette faculté de vos amies...

TOINETTE
1310Quel est donc votre dessein ?

BÉRALDE
1311De nous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d'un médecin, avec des danses et de la musique, je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

ANGÉLIQUE
1312Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

BÉRALDE
1313Mais, ma nièce, ce n'est pas tant le jouer, que s'accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n'est qu'entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.

CLÉANTE
1314 (à Angélique) Y consentez-vous ?

ANGÉLIQUE
1315Oui, puisque mon oncle nous conduit.


TROISIÈME INTERMÈDE

C'est une cérémonie burlesque d'un homme qu'on fait médecin en récit, chant, et danse.
ENTRÉE DE BALLET.
Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle et placer les bancs en cadence. Ensuite de quoi toute l'assemblée, composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs, celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants, et deux chantants, chacun entre et prend ses places selon les rangs.

PRAESES
1316
Sçavantissimi doctores,
1317
Medicinae Professores,
1318
Qui hic assemblati estis ;
1319
Et vos altri Messiores,
1320
Sententiarum Facultatis
1321
Fideles executores,
1322
Chirurgiani et apothicari,
1323
Atque tota compania aussi,
1324
Salus, honor, et argentum,
1325
Atque bonum appetitum.
1326
Non possum Docti confreri,
1327
En moi satis admirari
1328
Qualis bona inventio,
1329
Est medici professio :
1330
Quam bella chosa est et bene trovata,
1331
Medicina illa benedicta,
1332
Quae suo nomine solo,
1333
  Surprenanti miraculo,
1334
Depuis si longo tempore
1335
Facit à gogo vivere
1336
Tant de gens omni genere.
1337
Per totam terram videmus
1338
Grandam vogam ubi sumus;
1339
Et quod grandes et petiti
1340
Sunt de nobis infatuti:
1341
Totus mundus currens ad nostros remedios,
1342
Nos regardat sicut Deos,
1343
Et nostris Ordonnanciis
1344
Principes et reges soumissos viditis.
1345
Donque il est nostrae sapientiae,
1346
Boni sensus atque prudentiae,
1347
De fortement travaillare,
1348
A nos bene conservare
1349
In tali credito, voga, et honore ;
1350
Et prandere gardam à non recevere
1351
In nostro docto corpore
1352
Quam personas capabiles,
1353
Et totas dignas ramplire
1354
Has plaças honorabiles.
1355
C'est pour cela que nunc convocati estis,
1356
Et credo quod trovabitis
1357
Dignam matieram medici,
1358
In sçavanti homine que voici :
1359
Lequel in choisis omnibus
1360
Dono ad interrogandum,
1361
Et à fond examinandum
1362
Vostris capacitatibus.

PRIMUS DOCTOR
1363
   Si mihi licenciam dat Dominus Praeses,
1364
Et tanti docti Doctores,
1365
Et assistantes illustres,
1366
Très sçavanti Bacheliero,
1367
Quem estimo et honoro,
1368
  Domandabo causam et rationem, quare
1369
Opium facit dormire ?

BACHELIERUS
1370
Mihi à docto Doctore
1371
Domandatur causam et rationem, quare
1372
Opium facit dormire ?
1373
A quoi respondeo,
1374
Quia est in eo
1375
Virtus dormitiva,
1376
Cujus est natura
1377
Sensus assoupire.

CHORUS
1378
Bene, bene, bene, bene respondere :
1379
Dignus, dignus est entrare
1380
In nostro docto corpore.
1381
Bene, bene, respondere.

SECUNDUS DOCTOR
1382
Cum permissione Domini Praesidis,
1383
Doctissimae Facultatis,
1384
Et totius his nostris actis
1385
Companiae assistantis,
1386
Domandabo tibi, docte Bacheliere,
1387
Quae sunt remedia,
1388
Quae in maladia
1389
Ditte hydropisia
1390
Convenit facere.

BACHELIERUS
1391
Clysterium donare,
1392
Postea seignare,
1393
Ensuitta purgare.

CHORUS
1394
Bene, bene, bene, bene responder.
1395
Dignus, dignus est entrare
1396
In nostro docto corpore.

TERTIUS DOCTOR
1397
Si bonum semblatur Domino Praesidi,
1398
Doctissimae Facultati
1399
Et companiae praesenti,
1400
Domandabo tibi, docte Bacheliere,
1401
Quae remedia Eticis,
1402
Pulmonicis, atque Asmaticis
1403
Trovas à propos facere.

BACHELIERUS
1404
Clysterium donare,
1405
Postea seignare,
1406
Ensuitta purgare.

CHORUS
1407
Bene, bene, bene, bene respondere :
1408
Dignus, dignus est entrare
1409
In nostro docto corpore.

