Félix Lope de Vega y Carpio, Adonis y Venus

Adonis et Vénus





Texto utilizado para esta edición digital:
Vega y Carpio, Félix Lope. Adonis et Vénus. Traduit par Josée Gallégo Chin pour Bibliothèque Numérique EMOTHE. Valencia: ARTELOPE / EMOTHE Universitat de València, 2021.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Tronch Pérez, Jesus

Personnages 

Adonis
Ménandre
Thymbre
Atalante
Camille
Frontin
Albane
Apollon
Vénus
Cupidon
Hippomène
Narcisse
Hyacinthe
Ganymède
Tisiphone
Thébandre
nymphes
bergers
Amours
Musique

Acte I

(Entrée de Ménandre, de Thymbre, bergers)

Ménandre
1
Poursuis, Thymbre, mon ami,
2
le récit de ton infortune,
3
car je crois désormais en ses mépris.

Thymbre
4
Voir ton sentiment semblable
5
à mes malheurs, c’est ce que je souhaite.
6
Comme je le disais, Camille entra
7
dans le temple de Diane;
8
je suivis son rayonnement et la vis
9
comme l’aube, entre l’or et l’écarlate,
10
distille de minuscules perles de rosée.
11
La nuit disparut au fur et à mesure
12
que sa lumière pénétrait.
13
Mais avec cette différence :
14
que la campagne se couvrit de fleurs
15
et que sa présence m’enflamma.
16
Elle était parmi d’autres filles
17
qu’elle surpassait en beauté
18
comme l’âme surpasse celle du corps,
19
la palme, l’humble myrte,
20
et la lune, les étoiles.
21
Les couleurs qu’elle arborait
22
encore que sur le rubis et l’émeraude
23
la rose et l’œillet elle l’emportait
24
rivalisaient avec la guirlande
25
qui ceignait ses cheveux.
26
J’étais ébloui en les voyant si beaux;
27
le vent y formait des vaguelettes
28
comme sur la mer, d’ordinaire,
29
pour, à mon sens, y perdre
30
mille corps et mille âmes.
31
Le velours bleu
32
de ses yeux, douce guerre
33
d’amour, se parait des cieux,
34
pour que des cieux sur la terre,
35
fissent pâlir d’envie les cieux.
36
Sa mise pouvait rivaliser
37
avec son élégance naturelle
38
parce que l’élégance naturelle
39
n’est pas le moindre charme
40
d’une jolie femme.
41
Les quatre premières sphères
42
Ménandre, en Camille, tu aurais vues:
43
la lune, en son pied délicat
44
d’où avril florissant
45
semait les premières fleurs;
46
la sphère de la belle Vénus,
47
c’était son corps; la douceur de son langage,
48
Mercure; le soleil, dans l’éclat
49
de ses yeux.

Ménandre
Il faut apprendre d’elle
50
à peindre la nature,
51
si ce n’est l’art qui te le doit.
52
Mais poursuis, parce que presse
53
le temps.

Thymbre
En pleine lumière,
54
Ménandre, de sa beauté
55
je me suis approché, tout transi.
56
Je voulus lui parler mais je sentis
57
ma langue se figer par la crainte,
58
dépossédé de moi-même;
59
pourtant, sous l’effet d’Amour vainqueur,
60
trois fois je lui dis:
61
« Bergère au doux regard,
62
bien que rempli de mille feux,
63
quand me donneras-tu de vivre? »

Ménandre
64
Poursuis.

Thymbre
Je n’en dis pas davantage
65
et elle dut me comprendre avec si peu.
66
Elle était aussi belle
67
qu’à l’aube, avec un sourire,
68
apparaît timidement
69
d’entre les plis de sa robe verte,
70
rouge écarlate, la rose.
71
Quand elle voulut répondre,
72
je vis que Frontin arrivait
73
et sans un mot, seulement en la voyant,
74
je vis, Ménandre, que je l’aimais.

Ménandre
75
On peut bien comprendre
76
que si tu avais Camille
77
pour miroir, tu pouvais bien voir
78
si Frontin se réfléchissait
79
à la lumière du beau minois,
80
quand tu te voyais en son cristal!
81
Nous voici arrivés au temple
82
d’Apollon.

Thymbre
De ce souci,
83
sa réponse me sortira.

Ménandre
84
Des gens viennent.

Thymbre
C’est une nymphe
85
de montagne et pré étrangers.

(Entre Atalante en nymphe, portant une toque toute agrémentée de voiles et de plumes, une tunique à l’antique, des sandales ou cothurnes lacées, une pique à la main.)

Atalante
86
Ce n’est pas porter atteinte à la qualité
87
d’une douce demoiselle que de vouloir
88
connaître celui qui partagera son existence,
89
car ce qui préoccupe une femme
90
pour sa vie
91
ne tient pas à se mesurer à la valeur d’un homme.
92
Quand la fleur de l’âge
93
est à son apogée,
94
la vie en couple est comparable
95
à ce que le soleil est au jour
96
et au nord sans nuage, pour qui prend la mer.
97
Les hommes furent créés
98
pour être un soutien vital de notre cœur,
99
hormis d’être la forme
100
de notre matière,
101
de nos puissances et de nos sentiments,
102
l’âme qui les informe
103
les guide et les dirige,
104
Ils sont les Argos de l’honneur, les vigilants
105
défenseurs du désir
106
d’amants téméraires;
107
encore que cela n’évita pas
108
que par une mort prématurée,
109
ne descendît l’épouse d’Orphée
110
là où elle soupire aujourd’hui,
111
malgré le pouvoir de sa douce lyre.
112
Je veux savoir d’Apollon,
113
en son temple divin,
114
quel époux il veut me donner en mariage.
115
C’est le seul souci
116
étranger
117
à mes premières et innocentes pensées.
118
Si je regarde le firmament,
119
je vois les sphères en couples
120
avec des anneaux argentés:
121
la lune embrasse le soleil dont l’étreinte
122
l’illumine et la vivifie,
123
projetant ses rayons d’or sur sa pâleur.
124
Si je contemple la terre
125
quel animal n’a pas
126
une compagne pour partager sa vie?
127
Toutes les plantes qui s’y trouvent,
128
c’est Amour qui les fait croître
129
parce que leur naissance est l’œuvre d’Amour.
130
Ce lierre grimpant,
131
cette vigne qui s’accroche,
132
enlacent les frênes et les aulnes;
133
les épines s’étreignent;
134
la tourterelle gémit et pleure
135
l’absence de son cher époux,
136
cherchant l’eau de la source de sa vie.
137
Dis-moi, par conséquent, Apollon,
138
qui sera mon époux?
139
Qu’Androgée se forme de deux âmes!
140
Qui naît pour rester seul
141
(chose que je réprouve)
142
ou c’est un monstre ou une divinité.
143
C’est pourquoi, j’aspire à courber la nuque
144
sous le joug d’Hyménée à l’instar
145
de tout ce que je vois de vivant.
146
Mais pourquoi soupirè-je
147
si ce temple imposant richement paré
148
est pour le moins le lieu où
149
Apollon rend ses oracles?

(Entre Camille et Albane, des bergères.)

Camille
150
(à Albane)
Nous sommes arrivées à temps
151
car le temple est encore fermé.

Albane
152
Plus me tue un bonheur incertain,
153
qu’un malheur assuré.
154
Ne t’imagine pas que nous serons
155
les seules à former ce souhait.
156
Celui-là, là-bas, c’est Ménandre.

Camille
Thymbre,
157
Albane, est avec lui.

Albane
158
Que peuvent-ils bien vouloir savoir d’Apollon?

Camille
159
La même chose que nous!

Albane
160
Lequel des deux préfères-tu?

Camille
161
Amour le sait.

Albane
Amour seulement?

Camille
162
Oui, parce qu’on ne me contraindra pas
163
à me déclarer sans voir
164
que celui pour lequel j’ai de l’inclination
165
a de l’inclination aussi pour moi.

Albane
166
Aucun des deux
167
ne t’a jamais parlé d’amour?

Camille
168
J’ai l’impression que tu es jalouse?

Albane
169
Jalouse, moi?

Camille
Oui, ma foi.

Albane
170
De qui?

Camille
De moi.

Albane
Alors, tu sais
171
celui que j’aime?

Camille
J’imagine,
172
j’ai peur, j’ai des soupçons, je devine.

Albane
173
Si les yeux sont les clefs
174
des secrets de l’âme,
175
sers-t ’en pour ouvrir mon cœur!

Camille
176
Je le contemple à présent
177
et j’y soupçonne des tempêtes et des accalmies.
178
Tout comme l’aimant montre le nord
179
à celui qui marche,
180
ainsi Amour dirige le regard
181
là où se porte la pensée.

Thymbre
182
(à Ménandre)
Ménandre, Camille vient
183
pour savoir un secret.

Ménandre
184
Si elle t’aime, à quel propos
185
de ton amour a-t-elle un doute?

Thymbre
186
Albane est avec elle,
187
parce que je suppose qu’elle t’adore.

Ménandre
188
On dirait l’aurore d’un autre soleil
189
et d’une autre aurore, l’étoile.
190
(aparté)
(J’ai fait mine de savoir
191
de qui Thymbre était amoureux
192
car j’ai autant de désir pour Camille
193
qu’une âme peut se consumer.
194
J’ai découvert ce que je soupçonnais
195
des sentiments de Thymbre.)

(Entre Frontin, un berger bouffon, un oiseau à la main.)

Frontin
196
Je veux savoir si les prophéties d’Apollon
197
sont véridiques ou pas
198
et j’ai apporté cet oiseau
199
pour le piéger.
200
Je vais le lui montrer,
201
en le cachant de la main,
202
et lui demander s’il est
203
vivant: s’il dit oui,
204
je l’écraserai et je lui dirai
205
qu’il est mort.
206
S’il me dit qu’il est mort,
207
je le relâcherai
208
en lui disant qu’il s’est trompé
209
et que son oracle n’est pas fiable.
210
Comme cela, auprès des bergers,
211
il n’aura plus aucun crédit
212
et aucun amour ne se transformera
213
en fin de ses amours.
214
Car, d’après ce qu’il pronostique
215
de bon ou de mauvais, il encourage
216
les femmes à toutes sortes
217
d’interprétations
218
et elles, qui n’ont pas besoin
219
de motifs pour changer,
220
savent très bien trouver une raison
221
pour aimer ou ne plus souffrir quelqu’un.
222
Le rideau de l’autel sacré
223
d’Apollon s’est ouvert.
224
Je veux entendre, le premier,
225
celui qui donne des présages à tant de gens.

(On aperçoit un rideau, un autel et sur une colonne, le dieu Apollon avec sa lyre, un disque solaire sur la tête; une fois que la musique a cessé, on entend ceci:)

Thymbre
226
Dis-moi, Apollon,
227
divin auteur du jour,
228
ma bien aimée est-elle amoureuse d’un autre
229
ou n’aime-t-elle que moi?

Apollon
230
Celui que ta bien-aimée aime
231
vit en son absence, et se meurt en sa présence.

Thymbre
232
Son absence? Mais si
233
je suis là maintenant
234
comment peut-elle dire que je suis absent
235
et pleurer son absence?
236
Je ne suis pas celui qu’elle aime!
237
Mon amoureuse flamme s’est trompée de cible.

(Thymbre s’en va.)

Ménandre
238
Apollon, toi qui mesures
239
le temps sans arrêter ta course,
240
toi qui sépares l’hiver rigoureux
241
et l’été accablant,
242
mon souhait verra-t-il
243
se réaliser mon espérance?

Apollon
244
Sers, prétends, garde espoir,
245
l’amour vient à bout de tout.

Ménandre
246
Ah! bienheureuse espérance,
247
Ménandre, persévère!
248
La fin du tourment amoureux
249
se paie de mille ans de souffrances.

(Ménandre s’en va.)

Camille
250
Phébus, toi dont le désir
251
a donné le beau laurier
252
pour récompense à l’homme de lettres,
253
et pour trophée, au capitaine,
254
aurai-je du succès en amour?

Apollon
255
Tes espérances seront déçues.

Camille
Je mourrai de désespoir.

(Elle s’en va.)

Albane
256
Père de tout ce qui vit
257
toi qui fabriques l’or,
258
m’aimera-t-il celui que j’adore ?

Apollon
259
Prépare-toi à l’oubli...

Albane
260
Apollon, toi qui es un saint,
261
ce n’est pas sans raison que Daphné t’avait en horreur!

(Elle s’en va.)

