SCÈNE II.
Argan, Toinette, Cléante.
ARGAN
603Monsieur Purgon m'a dit de me promener le matin dans ma chambre douze allées, et douze venues ; mais j'ai oublié à lui demander si c'est en long, ou en large.
TOINETTE
604Monsieur, voilà un...
ARGAN
605Parle bas, pendarde, tu viens m'ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu'il ne faut point parler si haut à des malades.
TOINETTE
606Je voulais vous dire, Monsieur...
ARGAN
607Parle bas, te dis-je.
TOINETTE
610Je vous dis que...
ARGAN
611Qu'est-ce que tu dis ?
TOINETTE
612
(haut) Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.
Toinette fait signe à Cléante d'avancer.
TOINETTE
615
(raillant) Ne parlez pas si haut, de peur d'ébranler le cerveau de Monsieur.
CLÉANTE
616Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout, et de voir que vous vous portez mieux.
TOINETTE
617
(feignant d'être en colère) Comment qu'il se porte mieux ? Cela est faux, Monsieur se porte toujours mal.
CLÉANTE
618J'ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.
TOINETTE
619Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l'a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu'il était mieux. Il ne s'est jamais si mal porté.
TOINETTE
621Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit fort malade.
CLÉANTE
623Monsieur, j'en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s'est vu obligé d'aller à la campagne pour quelques jours ; et comme son ami intime, il m'envoie à sa place pour lui continuer ses leçons, de peur qu'en les interrompant elle ne vînt à oublier ce qu'elle sait déjà.
ARGAN
624Fort bien. Appelez Angélique.
TOINETTE
625Je crois, Monsieur, qu'il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.
ARGAN
626Non, faites-la venir.
TOINETTE
627Il ne pourra lui donner leçon, comme il faut, s'ils ne sont en particulier.
ARGAN
628Si fait, si fait.
TOINETTE
629Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l'état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.
ARGAN
630Point, point, j'aime la musique, et je serai bien aise de... Ah ! La voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.
SCÈNE V.
Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus, Argan, Angélique, Cléante, Toinette.
ARGAN
650
(mettant la main à son bonnet sans l'ôter) Monsieur Purgon, Monsieur, m'a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier, vous savez les conséquences.
MONSIEUR DIAFOIRUS
651Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l'incommodité.
ARGAN
652Je reçois, Monsieur.
Ils parlent tous deux en même temps, s'interrompent et confondent.
MONSIEUR DIAFOIRUS
653Nous venons ici, Monsieur...
ARGAN
654Avec beaucoup de joie...
MONSIEUR DIAFOIRUS
655Mon fils Thomas, et moi.
ARGAN
656L'honneur que vous me faites.
MONSIEUR DIAFOIRUS
657Vous témoigner, Monsieur.
ARGAN
658Et j'aurais souhaité.
MONSIEUR DIAFOIRUS
659Le ravissement où nous sommes.
ARGAN
660De pouvoir aller chez vous.
MONSIEUR DIAFOIRUS
661De la grâce que vous nous faites.
ARGAN
662Pour vous en assurer.
MONSIEUR DIAFOIRUS
663De vouloir bien nous recevoir.
ARGAN
664Mais vous savez, Monsieur.
MONSIEUR DIAFOIRUS
665Dans l'honneur, Monsieur.
ARGAN
666Ce que c'est qu'un pauvre malade.
MONSIEUR DIAFOIRUS
667De votre alliance.
ARGAN
668Qui ne peut faire autre chose.
MONSIEUR DIAFOIRUS
669Et vous assurer.
ARGAN
670Que de vous dire ici.
MONSIEUR DIAFOIRUS
671Que dans les choses qui dépendront de notre métier.
ARGAN
672Qu'il cherchera toutes les occasions.
MONSIEUR DIAFOIRUS
673De même qu'en toute autre.
ARGAN
674De vous faire connaître, Monsieur...
