Jean Mairet

La Virginie





Texto utilizado para esta edición digital:
Mairet, Jean. La Virginie. 1635. Édité et annoté par María del Carmen Aguilar Camacho, pour la Bibliothèque Numérique EMOTHE. Valencia: ARTELOPE - EMOTHE Universitat de València, 2022.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Carmen Cerdán, Rodrigo

Note sur cette édition numérique

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LA VIRGINIE, TRAGI-COMÉDIE DE MAIRET DÉDIÉE À LA REINE

Paris, Chez Pierre Rocolet, au Palais en la gallerie des Prisonniers, aux Armes de la Ville. M.DC.XXXV


À LA REINE

MADAME,
Si votre naissance n'était pas connue pour une des plus proches du Ciel que nous ayons, ou si vos perfections, et vos vertus n'en étaient adorées de tous les peuples de la terre autant parmi les Nations qui reconnaissent votre Sceptre, et celui des vôtres, comme parmi celles qui doivent révérer, la puissance de l'une de l'autre, je m'efforcerais à l'exemple de ceux qui se sont donné la gloire d'adresser leurs ouvrages à V. M. de lui faire un Panégyrique en cette Épître: mais outre qu'en ceci les meilleures plumes de France ont déjà devancé la mienne, c'est encore mon opinion qu'il est des louanges comme de l'encens, et des plus rares parfums, dont l'abondance, et la fumée, ne laissent pas enfin de faire mal à la tête. De moi si je me croyais assez habile homme, pour oser entreprendre de vous louer, je vous assure MADAME, que vos Couronnes, ni celles de vos Ancêtres, qui composent ordinairement la plus grande partie du discours des autres, ne seraient que la moindre, et la dernière du mien, la hauteur du trône où vous êtes assise, et la splendeur qui vous environne, sont assez visibles d'elles-même aux yeux des peuples les plus reculés de nous, puisqu'il n'est pas jusques à ceux dont les pieds regardent les nôtres, qui ne sachent que vous êtes Nièce d'Empereur, fille de Roi, sœur de Roi, et pour achèvement de gloire, très digne Épouse du plus grand Monarque du monde. C'est particulièrement de cette extrême bonté dont vous êtes si renommée, que je prendrais matière de vous louer, comme d'une qualité que les hommes donnent plus ordinairement à Dieu même, puis qu'entre les deux plus glorieux attributs qu'il en reçoit, celui de Bon a toujous précédé celui de Grand. C'est cette divine qualité, MADAME, qui me donne aujourd'hui l'assurance de présenter á V. M. ces deux Étrangers et qui me fait esperer pour eux autant de protection et de faveurd'une Reine de France, qu'ils en reçurent autrefois d'une Reine d'Épire: Ce mot seul doit suffire à vous les faire connaître pour ce même Périandre, et cette même Virginie à qui vous avez donné deux ou trois fois audience dans votre Louvre. Je les mets donc aux pieds de V. M. qui leur accordera s'il lui plaît la grâce d'y demeurer, et à moi la gloire de pouvoir dire en toute humilité que je suis, MADAME, de votre Majesté, très humble, très fidèle et très obéissant serviteur,
MAIRET



EXTRAIT DU PRIVILÈGE

Le Roi par ses Lettres de Privilège, datées du cinquième Février, mil six cents trente-cinq, signées, par le Roi én son Conseil, Le Comte, et scellées du grand seau de cire jaune, a permis au Sieur Mairet de faire imprimer, faire vendre et distribuer par tel Libraire ou autre que bon lui semblera, trois Livres de Théâtre, intitulés, La Sophonisbe, La Virginie et, Le Duc d'Ossonne. Faisant défenses à tous Libraires, Imprimeurs, et autres de quelque qualité qu'ils soient, d'imprimer lesdits Livres, en vendre ni distribuer par tout le Royaume, pays et terres de son obéissance, sans le consentement dudit sieur Mairet, ou ceux qui auront charge de lui, pendant le temps de neuf ans, à compter du jour qu'ils seront achevés d'imprimer, sur peine aux contrevenants de confiscation des exemplaires, et de trois cents livres d'amende; à condition qu'il sera mis deux exemplaires de chacun desdits Livres en la Bibliothèque du Roi: et un exemplaire de chacun en celle du Sr. Séguier Garde des Seaux, avant que de les exposer en vente, à peine de nullité du privilège, comme il est amplement porté par l'original des présentes.

Et le dit MAIRET a cédé et transporté le privilege à lui donné a PIERRE ROCOLET, Marchand-Libraire à Paris, pour en jouir entièrement, et pour le temps y porté suivant le Contract passé entre eux par-devant les Notaires de Paris.
Achevé d'imprimer le Mardi 22 Mai 1635.
Les deux exemplaires ont été baillés en la bibliothèque du Roi.


LES ACTEURS

CLÉARQUE, Roi de Thrace
AMINTAS, Prince d’Épire, et amoreuxe d’Andromire
PÉRIANDRE, Frère de Virginie
PHILANAX, Fils d’Harpalice
CALIDOR, Mage
CHANCELIER
CAPITAINE SCYTHE
EURIDICE, Reine d’Épire, ennemie de Cléarque
ANDROMIRE, Cousine d’Euridice, et amoureuse de Périandre
VIRGINIE
HARPALICE, Gouvernante d’Andromire
ZÉNODORE, Neveu d’Harpalice
PHARNACE, Neveu d’Harpalice

CHANCELIER: “premier officier de la Couronne en ce qui regarde la justice” (Antoine Furetière: Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, 3 tomes, à La Haye et à Rotterdam: chez A. et R. Leers, 1690).


La Scène est à Byzance, ville de Thrace


ACTE I

SCÈNE I

EURIDICE, ANDROMIRE, AMINTAS

EURIDICE
1
Si bien que cette prompte et sanglante sortie,
2
A fait tomber des miens une bonne partie?
3
Mais vous dites au moins, qu'après de grands coups,
4
La victoire a voulu se déclarer pour nous?

AMINTAS
5
La palme du combat longuement incertaine,
6
Nous demeure à la fin avec beaucoup de peine;
7
N'ayant pas sans un long et merveilleux effort,
8
De nos retranchements les chasser dans leur fort,
9
Où Clearque, et les siens, ont fait une retraite,
10
La plus belle à mon gré qui pouvait être faite:
11
Car il faut avouer que jamais assiegéants,
12
N’ont présenté la pique à de plus braves gens;
13
Tous chefs, et tous soldats, les meilleurs de la terre.

EURIDICE
14
Nous sommes donc bien loin d'achever cette guerre?

AMINTAS
15
Que votre Majesté regarde, s'il lui plaît,
16
Qu’étant son ennemi, courageux comme il est,
17
Et reduit dans l'enclos de sa dernière place,
18
Il n'est effort humain que sa vertu ne fasse:
19
Mais avant que l'hiver couronné de glaçons,
20
De sa première neige ait blanchi nos buissons,
21
Nonobstant leurs fossés, et leurs triples murailles,
22
Je leur veux envoyer jusqu'au fonds des entrailles,
23
L'impitoyable dent du monstre de la Faim,
24
Qui leur fera tomber les armes de la main.
25
Cependant, usons moins de force que d'adresse,
26
Et ne hasardons rien, puisque rien ne nous presse:
27
Eux dans leur citadelle à l'étroit assiégés,
28
Nous voyentNXNota del editor

On maintient la forme archaïque “voyent”, de sorte que le mot compte pour deux syllabes.

dans la ville à notre aise logés;
29
Nous sommes dans Byzance, où notre Camp abonde,
30
En libéralités de la terre, et de l'onde.
31
Où les vivres pour eux coupés de toutes parts,
32
Ils n'auront à la fin que l'herbe des remparts.

ANDROMIRE
33
Je craindrais le secours de Grèce, ou d'Illyrie.

AMINTAS
34
Madame, ce secours est une moquerie;
35
J'ai si bien fait partout le Bosphore boucher,
36
Qu'en vain mille vaisseaux en voudraient approcher;
37
Soit par les deux châteaux et de Seste et d’Abyde,
38
Soit par l'endroit voisin du Palus Méotide,
39
Pour la terre, cent forts d'eux-mêmes se gardants,
40
M’assurent du dehors autant que du dedans:
41
De sorte qu'en l'état qu'ils sont, et que nous sommes,
42
Je trouve leur salut hors du pouvoir des hommes.

EURIDICE
43
Dieux! Quand viendra le temps que j'aurai le bonheur,
44
De venger pleinement la mort de Monseigneur,
45
En ôtant à Cléarque et le sceptre, et la vie!

AMINTAS
46
À propos, je ne puis vous taire sans envie,
47
L'effort que Périandre a fait pour vous venger:
48
Car il a mis la Thrace à tel point de danger,
49
Qu'il a cru de son sang payer celui d'Épire.

EURIDICE
50
Et comme quoi cela?

AMINTAS
Je m'en vais vous le dire.
51
C'est qu'au fort du combat entre eux deux attaché,
52
Il a l’armet du Prince à deux mains arraché.
53
Et déjà l’épée haute, à frapper toute prête,
54
Sans un gendarme Grec, il lui coupait la tête.

ANDROMIRE
55
Mais lui-même est blessé?

AMINTAS
Non, et si néanmoins,
56
Mes yeux qui de ses faits étaient proches témoins,
57
L'ont vu comme un lion promener son courage,
58
Partout où Mars lui-même, eût changé de visage.

ANDROMIRE
59
Les Dieux en ont sans doute un soin particulier.

EURIDICE
60
Certes, c'est à vrai dire un parfait Cavalier,
61
Et dont le front tout seul visiblement exprime,
62
Et la naissance illustre, et le cœur magnanime.
63
Voyez depuis trois mois qu'un sort aventureux,
64
Le jetta sur nos bords par un naufrage heureux,
65
S'il s'est passé sortie, et pénible corvée,
66
Où toujours sa valeur ne se sois éprouvée.
67
Ne jugeriez-vous pas que dès qu'il vit le jour,
68
Il prit sa nourriture au milieu de ma Cour?
69
Comme il en a bien pris, le train, l'air, et la mode!
70
Et comme à notre humeur son humeur s'accommode!
71
Vraiment la vérité me force d'avouer,
72
Qu'il a des qualités qu'on ne peut trop louer.

ANDROMIRE
73
Madame, remarquez qu'une certaine grâce,
74
Ne le quitte jamais quelque chose qu'il fasse:
75
Personne à mon avis ne sort plus joliment
76
D’un conte, d’une histoire, ou bien d'un compliment.
77
Avez-vous point pris garde avec quelle assurance,
78
Et quelle modestie il fait la révérence?
79
Et que sa bonne mine est un habit doré,
80
Qui fait que sans parure, il est toujours paré?

EURIDICE
81
Sa sœur d'autre côté n'est guère moins aimable,
82
Elle a des qualités d'un prix inestimable;
83
Cette extrême beauté qui nous la fait aimer,
84
Est le moindre ornement qu'il en faut estimer.
85
La vertu la plus haute, et la plus consommée,
86
C'est celle dont son âme a la mienne charmée:
87
Et je crois que le Ciel à mes vœux complaisant,
88
Ne me fera jamais un plus digne présent
89
Que ce couple étranger, dont ma bonne fortune,
90
A voulu m'enrichir par les mains de Neptune:
91
Je veux donc, Amintas, qu'ainsi qu'auparavant,
92
Vous aimiez Périandre et l'employez souvent,
93
En sorte néanmoins qu'il conserve sa vie,
94
Parmi tant de périls où l'honneur vous convie:
95
Mais allons au conseil, qui doit fort peu durer;
96
Vu le peu de sujet sur quoi délibérer.

SCÈNE II

ANDROMIRE, seule

ANDROMIRE
97
Amour, c’est maintenant que ta dernière flèche,
98
De tout mon cœur ouvert ne fait plus qu'une brèche.
99
Ce discours comme soufre en la flamme jetté,
100
Rend mon brasier plus grand qu'il n’a jamais été.
101
Honneur, Crainte, et Pudeur, qui dans ma violence,
102
Ajoutez à mes maux la rigueur du silence,
103
Adieu, portez ailleurs vos conseils superflus,
104
Ma fureur désormais ne vous écoute plus.
105
Quelques bons mouvements, que la Vertu m'inspire,
106
Je vois bien le meilleur, et veux suivre le pire.
107
Contrainte que je suis par la nécessité,
108
D'abandonner le soin de mon honnêteté:
109
L'esprit et la beauté du vaillant Périandre,
110
Sont charmes dont en vain on voudrait se défendre.
111
Trois mois d'experience à la fin m'ont appris,
112
Qu'il est né pour régner sur tous les beaux esprits:
113
Et que pour n'aimer pas ses grâces nonpareilles,
114
Il faudrait être aveugle, et n'avoir point d'oreilles.
115
Et quoi? Mourrai-je donc faute de lui parler?
116
Non non il n'est plus temps de se taire et brûler:
117
Je veux résolument que Périandre sache,
118
Mon feu, qui s'accroît plus lorsque plus je le cache:
119
Quoiqu'il ait trop d'esprit pour n'avoir pas connu,
120
Un mal que mes regards lui découvrent à nu:
121
L'importune grandeur où le Ciel m'a fait naître,
122
Fait sans doute qu'il feint de ne le pas connaître.
123
Cette respectueuse, et modeste froideur,
124
Au lieu de me déplaire augmente mon ardeur:
125
Mais après que mes yeux et ma bouche elle même,
126
Auront pu sans témoins l'assurer que je l'aime;
127
Il est bien apparent qu'il se déclarera,
128
Et que si je soupire il en saupirera,
129
Même je crois qu'Amour, pour faire ma harangue,
130
S'il m'a lié le cœur, me déliera la langue:
131
Allons donc de ce pas essayer de guérir,
132
Redoubler nos attraits, et l'envoyer quérir.

SCÈNE III

VIRGINIE, PÉRIANDRE

VIRGINIE
133
Ah! mon frère, ou plutôt mon espoir et ma vie,
134
Quand cette faim d'honneur fera-t'elle assouvie?
135
Quand réprimerez-vous ces désirs indomptés,
136
Qui font qu'à tous moments vous vous précipitez?
137
Quel besoin était-il de porter votre audace,
138
À tenter le combat avec ce Roi de Thrace?
139
Lui qui toujours vainqueur, peut montrer les écus
140
De cent braves guerriers par sa force vaincus.

PÉRIANDRE
141
J'ai vu l'heure pourtant que sa tête coupée,
142
Allait de sa conquête illustrer mon épée,
143
Sans que le coup mortel que je lui déchargeais,
144
A trouvé par hasard ce gendarme Grégeois:
145
Qui de sa propre vie a la sienne payée.

VIRGINIE
146
Par là votre valeur n'est que trop essayée:
147
Mais songez s'il vous plaît, que le Sort est trompeur,
148
Et que je meurs pour vous d’une éternelle peur.
149
Songez, qu’étant ma trame à la votre enchaînée,
150
L'accident qui vous perd finit ma destinée.
151
S'il arrivait un jour que Mars et le malheur,
152
Trahissent mon espoir avec votre valeur,
153
Hélas! que deviendrait la pauvre Virginie?

PÉRIANDRE
154
La Reine, qui vous porte une amour infinie,
155
Si je souffrais pour elle un glorieux trépas,
156
Quand je vous manquerais, ne vous manquerait pas.

VIRGINIE
157
Tous les biens où l'espoir de la faveur se fonde,
158
Seraient de faibles nœuds pour m'arrêter au monde,
159
Hé! Mon frère, apprenez que vous me faites tort,
160
Et que de vous dépend, ou ma vie ou ma mort.
161
J'ai pour vous des accès d'amoureuse tendresse,
162
Tels que pour un Amant aurait une Maîtresse,
163
Je languis quand il faut vous séparer de moi,
164
Et me meurs de plaisir alors que je vous vois;
165
Rêvant à nos malheurs, si je pleure ou m'ennui,
166
Votre œil me réjouit, et mes larmes essuie.
167
À votre seul abord, tout de frère qu'il est,
168
Je sens je ne sais quoi qui me trouble et me plaît:
169
Mais lorsque je vous vois mettre la main aux armes,
170
Te tremble, je pâlis, je me fonds tout en larmes;
171
Et mon cœur qui vous suit dans la presse des coups,
172
Par le bras de la crainte, en est frappé de tous.
173
Jugez par ces transports de plaisir et de crainte,
174
Si mon affection est véritable ou feinte.