Frontin
262
Il a rendu un oracle
263
conçu pour chacun d’eux.
264
Une réponse insipide.
265
Le dieu est chagrin:
266
je soupçonne que la cause
267
en est qu’il n’a rien reçu en offrande
268
comme d’habitude.
269
Si les divinités
270
répondent aux hommes
271
en faisant triste mine
272
quand on ne leur offre rien,
273
de quoi nous affligeons-nous,
274
que les oracles humains,
275
motivés par l’intérêt,
276
répondent à l’offrande,
277
joyeux et favorables?
278
Si ces autels de marbre
279
se teignaient du sang
280
d’agnelets blancs comme neige
281
sous le tranchant du couteau du prêtre;
282
si les offrandes en épis
283
de blé doré
284
couvraient les autels,
285
ou le vin capiteux;
286
si les perles, les diamants,
287
si la pourpre de Tyr
288
paraient sa tunique,
289
on verrait ce que je dis.
290
Sans perspective de récompenses,
291
le soldat montre peu d’empressement à se battre,
292
l’homme de lettres, à écrire.
293
Je ne pense rien lui donner,
294
compte tenu de ce que je dis,
295
car je viens pour me jouer de lui
296
avec cet oisillon.
297
Dis-moi, Seigneur Apollon,
298
toi qui traverses les fleuves
299
sans mouiller les rayons
300
de ta belle chevelure,
301
célèbre alchimiste,
302
qui, sans mercure
303
sais fabriquer de l’or et de l’argent
304
dans les creusets du bout du monde,
305
toi qui vois tout ce qui se passe,
306
qui filtres sous les portes
307
et découvres dans le ciel Vénus
308
en compagnie de la cinquième planète,
309
dans cette main, je tiens
310
serré un chardonneret,
311
est-il vivant ou mort?

Apollon
312
Pauvre chevrier
313
en imagination
314
et en réflexion!
315
selon ma réponse,
316
tu le tiens mort et vivant:
317
vivant, si je dis mort;
318
mort, si je dis vivant.

Frontin
319
Il a dit la vérité,
320
Saint Jupiter!
321
C’est un délit hardi
322
auprès des dieux!

Apollon
323
Tu mériterais bien, Frontin,
324
comme le fit Jupiter
325
aux féroces Géants,
326
que je te châtie d’un coup de foudre;
327
ou, comme Actéon,
328
changé en cerf, que
329
tu sois pourchassé par des chiens
330
à travers forêts et ravines.
331
Mais pour que tu n’aies pas d’insolence
332
auprès d’étrangers ou de tes d’amis,
333
tu auras l’air de qui tu es.

Frontin
334
Quel sot! quel insensé! j’ai été!
335
Parure des cieux,
336
flambeau des étoiles,
337
couronne des jours,
338
poète des siècles
339
mesure du temps,
340
vainqueur de l’orgueilleux Python,
341
rythme du ciel et de la terre,
342
toi qui depuis ton épicycle
343
les regardes et les diriges
344
du jour où Dieu te créa,
345
prends pitié de Frontin!

Apollon
346
Va-t’en, misérable vilain!

Frontin
347
Je m’en vais car tu es fâché.
348
Jupiter olympien,
349
je lui pardonnerai tout
350
pourvu que je ne sois pas un baudet,
351
parce qu’être une bête et un sot,
352
est un office misérable.

(Il s’en va.)

Atalante
353
Je suis donc restée seule avec Apollon
354
pour savoir ce qu’il dit de mon souhait:
355
je n’espère d’autre secours qu’en lui.
356
Dis-moi, suprême auteur de tout ce que je vois,
357
philosophe divin, beau soleil,
358
Delphien, Délien, Cynthien, Didymien,
359
mon mariage sera-t-il heureux?

Apollon
360
Tardif, Atalante, et périlleux.

Atalante
Tardif
361
et périlleux! Cruelle destinée!
362
Du danger en me mariant! Dieu me garde
363
de me marier jamais! Réponse affligeante,
364
qui me laisse le cœur en émoi!
365
Me voilà en une dure confusion d’esprit.
366
Je n’en ai pas envie pour l’avenir;
367
je préfère rester seule et mener une vie honnête.
368
Si je peux me libérer d’un pareil danger,
369
il n’y a aucune raison que je vive asservie à un époux
370
ni à un amant qui n’est pas sincère.
371
Je pense dans les montagnes, fugitive
372
des hommes, vivre les bêtes sauvages,
373
douce avec elles et revêche avec les humains.
374
Leurs moqueries ne pourront
375
me blesser éternellement car je suis plus rapide
376
que les ailes du vent les plus légères.
377
Monts d’Arcadie, je commence dès maintenant
378
(j’ai honte de la pensée
379
que j’avais de prendre époux)
380
à vivre parmi vous. Aujourd’hui,
381
nymphes des bois, des clairières, des forêts, des sources,
382
accueillez-moi parmi vous!
383
Armée de filets et de toutes sortes de pièges,
384
cerfs, ours, sangliers, daims,
385
robustes taureaux farouches,
386
je saurai capturer, et avec leurs dépouilles,
387
orner les frontispices des temples.
388
Nymphes de Cynthie, marchons ensemble, allons,
389
que votre exemple inspire mon courage!

(Elles disparaissent et Vénus et Cupidon, ce dernier avec son arc et un bandeau sur les yeux, entrent.)

Vénus
390
Dans ces haies de
391
petits œillets et de roses
392
laissés à l’abandon, sans gardien,
393
tu pourras tirer des papillons,
394
Cupidon, avec tes flèches.
395
Blancs, jaunes, mordorés,
396
verts, clairs et foncés,
397
avec plus d’yeux qu’un paon,
398
ils virevoltent en ce lieu,
399
sûrs d’être abattus.
400
Tues-en quelques-uns pour que
401
parmi les roses de ma coiffe
402
je les mette; j’attends
403
ce soldat rougi de sang
404
dont les exploits guerriers me font mourir.
405
Va-t’en! Sous les traits d’un homme,
406
je vais le voir dans cette forêt,
407
avant qu’Apollon depuis l’Inde
408
ne vienne me surprendre
409
un fois encore dans les rets de Vulcain.

Cupidon
410
Vous moquez-vous, ma mère?
411
Vous me dites de tuer des papillons?
412
Ne savez-vous pas que morte,
413
vous vivez pour moi
414
de l’amour du dieu que vous aimez?
415
Drôle de chasse pour qui met à terre
416
la grue la plus orgueilleuse
417
et l’aigle royal!

Vénus
418
Quand dans une envolée céleste
419
tu montes de ma sphère tout en haut,
420
il montre le pouvoir que tu magnifies
421
mais quand tu es au sol
422
il imite ce que tu parais.

Cupidon
423
Alors que je suis plus vieux que le Ciel,
424
tu me donnes le nom d’enfant?
425
Le fais-tu pour cacher
426
ton âge?

Vénus
Si les papillons
427
ne sont pas une chasse
428
à ton goût, parmi ces roses,
429
j’entends la plainte de tourterelles.
430
D’autres oiseaux avec elles
431
pourront te divertir;
432
avec ces jonquilles fraîches,
433
tu peux aussi, à l’ombre, confectionner
434
des cages pour y mettre des grillons.

Cupidon
435
Celui qui emprisonne
436
le cœur le plus libre
437
chassera les grillons dans la campagne?

Vénus
438
Les colombes blanches, pareilles
439
aux flocons de neige,
440
parce qu’elles tirent mon carrosse,
441
je t’ai demandé de ne pas tirer sur elles;
442
maintenant, je te laisse filer!

Cupidon
Comme c’est étrange
443
de demander d’envoyer
444
des flèches d’amour, les armes de ta colère,
445
sur de petits oiseaux, Madame!
446
Moi, je tire sur les rebelles
447
où réside la cruauté.

Vénus
448
Je regarde les lièvres craintifs
449
de ces bosquets à présent;
450
décoche une flèche et de la peau,
451
fais en, comme Hercule, une cape.

Cupidon
452
Je te remercie du conseil!
453
Finalement, tu as fait un enfant
454
de celui qui est plus vieux que le monde!
455
Ne te souviens-tu pas qu’Apollon
456
qui se vantait d’avoir tué Python,
457
je l’ai vaincu tout seul?
458
Ignores-tu la réputation
459
qui est mienne sur toute la terre?
460
Est-ce la première fois
461
que je te vaincs? Tu
462
te moques de moi de cette façon?!

Vénus
463
Je te connais: malheur à moi!

Cupidon
464
C’est ainsi que tu me traites! Attends,
465
tu vas voir si ce sont des papillons,
466
des tourterelles ou des lièvres
467
dont je vais triompher!

Vénus
Jamais
468
tu ne prends mes mots de tendresse
469
comme tels. Où vas-tu?
(Cupidon s’en va.)
470
Attends, Cupidon, reviens!
471
Il est parti. Il est fâché;
472
Il me menace de se venger,
473
d’enflammer Mars pour une autre
474
ou de me détourner de son amour.
475
Comme Amour est un enfant, au fond,
476
il se fâche vite: il ne comprend pas
477
la plaisanterie.

Entrée de Camille

Camille
Avec quelle dureté,
478
Apollon, aimable avec les autres,
479
a fait réponse à mes questions.
480
Il me conseille l’oubli…
481
Mais, qui est cette bergère,
482
qui arpente notre rive?
483
Qu’elle est jolie! Qu’elle est bien faite!
484
Que de flammes amoureuses dans son regard!
485
Je veux lui parler. Si tu es une déesse,
486
pardonne-moi, belle nymphe,
487
mais si tu es une radieuse jeune femme,
488
permets moi d’entendre de ta bouche,
489
ta difficile énigme.
490
Es-tu, dis-moi, de cette montagne,
491
ou une étrangère?

Vénus
Je viens d’ailleurs.

Camille
492
Que cherches-tu par ici?

Vénus
493
Je suis à la recherche du chef de mon troupeau
494
qui s’est échappé de l’enclos.
495
L’as-tu vu, par hasard?

Camille
496
Comment est-il?

Vénus
Il a un collier
497
et un grelot d’argent massif.

Camille
498
Quelle est sa couleur?

Vénus
Il est roux et blanc.
499
avec une seule tache sombre.

Camille
500
À quel endroit?

Vénus
Une houppette
501
sur tout le front.

Camille
502
Il est venu hier sur cette colline.
503
Mais j'aurais soupçonné que c'est autre chose
504
qui vous a amenés par ici.

Vénus
Je devine...
505
L'amour, tu veux dire?

Camille
506
Nous pouvons bien, entre femmes,
507
en parler.

Vénus
508
Je viens chercher la même chose.
509
Tu es une devineresse en amours.
510
Et c'est aussi la raison
511
pour laquelle tu dois être amoureuse d'un berger.

Camille
512
J'en aime un.

Vénus
513
Il le mérite?

Camille
Et d'autant plus
514
que j'adore...

Vénus
Quoi?

Camille
Son indifférence.

Vénus
515
Son indifférence?

Camille
Oui.

Vénus
516
Il a tant de mérite?

Camille
Je voudrais
517
t'en parler tranquillement ici.

Vénus
518
Je t'écoute.

Camille
Alors, attends.

Vénus
519
Vas-y.

Camille
Écoute-moi.

Vénus
Parle.

Camille
520
Amour, lui qui ne pardonne à personne,
521
si sa puissance peut
522
troubler l'harmonie
523
du ciel, comme on le voit par exemple,
524
de Jupiter qui pour elles
525
se transforma tantôt en cygne, tantôt en taureau,
526
comme on le raconte dans les légendes,
527
que fera-t-il sur terre?
528
Et Vénus, bien qu'elle soit sa mère,
529
plus d'une fois dans ces forêts
530
on l'a vue suivre des bergers
531
quand Anchise gardait des brebis.
532
Diane, toute chaste qu'elle fût,
533
descendit de sa sphère éthérée
534
mille fois sur le mont Lathmos...

Vénus
535
Assez d'excuses avec celles-ci.
536
N'en dis pas plus; je sais bien, moi,
537
qu'Amour a un pouvoir sans limites.