MONSIEUR DIAFOIRUS
675Nous serons toujours prêts, Monsieur.
ARGAN
676Qu'il est tout à votre service.
MONSIEUR DIAFOIRUS
677À vous témoigner notre zèle.
Il se retourne vers son fils et lui dit.
678Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.
THOMAS DIAFOIRUS
679
(est un grand benêt, nouvellement sorti des Écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce, et à contre-temps) N'est-ce pas par le père qu'il convient commencer ?
MONSIEUR DIAFOIRUS
680Oui.
THOMAS DIAFOIRUS
681Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir, et révérer en vous un second père ; mais un second père auquel j'ose dire que je me trouve plus redevable qu'au premier. Le premier m'a engendré ; mais vous m'avez choisi. Il m'a reçu par nécessité ; mais vous m'avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et d'autant plus que les facultés spirituelles, sont au-dessus des corporelles, d'autant plus je vous dois, et d'autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd'hui vous rendre par avance les très humbles et très respectueux hommages.
TOINETTE
682Vivent les collèges, d'où l'on sort si habile homme.
THOMAS DIAFOIRUS
683Cela a-t-il bien été, mon père ?
MONSIEUR DIAFOIRUS
684Optime.
ARGAN
685
(à Angélique) Allons, saluez Monsieur.
THOMAS DIAFOIRUS
686Baiserai-je ?
MONSIEUR DIAFOIRUS
687Oui, oui.
THOMAS DIAFOIRUS
688
(à Angélique) Madame, c'est avec justice, que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on...
ARGAN
689Ce n'est pas ma femme, c'est ma fille à qui vous parlez.
THOMAS DIAFOIRUS
690Où donc est-elle ?
THOMAS DIAFOIRUS
692Attendrai-je, mon Père, qu'elle soit venue ?
MONSIEUR DIAFOIRUS
693Faites toujours le compliment de Mademoiselle.
THOMAS DIAFOIRUS
694Mademoiselle, ne plus, ne moins que la statue de Memnon, rendait un son harmonieux, lorsqu'elle venait à être éclairée des rayons du soleil : tout de même me sens-je animé d'un doux transport à l'apparition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon coeur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j'appende aujourd'hui à l'autel de vos charmes l'offrande de ce coeur, qui ne respire et n'ambitionne autre gloire, que d'être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur, et mari.
TOINETTE
695
(en le raillant) Voilà ce que c'est que d'étudier, on apprend à dire de belles choses.
ARGAN
696Eh ! Que dites-vous de cela ?
CLÉANTE
697Que Monsieur fait merveilles, et que s'il est aussi bon médecin, qu'il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.
TOINETTE
698Assurément. Ce sera quelque chose d'admirable s'il fait d'aussi belles cures qu'il fait de beaux discours.
ARGAN
699Allons vite ma chaise, et des sièges à tout le monde. Mettez-vous là ; ma fille. Vous voyez, Monsieur, que tout le monde admire Monsieur votre fils, et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.
MONSIEUR DIAFOIRUS
700Monsieur, ce n'est pas parce que je suis son père, mais je puis dire que j'ai sujet d'être content de lui, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d'un garçon qui n'a point de méchanceté. Il n'a jamais eu l'imagination bien vive, ni ce feu d'esprit qu'on remarque dans quelques-uns, mais c'est par là que j'ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l'exercice de notre art. Lorsqu'il était petit, il n'a jamais été ce qu'on appelle mièvre et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible, et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l'on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avait neuf ans, qu'il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon, disais-je en moi-même, les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d'imagination, est la marque d'un bon jugement à venir. Lorsque je l'envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés, et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité, et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ; et je puis dire sans vanité que depuis deux ans qu'il est sur les bancs, il n'y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre École. Il s'y est rendu redoutable, et il ne s'y passe point d'acte où il n'aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un turc sur ses principes ; ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.