PÉRIANDRE
175
Vraiment ma chère sœur, si vous m'aimez ainsi,
176
C'est bien de la façon que je vous aime aussi.
177
Il me souvient toujours qu'un jeune gentilhomme,
178
Outrément amoureux d'une dame de Rome,
179
Assez confidemment me racontait un jour,
180
Toutes les passions qui suivaient son amour:
181
Et tout ce qu'il en dit fut la vive peinture,
182
De celles que pour vous me donne la Nature:
183
Car nos vœux sont trop purs, et nous vivons trop bien,
184
Pour croire que l'Amour y mêle rien du sien,
185
Quantes foisNXNota del editor

Vieux mot qui signifiait «combien de fois».

à nature ai-je fait des reproches,
186
Du sang qui nous éloigne en nous faisant trop proches?
187
Le nœud d'amour tout seul nous eût beaucoup mieux joints,
188
Et nous nous serions plus, si nous nous étions moins.

PAGE D’ANDROMIRE
189
Monsieur, je voudrais bien vous dire deux paroles.

VIRGINIE
190
Qu'a-t-il qu'il me regarde, et hausse les épaules?
191
Je sais que la Princesse a de l'amour pour lui,
192
C'est sans doute un messageNXNota del editor

Ces trois vers forment un aparté.

.

PÉRIANDRE
Oui Page, je vous suis:
193
Combien appelleraient gloire et bonne fortune,
194
Cette même faveur que je trouve importune!
195
L'amoureuse Andramire en sa chambre m'attend.

VIRGINIE
196
Je me doute à peu près de ce qu'elle prétend.
197
Allez-y, mais pensez que d'une amour brutale,
198
La fin est d'ordinaire à ses auteurs fatale,
199
Et qu'un plaisir honteux pour peu qu'il ait duré,
200
Nous fait haïr celui qui nous l'a procuré.
201
Celles de sa naissance ayant les âmes hautes,
202
Après avoir failli rougissent de leurs fautes,
203
Et perdent leurs mignons, qu'un gracieux accueil
204
Conduit souvent au lit, et du lit au cercueil.

PÉRIANDRE
205
Quand mon aversion n'y serait pas encore,
206
Le respect d'Amintas, qui l'aime, et que j’honore,
207
Aurait sur ma raison un assez grand pouvoir,
208
Pour me tenir toujours aux termes du devoir.

VIRGINIE
209
Allez donc, et surtout songez à vos affaires,
210
De moi, je vais mettre ordre aux apprêts nécessaires,
211
Pour faire en votre nom un facrifice à Mars,
212
Qui vous a préservé parmi tant de hasards;
213
Repassez chez la Reine, où j'irai vous attendre.

PÉRIANDRE
214
Adieu, je vous promets de vous y venir prendre.

SCÈNE IV

HARPALICE, PHILANAX

HARPALICE
215
Non mon fils croyez-moi, mon soupçon n'est point vain,
216
Elle est folle d'amour pour ce jeune Romain;
217
Mais étant de l'humeur que je la dois connaître,
218
Puisque je l'ai nourrie, et que je l'ai vu naître,
219
Dans tous nos entretiens j’ai bien su m'empêcher,
220
De lui parler d'un feu qu'elle me veut cacher:
221
Car outre le hasard de m'attirer sa haine,
222
C'est qu'infailliblement j'eusse perdu ma peine:
223
Cependant cette ardeur ne facilite pas,
224
Le chemin de son cœur à celle d'Amintas.
225
De quelque affection que pour lui je travaille,
226
Je vois bien qu’à présent je ne fais rien qui vaille,
227
Et que pour l'avenir, ce désordre nous nuit,
228
D'autant que si le Prince en oit le moindre bruit,
229
Il ne faut pas penser qu'elle en soit plus aimée,
230
Ainsi notre fortune est réduite en fumée.

PHILANAX
231
Le moyen d'empêcher ce malheur d'advenir?

HARPALICE
232
Peut-être que le temps nous le pourra fournir:
233
Son grand page m'a dit qu'elle attend Périandre,
234
Or j’ai trouvé le lieu d'où je puis les entendre.

PHILANAX
235
Comment?

HARPALICE
À la faveur d'une cloison de bois,
236
Qui permet aisément le passage à la voix.
237
C'est là que vous et moi pouvons en assurance,
238
Aller tout de ce pas ouïr leur conférence,
239
Pour en tirer après quelques inventions,
240
Et détruire, ou brouiller, ces folles passions.

Fin du premier Acte

ACTE II

SCÈNE I

ANDROMIRE, PÉRIANDRE

ANDROMIRE
241
Peut-être, beau Vainqueur, trouverez-vous étrange,
(Ici le cabinet paraît)
242
Qu'au lieu de vous flatter d'une juste louange,
243
Et vous feliciter comme les autres font,
244
Pour les nouveaux lauriers qui vous ceignent le front,
245
Je condamne plutôt cet aveugle courage,
246
Qui conduit votre vie à son proche naufrage.
247
Vivez donc, d'autant mieux que vos jours avancés,
248
Toucheraient certains cœurs plus que vous ne pensez.

PÉRIANDRE
249
Madame, tout l'honneur et le bien où j'aspire,
250
N'est que de bien servir la Couronne d'Épire;
251
Pour mes jours, hors ma sœur qui ne vit que par eux,
252
Qui voudrait regretter le sort d'un malheureux?

ANDROMIRE
253
Vous serez trop heureux, si vous le voulez être.

PÉRIANDRE
254
Sous quelque astre ennemi que le Ciel m'ait fait naître,
255
En ma condition je m'estime content.

ANDROMIRE
256
Plût aux Dieux, Périandre, en pouvoir dire autant:
257
Mais, ni sang, ni grandeur, ni fortune éclatante,
258
Ne suffiront jamais à me rendre contente.
259
Ma pâleur, ma tristesse, et mes yeux languissants,
260
Sont visibles témoins des peines que je sens.
261
Je rêve, je me plains, j'aime la solitude,
262
Et me sens travailler avec inquietude,
263
D'un mal que jusqu'ici je n'avais point connu,
264
Et tout cela, depuis que vous êtes venu.

PÉRIANDRE
265
Jugez, donc, s'il vous plaît, quels malheurs sont les nôtres,
266
Dont la contagion se communique aux autres:
267
Mais le vieux médecin guérira votre ennui.

ANDROMIRE
268
Ne parlez point du temps, je n'attends rien de lui;
269
Parlez-moi de la mort, si plutôt Périandre,
270
Ne me veut rendre un bien que lui seul me peut rendre.

PÉRIANDRE
271
Comment vous puis-je rendre un bien que je n’ai point,
272
Moi qui suis malheureux jusques au dernier point?

ANDROMIRE
273
Une seule parole, à qui le cœur réponde,
274
Nous rend, si vous voulez, les plus heureux du monde.

PÉRIANDRE
275
Si je le veux, Madame?

ANDROMIRE
Oui, si vous le voulez.

PÉRIANDRE
276
Pour moi, je ne sais pas de quoi vous me parlez.

ANDROMIRE
277
Vous voulez donc avoir l'intelligence dure,
278
Pour ajouter la honte aux peines que j'endure,
279
Exigeant de ma bouche une confession,
280
Qui diffame mon sexe, et ma condition?
281
N'importe, je ferai cet effort sur moi-même,
282
Hé bien, oui, Périandre, il est vrai, je vous aime;
283
Je meurs d'amour, enfin le mot en est lâché,
284
Voilà ce feu si grand, et si longtemps caché:
285
Or jugez ce qu'il faut qu’Andromire devienne,
286
Si votre affection ne s'accorde à la sienne?
287
Mais, pourquoi morne, et froid tenez-vous les yeux bas;
288
On vous parle, pourquoi ne répondez-vous pas?
289
Levez donc ces beaux yeux, et rompez ce silence,
290
Qui tient, et mon espoir, et ma crainte en balance.

PÉRIANDRE
291
Madame, vos discours m'ont tellement surpris,
292
Et d'un si juste trouble étonné mes esprits,
293
Que je n'ose me mettre au hasard d'y répondre.

ANDROMIRE
294
Votre timidité ne sert qu'à me confondre,
295
Puis qu'elle me reproche un trait de liberté,
296
Indigne de mon sexe, et de ma qualité.
297
Quoi? J’ai donc l'assurance, ou bien l'effronterie,
298
De vous entretenir de ma forcènerie?
299
Et la honte incivile, en cette occasion,
300
Vous rendra plus modeste à ma confusion:
301
Si votre âme éprouvait la dixième partie
302
De l'extrême douleur que la mienne a sentie,
303
Quand il m'a fallu rompre, avecque la pudeur,
304
Pour vous représenter mon amoureuse ardeur:
305
Ou bien si du lambris, et de ce paysage,
306
Vous vouliez détourner vos yeux sur mon visage,
307
Ces Astres que le Ciel a trop bien avoués,
308
Pour être, comme ils sont, à la terre cloués;
309
Le dehors vous serait une visible preuve
310
Du merveilleux désordre où le dedans se trouve,
311
Et vous relèveriez, mon esprit abattu,
312
Au lieu de l'étonner avec votre vertu.
313
Surtout ne croyez pas qu'une humeur impudique
314
Du Grec, et du Romain, également me pique:
315
Voici les premiers feux que j'ai pu concevoir,
316
Et les derniers aussi que je veux recevoir.
317
Parlez donc, Périandre, avec toute assurance:
318
Mais ne m'abusez pas d'une fausse espérance,
319
Que tardez vous? ce lieu vous semble-t-il suspects?

PÉRIANDRE
320
Nullement.

ANDROMIRE
Qu'est-ce donc?

PÉRIANDRE
Madame, le respect
321
M’ôte l'expression des choses que je pense.

ANDROMIRE
322
N’en ayez point ici, l'Amour vous en dispense,
323
Qui d'un compas égal fait les proportions
324
Des âges, des humeurs, des conditions,
325
Si la peur vous retient, jusqu'à tant qu'elle cesse,
326
Ne me regardez-pas en titre de Princesse,
327
Dépouillez-moi plutôt de ce faste éclatant,
328
Qui n'est que vanité, si l'esprit n'est content.
329
Ne considérez pas l'éclat qui m'environne,
330
Mais si l'Amour vous touche, alors regardez-moi,
331
Et comme votre Amante, et comme sœur de Roi.
332
Considérez-moi lors, comme cette Andromire,
333
Qui peut vous faire seoir dans le Trône d'Épire.

PÉRIANDRE
334
Ce desir trop hautain pour mon ambition,
335
Ferait voir à l'Épire un nouvel Ixion:
336
Je me suis bien prescrit de plus justes limites,
337
Aussi connais-je assez que ce que vous en dites
338
N’est que pour m'essayer, et sonder en passant,
339
Si je me tiendrai ferme en un pas si glissant.

ANDROMIRE
340
Il est aisé de voir que cette défiance,
341
Est un effet en lui de peu d'expérience:
342
Il faut encore un coup tâcher de l'assurer;
343
Quel sujet avez-vous de tant délibérer?
344
Est-ce crainte, respect, or tous les deux ensemble,
345
Je vous empêche bien d'en avoir ce me semble?
346
Ce que j'ai déjà fait, et ce que je vous dis,
347
Devrait suffisamment vous avoir enhardi:
348
Après cent manquements contre la bienséance,
349
Mes paroles vers toi n'ont donc point de créance?
350
Insensible, ah! c'est trop d'inutiles discours,
351
Il faut que ton épée en termine le cours.

PÉRIANDRE
352
Madame, arrêtez-vous, sauvons-nous à la fuite.

ANDROMIRE
353
Ô Dieux! En quel état me trouve-je réduite!
354
Il s'enfuit, le cruel, et ma propre bonté,
355
Semble m'effaroucher cet esprit indompté;
356
Va, va-t'en insensible, où mes fureurs t’envoyent,
357
Fuis si loin que mes yeux jamais ne te revoient.
358
Ô! Neptune, ennemi de ma prosperité,
359
En quoi les miens ou moi t’avons-nous irrité,
360
Pour jetter sur nos bords cette agréable peste,
361
Et faire à notre Cour un présent si funeste?
362
Au lieu de m'envoyer ce Monstre en cruauté,
363
Sous le masque trompeur de la même beauté,
364
Que n'as-tu plutôt fait que je fusse la proie
365
De l'Orque d'Andromède, ou des Serpents de Troie?
366
Où que n'ai-je trouvé le Taureau qui parut,
367
Quand pour son innocence Hippolyte mourut:
368
Ce monstre seulement m'eût la clarté ravie,
369
Où celui-ci m'emporte, et l'honneur et la vie;
370
Mais sans plus te lasser de regrets superflus,
371
Éteins éteins ta vie, et tes feux dissolus;
372
Fais que ton lâche cœur, par un coup magnanime,
373
Lave en son propre sang son détestable crime.
374
Allons chercher un fer dont le sanglant secours,
375
Répare promptement la honte de nos jours:
376
Et que ce même lieu témoin de mon offense,
377
Le soit de ma douleur, et de ma pénitence.

SCÈNE II

HARPALICE, PHILANAX

HARPALICE
378
Eh bien? Vous comprenez pourquoi jusques ici,
379
Les efforts pour le Prince ont si mal réussi.
380
Non, non, il faut couper le mal en sa racine,
381
Et d'où vient le poison tirer la médecine.
382
Allez, dites-lui donc qu'il se rende ici près,
383
Et que pour cet effet, je vous dépêche exprès.
384
J'ai pour son advantage une fourbe tissue,
385
Dont j'ose me promettre une fort bonne issue.
386
Or, mon fils, le secret d'un mystère si haut,
387
C'est de prendre la chose et le temps comme il faut:
388
L'esprit de la Princesse au fort de ce tumulte,
389
Est au point que je veux, pour ce que je consulte.
390
Allez-donc, et surtout que ce honteux secret,
391
Demeure sous la clef d'un silence discret.

PHILANAX
392
Vous pouvez bien penser que je lui saurai taire,
393
Ce qu'il doit ignorer de ce dernier mystère.

HARPALICE seule

[HARPALICE]
394
Son honneur est perdu, si je n’y mets la main,
395
Tel résiste aujourd'hui qui se rendra demain:
396
Ce beau fils à la fin lui peut quitter les armes,
397
Et soumettre son cœur au pouvoir de ses charmes.
398
Possible que d'abord il use de froideur,
399
Pour jetter dans son âme une plus vite ardeur.
400
Que ce soit par vertu, par crainte, ou par adresse,
401
Il faut en le perdant, conserver ta Maîtresse:
402
Mais la voici qui vient d'un regard et d'un port,
403
Qui témoignent assez un violent transport.

SCÈNE III

ANDROMIRE, HARPALICE

ANDROMIRE
404
Ô Pudeur! Lâchement, mais en vain violée,
405
Accepte les regrets d'une âme désolée,
406
Vois que ce lâche cœur que l'amour a vaincu
407
Sait aussi bien mourir, comme il a mal vécu.

(Elle se veut tuer)

HARPALICE
408
Ha! Madame, arrêtez cette main furieuse,
409
Dieux! que voulez-vous faire?

ANDROMIRE
Ô force injurieuse!
410
Ou vous ne m'aimez guère, ou vous ne savez pas,
411
Quel subjet me contraint de courir au trépas.
412
Vous devriez bien plutôt en charitable amie,
413
Avec mes tristes jours finir mon infamie,
414
Et faire de mon sang par vos mains répandu,
415
Un digne sacrifice à mon honneur perdu:
416
Ma faute le demande, et vous l'avez connue,
417
Par ce que j'en ai dit quand je suis revenue.

HARPALICE
418
Madame, sans cela ce merveilleux secret,
419
Ne m'était que trop clair à mon très grand regret.

ANDROMIRE
420
Vous le savez, et quand avez-vous pu l’apprendre?

HARPALICE
421
Tout à l'heure.

ANDROMIRE
Et de qui? Bons Dieux!

HARPALICE
De Périandre.

ANDROMIRE
422
Tout à bon, est-il vrai qu'il vous l'ait fait savoir?

HARPALICE
423
Je ne l'ai pas songé, comme vous allez voir.

ANDROMIRE
424
Quoi? S'est-il plaint à vous de mon effronterie?