Camille
538
C'est lui qui rendit folle Myrrha,
539
toute jolie fille qu'elle fût,
540
au point d'aimer son propre père
541
mais, prise de honte,
542
elle en fit l'aveu à sa nourrice
543
qui, de peur qu'elle se donnât
544
la mort, pour lui venir en aide,
545
l'amena à son père
546
sous l'apparence d'une autre femme.
547
Le roi, sans savoir qui elle était,
548
offensa les dieux souverains.
549
Les étoiles cessèrent de diffuser
550
leur lumière devant une telle horreur.
551
Mais la Nuit
552
fit apporter une torche
553
pour pouvoir la voir.
554
À peine Cyniras l'eut-il aperçue
555
que Myrrha, honteuse,
556
de son père et d'elle-même,
557
s'enfuit par monts et par vaux.
558
Sur la terre de Saba
559
elle arriva en pleurs où
560
elle demanda aux dieux son châtiment.
561
Les dieux, pour qu'elle puisse mieux
562
regretter son crime
563
la recouvrirent d'une écorce,
564
et la changèrent en l’arbre
565
qui fait couler de douces gouttes parfumées
566
et s'appelle la myrrhe.
567
Myrrha, ô larmes de Saba!
568
Mais le jour de l'enfantement venu,
569
le tronc se mit à gémir, et c'est à peine,
570
n’était la déesse Lucine –
571
si l'on pouvait entendre ses plaintes.
572
Celle-ci vint extraire un bel enfant
573
qu'elle donna aux déesses
574
des fleuves, qui l'élevèrent
575
avec une si grande tendresse
576
qu'il n'y a naïade dans une source,
577
dryade dans un bois, oréade dans la montagne,
578
hamadryade dans un arbre,
579
qui ne se perdrait pour lui.
580
Adonis, c'est son nom,
581
Amour conviendrait mieux,
582
parce que tout l'Amour
583
se devine dans sa beauté.
584
Parmi celles qui l'adorent,
585
il y a moi; mais, tu ne m'aimerais pas
586
moins, parce que, comme il est encore bien jeune,
587
il lui est désagréable qu'on lui parle d'amour.
588
La beauté ne l’intéresse pas,
589
il s'adonne à la chasse aux bêtes sauvages,
590
mais il n'en a capturé aucune
591
qui soit comme son cœur.
592
Mais, pourquoi t'en fais-je l’éloge?
593
Le voici lui-même qui vient.
594
Prends garde! il est dangereux:
595
protège tes yeux.

(Adonis entre en scène avec un cerf; il porte une coiffe, un habit à l'antique, vert, des bas blancs et il est chaussé de sandales dorées à rubans; Cupidon le suit.)

Adonis
596
Forêts et bois profonds,
597
où le printemps
598
se baigne dans des sources fraîches
599
et la première lumière du jour
600
donna vie à mes yeux!
601
Arbre divin de Saba,
602
prison de ma mère infortunée,
603
par qui je me vois aujourd'hui
604
fils et petit-fils de mon père
605
et monstre de son désir!
606
Sachez que dans cette vie,
607
je n’ai d’intérêt pour ses plaisirs,
608
qui sont toujours des chagrins,
609
et que j'ai pour juste devise,
610
de haïr les femmes.
611
Comme dans votre épais feuillage,
612
refuge de mon âge tendre,
613
je passe les heures à l’abri des soucis,
614
et donne plus de prix à ma liberté
615
qu'à toutes les beautés.
616
Epuisé par la poursuite
617
d’un jeune chevreuil volant
618
que je laisse, blessé dans la montagne,
619
je suis venu me reposer
620
à l'ombre de votre ramure.
621
C'est pourquoi, source bienfaisante,
622
dont les eaux cristallines,
623
miroirs de Philomène,
624
transforment les cailloux en diamants
625
et le sable blanc, en perles,
626
pardonnez-moi de vous troubler:
627
je viens me rafraîchir
628
tant que le soleil donne.

Cupidon
629
Aujourd'hui, vous allez voir si Amour est un dieu!
630
Je décoche. Que Vénus paie son offense,
631
même si c'est ma mère!
632
Je dois la blesser d'une flèche d'amour.

(Il lui décoche une flèche et s'enfuit.)

Vénus
633
Que peut bien voir celui qui te vois…
634
Mon Dieu! quelle étrange douleur!

Camille
635
Les yeux, bergère, uses-en,
636
chez Adonis, avec prudence.

Vénus
637
C'est le portrait du ciel;
638
mais celui que j'adore est un dieu.
639
(aparté)
Cupidon est venu se venger!
640
Mauvais fils, enfant ingrat!
(à Camille)
641
Veux-tu que je persuade
642
cet Adonis et que je lui dépeigne
643
tes charmes?

Camille
Compagne bien-aimée,
644
dis-lui que mon amour émeut
645
la montagne, la pierre gelée.
646
Conte-lui ma peine.

Vénus
647
Assieds-toi parmi ces lys;
648
je vais lui parler.

Camille
Que le Ciel
649
t’épargne amour et jalousie
650
car c'est le mal qui me fait souffrir.

Vénus
651
Comment t'appelles-tu?

Camille
Camille.

Vénus
652
Va. Je lui parlerai.
653
Attends-moi là-bas.

(Camille s'en va.)

Adonis
Distille,
654
vent de ce cèdre, un parfum de fleur d'oranger,
655
affile toutes tes ailes,
656
aiguise mon être,
657
Favon odorant,
658
Zéphyr attentif à ma voix,
659
cueille au souffle léger de ses lèvres,
660
les fleurs de la prairie!
661
Carquois, arc, flèches,
662
cerf, je les dépose ici,
663
au creux de tes mains fraîches.

Vénus
664
Attends!

Adonis
Mon Dieu! Qui es-tu, dis-moi,
665
toi qui troubles mon repos?

Vénus
666
Ne t'en va pas, pour mille raisons
667
et pour une femme, d'abord.

Adonis
668
Tu me fais peur.

Vénus
669
Si j'étais une mortelle
670
et sujette aux imperfections...

Adonis
671
Alors, qui es-tu?

Vénus
Je suis Vénus.
672
Je viens te chercher
673
depuis la sphère où je vis.

Adonis
674
Je respecte ton nom;
675
je t'adresse mille louanges
676
et te donne en offrande
677
l'amour que je n'ai jamais
678
offert à aucune femme.

Vénus
A partir de maintenant
679
tu sauras ce qu'est l’amour, tu sauras
680
aimer bien qui t'aime.

Adonis
681
Qu'est-ce que l'amour?

Vénus
L'amour? Le désir.

Adonis
682
De quoi?

Vénus
De ce qui est beau.

Adonis
683
Par conséquent, j'aimerai ce que je vois?

Vénus
684
Si tu en éprouves du plaisir.

Adonis
C'est obligé.

Vénus
685
En raison de ta condition, je le crois.

Adonis
686
Raconte-moi les mille maux de l'amour
687
pour qu'ils me fassent peur!

Vénus
L'amour
688
est trahison chez les mortels.
689
On ne comprend pas cette dureté
690
parmi les dieux de ciel.

Adonis
691
C’est en vertu de la même raison
692
que je comprends ton inconstance.

Vénus
693
Les dieux, eux, ne le sont jamais.

Adonis
694
Alors, dans l'espérance humaine
695
il y a de la possession divine?

Vénus
696
Quand la beauté humaine
697
descend du ciel sur terre
698
quelle possession plus sûre?

Adonis
699
On dit que le dieu de la guerre
700
en est le maître ou l'apporte.
701
Alors, si tu aimes Mars, je te considère
702
en partie comme une simple mortelle.

Vénus
703
Tu dis juste: j'aime Mars
704
et ce n’est pas lui que j’aime:
705
c'est à toi que je veux rendre les armes.
706
Je ne veux plus de ce soldat
707
qui a donné à mon jaloux de mari
708
tant de tracas!

Adonis
709
Après tant d'amour, semblable oubli.

Vénus
710
Ce n'est pas de l'amour, une simple envie satisfaite.

Adonis
711
Si la mémoire de ton histoire
712
passée te revient,
713
que d'amour elle te rappellera!

Vénus
714
Et si la mémoire a oublié
715
celui qu'on s'est résolu à oublier?

Adonis
716
Moi, Vénus, je suis un jeune homme
717
comme tu le vois:
718
je ne m'enhardis pas à rivaliser,
719
même si tu m'en donnes la liberté,
720
ni avec Mars ni avec Phébus,
721
parce que, quand tu auras consumé la flamme,
722
elle renaîtra sous les braises,
723
lorsque tu feras la fière coquette,
724
en entendant les clairons
725
et à la vue de son cimier rutilant.
726
Je vois tes yeux divins,
727
remplis de soleil: je vois deux ciels,
728
mais les miens sont des devins
729
parce que, pour ton amour,
730
je m'en vais pleurer une folie.
731
Ton harmonieuse silhouette
732
divine, où je place
733
ma destinée avec audace,
734
me pousse davantage à être à toi
735
que toi, à moi.
736
Mais si Phébus ou Mars
737
sont jaloux de moi...

Vénus
Attends.
738
Quoi? c’est t'offenser
739
sans provoquer ton mépris?

Adonis
Quand Phébus brille,
740
ne doit-il pas me trouver en quelque lieu que je sois?
741
Mars ne peut-il aussi
742
me tuer avec toutes ses armes?

Vénus
743
Non, mon cœur; non, mon amour.
744
Et c'est en vain, Adonis, que tu te défends
745
d'aimer par ton refus:
746
le plaisir de jouir de toi
747
saura bien te garder en mon âme
748
et te cacher dans mes yeux,
749
si bien que ni Phébus ne pourra te voir,
750
ni Mars, te tuer.
751
Ta beauté m'a conquise:
752
si je te rends égal à moi,
753
me contenteras-tu?

Adonis
Sois-en sûre.

Vénus
754
Je vais à Chypre, Adonis.
755
Donne-moi cette jolie main
756
blanche et pure comme neige.

Adonis
757
Bienheureux qui est parvenu,
758
alors qu'il n'était que humble mortel,
759
à mériter la nature divine
760
par ton pouvoir souverain!

(Mettez tous les deux dans un chariot, à voir dans un nuage, et faites-les disparaître avec de la musique, en disant ce qui suit)

Vénus
761
Toi, tu peux faire honneur à la terre;
762
colombes, emportez-nous dans les airs.

Adonis
763
Je ne voudrais pas être Phaéton
764
et tomber par ambition,
765
brisé en mille morceaux.

FIN DU PREMIER ACTE

Acte II

(Entre Hippomène, un très beau jeune homme, et Thébandre.)

Thébandre
766
Cessons, je te prie, de chasser.
767
Dis-moi de quoi il s'agit.

Hippomène
768
J'ai été pris du désir
769
de voir la campagne et le site
770
de ce bois sacré où vivent tout alentour
771
des gens si différents les uns des autres.
772
Le silence de la solitude,
773
refuge des bergers,
774
ressemble au bruissement
775
des villes assourdissantes
776
et les arbres, occupés par divers travaux,
777
se transforment en édifices.

Thébandre
778
Qui prend la mer,
779
suit la direction nord;
780
qui est ignorant, lit;
781
qui s'étonne, s'informe;
782
demande, si tu ne sais pas,
783
et tu ne t'étonneras pas de ce que tu vois.

Hippomène
784
Voici venir les bergers,
785
Thébandre: demandons
786
qui sont ces gens que nous voyons.

(Entrent Ménandre et Thymbre.)

Ménandre
787
Quelle fin tragique pour ces amours,
788
misérables amants!

Thymbre
789
Allons, Ménandre, si tu aimes, n'aie pas peur!

Hippomène
790
Bergers de ces montagnes, de cette forêt et de cette clairière,
791
que s'est-il passé pour provoquer cet attroupement?

Ménandre
792
Cette question montre bien que le maître
793
n’est pas originaire de cette petite montagne-ci.

Hippomène
Je vis là-bas
794
où son orgueilleuse cime arrive à peine.
795
Voir les campagnes fourmiller de gens
796
de tous côtés nous émerveille.

Ménandre
797
Tous ceux que l’on voit dans cette clairière,
798
sachez qu’ils sont venus participer au concours:
799
plût au Ciel que jamais il n’eût été inventé!
800
N'avez- vous jamais entendu parler de la rare beauté
801
d'Atalante ou eu écho de ce nom?

Hippomène
802
Il n'est pas étonnant que cette ignorance te surprenne
803
si tu considères l’éloignement de notre terre
804
que cette mer entoure.

Ménandre
Écoutez:
805
avec le doux dessein de se marier,
806
Atalante est allée au temple pour prendre avis
807
d'Apollon. Le divin Phébus
808
lui a répondu de se garder de ce projet,
809
qu'elle se marierait tard, et à ses risques et périls.
810
Depuis ce jour, elle court par monts et par vaux
811
aussi loin que la ligne de l'horizon,
812
vaquant, en habits d'homme,
813
à des passe-temps honnêtes, insouciante.
814
Mais comme sa beauté inspirait du désir
815
(cela n'est pas sans inconvénient chez les animaux sauvages),
816
elle pensa se cacher de mille manières
817
et en vint à se résoudre qu’elle serait
818
à celui qui la vaincrait...

Hippomène
À quoi? à la lutte
819
ou à l'arc?

