Jean Mairet

La Silvanire





Texto utilizado para esta edición digital:
Mairet, Jean. La Silvanire. Édité & annoté par Ángeles García Calderón, pour la Bibliothèque Númérique EMOTHE. Valencia: ARTELOPE - EMOTHE Universitat de València, 2022.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Tronch Pérez, Jesús

Note sur cette édition numérique

Cette publication fait partie du projet I+D+i "Théâtre espagnol et européen des XVIe et XVIIe siècleS: patrimoine et base de données" référence PID2019-104045GB-C54 (acronyme EMOTHE), financé par MICIN/AEI/10.13039/501100011033.


NORMES SUIVIES POUR L’ÉDITION DE LA SILVANIRE

-Nous avons modernisé l’orthographe, dans toute la mesure du possible (i par j, u par v, & par et, s par x, etc.), étant donné que’au XVIIe siècle l’orthographe varie, sans obéir le plus souvent à des principes généraux d’une pièce à l’autre et d’un imprimeur à l’autre.

-La ponctuation est modernisé pour les mèmes raisons que l’orthographe.

-Nous avons conservé la majuscule initiale des noms communs.

-Nous avons maintenu l’usage de la minuscule après les points d’interrogation et d’exclamation.

-Nous avons supprimé l’espace entre les mots, suivant la graphie moderne (lors que, bon jour, quelque fois, etc.).

-Nous avons modernisé l’orthographe et les conjugaisons des verbes, supprimant les imparfait et les conditionnels en –oi, sauf en cas de rime.

-De même, nous avons supprimé les trémas et les cédilles.

-Nous avons supprimé le tiret ou l’apostrophe qui sépare deux syllabes, de même que les tirets qui unissent deux mots; également avec l’accent qui apparaît sur les ou, conjonction de coordination.

-On a ajouté des accents sur les mots qui n’en comportent pas dans l’editio princeps, surtout sur l’A prépositionnel lorsqu’il est en majuscule.

-On a doublé les consonnes, et ajouté un tiret entre deux mots selon l’usage actuel.

-En ce qui concerne le commencement des vers, la tradition veut que le premier mot d’un vers porte la majuscule, qu’il y ait ou non un signe de ponctuation à la fin du vers précédent. Cependant, en poésie moderne on trouve souvent la minuscule au premier mot du vers.

-Toutes les voyelles en majuscules, en début de vers sont écrites avec un accent grave, ou circonflèxe (ô) même si les textes français maintiennent la pratique habituelle de ne pas les accentuer.


Tragicomedie pastorale


À TRÈS HAUTE ET TRES PUISSANTE DAME, MADAME MARIE FÉLICE DES URSINS, DUCHESSE DE MONTMORENCY ET D'AMPUILLE, BARONNE DE CHATEAUBRIAND, ETC.

Madame,
Dès le même instant que je formai le dessein de cet ouvrage, je conçus celui de le dedier à Votre Grandeur. J'ai toujours considéré ma Silvanire comme une beauté que j’élevais pour paraître quelque jour aux yeux d'une des plus vertueuses et des plus parfaites dames de la terre. En suite de cette considération je ne me suis pas tellement étudié à la rendre belle, que j’aie oublié de faire encore qu'elle fût honnête, pour être en quelque façon digne de se présenter devant vous. Par ces circonstances, Madame, il vous est aisé de juger que connaissant votre vertu, comme je la dois connaître, et n'ayant jamais eu de plus forte ni de plus juste passion que celle de vous plaire jusques aux moindres choses, j'aurai pris soin de tenir ce poème dans une telle pureté d'actions, et de paroles, que votre modestie n'en puisse appréhender la représentation, ni rejeter la lecture. Enfin, Madame, voici cette MORTE VIVE, qui du parc ombrageux de votre magnifique maison de Chantilly, se voit aujourd'hui contrainte de passer à la clarté de la Cour, où vous savez s'il est important de faire son entrée de bonne grâce. Elle a su de la voix du peuple combien de caresses et de bonheur y reçut autrefois son aînée la bergère Silvie, sous la protection de Monseigneur; elle ne s'en promet pas moins de la vôtre, si vous lui faites l'honneur de l'en gratifier, comme elle vous en conjure très humblement. Le souci de réussir à la Cour n'est pas ce qui lui donne le plus de peine, puisqu'il est assuré que sous vos auspices elle n'y saurait être que parfaitement bien reçue. Toute la difficulté qui l'arrête, c'est d'agréer premièrement à Votre Grandeur, et d'engager par là votre réputation à la défense de la sienne. Je ne doute point que de deux parties qui lui sont absolument nécessaires, pour vous plaire, la bienséance et la beauté, vous n'y fassiez rencontre de la première; pour la seconde, j’appréhende extrêmement pour elle et pour moi que vous y trouviez beaucoup de choses à désirer. Ce n'est pas qu'à bien considérer les diligences que j'ai apportées à l'embellissement de son visage je ne puisse me faire accroire (et peut-être sans vanité) qu'elle ne passera point pour laide aux yeux de la plupart du monde. Mais quand je viens à me représenter, Madame, l'extraordinaire bonté de votre esprit, jointe à cette vive clarté de jugement qui ne paraît pas moins en vos actions qu'en vos paroles; surtout lorsqu'il me souvient que je vous ai vu découvrir quelques fois en diverses matières de poésie des grâces et des défauts qui ne doivent être visibles qu'aux plus clairvoyants de la profession, n'ai-je pas juste sujet de craindre que vous n'en découvriez en ma bergère, dont personne que vous ne se serait que tard apperçu? Toute la France est d'accord que l'Italie ne lui donna jamais rien de beau ni de précieux comme la Reine Mère, et vous, qui participez aussi bien à ses incomparables vertus qu’à la splendeur de sa race; et neanmoins, ou je ne connais du tout point la langue en laquelle je vous écris, ou vous la parlez justement comme il faudrait que je l'écrivisse pour faire accroire aux courtisans qu'elle m'est naturelle. Ce n'est pas ici mon dessein de vous louer, plût à Dieu, Madame, qu'il me fût permis de le faire, quelque mauvais orateur que je puisse être, je ne pense pas que sur une si belle matière, mon affection à votre service ne me fît dire de très belles choses; et ne serais point en doute que ces âmes lâches à qui les louanges du mérite d'autrui sont ordinairement insupportables, ne souffrissent sans murmurer la pureté des vôtres, bien loin de m'en contester la verité. Mais d'autant qu'ayant l'honneur, comme je l'ai, d'être particulièrement à Votre Grandeur, je fais profession aussi de lui rendre une particulière obéisance: je ne sortirai point des bornes que votre modestie me semble avoir prescrites sur ce sujet, sous cette protestation toutefois que c'est avec une indicible répugnance de ma volonté que je m'y tiens. Car outre la violence que je me fais, c'est chose infaillible que mon silence sera toujours plutôt soupçonné d'ingratitude, que justifié par la considération du respect qui me l'impose, et que la posterité qui saura quelque jour par la bouche de la Renommée que vous avez été la merveille de votre sexe et l'admiration du nôtre, ne me pardonnera pas facilement la faute que je commets de laisser échapper une si belle occasion de l'en assurer moi-même par mes écrits. Avec tout cela, Madame, j'aime beaucoup mieux être assuré d'être blâmé de tout le monde, que me mettre seulement au hazard de vous fâcher. Je sais fort bien qu'une pure et haute vertu comme la vôtre se contente de mériter la louange, sans se soucier beaucoup de la recevoir. Je m'accommoderai donc à la modestie de votre humeur, à condition, Madame, qu'en récompense vous avouerez s'il vous plaît cette bergère pour votre, et que sans vous souvenir que vous êtes issue de la très florisante et très illustre Maison des Ursins, qui presque aussi vieille que la nouvelle Rome, qu'elle embellit encore aujourd'hui de splendeur, a donné de si dignes successeurs à Saint Pierre, et de si grands capitaines a l’Europe; que sans vous souvenir, dis-je, de la hauteur de votre naissance, ou de la bassesse de la sienne, Votre Grandeur accordera deux ou trois heures de son loisir au désir qu'elle a de l'entretenir de ses aventures. Il est certain qu'elles sont amoureuses, mais aussi vous ai-je déjà protesté que cette légitime affection avec laquelle elle répond à celle de son berger, est à peu près de la nature de celle-là que le mariage vous permet d'avoir pour un des plus glorieux hommes de la terre, et qu'un des plus glorieux hommes de la terre a réciproquement pour vous. Cela me persuade, Madame, que vous ne l'en écouterez pas moins volontiers, et que vous la recevrez avec cette même bonté de naturel qui vous fait aimer généralement de tout le monde. Que s'il arrivait par aventure que vous la trouvassiez belle, que ma satisfaction serait accomplie, et que je me tiendrais bien récompensé de la peine que j'ai prise à la rendre telle. Je vous jure Madame (et je le dis sans flatterie), que la seule estime que vous ferez de mon ouvrage me déterminera la bonne ou la mauvaise opinion que j'en dois prendre, avec autant ou plus de certitude, que si Malherbe ou Virgile revenaient au jour afin de m'en dire la verité. On a toujours observé que votre esprit, qui n’est borné d'aucune sorte de matière, est encore appuyé ïune force de jugement qui ne doit rien à celui de ces habiles à qui notre siècle défère tant que de ne juger du prix des choses que par l'estime qu'ils en font. Mais peut-être que j'abuse indiscrètement de votre patience: je finirai donc, après vous avoir priée de recevoir agréablement ce témoignage de mon devoir, que je vous rends d'aussi bon cœur, que je me dis,

Madame de Votre Grandeur
Le très humble et très obéissant serviteur
mairet


ARGUMENT DE LA SILVANIRE

Ménandre un de plus riches bergers de Forez n'ayant pour tout enfant qu'une parfaitement sage et belle fille, nommée Silvanire, se résolut de la marier le plus avantageusement qu'il pourrait. Pour cet effet il jette les yeux sur Théante, berger aussi bien pourvu des biens de la fortune qu'il était dénué de ceux de l'esprit et du corps. Silvanire qui dès son bas âge avait été servie du gentil Aglante, à qui rien ne manquait pour être accompli que les richesses de l'autre, délibère de mourir plutôt que consentir à ce mariage. Ce n'est pas qu'elle eût jamais découvert son affection à Aglante, au contraire comme elle était extrêmement sage et retenue, dès que l’un et l'autre s’avancèrent un peu dans l'âge elle lui retrancha les privautés de son enfance, et ne véquit plus qu'indifféremment avec lui; d'autant que connaissant l'avarice de son père et la pauvreté d'Aglante ne devoir jamais être d'accord, elle avait trop de discrétion pour donner de vaines espérances à ce berger; de là vient qu'elle était contrainte de paraître insensible à son amour, et de dissimuler avec beaucoup de peine la violence de celle qu'elle avait pour lui. La nouvelle de la résolution de Ménandre étant venue aux oreilles de Tirinte, jeune berger passionnément amoureux de Silvanire, mais dont le naturel était beaucoup plus violent que celui d'Aglante, il se laisse emporter au désespoir, et tout furieux veut monter sur le faite d'un rocher afin de se précipiter. Alciron, sage berger et son ami, essaie de le divertir de ce dessein; en fin connaissant que sa blessure était trop profonde pour être guérie par des paroles, il lui donne un miroir, par le moyen duquel il lui promet de le rendre possesseur absolu de sa maîtresse. Tirinte donne ce miroir à Silvanire, et la presse tant de s'y regarder, qu'à la fin elle s'y regarde; mais avec un succés si étrange, et si contraire à celui que lui-même s'en était promis, qu'a quelques heures de là, les nouvelles de sa morte lui furent apportées au lieu de celles qu'il attendait de son amour. Il se doute aussitôt que c'était un effet du présent de son ami; de sorte que transporté d'amour et de furie, il le poursuit à mort comme son plus mortel ennemi. Alciron échappé de ses mains trouvu un batteau de pécheur sur le rivage de Lignon, à la faveur duquel il s'explique si bien au désespéré Tirinte, qu'ils vont ensemble au monument où Silvanire avait été mise, suivant la coutume du pays, qui voulait que les filles principalement portassent leurs habillements dans le tombeau, pour un plus grand témoignage d'honnêteté. Tirinte la fait revenir à soi, tâche en vain de la gagner de douceur; et finalement se souvenant des conseils d'Alciron, la veut emmener de force en quelque caverne, où loin de témoins il puisse la faire consentir à le recevoir pour son époux. Sur ces entrefaites Aglante survient, et quantité d'autres bergers avec lui, qui se saisissent du ravisseur; Fossinde poursuit la mort de Tirinte, dont elle était passionnément amoureuse; on le condamne à être précipité du Rocher malheureux; Fossinde trouve invention de le sauver; lui qui ne l'avait jamais aimée est content de l'épouser. Cependant que d'autre côté Ménandre après beaucoup de difficultés s'accorde en fin au mariage d’Aglante et de Silvanire.

Ce sujet est traité plus amplement dans la troisième partie de l'Astrée, où Monsieur d'Urfé en forme une histoire continuée. Le même autheur en a fait encore une pastorale en vers non rimés, à la façon des Italiens. C'est là qu'on peut renvoyer la curiosité du lecteur.


PRÉFACE EN FORME DE DISCOURS POÉTIQUE

À Monsieur le Comte de Carmail

Monsieur,

Il y peut avoir deux ans que Monseigneur le Cardinal de la Valette et vous me persuadâtes de composer une pastorale avec toutes les rigueurs que les Italiens ont accoutumé de pratiquer en cet agréable genre d'écrire, auquel il faut avouer que trois ou quatre des leurs ont divinement bien réussi. Le désir que j’eus de vous plaire à tous deux me fit étudier avec soin sur les ouvrages de ces grands hommes, où après une exacte recherche, à la fin je trouvai qu'ils n'avaient point eu de plus grand secret que de prendre leurs mesures sur celles des anciens Grecs et Latins, dont ils ont observé les règles plus religieusement que nous n'avons pas fait jusques ici. Je me suis donc proposé de les imiter, non pas en l'excellence de leurs pensées, à la hauteur desquelles je ne prétens pas arriver, mais seulement en l'ordre et la conduite de mon poème, que possible trouverez-vous un des plus reguliers de notre langue, après l'examen que vous en ferez s'il vous plaît à votre loisir. C'est pourquoi je me suis avisé de faire voir ce petit Discours de la Poésie, que je vous addresse, Monsieur, comme au Seigneur de la Cour de votre profession qui savez le plus de belles choses, et qui les pratiquez le mieux. Comme je suis trop jeune et trop ignorant pour enseigner, aussi ne mets-je pas cette Préface pour instruire personne: mon intention en ceci n'est que de témoigner que si je n'ai pû faire un ouvrage accompli, au moins n'ai-je pas été négligent à rechercher les moyens qui me pouvaient aider à le rendre tel, et que ma tragi-comedie n'est point une pièce à l'aventure.

DU POÈTE, ET DE SES PARTIES

Poète proprement est celui-là qui, doué d'une excellence d'esprit, et poussé d'une fureur divine, explique en beaux vers des pensées qui semblent ne pouvoir pas être produires du seul esprit humain. J'ai dit doué d'une excellence d'esprit, à la différence du prophète, à qui cette condition n'est aucunement necessaire, d'autant que les oracles que les prophètes rendaient le plus souvent en vers venaient immediatement de l'esprit divin, ou reputé tel, qui les agitait, témoins les livres des Sibilles, et les responses d'Apollon.

Par cette definicion il paraît que pour être vraiment appelé poète, il ne suffit pas d'avoir l'esprit hors du commun, ni de savoir bien tourner un vers, mais de plus qu'il est nécessaire d'avoir cette vertu naturelle de bien inventer, et cet entousiasme par qui l'âme du poète est souventes fois élevée au-dessus de sa matière, avec cet Os magna sonaturum d'Horace, qui ne se peut pas assez bien expliquer en notre langue. De là vient sans doute que quelques-uns ont fait difficulté de compter Lucain parmi les poètes, pour ce qu'il a raconté son histoire purement et simplement comme elle était arrivée, sans se servir des fictions et des inventions de la poésie. Il est vrai qu'à prendre le nom de poète un peu moins rigoureusement, quiconque faisant des vers avec art observe comme il faut la bienséance des choses et des paroles, peut être encore appellé poète; et c’est ainsi que Lucain n'est plus au nombre des historiens. Il est donc assuré que de deux sortes de qualités qui doivent entrer en la composition d'un bon poète, les unes sont purement naturelles, et les autres sont étrangères. Les naturelles à plus près sont, l'adresse d'inventer agréablement, la force de bien imaginer, et surtout l'habilité et l'inclination puissante à la poésie, qui fait par exemple que de deux esprits également bons et savants, celui-là viendra plus aisément à bout d'un grand poème, que cettui-ci ne fera pas d'une épigramme. Je ne dis rien de la netteté du jugement, d'autant que c'est une condition requise non seulement à la perfection de cet art en particulier, mais encore de tous les autres en général. Les qualités étrangères sont, la parfaite science de la langue jusques aux moindres grâces dont elle est capable, la connaissance des Bonnes Lettres, particulièrement des Humanités, comme de celles qui tombent plus communément dans la matière, et de la Philosophie Morale et Physique, dont les principes au moins sont absolument nécessaires, pour ne rien dire d'impertinent ou de contradictoire. Et finalement l'art de faire des vers non seulement dans la rigueur des règles ordinaires, mais encore avec cette élégance et cette douceur qui s'admire plutôt qu'elle ne le laisse imiter, telle qu'on la remarque en ceux de Monsieur Malherbe, et qu'on ne peut mieux exprimer que par ce je ne sais quoi, qui fait que de deux parfaitement belles femmes, l'une sera plus agréable que l'autre, sans que l'œil qui reconnaît cette grâce en puisse deviner la raison. De manière qu'après avoir considéré combien de choses excellentes concourent à la structure d'un parfait poète, il ne se faut pas étonner si la rencontre en a toujours été si difficile. Mais d'autant qu'on peut demander qui de la Nature ou de l'Art, c'est-à-dire de l'acquis, contribue davantage à l'accomplissement de ce chef-d'œuvre, il est hors de doute que l’art ne sera jamais rien d'achevé sans l'assistance de l'autre. Que si l'on veut savoir laquelle de ces deux parties se soutiendrait plus aisément d'elle-même, il y a de l'apparence que ce serait la Nature, et qu'un homme avec les seuls avantages de la naissance se témoignera mieux poète qu'un autre ne pourrait faire avec toutes les recherches et les méditations d'un long étude. Il n'en est pas de même de l'orateur, qui doit chercher la perfection du côté de l’Art, sans avoir absolument besoin du secours de la Nature, je veux dire de cette aptitude que nous avons en naissance à quelque sorte d'exercice. Fimus oratores, nascimur poetae. De là vient que quantité de beaux esprits soutenus seulement de la vigueur de leurs génies, ont fait aux siècles passés, et font encore au notre de si belles choses; témoins les poésies de Messieurs de Racan et de Saint-Amant, qui confessent eux-mêmes ingénument n'avoir iamais eu la moindre intelligence ni du grec ni du latin. Bien est-il vrai que l'étude est entièrement nécessaire à la production d'un grand ouvrage, et qu'Homère et Virgile n'eussent pas entrepris sans lui ce qu'ils ont acheté si glorieusement avec lui.

DE L'EXCELLENCE DE LA POÉSIE

Par la définition que j’ai donné du poète, il est facile de connaître que c'est que poésie. Pour son étymologie, il y a fort peu de gens qui ne sachent qu'elle est tirée du verbe grec ðïôÝù, qui signifie creo vel facio, de même que celle du mot de vers qui dérive du verbe latin verto, quod tandiu vertatur quandiu bene fiat. C'est pourquoi on appelle un vers bien fait quand il est bien tourné. Sans m'arrêter donc à ces petites observations de grammaire, je passe aux louanges de la poésie, qu'on ne peut nier être le plus digne de tous les Arts, soit pour la noblesse de son origine, comme celle qui vient immédiatement du Ciel, soit pour l'excellence des beaux effets qu'elle produit. Aussi la nomme-t-on le langage des Dieux, tant à cause qu'ils aimaient à être loués dans les temples avec hymnes et cantiques, que pour ce que la douceur en est si charmante, que si les Dieux (disaient les Anciens) avaient à converser avec les hommes, il est croyable qu'ils se serviraient du langage de la poésie, comme on le juge par les oracles qu'ils prononçaient ordinairement en vers. De là vient que les grands poètes ont mérité le titre de Divins.

DE LA DIFFÉRENCE DES POÈMES

Prendre le nom de poète selon la dernière et plus étendue définition, je trouve qu'il y a de trois sortes de poèmes; le dramatique, l’exégématique, et le mixte. L'ouvrage dramatique, autrement dit actif, imitatif, ou représentatif, est celui-là qui représente les actions d'un sujet par des personnes entreparlantes, et où le poète ne parle jamais lui-même: sous ce genre d'écrire se doivent mettre toutes les tragédies, comédies, certaines églogues et dialogues, et bref toutes les pieces où l'auteur introduit des personnes passionnées, sans qu'il y mêle rien du sien. L'exégématique ou récitatif est un ouvrage qui ne reçoit aucune personne parlante que celle de son auteur, comme sont tous les livres qui sont faits pour enseigner, ou la physique comme Lucrèce, ou l'astrologie, comme Aratus, ou l'agriculture comme Virgile en ses Georgiques, hormis quelques fables qu'il a mêlées dans le quatrième. Le mixte enfin est celui-là dans lequel le poète parle lui-même, et fait parler tantôt des Dieux et tantôt des hommes: ce genre d'écrire s'appelle autrement épique ou héroïque, à cause des héros ou grands hommes ayant quelque chose de plus qu'humain, dont ils représentent les aventures: c'est ainsi qu'Homère a magnifié les actions de son Achille, et Virgile après lui celles de son Enée. Or d'autant que ce n'est pas mon dessein de faire un Llvre au lieu d'une Préface, je me contenterai d'examiner le dramatique, comme celui qui se pratique aujourd'hui le plus, et qui seul est la véritable matière de mon Discours.

DE LA TRAGÉDIE, COMÉDIE, ET TRAGI-COMÉDIE

Le poème dramatique se divise ordinairement en tragédie et comédie. Tragédie n’est autre chose que la représentation d'une aventure héroïque dans la misère. Est adversae fortunae in adversis comprehensio. Son étymologie est tirée du mot grec ôñάãïò et øäç, dont l’un signifie bouc, et l'autre chant, à cause que le bouc était le prix qu'on donnait anciennement à ceux qui chantaient la tragédie. Comedia verò est civilis privatæque fortunae sine periculo vitae comprehensio. La comédie est une représentation d'une fortune privée sans aucun danger de la vie. Elle vient du mot xῶìç, qui veut dire bourgs ou villages, à cause que la jeunesse de l'Attique avoit accoutumé de la représenter à la campagne. De la définition de la tragédie et de la comédie on peut aisément tirer celle de la tragi-comédie, qui n'est rien qu'une composition de l’une et de l'autre. De sorte que la tragédie est comme le miroir de la fragilité des choses humaines, d'autant que ces mêmes rois et ces mêmes princes qu'on y voit au commencement si glorieux et si triomphants y servent à la fin de pitoyables preuves des insolences de la fortune. La comédie au contraire est un certain jeu qui nous figure la vie des personnes de médiocre condition, et qui montre aux pères et aux enfants de famille la façon de bien vivre réciproquement entre eux; et le commencement d'ordinaire n'en doit pas être joyeux, comme la fin au contraire ne doit jamais en être triste. Le sujet de la tragédie doit être un sujer connu, et par conséquent fondé en histoire, encore que quelquefois on y puisse mêler quelque chose de fabuleux. Celui de la comédie doit être composé d'une matière toute feinte, et toutefois vraisemblable. La tragédie décrit en style relevé les actions et les passions des personnes relevées, où la comédie ne parle que des médiocres en style simple et médiocre. La tragédie en son commencement est glorieuse, et montre la magnificence des grands; en sa fin elle est pitoyable, comme celle qui fait voir des rois et des princes réduits au désespoir. La comédie à son entrée est suspendue, turbulente en son milieu, car c'est là que se font toutes les tromperies et les intrigues, et joyeuse à son issue. De manière que le commencement de la tragédie est toujours gai, et la fin en est toujours triste; tout au rebours de la comédie, dont le commencement est volontiers assez triste, pource qu'il est ambigu, mais la fin en est infailliblement belle et joyeuse: l'une cause un dégoût de la vie, à cause des infortunes dont elle est remplie; et l'autre nous persuade de l'aimer par le contraire.

DES PARTIES PRINCIPALES DE LA COMÉDIE

La tragédie et la comédie différent entre elles non seulement en la nature de leur sujet, mais encore en la forme et la disposition de leurs parties. Mais d'autant que je veux être succinct, et que ma pastorale est tout à fait disposée à la comique, bien qu'elle soit de genre tragi-comique, il suffira que je fasse la division des parties de la comédie, sans m’arrêter à celles de la tragédie, qui sont assez amplement déduites chez le philosophe et le commentateur de Sénèque.

Les parties principales de la comédie sont quatre: prologue, prothèse, épitase, et catastrophe. Prologue est une espèce de préface, dans lequel il est permis outre l'argument du sujet de dire quelque chose en faveur du poète, de la fable même, ou de l'acteur.

Prothèse, est le premier acte de la fable, dans lequel une partie de l'argument s'explique, et l'autre ne se dit pas, afin de retenir l'attention des auditeurs.

Épitase est la partie de la fable la plus turbulente, où l'on voit paraître toutes ces difficultés et ces intrigues qui se démêlent à la fin, et qui proprement se peut appeller le nœud de la pièce.
Catastrophe est celle qui change toute chose en joie, et qui donne l'éclaircissement de tous les accidents qui sont arrivés sur la scène. Certe division est suivant l'ordre des comédies de Térence, que le Tasso et Guarini ont ponctuellement observé. Reste maintenant à savoir quelles sont les conditions essentielles de la comédie.

Il me semble avoir déjà dit que le sujet de la comédie doit être feint, à la différence de celui de la tragédie, qui doit avoir un fondement véritable et connu, comme l'Antigone et la Médée, encore qu'il soit permis d'y mêler le fabuleux; tel que la fuite de cette désespérée après l'embrasement du palais de Créon, et le retour de Thésée après son voyage aux Enfers.

Au reste le sujet de la comédie doit bien être une pure feinte, et non pas une fable; car fable est une invention de choses qui ne sont pas, et qui ne peuvent être, comme les Metamorphoses d'Ovide.

La seconde condition est l'unité d'action, c'est-à-dire qu'il y doit avoir une maîtresse et principale action à laquelle toutes les autres se rapportent comme les lignes de la circonférence au centre. Il est vrai qu'on y peut ajouter quelque chose en forme de l'épisode de la tragédie, afin de remedier à la nudité de la pièce, pourvu toutefois que cela ne préjudicie en aucune façon à l'unité de la principale action à laquelle cette-ci est comme soubordonnée; et en ce cas le sujer de la comédie n'est pas simple, mais composé, comme l'on peut voir en la plupart de celles de Térence.

La troisième et la plus rigoureuse est l'ordre du temps, que les premiers tragiques réduisaient au cours d'une journée; et que les autres, comme Sophocle en son Antigone, et Térence en son Heautontimoroumenos de Ménander, ont étendu jusqu'au lendemain; car c'est toute la même règle et la même condition aux comédies qu'aux tragédies. Il paraît donc qu'il est nécessaire que la pièce soit dans la règle, au moins des vingt-quatre heures, en sorte que toutes les actions du premier jusqu'au dernier acte, qui ne doivent point demeurer au deçà ni passer au delà du nombre de cinq, puissent être arrivées dans cet espace de temps.