HARPALICE
425
Madame, vous savez que votre galerie,
426
Jette un petit balcon, qui répond justement,
427
Aux jardins où sa sœur a son apartement:
428
Vraiment il paraît bien que les Dieux vous chérissent,
429
Et qu'ils ont résolu que les méchants périssent:
430
C'est là que je prenais le repos et le frais,
431
Quand j'entends d’un berceau, si couvert et si près,
432
Qu'il m'était fort aise d'ouïr sans être vue,
433
Une méchanceté, que je vous aurais tue,
434
Si c'était seulement qu’un si noir attentat,
435
Regardât votre amour, et non pas votre état.
436
«Ma sœur si vous saviez comme je l'ai traitée,
437
Payant d'un faux respect son amour effrontée»,
438
Madame, excusez-moi, j'use du même mot,
439
Dont en parlant de vous usait ce jeune sot:
440
«Je feignais», disait-il, «de ne pas reconnaître,
441
Un brasier tout visible, et que j'avais fait naître,
442
J'étais souvent muet pour la faire parler,
443
Et je faisais le froid afin de la brûler.
444
Jusques-là que ses yeux n'ayant plus d'autres armes,
445
Ont tâché de me vaincre avec de vaines larmes:
446
Mais m'ayant salué du nom de beau Vainqueur,
447
Je conservais ma gloire et riais dans le cœur.
448
Enfin un prompt transport de sa rage amoureuse,
449
M'a fait gagner la porte».

ANDROMIRE
Ô fille malheureuse!
450
Et bien digne, après tout, d'un si juste mépris:
451
Mais touchant mon état qu'en avez-vous appris?

HARPALICE
452
Madame, c'est ici la plus haute merveille,
453
Dont jamais le recit ait frappé votre oreille.
454
Là sa sœur a parlé: «Mon frère» a-t'elle dit,
455
«Tenez pour assuré qu’après que le dépit
456
A chassé d'un grand cœur l'amour qui le possède,
457
Il faut absolument que la haine succède.»
458
«Non, non, ne craignez rien», repart cet insolent,
459
«Notre amante n'a pas l'esprit si violent;
460
Et quand elle l'aurait, le pouvoir qu'on me donne,
461
Me va mettre en état de ne craindre personne.
462
Il ne tiendra qu'à moi dès demain si je veux,
463
Que le bandeau royal ne ceigne mes cheveux,
464
Euridice hier encore me promit de sa bouche,
465
Une place en son trône aussi bien qu'en sa couche»:
466
Lors comme si quelqu'un les avais détournés,
467
Ils ont fini tout court, et se sont promenés;
468
Et moi je suis venue afin de vous le dire.

ANDROMIRE
469
Dieux! Que m'avez-vous dit?

HARPALICE
Ce qui devrait suffire,
470
À vous faire juger que c'est la Royauté,
471
Qui fait qu'il vous méprise avec tant de beauté.
472
Pensez comme à ce soir cette fine Romaine,
473
En va faire un bon compte au chevet de la Reine.

ANDROMIRE
474
Pourquoi donc, Harpalice, empêcher que la mort
475
N'achève un si honteux, un si funeste sort?

HARPALICE
476
Parce ce que vos malheurs ne sont pas sans remède,
477
Si vous voulez souffrir seulement qu'on vous aide.

ANDROMIRE
478
L'apparence qu'un mal de la force du mien,
479
Trouve sa guérison?

HARPALICE
Je la trouverai bien:
480
Périandre nous perd, et le nœud de l'affaire,
481
C'est que tôt et sans bruit il nous en faut défaire.

ANDROMIRE
482
Voudriez-vous bien user d'un remède sanglant?

HARPALICE
483
Ha! Madame, éteignez ce brasier aveuglant,
484
Et pensez qu'il est juste, et de votre avantage,
485
De chasser un voleur hors de votre héritage,
486
Un jeune ambitieux, un méchant suborneur,
487
Qui vous ravit des mains et le sceptre, et l'honneur,
488
Un écumeur de mer qui se dit Gentilhomme,
489
Étant possible issu d'un esclave de Rome,
490
Et qui pour exciter tant de folles amours,
491
Use de sortilège, et de magiques tours.
492
C'est par là qu'il corrompt les âmes les mieux nées,
493
Et que la Reine et vous en êtes fascinées,
494
Puis qu'ayant jusqu'ici vécu si chastement,
495
Vous cedez l'une et l'autre à son enchantement:
496
Et cette sœur qu'il a, si doucette, et si fine,
497
Je gage mon honneur que c'est sa concubine,
498
Et le nœud d'union entre la Reine et lui,
499
Selon que son discours le témoigne aujourd'hui.
500
Nettoyez donc nos bords de ce couple funeste,
501
Et pour ne perdre tout, sauvez ce qui vous reste.

ANDROMIRE
502
Pourrait-on pas trouver un remède plus doux?

HARPALICE
503
Non.

ANDROMIRE
Non! Sauvez-moi donc, je m'abandonne à vous,
504
Pourvu que l'action puisse être exécutée,
505
Avant qu'ils aient ma faute à la Reine contée:
506
Tantôt la honte en moi le cédait à l'amour,
507
Et l'amour maintenant fait le même à son tour.

HARPALICE
508
Or çà, Madame, il faut pour appuyer l'intrigue,
509
Que le Prince Amintas entre dans notre ligue.
510
Son interêt s'y trouve, il vous aime beaucoup;
511
Et bref, autre que lui ne doit faire le coup.
512
Si le malheur voulait que la chose fût sue,
513
Cette mort, sous son nom, serait bien mieux reçue:
514
Et si la Reine encore voulait s'en ressentir,
515
Il a toujours en main de quoi nous garantir.
516
Je vais donc le quérir; mais contre votre usage,
517
Quand vous lui parlerez faites-lui bon visage.

ANDROMIRE
518
Adieu, je saurai bien l'obliger à propos,
519
Laissez-moi cependant prendre un peu de repos.

Fin du deuxième acte


ACTE III

SCÈNE I

AMINTAS, HARPALICE

AMINTAS
520
Dieux! Quand elle m'a dit qu'elle était obligée
521
D'approuver mon amour qu'elle avait négligée,
522
Et de rendre à ma foi ce qu'elle avait de prix,
523
Je ne mentirai point, son discours m'a surpris;
524
Mais quand j'ai vu la Mort sur son visage peinte,
525
Et qu'elle m'a conté le sujet de sa plainte,
526
L'indignité du fait m'a si fort irrité,
527
Que si vos bons conseils ne m'eussent arrêté,
528
J'allais mettre aux Enfers cette âme déloyale,
529
Quand même elle eût été dans la Chambre Royale:
530
Et vraiment désormais je ne m'étonne pas,
531
Si notre chaste Reine en fait un si grand cas,
532
Et si tantôt sa bouche ouverte à sa louange,
533
Nous le magnifiait d'une façon étrange:
534
Mais je m'étonne bien qu'à ce qu'elle en disait,
535
Je ne soupçonnais pas le mal qu'elle faisait.

HARPALICE
536
Volontiers l'infortune à quelque chose est bonne;
537
Madame (et recevez sa foi que je vous donne)
538
M'a juré tous ses Dieux que si vous la servez,
539
Vous aurez part au bien que vous lui conservez:
540
Elle avait proposé, comme elle est fort humaine,
541
Qu'on les tînt prisonniers en quelque Île lointaine:
542
Mais il vaut beaucoup mieux qu'ils soient exterminés,
543
Et qu’on les rende aux flots qui nous les ont donnés.

AMINTASNXNota del editor

Nous corrigeons ici l’original «Andromire» erronée par «Amintas».

544
Du moment que je parle il faut, hors de miracle,
545
Que notre homme ait servi de tragique spectacle:
546
Celui qui le doit perdre est un Scythe inconnu,
547
Depuis deux ou trois jours à ma solde venu,
548
Qui n’épargnera pas ce beau mignon de couche,
549
S'il ne change pour lui son naturel farouche.
550
Écoutez en deux mots l'ordre que j'ai gardé,
551
Pour châtier l'orgueil de cet outrecuidé:
552
J’ai fait ce mot de lettre au Chef d’un corps de garde,
553
Nommé le Fort Marin, de la mer qu'il regarde:
554
«Un tel, dès aussitôt que quelqu'un sur le tard,
555
Ira vous demander, et savoir de ma part
556
Si je suis obéi, dépêchez-en le monde,
557
Retenez-en l’épée, et le jetez dans l'onde:
558
Cela fait, vous saurez que je n'épargne rien,
559
Quand il faut contenter ceux qui me servent bien».
560
Puis de mon propre anneau l'ayant bien cachetée,
561
J'ai voulu tout exprès qu'un des miens l'ait portée,
562
Afin qu'il y crût mieux, et qu'il eût le loisir
563
De songer aux soldats qu'il lui fallait choisir.
564
Après, comme j'ai su par le retour du Page,
565
Qu'il exécuterait les points de mon message,
566
J’ai mandé Périandre, à qui j’ai fait ouïr,
567
Tels ou semblables mots, afin de l'éblouir:
568
«Si je n'avais jugé votre extrême vaillance,
569
Digne de mon estime et de ma bienveillance,
570
Ou si je ne savais comme quoi sagement,
571
Vous joignez le courage avec le jugement,
572
Je ne vous prendrais pas pour ministre fidèle
573
Du grand dessein que j’ai dessus la citadelle,
574
Et qui sera dans peu de son effet suivi,
575
Pourvu tant seulement que je sois bien servi:
576
C'est pourquoi de ce pas, par des routes cachées,
577
Comme vous promenant le long de nos tranchées,
578
Allez en un tel fort par un tel commandé,
579
Savoir si tout est prêt comme je l'ai mandé».

HARPALICE
580
Et le fort est-il loin?

AMINTAS
À quelques cinq cents pas.

HARPALICE
581
Il est donc dépêché.

AMINTAS
Vraiment n'en doutez pas.

HARPALICE
582
Voilà qui va fort bien.

AMINTAS
J'ai bien mieux fait encore;
583
J'ai dit à votre fils qu'il passât le Bosphore,
584
Avec commission d'approcher de nos bords,
585
Les vaisseaux que l'Asie enferme dans ses ports,
586
Afin de m'en servir à repousser l'outrage,
587
Qu'il faut apréhender d'une amoureuse rage:
588
Car en cas que la Reine eût le moindre soupçon,
589
Que ce tragique ouvrage est de notre façon,
590
Assurez-vous qu'en titre et d'Amante et de Reine,
591
Elle nous montrerait sa puissance et sa haine,
592
Or comme votre fils, afin de l'obliger,
593
Je ne l'ai pas traité de simple messager:
594
La bonne opinion que j'ai de sa prudence,
595
A fait que je l'ai mis de notre confidence.
596
Mais vous touchant la sœur qu'avez vous résolu?
597
Quel ministre avez vous?

HARPALICE
Tel que je l'ai voulu,
598
J'ai deux braves neveux, qui sont quasi d'un âge,
599
Hardis, prompts à la main, et nourris au carnage.

AMINTAS
600
N'est-ce pas Zénodore, et Pharnace le Roux?

HARPALICE
601
Eux-mêmes, trop heureux d'être connus de vous:
602
Mais par une disgrâce aux braves gens commune,
603
Ils ont fort peu de part aux biens de la Fortune.
604
Aussi, la bourse ouverte, et l'argent à la main,
605
Je me les suis gagnés par l'amorce du gain:
606
Tantôt ils se rendront aux jardins de la Reine,
607
Du côté que la Mer présente son arène;
608
Lieu sauvage, où pourtant je l'amènerai bien,
609
Croyez que mon esprit est plus vieux que le sien.

AMINTASNXNota del editor

Nous corrigeons encore l’original «Andromire» erronée par «Amintas».

610
Et s'il arrive aussi qu'à l'aspect de ses charmes,
611
Ils perdent le courage, et mettent bas les armes?

HARPALICE
612
Il n’est rien ici bas qui ne soit hasardeux,
613
C'est pourquoi j’ai voulu les employer tous deux:
614
Car un seul suffirait pour un coup si facile,
615
Afin, si l'un des deux était si mal habile,
616
Que d'être ému d'amour, ou de compassion,
617
Que l'autre pour le moins fît sa commission,
618
Ne pouvant arriver sans un malheur extrême,
619
Que tous deux à la fois s'oubliassent eux-mêmes:
620
Or je m’en vais d'ici jeter l'appas mortel,
621
Qui doit faire venir ma victime à l'autel;
622
Pendant que d'autre part vous irez voir Madame,
623
À qui j’ai fait valoir votre amoureuse flamme,
624
Jusque-là, que pour peu que les Dieux soient pour nous,
625
Elle n'aura jamais d'autre mari que vous.
626
Servez-vous donc du temps, et de mon entremise.

AMINTASNXNota del editor

Nous corrigeons «Andromire» par «Amintas».

627
Assurez-vous aussi dessus ma foi promise,
628
Que changeant mes discours en solides effets,
629
Et vous et votre fils sentirez mes bienfaits.
630
Je vous rendrai si grands, que les plus grands d'Épire
631
Le trouveront étrange, et ne l'oseront dire.

SCÈNE II

PHILANAX, et son esclave

PHILANAX
632
Doncques ils vous ont dit, que nous aurons bon vent?

ESCLAVE
633
Fort bon, il tire droit du côté du Levant.
634
Vous avez un vaisseau le meilleur de la flotte,
635
Et que j’ai fait garnir d'un excellent Pilote.
636
Au reste un fort bon lit, et fort bien suspendu,
637
Aussi large que long, quand il est étendu.

PHILANAX
638
Voilà qui va fort bien mais dites-moi Clitandre,
639
Est-ce la Mer qui bruit, que nous venons d'entendre?

ESCLAVE
640
Oui, Seigneur, c'est la mer.

PHILANAX
Nous sommes donc aussi
641
Bien près du Fort-Marin?

ESCLAVE
Il n'est pas loin d'ici:
642
y voudriez-vous aller?

PHILANAX
Mon âme est bien en doute,
643
Irai-je au corps de garde, ou suivrai-je ma route?
644
Non, ayons le plaisir, avant qu'aller au port,
645
De savoir comme quoi le personnage est mort.
646
Il est mort, car longtemps avant que je m'en vinsse,
647
Il était en chemin avec l'ordre du Prince.
648
Allons, menez-y-moi, je n’y serai que peu.

ESCLAVE
649
Suivez, c'est assez près d'où luit ce petit feu.

SCÈNE III

LE CAPITAINE SCYTHE, QUATRE SOLDATS

LE CAPITAINE SCYTHE
650
Amis, voici l'endroit où doit passer la proie,
651
Que pour nous enrichir le Prince nous envoie;
652
Ce carrefour désert en tous ses environs,
653
Ne laisse aucun témoin au coup que nous ferons:
654
Je vous ai finement tirés, du corps de garde,
655
Pour que nos compagnons ne s'en prissent point garde:
656
Car outre que le fait est plus secret ainsi,
657
C'est que la récompense en est plus grande aussi.

UN SOLDAT
658
Je m'étonne pourquoi le Généralissime,
659
Ne le perd par les lois, s'il a fait quelque crime.

CAPITAINE
660
Qu'il ait droit, ou non droit de le faire mourir,
661
Il ne nous sied pas bien de nous en enquérir.
662
Cette raison d'État, dont on peint toute chose,
663
N’écoute pas toujours ce que l'autre propose.
664
Essayons seulement de bien effectuer
665
Ce qu'il a commandé.

SCYTHE
S’il ne tient qu'à tuer,
666
N'ayez-peur qu'en ceci son service demeure.

AUTRE
667
Paix, quelqu'un vient à nous; c'est l'homme, il faut qu'il meure.

AUTRE
668
Ils sont deux.

CAPITAINE
Pour cela? L'autre n'est qu'un valet,
669
attendons que tous deux donnent dans le filet.

SCÈNE IV

PHILANAX, L'ESCLAVE, LE CAPITAINE SCYTHE, QUATRE SOLDATS

L’ESCLAVE
670
Seigneur, voilà des gens qui ne m’ont pas la mine
671
D'être là pour bien faire.

PHILANAX
Allons, poltron, chemine;
672
ce sont de nos amis qui ne nous ferons rien.

ESCLAVE
673
J’en doute.

PHILANAX
Abordons-les: Bonsoir, Messieurs: et bien,
674
Le Prince est-il servi selon qu'il le souhaite?

CAPITAINE
675
Notre exécution est encore imparfaite,
676
Mais on va sur le champ l'achever devant toi:
677
Frappez mes compagnons.