THOMAS DIAFOIRUS
701
(Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu'il présente à Angélique) J'ai contre les circulateurs soutenu une thèse, qu'avec la permission de Monsieur, j'ose présenter à Mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.
ANGÉLIQUE
702Monsieur, c'est pour moi un meuble inutile, et je ne me connais pas à ces choses-là.
TOINETTE
703Donnez, donnez, elle est toujours bonne à prendre pour l'image, cela servira à parer notre chambre.
THOMAS DIAFOIRUS
704Avec la permission aussi de Monsieur, je vous invite à venir voir l'un de ces jours pour vous divertir la dissection d'une femme, sur quoi je dois raisonner.
TOINETTE
705Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses, mais donner une dissection est quelque chose de plus galant.
MONSIEUR DIAFOIRUS
706Au reste, pour ce qui est des qualités requises, pour le mariage et la propagation, je vous assure que, selon les règles de nos docteurs, il est tel qu'on le peut souhaiter. Qu'il possède en un degré louable la vertu prolifique et qu'il est du tempérament qu'il faut pour engendrer et procréer des enfants bien conditionnés.
ARGAN
707N'est-ce pas votre intention, Monsieur, de le pousser à la Cour, et d'y ménager pour lui une charge de médecin ?
MONSIEUR DIAFOIRUS
708À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m'a jamais paru agréable, et j'ai toujours trouvé qu'il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le public est commode. Vous n'avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l'on suive le courant des règles de l'art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu'il y a de fâcheux auprès des grands, c'est que quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.
TOINETTE
709Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez ; vous n'êtes point auprès d'eux pour cela ; vous n'y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes, c'est à eux à guérir s'ils peuvent.
MONSIEUR DIAFOIRUS
710Cela est vrai. On n'est obligé qu'à traiter les gens dans les formes.
ARGAN
711Monsieur, faites un peu chanter ma fille, devant la compagnie.
CLÉANTE
712J'attendais vos ordres, Monsieur, et il m'est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec Mademoiselle, une scène d'un petit opéra qu'on a fait depuis peu. Tenez, voilà votre partie.
CLÉANTE
714Ne vous défendez point, s'il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c'est que la scène que nous devons chanter. Je n'ai pas une voix à chanter ; mais ici il suffit que je me fasse entendre, et l'on aura la bonté de m'excuser par la nécessité où je me trouve, de faire chanter Mademoiselle.
ARGAN
715Les vers sont-ils beaux ?
CLÉANTE
716C'est proprement ici un petit opéra impromptu, et vous n'allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion, et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes, qui disent les choses d'eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.
ARGAN
717Fort bien. Écoutons.
CLÉANTE
718
(sous le nom d'un berger, explique à sa maîtresse son amour depuis leur rencontre, et ensuite ils s'appliquent leurs pensées l'un à l'autre en chantant) Voici le sujet de la scène. Un Berger était attentif aux beautés d'un spectacle, qui ne faisait que de commencer, lorsqu'il fut tiré de son attention par un bruit qu'il entendit à ses côtés. Il se retourne, et voit un brutal, qui de paroles insolentes maltraitait une bergère. D'abord il prend les intérêts d'un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; et après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la Bergère, et voit une jeune personne qui, des deux plus beaux yeux qu'il eût jamais vus, versait des larmes, qu'il trouva les plus belles du monde. Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d'outrager une personne si aimable ? Et quel inhumain, quel barbare ne serait touché par de telles larmes ? Il prend soin de les arrêter, ces larmes, qu'il trouve si belles ; et l'aimable Bergère prend soin en même temps de le remercier de son léger service, mais d'une manière si charmante, si tendre, et si passionnée, que le Berger n'y peut résister, et chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme, dont son coeur se sent pénétré. Est-il, disait-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d'un tel remerciement ? Et que ne voudrait-on pas faire ; à quels services, à quels dangers, ne serait-on pas ravi de courir, pour s'attirer un seul moment des touchantes douceurs d'une âme si reconnaissante ? Tout le spectacle passe sans qu'il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu'il est trop court, parce qu'en finissant il le sépare de son adorable Bergère ; et de cette première vue, de ce premier moment il emporte chez lui tout ce qu'un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussitôt à sentir tous les maux de l'absence, et il est tourmenté de ne plus voir ce qu'il a si peu vu. Il fait tout ce qu'il peut pour se redonner cette vue, dont il conserve, nuit et jour, une si chère idée ; mais la grande contrainte où l'on tient sa Bergère lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l'adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre, et il en obtient d'elle la permission, par un billet qu'il a l'adresse de lui faire tenir. Mais dans le même temps on l'avertit que le père de cette belle a conclu son mariage avec un autre, et que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au coeur de ce triste Berger. Le voilà accablé d'une mortelle douleur. Il ne peut souffrir l'effroyable idée de voir tout ce qu'il aime entre les bras d'un autre, et son amour au désespoir lui fait trouver moyen de s'introduire dans la maison de sa Bergère pour apprendre ses sentiments, et savoir d'elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu'il craint ; il y voit venir l'indigne rival, que le caprice d'un père oppose aux tendresses de son amour. Il le voit triomphant, ce rival ridicule auprès de l'aimable Bergère, ainsi qu'auprès d'une conquête qui lui est assurée, et cette vue le remplit d'une colère, dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu'il adore, et son respect, et la présence de son père, l'empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin, il force toute contrainte, et le transport de son amour l'oblige à lui parler ainsi.
Il chante.
719
Belle Philis, c'est trop, c'est trop souffrir,
720
Rompons ce dur silence, et m'ouvrez vos pensées,
721
Apprenez-moi ma destinée,
722
Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?
ANGÉLIQUE
723
(répond en chantant :)
Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,
724
Aux apprêts de l'hymen, dont vous vous alarmez,
725
Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire,
726
C'est vous en dire assez.
ARGAN
727Ouais, je ne croyais pas que ma fille fût si habile que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.
CLÉANTE
728
Hélas ! Belle Philis,
729
Se pourrait-il, que l'amoureux Tircis.
730
Eut assez de bonheur,
731
Pour avoir quelque place dans votre coeur ?
ANGÉLIQUE
732
Je ne m'en défends point dans cette peine extrême,
733
Oui, Tircis, je vous aime.
CLÉANTE
734
Ô ! Parole pleine d'appas,
735
Ai-je bien entendu, hélas !
736
Redites-la, Philis, que je n'en doute pas.
ANGÉLIQUE
737
Oui, Tircis, je vous aime.
CLÉANTE
738
De grâce encor, Philis.
CLÉANTE
740
Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.
ANGÉLIQUE
741
Je vous aime, je vous aime,
742
Oui, Tircis, je vous aime.
CLÉANTE
743
Dieux, Rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
744
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
745
Mais, Philis, une pensée
746
Vient troubler ce doux transport,
747
Un rival, un rival...
ANGÉLIQUE
748
Ah ! Je le hais plus que la mort,
749
Et sa présence, ainsi qu'à vous,
750
M'est un cruel supplice.
CLÉANTE
751
Mais un père à ses voeux vous veut assujettir.
ANGÉLIQUE
752
Plutôt, plutôt mourir,
753
Que de jamais y consentir,
754
Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.
CLÉANTE
755
Et que dit le père à tout cela ?
ARGAN
757Voilà un sot père, que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.
ARGAN
759Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis une impudente, de parler de la sorte devant son père. Montrez-moi ce papier. Ha, ha. Où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n'y a là que de la musique écrite ?
CLÉANTE
760Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu'on a trouvé depuis peu l'invention d'écrire les paroles avec les notes mêmes ?
ARGAN
761Fort bien. Je suis votre serviteur, Monsieur, jusqu'au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent d'Opéra.
CLÉANTE
762J'ai cru vous divertir.