Cette règle, qui se peut dire une des loix fondamentales du théâtre, a toujours été religieusement observée parmi les Grecs et les Latins. Et je m’étonne que de nos écrivains dramatiques, dont aujourd'hui la foule est si grande, les uns ne se soient pas encore avisés de la garder, et que les autres n'aient pas assez de discrétion pour s'empêcher au moins de la blâmer, s'ils ne sont pas assez raisonnables pour la suivre après les premiers hommes de l'antiquité, qui ne s’y sont pas généralement assujettis sans occasion. Pour moi je porte ce respect aux Anciens, de ne me départir jamais ni de leur opinion ni de leurs coutumes, si je n'y suis obligé par une claire et pertinente raison. Il est croyable avec toute sorte d'apparence qu'ils ont établi cette règle en faveur de l'imagination de l'auditeur, qui goûte incomparablement plus de plaisir (et l’experience le fait voir) à la représentation d'un sujet disposé de telle sorte, que d'un autre qui ne l'est pas; d'autant que sans aucune peine ou distraction il voit ici les choses comme si véritablement elles arrivaient devant lui, et que là pour la longueur du temps, qui sera quelquefois de dix ou douze années, il faut de nécessité que l'imagination soit divertie du plaisir de ce spectacle qu'elle considerait comme présent, et qu'elle travaille à comprendre comme quoi le même acteur qui naguère parlait à Rome à la dernière scène du premier acte, à la premiere du second se trouve dans la ville d'Athènes,ou dans le grand Caire si vous voulez; il est impossible que l'imagination ne se refroidisse, et qu'une si soudaine mutation de scène ne la surprenne, et ne la dégoûte extrêmement, s'il faut qu'elle coure toujours après son objet de province en province, et que presque en un moment elle passe les monts et traverse les mers avec lui. Oui mais, dira quelqu'un, qui croira peut-être avoir bien objecté, que fera donc l'imagination? et quel plaisir pourra-t-elle prendre à la lecture des histoires et des romans, où la chronologie est si différente? Ou pourquoi ne suivra-t-elle pas son objet partout, puis qu'elle ne peut être arrêtée ni par les montaignes ni par les mers?

À cela je fais réponse, que l'histoire et la comédie pour le regard de l'imagination ne sont pas la même chose: la différence est en ce point que l'histoire n'est qu'une simple narration de choses autrefois arrivées, faite proprement pour l'entretien de la mémoire, et non pour le contentement de l'imagination; où la comédie est une active et pathétique représentation des choses comme si véritablement elles arrivaient sur le temps, et de qui la principale fin est le plaisir de l’imagination. C'est pourquoi dans l'ordre de l'histoire exégématique mon imaginacion ne trouvera point étranges les longs voyages, pour ce que je suppose qu'ils ont été faits avec temps; mais dans celui de la dramatique, il est assuré que si puissante qu'elle soit elle ne s'imaginera jamais bien qu'un acteur ait passé d’un pôle à l'autre dans un quart d'heure; et quand même elle pourrait le faire, en supposant la même longueur de temps qu'elle suppose en l'histoire (ce qui néanmoins ne se permet pas en la comédie, pour la raison que j'en ai déjà donnée) il est impossible qu'une telle supposition ne lui diminue beaucoup de son plaisir, qui consiste principalement en la vraisemblance. Or puisque l'on est d'accord que l'intention du comique est de contenter l'imagination de son auditeur, en lui représentant les choses comme elles sont, ou comme elles devraient être, et que pour cet effet il emprunte le secours de la voix, des gestes, des habits, des machines et décorations de théâtre. Il me semble que les Anciens ont eu juste raison de restreindre leurs sujets dans la rigueur de cette règle, comme la plus propre à la vraisemblance des choses, et qui s'accommode le mieux à notre imagination, qui véritablement peut bien suivre son objet partout, mais qui d'autre côté ne prend pas plaisir à le faire. Il faut donc avouer que cette règle est de très bonne grâce, et de très difficile observation tout ensemble, à cause de la stérilité des beaux effects qui rarement se peuvent rencontrer dans un si petit espace de temps. C'est la raison de l'Hôtel de Bourgogne, que mettent en avant quelques-uns de nos poètes, qui ne s'y veulent pas assujettir, d'autant, disent-ils, que de cent sujets de théâtre il ne s'en trouvera possible pas un avec cette circonstance, et qu'on serait plus longtemps à le chercher qu'à le traiter et mettre en vers. Mais qu'importe-t-il du temps et de la peine pourvu que la rencontre s'en puisse faire? Il est ici question du mieux, et non pas du plus ou du moins: au lieu de dix et douze poèmes déréglés que nous ferions, contentons-nous d'en conduire un seul à sa perfection, et nous ressouvenons que le Tasso, le Guarini et le Guidobaldi se sont plus acquis de gloire, quoi que chacun d'eux n'ait mis au iour qu'une pastorale, que tel qui parmi nous a composé plus de deux cents poèmes.

Ce n'est pas que je veuille condamner, ou que je n'estime beaucoup quantité de belles pièces de théâtre, de qui les sujets ne se trouvent pas dans les bornes de cette règle. À cela près leurs autheurs et moi ne serons jamais que très bien ensemble; il est vrai qu'elles me plairont encore davantage avec cette circonstance, pource qu'elles en seraient à mon avis plus accomplies, et que je conseillerai toujours à mon ami de ne mépriser pas une grâce pour qui les Anciens et les Modernes ont eu tant de considération que de ne la séparer jamais de la beauté de leurs ouvrages. Il ne sert de rien d'alléguer, qu'il est impossible de rencontrer de beaux sujets avec la rigueur de cette condition, et que les Anciens pour éviter la confusion des temps sont tombés dans une plus grande incommodité; savoir est la stérilité des effets, qui sont si rares et si maigres en toutes leurs pièces, que la représentation n'en serait aujourd'hui que fort ennuyeuse. Car encore qu'il soit véritable que les tragédies ou comédies des Anciens soient extrêmement nues, et par conséquent en quelque façon ennuyeuses, il ne s'ensuit pas de là que la trop rigoureuse observation de cette loi les ait réduits à cette nudité d'effets et d'incidents, dont la variété certainement nous eût été plus agréable.

Car on doit se représenter que les mêmes pièces que nous trouvons aujourd'hui si simples et si dénuées de sujet chez Euripide, Sophocle, et Sénèque, étaient tenues de leur temps pour bien remplies à comparaison de celles du bon Thespis qui promenait la tragedie en charette, et du vaillant Eschylle après lui, qui pour grand ornement inventa l’usage du masque, de la courte robe, et du cothurne.

Ignotum tragicae genus invenisse Carmoenae
Dicitur, et plaustris vexisse poemata Thespis, etc.

De même que les comédies de Ménander, de Philémon, de Plaute, et de Térence, devaient être extrêmement riches, eu égard à la pauvreté de celles de Cratinus, d'Eupolis, et d'Aristophane, à cause que les uns et les autres se trouvèrent au premier âge, et par manière de dire à l'enfance de la tragédie et de la comédie. Disons donc que les Anciens nous ont laissé des poèmes beaucoup moins remplis à la verité que ne sont les nôtres, tant pour la raison que je viens d'apporter, que pour quelque autre à nous inconnue, et qu'on n'infère pas de là que la rigueur de notre règle en ait été la principale cause, comme veulent quelques-uns de ces messieurs qui n'ont pas envie de la recevoir. D'autant que nous ne pouvons croire cela sans faire tort à ces grands esprits de l'antiquité, qui sembleraient avoir eu moins d'invention en la composition de leurs sujets, que nos modernes dramatiques, qui nonobstant la difficulté de cette loi n'ont pas laissé d'en imaginer de parfaitement beaux, et parfaitement agréables, tels que sont par exemple le Pastor Fido, la Filis de Scire, et sans aller plus loin la Silvanire ou la Morte-viuv. Mais c'est fortifier de trop d'authorités et de raisons une chose qui se soutient et se défend assez d'elle même; il m'est indifférent qu'ils l'approuvent ou qu'ils la reprouvent, pour mon particulier; je sais bien à quoi je m'en dois tenir, avec bon nombre des plus habiles, particulièrement pour la pastorale, où la transgression de ces lois ne peut jamais être pardonnable, à mon avis; d'autant que le sujer en doit être feint, et qu'il ne coûte guères plus de le feindre réglé que déréglé.

Je vous ai déjà protesté, Monsieur, que ce n'est pas mon dessein d'instruire personne, ou de passer pour quelque nouveau législateur de poésie. Je ne me suis avisé de faire ce Discours que pour vous rendre compte de l'ordre et de la méthode que j'ai suivie en ce difficile genre d'écrire, de sorte que j'ai seulement travaillé pour la justification de mon ouvrage, et non pour la condemnation de ceux des autres, qui pourraient par aventure avoir violé toutes ces lois, que je fais profession d'observer, ou pour les ignorer, (ce qui ne serait guère bien) ou pour les mépriser (ce qui serait encore pis). Je passe donc à la dissection de ma pièce en tous ses membres, afin que par la division des parties il soit plus aisé de juger de la composition du tout.

Premièrement pour ce qui regarde la fable, il est hors de doute qu'elle est tout à fait de genre dramatique, non pas de constitution double, mais mixte, et de sujet non simple, mais composé. Le mélange est fait de parties tragiques et comiques, en telle façon que les unes et les autres, faisant ensemble un bon accord, ont en fin une joyeuse et comique catastrophe, à la différence du mélange qu’Aristote introduit dans la tragedie, d'une telle duplicité, que les bons y rencontrent toujours une bonne fin, et les méchants une méchante. C'est pourquoi je trouve qu'elle est plus semblable à l'Amphitrion de Plaute, qu'elle n'a de rapport avec le Cyclope d'Euripide, où la moitié de la scène regorge de sang, et l'autre nage dans le vin, et qui proprement se peut dire de double constitution. Je dis que cette fable et de sujet non simple, mais composé comme la plupart de celles de Térence, où l'on voit que l'un sert de sujet principal, et l'autre d'épisode, si bien concerté toutefois qu'il ne fait rien contre l’unité de la fable. Le principal est l'amour d'Aglante et de Silvanire, l'autre qui tient place d’épisode se forme en la personne de Tirinte et de Fossinde; les autres parties de la fable sont comme les instruments et les moyens nécessaires pour conduire le tout à sa fin avec la vraisemblance et la bienséance des choses.

Secondement, pour l'ordre du temps, il est visible qu'elle est dans la iuste règle, c’est-à-dire qu'il ne s'y trouve pas un seul effet qui vraisemblablement ne puisse arriver entre deux soleils. Je suppose que Silvanire soit tombée en léthargie sur le haut du jour, on la porte au tombeau le soir même, tant pour ôter promptement ce funeste objet aux yeux du père et de la mère, que pour ce que ce n'était pas encore la mode de laisser les morts vingt-quatre heures sur le lit; et de fait la coutume n'en est venue jusques à nous qu’après quelques fameux exemples de semblables assoupissements, joints aux cérémonies de la religion qui donne ce temps-là pour préparer les vivants à l’enterrement des morts. Sur le point du jour elle revient à soi, et dans quelques heures après, le mariage d'elle et d'Aglante et de Fossinde avec Tirinte s’achève, d'autant plus aisément qu'on ne change jamais de scène, et que toutes choses y sont disposées. De sorte que la pièce commence par un matin et finit par un autre. Or parce qu'elle est disposée à la comique, je la veux diviser en quatre parties, suivant l'ordre que les meilleurs grammairiens observent en la division de celles de Térence, savoir est en prologue, prothèse, épitase et catastrophe. Le prologue recommande la pureté de la fable, et contient une partie de l’Argument. La prothèse comprend les noces prétendues de Silvanire et de Théante, fondées sur l'avarice de Ménandre, l’aversion de Silvanire pour ce berger, l'effet du miroir d'Alciron. L'épitase contient la maladie de Silvanire, avec le mariage inespéré d'elle et d'Aglante, du consentement de ses parents, sa mort, le désespoir d'Aglante, la rage de Tirinte, et tout le Forez en dueil. La catastrophe embrasse sa resurrection, le dernier consentement du père en faveur d'Aglante la délivrance de Tirinte par l'invention de Fossinde, et bref le repos de ces amants après tant de tumultes.

Voilà, Monsieur, pour ce qui touche la nature et l'économie de mon sujet. Quant à la façon de le traiter, je l’ai prise des modernes Italiens, observant à leur exemple tant que j’ai pu la bienséance des choses et des paroles, évitant comme ils ont fait cette importune et vicieuse affectation de pointes et d’antithèses, qu'on appelle cacozélie, appuyant mes raisonnements de sentences et de proverbes, et surtout ne m'écartant jamais de mon sujet pour m'égayer en la description d'une solitude ou d'un ruisseau. Que si quelqu'un remarque que je parle d'un lévrier à la chasse du cerf, qu'il sache s'il lui plaît que j'entends parler d'un lévrier fort et léger, comme étaient ceux d'Hircanie, de la taille à peu près de ceux d'Angleterre, et de nos lévriers d'attache; aussi lui fais-je prendre un sanglier aux oreilles. Pour son étendue, il est vrai qu'elle passe un peu au delà de l'ordinaire, et que l'ayant plutôt faite pour l'Hôtel de Montmorency, que pour l'Hôtel de Bourgongne, je ne me suis pas beaucoup soucié de la longueur, qui paraît principalement au dernier acte, à cause de la foule des effets qu'il y faut nécessairement démêler; si c’est un défaut, c'est pour les impatients, et non pour les habiles. Enfin, Monsieur, pourvu que mon travail soit au goût de ceux qui l'ont parfaitement bon, comme vous l'avez, je m'en tiendrai bien récompensé. Pour le censeur, je ne l'appréhende point du tout; s'il est honnête homme je profiterai de ses avis, s'il ne l'est pas je témoignerais l’être encore moins que lui si je m’en souciais.



À MONSIEUR MAIRET, SUR SA SILVANIRE

I

Jeune Apollon de notre Cour,
Mairet dont la veine féconde
Produit des œuvres chaque jour
Qui savent charmer tout le monde,
Sans croire que nous nous lassons
Du doux accord de tes chansons,
Fais-nous en toujours de nouvelles,
Tes vers sont si nets et si doux,
Et tes conceptions si belles,
Qu'ils sont agréables à tous.

MARTIN


À MONSIEUR MAIRET

ÉPIGRAMME

Mairet tu donnes tant d'appas
À ta bergère Silvanire,
Que le Censeur ne saurait pas
Y rencontrer de quoi médire:
C'est un objet de chasteté,
C'est l'image d'une beauté
Qui brûle d'une sainte flamme;
Tu fais bien voir en ce tableau
La gentillesse de ton âme,
Et combien ton esprit est beau.

VILLENEUVE


À MONSIEUR MAIRET

SILVIE À SILVANIRE

Stances
Chère sœur, je n'ai point de honte
Que ta beauté qui me surmonte
Me rende désormais un sujet de mépris:
Je viens de mes butins augmenter ta victoire,
Et te donner toute la gloire
Pour un ornement de ton prix.

Mes yeux pleins d'une douce flamme
Pour brûler le cœur d'un Thélame
Servirent autrefois de flambeaux à l'Amour:
Mais hélas! que je crois ma conquête petite
Lorsque je connais ton mérite,
Qui doit charmer toute la Cour.

Que ta beauté me soit contraire,
Elle ne me saurait déplaire,
Malgré mon intérêt j'en aime la douceur,
l'attendrai sans douleur que ta gloire prospère,
Et pour faire vivre ton père
Que tu fasses mourir ta sœur.

j'étais autrefois la merveille,
Et vraiment j’étais sans pareille,
Si devant ta naissance il eût fini son sort:
Mais quoi que ce bonheur soit bien digne d'envie,
J'aime mieux le perdre en ta vie
Que le conserver par sa mort.

Si tu ne me veux bientôt suivre
Prends garde à le faire trop vivre,
Il en va faire encore de plus belles que toi:
De quelque éternité qu'on flatte ta naissance,
A-t-il sur toi moins de puissance
Qu'il en exerce dessus moi?

Non, tu seras toujours l'unique,
Quelque pouvoir dont il se pique,
Le monde n'a jamais vu luire qu'un Soleil:
N’appréhende donc point de trouver ta seconde,
Puisque pour t'avoir mise au monde
Ton père n'a point de pareil.

Aussi notre ville dorée
Pour voir ta grandeur adorée
Te dresse sur les monts de superbes autels,
Et ses jeunes beautés dont elle est animée
Donneront à ta renommée
Tout ce qu'on doit aux immortels.

Tu la rends bien plus glorieuse
Que cette troupe audacieuse,
Qui vient chercher la mort jusque dedans les mains,
Ni que ce grand rocher qui lui sert de murailles,
Et fendit ses dures entrailles
Pour faire un passage aux Romains.

Accepte donc cette couronne
Et ce laurier qui l'environne,
Marque de ta victoire et gage de ma foi,
Ne crains pas que jamais elle te soit ravie,
Et crois que surpassant Silvie
Toutes les autres sont à toi.

FRANÇOIS DE LISOLA
Besançonnais.


AU MÊME, SUR SA SILVANIRE

Épigramme

Agréable menteur, ta feinte nous inspire
Une si douce erreur, que prenant Silvanire
Pour un objet vivant,
Ravie de tant d'appas qu'en elle je révère,
Je te conseillerais d'être son poursuivant,
Si tu n'étais son père.

D'AL. EV. D'ALB.


À MONSIEUR MAIRET

SONNET

Jeune Cigne étranger qui des rives du Doux
Viens charmer de ton chant les peuples de la Seine,
Un ruisseau qui se brise à de petits cailloux
Coule moins doucement que ne coule ta veine.

Et quand de ton Héros si fameux parmi nous
Tu chantes les combats d'une plus forte haleine,
Nous voyons que d'un change inimitable à tous
Elle court en torrent qui ravage la plaine.

Mais de voir comme on voit la bonté de tes mœurs,
Et d'un si jeune ouvrier des ouvrages si mûrs,
C'est de quoi plus encore notre siècle s'étonne.

Car après tant d'effets que ta plume a produits,
Qui ne dit qu'au Printemps tu nous donnes des fruits
Que les plus grands Esprits n'ont donnés qu'en Automne?

De L. M.


À MONSIEUR MAIRET

SONNET

Que ces divins transports d'une amoureuse flamme
Ont de subtils appas pour charmer nos esprits,
Cher Mairet, que mes sens sont doucement épris
De la sainte fureur qui possède ton âme.

Apollon que chacun incessamment réclame
Ne doit plus écouter ni nos vœux ni nos cris,
Puisque seul désormais tu remportes le prix
D'être inspiré de lui sans encourir du blâme.

Je n'admire plus rien dedans cet Univers
Dont le bruit soit si doux que celui de tes vers:
O que ta Silvanire en doit être ravie.

Car en dépit du sort qui la mit au tombeau
Elle jouit encore d'un plus heureux flambeau,
Et te rend immortel lui redonnant la vie.

BURNEL


ALL’ SIGR MAIRET

POETA GALLICO

Mairet, che per l'eccelse e verdi cime,
Di'Pindo, oue ben rari Apollo ha scorto,
Ten vai trà'l sacro choro hor à diporto,
Et mi chiami in di à cantar versi e rime.

Me, cui dal camin destro erto e sublime
Sinistro fato in vie diverse hà torto;
In drizza col tuo stil soave e scorto
Dietro le belle tue vestigia prime.

Che di quell'altra, che con tai fatiche
Acquista sti in poggiar grado si degno,
Forse questa non fia minor corona.

Udir, Mairet hà cosi le Muse amiche,
Che puote aprir à tal (ch'e' forse in degno)
I varchi di Parnaso, & d'Helicona.

GI0. BATTISTA ROSA
Napolitano


LES PERSONNAGES

L'AMOUR HONNÊTE, Prologue
AGLANTE, berger
HYLAS, berger
TIRINTE, berger
ALCIRON, berger
SILVANIRE, bergère
FOSSINDE, bergère
MÉNANDRE, père de Silvanire
LÉRICE, mère de Silvanire
LE MESSAGER
LE DRUIDE
LE CHŒUR DES BERGERS
LE CHŒUR DES BERGÈRES

La scène est en Forez


L' AMOUR HONNÊTE

Prologue

[PROLOGUE]
1
Si pour avoir au dos un différent plumage,
2
Un arc à la main gauche, à la droite un flambeau,
3
Et tout cet appareil qu'on peint en mon image,
4
Quelqu'un avec raison s'étonne qu'un bandeau
5
Me ceigne aussi ma tête,
6
Je suis l'Amour honnête,
7
De qui les mouvements ne sont point déréglés,
8
Ni les yeux aveuglés.
9
Je suis ce même esprit d'origine céleste
10
Qui fit choir en victime aux Parques sans pitié
11
Ce miracle d'Hymen, l'incomparable Alceste,
12
Pour le prix du salut de sa chère moitié,
13
Et qui fit qu'Artemise
14
Garda la foi promise
15
Aux cendres de Mausole, honoré d’un tombeau
16
Du monde le plus beau.
17
Le feu dans son repos, la plus claire Planète,
18
Et l'Astre le plus beau de tout le firmament,
19
Ne luisent point encore d'une flamme si nette
20
Que celle dont je brûle un vertueux amant;
21
Aussi jamais la terre
22
N'a senti le tonnerre
23
Pour acte dont le crime avecque verité
24
Me puisse être imputé.
25
Si Pâris de son hôte a la couche pollue,
26
Si Byblis a conçu des désirs insensés,
27
Ou si Phèdre a brûlé d'une ardeur dissolue,
28
Et de son chaste fils les beaux jours avancés;
29
Ces feux illégitimes
30
De même que leurs crimes
31
Sont d'un certain Démon qui se pare effronté
32
De mon nom emprunté.
33
Je sais qu'un faux Amour de terrestre origine,
34
Dont jamais la vertu ne règle les désirs,
35
Et qui brutalement comme oiseau de rapine
36
Se paît de voluptés et de sales plaisirs,
37
Prophane mes mystères,
38
Commet mille adultères
39
Et dangereux aveugle, aveugle les mortels
40
Qui lui font des autels.
41
Nous portons ľun et l'autre une torche et des flèches,
42
Nous nous servons tous deux de douceur et d'appas,
43
Nos coups dedans les cœurs font bien les mêmes brèches,
44
Mais les mêmes effets ne s'en ensuivent pas,
45
Et la plupart des hommes
46
(Si semblables nous sommes)
47
Pensent que comme moi cet imposteur soit Dieu
48
Sorti de même lieu.
49
Nous gardons cependant chacun notre coutume,
50
Mon jeu commence en mal pour s'achever en bien,
51
Et le sien au rebours finit en amertume,
52
Et commence en douceur au contraire du mien;
53
Je n'attise mes flammes
54
Que dans les belles âmes,
55
Où ce lâche vautour ne vole qu'aux esprits
56
Qui sont de peu de pris.
57
Il se plaît à la Cour, sejour de la licence,
58
Et féconde matière à des actes méchants:
59
De moi, qui suis ami de la pure innocence
60
Je ne veux point quitter la demeure des champs,
61
Tant que les Destinées
62
Et le cours des années
63
Pour un sujet Romain m'obligent quelque jour
64
À celle de la Cour.
65
Dans le Ciel d'où je viens le sort m'a fait connaître
66
Que sur les bords du Tibre aujourd'hui si puissant,
67
Du beau sang des Ursins une beauté doit naître
68
En rares qualités toute autre surpassant,
69
Qui sous un roi plus juste
70
Et plus heureux qu’Auguste,
71
Rendra de ses vertus les Français ébahis
72
Dans leur propre pays.
73
Alors dedans son sein comme dedans un Temple
74
Je pourrai me loger en toute sûreté,
75
Sans craindre que la Cour qui suivra son exemple
76
Ne conserve mes loix dedans leur pureté:
77
Mais attendant qu'arrive
78
Cette saison tardive
79
Je ne quitterai point les bergers du Forez,
80
Ni ses antres secrets.
81
La fortune aujourd'hui m'a promis de me plaire,
82
Et de faire avec moi des prodiges d'Amour,
83
C'est pourquoi le Soleil si vivement éclaire,
84
Qu il semble redoubler la lumière du jour,
85
Jamais quoi que l’on die
86
Des pasteurs d'Arcadie,
87
Je n'ai mis dans leurs cœurs des sentiments si doux,
88
Ni fait de si beaux coups.
89
Depuis quatre ou cing ans Aglante et Silvanire
90
Échauffent mes autels de soupirs amoureux,
91
Enfin j’ai résolu de finir leur martyre
92
Par un coup de ma main qui s'apprête pour eux,
93
Je fais la récompense
94
Lorsque moins on y pense,
95
Et peu certes encore m'ont servi quelque temps
96
Qui n'aient été contents.N
X
Nota del editor

Avant de commencer l’œuvre, Mairet ajoute una page signalant les vers oubliés en l’impression et les errata, que l’on transcribe, tout en ajoutant les vers dans les pages citées:

VERS OUBLIÉS EN L'IMPRESSION
Pag. 73.
Pourvu que d'autre part vous nous rendiez contents.
Lirez en suite,
Ayant toujours de vous l'aveugle obéissanceQue des enfants bien nés exige la naissance.

Pag. 115
Va sortir au devant s'il n'est déjà sorti.
Lisez en suite,
Aglante avec Ménandre emporte cette belle,Et Lérice les suit, tous trois aussi morts qu'elle.

Pag. 139.
Et qu’assez fixement vous vous y regardâtes.
Lisez en suite,
Durant le peu de temps que vous me le gardâtes.

Pag. 141.
Une parfaite amour toute chose surmonte.
Lisez en suite,
C'est de lui que j'attens qu'un succès fortunéCouronne mon dessein puis qu'il me l'a donné.

ERRATA
Pag. 2. Acte 1. Scène 1. au vif éclaf du feu. lisez, de feu.
Page 122. de mes cris étourdie. lisez, assourdie.


ARGUMENT DU PREMIER ACTE

Aglante raconte le sujet de sa tristesse à son ami Hylas, qui tâche en vain de le divertir de son amour. Comme ils parlent, Ménandre et Lérice surviennent; Aglante, qui s'était caché dans un rocher, qui s'avançait sur le chemin, pour n'être pas apperçu de Ménandre, apprend par ses discours qu'il cherchait sa fille pour la faire résoudre au mariage d'elle et de Théante. Après quelques plaintes il conjure Hylas de parler à Silvanire pour lui. Ce que le berger fait au sortir de là; mais en apparence inutilement.

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

HYLAS, AGLANTE

HYLAS
97
Aglante, maintenant confesse que j'entends
98
Les présages certains du bon ou mauvais temps;
99
Tantôt qui n'eût pas dit, voyant tant de nuées
100
Par tout notre horizon déjà continuées,
101
Qu'aujourd'hui l’œil du ciel verserait tant de pleurs,
102
Que Flore en eût pleuré le dégât de ses fleurs?
103
Nous voyons cependant contre toute espérance
104
D'une belle journée une belle apparence:
105
Les trônes de nos rois ont-ils rien de pareil
106
Au vif éclat du feu du berceau du soleil?
107
Et quelque vanité qu'on donne à leur puisance
108
Ont-ils cette splendeur qui luit à sa naissance?
109
Son lever aussi chaud qu'il ait jamais été
110
Promet en son midi le printemps et l'été;
111
Et si tu prends bien garde à ce grand luminaire,
112
Il a je ne sais quoi de plus qu'à l'ordinaire;
113
Certes je crois pour moi que le Ciel entreprend
114
Ou médite aujourd'hui quelque chose de grand,
115
On dirait qu'il s'entend avecque la Nature,
116
Et qu'elle attend de lui quelque étrange aventure;
117
Jamais sans violer les lois de l'Univers
118
Elle n'a mis au jour plus de trésors divers;
119
Car toutes les beautés dont la saison nouvelle
120
A droit de se parer elle les reçoit d'elle.
121
De sorte, cher ami, que tout avec raison
122
Nous invite à jouir des fruits de la saison;
123
De moi, franc de souci, quelque objet que je voie
124
Porte insensiblement mon esprit à la joie.

AGLANTE
125
Ô! s'il m'était permis d'en pouvoir dire autant,
126
Hylas, mon cher Hylas, que je serais content!
127
Mais voici la quatrième ou la cinquième année
128
Qu'aux supplices d'amour mon âme condamnée
129
Est encore à trouver un moment de loisir
130
Pour goûter une fois un solide plaisir.
131
La Nature de pompe et de beauté pourvue
132
Mille fois plus encore qu'on ne l'a jamais vue
133
Pourrait tenter mes sens avec tous ses appas,
134
Que mon cœur au plaisir ne se lâcherait pas.

HYLAS
135
Quelle humeur, ou plutôt quelle mélancolie!

AGLANTE
136
Telle qu’on la peut dire une extrême folie.

HYLAS
137
Puisque tu sais ton mal, que ne t'efforces-tu
138
D'en arrêter le cours par ta propre vertu?

AGLANTE
139
De toute ma vertu je lui fais résistance,
140
Et toute ma vertu ne gît qu'en ma constance.

HYLAS
141
Voici de mes esprits qui sottement constants
142
Sont toujours méprisés, et toujours mal contents;
143
Voyons, pour ne parler que de cette contrée,
144
Comme il en a bien pris au serviteur d'Astrée.
145
La constance est un songe, et ce genre d'amants
146
Ne doit être reçu que dedans les romans;
147
De moi suivant la loi de la nature même,
148
Je ne saurais aimer qu'une beauté qui m'aime.