PHILANAX
Ô Dieux! Secourez-moi.
678
Ha! Vous m'assassinez faute de me connaître.

SCYTHE
679
Meurs, meurs, qui que tu sois, et que tu puisses être.

PHILANAX
680
Défendons-nous, Clitandre, et nous encourageant,
681
S'il faut que nous mourions, mourons en braves gens.

L’ESCLAVE
682
Ha! Mon Maître, je meurs.

CAPITAINE
Va misérable Esclave,
683
Meurs, et porte aux Enfers la qualité de brave.

SCÈNE V

PHILANAX, LE CAPITAINE SCYTHE, QUATRE SOLDATS
PÉRIANDRE arrivant

[PÉRIANDRE]
684
Hâtons-nous, c'est un bruit, comme de combattants,
685
Ô spectacle honteux! Mais sans perdre le temps,
686
Range-toi du parti de celui qu'on assomme,
687
Ha! Marauds, dix ensemble assassiner un homme?

CAPITAINE
688
Amis, retirons-nous, voilà notre homme à bas,
689
Laissons-là ce mauvais qui ne nous suivra pas;
690
Notre commission n'est que trop achevée.

(Ils sortent)

PHILANAX
691
Ô Justice du Ciel à mon dam éprouvée!
692
Que ton bras tombe bien visiblement sur moi!

PÉRIANDRE
693
Mon Cavalier, courage, ô! Qu'est-ce que je vois?
694
Est-ce vous, Philanax?

PHILANAX
Oui, c'est moi, Périandre:
695
Qui par un coup du Ciel difficile à comprendre,
696
Me suis pris au filet pour vous-même tendu;
697
Le secours, quoique vain, que vous m’avez rendu,
698
M'oblige avant mourir de vous dire un mystère,
699
Que la fidélité m'ordonne de vous taire.
700
Fuyez, on vous veut perdre: hélas! Si je pouvais,
701
Je vous en dirais plus, adieu je perds la voix.

PÉRIANDRE
702
Ô Dieux! Il n'est torrent, vent, mer, foudre, ni flamme,
703
Qui n'ait moins de fureur que l'esprit d'une femme,
704
Lorsque d'un prompt dépit son cœur envenimé,
705
Lui fait haïr l'objet qu'elle avait bien aimé:
706
C'est l'Amour d'Andromire en fureur convertie,
707
Qui me fait maintenant dresser cette partie:
708
Et c'était fait de moi, si le Ciel tout-puissant,
709
Le Ciel, qui volontiers assiste l'innocent,
710
N’eût suscité ma sœur, dont le pieux exemple,
711
M'a par son sacrifice arrêté dans le Temple;
712
Où le temps que j’ai mis à vénérer l'autel,
713
M'a tiré clairement de ce danger mortel.
714
Mais si les Dieux m'ont mis hors de ce pas funeste,
715
C'est à ma prévoyance à me sauver du reste.
716
Ce premier accident heureusement passé,
717
M'avertit d'un second dont je suis menacé:
718
Si je revois le Prince, il est hors d'apparence,
719
Que ma tête chez lui puisse être en assurance;
720
Suivant ouvertement son furieux dessein,
721
Il me fera donner d'un poignard dans le sein.
722
Si je pense d'ailleurs me sauver chez la Reine,
723
Il est bien malaisé que l'on ne m'y surprenne,
724
Et qu'un Prince ennemi qui ne craint aucun Dieu,
725
Y respecte pour moi la majesté du lieu.
726
Il faut donc s'éloigner; mais, frère sans courage,
727
Veux-tu laisser ta sœur au milieu de l'orage?
728
Veux-tu l'abandonner à de fiers ennemis,
729
À qui l’autorité fait que tout est permis?
730
Aux violents transports d'une Amante irritée,
731
Dont l'âme est une mer de fureurs agitée?
732
Non, quand mille trépas y seraient apparents,
733
Allons la retirer des mains de ces Tyrans:
734
Mais, ô trop malheureux, et faible Périandre!
735
Pense bien au dessein que tu vas entreprendre.
736
Ce retour indiscret ne peut faire aucun bien,
737
Et peut précipiter ton malheur, et le sien.
738
Tu n'empêcheras pas de puissance absolue,
739
Qu'ils n'avancent ta mort, puisqu'ils l'ont résolue:
740
Et ta vue éveillant la rage de leur cœur,
741
Ils perdront tout ensemble et le frère et la sœur,
742
Sur laquelle peut-être ils n'ont aucune envie,
743
De rien exécuter qui soit contre sa vie.
744
Fuis donc où la Fortune adressera tes pas:
745
Mais je songe à la fuite, et ne regarde pas,
746
Que mon mauvais destin, et l'état de la guerre,
747
Me ferment le passage et sur mer et sur terre.
748
Rien n'entre en ce Royaume, et rien n'en sort aussi,
749
Sans l'ordre d'Amintas, qui le commande ainsi:
750
Va plutôt essayer la foi du Roi de Thrace;
751
Implore son secours, conte-lui ta disgrâce,
752
Et tiens pour assuré qu'il est trop généreux,
753
Pour n'être pas touché de ton sort malheureux.
754
C'est l'asile, et le port, seul en cette tempête,
755
Où je puis garantir ma misérable tête;
756
Vu, que sans redouter la malice des miens,
757
De nos retranchements je saute dans les siens.
758
Dis que tes ennemis ne pouvant par envie,
759
Souffrir plus longuement le repos de ta vie,
760
Ont obligé le Prince à ce coup déloyal,
761
Qui dément la grandeur d'un courage royal.
762
Oui, ma discretion, couvrira votre honte,
763
Oui, je ne lui ferai que la moitié du conte;
764
Princesse, dont la rage a juré mon trépas,
765
Quoique vous me perdiez, je ne vous perdrai pas:
766
L'amour fait votre haine, et je vous le pardonne,
767
L'effet en est mauvais, mais la cause en est bonne.
768
Sitôt que je serai sous la faveur du Roi,
769
J'avertirai ma sœur de prendre garde à soi;
770
Et prouvant mon salut par ma propre écriture,
771
Je lui ferai savoir toute mon aventure.
772
Partons; mais mon épée, en ce dernier effort,
773
M’a fait un mauvais tour, levons celle du mort:
774
Le soupçon qu’on doit prendre, et des lieux, et de l'heure,
775
Ne me conseille par de laisser la meilleure.

SCÈNE VI

LES SCYTHES revenus

SCYTHE
776
Voyons premièrement si ce désespéré,
777
Y serait point encore.

AUTRE
Non, il s'est retiré.

CAPITAINE
778
Avançons, par Hercule; au cas qu’il y revienne,
779
Je prétends le charger si bien qu'il s’en souvienne.

AUTRE
780
Le brave à mon avis ne sera pas si fou.

CAPITAINE
781
Sus, qu’on porte ces morts chacun sa pierre au cou,
782
Bien avant dans la mer avec une chaloupe,
783
Pendant que Bronte et moi, pour le bien de la troupe,
784
Irons trouver le Prince, et de l'acte commis,
785
Toucher au nom de tous le salaire promis.
786
Son épée, à propos, cherchez qu'on me la trouve,
787
C'est de notre service une importante preuve,
788
On n'en demande point d'autre que celle-là.

SCYTHE
789
Tenez, mon Capitaine, allez donc, la voilà,
790
Que j’ai trouvéNXNota del editor

L’accord du participe passé avec le régime direct précédant le verbe auxiliaire est souvent violé au XVIIe siècle, surtout chez les auteurs anciens.” (A. Haase: Synthase française du XVIIe siècle. Traduite par M. Obert. Paris: Alphonse Picard et Fils, 1898. Nouvelle édition, Paris-Munich: Delagrave-M. Hubert, 1965, p. 214).

rompue à deux pas de son maître.

CAPITAINE
791
La garde me suffit à la faire connaître.

SCÈNE VII

HARPALICE, VIRGINIE

HARPALICE
792
J’ai tant fait qu'elle vient où je la veux menerNXNota del editor

Ce vers est un aparté.

,
793
Allons, ma fille, allons, venez vous promener;
794
Divertisez un peu cette mélancolie,
795
Vous la verrez encore, cette belle Italie.
796
Ce vieillard si chéri, que vous croyez perdu,
797
Peut-être que demain il vous sera rendu,
798
Et que le même coup de fortune prospère,
799
Qui sauva les enfants, aura sauvé le Père.

VIRGINIE
800
He! Madame, les Dieux vous en veuillent ouïr.

HARPALICE
801
Cependant, ma Mignonne, il faut se réjouir:
802
Seriez-vous de mon goût? Je trouve ce rivage,
803
Plus charmant et plus doux en ce qu'il est sauvage.
804
C'est le plus bel endroit que l’œil puisse choisir,
805
Pour promener le corps et l'esprit à plaisir:
806
Car le pied qui rencontre une arène mollasse,
807
S'y repose en marchant plutôt qu'il ne s'y lasse;
808
Et dans la paix qui règne en ce bord déserté,
809
L'esprit triste ou content y rêve en liberté.
810
Dieux! J’ai laissé la clef pendante à ma cassette;
811
Si quelqu'un y fouillait d'une main indiscrète,
812
Il verrait des papiers qui sont tout au-dessus,
813
Qu'il me fâcherait bien que l'on eût aperçus;
814
Je cours donc la fermer avec votre licence,
815
Pour hâter mon retour de toute ma puissance.

(Elle quitte Virginie)

VIRGINIE
816
Demeure, jusqu'à tant que je t'aille quérir,
817
Importune.

HARPALICE
À ce coup on la verra périr.

SCÈNE VIII

VIRGINIE, parlant à la Mer

[VIRGINIE]
818
Ô Trompeur Élément! Ô Mer! est-il possible
819
Que sous le faux semblant d'un calme si paisible,
820
Tu caches les fureurs que je t'ai vu vomir,
821
Et dont les seuls pensers me font encore frémir?
822
Tel et plus doux encore paraissait ton visage,
823
Une heure auparavantNXNota del editor

Proposition pour “avant”, dont l’emploi será condamné par Vaugelas, étant donné qu’auparavant est adverbe et ne peut pas jouer le ròle d’une préposition. (Claude Favre de Vaugelas: Remarques sur la langue française: utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Paris: Pierre le Petit, 1647 -Paris: Éditions Champ Libre, 1981).

cet invincible orage,
824
Qui nous a fait sentir ton infidélité,
825
Et la perte d'un Père à jamais regretté.

SCÈNE IX

ZÉNODORE, PHARNACE, VIRGINIE
ZÉNODORE, et PHARNACE, sortant de l’embuscade

[ZÉNODORE, et PHARNACE]
826
Frère, nous la tenons, l'occassion est belle,
827
Elle est seule, essayons de nous défaire d'elle,
828
Et la mettons d'abord au milieu de nous deux.

VIRGINIE
829
Voici venir des gens, me dois-je éloigner d'eux?
830
Non, mon éloignement serait peut-être cause,
831
Qu'ils en soupçonneraient quelque mauvaise chose:
832
Harpalice en tout cas sera bientôt à moi.

ZÉNODORE
833
Madame, il faut mourir.

VIRGINIE
Moi, mourir, et pourquoi?
834
Qu’ai-je fait, qui mérite une telle vengeance.

PHARNACE
835
Ce mystère n'est pas de notre intelligence.

VIRGINIE
836
Mais me connaissez-vous?

ZÉNODORE
Trop pour votre malheur,
837
Et pour le nôtre aussi, puisque notre valeur,
838
Au lieu d'être employée à quelque exploit insigne,
839
Fait par nécessité ce ministère indigne.

PHARNACE
840
Ces compliments sont beaux, mais ils sont superflus;
841
Mettons la main à l’œuvre, et ne différons plus:
842
Sus l'épée à la main.

VIRGINIE
Adieu, cher Périandre,

(Elle tombe, et eux s'enferrent)
ZÉNODORE mourant

[ZÉNODORE]
843
Ô mort! Que justement tu me fais bien apprendre,
844
Qu'il est un bras au Ciel qui punit les forfaits,
845
Et qui les fait tomber sur ceux qui les ont faits.

VIRGINIE se relevant

[VIRGINIE]
846
Ô Dieux! Dont la bonté me sauve par miracle,
847
Quel étrange accident! Quel horrible spectacle!
848
Tous deux n'ont plus de part à la clarté des Cieux:
849
Fuyons, fuyons bien loin de ces funestes lieux,
850
Où l'on voit immolés dessus l'autel du crime,
851
Les sacrificateurs, au lieu de la victime.

SCÈNE X

LA REINE allant à la promenade, SON ÉCUYER, HARPALICE

LA REINE
852
Lequel des promenoirs vous semble le plus beau,
853
Des jardins, ou des prés, de la terre ou de l'eau?

L’ÉCUYER
854
À ce soir que les vents retiennent leur haleine,
855
Si vous voulez, Madame, aller dessus l’arène,
856
Vous n'en trouverez pas le promenoir vilain.

HARPALICE, qui veut détourner la Reine d'aller là

[HARPALICE]
857
Vous ne croiriez jamais que l'air en est malsain.
858
Je sais bien qu'avant-hier j'y fis la promenade,
859
Et que je m'en revins extrêmement malade.

LA REINE
860
Qu'importe, sain ou non, je n'y ferai qu’un tour,
861
Et je crois qu'à raison de la beauté du jour,
862
Nous aurons en passant le plaisir de la pêche.

HARPALICE
863
Ce dessein m’importune, il faut que je l'empêcheNXNota del editor

Dans ce vers Harpalice se parle à elle-même.

:
864
Madame, assurément que votre majesté
865
Hasarde, sans besoin, son teint et sa santé;
866
Si vous saviez combien cet air leur est contraire,
867
Vous diriez qu'à bon droit je vous en veux distraire.

LA REINE
868
Bon, qui ferait dessein d'y demeurer beaucoup?

HARPALICE, voyant revenir Virginie

[HARPALICE]
869
Qu'est-ceci, mes neveux, ont-ils manqué leur coup?
870
Que je vois revenir ma victime échappée,
871
Sans témoignage aucun qu'elle ait été frappéeNXNota del editor

Ces trois vers forment un aparté, Harpalice se parle à elle-même.

?

SCÈNE XI

LA REINE, SON ÉCUYER, HARPALICE, VIRGINIE
VIRGINIE, abordant la Reine

[VIRGINIE]
872
Ah! Madame, ôtez-vous de ces lieux dangereux,
873
Où vous allez trouver des objets malheureux,
874
Dont l'horreur est encore sur mon visage peinte.

HARPALICE
875
Que ce discours me donne une mortelle atteinteNXNota del editor

Ce vers est un aparté.

!

LA REINE
876
Est-il sorti du sein de ce vaste Élément
877
Quelque monstre hideux?

VIRGINIE
Madame, nullement.

LA REINE
878
Et quoi donc?

VIRGINIE
S’il vous plaît permettez que j'achève;
879
Comme tout maintenant je rêvais sur la grève,
880
Où m'avait fait venir Madame que voilà,
(montrant Harpalice)
881
Qui pour certaine affaire aussitôt s'en alla:
882
Deux hommes, ou plutôt, deux tigres sanguinaires,
883
Cachant leur cruauté sous des fronts débonnaires,
884
M’ont mise au milieu d'eux, et presque dès l'abord,
885
Se sont mis en état de me donner la mort.
886
Chacun d'eux m'allongeait une atteinte mortelle,
887
Quand la peur du trépas, à chacun naturelle,
888
M'a fait faillir d'un coup le cœur et les genoux,
889
Et tomber sans blessure, au milieu de leurs coups.

LA REINE
890
Bons Dieux! Quel accident!

VIRGINIE
Madame, ce qui reste,
891
Est bien plus merveilleux, comme aussi plus funeste;
892
Opposés qu'ils étaient, tous deux d'un même temps
893
Ont voulu me frapper.

HARPALICE
Ha! Qu'est-ce que j'entends?

VIRGINIE
894
Mais ayant leurs fureurs par ma chute trompées,
895
Ils se sont enferrés de leurs propres épées,
896
Ainsi je dois ma vie à la peur de mourir,
897
Et ma seule faiblesse a pu me secourir.

HARPALICE
898
Considérez un peu quelle audace effrontée!
899
Et jusques à quel point est la rage montée?
900
Avoir fait des jardins de votre Majesté,
901
Le théâtre sanglant de leur méchanceté!

LA REINE
902
Mais vous-même, pourquoi l'avez-vous amenée
903
Sur ce funeste bord, et puis abandonnée?