ARGAN
763Les sottises ne divertissent point. Ah ! Voici ma femme.
SCÈNE VI.
Béline, Argan, Toinette, Angélique, Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus
ARGAN
764Mamour, voilà le fils de Monsieur Diafoirus.
THOMAS DIAFOIRUS
765
(commence un compliment qu'il avait étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut le continuer) Madame, c'est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on voit sur votre visage...
BÉLINE
766Monsieur, je suis ravie d'être venue ici à propos pour avoir l'honneur de vous voir.
THOMAS DIAFOIRUS
767Puisque l'on voit sur votre visage... Puisque l'on voit sur votre visage... Madame, vous m'avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m'a troublé la mémoire.
MONSIEUR DIAFOIRUS
768Thomas, réservez cela pour une autre fois.
ARGAN
769Je voudrais, mamie, que vous eussiez été ici tantôt.
TOINETTE
770Ah ! Madame, vous avez bien perdu de n'avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.
ARGAN
771Allons, ma fille, touchez dans la main de Monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.
ARGAN
773Hé bien, mon père. Qu'est-ce que cela veut dire ?
ANGÉLIQUE
774De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connaître, et de voir naître en nous l'un pour l'autre, cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.
THOMAS DIAFOIRUS
775Quant à moi, Mademoiselle, elle est déjà toute née en moi, et je n'ai pas besoin d'attendre davantage.
ANGÉLIQUE
776Si vous êtes si prompt, Monsieur, il n'en est pas de même de moi, et je vous avoue que votre mérite n'a pas encore fait assez d'impression dans mon âme.
ARGAN
777Ho bien, bien, cela aura tout le loisir de se faire, quand vous serez mariés ensemble.
ANGÉLIQUE
778Eh mon Père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne; où l'on ne doit jamais soumettre un coeur par force ; et si Monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne, qui serait à lui par contrainte.
THOMAS DIAFOIRUS
779Nego consequentiam, Mademoiselle ; et je puis être honnête homme et vouloir bien vous accepter des mains de Monsieur votre père.
ANGÉLIQUE
780C'est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu'un que de lui faire violence.
THOMAS DIAFOIRUS
781Nous lisons des anciens, Mademoiselle, que leur coutume était d'enlever par force de la maison des pères les filles qu'on menait marier, afin qu'il ne semblât pas que ce fût de leur consentement, qu'elles convolaient dans les bras d'un homme.
ANGÉLIQUE
782Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle, et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu'on nous y traîne. Donnez-vous patience, si vous m'aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.
THOMAS DIAFOIRUS
783Oui, Mademoiselle, jusqu'aux intérêts de mon amour exclusivement.
ANGÉLIQUE
784Mais la grande marque d'amour, c'est d'être soumis aux volontés de celle qu'on aime.
THOMAS DIAFOIRUS
785Distinguo, Mademoiselle ; dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego.
TOINETTE
786Vous avez beau raisonner : Monsieur est frais émoulu du Collège, et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d'être attachée au corps de la Faculté ?
BÉLINE
787Elle a peut-être quelque inclination en tête.
ANGÉLIQUE
788Si j'en avais, Madame, elle serait telle que la raison et l'honnêteté pourraient me le permettre.
ARGAN
789Ouais, je joue ici un plaisant personnage.
BÉLINE
790Si j'étais que de vous, mon fils, je ne forcerais point à se marier, et je sais bien ce que je ferais.
ANGÉLIQUE
791Je sais, Madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi ; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.
BÉLINE
792C'est que les filles bien sages et bien honnêtes comme vous, se moquent d'être obéissantes, et soumises aux volontés de leurs pères. Cela était bon autrefois.
ANGÉLIQUE
793Le devoir d'une fille a des bornes, Madame, et la raison et les lois ne l'étendent point à toutes sortes de choses.
BÉLINE
794C'est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage ; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.
ANGÉLIQUE
795Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai au moins de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.