AGLANTE
149
Ton sentiment si libre et si bien exprimé
150
Montre assez clairement que tu n'as point aimé.

HYLAS
151
J’ai plus aimé tout seul que n'aiment tous ensemble
152
Les bergers de Lignon.

AGLANTE
C'est pourtant ce me semble
153
Impossibilité d'aimer, et d'être Hylas.

HYLAS
154
Perds cette opinion, Aglante, si tu l'as;
155
Chryséide, Alexis, Floriante, Madonte,
156
Et tant d'autres qu'en fin je n'en sais pas le compte,
157
Montrent bien qu'en tout cas j’ai mieux aimé que toi.

AGLANTE
158
Si tu dis plus souvent, non pas mieux, je le crois.

HYLAS
159
Si chez les combattants ceux-là font mieux la guerre
160
Qui se peinant le moins en couchent plus par terre,
161
Ceux-là font mieux l'amour qui moins se travaillant
162
Sont toujours couronnés comme les plus vaillants:
163
Aglante aime à l'antique, Hylas aime à la mode,
164
Et la façon d'aimer n'est jamais incommode,
165
Où la perte du temps, les pleurs et les ennuis
166
Accompagnent la tienne et les jours et les nuits.
167
J'approuve qu'un berger qui veut faire fortune
168
Serve fidèlement tout au plus une lune,
169
Et que durant ce temps il bande ses esprits
170
À se rendre agréable à l'objet entrepris.
171
Après si par sottise ou bien par suffisance
172
L'ingrate n'a pour lui ni soin ni complaisance,
173
Qu'aussitôt son désir coure à la nouveauté,
174
Et qu'il offre ses vœux à quelque autre beauté,
175
Qui d'un œil plus bénin verra ses sacrifices.
176
C'est ainsi, pauvre amant, qu'il faudrait que tu fisses,
177
Et non pas t'obstiner à ce monstre d'orgueil
178
Qui devore ton âge et te creuse un cercueil.
179
Solitaire, rêveur, tout défait et tout blême,
180
Tu commences déjà de n’être plus toi-même.

AGLANTE
181
Je te rends grâce, Hylas, de tes sages avis,
182
Que tout autre qu'Aglante eût peut-être suivis;
183
Mais quoi! puis-je lutter contre les Destinées
184
Du point de ma naissance à me nuire obštinées?

HYLAS
185
“Un lâche cœur se fait dedans l'adversité,
186
De son peu de courage une necessité.”

AGLANTE
187
Que ce soit un Destin, ou ma propre faiblesse,
188
Rien ne me peut guérir que la main qui me blesse.

HYLAS
189
Elle a bien fait paraître, au moins jusques ici,
190
Qu'elle a de ton salut un merveilleux souci;
191
“C'est bien mal à propos que du jardin d'un autre
192
Nous attendons les fleurs qui croissent dans le nôtre.”

AGLANTE
193
Qu'il est facile, ô Dieux! dans la tranquillité,
194
De payer de conseil et de moralité;
195
Mais si je t'avais dit le sujet qui m'engage,
196
Tu changerais bientôt de cœur et de langage;
197
Toi-même tu verrais qu' Amour fait de ses yeux
198
Un fort plus absolu que n'est celui des Dieux,
199
Qu’une âme à son empire une fois asservie
200
N'en peut jamais sortir qu'en sortant de la vie,
201
Et mesurant ma force à l’état où je suis,
202
Tu dirais que me plaindre est tout ce que je puis.

HYLAS
203
Ne connaîtrai-je point cette rare merveille?

AGLANTE
204
Oui, sitôt que son nom frappera ton oreille.

HYLAS
205
Je n'attends que cela.

AGLANTE
Quoi, sans ouïr son nom
206
Tu ne la connais pas?

HYLAS
Tu peux croire que non;
207
Est-ce un sujet fameux comme la terre et l’onde,
208
Pour être absolument connu de tout le monde,
209
Ou si je dois avoir le don de deviner?

AGLANTE
210
Non, mais il est aisé de se l’imaginer
211
À qui saura que c'est l'ouvrage le plus rare
212
Dont le ciel s'embellisse et la terre se pare,
213
L'honneur de nos forêts, la gloire de nos jours,
214
Et le plus digne objet des plus dignes amours
215
Que pourraient concevoir les plus heureux monarques.

HYLAS
216
Je pense la connaître à de si belles marques,
217
Sans doute c'est l'Aurore ou la sœur du Soleil.

AGLANTE
218
Elle a comme l' Aurore un teint frais et vermeil,
219
Un port, un air, un œil, qui n'a rien de prophane,
220
Et bien plus de rigueur qu'on n'en donne à Diane!
221
Enfin, pour t'obliger, et pour me plaire aussi,
222
Berger, c'est l'orgueilleuse et belle... Mais voici
223
Ménandre avec Lérice; avant qu'il soit plus proche,
224
Cachons-nous, je te prie, au creux de cette roche.

SCÈNE II

MÉNANDRE, LÉRICE

MÉNANDRE
225
Nous promenons en vain nos regards et nos pas;
226
Certain que d'aujourd'hui nous ne la verrons pas,
227
je ne connais que trop qu'elle fuit ma rencontre;
228
Si faut-il que le soir enfin elle se montre,
229
Et le jour qui la cache aura peu de pouvoir
230
Pour empêcher la nuit de me la faire voir.
231
Malgré cette rigueur, qu'elle a si mal séante,
232
J'entends que dans trois jours elle soit à Théante,
233
Ainsi qu'incessamment j’en suis sollicité.

LÉRICE
234
Le terme ce me semble est bien précipité,
235
Car outre que le fait de lui-même demande
236
Plus de réflexion, la fille est déjà grande;
237
Encore ne faut-il pas la prendre au pied levé;
238
Rien n'est jamais trop tard qui soit bien achevé.

MÉNANDRE
239
Vous discourez en femme, et ne prenez pas garde
240
Qu'on rebute hyménée alors qu'on le retarde,
241
Et que malaisément un semblable parti
242
Nous viendrait rechercher une fois diverti:
243
L'affaire nous regarde avec tant d'avantage,
244
Que c'est stupidité d'y songer davantage.

LÉRICE
245
Mais encore, Ménandre, il est juste après tout
246
Qu'on lui fasse agréer.

MÉNANDRE
J'en viendrai bien à bout;
247
Je sais bien le pouvoir que m'a donné sur elle
248
L'inviolable droit de la loi naturelle;
249
Elle s'y résoudra de force ou de douceur.

LÉRICE
250
De ces deux le dernier est toujours le plus seur,
251
Vu que sans la flatter, peu dans le voisinage
252
Ont le clair jugement qui luit en son jeune âge,
253
Et qui n'aura de bat que votre volonté.

MÉNANDRE
254
Si vous ne la perdez avec votre bonté,
255
Comme ordinairement fait la plupart des mères,
256
Dont les cerveaux malsains se forgent des chimères;
257
Vous la faites si sage, et vous voyez pourtant,
258
Le peu de soin qu'elle a de me rendre content:
259
Quand Théante l'aborde elle quitte la place,
260
Ou lui fait une mine aussi froide que glace.

LÉRICE
261
S'en faut-il ébahir? elle craint ce berger
262
Qui lui présente encore un visage étranger;
263
Sa conversation un peu particulière
264
En moins de quinze jours la rendra familière.

MÉNANDRE
265
Je n'en donne pas tant à les voir marier.

LÉRICE
266
Elle a trop de vertu pour vous contrarier.
267
Mais allons la chercher, elle est posible allée
268
Chasser avec Fossinde au bois de la vallée.

SCÈNE III

AGLANTE, HYLAS

AGLANTE
269
Ô funeste nouvelle! ô Dieux! qu'ai-je entendu,
270
Mon mal est sans remède! Hylas! je suis perdu,
271
Ah Ménandre! ah Ménandre!

HYLAS
Et bien, que veux-tu dire?

AGLANTE
272
Que je me meurs d'amour, que c'est pour Silvanire,
273
Et que l'arrêt sanglant du vieillard et du sort
274
En faveur de Théante a résolu ma mort.

HYLAS
275
Je connais la bergère, elle est vraiment fort belle;
276
Mais sachant d'autre part comme elle t'est rebelle,
277
Je pense que les Dieux font tomber à propos
278
Cette aventure-ci pour te mettre à repos,
279
“Puis qu'en perdant l'espoir il faut perdre l’envie.”

AGLANTE
280
Dis qu’en perdant l'espoir je dois perdre la vie,
281
Non que j'aie sur elle autre prétention
282
Que de me l’obliger par mon affection;
283
Mon amour ne veut point qu'un autre la possède,
284
Et ma raison d'ailleurs veut qu'à tous je la cède.

HYLAS
285
Tu n’espères donc rien?

AGLANTE
Rien que la seule mort,
286
Rien, Hylas, rien du tout.

HYLAS
Tu te plains donc à tort:
287
“Qui cesse d'espérer il cesse aussi de craindre,
288
Et dès qu'on ne craint rien on a tort de se plaindre.”

AGLANTE
289
Aglante à dire vrai n'espère ni ne craint,
290
Et c'est l'occasion pour laquelle il se plaint,
291
Car si le moindre espoir rayonnait dans son âme,
292
Quelque difficulté qui combatte sa flamme,
293
Il penserait la vaincre à force d'endurer,
294
Et prendrait patience au lieu de murmurer.

HYLAS
295
Soit, que toute espérance à ton amour soit close,
296
(Chose qui toutefois à la raison s'oppose),
297
Étant à mon avis plus facile de voir
298
Un automne sans fruits qu'un amour sans espoir;
299
Si ton âme aime bien, quoi que tu veuilles dire,
300
Ne pouvant espérer il faut qu'elle désire.

AGLANTE
301
Il est vrai, je désire, et mourrai satisfait,
302
Pourvu que mon désir obtienne son effet;
303
Ses richesses, peut-être? ou bien comme tu penses,
304
Ses soupirs, ses baisers, trop dignes récompenses?
305
Non, puisque cet honneur qu'elle eut toujours si cher
306
Me défend de vouloir ce qui la peut fâcher.

HYLAS
307
Et quoi donc?

AGLANTE
Que ma foi toujours invariable
308
Vive dans sa mémoire, et lui soit agréable;
309
Ainsi mon mal présent, ainsi mon mal passé...

HYLAS
310
Et le futur encore!

AGLANTE
Sera récompensé;
311
À plus riche loyer n'aspire mon attente.

HYLAS
312
“Assez riche est celui qui de peu se contente;”
313
Mais qui me restreindrait à si sobre désir,
314
Certes l'Amour chez moi serait bien de loisir.

AGLANTE
315
Hylas aime à sa mode, Aglante aime à la sienne.

HYLAS
316
Justement; c'est pourquoi qui bien est bien s'y tienne.

SCÈNE IV

SILVANIRE, AGLANTE, HYLAS

AGLANTE
317
Dieux! la voici qui vient belle comme le jour,
318
Et qui mène avec soi le dédain et l'amour;
319
Vois-tu comme la grâce avec elle chemine?
320
Et bien, Hylas?

HYLAS
Je meure! elle a très bonne mine,
321
Et sa rigueur à part rien ne peut l'égaler.

AGLANTE
322
C'est peu que de la voir, il faut l'ouïr parler:
323
Car si l’œil qui la voit la prend pour un miracle,
324
L'oreille qui l'entend la prend pour un oracle.

SILVANIRE
325
Bergers, qu'heureusement je vous rencontre ici,
326
Pourvu que vous m'ôtiez d'un pénible souci:
327
Depuis une heure ou deux je cours par ces campagnes,
328
À dessein de me joindre à mes chères compagnes;
329
De grâce obligez-moi de me vouloir montrer
330
L'endroit où je pourrais plutôt les rencontrer.

AGLANTE
331
Bergère, l'ornement de nos riches prairies,
332
Si je savais où sont vos compagnes chéries,
333
Je ne demanderais pour vous les enseigner
334
Que le contentement de vous accompagner.

SILVANIRE
335
Ô Destins! faudra-t-il, quelque effort que je fasse,
336
Que je perde aujourd' hui le plaisir de la chasse?

HYLAS
337
Sans aller à la chasse, et sans courir les bois,
338
Tu peux dès à present voir un serf aux abois.

SILVANIRE
339
Diane a bien sujet de vous être obligée,
340
De vous moquer ainsi de sa Nymphe affligée:
341
Vous préserve le Ciel de sa sévérité.

HYLAS
342
Aglante m'est témoin que je dis vérité.

AGLANTE
343
Hylas est véritable. Écoutez, Silvanire,
344
C'est moi qui suis le cerf que ce berger veut dire,
345
Cerf qui blessé du trait que vos yeux m'ont tiré,
346
Et de tristes pensers au dedans déchiré,
347
Viens mourir à vos pieds, si votre main n'essaie
348
D'appliquer promptement le dictame à ma plaie.

SILVANIRE
349
Quand verrai-je finir ces importuns discours?

AGLANTE
350
Lorsque vous ou la mort m'aurez donné secours.

SILVANIRE
351
Adieu, si plus longtemps en ces lieux je m’arrête
352
J'arriverai trop tard à la mort de la bête.

SCÈNE V

AGLANTE, HYLAS

AGLANTE
353
L’inhumaine s'enfuit sans vouloir m'écouter,
354
Comme si la chérir était la rebuter;
355
Mon mal dont le récit toucherait une souche,
356
Au lieu de l'adoucir l'aigrit et l'effarouche.

HYLAS
357
La charité m'oblige autant que l'amitié
358
De te donner secours, ton sort me fait pitié,
359
Il vaut mieux tôt que tard braver ce qui nous brave;
360
Et vivre en affranchi que mourir en esclave;
361
Cesse, cesse d'aimer ce rocher animé,
362
Et te hais s'il se peut de l'avoir trop aimé;
363
Cette raison qu'un Dieu dans nos âmes distille
364
Aux douleurs de l'esprit sera-t-elle inutile?

AGLANTE
365
De combien ton remède est pire que le mal!

HYLAS
366
(Il dit ces deux vers tourné vers les spectateurs)
Qu'à vrai dire un Aglante est un lâche animal,
367
Et qu'en lui la constance est une étrange verve.
368
Or sus, en quoi veux-tu que ton ami te serve?

AGLANTE
369
Si tu voulais un peu l'entretenir de moi,
370
Lui conter ma douleur, lui parler de ma foi;
371
Et comme ton esprit ne manque point d'adresse,
372
L'assurer que déjà le désespoir me presse;
373
Bref me représenter tel qu'un pavot couché
374
Que la rigueur du froid ou le coutre a touché;
375
Tu pourrais m'adoucir cette âme impitoyable,
376
Obliger un ami d'un service incroyable,
377
Et sauver un amant d'un assuré trépas.

HYLAS
378
Ce discours me suffit, j'y vais tout de ce pas.

AGLANTE
379
Solliciter pour moi?

HYLAS
Pour toi je te le jure,
380
Et le croire autrement c'est me faire une injure.

AGLANTE
381
Va, tu me l'as juré.

HYLAS
Je te le jure encore
382
Par le gui de l'an neuf, et par la serpe ďor.
383
Combien doit être grand le crime de constance
384
Qui charge son auteur de tant de pénitence!
385
Déité sans pouvoir, mystère fabuleux,
386
Dont nous pense abuser un sexe frauduleux,
387
Vertu des sots amants qu'à bon droit je déteste,
388
N’es-tu point aux esprits ce qu'aux corps est la peste?
389
Mais voilà Silvanire, ah! qu’en faveur d'autrui
390
Il me faut bien vanter cette idole aujourd'hui.

SCÈNE VI

SILVANIRE, FOSSINDE, HYLAS

SILVANIRE
391
Que j’ai regret, ma sœur, de n'avoir pu me rendre
392
Avec vous ce matin.

FOSSINDE
Je vous ai fait attendre
393
Au moins une bonne heure au prochain carrefour,
394
Où toute l'assemblée a prévenu le jour,
395
Le serf nous a donné de l'exercice à toutes,
396
Car dès le laissez courre il a tenu les routes,
397
jusqu'à tant que d'un trait à l'épaule percé
398
Il a pris la rivière, où nous l'avons forcé.
399
Philis qui la premìère a tiré sur la bête,
400
Comme victorieuse en remporte la tête.
401
Au reste ce lévrier que la jeune Daphné
402
Avait dernièrement à la chasse amené,
403
Qui prit si vaillamment le sanglier aux oreilles...

SILVANIRE
404
Je sais bien, qu'a-t-il fait?

FOSSINDE
Il a fait des merveilles,
405
Jamais lévrier ne fit ni ne fera si bien;
406
Diane assurément n'a point un meilleur chien;
407
Il court, ou pour mieux dire, il ne court pas, il vole.

SILVANIRE
408
Daphné l'aime donc bien.

FOSSINDE
Ma sœur, elle en est folle;
409
Célie aux belles mains dit assez plaisamment
410
Qu'il vaut mieux être aussi son chien que son amant.

SILVANIRE
411
Ô chasse! le plaisir des plaisirs de la vie.

FOSSINDE
412
Si de tant de fatigue elle n'était suivie.

HYLAS
413
Que Fossinde a bien dit, et que bien sagement
414
Elle montre par là quel est son jugement;
415
À l’aimable orient du bel âge où vous êtes
416
Faudrait-il s'amuser à poursuivre des bêtes?
417
Quel plaisir de suer en brossant les forêts
418
Sous l'inutile poids de la trousse et des rets;
419
Ce pénible métier veut la force des hommes.

SILVANIRE
420
Et que pourrions-nous faire en l'état où nous sommes?

HYLAS
421
Chasser.

SILVANIRE
Tu le défends.

HYLAS
Non, pourvu que les cœurs
422
Soient la proie et le prix de vos yeux les vainqueurs,
423
Et qu'on n'abuse point de l'honneur de la prise.

SILVANIRE
424
L'estime qui voudra, pour moi je la méprise;
425
J'aime mieux le seul bois ou d'un cerf ou d'un daim,
426
Que tous vos cœurs ensemble.

FOSSINDE
Avec moins de dédain
427
Un seul cœur que je sais me ferait plus aimable
428
Que tous les cerfs du monde, et sans être blâmable.

HYLAS
429
Cruelle, sais-tu bien qu'un misérable amant
430
Que j'ai tantôt quitté, d'ennuis se consumant,
431
Les yeux noyés de pleurs, la poitrine brûlante,
432
Et prêt à se l’ouvrir d'une main violente,
433
Raconte à ces rochers plus sensibles que toi
434
Ton extrême rigueur, et son extrême foi?
435
Ah! si tu le voyais en l'état qu'il endure,
436
Ton cœur fût-il encore d'une trempe plus dure,
437
À ce dolent objet de parfaite amitié
438
Donnerait à tes yeux des larmes de pitié;
439
En effet il ressemble une pâle figure
440
Dont l'aspect et l'abord sont de mauvais augure;
441
C'est un fantôme vain qui marche par ressorts,
442
Et qui rêve toujours comme rêvent sans corps
443
Les malheureux amants dont la troupe sans nombre
444
Bientôt par tes mépris s'augmentera d'une ombre.

SILVANIRE
445
Ni ton discours, Hylas, ni son affliction
446
Ne font en mon esprit non plus d'impression
447
Que les peines qu’Amour dans cent ans pourrait faire
448
Aux pasteurs d'Arcadie, ou de l'autre hémisphère.
449
Non qu'un bon naturel ne soit touché d'ennui
450
Au simple et seul récit de la douleur d'autrui,
451
N’étant point de misère, ou véritable ou feinte,
452
Qui n'en puisse exiger le tribut de la plainte;
453
Mais sans être inhumaine à mon cœur innocent
454
Puis-je guérir le mal que tu dis qu'il ressent?

HYLAS
455
À ce compte, bergère, il faudra qu'il périsse.

SILVANIRE
456
Il faut que la raison ou le temps le guérisse.

HYLAS
457
Contre l'activité d'un mal si violent
458
“La raison est trop faible, et le temps est trop lent.”

FOSSINDE
459
Qu'il est vrai ce qu'il dit, et que l'expérience
460
Me l’a bien fait connaître avec trop de science.

SILVANIRE
461
Allons-nous-en, Fosinde.

FOSSINDE
Allons.

SILVANIRE
Adieu pasteur,
462
Adieu meilleur ami que bon solliciteur.

HYLAS
463
Adieu jeune orgueilleuse, adieu malavisée,
464
Méprisant tout le monde, et de tous méprisée;
465
Quand l'âge effacera tous ces traits délicats,
466
Et ternira ce teint dont l'œil fait tant de cas,
467
Alors dans ton miroir, ou dans quelque fontaine,
468
Voyant de tes beautés la ruine certaine,
469
Tu casseras la glace, ou tu troubleras l'eau,
470
Et maudiras le peintre à cause du tableau.
471
C'est de cette façon que l'Amour favorise
472
Ceux qui suivent la loi que Sylvandre autorise,
473
Qui sot législateur ne peut être puni
474
De sa sotte doctrine à moins d'être banni.

LE CHŒUR
475
À voir nos petits coupeaux
476
Riches de semences vertes,
477
Et nos campagnes couvertes
478
De bergers er de troupeaux,
479
On dirait que notre vie
480
De tout plaisir est suivie,
481
Et que de cet âge d'or
482
Où nos pères ont vu toutes choses paisibles,
483
Notre seule terre encore
484
En conserve aujourd'hui quelques restes visibles.
485
En effet qui ne sait pas
486
Que c'est ici la contrée
487
Où la fugitive Astrée
488
Imprima ses derniers pas,
489
Quand la malice des hommes
490
Encore moins que nous ne sommes
491
Trompeurs et malicieux,
492
Ayant banni la foi qui l'avait retenue,
493
Elle retournait aux Cieux
494
Avec le même habit qu'elle en était venue?
495
Cependant à tout propos
496
Une disgrâce fatale
497
Comme une fureur natale
498
Vient troubler notre repos;
499
Un monstre sur nos rivages
500
Tous les jours fait des ravages
501
Qui nous arrachent des pleurs;
502
Autre serpent du Nil, il mange qui l'adore,
503
Se tapit dessous les fleurs,
504
Et fait languir sa proie avant qu'il la dévore.
505
Si c'était qu'en nos marais
506
Fût une hydre épouvantable,
507
Ou qu'un sanglier indomptable
508
Chassât nos bœufs des forêts,
509
Ou bien que dans nos prairies
510
Un loup sur nos bergeries
511
Portât la mort en sa dent,
512
Nous nous consolerions de pertes si légères;
513
Mais ce monstre plus ardent
514
Non content des bergers fait la guerre aux bergères.
515
Ennemi de notre paix,
(Puis qu'il faut que l'on te nomme)
516
Amour qui du cœur d'un homme
517
Comme vautour te repais,
518
C'est toi qui causes nos pertes,
519
Qui seul nos plaines désertes,
520
Et seul nous fais soupirer.
521
Car parmi tant de biens dont le Forez abonde
522
Qu'aurions-nous à désirer?
523
Sans toi qui de nos maux est la source féconde.
524
Autrefois dedans nos champs
525
Tout à tous était propice,
526
La corde et le précipice
527
N'étaient que pour les méchants;
528
Mais depuis qu'à la male heure
529
Amour y fit sa demeure,
530
Tout bonheur nous a quittés,
531
Cent pasteurs innocents ont la raison perdue,
532
Cent se sont precipités,
533
Et cent sous le licol ont leur âme rendue.
534
Au lieu d'être parmi nous,
535
Qui sommes des âmes viles,
536
Que ne vas-tu dans les villes
537
Faire preuve de tes coups?
538
C'est là que ta gloire entière
539
Comme en plus digne matière
540
Paraîtrait plus dignement.
541
Va donc entre les rois établir ton royaume,
542
Après ton éloignement
543
Ta sœur fera fleurir nos cabanes de chaume.
544
Mais, ô sotte liberté
545
De paroles insensées,
546
Ô Dieux! à quelles pensées
547
s'est notre cœur emporté;
548
Téméraires que nous sommes
549
Au delà de tous les hommes,
550
D'oser médire d'un Dieu
551
Qui sur tous autres Dieux étend ses privilèges,
552
Et qui pourrait sur le lieu
553
Clouer à leurs palais leurs langues sacrilèges.
554
S'il était tel en effet
555
Que nous l'avons peint nous-mêmes,
556
Pouvant punir nos blasphèmes,
557
Ne l'eût-il pas déjà fait?
558
C'est lui par qui la lumière
559
Fendant la masse première
560
Fit le jour beau comme il est,
561
Qui de tout l'univers ne fit qu'une province,
562
Et qui fait quand il lui plaît
563
Dans le corps d'un berger luire l'âme d'un prince.
564
Il fait, prodige amoureux!
565
Un courtisan d'un barbare,
566
Un libéral d'un avare,
567
Et d'un lâche un genéreux;
568
Ses faits par d'autres exemples
569
Dignes de l'honneur des temples
570
Sont assez justifiés;
571
La faute est aux amants qui sur peu d'apparence
572
Trop tôt se sont défiés
573
Du bien qui volontiers suit la persévérance


ARGUMENT DU DEUXIÈME ACTE

Silvanire, touchée des paroles qu’Hylas lui venait de dire en faveur d'Aglante, se défait de sa compagne Fossinde, afin de se pouvoir plaindre en liberté. Elle s'endort vaincue de lassitude et d'ennui, et raconte au berger Tirinte le songe qu'elle a fait durant ce sommeil. Il l'entretient de son amour, et Silvanire lui parle de celle que la bergère Fossinde avait pour lui. Tirinte se désespère; il est consolé par Alciron, qui lui promet un miroir par le moyen duquel il l'assurait de la possession de sa maîtresse.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

SILVANIRE, seule

SILVANIRE
574
Justes Dieux qui savez avec quelle contrainte
575
Mon cœur s'ouvre à ma bouche et ma bouche à ma plainte,
576
S'il est vrai, comme on dit, qu'avecque la clarté
577
Vous donniez à notre âme encore la liberté,
578
D'où vient que tous les jours l'injustice des hommes
579
Foulant impunément la faiblesse où nous sommes,
580
Nous ravit ce trésor que nous tenons de vous,
581
Et que votre largesse a fait commun à tous?
582
Mais ce qui plus nous touche est que ces mêmes pères
583
Qui devraient établir nos fortunes prospères,
584
Ont usurpé sur nous un tyrannique droit,
585
Tel qu'aujourd'hui le mien l'exerce en mon endroit,
586
Vieillard impérieux qu'une avarice infâme
587
Fait livrer Silvanire à Théante pour femme,
588
Domestiques tyrans, parents dénaturés,
589
De nos contentements ennemis conjurés,
590
Et sous qui toutefois une coutume étrange
591
Veut que bon gré mal gré notre destin se range,
592
Et qu'en nous immolant notre devoir soit tel
593
Qu'il nous faille adorer et le prêtre et l'autel!
594
Hélas! serai-je donc l'exemple déplorable
595
De la sévérité d'un père inexorable,
596
Si l'on peut toutefois donner un nom si beau
597
À qui vend son enfant er le met au tombeau?
598
Ô! nature imprudente et justement blâmable,
599
Si tu n'as mis en moi quelque chose d'aimable
600
Que pour m'assujettir au pouvoir d'un mari
601
En qui tu ne fis rien digne d'être chéri,
602
D'un stupide et mal fait, qui pour tout avantage
603
Ne saurait se vanter que d'un riche héritage,
604
Et qui pour tout discours qu'il m'ait jamais tenu
605
N’a pu m'entretenir que de son revenu!
606
Mon père cependant le croit comme un oracle,
607
Ne m'en parle jamais que comme d'un miracle:
608
Ma fille, me dit-il en me parlant de lui,
609
C'est bien le plus parfait des bergers d'aujourd'hui;
610
Cent troupeaux tous les jours errant dans ses prairies
611
Sont le riche ornement d'autant de métairies;
612
Que ton bonheur est grand si tu veux m'écouter,
613
Et que ton sort est doux si tu le sais goûter!
614
Confesse après cela que tu n'es pas solvable
615
D'une telle faveur dont tu m'es redevable.
616
Ainsi l'avare encore prétend fort m'obliger
617
En me sacrifiant aux biens de ce berger,
618
“Comme si dans la gêne une chaine luisante
619
Pour être toute d'or en était moins pesante”.
620
Mais quoi qu'ils puissent faire ils travaillent sans fruit,
621
Car ce qu'ils font entre eux, mon humeur le détruit;
622
Que si l'on m'y contraint d'une force absolue,
623
On saura que je porte une âme résolue:
624
Parents, par un trépas dès longtemps arrêté
625
Je vous rendrai le jour que vous n'avez prêté;
626
C'est ainsi que trompant votre rigueur extrême
627
Je m'acquitte envers vous et m'oblige à moi-même.
628
Il est vrai que pensant aux frayeurs de la mort,
629
Ce qui fait dans mon âme un plus sensible effort,
630
N'est pas tant d'éprouver une fin violente,
631
Que de mourir ingrate envers toi (cher Aglante,)
632
Au moins si la personne est ingrate en effet,
633
Qui ne peut qu'en désir s'acquitter d'un bienfait;
634
Car en fin je confesse en ce lieu solitaire,
635
Où la nature apprend toute chose à se taire,
636
Que tes rares vertus et tes soins amoureux
637
Devraient être suivis d'un succès plus heureux.
638
Mais celui qui me tue après m'avoir fait naître
639
Ne me permet pas tant que de les reconnaître,
640
Et le Ciel qui se rit de nous et de nos vœux
641
T'empêche de savoir le bien que je te veux.
642
Ah! si comme le front ce cœur t'était visible,
643
Ce cœur qu’injustement tu nommes insensible,
644
Voyant en mes froideurs et mes soupirs ardents
645
La Scythie au dehors et l’Afrique au dedans,
646
Tu dirais que l'Honneur et l'Amour m'ont placée
647
Sous la zone torride et la zone glacée.
648
Alors, Aglante, alors tes yeux seraient témoins
649
Que pour taire sa peine on ne la sent pas moins.
650
Mais que ce lieu paisible et ces rives fleuries
651
Excitent puissamment mes tristes rêveries;
652
Donc en laissant passer l'excessive chaleur,
653
Rêvons sur le sujet de mon prochain malheur.
654
Ô pasteur qui te plains de mon ingratitude,
655
Si tu me rencontrais dans cette solitude,
656
Que difficilement pourrais-tu présumer
657
Quelle est l'occasion qui me la fait aimer!