Ménandre
Écoute: elle est si légère
820
qu’elle est plus rapide que le vent.
821
Alors, Atalante a décidé de s’y mesurer
822
à ses prétendants et, vaincue
823
de se donner au vainqueur.
824
Quel malheur pour les vaincus
825
de perdre la tête par amour!
826
Et sa rapidité est telle que cette clairière
827
s'est couverte du sang jailli de la cervelle
828
de mille beaux jeunes hommes.

Hippomène
Que me racontes-tu?

Ménandre
829
Ce que tu verras, si tu tentes l'aventure.

Hippomène
830
Pour une beauté humaine, prêtée, au fond,
831
fleur, ombre, vent, un rien, existe-t-il un fou
832
qui ait si peu d’estime de soi?

Thymbre
Si tu la voyais,
833
je sais que tu ne dirais pas la même chose.

Thébandre
834
Même si tu vantes sa beauté,
835
la vie, c'est grande folie que de la mettre en péril.

Hippomène
836
Je ne donnerais pour me marier avec elle
837
pas un seul de mes cheveux! Quelle histoire ridicule!

Ménandre
838
Si tu voyais son corps superbe et son visage,
839
une merveille, tu dirais le contraire.

Hippomène
840
Je sais que la beauté dépend du peintre.

Thymbre
841
Elle donne le frisson à la nature elle-même.

Hippomène
842
Ma vie est mon Atalante, que dieu me garde!
843
Je ne suis pas un lâche; les bêtes sauvages
844
de cette montagne et des rives de ce fleuve
845
connaissent mon courage.

Thymbre
Couronnée
846
de lauriers, célébrée et victorieuse,
847
voici venir la belle nymphe si jolie!

Hippomène
Elle doit avoir vaincu
848
quelque écervelé tenté par sa beauté!

Thymbre
849
C'est leur destin de mourir.

Hippomène
Quelle folie!

(Entrent des nymphes et des bergers avec des instruments de musique et, derrière, Atalante, couronnée de fleurs.)

Musique
850
La beauté triomphe,
851
Atalante est victorieuse!
852
C'est au prix de l'effort que l'on juge la valeur.
853
Vive celle qui donne la mort!
854
Les hommes ne donnent pas de prix
855
aux entreprises ordinaires.
856
Tout ce qui est facile,
857
passe facilement.
858
Ce sont les difficultés
859
qui marquent les cœurs.
860
Ce qui fait le prix d'une chose c'est l'effort.
861
Vive celle qui tue!
862
Parce que la beauté
863
est un trophée haut perché
864
par la faute de son maître,
865
elle est dépréciée.
866
Seule Atalante
867
a su lui donner son prix.
868
Ce qui coûte a du prix:
869
vive celle qui tue!

Ménandre
870
Qu'en penses-tu?

Hippomène
Je ne sais
871
comment te dire, berger,
872
ce que j'ai vu dans ses yeux.

Thymbre
873
Que ressens-tu?

Hippomène
Je me meurs d'amour:
874
un coup de foudre dans mon cœur.
875
Avec quelle rapidité
876
il a enflammé tout mon être
877
en passant par mon cœur!

Thébandre
878
Que dis-tu?

Hippomène
Je suis perdu.
879
Je suis un autre; je ne suis plus moi-même.
880
Comme je m’épouvantais de rien
881
pour qui risquait sa vie pour ta beauté!
882
Merveille de la nature
883
où prend fin sa puissance!
884
Mille vies je pourrais avoir,
885
je les risquerais toutes pour toi!
886
Thébandre, je dois courir.

Thébandre
887
Tu t'es moqué?

Hippomène
Je me suis moqué sans avoir vu ce
888
que j'ai vu. Si seulement je ne l'avais pas vue!
889
Malheur à moi! Pourquoi perdre du temps
890
à faire ce qui m'occupe
891
désormais l'esprit?

Thébandre
892
Pour un incident si insignifiant
893
tu fais fi de ta vie?
894
Arrête: ne dis rien
895
à cette femme si une femme
896
est une chose si farouche et si insensible.

Hippomène
897
Si je pouvais en triompher...

Thébandre
898
Cette espérance déçue
899
a fait couler sur toute cette plaine
900
le sang d'un millier d'hommes
901
comme toi. Mais que Dieu te garde!

Hippomène
902
Je serai plus lâche, moi,
903
alors que mon amour est plus téméraire?
904
Si quelqu'un doit la vaincre,
905
mon Dieu! se peut-il
906
que ce ne soit pas moi? Pourquoi avoir peur?

Atalante
907
(aparté)
Qu'il est beau garçon!

Hippomène
908
(aparté)
Elle est bien plus qu'une simple femme!

Atalante
909
(aparté)
Comme j'aurais de la peine
910
s’il était un prétendant!

Hippomène
911
(aparté)
Ah! si seulement elle pouvait m’appartenir!

Atalante
912
(aparté)
Hélas! si je lui donnais la mort,
913
quel regret j'en aurais!

Hippomène
914
(aparté)
La dureté du verdict
915
me glace le cœur; l'amour m'enflamme;
916
la peur me paralyse.
917
Mais l'amour me dit
918
qu'il sera à mes côtés.

Atalante
919
(aparté)
De tous les jeunes garçons que j'ai vus
920
il n'y en pas un qui m'ait plu autant;
921
Jamais moi-même je n'ai plu ainsi.
922
Même si moi je l'aime davantage,
923
lui, qu’il ne m’aime jamais.
924
Qui a vu ne pas aimer
925
celui qui veut être aimé?
926
Il vient voir en moi-même
927
pourquoi il doit mourir vaincu
928
et ne pas m’épouser.
929
Me laisser vaincre en effet
930
et perdre mon honneur, je ne le peux.

Hippomène
931
(aparté)
Si Amour a pris sa résolution,
932
pourquoi me retiens-tu, crainte?
933
Jamais un amoureux n’a eté pris de crainte.
934
Est-ce que j'aime? Oui. Alors, pourquoi avoir peur?
935
J'ai peur? Non. Alors pourquoi
936
tarder, si en haut
937
de cette lumière, tel un papillon,
938
à chaque tour, je me brûle?
(à Atalante)
939
Oh! toi qui es aussi belle
940
que le soleil, aussi rayonnante de sa lumière
941
que tu diffuses de tes yeux,
942
apporte-moi aussi la vie
943
où tu me brûles les ailes.
944
Belle jeune fille, créature
945
divine qui, sous le voile d’une femme
946
cache ton essence,
947
face à une déesse,
948
je me prosterne avec humilité.
949
Le prix de ta beauté
950
m'incite à perdre la vie,
951
car, pour le bien qu'elle donne,
952
elle est plus immortelle, perdue,
953
que celle de l’âme, quand elle est en paix.
954
Si je suis vainqueur et que tu m’appartiens,
955
parce que tu es un être venu du ciel
956
ne méprise pas un amour loyal:
957
je suis, bien que mortel,
958
le fils du roi Mégarée.
959
Je m'émerveille de mon amour,
960
autant que j'aspire à une si grande gloire;
961
mais vaincu déjà, je me fais humble.
962
Courons, toi, à la victoire,
963
et moi, ma Dame, à la mort.

Atalante
964
Jeune homme, qui que tu sois,
965
j'ai beaucoup de peine en voyant
966
que tu ne puisses te voir toi-même,
967
car si tu pouvais t'aimer,
968
tu aimerais une autre beauté.
969
Si tu n’as pas de peine pour toi-même,
970
aie de la peine pour tes parents
971
car je vois d'ici, désormais,
972
la force de sa puissance
973
par celle que tu me donnes à moi.
974
Si c'est montrer que tu as de l'amour pour moi,
975
je te crois, sans mettre à l'épreuve
976
le courage avec lequel tu viens.

Hippomène
977
Bien que tu fasses montre de regrets
978
tu m'encourages plus que tu ne me retiens.
979
Avant même de savoir
980
que je te plaisais, je t'ai donné
981
mon cœur, n'aie pas de regret
982
pour celui à qui tu plais
983
de t’avoir donné ce qu’il t’a donné.
984
Il n'y a pas d'autre solution à présent: je préfère,
985
plutôt que vivre sans toi, mourir.
986
Si je meurs d'amour pour te voir,
987
quelle différence entre mourir et vivre?
988
là où j’attends la mort?
989
Courons et jouis de ta victoire
990
sans t’irriter si j'ai plaisir,
991
et c'est juste, que sous les foulées
992
de tes jambes tu fasses périr
993
celui que tu as enflammé de tes yeux.

Atalante
994
(aparté)
Toute malheureuse qu'elle soit,
995
et d'une sorte si contraire
996
à ce que je souhaite le plus,
997
de sa mort précoce,
998
ma beauté soit le glaive!
999
Va-t'en, jeune homme: renonce
1000
à être mal payé de ton amour.
1001
Sache que c'est la mort qui t'attend!

Hippomène
1002
Je dois mourir.

Atalante
Quel chagrin!
1003
Comme tu fais peu de cas de ton âge!

Hippomène
1004
C'est la fin.

Atalante
Moi, je ne veux pas.
1005
Juges!...

Hippomène
C'est la loi ou non?

Ménandre
1006
C'est la loi.

Hippomène
Si c'est la loi, que puis je espérer?
1007
Elle s'est avouée vaincue.

Atalante
1008
(aparté)
Aujourd'hui je lui donne la mort, aujourd'hui je suis morte.

Hippomène
1009
Que réponds-tu?

Atalante
Allons courir
1010
puisque tu veux mourir.

Hippomène
1011
Va devant...

Atalante
Que dois-tu faire?

Hippomène
1012
Contenir ma personne.

Atalante
1013
Mon Dieu! laissez-le gagner!

(Tous se retirent à l'exception d'Hippomène.)

Hippomène
1014
Elle se met à courir et
1015
le cœur vaillant,
1016
elle découvre son corps magnifique
1017
pour être plus légère.
1018
Le vent siffle dans ses voiles,
1019
éperdu d'amour.
1020
Quelle grâce! Quelle allure!
1021
J'en suis jaloux!
1022
Ah! si seulement on avait frappé de cécité
1023
tous ceux qui ont vu
1024
le corps merveilleux
1025
de cette jolie sauvageonne!
1026
Divinités célestes,
1027
vous devez bien rire
1028
que je m'apprête à mourir
1029
et que je me meurs d'amour.
1030
Amour ne dira pas, s'il me refuse
1031
ce que j'espère,
1032
que je continue d'aimer sans hâte
1033
puisque je cours à ma perte!
1034
Peu me chaut de mourir,
1035
car si je veux vaincre,
1036
c'est pour le prix que j’espère
1037
d'une si belle aventure.
1038
Vénus, reine des cieux,
1039
étoile pure de l'amour,
1040
qui inclines toujours ta lumière
1041
vers le soleil à cause de sa beauté,
1042
royale planète,
1043
toi qui inspires l'amour des hommes,
1044
toi qui fuis les ingrats,
1045
exauce mon humble prière:
1046
je déposerai deux colombes
1047
sur tes autels sacrés
1048
parés de branches d'olivier,
1049
si je mérite un si grand bien!
1050
Prends pitié de mon âge
1051
et de mon vieux père,
1052
car je n'ai plus de frère
1053
pour veiller sur lui.
1054
Si tu as aimé, belle Vénus,
1055
vois la peine qui est mienne,
1056
et sur cet océan de larmes sois mon guide,
1057
telle une étoile du ciel.

(D'un ciel préalablement construit, un nuage fermé descend et s'ouvre à mi chemin en musique pour laisser s’échapper de petits oiseaux; on y voit Vénus avec quelques Amours peints ou en carton pâte qui dit:)

Vénus
1058
Me voici, Hippomène, toute attendrie
1059
par tes prières et tes chagrins;
1060
je veux t'aider et soulager ta peine
1061
par une ruse dont j'espère qu’elle te profitera.
1062
Atalante ne peut être vaincue
1063
parce qu'elle est plus légère que le vent rapide.
1064
Sur les épis de blé, avec une étonnante souplesse,
1065
elle court sans faire plier la tige délicate,
1066
mais avec ces trois pommes d'or,
1067
tu la vaincras à la course.
1068
Si tu vois qu'elle a l'avantage, tu troubleras
1069
son allure parfaite en lançant la première;
1070
si tu vois qu'elle cède à la tentation,
1071
tu pourras lancer la seconde, puis la troisième;
1072
pendant qu'elle les ramassera, tu la dépasseras.
1073
De cette façon tu franchiras la ligne d'arrivée le premier
1074
et gagneras le prix qui a coûté la vie à plus d'un.