QUARTUS DOCTOR
1410
Super illas maladias,
1411
Doctus Bachelierus dixit maravillas :
1412
Mais si non ennuyo Dominum Praesidem,
1413
Doctissimam Facultatem, Et totam honorabilem
1414
Companiam ecoutantem ;
1415
Faciam illi unam questionem,
1416
Dez hiero maladus unus
1417
Tombavit in meas manus :
1418
Habet grandam fievram cum redoublamentis
1419
Grandam dolorem capitis,
1420
Et grandum malum au côté,
1421
Cum granda difficultaté
1422
Et pena de respirare :
1423
Veillas mihi dire,
1424
Docte Bacheliere,
1425
Quid illi facere.

BACHELIERUS
1426
Clysterium donare,
1427
Postea seignare,
1428
Ensuitta purgare.

QUINTUS DOCTOR
1429
Mais si maladia
1430
Opiniatria,
1431
Non vult se garire,
1432
Quid illi facere ?

BACHELIERUS
1433
Clysterium donare,
1434
Postea seignare,
1435
Ensuitta purgare, reseignere, repurgare,
1436
Et rechlitterisare.

CHORUS
1437
Bene, bene, bene, bene respondere :
1438
Dignus, dignus est entrare
1439
In nostro docto corpore.

PRAESES
1440
Juras gardare statuta
1441
Per Facultatem praescripta,
1442
Cum sensu et jugeamento ?

BACHELIERUS
1443
Juro.

PRAESES
1444
Essere in omnibus
1445
Consultationibus ;
1446
Ancieni aviso,
1447
  Aut bono,
1448
Aut mauvaiso ?

BACHELIERUS
1449
Juro.

PRAESES
1450
De non jamais te servire
1451
De remediis aucunis,
1452
Quam de ceux seulement doctae facultatis ;
1453
Maladus dust-il crevare
1454
Et mori de suo malo ?

BACHELIERUS
1455
Juro.

PRAESES
1456
Ego cum isto boneto
1457
Venerabili et docto,
1458
Dono tibi et concedo
1459
Virtutem et puissanciam,
1460
Medicandi,
1461
Purgandi,
1462
Seignandi,
1463
Perçandi,
1464
Taillandi,
1465
Coupandi.
1466
Et occidendi
1467
Impune per totam terram.

ENTRÉE DE BALLET.
Tous les Chirurgiens et Apothicaires viennent lui faire la révérence en cadence.

BACHELIERUS
1468
Grandes doctores doctrinae,
1469
De la rhubarbe et du séné :
1470
Ce seroit sans douta à moi chosa follae,
1471
Inepta et ridicula,
1472
Si j'allaibam m'engageare
1473
Vobis louangeas donare,
1474
Et entreprenoibam adjoutare
1475
Des lumieras au soleillo,
1476
Et des étoilas au cielo,
1477
Des ondas à l'Oceano ;
1478
Et des rosas au Printanno ;
1479
Agreate qu'avec uno moto,
1480
Pro toto remercimento
1481
Rendam gratiam corpori tam docto,
1482
Vobis, vobis debeo
1483
Bien plus qu'à naturae, et qu'à patri meo,
1484
Natura et pater meus
1485
Hominem me habent factum :
1486
Mais vos me, ce qui est bien plus,
1487
Avetis factum medicum,
1488
Honor, favor, et gratia,
1489
Qui in hoc corde que voilà,
1490
Imprimant ressentimenta
1491
Qui dureront in secula.

CHORUS
1492
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
1493
Novus Doctor, qui tam bene parlat !
1494
Mille, mille annis et manget et bibat,
1495
Et seignet et tuat !

ENTRÉE DE BALLET.
Tous les Chirurgiens et les Apothicaires dansent au son des instruments et des voix, et des battements de mains, et des mortiers d'apothicaires.

CHIRURGUS
1496
Puisse-t-il voir doctas
1497
Suas ordonnancias,
1498
Omnium chirurgorum,
1499
Et Apothiquarum
1500
Remplire boutiquas

CHORUS
1501
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
1502
Novus Doctor, qui tam bene parlat,
1503
Mille, mille annis, et manget et bibat,
1504
Et seignet et tuat.

CHIRURGUS
1505
Puissent toti anni,
1506
Lui essere boni
1507
Et favorabiles,
1508
Et n'habere jamais
1509
Quam pestas, verolas,
1510
Fievras, pluresias,
1511
Fluxus de sang et dyssenterias.

CHORUS
1512
Viva, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
1513
Novus Doctor, qui tam bene parlat,
1514
Mille, mille annis, et manget et bibat,
1515
Et seignet et tuat.

DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
Des médecins, des chirurgiens et des apothicaires, qui sortent tous selon leur rang en cérémonie comme il sont entrés.

PRIVILÈGE DU ROI.

LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU, ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE : À nos amés et féaux conseillers, les gens tenants nos Cours de Parlement, Maîtres de Requêtes ordinaires de notre hôtel, grand Conseil, Baillifs, Sénéchaux, Prévôts, leurs lieutenants, et tous autres nos justiciers et officiers qu'il appartiendra.: SALUUT. Notre cher et bien âmé DENIS THIERRY, Marchand Libraire, imprimeur et ancien consul des Marchand à Paris, Nous a fait remontrer, qu'il, qu'il a traité avec la veuve de feu Jean-Baptiste Poclin [sic] de Molière, d'un manuscrit intitulé, Recueil des Oeuvres Posthumes de J.B.P. de Molière, contenant le Dom Garcie de Navarre, ou le Prince Jaloux, L'impromptu de Versailles ; Dom Juan, ou le Festin de Pierre ; Mélicerte ; Les Amants magnifiques ; Les Comtesse d'Escarbagnas ; et le Malade imaginaire, revu et corrigé et augmenté: lequel recueil il désirerait imprimer, s'il avait nos lettres de permission, sur ce nécessaires ; et pour cet effet il a été conseillé d'avoir recours à nous, et de nous supplier très humblement de lui vouloir accorder. À CES CAUSES, voulant favorablement traiter ledit exposant, Nous lui avons permis et accordé, permettons et accordons, par ces présentes, d'imprimer, ou faire imprimer, vendre et débiter en tous lieux de notre royaume, pays, terres et seigneuries de notre obéissance, ledit REcueil des Oeuvres Posthumes de J.B.P. de Molière, ensemble ou séparément, en telle marge et caractère, et autant de fois que bon lui semblera durant le temps de six années consécutives, à compter du jour que chaque pièce sera achevée d'imprimer pour la première fois. Pendant lequel temps nous faisons très expresses inhibitions, et défenses à toutes personnes, que quelque qualité, ou condition qu'elle soient, imprimeurs, libraires et autres, d'imprimer, faire imprimer, vendre te distribuer ledit livre, sous prétexte d'augmentation, correction, changement de titre, fausse marques, ou autrement, en quelque sorte et manière que ce soit, ni même d'en faire des extraits et abrégés. Et à tous marchands étrangers d'en apporter, ni distribuer en ce Royaume d'autres impressions, que ce celles qui auront été faites du consentement de l'exposant, à peine de trois mille livres d'amende, payables par chacun des contrevenants et applicables un tiers à nous, un tiers à l'Hôpital Général de notre bonne ville de Paris, et l'autre tiers à l'exposant, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts. À condition qu'il sera mis deux exemplaires desdits livres dans notre Bibliothèque publique, un en celle du Cabinet de nos livres en notre Château du Louvre, et un en celle de notre très cher et féal le Sieur Tellier, Chevalier Chancelier de France avant que de les exposer en vente, à la charge aussi que l'impression en sera faite dans le Royaume, et non ailleurs ; et que lesdits livres seront imprimés sur du beau et bon papier, et de belle impression : Et ce suivant ce qui est porté par le règlement fait pour la Librairie et Imprimerie, au mois de juin 1618. Enregistré en notre cour de Parlement de Paris le 9 juillet ensuivant, à peine de nullité des présentes, lesquelles seront registrées dans le registre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de notre bonne Ville de Paris. Si vous mandons et enjoignons, que du contenu d'icelles, vous fassiez jouir pleinement et paisiblement ledit exposant, ou ceux qui auront droit de lui, sans souffrir qu'il leur soit fait, ou donné aucun empêchement. Voulons aussi qu'en mettant au commencement, ou à la fin desdits livres une copie des présentes, ou extrait d'icelles, elles soient tenues pour bien et dûment signifiées, et que foi y soit ajoutée ; et aux copies collationnées par l'un de nos amés et féaux conseillers et secrétaires, comme à l'original. Commandons au premier notre huissier, ou sergent sur ce requis, de faire de l'exécution d'icelles tous exploits, saisies, et autres nécessaires, sans demander autre permissions, nonobstant toutes oppositions, ou appellations quelconque, Clameur du Haro, Chartes normande, et autres lettres à ce contraires. CAR tel est notre bon plaisir. Donné à Chaville le vingtième jour d'août, l'an de grâce mille six cent quatre-vint deux, et de notre règne le quarantième. Par le Roi en son conseil, LE PETIT.
Registré sur le livre de la communauté des libraire et imprimeurs de Paris, le vingt sixième août 1682. Suivant l'arrêt du Parlement du 8 avril 1653 et celui du Conseil privé du Roi, du vingt-septième février 1665.

Ledit THIERRY a associé à son privilège, Claude Barbin, et Pierre Trabouillet.
Achevé d'imprimer pour la première fois, le dernier jour d'octobre mille six cent quatre-vingt-deux.