Ici elle s'endort de lassitude et d'ennui

SCÈNE II

TIRINTE, SILVANIRE

TIRINTE
658
Doux ami des Amours, jeunesse de l'année,
659
Printemps qui nous produis la plus belle journée
660
Qui jamais ait monté dessus notre horizon,
661
Beau printemps, que mon mal n'a-t-il sa guérison,
662
Afin de prendre part comme font toutes choses
663
Aux plaisirs attachés à la saison des roses?
664
Si comme ton départ me laissa franc d'amour,
665
Franc d'amour aujourd'hui me trouvait ton retour,
666
Je me plairais à voir l'agréable peinture
667
Qui semble dans nos champs rajeunir la Nature,
668
Et les petits aigneaux par des sauts redoublés
669
Célébrer en bêlant la naissance des blés,
670
Où la Mère des fleurs d'une main libérale
671
En vain à mes regards ses richesses étale;
672
Tous ces charmes nouveaux qu'elle va présentant
673
Ne sauraient plaire aux yeux si le cœur n'est content.
674
Mais allons plus avant, et voyons qui peut être
675
Celle-là qui repose à l'ombre de ce hêtre.
676
Ô bonheur vainement tant de fois désiré!
677
Voir Silvanire seule en ce lieu retiré,
678
Esclave du sommeil et de la lassitude,
679
Elle-même qui tient l'Amour en servitude!
680
Sus mon cœur, sans trembler voyons nos ennemis;
681
Nous sommes assurés puis qu'ils sont endormis.
682
Ah! véritablement je crois que ses paupières
683
En faveur de mes yeux ont caché leurs lumières,
684
Ou plutôt deux soleils si brûlants et si clairs,
685
Que leurs moindres rayons sont de puissants éclairs;
686
La neige qui descend sur la campagne nue,
687
Pure comme elle était au sortir de la nue,
688
Et la rose au plus beau de sa jeune saison,
689
De son teint frais et blanc font la comparaison;
690
Ses beaux cheveux dorés de qui le vent se joue,
691
Et qui nonchalamment font ombrage à sa joue,
692
Que sont-ils proprement qu'une riche toison
693
Qui ne saurait avoir d'assez digne Jason?
694
Pour l'esprit d'un amant sa bouche à demi close
695
Est un vivant cercueil de corail et de rose,
696
Beau cercueil d'où s'exhale un zéphyr embaumé,
697
Qui souffle à l'air l'odeur dont il est parfumé.
698
D'abord en la voyant l’œil trompé pourrait croire
699
Que c'est une statue ou de marbre ou d'ivoire,
700
N’était qu'on voit sa tresse errante au gré du vent,
701
Et sa gorge de lis par compas se mouvant.
702
Mais je ne songe pas pendant que je contemple
703
Cette divinité dont mon cœur est le temple
704
Que je puis lui baiser et la bouche et le sein;
705
Oserai-je achever ce superbe dessein?
706
Bien loin, honte et respect, vos lois trop rigoureuses
707
Font plus de la moitié des peines amoureuses;
708
Vous n'aurez point assez de persuasion
709
Pour me priver du fruit de cette occasion.
710
Doux enchanteur des maux et du corps et de l'âme,
711
Froid tyran de la nuit, sommeil que je réclame,
712
Renforce tes liens, et jette sur ses yeux
713
Le plus long de tes sorts et qui charme le mieux.
714
Comme de ta bonté j'attends ce bénéfice,
715
De ma reconnaissance attends un sacrifice:
716
Deux gerbes de pavots et deux glirons pesants
717
Chargeront ton autel une fois tous les ans.
718
Ah! perfide sommeil, envieux de mon aise,
719
La voilà qui s'éveille avant que je la baise,
720
Et n’exécutant pas ce que j'ai proposé
721
Je n'aurai que l'honneur d'avoir beaucoup osé.

SILVANIRE
722
N’est-ce pas là Tirinte?

TIRINTE
Oui, belle Silvanire,
723
Tirinte qui pour vous incessamment soupire
724
Avec si peu de fruit.

SILVANIRE
Si tu savais, berger,
725
L'étrange vision que je viens de songer,
726
Jamais de si mauvais ni de si tristes songes
727
Sommeil ne fut suivi.

TIRINTE
Ni de tant de mensonges.

SILVANIRE
728
Quand je t'aurai conté ces mystères confus
729
Tu seras étonné si jamais tu le fus.

TIRINTE
730
De grâce obligez-moi de cette courtoisie.

SILVANIRE
731
De tant qui m'ont troublé l’âme et la fantaisie,
732
Il suffira pour moi que je t'en rapporte un,
733
Le plus sombre de tous et le plus importun.
734
Naguère ayant trouvé dans ce bocage sombre
735
La mollesse de l'herbe et la fraîcheur de l'ombre,
736
Je m'y suis arrêtée, et fuyant le soleil
737
Presque sans y penser j'ai trouvé le sommeil;
738
Pour te le faire court, il m'a semblé, Tirinte,
739
Que nous étions tous deux au fonds d'un labyrinthe
740
Qui dedans ses erreurs et ses chemins perdus
741
Avec nos jugements a nos pas confondus;
742
Ayant passé du jour la meilleure partie
743
À chercher les moyens d'une heureuse sortie,
744
Nous trouvons un sépulcre ombragé de cyprés
745
Au bord d'un bel étang qui dormait tout auprès;
746
À l'aspect de cette eau qu'on eût considérée
747
Comme le seul plaisir d'une bouche altérée,
748
Approche, m’as-tu dit, Silvanire, et viens voir
749
Celle qui sur Tirinte a le plus de pouvoir.
750
Là presque malgré moi jetant les yeux sur l’onde,
751
J'apperçois des objets les plus affreux du monde,
752
Quantité de serpents et d'enormes poissons
(De ce perfide étang monstrueux nourrissons)
753
Ont sauté hors des flots, et la gueule béante
754
M’ont soufflé le venin d'une baleine puante;
755
Soudain le cœur me bat, j’ai des frémissements
756
Suivis de maux de tête et de vomisements;
757
De l'esprit et du corps la souffrance inouïe
758
Me presse tant qu'en fin je tombe évanouie;
759
Et quelque temps après (mes sincopes passés)
760
Je me trouve vivante au rang des trépassés;
761
Tu m'avais descendue au tombeau, de la sorte
762
Qu'on y descend le corps d'une personne morte.
763
Voilà ma vision.

TIRINTE
Étrange sur ma foi,
764
Et de qui le présage est seulement pour moi,
765
Puis qu'il faut renverser ces visions obscures,
766
Et d'un contraire sens expliquer leurs figures.
767
N'ayez peur, je vais rendre en deux mots que voici
768
Par mon propre malheur votre songe éclairci.
769
L'amour que j’ai pour vous, que nul autre n'égale,
770
À proprement parler, n'est-ce pas un Dédale,
771
Qui dedans ses erreurs, comme en quelque prison,
772
Retient ma liberté, mon âge et ma raison?
773
Cette eau si reposée et si fort souhaitable
774
Est de votre beauté l'image véritable;
775
Et vos rigueurs enfin sont, à bien discourir,
776
Les monstres venimeux qui me feront mourir,
777
Comme déjà ma fin n'est que trop apparente.

SILVANIRE
778
Ton explication qui m'est indifférente
779
Ne m'ôte pas l'ennui que ce songe m'a fait.

TIRINTE
780
Votre mal est en songe, et le mien en effet.

SILVANIRE
781
“C'est tout ainsi que le fardeau d'un autre
782
Nous paraît volontiers plus léger que le nôtre.”
783
Ces vers ont double sens, ils sont dits pour
784
Aglante, et Tirinte les prend pour soi.

TIRINTE
785
Ah! cruelle bergère, avez-vous entrepris
786
De guérir ma blessure avecque son mépris?
787
Puisque vos cruautés me la rendent mortelle,
788
Vous qui me l'avez faite, au moins croyez-la telle.

SILVANIRE
789
Telle qu'il te plaira, mais de t'avoir blessé,
790
C'est à quoi seulement je n'ai jamais pensé.

TIRINTE
791
Non, car vous dédaignez d'y tourner la pensée,
792
Et c'est de quoi mon âme est le plus offensée.
793
Las! il ne faut que voir la grandeur de mes coups
794
Pour juger aussitôt qu'ils sont venus de vous;
795
La cause de mon mal n'est que trop évidente.

SILVANIRE
796
Tu portes dans le sein une fournaise ardente,
797
Si comme ton discours ton cœur est enflammé.
798
Mais de quoi te plains-tu?

TIRINTE
De n’être point aimé.

SILVANIRE
799
Puisque c'est là le point où ta plainte se fonde,
800
Arrache de ton cœur cette douleur profonde,
801
Tiens-toi le plus heureux des bergers de Lignon,
802
Et crois que ton bonheur n'a point de compagnon.

TIRINTE
803
Adorable beauté pour qui l'amour soupire,
804
Merveille de nos jours, que venez-vous de dire?

SILVANIRE
805
Que si Tirinte m’aime, on l'aime encore plus.

TIRINTE
806
Ô discours qui me rend de jugement perclus,
807
Plus, cela ne se peut. Mais, divine bergère,
808
Helas! n'êtes-vous point à mon dam mensongère?

SILVANIRE
809
Puisque l'honnêtété me defend de jurer,
810
Les preuves dedans peu pourront t'en assurer.

TIRINTE
811
Arrêtez donc le cours de ce torrent de joie,
812
Où ma raison se perd et mon âme se noie.

SILVANIRE
813
Elle dit ces deux vers tournée devers les spectateurs
814
“Que l'âme d'un amant, faible et molle qu'elle est,
815
S'imagine aisément et croit ce qui lui plaît!”
816
À combien de bergers donnera de l'envie
817
Le bonheur dont je vois ta fortune suivie,
818
Quand tu posséderas ce trésor précieux
819
Qui pourrait contenter les plus ambitieux,
820
Fossinde, la douceur et la sagesse même.

TIRINTE
821
Fossinde dites-vous?

SILVANIRE
Oui, Fossinde qui t'aime,
822
Et qui mérite bien que tu l'aimes aussi.

TIRINTE
823
Silvanire, pourquoi me traitez-vous ainsi?
824
Je souffre assez de voir mon amour méprisée,
825
Sans que vous en fassiez un sujet de risée:
826
“Où trouvez-vous qu'un brave et généreux vainqueur
827
Afflige le vaincu d'un langage moqueur?”

SILVANIRE
828
Fossinde, la plus belle et la plus accomplie...

TIRINTE
829
Brisons là, Silvanire, hé! je vous en supplie,
830
Et plutôt parlez-moi des beautés de la mort.

SILVANIRE
831
Voyez le dédaigneux, et qu’on lui fait grand tort:
832
Si jamais elle croit la compagne fidèle
833
Elle fera de toi l'état que tu fais d'elle.

SCÈNE III

TIRINTE, seul

TIRINTE
834
Va, va lui conseiller, mais tu n'en feras rien,
835
Tu ne me voudrais pas avoir fait tant de bien:
836
Va-t'en, va-t'en ingrate, inhumaine tigresse,
837
Qui te fais de ma peine un sujet d'allégresse,
838
Sourd et cruel aspic qui t'abreuves de pleurs,
839
Et caches ton venin sous la beauté des fleurs;
840
Je connais bien qu'en fin je suis hors d'espérance
841
De te vaincre jamais par la persévérance.
842
La Parque est maintenant mon unique support,
843
Et dedans le cercueil je dois trouver le port;
844
Ces monts qui s'élevant au-dessus des tempêtes
845
Portent dedans les cieux leurs orgueilleuses têtes,
846
Et de qui la racine en les abîmes noirs
847
Font les bornes du monde, et des sombres manoirs,
848
Ouvrent de tous côtés assez de précipices
849
Qui bientôt me rendront toutes choses propices.

SCÈNE IV

ALCIRON, TIRINTE

ALCIRON
850
Tirinte, c'est en vain que pour disimuler
851
Tu crois cacher un mal qui ne se peut celer;
852
Je ne vois rien en toi qui ne me persuade
853
Que véritablement ton esprit est malade:
854
Tu n’aimes plus le jeu, tu perds ton embonpoint,
855
Tu fuis tous tes amis, tu ne converses point,
856
Et perdant chaque jour tes bonnes habitudes
857
Tu te laisses ravir à mille inquiétudes;
858
Tes troupeaux que j'ai vu si gras, si florissants,
859
Sont les moindres de tous et les plus languissants;
860
On les voit sous le soin de la seule nature,
861
Et sur la foi d'un chien errer à l'aventure.
862
Enfin tes actions font assez présumer
863
Qu’un si grand changement ne te vient que d'aimer;
864
Chacun n’y songe pas, mais moi qui te regarde
865
Comme un autre moi-même, il est vrai, j’y prends garde;
866
Je sais ta maladie, et pour y bien pourvoir
867
Il ne m'en reste plus que la cause à savoir;
868
Plus on cache la peste et plus elle empoisonne;
869
L'amour devient plus fort alors qu'on l'emprisonne.

TIRINTE
870
Ô! combien avec moi t'est le Ciel obligé
871
Du grand soin que tu prends d'un esprit affligé;
872
Alciron, tu l'as dit, c'est l'Amour qui me mine;
873
Au lieu de la raison ce tyran me domine,
874
Mon âme est embrasée, et puisque tu le veux,
875
Les yeux de Silvanire en sont les boutefeux.
876
Voilà, cher Alciron, la véritable source
877
D'où mes soupirs ont pris une si longue course,
878
Et le digne sujet de mon affection.

ALCIRON
879
Tu n'es point à blâmer en cette élection,
880
Puisque le jugement est d'accord avec elle;
881
Car outre que la fille est extrêmement belle,
882
Un extrême mérite est joint à sa beauté.

TIRINTE
883
Si tu savais aussi quelle est la cruauté,
884
Tu dirais que l'honneur d'être sous son empire
885
Est de tous les destins le plus noble et le pire.

ALCIRON
886
Sait-elle assurément que tu brûles d'amour?

TIRINTE
887
C'est ce qui lui doit être aussi clair que le jour.

ALCIRON
888
Elle en est donc touchée.

TIRINTE
Aussi peu que cet arbre;
889
Elle n'a point de cœur, ou c'est un cœur de marbre,
890
Insensible al Amour.

ALCIRON
Elle en pourrait avoir
891
Que tu serais longtemps à t'en apercevoir.
892
“La femme aime assez tôt, mais tu sais que la honte
893
Fait qu'à se découvrir elle n'est pas si prompte,
894
Et puis ne pouvant rien pour ton soulagement,
895
Vivant comme elle vit elle fait sagement.”
896
Théante la recherche, et l'on dit que Ménandre
897
Dans trois ou quatre jours en doit faire son gendre.

TIRINTE
898
Théante la recherche, et l'ingrate le veut?

ALCIRON
899
Obéir à son père est tout ce qu'elle peut,
900
De sorte que par moi la raison te conseille
901
De prendre en cette perte une douleur pareille
902
Qu’en la perte d'un bien qu'on ne peut acquérir

TIRINTE
903
Je saurai bien trouver le moyen de guérir:
904
“Dans les sanglants assauts que le malheur nous livre
905
Quand l'espérance est morte il faut cesser de vivre;
906
Et vraiment il sied mal aux esprits généreux
907
De faire état du jour quand ils sont malheureux.”
908
Même afin de graver dessus ma sépulture
909
Le discours de ma peine et de ma mort future,
910
Je crois que tout exprès les Dieux ont pris le soin
911
De t’amener ici pour en être témoin.

ALCIRON
912
Perds ce dessein, Tirinte, et crois tout au contraire
913
Que le Ciel m'y conduit afin de t'en distraire:
914
“Amour aime la vie, et jamais dans ton sein
915
Son flambeau n'alluma ce tragique dessein.”

TIRINTE
916
“À qui manque l'espoir la mort est désirable.”
917
Cher ami, plus j'attends plus je suis misérable.

ALCIRON
918
Attends encore un peu, tu ne le seras plus,
919
L'amour comme la mer a son flux et reflux;
920
Vois-tu, je voudrais bien que ton âme guérie
921
N'eût plus de passion ni de forcènerie,
922
Mais puisque ton courage est si fort endormi
923
Je ne laisserai pas de t'aider en ami.
924
Pourvu tant seulement que Tirinte me croie
925
Il saura ce que vaut une parfaite joie:
926
Je te jure, berger, de te la mettre en main.

TIRINTE
927
Qui?

ALCIRON
Qui? ta Silvanire, avant qu'il soit demain.

TIRINTE
928
De me la mettre en main?

ALCIRON
Je dis en ta puissance,
929
Pour passer si tu veux jusqu'à la jouissance.

TIRINTE
930
Songe, songe, Alciron, à ce que tu promets.

ALCIRON
931
Si je n'en viens à bout ne m'estime jamais,
932
Pourvu de ton côté que tu me veuilles croire,
933
Usant bien à propos du fruit de ta victoire.

TIRINTE
934
Ô! non plus mon ami, mais plutôt mon sauveur,
935
Si tu peux m'obliger d'une telle faveur!

ALCIRON
936
Je ne t'ai rien promis qu'en effet je ne fasse.

TIRINTE
937
Mais comment reconnaître une si grande grâce?

ALCIRON
938
En ta seule amitié j'ai mis tout mon loyer,
939
Trop heureux que pour toi je me puisse employer.

SCÈNE V

FOSSINDE, SILVANIRE

FOSSINDE
940
Las! je me doutais bien que cette âme hautaine
941
Rendrait votre entremise et ma poursuite vaine.

SILVANIRE
942
C'est le plus fier berger et le plus inhumain
943
Qui possible eut jamais la houlette en la main;
944
J’ai reconnu l'excès de son impertinence
945
Bien moins dans son discours que dans sa contenance;
946
Quand je vous ai nommée un souris méprisant
947
A fait voir clairement son orgueil suffisant;
948
Je vous jure, ma sœur, que j'en étais honteuse,
949
Et ne présumez pas que je vous sois menteuse,
950
Vous le reconnaîtrez.

FOSSINDE
Ah! vraiment je vous crois,
951
Mais, ô Dieux! chère sœur, que direz-vous de moi,
952
De moi pauvrette, hélas! qui vous ai racontée
953
Une amour qu'à bon droit vous croirez effrontée!
954
Silvanire, surtout que cet aveuglement
955
Ne cause point en vous de refroidisement;
956
Croyez que je mourrai s'il faut que ma folie
957
Lâche ou rompe le nœud de l'amour qui nous lie:
958
Plaignez votre Fossinde, et l'aimez s'il vous plaît,
959
Toute désespérée et peu sage qu'elle est.
960
Ainsi toujours le Ciel prenne votre conduite,
961
Et vous sauve des maux où je me vois réduite.
962
Ah! cruel, ah! cruel.

SILVANIRE
Modérez votre ennui,
963
Il ne mérite pas que vous songiez à lui;
964
Cet ingrat arrogant, dont le mépris superbe
965
Avec votre vertu vous met plus bas que l'herbe,
966
“Qui refuse un mérite où la beauté se joint,
967
Par ce même refus montre qu'il n'en a point,
968
Si ce n'est qu'autre part sa franchise asservie
969
De toute autre amitié lui fit perdre l'envie.”
970
Pour voir votre repos sûrement rétabli
971
Servez-vous du dédain, ou du moins de l'oubli,
972
Si vous ne voulez être ainsi qu'un Promethée
973
Sur un même rocher jour et nuit arrêtée.
974
Si l'amour comme à vous m'avait le cœur épris,
975
Je pourrais tout souffrir excepté le mépris.
976
Mais qui me jetterait une pareille foudre,
977
Je n'aurais point de fers qu'elle ne mît en poudre.

FOSSINDE
978
C'est par là que mon mal pourrait être dompté,
979
“Mais qui n'a plus de cœur n'a plus de volonté.”

LE CHŒUR
980
De tant de fleurs dont se compose
981
La couronne d'une beauté,
982
Il est vrai que l'honnêteté
983
En fournit la plus belle rose;
984
Mais Dieux! qu'il faut endurer
985
À celle qui s'en veut parer.
986
Quelles douleurs de corps et d’ âme
987
Ne cèdent pas avec raison
988
Aux douleurs sans comparaison
989
Que souffre l'esprit d'une femme
990
À qui l'honneur fait cacher
991
Le brasier qui la fait sécher?
992
Éole, ceux que tu gouvernes,
993
Les vents toujours impétueux,
994
Sont beaucoup moins tumultueux
995
Dans la prison de tes cavernes,
996
Qu’Amour ne l'est dans son cœur
997
Qu'il traite en superbe vainqueur.
998
Il est impérieux et brave,
999
Toute contrainte lui déplaît,
1000
Et de libre et maître qu'il est
1001
Ne veut point devenir esclave;
1002
Il se transforme en tison,
1003
Et met en cendre sa prison.
1004
Aglante, seulement à plaindre
1005
Pour ne savoir pas ton bonheur,
1006
Si tu voyais comme l'honneur
1007
Oblige Silvanire à feindre,
1008
Et la contraint de brûler,
1009
De se taire et dissimuler.
1010
Je m'assure, ô berger fidèle,
1011
Qu'à l'aspect de tant d'amitié
1012
Elle aurait de toi la pitié,
1013
Et les larmes que tu veux d'elle;
1014
Mais le temps n'est pas venu
1015
Que ce secret te soit connu.


ARGUMENT DU TROISIÈME ACTE

Hylas vient rendre compte de sa commission à Aglante, et selon son humeur le raille sur le peu d'état que Silvanire a fait de son amitié. Sur ce discours elle arrive avec Fossinde. Hylas conseille à son ami de lui parler lui-même; ce qu'il fait, mais en apparence avec si peu de fruit, qu'il se sépare d’elle comme désesperé. Hylas le suit. Quelque temps après, Tirinte présente son miroir à Silvanire, d'où s'ensuivent les merveilleux effets des deux derniers actes.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

HYLAS, AGLANTE

HYLAS
1016
Berger, si je te dis que ta belle maîtresse
1017
Endure un mal pareil à celui qui te presse,
1018
Qu'à ce beau nom d' Aglante un soupir échappé
1019
A montré que son cœur est vivement frappé,
1020
Et même que déjà ses beaux yeux tout humides
1021
Étaient prêts à lâcher quelques perles liquides,
1022
Sans que sa belle main y portant le mouchoir
1023
Assez couvertement les empêchait de choir?

AGLANTE
1024
Ah! fortuné berger, ô! l'heureuse nouvelle.

HYLAS
1025
Voyez comme l'amour lui trouble la cervelle.
1026
Enfin si je te dis que j'ai de ses cheveux,
1027
Qu'elle même t'envoie, as-tu ce que tu veux?

AGLANTE
1028
Où sont-ils ces cheveux?

HYLAS
Ô grands Dieux! qu'il est aise.

AGLANTE
1029
Montre, montre-les-moi, donne que je les baise,
1030
Tous complices qu'ils sont des peines que je sens.

HYLAS
1031
Es-tu fol pauvre Aglante? as-tu perdu le sens?
1032
“Vraiment tu montres bien qu'on n'a pas tort de dire
1033
Que l'on croit aisément les choses qu'on désire.”

AGLANTE
1034
Ô! le cruel ami.

HYLAS
Patience, berger,
1035
“On est souvent trompé quand on croit de léger:”
1036
Ce que je te vais dire est chose véritable,
1037
Et ce que je t'ai dit n'est qu'une pure fable.
1038
Il est vrai que j’ai vu celle dont les beaux yeux
1039
Sont à ce que tu dis tes soleils et tes Dieux;
1040
J'ai fait ce qu'en effect il fallait que je fisse
1041
Pour te rendre en ami ce charitable office;
1042
Jamais homme ne fut en discours si fécond
1043
Pour fléchir un orgueil qui n'a point de second.
1044
“Mais comme en plein hiver une superbe roche,
1045
Épouvantable objet du nocher qui l'approche,
1046
En se moquant des flots qui pensent l'ébranler,
1047
Les rejette bien loin et les fait reculer:”
1048
Telle et plus orgueilleuse elle a mis en arrière
1049
Et ton affection et ma longue prière.

AGLANTE
1050
Ô! mort, que tardes-tu de me venir querir?
1051
N'espérons plus en vain, Aglante, il faut mourir;
1052
Les maux sous qui déjà ta constance succombe
1053
En dépit du destin finiront sous la tombe:
1054
Heureux si sur tes os elle jette des fleurs,
1055
N’osant pas espérer qu'elle y verse des pleurs.

HYLAS
1056
“Quand on presse le Ciel d'un trépas ridicule
1057
Au lieu de l'avancer souvent il le recule;
1058
Cette mort qu'après tout on ne peut eviter
1059
Ne viendra que trop tôt sans l'en solliciter.
1060
Laissons penser aux Dieux de notre heure suprême.”
1061
Mais voici ta cruelle, aborde-la toi-même.
1062
Parle-lui hardiment, peut-être qu'à te voir
1063
L'amour ou la pitié la pourront émouvoir.

SCÈNE II

SILVANIRE, FOSSINDE, AGLANTE, HYLAS

SILVANIRE
1064
Fuyons, fuyons, ma sœur, fuyons-nous-en de grâce.

FOSSINDE
1065
Et pourquoi fuirons-nous, puisque rien ne nous chasse?
1066
Aglante à mon avis n'est pas si dangereux.

AGLANTE
1067
Ah! Fossinde, elle craint l'abord d'un malheureux,
1068
Comparable au voleur qui fuit d'un pied timide
1069
La rencontre du corps dont il fut l'homicide.
1070
Non, non, ne craignez pas qu'en mon dernier effort
1071
Je me venge sur vous qui me donnez la mort.
1072
Les traits que j’ai dans l'âme ont tous des caractères
1073
Tels qu'il faut que vos yeux en soient les sagittaires.
1074
C'est par eux que je meurs, les Dieux en soient loués,
1075
Mon sort est assez beau si vous les avouez.
1076
Mais pourquoi me cacher ces puissantes planètes,
1077
D'où pleuvent tant de feux et de flammes si nettes?
1078
Tournez-les devers moi, que je les voie un peu,
1079
Ces soleils que j'adore et qui m'ont mis en feu.
1080
Pourquoi me fuyez-vous? moi qui toute ma vie
1081
Du cœur et du penser vous ai toujours suivie?
1082
Pour déplaire à vos yeux que puis-je avoir commis?
1083
Ou que n'ai-je point fait pour me les rendre amis?
1084
À bien m'examiner même dès mon enfance,
1085
Ai-je dit, ai-je fait chose qui vous offense?
1086
Au temps que mon amour était encore nain
1087
Vous l’aidiez à marcher, vous lui donniez la main,
1088
Et dès qu'il fut géant vous lui fîtes la guerre,
1089
Comme fit Jupiter aux enfants de la Terre.
1090
Mais ceux-là, Silvanire, étaient présomptueux,
1091
Où le mien est tout sage et tout respectueux.
1092
Malheureux que je suis je prêche une statue,
1093
Une idole de marbre en bergère vêtue.