Hippomène
1075
Reine des étoiles, lumière
1076
qui se repose près du soleil quand il se couche,
1077
mère de l'Amour, véritable portrait de la piété,
1078
que les cieux célèbrent ton nom divin!
1079
Que les Amours
1080
sèment sur terre des oliviers et des fleurs!
1081
Grâce à toi, la paix vit, grâce à toi, s'accroît
1082
et se multiplie le lignage des hommes,
1083
l'oiseau vole, l'arbre croît,
1084
et jusqu'aux animaux sauvages aux noms effrayants.
1085
Donne-moi ta faveur et, à mes côtés dans la course,
1086
trouble la sienne qui es si véloce.

Vénus
Ne t'inquiète pas!
1087
tu vaincras si tu suis mon conseil.

Hippomène
1088
Je t'offrirai deux colombes blanches.

(Le nuage se referme et remonte en musique. Sortie d'Hippomène et entrée de Cupidon accompagné de trois enfants, Narcisse, Hyacinthe et Ganymède.)

Hyacinthe
1089
À quoi jouons-nous ?
1090
Propose un jeu, petit Cupidon.

Cupidon
1091
Je ne sais jouer qu'avec le feu.
1092
Vous voulez vous brûler?

Ganymède
1093
Dis-en un, toi, Narcisse.

Narcisse
Moi?

Ganymède
1094
Toi, car...

Narcisse
À cache-cache!

Cupidon
1095
Je n'en ai pas envie.

Hyacinthe
1096
Pourquoi pas à cache-cache?

Cupidon
1097
Ne suis-je pas Amour?

Hyacinthe
C'est vrai.

Cupidon
1098
Alors, c'est impossible
1099
de rester caché
1100
car le feu éclaire.

Hyacinthe
1101
Que Ganymède propose un jeu!

Ganymède
1102
Jouons à Collin-Maillard,
1103
jouons.

Narcisse
D'accord! Je jette la pierre.

Hyacinthe
1104
Pas la peine. Cupidon a les yeux bandés.

Cupidon
1105
Même si c'est vrai, que Dieu m’en garde!

Narcisse
1106
Qui d'autre que toi?

Cupidon
1107
Je ne veux pas faire l’autruche,
1108
parce qu’il n’y a pas d’amour lâche.

Narcisse
1109
Dis-nous un jeu, toi, Hyacinthe.

Hyacinthe
1110
Jouons à pomme de reinette.

Cupidon
1111
Aucun de ces jeux ne me plaît.
1112
Ce sont tous des jeux d'aveugle
1113
et je ne veux pas de jeu
1114
qui imite autant l'amour.

Narcisse
1115
Comment cela?

Cupidon
Ce sont tous des casse-têtes
1116
et devine qui te les a donnés?

Hyacinthe
1117
Il n'y a aucun jeu qui te fasse envie.
1118
Tu es bien difficile:
1119
il te suffit d’aimer
1120
ne jamais être content!

Cupidon
1121
Jouons à qui s'y frotte, s'y pique!

Ganymède
1122
Ça te plaît, ça, mon gars,
1123
parce que celui qui te prend la main,
1124
tu lui donnes une bonne claque!

Narcisse
1125
Jouons aux chevaliers.

Cupidon
1126
Là où il y a de l'amour il n'y a pas de seigneur:
1127
il n'y a ni grand ni petit en amour,
1128
c'est pourquoi, ne sois pas amoureux.

Ganymède
1129
Jouons au jeu du taureau furieux.

Cupidon
1130
Je suis Amour: je n'aime pas les taureaux,
1131
et encore moins les ruades.

Narcisse
Je ne savais pas cela.

Cupidon
1132
C'est parce que tu ne me connais pas.

Narcisse
1133
Si on allait cueillir
1134
des fruits dans un verger?

Hyacinthe
D'accord.

Ganymède
1135
Il y en aura par-ici?

Hyacinthe
1136
À Chypre, il y en a forcément.

Narcisse
1137
Attends, Ganymède,
1138
j'ai vu une ruche là-bas.

Ganymède
1139
Avec du miel?

Narcisse
Elle est pleine à ras bord.

Ganymède
1140
Tu pourras sauter les murs, toi?

Narcisse
1141
Si tu te mets à quatre pattes,
1142
je monterai sur ton dos.

Hyacinthe
1143
Je passe. Voici venir un berger...
1144
Qu'il n’entende ce que tu fais.

(Entrée de Frontin.)

Frontin
1145
Depuis que le seigneur Apollon
1146
est fâché contre moi
1147
je vais par cette clairière
1148
tout chagrin, triste et solitaire.
1149
Il m'a donné pour malédiction,
1150
de ne paraître à quiconque
1151
tel que j’étais jusque là:
1152
il m'a bien puni de ma mauvaise idée.
1153
Depuis lors, je n'ai laissé
1154
source ou filet d'eau
1155
qui ne me serve de miroir:
1156
je me transforme en leur cristal;
1157
dans l'un, je ressemble à un éléphant;
1158
dans l’autre, à un taureau…
1159
Pauvre de moi! je pleure, me lamente,
1160
je suis au comble du désespoir!
1161
Je me détourne de moi-même pour ne pas me voir,
1162
mais en me voyant accompagné de moi-même
1163
je laisse derrière moi le même que je suis
1164
et je me mets à devenir fou.
1165
Apollon! Je fais appel
1166
de ta justice à ta sainte piété!
1167
Comme le Ciel punit
1168
un péché de malice!
1169
J'avoue que c'était de la malignité,
1170
mais tu es un dieu; moi, je ne suis qu’un homme,
1171
ta divinité doit considérer
1172
cette distinction entre les mots.

Ganymède
1173
Hélas! Hyacinthe, n'y avait-il pas là-bas
1174
un berger?

Hyacinthe
Je l'ai vu là-bas.

Narcisse
1175
Ne s'est-il pas transformé en serpent?

Cupidon
Si.

Ganymède
1176
Oh! Quel serpent terrifiant!
1177
Fuis, Cupidon!

Frontin
Que se passe-t-il?
1178
Ils disent que je suis un serpent.
1179
Je vais me regarder dans cette source.

(Frontin se retire.)

Hyacinthe
1180
Prends ton arc, tire, vite!

Cupidon
1181
Si je pouvais tuer ce serpent
1182
comme Apollon!

Narcisse
Il a disparu!

Cupidon
1183
Alors, il ne lui a pas tiré?

Narcisse
Non.

Cupidon
1184
Il a eu peur qu'il ait tiré.

Hyacinthe
1185
Je pense qu'il comprend la puissance
1186
de tes mains impitoyables,
1187
car les serpents vénimeux, Amour,
1188
redoutent tes flèches.
1189
Grimpons jusqu'à la ruche.
1190
Il n'y a rien à craindre.

Ganymède
1191
Viens de ce côté, Amour.

Cupidon
1192
Oh! que ce miel est doux!

Narcisse
Il est bon?

Cupidon
1193
Aïe! Aïe! Aïe!

Ganymède
Que se passe-t-il?

Cupidon
Oh! là, là! maman!
1194
Il y en a une de celles qui butinaient
1195
qui m'a piqué.

Hyacinthe
Moi, jai entendu
1196
dire par mon père
1197
qu'en retirant ce qu'elle laisse,
1198
la douleur cesse.

Ganymède
Oh! la! la! Narcisse!
1199
je suis d'avis que nous partions
1200
si tu ne veux pas qu'une abeille te pique.

Narcisse
1201
Partons, Hyacinthe.

Ganymède
Moi aussi,
1202
je rentre chez moi.

(Ils partent tous, sauf Cupidon.)

Cupidon
1203
Oh! la! la! mon Dieu! je vais mourir!
1204
Tant de douleur pour tant de plaisir!
1205
C'est ça, du miel? Ça, de la douceur?
1206
Que d'amertume j'en retire!
1207
Ça, du miel? C'est du poison,
1208
un piège et une véritable traîtrise!
1209
Oh! la! la! que faire? malheur à moi!
1210
Ma main a gonflé;
1211
si mon âme le pouvait,
1212
elle bondirait par là!

(Entrée de Vénus.)

Vénus
1213
Je suis fatiguée de te chercher.
1214
Je te promets de t’envoyer
1215
à l’école: cela te fera
1216
le plus grand bien!
1217
Où étais-tu passé?
1218
Je vais t’accrocher sur le dos
1219
Cupidon, une pancarte:
1220
on ne sait plus qui est Amour:
1221
il n’y a plus que l’intérêt qui règne
1222
et on ne sait plus qui est Amour.

Cupidon
1223
Oh! la! la! quelle douleur atroce!

Vénus
1224
Pourquoi pleures-tu?

Cupidon
Tu ne le vois pas?
1225
Dans les jardins de Chypre,
1226
ma mère, je me promenais
1227
parmi les rosiers en fleurs
1228
et je jouais avec les autres enfants.
1229
L'un monte à un saule,
1230
pensant y trouver un nid;
1231
un second confectionne une cage avec des joncs
1232
pour y mettre des petits oiseaux;
1233
un troisième cueille des amandes vertes;
1234
un quatrième, des aubépines blanches;
1235
un cinquième tresse des guirlandes
1236
de roses et de lys bleus.
1237
Tout à coup, en haut de chênes-lièges,
1238
nous avons vu de savoureuses ruches
1239
et leurs rayons naturels
1240
remplis de cire et de miel.
1241
Hyacinthe s'est mis à quatre pattes
1242
et Narcisse lui est monté sur le dos
1243
pour voir s'il pouvait retirer
1244
du miel par une fente...
1245
Malheur à moi! toujours intrépide,
1246
j'ai mis la main dans la ruche…

Vénus
1247
Quelle imprudence, c'est évident!

Cupidon
1248
Maman, une petite abeille
1249
qui n'a pas même de bec
1250
m'a fait autant de mal
1251
que le pourrait un serpent d'Afrique.
1252
Tu vois, là, ma mère, sur ma main,
1253
mets-y un linge. Je souffre!
1254
Soigne-moi vite, oh! la! la!
1255
Vite! vite!

Vénus
Ne crie pas,
1256
mais sache que tu es
1257
un petit enfant, Cupidon,
1258
et qu'en piquant les yeux
1259
comme un basilic féroce,
1260
tu laisses jusqu'au fond du cœur
1261
plus de feu qu'il y en aux Enfers!
1262
Tu es si cruel
1263
que tu m'as blessée, même moi,
1264
qui suis ta mère. C'est pourquoi
1265
le ciel t'a puni.
1266
Tu m'as inspiré de l'amour pour Adonis.
1267
Je me meurs et j'en perds la raison.
1268
Je suis jalouse des nymphes
1269
de ce bois et de ce cours d'eau.
1270
Je viens ici le chercher
1271
à cause de toi, mon ennemi.
1272
Plaise au ciel qu'il te voie
1273
soumis au même danger!
1274
Tout Amour que tu sois,
1275
que tu tombes amoureux
1276
et meures de tes œuvres!
1277
Et que les hommes ne disent
1278
pas de mal de moi à cause de toi!
1279
Il n'y a pas une femme qui ne dise
1280
pour t'avoir vu une fois
1281
qu'elle ne se perd à cause de toi,
1282
depuis Lucrèce jusqu’à Didon…

Cupidon
1283
Je tiens à vous dire, mère,
1284
que je ne suis pas le seul coupable
1285
de vos folies insensées.
1286
Tous se plaignent d'amour,
1287
j'en ai lu des vers et des histoires!
1288
Toutes leurs faiblesses,
1289
ils veulent me les imputer à moi!
1290
Qu'importe que je vous tente,
1291
si vous avez le libre arbitre?
1292
Mais vous ne résistez pas
1293
à votre propre désir.
1294
Je me vengerai de vous!
1295
Mars et le Soleil en personne
1296
sauront ce qui se passe avec Adonis!

(Cupido se retire.)

Vénus
1297
Écoute, reviens. Attends, mon petit.
1298
Il est parti. Quelle audace!
1299
Eh bien, par Jupiter!
1300
tu vas te souvenir de moi,
1301
quand tu vas repasser sur terre!

(Entrée de Frontin.)

Frontin
1302
Existe-t-il une aventure aussi héroïque et aussi célèbre?
1303
Les choses les plus difficiles
1304
ont une fin. Tout arrive à son terme.

Vénus
1305
Frontin, pourquoi es-tu tout abasourdi?

Frontin
1306
Bergère céleste, beauté angélique,
1307
qui es-tu, toi qui te souviens de mon nom de paysan,
1308
alors que ces sauvages me prennent
1309
pour un lion, un serpent terrifiant,
1310
que les uns m'appellent taureau et les autres, satyre?

Vénus
1311
Je suis une étrangère venue de l'autre côté
1312
de l'Erimanthe jusque chez vous.