ARGAN
796Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.
ANGÉLIQUE
797Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l'aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l'attachement de ma vie, je vous avoue que j'y cherche quelque précaution. Il y en a d'aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu'elles voudront. Il y en a d'autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt ; qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s'enrichir par la mort de ceux qu'elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari, pour s'approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n'y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne.
BÉLINE
798Je vous trouve aujourd'hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là.
ANGÉLIQUE
799Moi, Madame, que voudrais-je dire que ce que je dis ?
BÉLINE
800Vous êtes si sotte, mamie, qu'on ne saurait plus vous souffrir.
ANGÉLIQUE
801Vous voudriez bien, Madame, m'obliger à vous répondre quelque impertinence, mais je vous avertis que vous n'aurez pas cet avantage.
BÉLINE
802Il n'est rien d'égal à votre insolence.
ANGÉLIQUE
803Non, Madame, vous avez beau dire.
BÉLINE
804Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.
ANGÉLIQUE
805Tout cela, Madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous ; et pour vous ôter l'espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m'ôter de votre vue.
ARGAN
806Écoute, il n'y a point de milieu à cela. Choisis d'épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un couvent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien.
BÉLINE
807Je suis fâchée de vous quitter, mon fils, mais j'ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.
ARGAN
808Allez, mamour, et passez chez votre notaire, afin qu'il expédie ce que vous savez.
BÉLINE
809Adieu, mon petit ami.
ARGAN
810Adieu, mamie. Voilà une femme qui m'aime... Cela n'est pas croyable.
MONSIEUR DIAFOIRUS
811Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.
ARGAN
812Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment je suis.
MONSIEUR DIAFOIRUS
813
(lui tâte le pouls) Allons, Thomas, prenez l'autre bras de Monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?
THOMAS DIAFOIRUS
814Dico, que le pouls de Monsieur, est le pouls d'un homme qui ne se porte point bien.
MONSIEUR DIAFOIRUS
815Bon.
THOMAS DIAFOIRUS
816Qu'il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
MONSIEUR DIAFOIRUS
817Fort bien.
THOMAS DIAFOIRUS
818Repoussant.
MONSIEUR DIAFOIRUS
819Bene.
THOMAS DIAFOIRUS
820Et même un peu caprisant.
MONSIEUR DIAFOIRUS
821Optime.
THOMAS DIAFOIRUS
822Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c'est-à-dire la rate.
MONSIEUR DIAFOIRUS
823Fort bien.
ARGAN
824Non, Monsieur Purgon dit que c'est mon foie, qui est malade.
MONSIEUR DIAFOIRUS
825Eh oui, qui dit parenchyme, dit l'un et l'autre, à cause de l'étroite sympathie qu'ils ont ensemble, par le moyen du vas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti ?
ARGAN
826Non, rien que du bouilli.
MONSIEUR DIAFOIRUS
827Eh oui, rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être en de meilleures mains.
ARGAN
828Monsieur, combien est-ce qu'il faut mettre de grains de sel dans un oeuf ?
MONSIEUR DIAFOIRUS
829Six, huit, dix, par les nombres pairs ; comme dans les médicaments, par les nombres impairs.
ARGAN
830Jusqu'au revoir, Monsieur.
SCÈNE VIII.
Louison, Argan.
LOUISON
835Qu'est-ce que vous voulez, mon Papa, ma belle-maman, m'a dit que vous me demandez.
ARGAN
836Oui, venez çà. Avancez là. Tournez-vous. Levez les yeux. Regardez-moi. Eh !
LOUISON
837Quoi, mon Papa ?
ARGAN
840N'avez-vous rien à me dire ?
LOUISON
841Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d'âne, ou bien la fable du Corbeau et du Renard, qu'on m'a apprise depuis peu.
ARGAN
842Ce n'est pas là ce que je demande.
ARGAN
844Ah ! Rusée, vous savez bien ce que je veux dire.