FOSSINDE
1094
Aglante sur mon âme est digne de pitié,
1095
Vraiment il aime bien.

HYLAS
Trop, trop de la moitié,
1096
Et de là vient aussi que l'ingrate en abuse.

AGLANTE
1097
Votre rigueur, bergère, est donc cette Méduse,
1098
Qui pour moi Silvanire en rocher transformant,
1099
La rend sourde et muette aux plaintes d'un amant.

SILVANIRE
1100
L'honneur, non la rigueur, me rend sourde et muette
1101
Aux persuasions d’une amour indiscrète,
1102
Qui met le plus souvent en notre déshonneur
1103
Sa plus riche conquête et son plus grand bonheur.

AGLANTE
1104
Je jure par Hésus, par le flambeau céleste,
1105
Par la Terre, le Ciel, el Amour que j'atteste,
1106
Bref par tous les serments que peut faire un mortel,
1107
Sur le plus adorable et le plus saint autel,
1108
Que je brûle pour vous d'une flamme aussi pure
1109
Que le feu pourrait être au lieu de sa nature.
1110
L'amour que je vous porte a trop de netteté
1111
Pour laisser quelque tache à votre honnêteté.

SILVANIRE
1112
Dis ce que tu voudras, l'amitié la plus sainte
1113
Me peut sauver du mal, et non pas de la crainte.
1114
“L'honneur est un miroir si fragile et si cher,
1115
Que le moindre soupçon ne le doit pas toucher.”

HYLAS
1116
“Bergères, cet honneur est un démon nuisible,
1117
De visibles ennuis artisan invisible,
1118
Un tyran de votre âge, ennemi des plaisirs,
1119
Que l’Amour comme fruits présente à vos désirs.
1120
C'est une invention de vos mères rusées,
1121
Qui sèches comme cendre, et de vieillesse usées,
1122
Par ces noms enchanteurs d'Honneur et de Vertu,
1123
Vous défendent un bien qu'elles mêmes ont eu,
1124
Quand plus fines que vous elles l'ont su connaître.”

FOSSINDE
1125
Enfin toujours Hylas, Hylas se fait paraître.

SILVANIRE
1126
Je veux que cet honneur que tu n'approuves pas
1127
Soit de mes actions la règle et le compas;
1128
“Et si c'est une erreur dont notre sexe abonde
1129
Je veux suivre l'erreur de la moitié du monde.”

AGLANTE
1130
Non, non, plutôt mourir que jamais offenser
1131
Ni voir qu'on offencât votre chaste penser;
1132
Mais le Ciel qui vous fit l'objet de la largesse
1133
Vous a voulu donner cette rare sagesse
1134
Afin d'en asister votre rare beauté,
1135
Et non pour la confondre avec la cruauté;
1136
Paraître inexorable à ma juste demande,
1137
N'est pas une action que l'honneur vous commande.

SILVANIRE
1138
N'importe, la franchise est un bien si parfait
1139
Que je hais de l'amour et le nom et l’effet.

FOSSINDE
1140
Combien de cœurs hautains ont tombé sous des flèches
1141
Qui tout percés de coups et tout remplis de brèches,
1142
Montrent qu'on ne peut rien contre un Dieu qui peut tout.

SILVANIRE
1143
J’apprendrai par leur chute à me tenir debout,
1144
Et contre ce tyran me servant de la fuite,
1145
Je tromperai toujours son aveugle poursuite;
1146
Quelque rigueur enfin dont on m'aille blâmant,
1147
Autre que mon mari ne sera mon amant.

AGLANTE
1148
Ô l’injustice! ô Dieux, l'ingratitude insigne!
1149
Ô! de tant de travaux la récompense indigne!
1150
Donc un autre viendra des astres bien-aimé
1151
Qui prendra la moisson du fruit que j’ai semé,
1152
Un autre fera donc de ma foi non commune
1153
Un sujet de triomphe à sa bonne fortune!
1154
Ô Ciel! si tu ne veux qu'avec impunité
1155
Règne l'ingratitude et l'inhumanité,
1156
Accorde à ma douleur cette vaine allégeance,
1157
Qu'un esprit offensé tire de la vengeance;
1158
Mais pour tout châtiment j'entends que me venger
1159
Soit lui toucher le cœur et la faire changer.

HYLAS
1160
Le désespoir l'emporte. Ô bergère insensible,
1161
Voilà ce que lui vaut sa constance invincible.
1162
Mais si je ne le suis, son esprit égaré
1163
Pourrait bien hasarder un coup désespéré.

SILVANIRE
1164
“Las, que j'éprouve bien qu'il n'est point de martyre
1165
Comme de bien aimer, et de ne l'oser dire.”
1166
Mais Dieux, voici mon père, il faut dissimuler;
1167
Maintenant qu'il me voit je ne puis reculer.

SCÈNE III

MÉNANDRE, LÉRICE, SILVANIRE, FOSSINDE

MÉNANDRE
1168
Enfin, Lérice, enfin voici notre coureuse;
1169
Nous avons bien gaigné cette rencontre heureuse
1170
Depuis un si longtemps que nous nous promenons.

LÉRICE
1171
Encore est-ce beaucoup de quoi nous la tenons.

MÉNANDRE
1172
Silvanire, en quel lieu vous étiez-vous cachée,
1173
Que depuis le matin nous vous avons cherchée?

SILVANIRE
1174
Mon père, demandez à ma sœur que voici,
1175
Elle et moi n’étions pas à mille pas d'ici,
1176
Dans ce val o parfois nous allons à la chasse.

FOSSINDE
1177
Non véritablement.

MÉNANDRE
Or sus, pour cela passe;
1178
Nous approuvons assez que vous passiez le temps,
1179
Pourvu que d'autre part vous nous rendiez contents,
1180
Ayant toujours de vous l’aveugle obéissance
1181
Que des enfants bien nés exige la naissance.
1182
Silvanire ma fille et mon dernier appui,
1183
Sache que tu peux faire un miracle aujourd'hui,
1184
Que tu peux rajeunir cette face ridée
1185
Sans recourir aux arts où recourut Médée,
1186
Agréant pour époux un pasteur qu'à loisir
1187
Entre les plus parfaits je t'ai voulu choisir:
1188
C'est le gentil Théante, à qui tombe en partage
1189
Maint troupeau florisant et maint riche héritage;
1190
Il t'aime, et te recherche afin de t’épouser,
1191
Ce n'est pas un parti qu'il faille refuser.
1192
Mais à ces yeux baissés et ce morne silence
1193
On dirait que ton âme endure violence?

LÉRICE
1194
Quand ton père te parle il te serait bien mieux
1195
De n’être pas muette et de lever tes yeux.

SILVANIRE
1196
La nature et l’amour qu' à tous deux je vous porte
1197
Ne me permettent pas de faire d'autre sorte,
1198
Sachant que me livrer au pouvoir d'un époux
1199
C'est me mettre en servage et m’éloigner de vous.

FOSSINDE
1200
Elle a raison, Hymen est un Dieu tyrannique.

MÉNANDRE
1201
Ôte-toi de l'esprit cette terreur panique,
1202
Crois que ta mère et moi t’aimons trop chèrement
1203
Pour consentir jamais à ton éloignement.

LÉRICE
1204
Non, non, mon cher enfant, tiens pour chose assurée
1205
Que tu n'en seras point pour cela séparée;
1206
Quand la mort qui déjà nous presse les talons
1207
Voudra couper le fil de nos jours assez longs,
1208
C'est toi qui fermeras nos pesantes paupières,
1209
Et qui diras sur nous les paroles dernières.
1210
Ma fille, à cela près ne vas plus différant
1211
Notre contentement et ton bien apparent.

SILVANIRE
1212
Pour vous plaire à tous deux il n'est point de tempête
1213
À qui très volontiers je n’expose ma tête;
1214
Mais ce que vous voulez de mon juste devoir,
1215
S'il est en mon désir n'est pas en mon pouvoir.

MÉNANDRE
1216
Pourquoi?

SILVANIRE
Vous savez bien le peu de simpathie
1217
Qu'ont les jeux de Vénus avec ceux de Cynthie.

MÉNANDRE
1218
Qu'en est-il pour cela?

SILVANIRE
C'est qu'un vœu solennel
1219
M'oblige de lui rendre un service éternel,
1220
De façon que suivant le beau feu qui me guide
1221
Je serai s'il vous plaît ou Vestale ou Druide;
1222
Ou si mieux vous l'aimez je suivrai dans les bois
1223
(Comme assez d'autres font), la rigueur de ses lois.

MÉNANDRE
1224
Tu suivras néanmoins nonobstant toute chose
1225
Celles que par ma main la nature t'impose.
1226
Ô! belle invention que de faire des vœux,
1227
Pour ne pas obéir aux choses que je veux;
1228
Diane a grand besoin d'une telle suivante.

SILVANIRE
1229
Je me contenterai si je suis sa servante.

MÉNANDRE
1230
Tu me contenteras ou de force ou de gré,
1231
Éprouvant mon pouvoir jusqu'au dernier degré.

FOSSINDE
1232
Voudrais-tu l'arracher des autels de Diane,
1233
Pour la prostituer aux trésors d'un profane?

MÉNANDRE
1234
Fossinde, assure-toi que je suis assez fin
1235
Pour voir de son dessein le principe et la fin.
1236
Tu veux couvrir d'un coup du voile de druide
1237
Ta désobéisance, et me tenir en bride;
1238
Je lis dedans ton cœur...

SILVANIRE
Plût à Dieu!

MÉNANDRE
Le projet
1239
Que ton petit esprit forme sur ce sujet:
1240
Tu penses reculer, ou rompre cette affaire,
1241
Mais tu l'épouseras, quoi que tu puisses faire,
1242
Et si tu l’aimeras.

FOSSINDE
“Il n'est force ni loi
1243
Qui puisse faire aimer un esprit malgré soi;
1244
La volonté qui fait et l'amour et la haine
1245
Ne se laisse forcer qu'à l'objet qui l'entraîne.”

MÉNANDRE
1246
Que de moralité! qui t'en a tant appris?
1247
Voyez un peu l'orgueil de ces jeunes esprits!
1248
Voilà déjà du fruit des leçons de Sylvandre;
1249
Ce causeur tous les jours leur en conte à revendre.
1250
Après tout, je le veux, il y faut consentir;
1251
Viens çà que je te voie.

LÉRICE
Elle vient de partir.

MÉNANDRE
1252
Ô! jeunesse étourdie, indiscrète et peu sage,
1253
Qui de tes propres maux fais ton apprentisage!

SCÈNE IV

MÉNANDRE, LÉRICE, FOSSINDE

MÉNANDRE
1254
Dleux! faut-il que je vive en cet âge maudit
1255
Où plus que la vertu le vice est en crédit,
1256
Où les jeunes cerveaux comme par gentillesse
1257
Méprisent les avis de la sage vieillesse?
1258
Dans cet aveuglement se faut-il ébahir
1259
Si l'enfant aux parents ne veut plus obéir?
1260
Lérice qu'en dis-tu?
LERICE Je ne suis plus pour elle.

MÉNANDRE
1261
Ne me la soutiens plus, ou nous aurons querelle.

LÉRICE
1262
Elle m'a bien trompée, et n'aurais jamais crus
1263
Son mauvais naturel, si je ne l'eusse vu.

FOSSINDE
1264
Je crois tout au rebours, que Ménandre et Lérice
1265
Sont plus blâmables qu'elle avec leur avarice;
1266
Pour refuser Théante en est-elle à blâmer?
1267
Prendrait-elle un mari qu'elle ne peut aimer?
1268
“La contraindre à cela c'est joindre bouche à bouche
1269
Les vivants et les morts dans une même couche,”
1270
Supplice dont se sert la plupart des parents
1271
Quand pour notre malheur ils deviennent tyrans.

MÉNANDRE
1272
Et si ton père Alcas se choisissait un gendre?

FOSSINDE
1273
Et si mon père Alcas était comme Ménandre?

MÉNANDRE
1274
Tu veux donc toute seule élire ton mari?

FOSSINDE
1275
Mon père assurément n’en sera pas marri.

MÉNANDRE
1276
Je ne sais, mais au moins le devrait-il bien être,
1277
S'il connaisait ton mieux comme il le doit connaître.

FOSSINDE
1278
Tel aussi lui plairait qui ne me plairait pas.
1279
“Qui mange au goût d'autrui fait de mauvais repas.”

LÉRICE
1280
Comme le faudrait-il pour être à ton usage?

FOSSINDE
1281
Comme? bien fait d'esprit de corps et de visage.

MÉNANDRE
1282
Tel est qui que ce soit avec beaucoup de bien.

FOSSINDE
1283
C'est votre sentiment, et ce n'est pas le mien:
1284
Dans son contentement on trouve sa richesse.

MÉNANDRE
1285
Ô! filles sans raison, imprudente jeunesse,
1286
Lorsque pour vos époux vous prenez ces beaux fils,
1287
Ce ne sont que baisers en délices confits;
1288
Mais si la pauvreté se met de la partie,
1289
La plus âpre Vénus est bien tôt amortie;
1290
Votre printemps s'enfuit, les passe-temps s'en vont,
1291
Et de tant de plaisirs les chaînes se défont,
1292
Tant qu’Amour bien souvent abandonne Hyménée,
1293
Triste, et noyant de pleurs sa couche infortunée.

SCÈNE V

TIRINTE, ALCIRON

TIRIΝΤΕ
1294
Que contre les tourments dont je suis martyré
1295
Je trouve en ce miroir un remède assuré,
1296
C'est chose à ma raison difficile à comprendre,
1297
Et rien hormis l'effet ne me la peut apprendre.

ALCIRON
1298
Incrédule berger, n'es-tu pas satisfait
1299
Si ta belle est à toi?

TIRINTE
Je le suis en effet.

ALCIRON
1300
Attends donc en repos et plein de confiance
1301
L'effet de ce miroir d'étrange expérience;
1302
Pour peu que Silvanire y puisse regarder,
1303
N'en espère pas moins que de la posséder.
1304
Surtout empêche bien qu'un autre n'y regarde;
1305
Que si tu l'avais fait toi-même par mégarde,
1306
Ne sois pas négligent à me venir trouver
1307
Pour empêcher le mal qui pourrait arriver;
1308
Bref casse-le plutôt qu'il soit vu de personne
1309
Hormis de la beauté pour qui je te le donne.
1310
J'aime mieux m'en priver quoi qu'il vaille beaucoup,
1311
Que ne m'en priver pas et manquer notre coup.
1312
Enfin tout ira bien pourvu que tu me croies;
1313
Mais ne t'étonne point pour chose que tu voies.

TIRINTE
1314
Comme Atlas sous les Cieux, dont il porte le faix,
1315
Je tombe sous celui des biens que tu me fais.

SCÈNE VI

TIRINTE
1316
(tenant le miroir)
Ô Merveille d’Amour dont mon âme est ravie,
1317
Je porte dans mes mains la rançon de ma vie;
1318
Toutes les raretés que la Grèce nous vend,
1319
Tout l'or que l’avarice a tiré du Levant,
1320
Tous les sceptres enfin des maîtres de la terre,
1321
Ne me font pas si chers que ce miroir de verre,
1322
Puisque par son moyen je m'acquiers un trésor
1323
Qui vaut plus mille fois que la perle et que l'or.
1324
Mais, ô! fragile espoir, et le plus vain du monde,
1325
“Qui sur un peu de glace et de verre se fonde:
1326
L'apparence qu' Amour, Amour qui n'est qu'ardeur,
1327
Vive dans cette glace où règne la froideur?
1328
Et que la glace même agisse sur la glace,
1329
Si jamais son semblable un semblable ne chasse?”
1330
Mais ce raisonnement trop long de la moitié
1331
Offense à même temps l'Amour et l'Amitié,
1332
L’Amitié s'en offense en Alciron qui m'aime,
1333
Et l'amour en Amour, dont le pouvoir extrême
1334
Nous défend d'enquérir et de philosopher
1335
Sur les divers moyens qu'il a de triompher.
1336
Jadis des éléments la masse confondue,
1337
Et la Nature même en soi-même perdue,
1338
C'est lui qui la sauva de cet aveuglement,
1339
Et qui fonda la paix entre chaque élément.
1340
Que s'il a su tirer la clarté des ténèbres,
1341
Et faire tant d'exploits au monde si célèbres,
1342
Je pense qu'il peut tout, et que pour lui c’est peu
1343
Que d'enflammer la glace et de glacer le feu.

SCÈNE VII

SILVANIRE, FOSSINDE, TIRINTE

SILVANIRE
1344
Que je suis malheureuse! en quelque part que j'aille,
1345
Toujours quelque importun me suit et me travaille!
1346
Dieux! que puis-je avoir fait dont le ressentiment
1347
Vous porte à me punir d'un si grief châtiment?

FOSSINDE
1348
Hélas! vous nommez là châtiment et supplice
1349
Ce que d'autres, ma sœur, appelleraient délice.
1350
Sus, toute honte à part, essayons aujourd'hui
1351
De le rendre sensible au mal que j’ai pour lui.
1352
Donc, ô berger impitoyable,
1353
Ma ferme et constante amitié
1354
Ne te rendra jamais ployable
1355
Aux tardifs mouvements d'une juste pitié?

TIRINTE
1356
à Silvanire
Donc, ô bergère impitoyable,
1357
Ma ferme et constante amitié
1358
Ne te rendra jamais ployable
1359
Aux tardifs mouvements d'une juste pitié?

SILVANIRE
1360
Tu veux une chose imposible
1361
Quand tu veux mon cœur captiver;
1362
C'est un rocher inaccesıble,
1363
Où ton affection ne saurait arriver.

TIRINTE
1364
à Fossinde
Tu veux une chose imposible
1365
Quand tu veux mon cœur captiver;
1366
C'est un rocher inaccesible,
1367
Où ton affection ne saurait arriver.

FOSSINDE
1368
Ainsi tant de larmes versées,
1369
Tant de vœux et tant de langueurs,
1370
Au lieu d'être récompensées
1371
Serviront de triomphe à tes fières rigueurs.

TIRINTE
1372
à Silvanire
Ainsi tant de larmes versées,
1373
Tant de vœux et tant de langueurs,
1374
Au lieu d'être récompensées,
1375
Serviront de triomphe à tes fières rigueurs.

SILVANIRE
1376
Enfin que veux-tu que j’y fasse?
1377
Si le destin veut t'affliger
1378
De cette amoureuse disgrâce,
1379
Est-il en mon pouvoir de le faire changer?

TIRINTE
1380
à Fossinde
Enfin que veux-tu que j'y fasse?
1381
Si le destin veut t'affliger
1382
De cette amoureuse disgrâce,
1383
Est-il en mon pouvoir de le faire changer?

FOSSINDE
1384
Ô! malheureuse amante.

TIRINTE
Il faut se consoler;
1385
Mais c'est à Silvanire à qui je dois parler.
1386
Puisque par mon malheur, dont seul je me dois plaindre,
1387
Votre grâce est un bien où je ne puis atteindre,
1388
Au moins pour tout loyer n'allez pas refusant
1389
Ce fidèle miroir dont je vous fais présent;
1390
Vous y remarquerez en votre propre image
1391
L'inhumaine Déesse à qui je rends hommage.
1392
Quoi, vous le refusez?

SILVANIRE
Je fais difficulté
1393
De rien prendre de toi sans l'avoir consulté:
1394
“Les dons des ennemis sont suspects de surprise.”

TIRINTE
1395
“C'est que l'œil n’aime pas ce que le cœur méprise.”

SILVANIRE
1396
Je le fais par raison plutôt que par mépris;
1397
“Les dons sont des trompeurs: qui les prend en est pris:”
1398
Mais pour te contenter je m'accorde à le prendre,
1399
Pourvu que puis après je te le puisse rendre,
1400
Car mon intention n'est pas de le garder.

TIRINTE
1401
Prenez-le seulement pour vous y regarder.
1402
Ô! miroir bienheureux, puisque dans toi se mire
1403
Le soleil des beautés où la vertu s’admire!
1404
Démon clair et luisant montre ce que tu peux,
1405
Faisant agir ta glace en faveur de mes feux,
1406
Tant qu’Amour surmontant cette fière ennemie,
1407
Rende mon espérance et sa gloire affermie!

SILVANIRE
1408
Il a les qualités d'un véritable amant,
1409
Car outre qu'il est net et beau parfaitement,
1410
Il est encore doué d'une bonté fidèle,
1411
Que son maître je crois...

TIRINTE
N’achevez pas, cruelle!

SILVANIRE
1412
Mais d'où me peut venir cet étourdissement?
1413
Je me sens toute émue.

TIRINTE
Ô! bon conmencement,
1414
Ce merveilleux miroir visiblement opère.
1415
Achève, achève, Amour, ce miracle prospère.

FOSSINDE
1416
Peut-être qu'à mon tour je le pourrai toucher.

TIRINTE
1417
Je le romprais plutôt, et me fût-il plus cher.

FOSSINDE
1418
Je le verrai pourtant avant que tu le rompes,
1419
Romps-le après si tu veux.

TIRINTE
C'est en quoi tu te trompes.

SILVANIRE
1420
Berger prends ton miroir, je suis si hors de moi,
1421
Que je ne connais pas les choses que je vois.

FOSSINDE
1422
Au moins que son refus, si ce n'est mon mérite,
1423
Me le fasse obtenir.

TIRINTE
Ta prière m'irrite;
1424
Brisé pièce par pièce, et morceau par morceau,
1425
Pêche-le si tu peux au fonds de ce ruisseau,
1426
Il t'en faut des miroirs, et de Tirinte encore.

FOSSINDE
1427
Va vainqueur insolent, va tigre à qui t’adore,
1428
Et pour qui te méprise homme non seulement,
1429
Mais homme avec les yeux et le cœur d'un amant.
1430
“Bien, montrons-nous tous deux, flattant qui nous outrage,
1431
Qu’Amour avec le cœur nous ôte le courage.”

LE CHŒUR
1432
Ne nous étonnons pas de voir si peu battu
1433
Le pénible sentier qui mène à la vertu,
1434
En cet âge ignorant où l'avarice abonde;
1435
Mais plus raisonnablement
1436
Étonnons-nous doublement
1437
De voir qu'un vertueux se trouve encore au monde.
1438
Les ignobles présents que nous fait le Levant
1439
Remplissent de richesse et d'honneur bien souvent
1440
Les coffres et les jours de leur amant avare,
1441
Où la vertu pour tout fruit
1442
Ne rapporte à qui la suit,
1443
Que le plaisir de suivre une beauté si rare.
1444
Ce meuble précieux, ce véritable bien,
1445
Sans l'autre perd sa grâce, et n'est compté pour rien;
1446
Soyons des Apollons, ou soyons des Hercules,
1447
Et plus encore s'il se peut,
1448
Si la fortune le veut,
1449
Avec tous nos lauriers nous serons ridicules.
1450
Certes si la valeur du plus riche trésor
1451
Gît en la rareté de la perle ou de l'or,
1452
Excréments de la terre, et des flots de Neptune,
1453
D'où vient que seule à mépris
1454
La vertu n'a point de prix,
1455
Elle qui don du Ciel est beaucoup moins commune?
1456
Que sert à ce berger d'en être revêtu,
1457
Puisque la pauvreté qui le tient abattu
1458
L'empêche d'obtenir la palme qu'il demande?
1459
Ô! siècle injuste et maudit,
1460
Non de fer comme l'on dit,
1461
Mais vraiment siècle d'or, puisque l'or y commande.
1462
Espérons toutefois que d'un change apparent
1463
Amour en sa faveur Amour se déclarant,
1464
Comme il est tout-puissant, brisera tout obstacle,
1465
Le terme est court, mais sa main
1466
Peut du soir au lendemain
1467
Pour un moindre sujet faire un plus grand miracle.


ARGUMENT DU QUATRIÈME ACTE

Aglante, Hylas, et Tirinte apprennent tous ensemble la soudaine et mortelle maladie de Silvanire. Tirinte s’imagine aussitôt que c'est un effet du miroir d'Alciron, et s'en va le chercher à dessein de s'en venger. Ménandre et Lérice mènent leur fille au temple voisin d'Esculape, pour lui rendre grâce de la santé qu'elle semblait avoir recouvrée. Ils rencontrent sur leur chemin Aglante évanoui entre les bras d'Hylas; Silvanire touchée d'un si pitoyable spectacle, le fait revenir au seul accent de sa voix. Son mal se redouble, et comme elle se croit proche de la mort, elle demande à ses père et mère de pouvoir mourir femme d'Aglante: ce que l'un et l'autre lui accordent.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

MESSAGER, AGLANTE, HYLAS, TIRINTE

MESSAGER
1468
Quelle douleur, ô Dieux! quelle compassion!
1469
Ô tragique aventure, ô dure affliction!
1470
Quel crime avons-nous fait, que le Ciel se dispose
1471
De ravir à la terre une si belle chose?

AGLANTE
1472
Sachons d'où peut venir cette dolente voix.

MESSAGER
1473
Compagnes de Diane, hôtesses de ces bois,
1474
Accourez à son aide avec quelque racine
1475
Qui rompe la fureur du mal qui l'assassine!
1476
Voir le père et la mère affligés, comme ils sont,
1477
Faire les actions et les regrets qu'ils font,
1478
Et cette pauvre fille entre leurs bras couchée,
1479
Quelle âme de pitié n'en serait pas touchée?
1480
Esprits infortunés, que tous trois je vous plains!

AGLANTE
1481
Ô! Destins, détournez le malheur que je crains!
1482
Hylas, demande-lui le sujet de sa plainte.

TIRINTE
1483
Je sens mon cœur glacé d'une mortelle crainte.

HYLAS
1484
Berger, pourquoi ces cris de ta bouche épandus,
1485
Que du prochain buisson nous avons entendus?

MESSAGER
1486
Quand pour me lamenter j'aurais autant de bouches
1487
Que nos prés ont de fleurs et nos bois ont de souches,
1488
Mes plaintes ne pourraient ma disgrâce égaler,
1489
Ou la nôtre à nous tous, afin de mieux parler,
1490
Puisque d'une bergère en merveilles unique
1491
La perte irreéparable à tous se communique.
1492
Silvanire n'est plus.

AGLANTE, HYLAS, TIRINTE
Que nous dis-tu, grands Dieux?

MESSAGER
1493
Ce que je viens de voir avec ces tristes yeux.

AGLANTE
1494
Ô! mort trop inhumaine et trop précipitée!

MESSAGER
1495
Elle vivait encore lors que je l'ai quitée;
1496
Mais je crois fermement que depuis mon départ
1497
Aux droits de la lumière elle n'a plus de part,
1498
Car déjà du trépas les noirs et tristes voiles
1499
Aveuglaient ses beaux yeux, immobiles étoiles,
1500
Et déjà de son teint les roses et les lis
1501
Dans l'hiver de la mort étaient ensevelis;
1502
Le seul pantellement de sa gorge mouvante
1503
Montrait que la pauvrette était encore vivante.

TIRINTE
1504
Et ne connaît-on point d'où ce mal est venu?

MESSAGER
1505
Personne assurément ne croit l'avoir connu,
1506
Non que dans le hameau tout le monde ne die
1507
Qu'il entre du poison dedans sa maladie.

AGLANTE
1508
Ô! misérable Aglante, es-tu lâche en effet,
1509
Ou si trop de douleur insensible te fait?
1510
Qu'attens-tu que la mort, puis qu'elle t'a ravie
1511
Celle qui seule au monde entretenait ta vie?

MESSAGER
1512
Secourez-le, bergers, il tombe évanoui.
1513
Ô! de grande amitié témoignage inouï:
1514
Il aimait Silvanire, et veut encore la suivre
1515
Dans ce fatal Empire où le corps ne peut vivre.
1516
Faut-il en un si beau, mais si funeste jour,
1517
Que la mort dans nos champs triomphe de l'Amour?
1518
Ne l'abandonnez pas pendant que d'une course
1519
Je vais puiser de l'eau dans la prochaine source.

TIRINTE
1520
Mais écoute, berger!

HYLAS
Eh! laisse-le courir.

TIRINTE
1521
Ah! traître qui me perds en la faisant mourir,
1522
Il faut que de ton sang ma colère s'abreuve,
1523
Et que je donne au moins cette fidèle preuve
1524
Que je ne trempe point à l'infidelité
1525
Qui t'a fait abuser de ma credulité.