Frontin
1313
Si tu n'es pas Vénus ou la Lune errante,
1314
tu dois être Ariane ou Andromède,
1315
image de l'horlogerie divine.
1316
Mais puisque tu as revêtu l'apparence d'une mortelle,
1317
apprends en quelques mots la fin de cette histoire:
1318
La rapide Atalante, rebelle au mariage,
1319
toujours insoumise, est venue dans ces bois...
1320
Elle qui, comme tu l'as entendu dire, fut si dure
1321
avec tous ceux qu'elle put vaincre à la course
1322
et réduire à la mort par désespoir,
1323
s’est mesurée ce soir avec le bel Hippomène.
1324
Mais le prince eut recours à un subterfuge :
1325
il lança entre ses foulées rapides
1326
trois pommes, plus belles que celles des Hespérides,
1327
et que celles que Médée gardait grâce à ses charmes magiques.
1328
Et, alors que la nymphe les ramassait,
1329
il a remporté le laurier de la victoire pour ses mérites.
1330
Ses parents la lui ont accordée sans difficulté
1331
et la noce splendide fut célébrée là-bas
1332
où se pressèrent en grand nombre
1333
les habitants de ces plaines fertiles.
1334
C'est une histoire digne de figurer dans les annales.
1335
Permets que j'aille me voir
1336
dans le cristal transparent de cette source
1337
qui coule au pied de ces arbres tranquilles,
1338
puisque vous m'appelez par mon nom véritable,
1339
et que je redoute un oracle
1340
qui m'a dépeint sous mille formes.

Vénus
1341
Prends l'amour pour guide.

Frontin
Qu'il comble tes desseins!

(Frontin se retire.)

Vénus
1342
Il m'est agréable qu'Atalante, désormais assagie,
1343
soit une victime d'amour suite à mes manigances.
1344
Je vais demander des comptes à Hippomène.
1345
Que deux colombes répandent leur sang sur mes autels!
1346
Que Calliope chante son amour de sa douce voix
1347
depuis le point du jour jusqu'au soleil couchant!

(Entrée d’Hippomène et d’Atalante.)

Hippomène
1348
Ma bien douce épouse,
1349
que le ciel te garde mille ans
1350
auprès de moi pour mon bonheur!
1351
Soleil qui as éclipsé de jalousie mortelle
1352
celui qui donne vie au jour:
1353
je vais si riche de ta beauté
1354
dans ces épaisseurs qui ferment
1355
cette architecture divine,
1356
quand je vois que j'emporte
1357
un autre Phébus bien plus éclatant de beauté!
1358
Ce n'est pas ma rapidité qui a vaincu
1359
la tienne, c'est mon amour:
1360
parce qu’il aussi grand que
1361
le soleil, je pense qu’il est supérieur
1362
à ta beauté divine.
1363
Vainqueur, Atalante, je suis ton captif:
1364
j'ai gagné et je suis son captif.

Atalante
1365
Mon amour, la vaincue, c'est moi, et
1366
j'avoue que je le suis,
1367
et que c’est l'amour qui en est cause.
1368
Avant même de vaincre, tu étais vainqueur
1369
parce que, dès le premier regard,
1370
j'ai été subjuguée par tes mérites.
1371
J'ai été vaincue à la course
1372
mais c'est toi qui as triomphé.
1373
Ce n'est pas l’appât de l'or
1374
contenu dans les pommes, mon amour;
1375
mais c'est pour toi, qui es un trésor,
1376
bien supérieur et que j'adore
1377
en raison de la pureté de ton âme.

Hippomène
1378
Alors, que penses-tu, toi,
1379
des pommes qui m'ont apporté
1380
la palme de la victoire?
1381
Ce sont les trois puissances de l'âme
1382
qui ont eu raison de tes mépris.
1383
La première, que j'ai offerte à ta gloire,
1384
l’abandon de ma liberté,
1385
en échange d'une si grande victoire
1386
c'est mon amour aveugle.
1387
La seconde, ma mémoire, mais je pense
1388
que je parle à l'aveuglette,
1389
parce que je crois que la première
1390
ce fut un lien, mon intelligence,
1391
car si je ne t'avais pas comprise,
1392
je n’aurais pas eu de raisons de t’aimer.
1393
En apprenant à te connaître, l’amour est né.
1394
Mais, sache que je dois
1395
te parler d'amour ici;
1396
je viens te cacher du Ciel
1397
auquel je t'ai demandée, Atalante.
1398
Ces arbres qui mènent
1399
à ce mont ne sont pas
1400
propices, en cette occasion.
1401
Voici un temple.

Atalante
N'offense pas
1402
son culte divin.
1403
Sache qu’il appartient à Vénus.

Hippomène
1404
Qui est Vénus?

Atalante
Vénus est une déesse,
1405
y c'est la reine de l'amour.

Hippomène
Dès que
1406
je t'ai vu plus belle,
1407
je t'ai préféré à cette déesse-la.
1408
Il n'y a d'autre Vénus ni d'autre amour
1409
ni d'autre déesse qu'Atalante.

Vénus
1410
(aparté)
Me voilà bien payée de mes bienfaits!
1411
Quel mufle!
1412
Quelle ingratitude!

Hippomène
1413
Sais-tu, mon amour, que je voudrais bien
1414
voir cette Vénus ici
1415
pour lui faire avouer
1416
que tu es la plus belle,
1417
et te céder arc et flèches!
1418
Parce que toi, tu fais périr d'amour;
1419
Vénus, elle, le vend par intérêt,
1420
quelle valeur peut-il avoir, puisqu' il offense
1421
sa qualité?

Vénus
(aparté)
Oh! le traître!
1422
C'est bien la façon des hommes
1423
de payer ainsi les bienfaits
1424
avec de telles paroles ingrates!
1425
C'est cela, les sacrifices!

Hippomène
1426
Allons, mon amour: ne crains rien,
1427
il n' y a pas de dieux sur terre
1428
qui puissent me tenir tête,
1429
là où j'ai ta beauté.

(Ils entrent tous les deux dans le temple.)

Vénus
1430
Existe-t-il plus grande indécence
1431
à pouvoir dire que se trompe
1432
le Ciel en quelque chose,
1433
n’était de ne pas avoir détruit
1434
par l’eau et le feu, la terre?
1435
Je l’ai bien mérité
1436
car je me découvre dans son bien!
1437
Traître! ce sont mes pommes d'or
1438
qui t'ont donné la belle Atalante
1439
et c’est ainsi que tu traites mon honneur!
1440
Mais tu ne vivras pas avec elle
1441
pour la vie que j'adore.
1442
Vive Adonis, je vais vous donner
1443
la peine que vous méritez
1444
et vous transformer en lions
1445
pour servir au monde
1446
de leçons exemplaires!
1447
Sortez de mon temple,
1448
quittez votre apparence humaine,
1449
que je vous voie aussi cruels,
1450
car cette forme vous convient mieux!
1451
Servez de leçons, ingrats!
(Deux lions entrent et se jettent à ses pieds.)
1452
Ce n'est pas la peine de s’agiter et de se lamenter!
1453
Fuyez dans ces montagnes
1454
pour effrayer les animaux sauvages!
1455
Vivez toujours en leur compagnie
1456
car vous leur ressemblez suffisamment!
1457
Que je suis affligée! Je vais chercher
1458
mon soleil et lui faire confidence
1459
pour apaiser ma fureur!
1460
Viens, mon Adonis,
1461
si je suis ta lumière bien aimée!


Acte III

(Entrée d'Apollon et de Cupidon.)

Apollon
1462
J'ai très peur que
1463
tu me dises sa passion.

Cupidon
1464
J'ai avisé, brillant Apollon
1465
ta nature passionnée.
1466
J'ai tellement en horreur
1467
celle de ma mère et sa légèreté
1468
qu’en la voyant par sa liberté de moeurs
1469
offenser le ciel et mon père,
1470
j'ai voulu te faire un rapport,
1471
pour que la prochaine fois
1472
tu puisses poser un filet de Vulcain.

Apollon
1473
J'ai tout vu et je sais.
1474
Ne sais-tu pas que je suis le soleil
1475
la vie et la lumière des vivants,
1476
dont les rayons ardents
1477
sont un creuset pour le monde entier?
1478
Ne sais-tu pas que,
1479
tout au long de ma belle écliptique,
1480
parcourant et repassant
1481
parmi les figures de celle-ci,
1482
j'observe cette machine en bas,
1483
dont rien ne m'échappe
1484
parce que ma lumière divine et ardente
1485
pénètre partout?
1486
Ne vois-tu pas dans mes fuseaux
1487
que l'année compte
1488
trois-cent soixante-cinq jours
1489
et que je fais tourner le ciel
1490
où j' y répartis les jours?
1491
Et quoi d'autre que la pensée,
1492
le premier mouvement,
1493
rassemble mes forces
1494
de l'orient à l'occident,
1495
me conduisant à voir tout ce qui entoure
1496
le cercle de la terre,
1497
hommes blancs et hommes noirs?
1498
Ne vois-tu pas comme je vais vite,
1499
quand c'est la nuit dans cette partie du monde
1500
pour voir le Grand Nord?

Cupidon
Apollon,
1501
je suis sûr que tes yeux
1502
voient tout, alors comment
1503
peux-tu souffrir
1504
que cette Vénus impudique vive libre
1505
avec cet Adonis aussi?
1506
N'est-ce pas assez que son amour pour Mars
1507
ait donné sujet de moquerie aux dieux?

Apollon
1508
Ma lumière qui divise le monde
1509
couvre les deux hémisphères.
1510
Alors que j’allais à celui de Callisto,
1511
j’ai laissé à ma place
1512
la lune, ma sœur,
1513
et sans doute en a-t-elle été témoin.
1514
Elle n’a pas voulu me dire
1515
leur secret entretien
1516
(parce qu’elle adore Endymion),
1517
et l’a voulu envelopper auparavant.
1518
Comme les femmes savent bien
1519
les unes et les autres, quand elles aiment,
1520
tantôt par leur silence, tantôt par leur démenti,
1521
cacher leur bon plaisir!
1522
Ce que j’ai vu, moi, pendant le jour,
1523
ne fut rien de plus qu’un tendre discours;
1524
quelquefois je ne peux entrer
1525
où je voudrais, Cupidon.
1526
Ils se sont cachés dans les bois
1527
dont les arbres touffus
1528
n’ont jamais laissé passer
1529
mes rayons soupçonneux.
1530
Mais je me vengerai d’eux
1531
dès que la pluie viendra,
1532
quand je leur refuserai la fraîcheur
1533
sur leurs chevelures verdoyantes.
1534
Je l’ai vue, mais j’ai soupçonné
1535
que ce n’était que de l’amour, Cupidon.
1536
Mais si c’est toi qui l’as blessée,
1537
c’est la faute de tes flèches.
1538
Comment peux-tu frapper Vénus?

Cupidon
1539
Si elle dit la vérité
1540
moi, je mets à son compte,
1541
ses amours libres.
1542
C’est par pure vengeance
1543
que cette folle veut
1544
que j’aille à l’école
1545
pour y apprendre à lire, Apollon.
1546
Je sais déjà lire et écrire
1547
et je compose des poèmes d’amour
1548
où j’exprime la fureur
1549
que j’inspire jusqu’au fond du cœur.
1550
Mais elle, elle m’envoie là-bas
1551
pour que le maître me donne le fouet;
1552
quant à moi,
1553
je suis déjà docteur ès lettres.
1554
Venge-toi, sur ta vie,
1555
de cet amour mal venu.

Apollon
1556
Adonis est un chasseur,
1557
ce qui peut te donner de l’espérance.
1558
Va-t’en et laisse-moi avec lui:
1559
je vais ordonner sa mort...

Cupidon
1560
Alors, quand te reverrai-je?

Apollon
1561
Avec ce laurier verdoyant.

Cupidon
1562
Tu n’as pas encore oublié Daphné
1563
toi qui soupires pour elle!

Apollon
1564
Oh! traître! Que de flèches de rage
1565
tu as tirées dans sa vie remplie de colère!
1566
Va-t’en, parce que si de mon histoire
1567
tu ravives la douleur,
1568
je ne ferai rien, petit Amour,
1569
qui ne me trouble pas l’esprit!

Cupidon
1570
Que Jupiter t’en garde!