HARPALICE
904
Madame, je l'avoue, il est vrai que j'eus tort,
905
Et que j'aurais été coupable de sa mort;
906
Mais la nécessité d'une affaire pressante,
907
Me fit faire à regret cette faute innocente.

LA REINE
908
Et vous disiez tantôt que l'air en est malsain,
909
Pourquoi donc l'y mener?

HARPALICE
Je l'ai fait sans dessein.

LA REINE
910
Bien, bien, on tâchera de découvrir la source,
911
D'où ce forfait a pris sa détestable course:
912
Retournons, cependant qu'on enlève ces morts,
913
Il n'est pas que quelqu'un n'en connaisse les corps;
914
Et pour vous, tenez-vous plus près de ma personne.
(parlant à Virginie)
915
Allons.

SCÈNE XII

HARPALICE

[HARPALICE]
C'est fait de moi, la Reine me soupçonne,
916
Et si je n'y prends garde, à ce que j'ai senti,
917
Elle me pourra faire un très mauvais parti.
918
Avant que le Soleil nous monstre sa lumière,
919
Mes neveux reconnus, je serai prisonnière:
920
Mais plutôt qu'on te perde, il te faut perdre tout,
921
Et pousser hardiment le crime jusqu'au bout.
922
Mensonge, Tromperie, Imposture, Malice,
923
Chers Démons, accourez au secours d'Harpalice.
924
Courage, grâce à vous, je viens de concevoir
925
Un trait tel que l'enfer n'en voit point de si noir:
926
La mort de ces deux sots, qui n'ont su se conduire,
927
Établit ma fortune, au lieu de la détruire,
928
C'est d'où je veux tirer les armes qu'il me faut,
929
Pour livrer à la Reine un merveilleux assaut.
930
Ne diffère donc plus, l'occasion est chauve,
931
Si le crime te perd, que le crime te sauve:
932
Mais avant toute chose il faut premièrement,
933
Savoir si Périandre est mort assurément.
934
Va voir pour cet effet le Prince et la Princesse,
935
Et brouille la fusée avecque tant d'adresse,
936
Qu'étant ton intérêt le leur propre en ceci,
937
Tu ne puisses tomber qu'ils ne tombent aussi.

Fin du troisième Acte


ACTE IV

SCÈNE I

ANDROMIRE, AMINTAS

ANDROMIRE
938
Pensers, restes honteux d'une honteuse flamme,
939
Qui pour éterniser le trouble dans mon âme,
940
Voudriez mal à propos me donner du remords,
941
Pour un audacieux digne de mille morts.
942
Adieu, mon cœur plus sain ne veut plus vous connaître,
943
Mourez avec celui qui vous avait fait naître:
944
Apprenez qu'il sied mal aux généreux esprits,
945
De souffrir sans vengeance un injuste mépris,
946
Et que la patience et l'amour offensées,
947
Ont droit de se changer en fureurs insensées:
948
Mais d’où vient qu'Amintas est déjà de retour?

AMINTAS (Il montre l'épée)

[AMINTAS]
949
Madame, l'insolent n'a plus de part au jour,
950
Voilà de son trépas une preuve certaine.

ANDROMIRE
951
Ah! Sensible douleur! Que cette âme hautaine,
952
M’allait causer sans vous de scandale et d'ennui,
953
Et que vous savez bien m'obliger aujourd'hui!
954
Je vis par cette mort, et jure que personne,
955
Hormis vous, n'aura part au bien qu'elle me donne.

AMINTAS
956
Au reste il n'est pas seul aux enfers descendu,
957
Quelqu'un qui le suivait, et qui l'a défendu,
958
A par un même sort suivi son aventure,
959
Et tous deux dans la mer ont eu leur sépulture.

ANDROMIRE
960
Mon esprit désormais n'a plus à redouter,
961
Pourvu que le secret ne vienne à s'éventer.

AMINTAS
962
Les quatre exécuteurs de ce sanglant mystère,
963
Sont par la récompense obligés de se taire:
964
L'or leur ferme la bouche, outre que si je veux,
965
J'ai mille occasions de me défaire d'eux.
966
Les fossés ennemis sont un beau cimetière,
967
Où je puis enterrer une phalange entière.

ANDROMIRE
968
Reste donc à savoir comme aura réussi
969
Le dessein d'Harpalice.

AMINTAS
Attendez, la voici,
970
Qui vient fort à propos nous le dire elle-même.

ANDROMIRE
971
L'étonnement paraît en son visage blême,
972
Je crains quelque disgrâce.

SCÈNE II

ANDROMIRE, AMINTAS, HARPALICE

HARPALICE
Ah! Monsieur, tout va mal!
973
Jamais malheur ne fut à mon malheur égal!
974
Elle vit saine et sauve, elle vit la sorcière
975
Et les miens au contraire ont mordu la poussière.

AMINTAS
976
Et comment?

HARPALICE
Elle dit, que de deux coups fourrésNXNota del editor

Le “coup fourré” appartient au vocabulaire de l’escrime: dans un combat au fleuret, à l'épée, se dit quand chacun des deux adversaires en même temps donne et reçoit un coup. Et, figurément faire un coup fourré, se rendre mutuellement et en même temps de mauvais offices. Ils ont fait un coup fourré.
Et contre cet assaut je sais un coup fourré
Par qui je veux qu'il soit de lui-même enferré:
Molière: L’Étourdi ou Les Contre-Temps, III, 5, vv. 1165-1166).

,
977
Au lieu de la frapper ils se sont enferrés.

ANDROMIRE
978
Il n'est point de raison qui me fasse comprendre,
979
Comme si lourdement ils ont pu se méprendre.

AMINTAS
980
Vous verrez que l'un d'eux charmé de ses appas,
981
A voulu par pitié l’exempter du trépas:
982
Et l'autre en son devoir plus ferme et plus fidèle,
983
Ne l'aura pu souffrir, de là vient leur querelle.

HARPALICE
984
Enfin tous deux sont morts, et le pis que j'y vois,
985
C'est que tout le soupçon va tomber dessus moi.
986
Ils seront reconnus, et moi par conjecture,
987
Je serai prisonnière, et mise à la torture,
988
Qu'à peine endurera ce corps faible, et cassé,
989
Sans trahir le secret de ce qui s'est passé.
990
Faites mieux, en un fait de si grande importance,
991
Fiez-vous à ma mort plutôt qu'à ma constance:
992
Empêchez-moi, de grâce, en me faisant mourir,
993
De mourir mille fois, et de vous découvrir.
994
Sus donc, ne craignez pas, hâtez mes destinées
995
De quelques mois peut-être, ou de quelques années:
996
Si Périandre est mort, comme je crois qu'il l'est,
997
Je quitte volontiers le jour qui me déplaît.

AMINTAS
998
Cette épée est témoin qu'il a cessé de vivre:
999
Mais il ne s'ensuit pas que vous le deviez suivre.

ANDROMIRE
1000
Quoi? Pour notre intérêt vos jours sacrifier?
1001
Non, non, on tâchera de vous justifier;
1002
Et vous craignez à tort que quelqu'un entreprenne,
1003
Sur un simple soupçon, de vous donner la gêne:
1004
Le pis qu'il vous arrive, étant de ma maison,
1005
C’est d'avoir quelque temps la chambre pour prison;
1006
Et mon crédit encore n'est pas tel, que je doute,
1007
Qu'à ma seule faveur vous ne sortiez absoute.

HARPALICE
1008
Je ferais tort, Madame à votre autorité;
1009
Ou je l'ignorerais, si j'en avais douté:
1010
Mais songez qu'un torrent qui n'a plus de rivage,
1011
Est beaucoup moins à craindre, et fait moins de ravage,
1012
Qu'un esprit amoureux jusques au dernier point,
1013
Quand un pouvoir suprême à sa fureur est joint;
1014
Et je sais des raisons qui font que j’appréhende,
1015
Que même jusqu'à vous sa rage ne s'étende.
1016
Vous les savez aussi.

AMINTAS
Non, non, quelque pouvoir,
1017
Que la Reine ait sur nous, ou qu'elle y puisse avoir,
1018
Rien ne m'empêchera de vous servir, Madame,
1019
De toute ma puissance, et de toute mon âme,
1020
Vous seule êtes ma Reine, et vos yeux sont les Rois,
1021
De qui tant seulement je respecte les lois:
1022
Mon frère tient la Mer, je commande sur terre;
1023
Et s'il faut allumer le flambeau de la guerre,
1024
Tous deux sous votre aveu, nous pouvons aisément,
1025
Exciter dans l'État un tel embrasement,
1026
Que la Reine et les siens auront peine à l'éteindre.

HARPALICE
1027
La guerre a des succès qui sont toujours à craindre,
1028
Il vaudrait beaucoup mieux la perdre, et nous sauver
1029
Par une invention que je viens de trouver.
1030
Ou, pour en mieux parler, que quelque Dieu m'inspire,
1031
Pour vous mettre tous deux dans le Trone d'Épire.
1032
Nos ennemis sont bas, et mon propre malheur,
1033
Sera, si vous voulez, la matière du leur.

ANDROMIRE
1034
Et comme quoi cela?

HARPALICE
C'est que sans plus attendre,
1035
Il vous faut accuser la Reine, et Périandre.

AMINTAS
1036
De quoi?

HARPALICE
D'incontinence; et sur ce fondement
1037
Je bâtis sa ruine, et votre avancement.
1038
Ne pouvant tout ensemble être juge et partie,
1039
Vous direz que Madame étant bien avertie
1040
D'un feu si déshonnête, et si mal assorti,
1041
A voulu que vous-même en fussiez averti,
1042
Comme ayant intérêt que leur sale pratique,
1043
Ne couvrît point l'État d'une honte publique;
1044
Et que la Reine enfin, d'un amant si chéri
1045
Ne s'en fit point encore un indigne mari.

ANDROMIRE
1046
Mais touchant vos neveux?

HARPALICE
Donnez vous patience:
1047
Ajoutez, s'il vous plaît, qu'ayant eu défiance,
1048
(Et voici d'où tirer la mort de mes neveux)
1049
Qu'ils portaient aux jardins leurs impudiques feux,
1050
Où l'on sait qu'ils allaient sans autre compagnie,
1051
Que de la confidente et chère Virginie,
1052
Vous aviez donné charge à ces deux malheureux,
1053
D'aller y découvrir leurs secrets amoureux,
1054
Et qu'étant découverts par les auteurs du crime,
1055
Ils les ont fait tirer sur ce bord maritime,
1056
Pour ajouter le meurtre à l'impudicité.
1057
Maintenant pour la sœur,

AMINTAS
C'est la difficulté.

HARPALICE
1058
Rien moins, elle est déjà suspecte et criminelle,
1059
Par l'accusation que nous formons contre elle;
1060
Son histoire et d'ailleurs si ridicule à tous,
1061
Que bien loin de nous nuire, elle fera pour nous.
1062
Le conte qu'elle en fait est si hors d'apparence,
1063
Qu'une fable et cela n'ont point de différence:
1064
Où ce que nous disons, quoiqu'il soit inventé,
1065
N’a rien qui ne s'accorde avec la verité.
1066
Et l'on a vu souvent les choses vraisemblables,
1067
S'acquérir plus de foi que les plus véritables,
1068
Pour moi, mot après mot je ferai le récit
1069
De ce que Virginie et Périandre ont dit,
1070
Et dont je suis témoin, ou le Ciel m'extermine;
1071
L'usage là-dessus veut qu'on les examine,
1072
Et que separément ils soient interrogés,
1073
Sur les cas différents dont ils seront chargés.
1074
Or Périandre est mort, et quoique Virginie
1075
No confesse jamais ce qu'il faut qu'elle nie,
1076
Sa mort, qu'on nommera du nom d'évasion,
1077
Est le plus grand sujet de leur confusion.
1078
Tout le monde croira qu'une si prompte absence,
1079
Est un effet de crainte, et de peu d'innocence:
1080
Ne doutez pas qu'aussi l'entretien familier,
1081
Que la Reine eut souvent avec le Cavalier,
1082
Et dont toute la Court est témoin oculaire,
1083
Ne fasse impresion dans l'esprit du vulgaire.

ANDROMIRE
1084
Tout ce qu'il vous plaira, mais cette impression,
1085
Ne fait rien ce me semble à sa conviction.

HARPALICE
1086
Elle fait qu'on la croit justement accusée,
1087
Et que notre entreprise en sera plus aisée.

ANDROMIRE
1088
Oui; mais un seul témoin?

HARPALICE
Un seul l'obligera,
1089
À se purger des cas dont on la chargera.
1090
Or elle ne le peut, puis qu'elle est criminelle,
1091
Quelque bonté d'esprit qui se retrouve en elle.

AMINTAS
1092
Tout l'espoir qui lui reste, et qu'elle peut trouver,
1093
C'est qu'en cas de forfaits difficile à prouver,
1094
Les armes sont la seule et la dernière voie,
1095
Par où la vieille loi permet qu'on se pourvoie:
1096
Que si par aventure elle use de la loi,
1097
On verra d'Amintas le courage et la foi;
1098
Sa gloire en ce combat ne peut être qu'extrême,
1099
Puisqu’en vous faisant Reine, il se fait Roi lui-même,
1100
Ou qu’y laissant la vie, il a ce réconfort
1101
Que de vous témoigner son amour par sa mort.

ANDROMIRE
1102
Plutôt être moi-même à jamais asservie,
1103
Que régner aux dépens d'une si belle vie.

HARPALICE
1104
Cela n'adviendra pas, mais il est important
1105
Que Monsieur en ce cas soit votre combatant:
1106
Car outre sa valeur à nulle autre seconde,
1107
Son rang étonnera le cœur de tout le monde,
1108
De sorte que la Reine aura peine à fournir,
1109
Un bras que contre lui la veuille soutenir.

ANDROMIRE
1110
Fort bien, mais un scrupule en l'âme me demeure.

HARPALICE
1111
Quel?

ANDROMIRE
C'est que si je règne, il faudra qu'elle meure.

HARPALICE
1112
Elle mourra vraiment, mais ce ne sera pas,
1113
Que la rigueur des loix ordonne son trépas.
1114
La mort suit l'adultère, et la vieille ordonnance,
1115
De l'exil seulement punit l'incontinence:
1116
Témoin Phèdre, et Tegnis qui dans l'Antiquité,
1117
Pour une même faute ont le sceptre quitté,
1118
Et laissé gouverner le timon de l'Empire,
1119
Au plus proche héritier de la maison d'Épire:
1120
Voilà le vrai chemin que vous devez tenir,
1121
Pour mériter le trône, et pour y parvenir;
1122
Si vous avez le cœur de repousser l'outrage,
1123
Ou s'il est assez grand, pour un si grand ouvrage.

AMINTAS
1124
Madame, quelque Dieu nous présente la main,
1125
Ses conseils ne sont pas du seul esprit humaine:
1126
Le Ciel nous les suggère afin de nous confondre,
1127
Si bientôt vous et moi ne tâchons d’y répondre.
1128
Il veut chasser le vice, et placer la vertu
1129
Dans le trône royal que vos pères ont eu.
1130
Pour de moindres sujets la fortune se tente,
1131
Madame, il faut oser.

ANDROMIRE
Osons, j'en suis contente.
1132
Commencez donc l'ouvrage, et vous ressouvenez,
1133
Que c'est notre destin que vous entreprenez.

HARPALICENXNota del editor

Elle demeure seule en scène.

1134
Voilà la chose au point que je l'ai désirée,
1135
Mon crime est à couvert, ma tête est assurée,
1136
Et l'on verra bientôt des mains d'un nouveau Roi,
1137
Pleuvoir mille faveurs sur mon fils et sur moi.

SCÈNE III

PÉRIANDRE, CLÉARQUE, Roi de Thrace

PÉRIANDRE
1138
Voilà, Sire, la vraie et funeste aventure,
1139
Que me cause aujourd'hui l'envie et l'imposture.

CLÉARQUE
1140
Je dois bénir le mal qui vous est advenu,
1141
Puisque j'en ai le bien de vous avoir connu,
1142
Et que je contribue à conserver la vie,
1143
De celui qui tantôt me l'a presque ravie.

PÉRIANDRE
1144
Vous savez la défendre avec tant de valeur,
1145
Qu'on ne peut l'attaquer qu'à son propre malheur.