SCÈNE II

HYLAS, AGLANTE, évanoui

HYLAS
1526
“Ô combien justement contre toi je déclame,
1527
Peste qui de l'Amour empoisonne la flamme,
1528
Sorcière dont le nom me fait fremir d’horreur,
1529
Constance qui n'est rien qu'une constante erreur,
1530
Et rien qu'un faux ardent qui ne luis que pour nuire
1531
Aux esprits égarés qui s'y laissent conduire!
1532
Amour, de sa nature, est un enfant bénin,
1533
S'il a de la colère, il n'a point de venin;
1534
De peine de plaisir sa servitude est pleine,
1535
Mais toujours le plaisir y surmonte la peine,
1536
Dont le mal est encore avec cette raison,
1537
Qu'il rend le bien plus doux par sa comparaison;
1538
Mais cette opiniâtre et constante folie
1539
Qui chez tous les amants devrait être abolie,
1540
Cette fausse vertu de constance et de foi
1541
Fait passer pour tyran cet équitable roi.
1542
C'est par elle qu'un cœur lâchement persevère
1543
À souffrir les dédains d'une beauté sévère,
1544
Qui de son désespoir fait son ébattement,
1545
Et jusques à la fin le traite ingratement,
1546
Témoin ce malheureux que la douleur immole
1547
Aux autels inhumains de cette vaine idole.”

SCÈNE III

MÉNANDRE, LÉRICE, SILVANIRE, HYLAS, AGLANTE, MESSAGER

MÉNANDRE
1548
Courage Silvanire, Esculape au besoin
1549
Ne nous manquera pas, son temple n'est pas loin,
1550
Allons ma fille, allons, tâchons de nous y rendre.

SILVANIRE
1551
Ah! mon père, je meurs.

LÉRICE
Soutenez-la Ménandre,
1552
Elle me rompt les bras.

MÉNANDRE
Las! je suis le soutien
1553
De celle qui plutôt devrait être le mien.
1554
Dure metamorphose!

LE MESSAGER
Enfin j'en ai trouvé!
1555
Mais n'est-ce point trop tard que je suis arrivé?

SILVANIRE
1556
Dieux! qu'est-ce que je vois ? c'est Aglante, sans doute.

HYLAS
1557
Holà berger, holà, ne la jette pas toute,
1558
“N’a pas fait qui commence, il faut la ménager.”

SILVANIRE
1559
Hélas! Et qu'a-t-on fait à ce pauvre berger,
1560
Que la mort est écrite en son visage blême?
1561
Qui l’a mis en ce point?

HYLAS
C'est toi!

SILVANIRE
C'est moi!

HYLAS
Toi-même,
1562
Le bruit de ton trépas l'a fait tel que tu vois.
1563
Mais essayons encore le secours de la voix:
1564
Aglante, Aglante, Aglante, Aglante, prends courage.

SILVANIRE
1565
C'en est fait, il est mort.

LÉRICE
Ce serait grand dommage.

SILVANIRE
1566
Je m'en vais l'appeler; peut-être à mon accent
1567
Les esprits reviendront dans son corps trépassant.

HYLAS
1568
Ô! finesse d'Amour qui n'a point sa pareille!
1569
Sous l’ombre d'approcher sa bouche à son oreille,
1570
Elle le baise.

SILVANIRE
Aglante, Aglante, réponds-moi,
1571
Écoute qui t’appelle, ouvre les yeux et vois
1572
Silvanire qui vit la plus saine du monde,
1573
Pourvu tant seulement qu'Aglante lui réponde.

HYLAS
1574
Ô miracle d’Amour, le voilà ranimé
1575
Par la seule vertu de ce nom bien aimé.

AGLANTE
1576
Cruel, qui que tu sois, dont l'aide injurieuse
1577
Retient dans les liens mon âme furieuse,
1578
Ennemi charitable, en quoi t'ai-je offensé
1579
Pour troubler mon repos à peine commencé,
1580
M’empêchant d'arriver au trépas où j'aspire?
1581
Mais, Dieux! ne vois-je pas la belle Silvanire?

MÉNANDRE
1582
Voici le charitable et cruel ennemi,
1583
Qui t'a rendu le jour, perdu plus qu'à demi.

AGLANTE
1584
Vous de qui la beauté préside en souveraine
1585
Sur ma vie et ma mort dont vous êtes la reine,
1586
Que ne feriez-vous pas avec tous vos efforts
1587
Si votre seule voix fait revenir les morts?

MESSAGER
1588
Une personne morte une autre en ressuscite;
1589
Ô merveille d'Amour, digne qu’on la récite
1590
Et que jamais le temps ne la fasse oublier!
1591
De moi, tout de ce pas je vais la publier.

HYLAS
1592
Je n'en ferai pas moins; en semblable mystère
1593
C'est bien fait de parler, et crime de se taire.

SCÈNE IV

AGLANTE, SILVANIRE, MÉNANDRE, LÉRICE

AGLANTE
1594
Dois-je vous rendre grâce après cet accident
1595
Pour m'avoir retiré d'un trépas évident,
1596
Ou me plaindre de vous par qui s'est allongée
1597
La course des ennuis où mon âme est plongée?

SILVANIRE
1598
Vis seulement Aglante, assuré qu'en tout cas
1599
Si tes malheurs sont grands ils ne dureront pas.

MÉNANDRE
1600
Allons rendre nos vœux pour ta santé rendue.

SILVANIRE
1601
C'est la raison, mon père. Ô! Dieux je suis perdue,
1602
Ah, je meurs, mes douleurs m'assaillent de nouveau,
1603
Et me gaignent d'un coup le cœur et le cerveau.

LÉRICE
1604
Las! quel mal est-ce ci, qui parfois se retire,
1605
Revient aussi parfois, et toujours devient pire?
1606
Secourez-la Ménandre; Aglante assiste-nous;
1607
Elle n'a plus de force, elle n'a plus de pouls. .

AGLANTE
1608
Ô! mon bien qui t'enfuis avec tant de vitesse!

LÉRICE
1609
Ô! mère sans enfant, et non pas sans tristesse!

MÉNANDRE
1610
Ahl vieillard moins des ans que des ennuis vaincu,
1611
Malheureux seulement pour avoir trop vécu!
1612
Un trépas avancé m'eût donné cette grâce
1613
De ne survivre pas au malheur de ma race,
1614
Et bornant de mes jours l'importune longueur
1615
M’eût empêché de choir en extrême langueur.

AGLANTE
1616
Et moi chétif, et moi dont l'aventure est telle
1617
Que naguère pressé d'une angoisse mortelle,
1618
Les destins m'ont rendu le jour presque ravi
1619
Afin de voir mourir celle pour qui je vis,
1620
Éprouvant maintenant dedans cette infortune
1621
Mille tourments pour un, et mille morts pour une!

LÉRICE
1622
Tristes et fières Sœurs, dont le tranchant ciseau
1623
Fait tomber de nos jours le fil et le fuseau,
1624
Laissez le rejetton, ou bien prenez la souche
1625
Toute prête à tomber, et qui déjà se couche,
1626
Rendez le fruit pour l'arbre, ô Filles de la Nuit,
1627
Sinon par charité prenez l'arbre et le fruit.

AGLANTE
1628
Si la Parque oubliant sa rigueur coutumière
1629
Voulait pour mon flambeau lui rendre sa lumière,
1630
Ô! combien promptement, trésor de chasteté,
1631
De tout le sang que j'ai serais-tu racheté!
1632
De quelle vanité se flatterait mon ombre,
1633
En se resouvenant dans sa demeure sombre
1634
Qu'elle fut sur la terre heureuse jusqu'au point
1635
D'avoir été le prix de ce qui n'en a point.
1636
Mais celle qui tient l’œil et l'oreille bouchée
1637
De peur que de nos cris et nos peines touchée
1638
Elle vienne à lâcher le butin qu'elle a pris,
1639
Ne se résoudra pas de la rendre à ce prix,
1640
Outre qu'étant ma vie en la sienne comprise,
1641
Comme un bien tout acquis son orgueil la méprise.

MÉNANDRE
1642
Ah! si mes justes vœux et mes soupirs ont lieu,
1643
Qu'elle revienne au moins nous dire un long adieu.
1644
Espoir de mes vieux jours, honneur de ma famille,
1645
Silvanire qui fus et qui n'es plus ma fille,
1646
Contre l'ordre du temps auras-tu donc de moi
1647
Les pleurs et les adieux que j'attendais de toi?

AGLANTE
1648
Courage, elle revient.

MÉNANDRE
Ô! puissant Esculape
1649
Achève ton ouvrage, et fais qu'elle en échappe,
1650
Certain que tous les ans avec solemnité
1651
Nous payerons le coq à ta divinité.

LÉRICE
1652
Ma fille efforce-toi, vois la douleur amère
1653
Que souffre à ton sujet et ton père et ta mère:
1654
Lève un peu jusqu'à nous tes yeux appesantis,
1655
Tu verras en ruisseaux les nôtres convertis.

AGLANTE
1656
Oyez, oyez Aglante, Aglante qui vous prie
1657
De revenir encore à sa voix qui vous crie.

SILVANIRE
1658
Ô! vous qui de vos pleurs mon visage baignez,
1659
Et qui de vains regrets ma perte accompagnez,
1660
Soyez-vous moins cruels, pardonnez à votre âge;
1661
Et croyez, chers parents, que votre dueil m'outrage,
1662
Assez grief est le mal que je porte à present,
1663
Sans que le vôtre encore le rende plus pesant.
1664
Il est vrai, je succombe, et sens bien à mes peines
1665
Que l'esprit de la mort chemine dans mes veines;
1666
Mais c'est l'arrêt du Ciel, et puisqu'il fait tout bien,
1667
Il faut assujettir notre vouloir au sien.

AGLANTE
1668
Ô! Ciel, qu'à ton vouloir le mien j’assujettise,
1669
Toi qui m'ôtes ma vie avec tant d'injustice:
1670
Mon cœur, que mon amour empêche de mentir,
1671
Dit tout haut par ma voix qu'il n'y peut consentir.

MÉNANDRE
1672
Autant en dit le mien.

SILVANIRE
Cessez, je vous supplie,
1673
Cette rébellion de blasphèmes remplie;
1674
“Voulez-vous irriter les Puissances d'en haut?
1675
Sauter contre le Ciel, ou le prendre d'assaut?”
1676
Si ce n'est point assez de l'appeler inique,
1677
Vous pourriez l'appeler aveugle et tyrannique,
1678
Et d'injures sans fin vos colères soûler,
1679
Qu'il ne laissera pas pour cela de rouler.
1680
Je vous conjure encore de calmer ces orages
1681
Qu'une douleur trop forte excite en vos courages;
1682
De moi, toute mollesse et toute feinte à part,
1683
J'aime autant que mon feu s'éteigne tôt que tard;
1684
Deux choses seulement dont le craindrais le blâme
1685
Sont les couteaux secrets que je porte dans l'âme:
1686
L'une de vous quitter et de me voir ravir
1687
Le temps et les moyens de vous jamais servir;
1688
L'autre, (car de moi-même étant trop peu hardie,
1689
La mort m'ouvre la bouche et veut que je la die)
1690
Que si d'un si fâcheux et si pesant fardeau
1691
Je puis à mon depart alléger mon bateau,
1692
Ô! combien doucement je me mettrai sur l'onde
1693
Qui doit rendre ma vie aux bords de tout le monde!

MÉNANDRE
1694
Quelque secret ennui va son cœur étouffant;
1695
Dis tout, et ne crains rien.

LÉRICE
Parle, mon cher enfant.

SILVANIRE
1696
Avec votre plaisir j'oserai donc le dire;
1697
Ah! que n'est-il plutôt à mon choix de l'écrire!
1698
Voyez-vous ce berger, dont les pleurs et les soins
1699
D'une parfaite amour sont les tristes témoins.
1700
Nos blés par quatre fois ont senti la faucille
1701
Depuis qu'il daigne aimer votre mourante fille,
1702
Mais d’une ardeur si chaste et si parfaite aussi,
1703
Que si l'on aime au Ciel on doit aimer ainsi.
1704
“Jamais lampe d'Amour si longtemps allumée
1705
Ne jetta tant de flamme et si peu de fumée.”
1706
Or je jure le Styx et le Juge infernal
1707
Qui me cite déjà devant son tribunal
1708
(Lui-même le sait bien), que durant ce long terme
1709
Capable d'ébranler une pudeur moins ferme,
1710
Je n’ai jamais rien dit ni fait nulle action
1711
À le faire durer en cette affection,
1712
Et s'il veut l'avouer, quel regret que j'en eusse,
1713
Il n'a jamais connu que je la reconnusse;
1714
“L'honneur, dont le parfum est de si bonne odeur, ”
1715
Me commandait de vivre avec cette froideur,
1716
“Même n'ignorant pas qu'une fille bien née
1717
Ne se fait qu'un portrait d'Amour et d’Hymenée,”
1718
Et qu'enfin un mari n'était pas à mon choix,
1719
Je tirais des glaçons du feu que je cachois,
1720
À qui tant seulement je défendais de luire,
1721
Ne pouvant l'empêcher de brûler et de nuire.
1722
Toi dont le bras fatal sur ma tête est levé,
1723
Ô mort! n'achève pas que le n'aie achevé;
1724
Maintenant que les Dieux de ma noce prochaine
1725
Et de mes jeunes ans vont défaire la chaîne,
1726
Mon esprit voudrait bien se pouvoir décharger
1727
De toute ingratitude avant que déloger,
1728
Pourvu que de tous deux il en eût la licence.

MÉNANDRE
1729
Nous t'en donnons ma fille une pleine puisance.

SILVANIRE
1730
Hélas! je n'en puis plus: Aglante approche-toi,
1731
Et prends ma froide main pour gage de ma foi;
1732
Ce doux penser au moins consolera mon âme,
1733
Que tu vis mon époux et que je meurs ta femme:
1734
Y consens-tu berger?

AGLANTE
Ô Dieux! que dites-vous.

SILVANIRE
1735
Et vous mes chers parents?

MÉNANDRE
Oui, nous le voulons tous,
1736
Cette grâce inutile et qui peu nous importe
1737
Ne contente aussi bien qu'une personne morte.

SILVANIRE
1738
Adieu triste contrée, où la Mort aujourd'hui
1739
Fait triompher l’Amour, puis triomphe de lui,
1740
Vous qui m'avez fait naître, adieu, je meurs contente,
1741
Puisque j'ai le bonheur de mourir tienne, Aglante.

AGLANTE
1742
Ô Dieux! elle trépasse, ô Destins irrités!

MÉNANDRE
1743
Hélas, c'est à ce coup qu'elle nous a quittés,
1744
Et qu'après tant de peurs et de fausses alarmes
1745
Nous lui devons donner des véritables larmes.

LÉRICE
1746
Son corps destitué d'esprit et de chaleur
1747
N'est plus qu'un vain sujet de mortelle pâleur.

AGLANTE
1748
Souffrez-moi recueillir sur ses lèvres mourantes
1749
D'un esprit tout divin les reliques errantes,
1750
Et que de mes baisers ses membres échauffant
1751
Je rappelle d'un coup ma femme et votre enfant.
1752
Que n'ai-je bien ma bouche à la sienne collée,
1753
Sa belle âme sitôt ne se fût envoléé,
1754
Ou ses derniers soupirs dans moi fussent passés
1755
Que Zéphire dans l'air a déjà ramassés,
1756
Afin d'en parfumer tout l’Empire de Flore!
1757
Amour, si toutefois quelque amour reste encore,
1758
Est-ce par ta malice, ou par celle du sort,
1759
Que tes traits sont changés contre ceux de la mort?
1760
Ou bien souffriras-tu que ta gloire étouffée
1761
Soit à son insolence un sujet de trophée?

MÉNANDRE
1762
Doncques de tant de pleurs nos visages noyés,
1763
Et tant de cris tranchants aux astres envoyés,
1764
N'ont pu faire écarter les invisibles nues
1765
D'où pleuvent tant de maux sur nos têtes chenues.

LÉRICE
1766
Le cœur lui bat encore, mais c'est bien faiblement.

MÉNANDRE
1767
Les esprits, non l'esprit causent ce mouvement,
1768
Telqu'on voit au Lignon quand sa vague irritée
1769
Longtemps après l’orage est encore agitée.
1770
Hélas! Lérice, helas! nous pouvons bien pleurer,
1771
Mais non pas plus rien craindre ou plus rien espérer.

AGLANTE
1772
Ô! beau soleil couchant dont je suis idolâtre,
1773
Apprends que ton lever en ressuscite quatre,
1774
Tous quatre en leur fortune ayant tant de rapport,
1775
Qu'ils attendent de toi le naufrage ou le port.

MÉNANDRE
1776
Emportons-la chez nous en cas qu'elle revienne,
1777
(Ce que je ne crois pas que ma douleur obtienne)
1778
Nous pourrons beaucoup mieux sa santé rappeler,
1779
Ou ma joie avec elle au tombeau dévaler.

SCÈNE V

TIRINTE, FOSSINDE

TIRINTE
1780
Fût-il au beau milieu du globe de la Lune,
1781
Fût-il déjà monté sur celui de Neptune,
1782
Ou fût-il descendu dedans le gouffre amer
1783
De sa plus orageuse et plus profonde mer,
1784
Bref soit-il sur la terre ou dedans les entrailles,
1785
Ce poignard que je tiens fera ses funérailles.
1786
Inhumain, déloyal, que te puis-je avoir fait
1787
Pour m'employer moi-même en si lâche forfait?
1788
Voici venir Fossinde, elle pourra m'apprendre
1789
Ce qu'il faut que je sache et que je n'ose entendre.
1790
Ah! traître, traître ami!

FOSSINDE
Quel étrange destin
1791
Joint sans aucun midi le soir à son matin!

TIRINTE
1792
Fossinde que dis-tu?

FOSSINDE
Que Silvanire est morte.

TIRINTE
1793
Mais morte assurément?

FOSSINDE
Comme telle on l'emporte;
1794
Tout le monde au hameau de sa mort averti
1795
Va sortir au devant s'il n'est déjà sorti.
1796
Aglante avec Ménandre emporte cette belle,
1797
Et Lérice les suit, tous trois aussi mort qu’elle.

TIRINTE
1798
Ô! funeste nouvelle, et funeste à jamais
1799
La bouche qui l'a dit.

FOSSINDE
Vraiment, j'en puis bien mais
1800
Ne te mettras-tu point encore en fantaisie?

TIRINTE
1801
Oui, oui, que son trépas finit ta jalousie.

FOSSINDE
1802
Souffrirai-je toujours de ta mauvaise humeur?
1803
Il s'en va, l’œil en trouble et l'esprit en rumeur;
1804
On voit dessus son front l'amour et la colère,
1805
Mais le feu du dernier plus vivement éclaire.
1806
Ah! pauvre Silvanire, hélas! que ton malheur
1807
Va laisser parmi nous une longue douleur!
1808
Dieux! faut-il que la mort ses rapines étende
1809
Sur un corps où reluit une vertu si grande?
1810
Et que la majesté d'un visage si beau
1811
Se perde pour jamais dans la nuit du tombeau?
1812
Certes si la beauté que les Dieux t'ont ravie
1813
Pour ne t'en être pas utilement servie,
1814
était quelque trésor dont on pût hériter,
1815
D'autres bien mieux que toi la feraient profiter.
1816
En vain toujours aimable, et non jamais amante,
1817
Tu croiras être belle aux yeux de Rhadamante,
1818
“Puisque de tant d'appas qui font aimer un corps,
1819
Pas un ne suit son ombre au royaume des Morts.”

LE CHŒUR
1820
Pourquoi d'un beau désir à la gloire porté
1821
N’usons-nous sagement de ce peu de clarté
1822
Qui du soir au matin nous peut être ravie?
1823
Nos plus beaux jours s'en vont pour ne revenir pas,
1824
Mille et mille chemins conduisent au trépas,
1825
Et pas un toutefois ne ramène à la vie.
1826
Quiconque des mortels se voudrait affranchir
1827
Du pouvoir de la mort qu'on ne saurait fléchir,
1828
Ferait une entreprise et ridicule et vaine;
1829
Ni prières, ni vœux ne la peuvent gaigner,
1830
Et jamais sa rigueur ne voulut épargner
1831
La vaillance d'Achille, ou la beauté d’Hélène.
1832
Chez elle sans respect de fortune ou de sang
1833
Le prince et le berger tiennent un même rang.
1834
Où le juste Minos? Où le brave Alexandre?
1835
Et tant d'autres héros si grands et si connus,
1836
Au creux du monument qui les reçut tout nus,
1837
Que sont-ils aujourd'hui que poussière et que cendre?
1838
Les arbres tous les ans sous l'effort des hivers
1839
Laissent tomber leur vie en leurs feuillages verts,
1840
L'océan chaque soir voit mourir la lumière;
1841
D'un ordre toutefois jamais ne variant,
1842
Le Soleil a toujours son nouvel Orient,
1843
Et le cèdre toujours sa jeunesse première.
1844
Mais d'un contraire sort tout ce qui voit le jour
1845
Passe dans le tombeau sans espoir de retour;
1846
“La vertu seulement immortelle demeure,”
1847
Et malgré le destin son privilège est tel,
1848
Que semant de soi-même un renom immortel,
1849
Elle fait que de nous la mémoire ne meure.
1850
C'est la seule beauté qui véritablement
1851
De l'oubli de la tombe exempte son amant;
1852
C'est pour l'avoir connue et pour l'avoir suivie
1853
Qu'avec mille travaux Alcide a mérité
1854
Ce bruit si précieux à la posterité,
1855
Qu'on le peut appeller une seconde vie.
1856
C'est le charme puissant de ce rameau doré,
1857
Qui partout adorable et partout adoré,
1858
Fait franchir tout obstacle à quiconque le porte;
1859
Ce fut en sa faveur que ce fameux Troyen
1860
Triompha de Cerbère, et qu'il trouva moyen
1861
De sortir des Enfers, dont il garde la porte.
1862
D'un généreux désir à la gloire porté
1863
Usons donc sagement de ce peu de clarté
1864
Qui du soir au matin nous peut être ravie.
1865
Nos plus beaux jours s'en vont pour ne revenir pas,
1866
Mille et mille chemins conduisent au trépas,
1867
Et pas un toutefois ne ramène à la vie.


ARGUMENT DU CINQUIÈME ACTE

Aglante, après avoir gémi toute la nuit dans les forêts, se trouve enfin sans y penser proche du tombeau de sa maîstresse. Ce funeste objet le replongeant en de nouvelles douleurs, lui fait faire de nouvelles plaintes, au bout desquelles il délibère de se sacrifier aux Mânes de sa bergère, et pour l'exécution de ce tragique dessein court furieux chercher un couteau dans sa cabane. Cependant Tirinte poursuit Alciron à mort, lequel, de bonne fortune ayant trouvé sur le rivage un esquif de pêcheur, se jette dedans; et la rivière entre deux, s'explique si bien à Tirinte, qu'il l'oblige à jeter son poignard dans l'eau; cela fait, ils vont tous deux au tombeau de Silvanire, qu’Alciron laisse à demi ressuscitée entre les bras de son ami, pour en user à sa discrétion. Tirinte, voyant que Silvanire ne respondait point à son amour, perd le respect, et la veut emmener de force. Aglante survient là-dessus qui l'en empêche, suivi incontinent après de bergers et de bergères accourus aux cris de Silvanire. Ménandre veut rompre le mariage d'elle et d'Aglante, contre sa promesse. Ils font leurs plaintes au Druide, qui donne son arrêt en faveur des deux amants. Tirinte, accusé par Fossinde est condamné suivant la loi du pays à être précipité du Rocher malheureux. Fossinde lui sauve la vie en vertu d'une autre loi; et Tirinte pour satisfaire à tant d'obligations la reçoit pour son épouse, à la commune joie de tout le Forez.

ACTE V

SCÉNE PREMIÈRE

AGLANTE
1868
(seul)
Ô forêts! que pour moi ne deviennent vos souches
1869
Ou des glaives tranchants, ou des bêtes farouches?
1870
Que ne sont tous vos cerfs en tigres convertis
1871
Pour soûler dessus moi leurs sanglants appétits?
1872
Plus je cherche la mort, et moins je la rencontre,
1873
Plus ma douleur l'appelle, moins elle se montre;
1874
Son frère d'autre part à moi se présentant
1875
En vain de reposer me va sollicitant;
1876
Non que mes sentiments aisément me permisent
1877
Que mes yeux désolés à la fin s'endormissent,
1878
Pourvu que leur sommeil fût un somme de fer
1879
Tel que celui qui fait les songes de l’Enfer.
1880
Mais, ô dérèglement de mon âme étourdie!
1881
Je réclame la mort de mes cris assourdie;
1882
Inutiles clameurs, puisqu’à bien discourir
1883
Ne vivant déjà plus je ne saurais mourir.
1884
Car si l’on dit un corps être privé de vie
1885
Quand la main de la Parque en a l'âme ravie,
1886
Il faut absolument qu'on m'accorde ce point,
1887
Qu'on peut vivre sans âme, ou que je ne vis point,
1888
Ou je vis comme un corps dont la masse est régie
1889
Par cet art malheureux qu'enseigne la magie,
1890
En qui toute la vie est l'agitation,
1891
Qui suppléant à l'âme en fait la fonction.
1892
Mon corps n'a plus la sienne, et la seule tristesse
1893
En est l'impitoyable et la mortelle hôtesse,
1894
Hôtesse qui bientôt pour mon soulagement
1895
Fera tomber enfin son triste logement.
1896
Mais attendre du temps et de sa main tardive
1897
Le remède que veut une douleur si vive,
1898
“C'est à ces lâches cœurs que l'espoir de guérir
1899
Persuade plutôt que l'ardeur de mourir.”
1900
L'amour de Silvanire et le malheur d'Aglante
1901
Veulent bien une fin plus prompte et plus sanglante;
1902
Cette mort que tantôt je réclamais en vain
1903
Sans la chercher si loin se trouve dans ma main;
1904
“Elle se donne à ceux que sa crainte rend blêmes,
1905
Et les plus assurés se la donnent eux-mêmes.”
1906
Mais un certain objet dans la nuit aperçu
1907
A face de tombeau, si mon œil n'est déçu;
1908
Voyons-le de plus près. Ô vue! ô connaisance!
1909
Ô tombeau de ma gloire et de mon espérance!
1910
Triste et mortel objet que la haine des Cieux
1911
Pour croître ma douleur offre encore à mes yeux!
1912
Ô Dieux! faut-il, ô Dieux! que ma moindre aventure
1913
Soit toujours par-dessus ou contre la nature?
1914
On dit que bien souvent les fantômes des morts
1915
Apparaissent aux lieux où reposent leurs corps;
1916
Et le mien au contraire (émerveillable chose)
1917
Erre autour du sépulcre où son âme repose,
1918
Sépulcre des amours qui tout froid es tout blanc
1919
Sera dans peu tout rouge et tout chaud de mon sang.
1920
Donc à ce que je vois ce tombeau que je touche
1921
Sera la malheureuse et nuptiale couche
1922
D'où les pleurs, les soupirs et les gémissements
1923
Se doivent engendrer de nos embrassements;
1924
Et même où, par la forme aux noces coutumière
1925
Qui permet que l'épouse entre au lit la première,
1926
Ma bergère m'attend, que la mort cependant
1927
Aura fait endormir sans doute en m'attendant.
1928
Ô! monstrueux hymen, ô! couche infortunée,
1929
Où pour tout fruit d'amour la mort nous est donnée!
1930
Hélas, quand mon esprit se va représentant
1931
Qu'un seul demi-quart d'heure et presque un seul instant
1932
A vu poindre le jour de notre mariage,
1933
Et commencer la nuit de mon triste veuvage,
1934
Je me trouve l’unique à qui jamais le Ciel
1935
Ne départ ses douceurs qu'avec beaucoup de fiel:
1936
Car enfin cet ingrat ne pouvant que je pense
1937
Laisser mes longs travaux sans quelque récompense,
1938
À moins que d'être injuste et de se faire tort,
1939
Il m'envoya ce bien par les mains de la Mort,
1940
Mains qui toutes de meurtre et toutes de rapine
1941
Ont retiré la rose et m'ont laissé l'épine,
1942
Cent fois plus malheureux que je ne l’eusse été
1943
Si je n'avais point eu le bien qui m'est ôté!
1944
L'inconsolable Orphée affligé de la sorte
1945
obtint du Roy des Morts son Eurydice morte,
1946
Sous un pacte pourtant tellement importun,
1947
Que la perdre et l'avoir lui fut quasi tout un;
1948
Encore est-on d'accord qu'il perdit par sa faute
1949
L'honneur demi-gagné d'une palme si haute,
1950
Et qu'elle était à lui s'il eût eu le pouvoir
1951
De s'abstenir un peu du plaisir de l'avoir.
1952
Une si belle faute était bien pardonnable
1953
Vers un juge plus doux ou moins déraisonnable;
1954
Mais que puis-je avoir fait au Ciel capricieux
1955
Que même ses bienfaits me sont pernicieux?
1956
Nouvel Astre du Ciel, Silvanire mon âme,
1957
Que je n'ose appeller de ce doux nom de femme,
1958
Feu d'amour qui fais honte aux feux du firmament,
1959
Vois les ennuis mortels que souffre ton amant,
1960
Beau Soleil dont la mort d’une rage insensée
1961
Au signe de la Vierge a l'éclypse avancée
1962
À travers l'épaiseur du nocturne bandeau,
1963
Regarde que pour toi je suis au Verseau-d'eau
1964
Jusqu'à tant que je mêle à des larmes si vaines
1965
La sanglante liqueur qui bout dedans mes veines.
1966
Voici, voici l’autel où mon sort inhumain
1967
Veut qu'enfin je m’immole avec ma propre main,
1968
Et que renouvelant l'usage illégitime
1969
Par qui l'homme par l'homme est offert en victime,
1970
Seul je serve à la fois en ce mystère-ci
1971
De sacrificateur et de victime aussi.
1972
Meurs, misérable Aglante, et d'une main hardie
1973
Ferme l'acte sanglant de cette tragédie;
1974
Ta bergère en ceci t'a voulu prévenir,
1975
Et puisque tes regrets n'ont pu la retenir,
1976
Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,
1977
Et cesse de mourir en achevant de vivre.
1978
“Montre que les rigueurs de la mort sans pitié
1979
Peuvent tout sur l’amant, et rien sur l‘amitié.”
1980
Autrefois le trépas était épouvantable,
1981
Mais à qui maintenant n'est-il pas souhaitable,
1982
Si l’amour est tout mort, et la mort toute amour,
1983
Depuis que sa belle âme a changé de sejour?
1984
Même pour m'épargner le soin que la nature
1985
Veut que chaque mortel ait de sa sépulture,
1986
Il semble que ce cher et funeste tombeau,
1987
Qui, riche d'un trésor du monde le plus beau,
1988
Est vraiment un tombeau de pierre precieuse,
1989
Me présente à dessein sa couche officieuse;
1990
Aussi quoi qu'il enferme un dépôt accompli,
1991
Si je n'y suis encore il n'est pas bien rempli.
1992
Mais puis qu'à mon regret la douleur ne me tue,
1993
Allons chercher un fer qui ma rage effectue.