LOUISON
845Pardonnez-moi, mon papa.
ARGAN
846Est-ce là comme vous m'obéissez ?
ARGAN
848Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d'abord tout ce que vous voyez ?
LOUISON
849Oui, mon papa.
ARGAN
850L'avez-vous fait ?
LOUISON
851Oui, mon Papa. Je vous suis venue dire tout ce que j'ai vu.
ARGAN
852Et n'avez-vous rien vu aujourd'hui ?
LOUISON
853Non, mon Papa.
LOUISON
855Non, mon Papa.
ARGAN
858Oh çà ! Je m'en vais vous faire voir quelque chose, moi.
Il va prendre une poignée de verges.
LOUISON
859Ah ! Mon Papa.
ARGAN
860Ah, ah, petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre soeur ?
ARGAN
862Voici qui vous apprendra à mentir.
LOUISON
863
(se jette à genoux) Ah ! Mon Papa, je vous demande pardon. C'est que ma soeur m'avait dit de ne pas vous le dire ; mais je m'en vais vous dire tout.
ARGAN
864Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste.
LOUISON
865Pardon, mon papa !
LOUISON
867Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.
LOUISON
869Au nom de Dieu, mon Papa, que je ne l'aie pas.
ARGAN
870
(la prenant pour la fouetter) Allons, allons.
LOUISON
871Ah ! Mon papa, vous m'avez blessée. Attendez je suis morte.
Elle contrefait la morte.
ARGAN
872Holà. Qu'est-ce là ? Louison, Louison. Ah ! Mon Dieu ; Louison. Ah ! Ma fille ! Ah ! Malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu'ai-je fait, misérable ? Ah ! Chiennes de verges. La peste soit des verges ! Ah ! Ma pauvre fille ; ma pauvre petite Louison.
LOUISON
873La, la, mon Papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.
ARGAN
874Voyez-vous la petite rusée. Oh çà, çà, je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.
LOUISON
875Ho, oui, mon Papa.
ARGAN
876Prenez-y bien garde au moins, car voilà un petit doigt qui sait tout, qui me dira si vous mentez.
LOUISON
877Mais, mon Papa, ne dites pas à ma soeur que je vous l'ai dit.
LOUISON
879C'est, mon Papa, qu'il est venu un homme dans la chambre de ma soeur comme j'y étais.
LOUISON
881Je lui ai demandé ce qu'il demandait, et il m'a dit qu'il était son maître à chanter.
ARGAN
882Hon, hon. Voilà l'affaire. Hé bien ?
LOUISON
883Ma soeur est venue après.
LOUISON
885Elle lui a dit sortez, sortez, sortez, mon Dieu sortez, vous me mettez au désespoir.
LOUISON
887Et lui, il ne voulait pas sortir.
ARGAN
888Qu'est-ce qu'il lui disait ?
LOUISON
889Il lui disait je ne sais combien de choses.
ARGAN
890Et quoi encore ?
LOUISON
891Il lui disait tout ci, tout ça, qu'il l'aimait bien, et qu'elle était la plus belle du monde.
LOUISON
893Et puis après, il se mettait à genoux devant elle.
LOUISON
895Et puis après, il lui baisait les mains.
LOUISON
897Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s'est enfui.
ARGAN
898Il n'y a point autre chose ?
LOUISON
899Non, mon Papa.
ARGAN
900Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose.
(Il met son doigt à son oreille.)
901Attendez. Eh ! Ah, ah ; oui ? Oh, oh ; voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m'avez pas dit.
LOUISON
902Ah ! Mon Papa, votre petit doigt est un menteur.
LOUISON
904Non, mon Papa, ne le croyez pas, il ment, je vous assure.
ARGAN
905Oh bien, bien, nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout : allez. Ah ! Il n'y a plus d'enfants. Ah ! Que d'affaires ; je n'ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n'en puis plus.
Il se remet dans sa chaise.