CLÉARQUE
1146
Vous en fîtes pourtant une contraire épreuve,
1147
Mais j'aime la vertu partout où je la trouve;
1148
Je l'aime en Périandre, et crois qu’il est permis,
1149
De la récompenser, même en ses ennemis.

PÉRIANDRE
1150
Les intérêts à part de la Reine Euridice,
1151
Il n'est service aucun que je ne vous rendisse,
1152
Et je vous tromperais d'un lâche compliment,
1153
Si par civilité je parlais autrement.

CLÉARQUE
1154
Qu'elle fut agréable aux Dieux qui l'exaucèrent,
1155
Quand d'un si grand trésor ils la récompensèrent!
1156
Mais suivant ce discours je voudrais bien savoir,
1157
Comment, et par quel heur elle a pu vous avoir.

PÉRIANDRE
1158
Il faut donc, ô grand Roi, que je vous importune,
1159
Du récit de ma race, et de mon infortune.
1160
Pour ma race, il est vrai que j’en suis peu savant;
1161
Mon Père néanmoins m'a dit assez souvent,
1162
Que j'avais toujours pris ma nourriture à Rome:
1163
Mais que j'étais né Grec, et fort bien gentilhomme,
1164
Que pour de grands sujets qu'il me dirait un jour,
1165
Il s'était vu contraint de changer de séjour;
1166
Et qu'un voyage enfin m’instruirait davantage,
1167
Du lieu de ma naissance, et de mon parentage.
1168
Comme en effet trois mois sont à peine passés,
1169
Du soir qu'ayant la sœur et le frère embrassés:
1170
«Mes enfants», nous dit-il «le cours de vingt années,
1171
Doit avoir diverti celui des destinées.
1172
C'est assez demeuré chez le peuple Romain,
1173
Il en faut voir un autre, et partir dans demain».
1174
Le matin dès l'aurore, et sans qu'il nous fût libre
1175
De faire aucuns adieux, il nous met sur le Tibre;
1176
Ce fleuve impetueux nous reçoit, et nous rend
1177
Dans le sein écumeux de la mer qui le prend:
1178
Là nous quittons la barque, et prenons un navire,
1179
Qui devait sur le soir faire voile en Épire.
1180
De fait incontinent que la nuit arriva,
1181
Du côté de la terre un vent frais se leva,
1182
Et tous les mariniers avec chants d'allégresse,
1183
Firent prendre au vaissean la route de la Grèce.
1184
Je ne veux pas ici marquer par le menu,
1185
La carte du chemin que nous avons tenu;
1186
Quels ports nous avons vus, quelles fameuses villes,
1187
Le nombre ni le nom des terres et des Îles;
1188
Suffit que vous sachiez que durant quelques jours,
1189
Notre nef avait fait un favorable cours:
1190
Déjà nous découvrions vos montagnes de Thrace,
1191
Athos, Hème, Rhodope, au front couvert de glace;
1192
Lorsqu'un nuage noir tout à coup se forma,
1193
Qui dans ses flancs épais le tonnerre enferma,
1194
Les ténèbres dans l'air à l'instant s'épaissirent,
1195
Le vent se mutina, les vagues se grossirent,
1196
Le Pilote, à qui l'art et les périls passés
1197
Montraient ceux dont alors nous étions menacés,
1198
S’écria, «Voiles bas, et que chacun s’apprête,
1199
À combatre aujourd'hui la plus fière tempête,
1200
Qui jamais ait troublé la bonace des flots»;
1201
À peine achevait-il ces véritables mots,
1202
Que le Ciel entrouvert, nous déclare la guerre,
1203
Par un éclair suivi d'un grand coup de tonnerre;
1204
Et comme si ce bruit eût été le signal,
1205
Pour nous épouvanter d'un assaut general,
1206
Un déluge de pluie, un orage de grêle,
1207
De foudres, et d'éclairs nous chargea pêle-mêle.
1208
Et nous eûmes raison de craindre également,
1209
Le malheur du naufrage, et de l'embrasement.
1210
Quelques traits de clarté ne perçaient les ténèbres,
1211
Que pour rendre à nos yeux les objets plus funèbres,
1212
Et montrer sur le front des plus vieux matelots,
1213
L'image de la mort errante sur les flots,
1214
Qui tantôt s'abaissaient en profondes vallées
1215
Et tantôt se haussaient en montagnes salées:
1216
De sorte que je crois que la vague atteignit,
1217
Jusqu'à la région du feu qu'elle éteignit,
1218
Car les fureurs du Ciel en fin diminuèrent,
1219
Où la Mer et les vents les leurs continuèrent,
1220
Tant que les mariniers sans courage et sans art,
1221
Laissèrent le navire au pouvoir du hasard.
1222
La plupart demi-morts gisaient à fonds de cale,
1223
Alors que le Patron tout tremblant et tout pâle,
1224
Nous vint donner avis que la nef faisait eau,
1225
Que le dernier espoir n'était plus qu'au bateau,
1226
Et qu’avant que quelqu'un s'avisât de le prendre,
1227
Il nous fallait en mer promptement le descendre.
1228
Là nous nous employons avec un tel effort,
1229
Que nous mettons enfin cet esquif hors le bord.
1230
Mon Père et le nocher les premiers descendirent,
1231
Pour recevoir ma sœur, et moi qu'ils attendirent,
1232
Hélas! Voici de quoi rafraîchir mes douleurs;
1233
Elle passait quasi de mes bras dans les leurs,
1234
Quand un grand coup de vague, ô Dieux! Le puis-je dire,
1235
Sépara le bateau d'avecque le navire.
1236
En cette extrémité jugez ce que je fis,
1237
Jugez ce que devint ce misérable fils,
1238
Ce que devint aussi cette sœur bien-aimée,
1239
Qui resta dans mes bras immobile et pâmée:
1240
Certes peu s'en fallut que le gouffre de l'eau,
1241
Ne reçût de mes mains ce précieux fardeau;
1242
Tout ce que j'eus de force à peine put suffire,
1243
À retirer son corps au dedans du navire,
1244
Qui sans voiles ni mâts, vint quelque temps après,
1245
Faire un triste naufrage aux côtes d'ici près,
1246
Battu du feu, de l'eau, de l'air, et de la terre,
1247
Qui parmi cent écueils le brisa comme verre.
1248
Lors comme si ce coup eût l'ouvrage achevé,
1249
L'orage s’abaisa, comme il s'était levé:
1250
Ces mutins éléments leurs querelles finirent,
1251
Le Ciel devint serein, et les flots s'aplanirent.

CLÉARQUE
1252
Je suis fort en souci de savoir comme quoi,
1253
Vous vous pûtes sauver.

PÉRIANDRE
Sire, ma sœur et moi,
1254
Dans l'étroite amitié qui nos âmes assemble,
1255
Nous tenions embrassés, pour expirer ensemble,
1256
Quand le Dieu de la mer, peut-être ayant pitié
1257
Et de notre jeunesse, et de notre amitié,
1258
Nous jetta sur le sable, avec deux ou trois autres,
1259
Afin que leurs malheurs témoignassent les nôtres.
1260
Après quelques paysans sur le bord accourus,
1261
Et dont humainement nous fûmes secourus,
1262
Par une charitable et douce complaisance,
1263
Vinrent avecque nous jusqu'au près de Plaisance,
1264
Où la Reine nous fit et nous fait un accueil,
1265
Qui de notre mémoire arracherait le dueil,
1266
Si parmi ce bonheur l'amitié paternelle,
1267
Ne rendait dans nos cœurs la tristesse éternelle.

CLÉARQUE
1268
Pourquoi n'espérez-vous que les Dieux l'ont sauvé,
1269
De la même façon qu'ils vous ont préservé?

PÉRIANDRE
1270
Parce qu'en ce danger se flatter d'espérance,
1271
C'est vouloir espérer contre tout apparence.
1272
Mais, Sire, si j’osais sans incivilité,
1273
Demander une grâce à votre Majesté,
1274
Je la conjurerais de me dire elle-même,
1275
Les plus secrets motifs de cette haine extrême,
1276
Par qui votre couronne, et la nôtre, ont senti,
1277
Tous les maux que peut faire un contraire parti.

CLÉARQUE
1278
Quoique le souvenir de ma gloire passée,
1279
En l’état où je suis afflige ma pensée,
1280
Je veux bien toutefois me la ramentevoir,
1281
Puisqu'elle sert au fait que vous voulez savoir.
1282
Sachez donc qu'autrefois le bonheur de ma vie,
1283
Aux Rois les plus contents eût donné de l'envie:
1284
J’étais craint des voisins, aimé de mes sujets,
1285
Soit en paix, soit en guerre, heureux en mes projets:
1286
Et très heureux surtout sous le joug d'Hymenée,
1287
Qui rendit de tout point ma couche fortunée.
1288
J’épousai Philacté, fille du Roi de Pont,
1289
Qui voulut voir la Grèce, et les jeux qui s'y font:
1290
Là je vis en sa mort ma première disgrâce,
1291
Et le dernier soupir du bonheur de la Thrace.
1292
Car après que la fête avec cent jeux divers,
1293
Eut charmé la moitié des yeux de l'univers,
1294
Et que Philacté même en eut été ravie,
1295
Elle accoucha d'un fils, qui lui coûta la vie.
1296
Ce meurtrier néanmoins aussi beau qu'innocent,
1297
Fut contre ma tristesse un remède puissant:
1298
Le fils ôta beaucoup de la douleur amère,
1299
Dont m'emplissait l'esprit la perte de la mère.
1300
Mais hélas! Que lui-même a bien été depuis,
1301
La cause de la mienne, et de mes longs ennuis!
1302
Lui seul fut le sujet des guerres obstinées,
1303
Que l’Épire, et la Thrace ont depuis vingt années:
1304
Car par l'ire du Ciel, qui le voulut ainsi,
1305
Oronte Roi d’Épire eut une fille aussi,
1306
De sorte qu'il fallut suivant l'antique usage,
1307
Qui on les fît élever ensemble en leur bas âge.

PÉRIANDRE
1308
Et pourquoi cet usage?

LE ROI
Il est vrai qu'en ceci,
1309
Votre esprit à propos cherche d’être éclairci:
1310
Mais pour vous en donner l'intelligence entière,
1311
Il nous faut de plus loin reprendre la matière.
1312
Or je suppose ici que tout le monde sait,
1313
L'oracle de Dodone, et le bruit qu'il a fait:
1314
Puisque sa renommée a couru les deux Pôles,
1315
Et si je ne me trompe en voici les paroles.

ORACLE
1316
Le Ciel à son vouloir son pouvoir mesurant,
1317
Veut que du sang de Thrace, et de celui d'Épire,
1318
Naisse cet invincible et jeune Conquérant,
1319
Qui sur toute l'Asie étendra son Empire:
1320
Mais le Père et la Mère achèveront le Sort
1321
Avec leur propre mort.
1322
Cet Oracle ambigu, dont la ménace étonne,
1323
A rempli de frayeur l'une et l'autre Couronne,
1324
Et la peur de mourir étant commune à tous,
1325
Depuis aucun Hymen ne s'est fait parmi nous:
1326
Mais nos Prédécesseurs ont eu cette prudence,
1327
De nous faire sucer même lait dès l'enfance,
1328
Afin puisque l'hymen ne nous est pas permis,
1329
Que cela pour le moins nous rendît bons amis;
1330
C'est la raison pourquoi nous choisîmes un Mage,
1331
À qui fatalement, et pour notre dommage,
1332
On commit le salut des Enfants de deux Rois,
1333
Qui les virent alors pour la dernière fois.
1334
Car quelque temps après, ô dure souvenance!
1335
Le feu pris dans leur chambre eut tant de violence,
1336
Que tous les serviteurs par la flamme éveillés,
1337
Pensant les secourir les trouvèrent brûlés.
1338
On vit dans le brasier des ossements funestes,
1339
De la fureur du feu les pitoyables restes,
1340
Qui prouvent qu’avec eux le Mage Calidor,
1341
Et la nourrice même y perirent encore:
1342
Cependant cette perte aux deux sceptres commune,
1343
M’est un nouveau sujet de nouvelle infortune.
1344
Oronte comme Père, au bruit de ce malheur,
1345
A tous les sentiments d'une extrême douleur:
1346
Et puis comme ennemi se met en fantaisie,
1347
Que pour me voir aïeul du vainqueur de l'Asie,
1348
Je méprisais le Sort, dont l'Oracle toujours,
1349
Du Père el de la Mère a menacé les jours,
1350
Que j'avais détourné le Mage, et la Nourrice,
1351
Que cet embrasement n'était qu’un artifice,
1352
Que je cachais sa fille, et que je l'élevais,
1353
Pour épouser mon fils que je lui conservais.
1354
Sur cette opinion, source de tant de guerres,
1355
Il surprend mes châteaux, il ravage mes terres.
1356
Pour moi, premièrement, je lui fis exposer
1357
Mes raisons qui jamais ne purent l'apaiser.
1358
Enfin près du Strimon nos troupes se mêlèrent,
1359
Où dès le premier choc les siennes reculèrent.
1360
Ce Roi jeune, et vaillant, s'efforce vainement,
1361
De s'opposer aux miens, qui pressaient vivement.
1362
En cette extrémité, son malheur lui fit croire,
1363
Qu'il pourrait par ma mort arrêter la victoire.
1364
Il vint donc contre moi faire un dernier effort,
1365
Et forcer mon épée à lui donner la mort.
1366
Chère mort, qui sans cause en a tant causé d'autres,
1367
Autant parmi les miens comme parmi les vôtres,
1368
Vu que depuis vingt ans il n'est point de danger,
1369
Où ne m'ait mis la Reine, afin de la venger;
1370
Jusque là que l'effort de ses armes prospères,
1371
Menace de m'ôter le sceptre de mes Pères,
1372
M’ayant déjà réduit en ce malheureux fort,
1373
Où je suis résolu de bien vendre ma mort.

PÉRIANDRE
1374
Si les Dieux au contraire, exauçaient mes prières,
1375
La paix terminerait sa haine, et vos misères:
1376
Mais, Sire, s'il plaisait à votre Majesté,
1377
D'envoyer dans la ville un Héraut député,
1378
Pour prendre un jour de trêve entre vous et la Reine,
1379
J’écrirais à ma sœur, de qui je suis en peine,
1380
Et vous m'obligeriez d'un insigne bienfait.

CLÉARQUE
1381
Oui, brave Périandre, allons, cela vaut fait.

Fin du quatrième Acte


ACTE V

SCÈNE I

PÉRIANDRE, UN HÉRAUT

PÉRIANDRE
1382
Mais encore, Héraut, que dit-on dans Byzance?
1383
Que croit-on de la Reine, et de son innocence?

HERAUT
1384
Comme tous n'en font pas le même jugement,
1385
On en parle, Monsieur, assez diversement:
1386
Mais tous d'une tristesse et d'une voix commune,
1387
Comme un malheur public plaignent son infortune.

PÉRIANDRE
1388
Et la belle étrangere, était-elle hier au soir
1389
Fort confuse, et fort triste?

HERAUT
À ce que j'en pus voir,
1390
Par l'extrême douleur qu'elle faisait paraître,
1391
Elle était affligée autant qu'on le peut être:
1392
La lettre néanmoins, que de la part du Roi,
1393
Assez adroitement elle reçut de moi,
1394
Rendit le vermillon à son visage blême,
1395
De sorte que la Reine y prit garde elle-même,
1396
Qui dans son cabinet aussitôt l'appela,
1397
D'où sortit ma dépêche à quelque temps de là.

PÉRIANDRE
1398
Je m'étonne pourtant comment vous pûtes faire,
1399
Car à mon jugement ce n'est pas l'ordinaire,
1400
Qu'une Reine accusée ait encore le pouvoir,
1401
De donner une trêve, ou de la recevoir.

HÉRAUT
1402
Monsieur, quand j'arrivai, le corps de la justice,
1403
S'assemblait seulement pour ouïr Harpalice;
1404
De façon que la Reine en pleine liberté,
1405
Pouvait encore user de son autorité.

PÉRIANDRE
1406
Mais si pendant le temps qu'on consultait la chose,
1407
Elle se fût sauvée?

HÉRAUT
Elle eût perdu sa cause,
1408
La Couronne et l'honneur dont on la veut priver,
1409
Qui serait tout le pis qui lui puisse arriver;
1410
Même l'on ne croit pas que le Sénat ordonne
1411
D'autres gens que les siens pour garder sa personne.
1412
Son peuple lui conserve un merveilleux respect,
1413
Et celui qui l'accuse est d'ailleurs fort suspect.