SCÈNE II

ALCIRON, TIRINTE

ALCIRON
1994
Fuyons, puisque la fuite est notre sûreté:
1995
Il fait mauvais attendre un amant irrité.

TIRINTE
1996
Ah! lâche empoisonneur, homicide infidèle,
1997
Fusses-tu plus léger que n'est une arondelle,
1998
Tu sentiras bientôt que c'est moi qui te suis.
(Il tombe)
1999
Ô chute, ô Ciel qui pire et plus traître que lui,
2000
Avec les assasins as de l'intélligence!
2001
Pourquoi diffères-tu l'effet de ma vengeance,
2002
Faisant faillir mon pied sur le point que ma main
2003
Allait cacher ce fer dans son cœur inhumain.

ALCIRON
2004
Dieux! je suis hors d'haleine, et non pas hors de crainte;
2005
Comme il est sans raison, sa colère est sans feinte.
2006
J'aime mieux être seul et gaigner le devant
2007
Qu'attendre le retour d'un semblable suivant;
2008
Il ne sait où je suis, mais en cas qu'il arrive
2009
Un esquif de pêcheur que je vois sur la rive
2010
Me donnera moyen de le désabuser,
2011
Sans redouter l'effort dont il voudrait user.
2012
Le voici qui sans bruit vient à moi par derrière,
2013
Ne croyant pas trouver une telle barrière.

TIRINTE
2014
Je te tiens à ce coup, ennemi de mon bien!

ALCIRON
2015
Je crois que pour ce coup tu ne me feras rien;
2016
Lignon de qui le cours s'oppose à ta furie
2017
Me met en sûreté.

TIRINTE
Dieux! quelle effronterie!
2018
Quoi, méchant, penses-tu que le Dieu de cette eau
2019
Supporte impunément ton crime et ton bateau?
2020
Comme il a trop peu d'eau pour laver ton offense,
2021
Il a trop d'équité pour prendre ta défense!
2022
Laisse nos bords témoins de ta déloyauté,
2023
Et va sur l’océan souffler ta cruauté.
2024
Quelque diversité de bêtes si sauvages
2025
Qui d’Afrique et d'Asie infectent les rivages,
2026
Et quelque monstre en fin que Thétis ait chez soi,
2027
Elle n'en aura point de plus monstre que toi,
2028
Ni de qui la rencontre et la fureur soit pire.

ALCIRON
2029
Eh bien, ingrat ami, n'as-tu plus rien à dire?

TIRINTE
2030
Non, mais beaucoup à faire ayant à me venger
2031
D'une rage d'Enfer sous l'habit d'un berger,
2032
D'un tigre et d'un serpent le plus mortel du monde,
2033
Qui me perd sur la terre et se sauve sur l'onde.

ALCIRON
2034
Tu m'outrages, berger, et m'accuses à faux;
2035
Mais j'aime mes amis avecque leurs défauts
2036
Et, remarquant assez que la mort prétendue
2037
De celle que j'ai même au tombeau descendue,
2038
Allume le courroux qui te transporte ainsi,
2039
J'excuse ton erreur, et l'appréhende aussi;
2040
Au lieu de me poursuivre avec cette humeur noire,
2041
Il faut, Tirinte, il faut s'appaiser, et me croire.

TIRINTE
2042
Je ne t'ai que trop cru, perfide empoisonneur,
2043
Moins de crédulité m'eût fait plus de bonheur;
2044
Celle de me flatter d'espérances frivoles,
2045
Je veux du sang d'un traître, et non pas des paroles.
2046
Quel discours, fût-il fait de la bouche des Dieux,
2047
Peut démentir la foi que nous devons aux yeux?
2048
Cruel, n'ai-je pas vu l'effet trop véritable
2049
De ton verre assassin, en sa fin lamentable?
2050
Je vois que son trépas met tout le monde en dueil,
2051
Hormis toi seulement qui l’as mise au cercueil.
2052
Cependant imposteur ton impudence est telle,
2053
Que tu dis qu'elle vit encore!

ALCIRON
Aussi fait-elle.

TIRINTE
2054
Ô! le méchant esprit.

ALCIRON
Et bien sans t'émouvoir
2055
Veux-tu que sur le champ je te le fasse voir?
2056
Jusqu'ici ma frayeur et ton impatience
2057
Ne nous ont pas permis d'en faire expérience,
2058
Et je ne mettrai point le pied hors du bateau
2059
Si premier dans Lignon je ne vois ton couteau;
2060
Tu me croiras après le plus méchant qui vive
2061
Si comme je l'ai dit l'aventure n'arrive.

TIRINTE
2062
Et comme quoi cela?

ALCIRON
Défais-toi seulement
2063
De ce fer que tu tiens, et tu sauras comment;
2064
Il est temps pour ton bien que je me justifie.

TIRINTE
2065
Se peut-il que Tirinte encore un coup se fie
2066
Aux discours d’Alciron après ce qu'il a vu,
2067
Sans être de mémoire et d'esprit dépourvu?
2068
“Mais de quelles erreurs n'est un amant capable?”
2069
Viens sûrement à bord si tu n'es point coupable;
2070
Lignon qui s'est plongé mon couteau dans le sein
2071
A diverti l'effet de mon premier dessein.

ALCIRON
2072
Je n'eusse jamais cru, s'il faut que je te blâme,
2073
Que tant de défiance eût logé dans ton âme;
(Il sort du bateau)
2074
Ma longue affection avait bien mérité
2075
Ou moins d'ingratitude, ou plus d'authorité:
2076
Mais puisque d'ordinaire en matières pareilles
2077
On croit plutôt aux yeux qu'on ne croit aux oreilles,
2078
Je veux te faire voir, et sans enchantement,
2079
Qu'en me persécutant tu fais injustement.
2080
Or pour te faire avoir l'intelligence entière
2081
D'une si merveilleuse et si haute matière,
2082
Apprends que le miroir qu' Alciron t'a donné
2083
Est bien comme tu crois un verre empoisonné.

TIRINTE
2084
Et bien, empoisonneur!

ALCIRON
Permets que je m'explique:
2085
Ce verre est composé de pierre memphitique,
2086
Jointe au puissant extrait de ce fameux poisson
2087
Qui surpris aux appas du mortel hameçon
2088
Fait couler un poison sur la ligne ennemie
2089
Qui du triste pêcheur rend la main endormie;
2090
Si bien que les miroirs qu'on en peut avoir faits
2091
Produisent à nos yeux d'admirables effets,
2092
Assoupisant les sens de tous ceux qui les voient
2093
Par la contagion des esprits qu'ils envoient.
2094
Au reste il faut savoir que ce profond sommeil
2095
Paraît sous un visage au trépas si pareil,
2096
Que les plus avisés déçus par l'apparence
2097
N’y peuvent remarquer aucune différence.
2098
C'est ainsi qu'avec toi tout un peuple abusé
2099
Par la subtilité dont nous avons usé
2100
Croit Silvanire morte, et que même à cette heure
2101
Comme telle au hameau tout le monde la pleure.

TIRINTE
2102
Que m'as-tu dit, ô Dieux! ou plutôt ô pasteur!
2103
Que ne m'as-tu pas dit? et n’es-tu point menteur?

ALCIRON
2104
Nullement.

TIRINTE
Ô! merveille à peine concevable!
2105
Mais quand ce que tu dis serait bien recevable,
2106
Je ne vois point comment elle puisse être à moi,
2107
Ni comment nous puissons la rappeller à soi.

ALCIRON
2108
Climante ce trompeur le plus grand de la terre
2109
(C'est le nom de celui qui me donna le verre)
2110
De te dire comment, et pour quelle raison,
2111
Ce serait un discours trop long pour la saison,
2112
Suffit que ce Dédale ou cet autre Archimède
2113
En m'enseignant le mal m'enseigna le remède,
2114
Distillant devant moi dans ce flacon d’étain
2115
De ce poison douteux l'antidote certain.
2116
C'est une eau sans odeur, claire comme rosée,
2117
Que de simples divers lui même a composée.

TIRINTE
2118
Et sais-tu bien la force?

ALCIRON
Oui vraiment je la sais,
2119
Pour en avoir vu faire un mémorable essai;
2120
Ce mystère en un mot n'étant su de personne,
2121
Ta Silvanire est tienne, Alciron te la donne;
2122
Regarde maintenant, ami de peu de foi,
2123
Si je n’ai pas sujet de me plaindre de toi.

TIRINTE
2124
Ô! des parfaits amis le plus parfait modèle,
2125
Toujours ingenieux comme toujours fidèle,
2126
Que mon heur sera grand, et qu'il sera parfait
2127
Si tu fais succéder au langage l’effet!

ALCIRON
2128
Cet incrèdule esprit ne me croit pas encore!
2129
Mais déjà les couleurs de la prochaine aurore
2130
Annoncent le retour du soleil qui la suit;
2131
À la confusion des flambeaux de la nuit,
2132
J'apperçois le sépulcre où je sais qu'on l'a mise,
2133
Vu que rien ne se fit que par mon entremise.
2134
Hâtons-nous de l'ouvrir, nous n'avons pas besoin
2135
En ce mystère-ci de jour ni de témoin.

TIRINTE
2136
Ô! precieux tombeau, qui dedans ta clôture
2137
Gardes comme en dépôt l'honneur de la Nature,
2138
Fidèle gardien de la gloire d'Amour!

ALCIRON
2139
Tirinte, dépêchons avant qu'il soit plus jour,
2140
J'ai besoin de ta main, et non pas de ta langue;
2141
Une autre, une autre fois tu feras ta harangue.
2142
Il serait très mauvais qu'on nous surprît ici
2143
Avant que de tout point la chose eût reussi.
2144
Usons bien des moyens que le temps nous présente:
2145
Çà, levons cette pierre.

TIRINTE.
Ô Dieux! qu'elle est pesante,
2146
Et que j'ai grande peur qu'un si pesant fardeau
2147
Ne l'ait toute écrasée au fonds de ce tombeau.

ALCIRON
2148
Cela comme tu dis pourrait être sans doute
2149
Si celles de dessous ne la soutenaient toute;
2150
Après l'avoir levée ôtons lui son linceul.
2151
Aide-moi si tu veux, penses-tu que tout seul
2152
Je puisse faire tout?

TIRINTE
Ô Dieux! le cœur me tremble,
2153
Ah perfide! elle est morte.

ALCIRON
2154
Au moins il te le semble;
2155
Dis plutôt qu'elle dort.

TIRINTE
Ah méchant! ah trompeur!

ALCIRON
2156
Ainsi qu'elle est sans mal, tu dois être sans peur:
2157
Voici l'eau dont en fin il faut que je l'évéille;
2158
Soutien-la seulement, et tu verras merveille.

TIRINTE
2159
Ô Dieux! elle soupire, et vient d'ouvrir les yeux.

ALCIRON
2160
Une autre fois viendra que tu me croiras mieux,
2161
Cependant, cher ami, quelque accident qui suive,
2162
Je remets en tes mains ta belle MORTE VIVE.
2163
Adieu, je me retire, elle est tienne autant vaut;
2164
Use de la fortune et du temps comme il faut,
2165
Fais ta pièce en un mot comme j'ai fait la mienne,
2166
Et prends garde surtout que quelqu'un ne survienne.

SCÈNE III

SILVANIRE, TIRINTE

SILVANIRE
2167
Ô Dieux, quelle aventure, et quel nouveau pays
2168
Rend mes sens étonnés et mes yeux ébahis!
2169
Quel éclat de lumière, ou vraie ou décevante,
2170
M’étonne et m'éblouit, suis-je morte ou vivante?
2171
Vivante, il ne se peut, ne me souvient-il pas
2172
Que je sentis hier les douleurs du trépas?
2173
Morte, non, car les morts sont moins que des idoles,
2174
Comme ils n'ont point de bouche, ils n'ont point de paroles
2175
Et, dépouillés qu'ils sont du corps que je me sens,
2176
Ils n'ont pas comme j'ai l’exercice des sens.
2177
Toute dispute à part, si faut-il, ce me semble,
2178
Que je sois morte ou vive, ou tous les deux ensemble.
2179
Certes voici le drap dont mon corps fut couvert,
2180
Et voilà bien encore mon monument ouvert;
2181
Tout ceci marque assez ma fin précipitée,
2182
Mais non pas comme quoi je suis ressuscitée.
2183
Car en fin je crois bien qu'il n'est point de retour
2184
De la nuit des Enfers à la clarté du jour;
2185
Nos esprits à jamais errent dessus le sable
2186
Du torrent que la Parque a fait irrepassable.
2187
Dieux! ne vois-je pas là Tirinte le pasteur,
2188
Tirinte qui jadis était mon serviteur,
2189
Si son amour au moins n'était pas mensongère.

TIRINTE
2190
C'est le même berger, trop aimable bergère,
2191
Que vous souliez traiter avec tant de rigueur.

SILVANIRE
2192
Où suis-je, en quel pays?

TIRINTE
Vous êtes dans mon cœur,
2193
Vous êtes en Forez comme autrefois vous fûtes.

SILVANIRE
2194
Mais je mourus hier.

TIRINTE
Il est vrai, vous mourûtes.

SILVANIRE
2195
Et d'où vient aujourd'hui ma résurrection?

TIRINTE
2196
Elle vient du pouvoir de mon affection.

SILVANIRE
2197
Quoi, ton affection a donc été si forte
2198
Que de rendre la vie à Silvanire morte?

TIRINTE
2199
Il est vrai, mon amour a vaincu le trépas.

SILVANIRE
2200
Si l'amour de quelqu'un (ce que je ne crois pas)
2201
A pu me retirer du mortel labyrinthe,
2202
C'est donc celui d'Aglante, et non pas de Tirinte.

TIRINTE
2203
Que vous êtes iniuste à condamner ma foi!
2204
Croiriez-vous bien qu'un autre eût plus d'ardeur que moi?
2205
Jugez mieux de ma flamme, ô belle Silvanire,
2206
Et tenez pour certain ce que je vous vais dire.
2207
Tous les cœurs des amants dans un seul ramassés,
2208
Ceux qui sont à venir, o ceux qui sont passés,
2209
Bref toute la Nature et tout l'Amour lui-même
2210
Ne sauraient plus aimer que Tirinte vous aime.

SILVANIRE
2211
Brisons là, je te prie, et m'enseigne comment
2212
J'ai pu rompre aujourd'hui la loi du monument.

TIRINTE
2213
Ce Dieu qui m'a donné le cœur pour entreprendre
2214
Le coup ingénieux que vous allez apprendre,
2215
Amour, ce même Amour me prive à cette fois
2216
De cœur pour vous le dire aussi bien que de voix;
2217
Je le dirai pourtant, et romprai le silence
2218
Dont je ne dois souffrir l'injuste violence.
2219
Vous souvient-il qu'hier je rompis le miroir
2220
Que contre votre humeur je vous pressai de voir,
2221
Et qu'assez fixement vous vous y regardâtes
2222
Durant le peu de temps que vous me le gardâtes?
2223
Vous en souvenez-vous?

SILVANIRE
Je m’en dois souvenir,
2224
Car la santé depuis n'a pu me revenir.

TIRINTE
2225
Soyez donc attentive au récit d'une histoire
2226
Aussi digne de foi que difficile à croire,
2227
Écoutez un dessein le plus aventureux
2228
Qui partira jamais d'un esprit amoureux.
2229
Après avoir tenté tous les moyens possibles
2230
Afin de surmonter vos rigueurs invincibles,
2231
Et fait ce qu'un mortel peut faire humainement
2232
Pour s'obliger une âme, et le tout vainement,
2233
Surtout ne voulant point qu’au mépris de ma flamme
2234
Théante eût le bonheur de vous avoir pour femme,
2235
(Pardonnez, Silvanire, à mon affection)
2236
Enfin je résolus d'user d'invention;
2237
J'employai ce miroir, qui sans être magique
2238
Vous endormit les sens d’un somme léthargique,
2239
Somme en tous ses effets si durable et si fort
2240
Qu'à bon droit on l’apris pour celui de la mort;
2241
C'est ainsi qu’au cercueil on vous a descendue.

SILVANIRE
2242
Et que prétendais-tu de ma mort prétendue?

TIRINTE
2243
J'ai pensé qu’étant morte au jugement de tous
2244
Il me serait aisé de me saisir de vous.

SILVANIRE
2245
Et puis?

TIRINTE
2246
Et puis après en tel lieu vous conduire
2247
Que le flambeau d'Hymen y brûlât pour nous luire.

SILVANIRE
2248
Donc sans être d'accord avec ma volonté
2249
Tu formais le projet de cet acte effronté,
2250
Qui ne te peut servir que de sujet de honte?

TIRINTE
2251
“Une parfaite amour toute chose surmonte;”
2252
C'est de lui que j'attends qu'un succès fortuné
2253
Couronne mon dessein puis qu'il me l'a donné.

SILVANIRE
2254
Ne donne qu'à toi seul ta perfide malice;
2255
Amour n'en fut jamais l'auteur ni le complice;
2256
Et pour te faire voir qu'il n'est point partisan
2257
D'une méchanceté dont tu fut l'artisan,
2258
Lui-même travaillant par des ressorts occultes
2259
Détruit visiblement tout ce que tu consultes,
2260
Et faisant revenir le crime sur l'auteur
2261
Montre assez que jamais il n'en fut le moteur.
2262
Ta malice, berger, a fait tout le contraire
2263
De ce que tu pensais.

TIRINTE
Et qu'a-t'elle pu faire?

SILVANIRE
2264
Elle a fait en ma mort un miracle si doux,
2265
Qu'au gré de mes parents Aglante est mon époux.
2266
Ton heureux artifice a fait cet hymenée,
2267
Ne me demande point puisque tu m'as donnée;
2268
Ne fais plus de dessein dessus le bien d'autrui;
2269
Aglante est tout pour moi, je suis toute pour lui.
2270
Comme c'est par la mort que ce bien je possède,
2271
C'est par la mort aussi qu'il faut que je le cède.

TIRINTE
2272
Ô Cieux! injustes Cieux, donc à ce que j’apprends
2273
Un autre aura le fruit des peines que je prends?
2274
Non, non, il n'est refus ni promesse qui vaille,
2275
“La récompense est due à celui qui travaille.”
2276
Regardez que le Ciel de toute éternité
2277
A conjoint nos destins de tant d'affinité
2278
Qu'étant le Vivant mort, et vous la Morte vive,
2279
Il faut que de nous deux le mariage arrive.
2280
L'occasion s'enfuit pendant que nous parlons,
2281
Et la nuit avec elle; allons bergère, allons.

SILVANIRE
2282
Dieux! ou veux-tu que j'aille?

TIRINTE
Où vous serez servie
2283
Avec tant de douceur que vous serez ravie.

SILVANIRE
2284
Tu me ravis déjà, perfide ravisseur,
2285
Mais c'est de violence, et non pas de douceur.
2286
Non, je mourrai plutôt.

TIRINTE
Allons, allons mauvaise,
2287
Et tais-toi seulement.

SILVANIRE
Voleur! que je me taise!
2288
Ô Cieux! qui nous voyez.

TIRINTE
Et la terre et les cieux
2289
À ce crime d'amour se sont fermé les yeux.

SILVANIRE
2290
Tu nommes donc Amour une force insolente.

TIRINTE
2291
Amour ou force, allons.

SILVANIRE
Au secours, mon Aglante.

TIRINTE
2292
Appelle ton Aglante autant que tu voudras,
2293
Et Pluton si tu veux: toutefois, tu viendras.

SCÈNE IV

AGLANTE, SILVANIRE, TIRINTE

AGLANTE
2294
Ne délibérons plus, mourons dessus sa tombe,
2295
Un amant immolé vaut plus qu'une hécatombe.

SILVANIRE
2296
À la force, ô pasteurs, ô Dieux, secourez-moi.

AGLANTE
2297
Dieux! qu'est-ce que j'entends, et qu'est-ce que je vois?
2298
Voilà sa même voix, voilà son même geste,
2299
Et ses mêmes habits, ne doutons plus du reste,
2300
C'est elle assurément.

TIRINTE
Cet inutile effort
2301
Ne te sauvera pas, je serai le plus fort.

AGLANTE
2302
Ah! traître, mon secours rompra ton entreprise,
2303
Et ce fer en tout cas te fera lâcher prise.

SCÈNE V

CHŒUR DE BERGERS, SILVANIRE, AGLANTE, TIRINTE

CHŒUR
2304
Quel tumulte, quel bruit, et quels cris si tranchants,
2305
Même à l'heure qu'il est, éclatent dans nos champs?

SILVANIRE
2306
Que ta rencontre, ami, m'était bien nécessaire
2307
À sauver ma vertu des mains de ce corsaire.

AGLANTE
2308
Ah! perfide Tirinte.

TIRINTE
Ô Dieux! je veux mourir.

SILVANIRE
2309
Meurs, si d'autre façon tu ne veux pas guérir.

CHŒUR
2310
Sachons d'où vient le bruit que nous venons d'entendre.
2311
Mais Dieux! n'est-ce pas là la fille de Ménandre
2312
Que nous croyons tous morte, et qu'on ne peut nier
2313
Être morte en effet?

SILVANIRE
Il est certain qu'hier
2314
Je fus mise au tombeau par la ruse damnable
2315
D'un acte d'insolence à peine imaginable,
2316
Dont vous voyez ici le détestable auteur.

TIRINTE
2317
Ô cœur, ô cœur ingrat!

SILVANIRE
Ô méchant imposteur!

CŒUR
2318
“Ô divines bontés, que le vice a d'amorce,
2319
Et qu'il fait mal juger de l'arbre par l'écorce!”
2320
Qui jamais eût songé qu'un berger si bien fait
2321
Eût tourné sa pensée à si lâche forfait?
2322
Cependant il faudrait en avertir le père,
2323
Que le dueil de sa mort à bon droit désespère.
2324
Pour faire ce message il serait à propos
2325
De choisir Cloridon, comme le plus dispos.

SCÈNE VI

HYLAS, FOSSINDE, SILVANIRE, AGLANTE, TIRINTE, CHŒUR

HYLAS
2326
Voyons, sachons que c'est, allons vite, courons,
2327
Mais voici des bergers de qui nous le saurons,
2328
Eh! voilà Silvanire.

FOSSSINE
Ô Dieux! à ce prodige
2329
Tout mon sang de frayeur dans mes veines se fige!

SILVANIRE
2330
Approche-toi Fossinde, et n'aies point de peur,
2331
Et quoi, nos amitiés?

FOSSINDE
Va, fantome trompeur,
2332
Garde pour tes pareils tes amitiés glacées,
2333
Je n'en veux point avoir avec les trépassées.
2334
Ô Dieux!

SILVANIRE
Tu me fuis donc.

FOSSINDE
Qui ne te fuirait pas?
2335
Voyez comme elle parle et chemine à grands pas.

HYLAS
2336
Tel était son corsage, et sa parole telle
2337
Avant qu'elle eût quitté sa dépouille mortelle,
2338
Et comme si cette ombre avait un corps humain
2339
Aglante la caresse et lui baise la main,
2340
Extrême et vain effet de son amour extrême.

SCÈNE VII

MÉNANDRE, LÉRICE, SILVANIRE, TIRINTE, CHŒUR, AGLANTE, FOSSINDE, HYLAS

MÉNANDRE
2341
Que ce soit un fantôme, ou notre enfant lui-même,
2342
Je veux, je veux le voir. Ô Ciel! Ciel tout-puisant!
2343
Ô! miracle en grandeur tout autre surpassant!
2344
Embrasse, embrasse-moi, ma fille bien-aimée.

LÉRICE
2345
Dieux! c'est bien Silvanire, ou ma vue est charmée.

SILVANIRE
2346
Assurez-vous mon père, et vous ma mère aussi,
2347
Qu'il n'entre point d'abus ni de charme en ceci:
2348
Ce berger qui si loin des autres se retire,
2349
Le déloyal qu'il est, vous le pourra bien dire.

TIRINTE
2350
Je le dirai, cruelle, à ta confusion,
2351
Et prenant de mourir si belle occasion,
2352
Je ne cacherai point l'audace aventureuse
2353
Où m’a porté l'excès de ma rage amoureuse.

CHŒUR
2354
Amour n'a point d'excès qui te puisse excuser
2355
De la force et du rapt dont tu voulais user.

MÉNANDRE
2356
De la force?

TIRINTE
Il est vrai.

LÉRICE
De la force à ma fille?
2357
Avoir mis en danger l'honneur de ma famille?
2358
Ô pasteurs! si tout droit de vos cœurs n'est banni,
2359
Pourriez-vous bien laisser ce méchant impuni?
2360
Vous qui fûtes témoins de ses noires malices,
2361
Si vous ne me vengez vous en êtes complices.

CHŒUR
2362
Nos juges seulement ont droit de le punir,
2363
Et nous droit de le prendre et de le retenir.

FOSSINDE
2364
Liez-le donc si bien que sous votre conduite
2365
Il cherche vainement son salut en sa fuite.

TIRINTE
2366
Attachez-moi, bergers, ou ne m'attachez pas,
2367
Je suivrai sans regret le chemin du trépas.

HYLAS
2368
Suivons ce malheureux pour voir quelle sentence
2369
Les lois donnent en cas de pareille importance.

FOSSINDE
2370
Enfin voici le jour si longtemps attendu,
2371
Qu'il est pris au filet par lui-même tendu,
2372
Et que mon amitié tant de fois outragée
2373
Sera d'un même coup satisfaite et vengée.
2374
Qu'il augmente s'il peut ses superbes mépris,
2375
J'en aurai ma raison: je le tiens, il est pris.
2376
Mais je m'en vais le suivre où la troupe le mène,
2377
Afin d'être présente à l'arrêt de sa peine.