Cupidon se retire

Apollon
1571
Les amours de Vénus me chagrinent
1572
depuis qu’hier, dans les cieux,
1573
j’ai essuyé les pleurs de l’aube.
1574
La scélérate doit me payer
1575
tous les mauvais tours qu’elle m’a joués:
1576
qu’Adonis sorte de son cœur!
1577
C’est ce qui m’agrée...
1578
Que mes rayons divins descendent
1579
jusqu’au centre de la terre en feu,
1580
même s’ils n’ont pas l’habitude
1581
de routes si sombres!
1582
Aux ténèbres éternels
1583
donnons de la lumière! Écoute, Pluton,
1584
toi qui règnes dans le chaos effroyable
1585
de l’obscurité,
1586
approche-toi vers ma clarté
1587
et, bien que tu sois dans des liens puissants,
1588
déserre un moment ton étreinte!
1589
de ta bien aimée Proserpine,
(Un tableau monte sur laquelle sont représentés un bâtiment avec au-dessus, un ciel clairsemé d’étoiles, le soleil et la lune, tandis qu’un autre, en-dessous, évoque l’enfer.)
1590
quitte les ténèbres et tiens-toi prêt
1591
à m’écouter
1592
ou à m’envoyer
1593
les féroces Furies.
1594
Sors vite! Veux-tu peut-être
1595
que ma lumière entre plus avant?

(La Furie Tisiphone, toute de noir vêtue, le bas de l’habit ourlé de flammes, le col en crêpe noire, constellé d’argent, assorti à la coiffe piquée de serpents dorés, entre en scène.)

Tisiphone
1596
Je viens du fond des ténèbres
1597
pour retenir tes pas.
1598
Arrête-toi, divin Apollon.
1599
Je suis Tisiphone: que veux-tu,
1600
toi qui voyages dans les airs,
1601
et sillonnes le ciel?
1602
Comment es-tu descendu sous terre?
1603
Cette ceinture dorée
1604
qui forme une auréole de lumière
1605
ne doit pas se trouver ici.
1606
Les images célestes
1607
sont ici d’horribles tourments,
1608
des Tantales et des Prométhées
1609
soumis à des peines infernales.
1610
Ici, il n’est pas besoin de séparer
1611
l’année en douze mois;
1612
il n’y a ni plantes ni moissons,
1613
ni fleurs à faire croître.
1614
Ici, il n’y a ni or ni argent,
1615
alchimiste divin.
1616
Il n’y est question que de feu immortel,
1617
de discorde et de cruauté.
1618
Que veux-tu pour ainsi
1619
nous offenser de tes rayons?
1620
As-tu l’intention de transformer en Jour
1621
la Nuit qui vit ici?

Apollon
1622
Cruelle Tisiphone,
1623
femme vindicative,
1624
qui avec des brûlots enflammés
1625
attisent tant de guerres,
1626
je ne veux pas que tu ailles
1627
comme d’autres fois,
1628
la tête ceinte de serpents,
1629
revêtue d’une armure infrangible,
1630
ravager l’Europe,
1631
disqualifier l’ Asie,
1632
anéantir l’Afrique
1633
ou les rivages des Indes.
1634
Que la Grèce dorme tranquille
1635
et que Troie entourée
1636
de murailles et d’oliviers
1637
ne craigne pas Cassandre.
1638
Que le brave soldat se repose.
1639
Que les peaux des tambours
1640
ne servent qu’aux jeux de dés,
1641
et autres jeux de hasard.
1642
Que les trompettes sonores
1643
n’excitent pas les langues affilées des armes
1644
pour qui elles font entendre leur voix
1645
Qu’elles restent au fond de leurs fourreaux.
1646
Que les drapeaux restent
1647
en berne sur les piques.
1648
Que le vent
1649
ne déploie pas leurs ailes bariolées.
1650
Que les épées maculées de sang
1651
ne sortent pas des étuis
1652
ni les flèches aux couleurs vives,
1653
des carquois.
1654
Que les casques resplendissants
1655
ne se hérissent pas de plumes
1656
ni les frênes et les pins
1657
ne se transforment en lances.
1658
Que les navires aux coques profondes
1659
embarquent l’or et l’argent
1660
et n’emportent pas de munitions
1661
ni de vigiles en haut des hunes.
1662
Je veux seulement que tu ailles
1663
dans les bosquets d’Arcadie,
1664
et que, sur un sanglier féroce,
1665
tu fonces de toute ta fureur.
1666
Lacère, Tisiphone,
1667
ses entrailles monstrueuses,
1668
pour anéantir Adonis
1669
qui doit aller à la chasse;
1670
je le placerai sur ton chemin
1671
pour qu’avec une rage folle
1672
tu mettes un terme à sa jeune vie
1673
et, pour Vénus, à ses espoirs.

Tisiphone
1674
Seigneur Apollon,
1675
il suffit que ce soit toi qui le demandes
1676
pour que t’obéisse
1677
tout ce que contient l’Enfer.
1678
Retourne dans le ciel prestement
1679
parce que, depuis que tu as imprimé
1680
ta lumière dans mes ténèbres,
1681
ces âmes se reposent:
1682
ni ce lourd rocher
1683
qui écrase Sisyphe
1684
ni la roue d’ Ixion
1685
ni les cinquante sœurs...
1686
Charon a relevé les rames
1687
de sa barque moisie;
1688
Rhadamanthe ne juge plus;
1689
Cerbère n’aboie plus.
1690
Quant à moi, je vais dans ce bosquet
1691
et par ce même stratagème,
1692
je ferai mourir Adonis.

Apollon
1693
Si tu mets fin à cette vie,
1694
je te promets cent livres
1695
de l’or d’Arabie
1696
pour te confectionner de belles armes.

Tisiphone
1697
Alors accomplis tes promesses
1698
et retourne vite dans le ciel,
1699
car tu amenuises ta grandeur
1700
sur ces rives obscures.

Apollon
1701
Je rentre dans ma patrie.

(Ils disparaissent; Vénus et Adonis entrent, celle-ci le retenant.)

Vénus
1702
Reviens, je t’en supplie,
1703
si tu veux épargner ma vie, mon amour.

Adonis
1704
Lâche-moi, cesse.

Vénus
Je ne voudrais pas
1705
qu’il t’arrivât quelque chose.

Adonis
1706
Aie confiance en mon adresse,
1707
car j’ai l’habitude, au plus féroce
1708
sanglier, dans sa hure écumant de sang,
1709
témoin cette montagne,
1710
de lui planter ma pique.
1711
Un ours descendait hier,
1712
constellé d’abeilles,
1713
pour boire à ce cours d’eau
1714
ou, parce qu’il pensait
1715
avoir raison de leur brûlure
1716
en son cristal gelé.
1717
Par tes beaux yeux,
1718
miroirs des miens,
1719
et tes cheveux divins,
1720
tu as pu triompher grâce à eux,
1721
de mon insolente jeunesse;
1722
me méfiant en le voyant errer,
1723
j’ai bandé mon arc,
1724
avec une telle force,
1725
qu’en se relâchant, la flèche
1726
traversa les airs tout droit;
1727
Un instant immobile,
1728
l’animal passa de mort à vivant
1729
pour me donner une plus grande victoire,
1730
car la flèche n’eut pas loisir
1731
de lui faire rendre l’âme.
1732
Mais, finalement, comme c’est le lot
1733
de tout ce qui est mortel de ne pouvoir éviter
1734
ce qu’il a provoqué,
1735
sa blessure le condamna à s’immobiliser
1736
et l’âme s’échappa de sa gueule.

Vénus
1737
Mon chéri, j’ai eu assez de preuve
1738
de ton courage, si par hasard
1739
tu penses que je t’ai soupçonné du contraire.
1740
Mais le malheur est d’ordinaire
1741
la flèche de l’arc du Ciel!
1742
Où l’homme trouvera-t-il du répit
1743
quand Il décoche ses traits?

Adonis
1744
Si j’ai un dieu pour protecteur
1745
et un bouclier contre sa colère,
1746
quel répit plus divin peut-il exister?

Vénus
1747
Hélas! mon amour! en pareils cas,
1748
la peur paralyse et l’amour aveugle!
1749
La jalousie n’existe pas
1750
seulement chez les mortels,
1751
elle habite aussi chez les dieux!
1752
Viens t’asseoir près de moi, mon cœur.

Adonis
1753
Oh! comme tu approches de façon étrange!
1754
Tu as déjà oublié mon courage?
1755
Laisse-moi arpenter cette montagne
1756
et traquer les bêtes sauvages.
1757
Si mon visage et ma chevelure
1758
sont semblables à ceux d’une femme
1759
considère qu’un homme, s’il est beau,
1760
a plus d’obligations.

Vénus
1761
Comment cela?

Adonis
À ne pas le paraître.
1762
Un homme laid, qu’il fasse en sorte
1763
d’être beau avec de purs artifices;
1764
et que celui qui est beau, qu’il se montre
1765
valeureux, robuste, courageux,
1766
ou qu’il confesse qu’il est une femme.

Vénus
1767
À présent, mon âme, toi qui es si obstiné,
1768
je te demande de partir; mais je veux,
1769
car les jours sont si longs,
1770
que tu laisses d’abord passer la chaleur
1771
et restes auprès de ces sources fraîches.
1772
Ce n’est pas contredire la gloire
1773
de ton nom.

Adonis
C’est parfaitement justifié.

Vénus
1774
Et pendant ce temps, mon seigneur et maître,
1775
je te raconterai toute à mon aise
1776
la raison de cette crainte.

Adonis
1777
Je t’obéis et près de toi
1778
je viens m’asseoir.

Vénus
Attends: il est
1779
juste que tu profites
1780
du giron d’une déesse.

Adonis
1781
Commence.

Vénus
Écoute bien.

Adonis
Parle.

(Vénus s’asseoit et tandis qu’Adonis allongé se loge dans son giron, elle raconte ceci:)

Vénus
1782
Il y avait, Adonis chéri,
1783
dans ces montagnes,
1784
une célèbre nymphe
1785
qui se nommait Atalante.
1786
Pour ne pas se marier, elle promulgua
1787
une loi si étrange
1788
que ceux qui voulaient
1789
l’épouser étaient forcés
1790
de se mesurer à la course avec elle;
1791
mais s’ils perdaient,
1792
elle leur tranchait le cou.
1793
Que d’espérances chèrement payées!
1794
Elle vainquit trente jeunes garçons,
1795
qui de diverses provinces
1796
vinrent concourir,
1797
gagnés par sa renommée.
1798
Parmi eux, il y en eut un,
1799
du nom d’ Hippomène,
1800
qui m’offrit deux colombes
1801
pour obtenir ma faveur.
1802
Il m’émut et je lui donnai
1803
trois pommes d’or.
1804
La cupidité fut un obstacle
1805
à la course légère d’Atalante;
1806
et lui, arrivé le premier,
1807
vainquit la belle ingrate
1808
et l’épousa.
1809
Ce fut par pure chance.
1810
Mais, si un bienfait
1811
donne des ailes divines aux pieds d’un homme,
1812
l’ingratitude le fait choir,
1813
effaçant toutes ses traces.
1814
Ainsi, le jeune homme ingrat,
1815
de passage un matin
1816
dans un temple de divinités,
1817
obtint non seulement par le sacrifice
1818
de colombes –dont les plumes
1819
servirent à signer le contrat–
1820
sur les autels immaculés,
1821
la promesse d’une dette
1822
mais il profana mon temple,
1823
et, pour le venger, courroucée,
1824
je les transformai tous les deux en lions.
1825
C’est pourquoi, Adonis,
1826
je te supplie
1827
de ne pas aller chasser:
1828
qu’ils ne prennent pas ta vie
1829
pour se venger de ce châtiment.
1830
Tu dors, mon chéri? Tu dors?
1831
On dirait qu’une éclipse
1832
voile les deux flambeaux
1833
de ses yeux.
1834
Fraîches Hamadryades
1835
de ces montagnes altières,
1836
venez divertir
1837
le trésor de mon cœur.
1838
Tressez des chœurs joyeux
1839
et des guirlandes d’amour
1840
au nouvel Amour endormi,
1841
le brasier des âmes!

(Tandis qu’Adonis dort sur le sein de Vénus, elle chante ce qui suit et, à la seconde strophe, apparaît Apollon.)

Vénus
1842
Petit enfant charmeur
1843
aux yeux bandés,
1844
si tu ne fais pas mouche quand tu décoches,
1845
pourquoi te représenter avec un arc?
1846
Enfant qui te joues du Temps,
1847
un vieil homme si âgé!
1848
Pourquoi lui avoir volé les ailes,
1849
puisque tu te déplaces si tranquillement?

Apollon
1850
(aparté)
Qui arrive à un si mauvais moment,
1851
après tant de temps,
1852
pour demander de l’espoir
1853
quand on lui donne de la désillusion?
1854
Est-ce possible que mes yeux
1855
contemplent Adonis
1856
sur le sein de Vénus?
1857
Lui qui dort, elle qui chante!
1858
Mais c’est moi celui qui rêve,
1859
et mes yeux divaguent
1860
en voulant mêler le divin,
1861
chose impossible, et l’humain!