PÉRIANDRE
1414
Adieu, tu m'as tout dit ce que j'en veux apprendre.

HÉRAUT
1415
Que je suis bien trompé, si tu n'es PériandreNXNota del editor

Ce vers est un aparté.

.

SCÈNE II

PÉRIANDRE seul

[PÉRIANDRE]
1416
Grands Dieux! Puis-je douter que vos puissantes mains,
1417
Tournent-comme il vous plaît le destin des humains?
1418
Si par une merveille aussi prompte qu'étrange,
1419
Presque en un même jour ma fortune se change.
1420
Hier je ne travaillais qu'a détruire celui,
1421
Dont la protection me conserve aujourd'hui.
1422
Hier on me caressait, aujourd'hui l’on m’outrage:
1423
Hier le traître Amintas exaltait mon courage,
1424
Et ce Prince aujourd'hui, la honte des guerriers,
1425
Croit avoir en Cyprès transformé mes Lauriers:
1426
Et déçu par la mort qu'il croit m’avoir causée,
1427
Accuse l'innocence en la Reine accusée.
1428
Dieux! En ce peu de temps qu'enferment deux Soleils,
1429
Peut-il bien arriver des accidents pareils?
1430
Mais revoyons encore cette chère écriture,
(Il lit la lettre)
1431
Par où ma triste sœur m'apprend son aventure:
1432
Oui ma Reine, oui ma sœur, j'irai vous secourir,
1433
Avec ferme dessein de vaincre, ou de mourir.
1434
Ô Princesse innocente autant que généreuse!
1435
Faut-il que nos malheurs vous rendent malheureuse,
1436
Et que le bon accueil dont vous nous honorez,
1437
Soit cause des ennuis qui vous sont préparés?
1438
Ha! Perfide instrument des troubles où nous sommes,
1439
Imposteur le plus lâche et le plus noir des hommes;
1440
Amintas, dont le crime opprime la vertu,
1441
À la mort qui t'attend, quel sang verseras-tu,
1442
Qui suffise à payer la moindre de ses larmes?

SCÈNE III

CLÉARQUE, PÉRIANDRE

CLÉARQUE
1443
Périandre, il est temps d'aller prendre les armes,
1444
On découvre déjà du haut de nos remparts,
1445
Que le Peuple au Palais accourt de toutes parts.
1446
Mon Écuyer, pour vous a des armes trouvées,
1447
Les plus belles du monde, et les mieux éprouvées.

PÉRIANDRE
1448
Il n'appartient qu'aux Dieux de vous récompenser,
1449
D'un bien fait dont le prix excède le penser.

CLÉARQUE
1450
Ce n'est que le devoir d'une âme magnanime,
1451
De courir au secours de ceux que l'on opprime:
1452
Mais m'aimez-vous assez, pour m’éclaircir un point
1453
Que vous devez savoir?

PÉRIANDRE
Sire, n'en doutez point.

CLÉARQUE
1454
Avouez franchement que ce n'est pas sans cause,
1455
Qu'on accuse la Reine, il en est quelque chose.

PÉRIANDRE
1456
Ce soupçon outrageux offense également,
1457
Et sa pure innocence, et votre jugement,
1458
Ah Sire! Pensez mieux d'une vertu si haute.

CLÉARQUE
1459
Pourquoi? Votre mérite excuserait sa faute,
1460
Vous ne me croyez pas peut-être assez discret,
1461
Ou bien vous l'êtes trop pour un si grand secret:
1462
Ce n'est pas sans sujet que je vous le demande.

PÉRIANDRE
1463
Ne persévérez pas dans une erreur si grande:
1464
La Reine est innocente, ou l'Enfer, si je mens,
1465
Invente pour moi seul de nouveaux châtiments.

CLÉARQUE
1466
Allez, je vous veux croire, et sur cette créance,
1467
Contre tous aujourd'hui j'entreprends sa défense.

PÉRIANDRE
1468
Grand Roi, souvenez-vous que vous m'avez promis,
1469
De me mettre en état de voir mes ennemis:
1470
C'est de ma propre main qu'elle attend la victoire,
1471
Qui la doit revêtir de sa première gloire.

CLÉARQUE
1472
Vous ne pouvez du moins m'envier le bonheur,
1473
D'être votre second.

PÉRIANDRE
C'est une excès d'honneur,
1474
Qui rendrait glorieux le grand Dieu de la guerre,
1475
Et que je ne reçois que le genou en terre.

SCÈNE IV

CALIDOR, CITOYEN

CALIDOR
1476
Et tous deux, dites-vous, s'appellent frère et sœur,
1477
Mais croit-on qu'ils le soient?

CITOYEN
On n'en est pas trop sûr;
1478
Car outre que leurs fronts n'ont rien qui se ressemble,
1479
Une si forte amour leurs volontés assemble,
1480
Que plusieurs ont pensé que vraisemblablement,
1481
Ils n'étaient frère et sœur que de nom seulement.

CALIDOR
1482
Cela peut être aussi, mais dites-moi de grâce,
1483
Pensez vous que tous deux paraissent dans la place?

CITOYEN
1484
Virginie y doit être, et Périandre non.

CALIDOR
1485
Pourquoi non Périandre?

CITOYEN
À cause, ce dit-on,
1486
Qu'il se cache de crainte, ou qu'il a pris la fuite,
1487
Et c'est sur quoi le Prince a fondé sa poursuite,
1488
Chacun sait qu'hier au soir, comme je vous ai dit,
1489
Il était dans Byzance, en extrême crédit,
1490
Pour avoir fait merveille en ce combat de marque,
1491
Qu'il acheva quasi par la mort de Cléarque:
1492
Aujourd'hui cependant il ne se trouve plus,
1493
De façon que le Prince insiste là-dessus,
1494
Et tire de sa fuite un suffisant indice,
1495
Du peu de chasteté dont il blâme Euridice.
1496
Adieu sage Étranger, je suis un peu pressé,
1497
De me rendre où déjà le peuple est amassé.

CALIDOR seul

[CALIDOR]
1498
Ô vous dont la sagesse est une mer profonde!
1499
Suis-je donc échappé de la fureur de l'onde,
1500
Pour voir les accidents que je viens d'écouter,
1501
Et qu'en vain dès vingt ans j’ai tâché d'éviter?
1502
S'il est vrai que du fils la parricide épée,
1503
Dans le sang paternel ait presque été trempée,
1504
Et que déjà la fille ait l'orage excité,
1505
Dont l'honneur de la Mère est si fort agité,
1506
Qu'à peine verra-t'il sa première bonace;
1507
Grands Dieux! Contentez-vous de la seule menace,
1508
Et ne permettez pas que de plus grands malheurs,
1509
Réservent ma vieillesse à de pires douleurs;
1510
Vous qui gouvernez tout par des ressorts occultes,
1511
Au bien des innocents, apaisez ces tumultes:
1512
Je vous en vais prier jusqu'au pied de l'autel,
1513
Où j'attendrai la fin de ce combat mortel.

SCÊNE V

LA REINE, HARPALICE, AMINTAS, ANDROMIRE, LE CAPITAINE DES GARDES, LE CHANCELIER, PÉRIANDRE, LE ROI
LA REINE, avec Virginie et les accusateurs dans la place du Palais

[LA REINE]
1514
Puisque mon propre sang contre moi se rebelle,
1515
Et qu'enfin la rigueur de mon destin est telle,
1516
Qu'on peut fonder le droit de mes accusateurs,
1517
Sur une évasion, dont ils sont les auteurs,
1518
Vu qu'eux-mêmes sans doute ont perdu Périandre,
1519
Tant pour m'ôter un bras qui pouvait me défendre,
1520
Que pour donner couleur aux crimes supposés,
1521
Dont nous sommes par eux l’un et l'autre accusés;
1522
En vain je tâcherais par des plaintes frivoles,
1523
De me justifier avecque des paroles.
1524
Je ne connais que trop en l'état où je suis,
1525
Et qu'il ne le faut pas, et que je ne le puis.
1526
Je suis donc descendue en la place où nous sommes,
1527
Afin de me soumettre au jugement des hommes,
1528
Attendant que le Ciel mon unique support,
1529
M'envoie un défenseur aussi juste que fort:
1530
Que si le sort voulait qu'une injuste victoire,
1531
De mes persécuteurs autorisât la gloire,
1532
Et que Mars, en courroux, pour comble de malheur,
1533
Trahît mon innocence avecque sa valeur,
1534
Sachez, peuples d'Épire, et vous peuples de Thrace,
1535
Que la seule imposture a causé ma disgrâce,
1536
Et que l'aveugle amour du sceptre que je tiens,
1537
Suscite contre moi la malice des miens.

UN CAPITAINE des gardes, à la Reine

[UN CAPITAINE]
1538
Madame, deux guerriers qui de la Citadelle,
1539
Sont venus pour vous rendre un service fidèle,
1540
Demandent le combat contre vos ennemis.

LA REINE
1541
Dites-leur de ma part, qu'il leur sera permis.

LE CHANCELIER
1542
Avant que ces guerriers soient reçus dans la lice,
1543
Ô! Vous, Prince Amintas, et vous vieille Harpalice,
1544
Soutenez-vous encore?

HARPALICE
Oui, je soutiens pour moi,
1545
Comme il est véritable, et comme je le dois,
1546
Qu'un noir crime d'amour rend la Reine coupable.

AMINTAS
1547
Et moi qu'elle n'est plus de l'Empire capable,
1548
Non qu'aucun intérêt, comme j'ai protesté,
1549
Me rende partisan contre sa Majesté,
1550
Que celui que je prends au bien de la patrie,
1551
Dont cet acte honteux à la gloire flétrie.

ANDROMIRE
1552
Et moi, comme Andromire, il me faut conserver
1553
La dignité d'un trône, où je puis arriver.

VIRGINIE, à la Reine

[VIRGINIE]
1554
Consolez-vous, Madame, et voyez avec joie,
1555
Le secours désiré que le Ciel nous envoie.

(Les combattant entrent)
AMINTAS, les voyant

[AMINTAS]
1556
Le divertissement ne peut être pour tous,
1557
Il faut que l'un des deux ne juge que des coups.
1558
N'ayant pas résolu qu'autre main que la mienne,
1559
En ce rencontre-ci ma fortune soutienne.

PÉRIANDRE, au Roi de Thrace

[PÉRIANDRE]
1560
Souffrez donc, s'il vous plaît, qu'après ce qu'il a dit,
1561
J'entre seul au combat, qui vous est interdit.

LE ROI
1562
Allez, puisqu'aussi bien contre vos adversaires,
1563
Les seconds et les tiers, vous sont peu nécessaires.

(Ils marchent au combat)

LA REINE
1564
Dieux! À qui les secrets de mon cœur sont ouverts,
1565
Montrez votre justice à punir les pervers.

PÉRIANDRE
1566
Prince, il faut ou mourir, ou demander la vie.

AMINTAS, blessé à mort

[AMINTAS]
1567
En vain je le ferais, vos coups me l'ont ravie:
1568
Mais pour vous témoigner que je me tiens vaincu,
1569
Je vous rends mon épée avecque mon écu.

PÉRIANDRE
1570
Vous avouerez de plus qu'avec toute justice,
1571
La Reine est innocente?

AMINTAS
Il est vrai qu'Harpalice,
1572
Nous la fit criminelle, et que c'est sur sa foi,
1573
Que nous avons agi cette Princesse et moi:
1574
Cela joint à l'amour que j'eus toujours pour elle,
1575
Fit que je pris en main son droit et sa querelle,
1576
Si bien que si le Ciel nous punit aujourd'hui,
1577
Ce n'est que pour la fraude et le crime d'autrui:
1578
Mais je sens que la mort me coupe la parole,
1579
Belle Andromire adieu, mon esprit qui s'envole,
1580
Jure encore qu'aux Enfers ses pensers les plus doux,
1581
Seront ceux dont Amour l'entretiendra de vous.

(Il meurt)

ANDROMIRE
1582
Ô! Malheureuse amour, dont la preuve me tue,
1583
Et trop bien témoignée, et trop mal reconnue!
(Elle se jette aux pieds de la Reine)
1584
Madame, permetteż que sans plus de séjour,
1585
Je puisse de ce pas abandonner la cour,
1586
Pour finir dans l'horreur de quelque solitude,
1587
Et mon ambition, et mon inquietude:
1588
C'est le dernier effet d'excessive bonté,
1589
Que mon malheur demande à votre majesté,

LA REINE
1590
Demeurez, ma Cousine, avec cette assurance,
1591
Que sans faire des temps aucune différence,
1592
Je veux traiter et vivre avec vous désormais,
1593
D'un esprit aussi franc que j’y vécus jamais:
1594
C'est assez qu'on ait vu la bonté de ma cause,
1595
Mon cœur trop satisfait ne demande autre chose.

ANDROMIRE
1596
Votre bon naturel en cette occasion,
1597
Augmente mon regret et ma confusion:
1598
Madame, s'il vous plaît, adieu, je me retire,
1599
Loin de votre présence, loin de votre Empire.

(Elle s’en va)

HARPALICE
1600
Ha! Qu’il importe peu d'avoir raison ou tort,
1601
Puisque tout ici bas est régi par le sort!
1602
Et qu'il est vrai, qu'aux yeux de ce Sénat auguste,
1603
Mars suit le plus heureux, et non pas le plus juste!

PÉRIANDRE encore inconnu

[PÉRIANDRE]
1604
C’est trop impudemment ton crime soutenir,
1605
Et mépriser les Dieux, qui te peuvent punir,
1606
Vois, parle maintenant à qui peut te répondre?

(Il ôte son habillement de tête)

HARPALICE
1607
Les Morts reviennent donc, afin de me confondre.

PÉRIANDRE
1608
Si les Morts revenaient, ton fils fût revenu
1609
T'annoncer son destin, qui ne t'est pas connu.
1610
Reconnais cette épée, apprends qu'elle fut sienne,
1611
Que par sa propre mort le sort l’a rendu mienne.
1612
Et que j’ai su de lui, qu'on m'avait préparé,
1613
Le piège où justement lui-même est demeuré.

HARPALICE
1614
Après tant de malheurs dont je suis poursuivie,
1615
Je me hais, si je songe à prolonger ma vie.
1616
Non, non, délivrons-nous de ces cuisants remords,
1617
Que me donnent déjà tant de tragiques morts:
1618
Les feux les plus ardents, pour expier mes crimes,
1619
N'auront point de tourments qui ne soient légitimes.
1620
Oui tout ce que j'ai dit contre la Reine est faux,
1621
Ma seule ambition a causé tant de maux:
1622
C’est moi qui conseillai d'un esprit de Mégère,
1623
Le double assassinat de la sœur et du frère.
1624
Enfin c'est par ma fraude, et mon propre forfait,
1625
Que le Prince Amintas osa ce qu'il a fait:
1626
Cet aveu ne sort pas d'un désespoir farouche,
1627
La seule vérité l’a tiré de ma bouche.
1628
Pourquoi donc un brasier ne m'est-il aprêté?
1629
C'est ce que je souhaite, et que j’ai mérité.

CHANCELIER
1630
Que son juste désir sur le champ s'acomplisse,
1631
Soldats, que de ce pas on l'amène au suplice.

LA REINE
1632
Peuple, allons échauffer de soupirs et d'encens,
1633
Les images des Dieux, tous bons et tous puissants:
1634
Mais à propos des Dieux, dites-moi Périandre,
1635
Le nom de l'étranger qui m'a voulu défendre?

PÉRIANDRE
1636
Madame, j’ai juré de vous taire son nom,
1637
Je crois bien toutefois, si vous le trouvez bon,
1638
Qu'au palais à vous seule il se ferait connaître.

LA REINE
1639
Vous êtes bien discret; mais encore qui peut-ce être?

PÉRIANDRE
1640
Que votre Majesté m'excuse, s'il lui plaît.

LA REINE
1641
Faites-le donc venir, il faut savoir qui c'est.

(Elle rentre)

VIRGINIE
1642
Mon frère hâtez-vous de venir voir la joie,
1643
Où pour votre salut je sens que je me noie.