SCÈNE VIII

AGLANTE, MÉNANDRE, SILVANIRE, LÉRICE

AGLANTE
2378
Maintenant que le Ciel de nos larmes touché
2379
Nous a rendu le bien qu'il nous avait caché,
2380
Vous plaît-il pas, Ménandre, et vous sage Lérice,
2381
Que sans plus différer notre hymen s'accomplisse?
2382
“Mariage qui traîne est à demi défait.”

MÉNANDRE
2383
“Oui, mais nouveau conseil sied bien à nouveau fait.”

AGLANTE
2384
Qu'inférez-vous de là Ménandre?

MÉNANDRE
Que j'infère?
2385
Que j'en veux disposer en qualité de père,
2386
Et lui donner Théante en qualité d'époux.

AGLANTE
2387
Vous me l'avez donnée, elle n'est plus à vous.

MÉNANDRE
2388
Elle n'est plus à moi?

AGLANTE
Non, ou votre parole
2389
N'aurait non plus d'arrêt que la plume qui vole.

MÉNANDRE
2390
Si tu le prends par là, ma parole et ma foi
2391
L'ont donnée à Théante auparavant qu'à toi;
2392
N’y songe plus Aglante, et cherche une autre femme,

AGLANTE
2393
Ô parjure, ô trompeur, ô Dieux que je réclame,
2394
Dieux qui vîtes l'accord entre nous arrêté,
2395
Ne tonnerez-vous point sur sa déloyauté?
2396
Or après tout, Ménandre il n'est respect qui tienne;
2397
Je prétends Silvanire, il faut qu'elle soit mienne:
2398
Et puisque ta rigueur n'y veut pas consentir,
2399
J'irai de mes raisons le druide avertir,
2400
Il me rendra justice, ou le Juge Suprême
2401
Se servant de ce bras me la fera lui-même.

SILVANIRE
2402
Ô pasteur! que je plains ton malheur et le mien.

MÉNANDRE
2403
Il a beau menacer, si n'en fera-t-il rien,
2404
Celui sera bien fort qui me fera démordre.
2405
Mais toi dont l'imprudence amène ce désordre,
2406
Veux-tu point achever la faute que tu fis
2407
Quand ton esprit malade agréa ce beau fils?
2408
Aveugle, veux-tu point pour ta honte et la nôtre
2409
Préférer ses beautés aux richesses d'un autre?
2410
Que si tu l'avais fait, un jour tout à loisir
2411
Tu maudirais tes yeux qui l'ont voulu choisir,
2412
Choix qui sera toujours une preuve certaine
2413
Qu’au point que tu le fis tu n'étais pas bien saine.
2414
Où t'en vas-tu? reviens. Elle s'en va toujours;
2415
Va, va, suis le sujet de tes folles amours,
2416
Et te rends ridicule à tout le voisinage.

LÉRICE
2417
Encore faut-il donner quelque chose à son âge.

SCÈNE IX

MÉNANDRE, LÉRICE

MÉNANDRE
2418
C’est ainsi qu'indulgente à ses jeunes désirs
2419
Tu veux qu'elle s'emporte au gré de ses plaisirs,
2420
Et que fermant l'oreille aux conseils de son père,
2421
Elle attire sur nous un commun vitupère.
2422
Mais tous deux pourraient bien se retirer d'accord
2423
Vers le sage druide, et me mettre à mon tort;
2424
Je vais de mon côté mes raisons lui déduire,
2425
Et voir ce bel hymen en deux mots se détruire.

LÉRICE
2426
Ô! père sans pitié, ton avare faim d'or
2427
Fera tant qu'à la fin nous la perdrons encore.
2428
Veuillent les justes Cieux achever cette affaire
2429
Comme pour notre bien il sera nécessaire.

SCÈNE X

AGLANTE, SILVANIRE

AGLANTE
2430
N’y songe plus, Aglante, avec ta pauvreté,
2431
Crois que toujours le tort sera de ton côté;
2432
Mais cessant d'espérer en la justice humaine
2433
Appelle ton courage au secours de ta peine:
2434
Silvanire est ta vie, et de là tu conclus
2435
Qu'il faut qu'elle soit tienne, ou que tu ne sois plus.
2436
Sa mort me la donna, sa mort me l’a ravie,
2437
Et je la perds encore à cause de sa vie.
2438
Comment donc arrêter le bonheur qui me fuit,
2439
Si la mort et la vie également me nuit?
2440
Mais la voici qui vient. Ô! beauté sans seconde,
2441
Pourrais-je bien vous perdre et demeurer au monde?

SILVANIRE
2442
Console-toi, berger, si jamais tu m'aimas;
2443
Je viens de te chercher chez le sage Adamas
2444
À qui j'ai brièvement notre affaire contée,
2445
Et te puis assurer qu'il m'a bien écoutée:
2446
Hylas qui m'a promis de travailler pour nous
2447
M’a vue avecque pleurs embrassant ses genoux,
2448
Quand mon père est entré, mais entré de la sorte
2449
Qu’un homme que l'ardeur et la fureur emporte,
2450
Tremblotant, interdit, et les yeux plus ardents
2451
Que ces feux qui de nuit font peur aux regardants,
2452
Si bien qu' appréhendant sa présence et son ire
2453
Je me suis dérobée.

AGLANTE
Hélas! ma Silvanire,
2454
(Si nôtre toutefois nous pouvons appeler
2455
Un bien qu'on nous dispute et qu'on nous veut voler),
2456
Que nous aurons de peine à combattre l'orage
2457
Qui s'élève sur nous.

SILVANIRE
Mon pasteur, prends courage:
2458
Le Ciel, dont notre hymen est un visible effet,
2459
Laisserait-il ainsi son ouvrage imparfait?
2460
N'avons-nous point un juge aux présents invincible,
2461
À la seule équité de tout temps accesible,
2462
Et dont l'âme est encore ainsi qu'auparavant
2463
Un port à la justice à l'abri de tout vent?
2464
Mais puisque la rigueur du malheur où nous sommes
2465
Soumet notre fortune au jugement des hommes,
2466
“Hommes qu'on voit souvent le tort favoriser,
2467
Pour ignorer le droit, ou pour le mépriser,”
2468
Je te veux assurer, quoi qu'en fin il advienne,
2469
Que jusqu'au monument je demeurerai tienne;
2470
Et reçois ce baiser pour gage de ma foi.

AGLANTE
2471
Ô Destins! désormais délibérez de moi,
2472
Et ne murmurez plus, vous mes tristes pensées,
2473
Silvanire aujourd'hui vous a récompensées:
2474
Mais quels remerciements, ou bien quelle action
2475
(Si vous n'avez égard à mon affection)
2476
Fera, quelque devoir que d'ailleurs je vous rende,
2477
Que je ne meure ingrat d'une faveur si grande?

SILVANIRE
2478
Point de faveur, Aglante, il faut bien qu'à mon tour
2479
Je dispute avec toi de constance et d'amour.

AGLANTE
2480
Bien faut-il avouer que l'amour est constante
2481
Qui vous fait épouser les misères d’Aglante,
2482
Aglante qui n'a rien que l'on puisse estimer
2483
Hors qu'il a le cœur bon et qu'il sait bien aimer.

SILVANIRE
2484
Avec ces qualités il n'est Sceptre d'Empire,
2485
Où raisonnablement la houlette n'aspire:
2486
Tout charmant qu’est le bien, t'imaginerais-tu
2487
Qu'il me puisse toucher au prix de ta vertu?

SCÈNE XI

SILVANIRE, HYLAS, AGLANTE

SILVANIRE
2488
Mais voici de retour notre avocat fidèle.

AGLANTE
2489
Ô Dieux! ô Dieux! je tremble.

SILVANIRE
Eh bien, quelle nouvelle?

HYLAS
2490
Telle qu'en qualité de votre serviteur
2491
J'ai bien voulu moi-même en être le porteur.
2492
Sus donc, que les plaisirs que le Ciel vous envoie
2493
Se fassent dans vos cœurs une commune voie,
2494
Vos amours ont le prix qu'elles ont merité.

AGLANTE et SILVANIRE
2495
(ensemble)
Ô Dieux! que nous dis-tu?

HYLAS
La pure vérité.

AGLANTE
2496
Au moins est-il bien vrai qu'il faudra que je meure
2497
Avant que Silvanire à quelque autre demeure.

HYLAS
2498
Non, non, il n'est plus temps de se désespérer,
2499
Rien que la seule mort ne vous peut séparer;
2500
Ce n'est pas que Ménandre ait eu la bouche close,
2501
Ou qu'il n'ait au contraire apporté toute chose,
2502
Tantôt faisant sonner en mettant en avant
2503
Le pouvoir paternel qu'il alléguait souvent,
2504
Et tantôt sa promesse à Théante engagée,
2505
Qui ne peut (disait-il) être à deux partagée;
2506
Bref en cette action faisant tout son pouvoir
2507
Pour s'assurer le droit qu'il y croyait avoir.
2508
Comme aussi d'autre part je me suis fait entendre
2509
Sur toutes les raisons qui vous pouvaient défendre,
2510
Si bien que le druide, équitable qu'il est,
2511
En faveur de tous deux a donné son arrêt.
2512
Lors murmurant tout haut, et de colère blême,
2513
Il voulait s'emporter, si Lérice elle-même
2514
Et le bonhomme Alcas ne l'eussent retenu.
2515
Même que là-dessus Théante survenu
2516
A remis au vieillard sa parole donnée,
2517
Laissant d'un si beau trait l'assistance étonnée;
2518
L’hymenée, a-t-il dit, étant libre de soi,
2519
Votre fille peut être à tout autre qu'à moi:
2520
“Quiconque épouse un corps en dépit de son âme
2521
Épouse, ou peu s'en faut, la moitié d'une femme.”
2522
Là Ménandre confus après cette action
2523
A changé tout à coup de résolution:
2524
Et bien, bien, a-t-il dit, ma foi que je retire
2525
Sera donc pour Aglante, il aura Silvanire.

SILVANIRE
2526
Ô Dieux! c'est à ce coup que nous sommes contents.

AGLANTE
2527
Mon âme, au nom de Dieu ne perdons point le temps,
2528
De peur qu'avecque lui notre bien ne s'envole:
2529
Allons trouver Ménandre.

HYLAS
Allez, sur ma parole;
2530
De moi, par un chemin du vôtre détourné
2531
J'irai voir si Tirinte est déjà condamné.

AGLANTE
2532
Verrons-nous donc mourir le malheureux Tirinte,
2533
Et parmi nos douceurs boirons-nous cette absinthe?

HYLAS
2534
Au reste (chose dure et qui m'étonne fort),
2535
C'est que Fossinde même en procure la mort.

SILVANIRE
2536
“C'est ainsi que l'amour grièvement offensée
2537
Se change bien souvent en fureur insensée.”

SCÈNE XII

ADAMAS, TIRINTE, FOSSINDE, CHŒUR DE BERGERS, ALCIRON

ADAMAS
2538
Si je pouvais, mon fils, t'exempter du trépas,
2539
Les Dieux me sont témoins que tu ne mourrais pas.
2540
Ta faute dont ton âge est l'aveugle complice,
2541
Te rend digne de plainte autant que de supplice.
2542
Mais d'autant que Thémis a mis entre nos mains
2543
Le glaive qui punit les crimes des humains,
2544
Tu suivras ses arrêts, victime destinée
2545
Aux autels de la mort par les lois ordonnée:
2546
Non que pour le miroir on te prive du jour,
2547
(Toute ruse permise en l'empire d'Amour)
2548
Le sujet qui sans plus à la Parque te voue,
2549
C'est la force qu'Amour comme Amour désavoue.

TIRINTE
2550
La mort est désormais une grâce pour moi,
2551
Pourvu qu'on me l'accorde, il n'importe pourquoi;
2552
Quand la rigueur des lois épargnerait ma vie,
2553
Il est de mon repos qu'elle me soit ravie.
2554
“Toujours un misérable a vécu trop longtemps,
2555
Et le jour n'appartient qu'à ceux qui sont contents.”

CHŒUR DE PASTEURS
2556
Dieux! comme le penser d'une si noire faute
2557
A-t'-il pu se glisser dans une âme si haute?

FOSSINDE
2558
Enfin voici l'état, ô cœur dénaturé,
2559
Où depuis si longtemps je t'avais désiré.

TIRINTE
2560
Et bien, c'est en ce point que Tirinte est bien aise
2561
De contenter Fossinde.

FOSSINDE
Hélas! à Dieu ne plaise.
(Elle se jette à genoux)
2562
Père, je vous requiers que ce triste berger,
2563
Choisi pour mon époux, soit mis hors de danger;
2564
Vous savez que la loi le permet de la sorte.

ADAMAS
2565
J’y consens volontiers, puisque la loi le porte.

TIRINTE
2566
Et moi, je n'y consens en aucune façon.

CHŒUR
2567
Ô réponse insensée! ô malheureux garçon!

FOSSINDE
2568
Quoi! Tirinte, est-ce ainsi qu'insensible à ta perte
2569
Tu rejettes la planche à ton nauffrage offerte,
2570
Et ne veux rien tenir de mon affection
2571
Crainte de m'en avoir quelque obligation?

TIRINTE
2572
Qu'une condition si fâcheuse es si dure
2573
Me sauve du trépas qu'il faudra que j'endure,
2574
Plutôt, plutôt cent morts au lieu d'une choisir,
2575
Que concevoir de vivre un si lâche désir:
2576
Non, non, qu'on me conduise à la plus haute cime
2577
Du Rocher malheureux où m'appelle mon crime,
2578
Malheureux pour quelque autre, et pour moi bienheureux,
2579
Puisque là dois finir mon destin rigoureux.

FOSSINDE
2580
Qu'il te suffise au moins d'être ingrat à qui t'aime,
2581
Sans être encore ingrat et cruel à toi-même.

TIRINTE
2582
Rien, rien, je veux mourir, c'est un point arrêté.

FOSSINDE
2583
Tu veux mourir, Tirinte, et j'aurai donc été
2584
L'instrument malheureux de ta fin malheureuse?
2585
On pourra donc penser que Fossinde amoureuse
2586
Perdit l'ingrat Tirinte afin de se venger?
2587
Mais j'ai de quoi te plaire et de quoi me purger;
2588
Perds, perds quand tu voudras la céleste lumière,
2589
Pour t'apprendre à mourir je mourrai la première.

ADAMAS
2590
Ô pasteurs, empêchez son tragique dessein,
2591
Elle se veut cacher un couteau dans le sein.

FOSSINDE
2592
Laissez-moi, laisez-moi me guérir à cette heure;
2593
Quand vous empêcherez qu’aujourd'hui je ne meure
2594
M’arrachant le poignard et la mort de la main,
2595
Pourrez-vous empêcher que ce ne soit demain?

ALCIRON
2596
Ami, puisque obstiné tu refuses de vivre,
2597
Allons donc à la mort, allons, je t’y veux suivre.

ADAMAS
2598
Penses-tu point, berger, qu'au sortir de ces lieux
2599
Tu paraîtras coupable à la face des Dieux
2600
Du rapt d'une bergère, et du meurtre d'une autre?
2601
Évite, mon enfant, leur justice et la nôtre,
2602
Accepte volontiers, pour ta chaste moitié,
2603
Cet objet accompli d'amour et de pitié,
2604
Et si l’ardeur de vivre à chacun naturelle
2605
Ne veut agir pour toi qu'elle agisse pour elle.
2606
Responds, que songes-tu?

FOSSINDE
Je répondrai pour lui:
2607
“Qui se perd, perd le soin de conserver autrui.”

TIRINTE
2608
Où n'atteint une amour de si longue étendue?
2609
Ton ardeur, ô Fossinde, a ma glace fondue,
2610
Et ma rigueur vaincue après tant de combats
2611
Se rend à ta constance et met les armes bas.
2612
“Vivons, puisque la mort nous ôte la puissance
2613
De passer du bienfait à la reconnaisance,”
2614
Et que pour satisfaire à ce que je te dois,
2615
Il est expédient que je vive pour toi.

ADAMAS
2616
“Ô Ciel, qui par bonté plutôt que par coutume
2617
De nos afflictions adoucis l'amertume,
2618
Et de nos déplaisirs fais nos contentements,”
2619
Accomplis ta merveille au bien de ces amants.

CHŒUR
2620
Ô fortuné Lignon! ô terre bienheureuse
2621
En ta simplicité,
2622
Où l' Amour serait mort si la mort amoureuse
2623
Ne l’eût ressuscité!
2624
Soit célèbre à jamais cette belle journée
2625
Où l’Amour et la Mort
2626
D'ennemis qu'ils étaient, en faveur d'Hymenée
2627
Se sont trouvés d'accord.

ADAMAS
2628
Au lieu de consumer en discours infertiles
2629
Le temps qu'il faut donner aux effets plus utiles,
2630
Vous tous allez trouver le bon pasteur Alcas,
2631
Dont le consentement est requis en ce cas;
2632
Et moi j'irai devant au temple vous attendre,
2633
Où doit aussi venir la troupe de Ménandre.

LE CHŒUR
2634
Ô fortuné Lignon! ô terre bienheureuse
2635
En ta simplicité,
2636
Où l' Amour serait mort si la mort amoureuse
2637
Ne l’eût ressuscité!
2638
Soit célèbre à jamais cette belle journée
2639
Où l’Amour et la Mort
2640
D'ennemis qu'ils étaient, en faveur d'Hymenée
2641
Se sont trouvés d'accord.

SCÈNE XIII

MÉNANDRE, LÉRICE, SILVANIRE, AGLANTE, HYLAS

MÉNANDRE
2642
Mes enfants (car pour tels je vous tiens sans contrainte)
2643
Bannissez de vos cœurs le soupçon et la crainte,
2644
Et que le souvenir de ce qui s'est passé
2645
Soit de notre mémoire à jamais effacé.
2646
Bien loin d'avoir pour vous un reste de ranсune,
2647
Ou me sentir toucher de répugnance aucune,
2648
Ma main vous fera voir par un contraire effet
2649
Que mon cœur se repent du mal qu'il vous a fait.
2650
J'entends que mes bienfaits et votre bon ménage
2651
Vous feront regarder de tout le voisinage.
2652
Tout bien consideré, le pauvre vertueux
2653
Vaut mieux que l'opulent d'esprit défectueux.

LÉRICE
2654
“Il est vrai que toujours la fortune peut faire
2655
D'un vertueux un riche, et non pas au contraire:”
2656
Témoin Damon le simple, Tirsis l'entendu,
2657
Dont l'un a plus gaigné que l'autre n'a perdu.

MÉNANDRE
2658
Je crois qu'Aglante aussi gardera la mémoire
2659
De notre affection.

AGLANTE
Vous le devez bien croire.

SILVANIRE
2660
Connaisant la vertu du pasteur que voici,
2661
Faites état, mon père, et vous, ma mère aussi,
2662
De recevoir de nous des amitiés parfaites,
2663
Et des soins répondants aux biens que vous nous faites.

AGLANTE
2664
Je perdrais et la peine et le temps à crédit
2665
Si je voulais répondre après ce qu'elle a dit,
2666
Car gouvernant mon âme, et ne vivant qu'en elle,
2667
Sa bouche est de mon cœur l'interprète fidèle.

SILVANIRE
2668
Voici venir Hylas, témoin et messager
2669
Du malheur de Tirinte.

MÉNANDRE
Eh! le pauvre berger!
2670
Quoi que nous ait coûté son audace insolente,
2671
Encore est-il à plaindre en sa fin violente.

LÉRICE
2672
Il paraît bien joyeux pour si triste accident.

HYLAS
2673
Pourquoi, sages vieillards, allez vous retardant
2674
Le fruit de deux amours qui n'ont point de pareilles,
2675
Pour qui les Cieux amis font des pures merveilles?
2676
Que n'êtes-vous au temple où tout le monde accourt?

MÉNANDRE
2677
“Jamais d'un bien promis le terme n'est trop court,”
2678
Mais la loi ne veut pas qu'un hymen s'accomplisse
2679
Aux jours qu'un misérable est conduit au supplice.

HYLAS
2680
Grâce aux Dieux, ce malheur ne nous retarde pas.

MÉNANDRE
2681
Et Tirinte?

HYLAS
Tirinte est exempt du trépas.

LÉRICE
2682
Et comment du trépas?

AGLANTE
Par la fuite sans doute.

HYLAS
2683
Non: par un accident digne que l'on l'écoute;
2684
Mais d'autant qu'on vous cherche et qu'il est important
2685
D'aller vite à l'autel ou le druide attend,
2686
Pour épargner à tous la moitié de la peine,
2687
Suivons ce chemin vert qui conduit à la plaine;
2688
Ainsi nous les verrons d'où qu'ils puissent venir,
2689
Et si j'aurai moyen de vous entretenir.

SCÈNE XIV

LE CHŒUR DES BERGÈRES, sous les noms de CÉLIE et de DIANE

CÉLIE
2690
Gardez-vous, nos troupeaux, allez à l'aventure
2691
Au gré de votre instinct chercher votre pâture:
2692
Nous vous laisons nos chiens, défendez-vous des loups,
2693
Mais de tout aujourd'hui n'attendez rien de nous.
2694
Autre occupation plus gentille es plus belle
2695
Par la voix de l'Amour autre part nous appelle:
2696
Allons voir ces amants de myrte couronnés,
2697
Dont le dueil et la joie ont nos champs étonnés.

DIANE
2698
Plutôt que de tenir une route incertaine,
2699
Nous voici justement au pas de la fontaine,
2700
Que pour aller au temple ils doivent tous passer,
2701
Où nous pourrons les joindre et des fleurs amasser.

CÉLIE
2702
C'est fort bien avisé, posons donc nos houlettes,
2703
Et faisons des chapeaux tissus de violettes,
2704
Et de tant d'autre émail dont la vive fraîcheur
2705
Ne tombe point ici sous la main du faucheur,
2706
Afin que dans la pompe à laquelle on s'apprête
2707
Chacun à notre exemple en ait un sur la tête.

DIANE
2708
Telle diversité se présente à la fois
2709
Que mes yeux sont contraints d'en suspendre le choix;
2710
Mettons-y toutefois une heure toute entière
2711
Auparavant que l'art n'égale la matière,
2712
Et s'il faut se hâter, hâtons-nous par compas.

CÉLIE
2713
La noce désormais ne nous surprendra pas.

DIANE
2714
Tout à point, car l'Écho de ces roches secrètes,
2715
Qui répond doucement au doux bruit des musettes,
2716
Témoigne que la troupe est déjà près d'ici.

CÉLIE
2717
Il est vrai qu'elle approche; ah! certes la voici.

CHANT NUPTIAL DES BERGÈRES

[BERGÈRES]
2718
Sœur et femme du Dieu qui jette le tonnerre,
2719
Grande Déesse dont le nom
2720
Répond du haut du Ciel au centre de la Terre,
2721
Viens ici nocière Junon.
2722
Non telle qu'autrefois quand tu fus appelée
2723
Aux noces de Pélée,
2724
Mais amène avec toi
2725
La Concorde et la Foi,
2726
Sans oublier surtout Lucine la féconde
2727
Qui répare le monde,
2728
Car sans elle en effet
2729
Hymen est imparfait.

SCÈNE DERNIÈRE

TIRINTE, AGLANTE, SILVANIRE, FOSSINDE, ALCIRON, MÉNANDRE, LÉRICE, CHŒUR DE BERGERS, CHŒUR DE BERGÈRES

TIRINTE
2730
Vous me pardonnez donc, heureuse Silvanire?

SILVANIRE
2731
Oui, de bon cœur, Tirinte, et de plus j'ose dire
2732
Que mon berger et moi sommes quasi tenus
2733
De t'imputer les biens qui nous sont advenus.

TIRINTE
2734
Et toi fidèle Aglante, excuse mon audace
2735
Et mon affection.

AGLANTE
J'aurais mauvaise grâce
2736
De ne pas excuser ou de haïr celui
2737
Qui m'a causé la gloire où je suis aujourd'hui.

ALCIRON
2738
Et l'auteur du miroir? Il est bien raisonnable
2739
Que le fruit qu'il a fait le rende pardonnable;
2740
J'avoue ingénument que je l'avais donné.

LÉRICE
2741
Rien n'est plus pardonnable où tout est pardonné.

MÉNANDRE
2742
Allons, allons au temple achever notre joie,
2743
Et rendre grâce au Ciel du bien qu'il nous envoie.

SILVANIRE
2744
Allons chère Fossinde, au sommet du bonheur
2745
Où l’Amour nous conduit par la main de l'honneur.

FOSSINDE
2746
Ô! ma sœur, que la part que vous m’avez donnée
2747
En votre affection, me rendra fortunée!
2748
Les Dieux vous sont amis, et pour l'amour de vous
2749
Ils m'ont fait et me font un traitement si doux!

CHANT NUPTIAL DES BERGÈRES

[CÉLIE, DIANE]
2750
Sœur et femme du Dieu qui jette le tonnerre,
2751
Grande Déesse dont le nom
2752
Répond du haut du Ciel au centre de la Terre,
2753
Viens ici nocière Junon.
2754
Non telle qu'autrefois quand tu fus appelée
2755
Aux noces de Pélée,
2756
Mais amène avec toi
2757
La Concorde et la Foi,
2758
Sans oublier surtout Lucine la féconde
2759
Qui répare le monde,
2760
Car sans elle en effet
2761
Hymen est imparfait.

CHANT D'ALLÉGRESSE DES BERGERS

BERGERS
2762
Ô fortuné Lignon! ô terre bienheureuse
2763
En ta simplicité,
2764
Où l'Amour serait mort si la mort amoureuse
2765
Ne l'eût ressuscité.
2766
Soit célèbre à jamais cette belle journée
2767
Où l'Amour et la Mort
2768
D'ennemis qu'ils étaient, en faveur d'Hymenée
2769
Se sont trouvés d'accord.

HYLAS
2770
Ô! miracle en Forez non jamais arrivé,
2771
Et non pas seulement digne d'être gravé
2772
Dessus l'écorce d'arbre,
2773
Le métal ou le marbre,
2774
Mais sur le front luisant du plus dur diamant,
2775
Par la main d'un Amour, ou du moins d'un amant.

LE CHŒUR
2776
Amour qui volontiers a d’étranges rigueurs,
2777
Sur de bien dures lois a fondé son Empire.
2778
Un cœur s'y sacrifie a d'extrêmes langueurs,
2779
Longtemps on y gémit, longtemps on y soupire;
2780
Et pour y posséder un repos assuré
2781
Il faut avoir pleuré.
2782
Au milieu des halliers sont ses plus belles fleurs,
2783
Sa douceur est le prix d'une longue amertume;
2784
Pour moissonner en ris, il veut qu'on sème en pleurs,
2785
Et telle est de ce Dieu la fatale coutume,
2786
Que pour l'avoir propice il faut longtemps durer,
2787
Et beaucoup endurer.
2788
Il exige des siens un service assidu,
2789
Un zèle infatigable, une longue espérance
2790
À recueillir un fruit qu'on estime perdu
2791
Et qu'enfin il accorde à la persévérance,
2792
Ordinaire sentier qui conduit au sommet
2793
Du bien qu'il nous promet.
2794
Lorsque le laboureur dont l'espoir est si grand
2795
Jette dans les seillons la semence qui germe,
2796
L'automne la reçoit, et l'été la lui rend;
2797
Mais la moisson d’Amour veut bien un plus long terme;
2798
Souvent à la mûrir à peine suffisants
2799
Seront cinq ou six ans.
2800
Ô vous qui comme moi soupirez sous le faix
2801
Des ennuis dont vous charge une âme impitoyable,
2802
(Si quelqu'un toutefois aimant comme je fais,
2803
Souffre comme je fais une peine incroyable),
2804
Il faut que la raison vous console aujourd'hui
2805
Par l'exemple d'autrui.
2806
Ces amants que le Ciel a comblés de plaisirs,
2807
Après mille tourments soufferts en patience,
2808
Ont en fin toute chose au gré de leurs désirs:
2809
Ils bénissent leurs maux et font expérience,
2810
Que le contentement est beaucoup mieux goûté
2811
Quand il a bien coûté.
2812
Ainsi le marinier que l'orage a pressé
2813
Trouve de l'océan la campagne plus belle,
2814
Ainsi le triste hiver de glaçons hérissé,
2815
Ajoute quelque grâce à la saison nouvelle:
2816
Et la nuit rend ainsi le céleste flambeau
2817
Plus aimable et plus beau.
2818
Ô! Si la loi d’Amour ordonne justement
2819
Que plus un pauvre amant a de peine endurée,
2820
Plus son cœur à la fin a de contentement,
2821
Après tant de travaux de si longue durée,
2822
Dois-je pas quelque jour être le plus heureux
2823
De tous les amoureux?

FIN