SCÈNE VI

CALIDOR seul

[CALIDOR]
1644
Qu’en tous lieux ce miracle éternise vos faits,
1645
Dieux! De qui la justice a de si beaux effets;
1646
Que la place, et le jour soient à jamais célèbres,
1647
Où vous avez tiré la clarté des ténèbres,
1648
Et fait voir, clairement aux yeux de l’Univers,
1649
Que vos mains tôt ou tard punissent les pervers.
1650
Mais je n'y connais rien, ou le Ciel se dispose,
1651
À mettre encore au jour quelque plus grande chose.
1652
Oui, je sens que le Sort, est dans l'enfantement
1653
De quelque monstrueux, et grand événement,
1654
Dont la production veut l’assistance humaine:
1655
Donnons-lui donc la nôtre, allons trouver la Reine,
1656
Rendons-lui le joyau qu'elle nous a donné,
1657
Et ne redoutons plus cet astre infortuné,
1658
Dont par sa propre fille elle était ménacée,
1659
Puis qu'avecque le mal la crainte en est passée.

SCÈNE VII

CLÉARQUE, EURIDICE, VIRGINIE
CLÉARQUE arrivé

[CLÉARQUE]
1660
Madame, quoiqu’enfin la fureur de vos armes,
1661
Ait inondé la Thrace et de sang et de larmes,
1662
Votre esprit toutefois n'est vengé qu'à demi,
1663
Si vous n'ôtez la vie au Roi votre ennemi:
1664
Il faut avoir sa tête, et c'est au bout du compte,
1665
Ce que les plus vaillants n'ont tenté qu'à leur honte,
1666
Le coup est trop illustre, il n'appartient qu'à moi,
1667
Qui vous livre à vos pieds ce misérable Roi:
1668
Tenez, voilà sa tête, et cette même épée,
1669
Qui dans le sang d'Oronte à regret fut trempée,
1670
Frappez, frappez sans peur, ce col que je vous tends,
1671
Acheveż d'un seul coup des guerres de vingt ans,
1672
Laissez-vous d'attaquerNXNota del editor

L'édition moderne de l'ouvrage ne corrige pas le texte original: laissez-vous, pour laissez-vous (Jean Mairet: Théâtre complet. Édition critique sous la direction de Georges Forestier. Tome III: La Virginie; Les Galanteries du duc d'Ossonne vice-roi de Naples; L'Illustre corsaire. Textes établis et commentés par Hélène Baby, Jean-Marc Civardi, Anne Surgers. Paris: Honoré Champion, 2010, p. 178).

d'insensibles murailles,
1673
Attaquez ce gosier, attaquez ces entrailles,
1674
Vengez-vous sur ce cœur, trop heureux, et trop vain,
1675
D'expirer sous les coups d'une si belle main.
1676
Quoi? Madame, est-ce ainsi que vous avez, envie,
1677
De rendre par mon sang votre haine assouvie?
1678
Craignez-vous de faillir sur la foi de vos yeux?
1679
Non, non, je suis encore ce Cléarque odieux,
1680
Et ce même ennemi qui s'offre en sacrifice.

EURIDICE
1681
Ni je ne vous suis plus cette même Euridice,
1682
Ni vous ne m'êtes plus ce Cléarque odieux,
1683
Pour la perte duquel j'importunais les Dieux:
1684
La haine la plus vieille, et la plus allumée,
1685
Céderait aux vertus dont vous m'avez charmée;
1686
Et si là-haut au Ciel, comme on n'en doute pas,
1687
Les esprits sont touchés des choses d'ici bas,
1688
Je veux croire pour moi qu'Oronte l'a connue,
1689
Cette belle action dont je vous suis tenue,
1690
Et qu'il vous a rendu sa premiere amitié,
1691
Pour l'honneur défendu de sa chaste moitié.
1692
Vivez donc, ô grand Roi, dans cette certitude,
1693
Que je ne hais rien tant comme l'ingratitude,
1694
Puisqu'un seul demi-jour vous rend sans coup férir,
1695
Ce que vingt ans de guerre avaient pu m'acquérir.

CLÉARQUE
1696
Ha! Madame, quel Roi si puissant et si brave,
1697
Se pourrait empêcher de mourir votre esclave?
1698
Pour moi, c'est doublement que je suis surmonté,
1699
Et par votre puissance, et par votre bonté.

VIRGINIE
1700
Dieux! Je suis bien témoin des plus hautes merveilles,
1701
Qui surprirent jamais les yeux et les oreilles.

SCÈNE VIII

PÉRIANDRE amenant Calidor à la Reine, VIRGINIE, CLÉARQUE, EURIDICE

VIRGINIE
1702
Eh! Mon Père! Madame, il faut qu'à cet aspect,
1703
Je sorte devant vous des bornes du respect.

CLÉARQUE
1704
Madame, d'où provient ce changement extrême
1705
Qui vous rend tout à coup si rêveuse et si blême?

EURIDICE
1706
Quoi? Cléarque, êtes-vous à reconnaître encore,
1707
Le fantôme animé du Mage Calidor?

CALIDOR, à ses enfants

[CALIDOR]
1708
Laissez-moi, laissez-moi, que je parle à la Reine.

CLÉARQUE
1709
Ha! Madame, il est vrai que c'est son Ombre vaine
1710
Qui se lasse d'errer sur la rive des morts?

CALIDOR
1711
Non, Sire, c'est son propre et véritable corps,
1712
Qui d'un crime innocent vient demander la grâce.

EURIDICE
1713
Ô! Coupable témoin du malheur de ma race,
1714
Pourquoi mal à propos me vients-tu retracer,
1715
Un portrait que le temps commençait d'effacer?

PÉRIANDRE
1716
Ô ma sœur! Qu'est-ceci?

CALIDOR
Madame, je l'avoue,
1717
J'ai mérité le feu, j’ai mérité la roue;
1718
Mais avec tout cela, si j'étais écouté,
1719
J'obtiendrais mon pardon de votre Majesté.

CLÉARQUE
1720
Écoutons-le, Madame?

EURIDICE
Ha! Que nous peut-il dire?

CALIDOR
1721
Dès que j'eus mis le feu dans le Château d'Argire...

EURIDICE
1722
Ô Dieux!

CLÉARQUE
Et quoi? Méchant l’y mîtes vous exprès?

CALIDOR
1723
De grâce, écoutez-moi, vous le saurez après:
1724
Je me mis à la fuite avecque la Nourrice,
1725
Qui d’un si grand dessein fut la seule complice;
1726
Et qui dans ce désordre eut le soin d'enlever,
1727
Les plus riches joyaux que nous pûmes trouver.

EURIDICE
1728
Notez; voilà déjà le vol et l'incendie,
1729
Reste l'assasinat.

CALIDOR
Permettez que je dieNXNota del editor

Forme du subjonctif du verbe «dire» qui perdura dans le siècle.

,
1730
Pour le faire plus court: un navire apprêté,
1731
Qu'un jour auparavant nous avions arrêté,
1732
Nous emporta bien loin sur les plaines humides...

CLÉARQUE
1733
Hélas! Et cependant ces courages perfides,
1734
Abandonnaient sans pleurs nos enfants bien-aimés,
1735
À la fureur des feux qu'ils avaient allumés.

CALIDOR
1736
Le vaisseau, qui ne fit que ce que nous voulûmes,
1737
Nous mena droit à Rome où nous nous résolûmes
1738
De cacher notre fuite, et vivre en sûreté,
1739
Du bien qu'avecque nous nous avions emporté:
1740
Mais au bout de trois ans la mort de cette femme,
1741
Outre le déplaisir qui m'en resta dans l'âme,
1742
Me laissa deux enfants que vous voyez ici.

EURIDICE
1743
Dieux! Faut-il que le crime ait si bien réussi?

CALIDOR
1744
Or depuis quelques mois, comme ils vous ont pu dire,
1745
Je voulus avec eux revenir en Épire:
1746
Vous savez comme quoi notre nef se perdit,
1747
Puis qu'il est apparent qu'il vous l’a déjà dit.
1748
Le sort, pour abréger, jeta notre chaloupe,
1749
Contre un petit rocher, dont nous prîmes la croupe,
1750
Et le matin suivant un navire parut,
1751
Qui vit notre disgrâce, et qui la secourut.
1752
Il nous fit prendre terre en l'Île de Candie,
1753
Où ma douleur d'esprit causa la maladie,
1754
Qui m'a fait malgré moi si longuement surseoir,
1755
Mon retour à Byzance; où je suis d'hier au soir,
1756
Pour vous rendre à tous deux une preuve assurée,
1757
De la fidélité que je vous ai jurée,
1758
Et vous remettre en main un precieux dépôt,
1759
Que le Ciel m'empêchait d’y remettre plus tôt:
1760
Je vous pris deux enfants, j'en ai deux à vous rendre,
1761
Dont l'un est Virginie, et l'autre Périandre.
1762
Je vous dirai comment cette fille et ce fils,
1763
Ont été crus, brûlés, et pourquoi je le fis,
1764
Non non, recevez-les sans crainte d'imposture.

EURIDICE
1765
Ha! Cléarque, écoutons la voix de la nature,
1766
Je l’ois qui semble dire à mon cœur satisfait,
1767
«Reconnais ce présent, c'est moi qui te ľai fait».

CLÉARQUE
1768
C'est cette même voix qui murmure en mon âme,
1769
Ces enfants sont à nous, embrassons-les Madame,
1770
Et ne différons plus d'avouer un trésor,
1771
Qui nous confirme en tout la foi de Calidor.
1772
Madame, remarquez, comme quoi leurs visages,
1773
Sont du vôtre et du mien les vivantes images,
1774
Il ne nous reste plus qu'un éclaircissement,
1775
Sur la difficulté de cet embrasement,
1776
Vu qu'on trouva des corps après la flamme éteinte.

CALIDOR
1777
Ces divers ossements ne furent qu'une feinte,
1778
C'est moi qui les y mis, pour mieux persuader,
1779
Notre perte commune, et pour mieux évader.

EURIDICE
1780
Mais pourquoi cette fuite et ces feintes coupables,
1781
Qui nous ont arraché des pleurs si véritables?

CALIDOR
1782
Voici la Verité qui doit tout dénouer,
1783
Et par où mes desseins se vont faire avouer.
1784
Comme grand écolier du savant Zoroastre,
1785
Je mis tout mon étude à voir dessous quel Astre,
1786
Et dessous quels aspects, mauvais ou fortunés,
1787
Naquirent les enfants que vous m'aviez donnés,
1788
Je lus donc dans le Ciel que votre propre race,
1789
Vous menaçait tous deux d'une étrange disgrâce,
1790
Que l'un attaquerait son Père et son État,
1791
Et que l'autre aiderait, à faire un attentat,
1792
Contre le diadème et l'honneur de sa Mère,
1793
Après avoir causé le trépas de son Père.
1794
Moi qui de votre bien fus toujours amoureux,
1795
Je crus qu'il serait bon, et pour vous pour eux,
1796
De les nourrir bien loin de leurs terres natales,
1797
Pour éviter l'aspect des étoiles fatales.
1798
Or pour vous témoigner, qu'avec juste raison
1799
J’appréhendais pour vous et pour votre maison,
1800
Ces matières de crainte enfin sont arrivées,
1801
Et de plus, grâce aux Cieux, elles sont achevées,
1802
Et tout ce que j’ai fait pensant les éviter,
1803
N’a servi justement qu'à les précipiter.
1804
Madame, est-il pas vrai que votre Virginie,
1805
Est cause que son père a sa trame finie?
1806
Et que s'il est ainsi qu'on me l’a raconté,
1807
Elle est cause du trouble où vous avez été.
1808
Quant à vous, Roi de Thrace, êtes vous à comprendre,
1809
Que les plus chauds désirs qu'eut jamais Périandre,
1810
Sont ceux dont la valeur brûlait de vous tuer,
1811
Et qu'au dernier combat il crut effectuer.

CLÉARQUE
1812
Je vois bien Calidor, après toutes ces choses,
1813
Que le Ciel veut changer nos épines en roses:
1814
Mais je ne comprends pas le peu de sentiment,
1815
Que montrent nos enfants de leur avancement.
1816
Au lieu d'être joyeux, de leur bonne fortune,
1817
On jugerait quasi qu'elle les importune.

EURIDICE
1818
En effect je remarque aux actions qu'ils font,
1819
Et lis dedans leurs yeux la tristesse qu'ils ont.

CALIDOR
1820
Vous saurez en passant dans la chambre voisine,
1821
D'où leur mélancolie a pris son origine.

EURIDICE
1822
Allons, ne bougez pas, nous reviendrons ici.

SCÈNE IX

PÉRIANDRE, VIRGINIE

PÉRIANDRE
1823
Eh bien ma sœur? (souffrez que je vous nomme ainsi)
1824
Je ne saurais encore, sans trop de tyrannie,
1825
Accoutumer ma bouche au nom de Virginie:
1826
Le Ciel ordonne donc, et l'Oracle avec lui,
1827
Qu'un triste éloignement nous sépare aujourd'hui.
1828
Ha! Belle et chère sœur, je sens bien à cette heure,
1829
Qu’Amour et le Destin commandent que je meure.
1830
Le barbare me roue, il me fait fils de Roi,
1831
Pour avec plus d'éclat se défaire de moi:
1832
Car depuis le moment qu'une telle aventure,
1833
A reculé de nous le sang et la nature,
1834
J'ai senti mes désirs croître en moi de moitié,
1835
Et devenir Amour ce qui fut Amitié.
1836
Mais, sortant d'une erreur qui me faisait obstacle,
1837
Bien loin d'en être mieux, je rencontre un Oracle,
1838
La nature autrefois m'empêchait les soupirs,
1839
Et le Ciel aujourd'hui me défend les désirs;
1840
Puisque sa cruauté ne veut pas que j'espère,
1841
Que par la double mort, d'un père et d'une mère,
1842
Qu’ils vivent; assurés que je les hais trop peu,
1843
Pour vouloir par leur cendre entretenir mon feu;
1844
Ô divine beauté! Mon mal est sans remède,
1845
Quand je pense qu'il faut qu'un autre vous possède;
1846
Et qu'un moins amoureux, mais plus heureux que moi
1847
S'enrichira d'un bien, qui n'est dû qu'à ma foi.

VIRGINIE
1848
Mon frère, assurez-vous, quoique le Ciel ordonne,
1849
Que vous aurez tout seul ce cœur que je vous donne:
1850
Vivez si vous m'aimez, et sachez qu'à mon tour,
1851
Je ne vous cède pas en ce combat d'amour.
1852
Appaisez cependant le trouble de votre âme,
1853
Et par votre respect montrez-moi votre flamme.
1854
Espérez sans murmure en la bonté des Dieux,
1855
Qui disposent du sort, et font tout pour le mieux.

PÉRIANDRE
1856
Mon espoir c'est la foi que vous m'avez promise.

VIRGINIE
1857
Croyez que je vous aime, et cela vous suffise.

SCÈNE DERNIÈRE

CLÉARQUE, EURIDICE, CALIDOR, PÉRIANDRE, VIRGINIE

EURIDICE
1858
Je les plains avec vous, et vois bien qu'en effet,
1859
Nous devons souhaiter un hymen si parfait.
1860
Mais non pas l'acheter au prix de notre vie.

CALIDOR
1861
À cette crainte près contentez leur envie;
1862
Je vais vous faire voir, que déjà par leur mort,
1863
Ce Père, et cette Mère ont achevé le sort,
1864
Oronte, et Philacté par leur propre disgrâce,
1865
En ont déjà senti la mortelle menace,
1866
L'un mourant pour sa fille, et l'autre pour son fils,
1867
Non, non voici le jour et le terme préfix,
1868
Où se doit commencer cet illustre miracle,
1869
Que le Ciel vous promet par la voix de l’Oracle.

CLÉARQUE
1870
Madame, c'est de vous que tout le monde attend,
1871
L'achèvement d'un bien, dont je serais content.

EURIDICE
1872
Monsieur, puis qu'il vous plaît m'y voilà toute prête,
1873
Quand même ce serait, au dépens de ma tête.
1874
Périandre, approchez, Virginie est à vous.

PÉRIANDRE
1875
Madame, que cent fois j'embrasse vos genoux,
1876
Ô! Ma sœur, je me meurs, si le Ciel ne m'envoie
1877
Un remède aux transports que me donne ma joie.

EURIDICE
1878
Allons donc nos travaux en repos convertir,
1879
Et d'un si grand bonheur nos peuples avertir,
1880
Après avoir rendu des grâces non pareilles,
1881
À ceux de qui la main opère ces merveilles.

FIN