Vénus
1862
(en chantant)
Tu fus le brasier de Troie,
1863
d’Espagne, de Rome, de Carthage.
1864
Pas un empire au monde
1865
dont tu ne fus le tyran!
1866
Moi, je jouissais tranquillement
1867
de ma liberté
1868
sur le trône de ma divinité,
1869
détachée des soucis des humains.

Apollon
1870
(aparté)
La jalousie d’Apollon,
1871
supporter une telle infamie!
1872
Voir entre ses bras un mortel,
1873
sans que mes rayons ne le foudroient!
1874
Ciel! suis-je le Soleil? Qui suis-je?
1875
Ciel! alors qu’en voyant
1876
un homme avec des ailes en cire
1877
tu as été témoin d’un si grand délit;
1878
et que Phaéton, en se faisant passer pour moi,
1879
tu l’as vu se fracasser
1880
dans la mer à cause de son orgueil,
1881
– maîtrisant moi-même mon propre chagrin –
1882
comment tolères-tu cette violence?
1883
Mais qu’est-ce que j’espère, qu’est-ce que j’attends?
1884
Je vais exciter les trois Furies,
1885
parce qu’une seule, c’est bien peu pour tant de méfaits!
1886
Je vais chercher un berger
1887
pour me seconder dans mon stratagème,
1888
pendant que Tisiphone se transforme
1889
en cet animal furieux.
1890
Le ciel va voir à présent
1891
ce que c’est la jalousie, car elle a fini
1892
par m’aveugler, la jalousie,
1893
la vraie de vraie!

(Adonis se lève en entendant les voix.)

Adonis
1894
Mon dieu! Que se passe-t-il?

Vénus
1895
Qu’as-tu, mon ami?

Adonis
Je ne sais.

Vénus
1896
Tu as quitté d’un bond
1897
mon sein,
1898
tout bouleversé.

Adonis
1899
Comme le sang bouillonne
1900
dans les veines à mon âge,
1901
il roule des images pleines de fureur
1902
de campagnes, de batailles,
1903
de guerres et de carnages inouïs.
1904
Je rêvais à cela : ne m’empêche pas,
1905
parce que j’en ai si grand besoin
1906
de rechercher des chimères.

Vénus
1907
Le Songe, se promener dans tes yeux
1908
escorté d’images si farouches!
1909
Je vais lui faire donner une telle correction
1910
qu’il ne se moquera plus de toi!
1911
Mais, à quoi, rêvais-tu, mon trésor?

Adonis
1912
Laisse-moi.

Vénus
Tant d’indifférence,
1913
mon doux ami, pour moi!

Adonis
1914
C’était pure imagination.

Vénus
1915
Qu’avais-tu, mon coeur?
1916
Rassure-moi d’un si mauvais rêve.

Adonis
1917
Je rêvais que j’avais
1918
une vie courte et une mort tragique.

Vénus
1919
Et cela te fait souffrir?

Adonis
1920
Terriblement et si justement,
1921
que seul face à cette appréhension,
1922
mon cœur léger
1923
ne peut trouver consolation auprès de toi.

Vénus
1924
Ne te fie pas à ce que tu vois
1925
sur cette toile imparfaite
1926
que le Songe a brossée.
1927
Mais, il te prévient que l’honnête homme
1928
prend pour guide et mère, la foi.

Adonis
1929
Je la suivrai à partir d’aujourd’hui,
1930
– si pour cette raison je dois l’être –
1931
et te promets de ne plus croire
1932
aux simulacres du Songe,
1933
mais à la foi, ma mère.

Vénus
1934
C’est chose raisonnable:
1935
va-t’en à la chasse.

Adonis
Je dois le pouvoir
1936
sans que la crainte ne m’en coûte
1937
de la souffrance: je sais bien
1938
que les rêves ne sont que des rêves!

(Ils se retirent. Apollon et Frontin entrent.)

Apollon
1939
Attends, ne fuis pas à mon approche.

Frontin
1940
Ta vue m’a fait tomber en syncope:
1941
baisse, Apollon, tes rayons,
1942
ne montres pas ta force en moi.
1943
C’est moi celui qui voulait
1944
plaisanter avec l’oiseau,
1945
mais j’ai payé
1946
ma folle malice.
1947
Pour personne je n’ai semblé
1948
être celui-là même que je suis:
1949
je fais peur à tout le monde;
1950
quand je marche, je me fuis moi-même;
1951
je n’arrive plus jusqu’à ma cabane;
1952
je néglige mon troupeau;
1953
si j’ai aimé la houlette,
1954
elle ne m’est plus d’aucune utilité.
1955
Je laisse tout à l’abandon,
1956
et n’espère rien recouvrer jamais;
1957
perdu, je ne veux plus
1958
ni de mon troupeau ni de ma houlette.
1959
J’en suis venu à un tel désespoir
1960
que j’en ai perdu
1961
la raison, mes habits,
1962
ma houlette et ma besace.
1963
Tous disent du mal de moi;
1964
personne ne me reconnaît;
1965
mon ombre elle-même me fuit.
1966
Qui a vu un tel malheur?
1967
Pour me venger ou me plaindre,
1968
il n’y pas même de témoins!
1969
Mes meilleurs amis,
1970
sont devenus mes ennemis.

Apollon
1971
J’ai de la peine pour toi...
1972
Je vais te pardonner
1973
et te rendre ta forme première,
1974
si tu fais quelque chose pour moi.

Frontin
1975
Que puis-je faire de difficile,
1976
Saint Délien, pour te servir?

Apollon
1977
Je vais te dire un secret:
1978
vois comme je t’aime bien!
1979
Connais-tu un très beau
1980
chasseur dans cette montagne
1981
dont on ne trouve tout à la ronde
1982
de beauté supérieure à la sienne?

Frontin
1983
Ce n’est pas Adonis, par hasard?

Apollon
1984
Par malheur, tu veux dire!

Frontin
1985
Et bien plus encore pour moi:
1986
sa grande beauté est cause
1987
que ma jolie Camille idolâtre
1988
ce miracle de beauté
1989
où la Nature
1990
entasse ses trésors.
1991
Puissè-je ne l’avoir jamais rencontré!
1992
Si seulement il n’avait jamais habité cette montagne!
1993
Le vent s’arrête en le voyant,
1994
il met en émoi les sources et les arbres;
1995
les nymphes qui l’ont élévé
1996
en perdent la raison;
1997
il y a même un orgueilleux laurier
1998
qui a soupiré du fond de son tronc.
1999
On dit encore, et ce pourrait bien être vrai,
2000
que du haut de son troisième ciel
2001
jusqu’à la terre où nous vivons,
2002
Vénus est descendue un jour pour le voir.

Apollon
2003
Pour l’heure, ce que tu dois faire,
2004
ce n’est rien de plus que d’aller le chercher,
2005
lui dire que tu as vu
2006
passer hier un sanglier
2007
et que tu sais qu’il se trouve ici:
2008
il sera appâté par ce trophée.

Frontin
2009
J’y vais, mais dis-moi, c’est
2010
bien sûr que je vais reprendre mon apparence?

Apollon
2011
Puisque je t’ai pardonné,
2012
ne doute pas que ce soit chose assurée!
2013
Cherche Adonis.

Frontin
Je le préviens dès aujourd’hui.

Apollon
2014
(aparté)
Aujourd’hui, je vais lui donner la mort.

(Apollon s’en va. Frontin reste seul.)

Frontin
2015
Quelle chance j’ai eue:
2016
Apollon, que j’avais offensé,
2017
me pardonne ma faute!
2018
Je ne serai plus une bête sauvage dans ces montagnes.
2019
Il a accepté mes excuses.
2020
Mais quelle vallée, quelle clairière, quelle rive
2021
accueillera le bel Adonis?
2022
Philomèle, Coronis,
2023
Procné et tant de beaux oiseaux
2024
qui avez de vos chants mélodieux
2025
célébré sa beauté,
2026
quelle source claire aux eaux pures
2027
le retient à présent, ou quelle clairière semée de fleurs?
2028
Mais, n’est-ce pas lui, ici? Hélas! Mon Dieu!
2029
assurément, car les lys de ce cours d’eau gelé
2030
ont pris la couleur de l’amour.

(Adonis, Camille et Albane entrent.)

Camille
2031
Ne méprise pas mon amour, divine déesse,
2032
même si tu recouvres sous l’apparence humaine
2033
l’éclat du soleil.

Adonis
Belle Camille,
2034
tourne vers ton Ménandre
2035
tes yeux vaincus par un amour sacré.

Albane
2036
Sous quelle bienheureuse étoile
2037
est née la nymphe de ce val
2038
semé de fleurs qui attend de célébrer
2039
les douces épousailles
2040
du printemps de tes vertes années!

Adonis
2041
Pour preuve de votre amour,
2042
de telles louanges suffisent.

Albane
2043
Quoi? aucune ne te touche?

Adonis
2044
Moi, je ne donne pas mes espérances
2045
comme l’amandier insensé,
2046
qui tient pour peu la neige glaçante
2047
du Capricorne gelé.
2048
Comme l’arbre prudent, le sage mûrier,
2049
j’avance doucement et à vos dépens.

Camille
2050
Dis-moi, même si c’est pour rire,
2051
que tu acceptes mon amour.

Albane
2052
Dis-moi, pour que je le croie:
2053
«Tu mérites mon coeur».

Adonis
2054
Je pense qu’un bien imaginaire
2055
fait plus de mal qu’une déception.

Camille
2056
Pour laquelle, dis-moi, au moins,
2057
as-tu de l’inclination?

Albane
2058
Quelle est celle qui a plus de mérite
2059
à tes beaux yeux?

Adonis
2060
Vos prières m’obligent à m’encouragent.
2061
Voulez-vous que je vous dise ce que je ressens
2062
de votre intention et de votre esprit,
2063
de votre sagesse et de votre beauté,
2064
où la Nature
2065
a imprimé des secrets aux traits de son pinceau?

Albane et Camille
2066
Oui.

Adonis
Et bien, aucune de vous deux ne me plaît.

Albane
2067
Dans quelles montagnes effrayantes es-tu né?

Camille
2068
Quelle tigresse, quelle lionne t’a nourrie ?
2069
Quel Caucase fut le berceau de ta méchanceté?
2070
Dans quel désert, quelle région inhospitalière,
2071
dans quelle Libye as-tu appris
2072
cette dureté inhumaine?

Albane
2073
Oh, quelle horreur pire que le gouffre
2074
au fond de la mer invincible!

Camille
2075
Oh! quelle férocité pire que le vent furieux
2076
dans le détroit où hurle Scylla!

Frontin
2077
(à Adonis)
Pour ne pas empêcher qu’Albane et que Camille
2078
te déclarent leur amour, j’ai attendu.
2079
Il est arrivé sur cette montagne
2080
à l’instant, un porc sauvage furieux:
2081
si tu veux que je t’aide à le chasser,
2082
suis-moi, Adonis, et tu l’abattras
2083
avec cette pique.

Adonis
2084
Oh! brave berger!

Frontin
Maintenant, valeureux Adonis,
2085
je vais voir ton noble courage.

Adonis
2086
Suis ses traces,
2087
tandis que j’appelle mes chiens.

Frontin
Vas-y!

Adonis
2088
Mélampe! Castor! Ménippe!
2089
Les voici qui viennent.

Frontin
Je passe devant.

(Frontin et Adonis se retirent; Ménandre et Thymbre entrent.)

Ménandre
2090
Tu me dis qu’ils sont ici?

Thymbre
2091
Je les ai vues ici, Ménandre.

Ménandre
2092
Adonis n’était pas ici ?

Albane
2093
Maintenant, Ménandre, ils vont
2094
lui et Frontin, rapides,
2095
sur la trace d’un sanglier.

Ménandre
S’il traque
2096
des bêtes féroces pourquoi s’offusquer
2097
quand il recherche des cœurs plus durs encore?
2098
Même si vous fondez comme cire
2099
face à son indifférence,
2100
ce nom ne vous convient guère:
2101
celui qui vous méprise c’est lui, le monstre!

Albane
2102
Ménandre, tu te déclares ?

Ménandre
2103
Auparavant, Albane, je t’avais prévenu
2104
que j’étais un amoureux à couvert,
2105
par crainte d’être mal payé de retour.
2106
Je ne voudrais pas m’embarquer
2107
dans une aventure sans issue:
2108
à couvert, je peux m’échapper
2109
et attendre pour me déclarer.
2110
Jusqu’à ce que vous voyiez notre sollicitude,
2111
vous nous donnez des marques de faveur,
2112
mais quand vous nous voyez dans le filet,
2113
vous nous tuez à coups de jalousie assassine.

Albane
2114
J’ai compris mon erreur;
2115
avertie par l’oracle,
2116
je veux t’estimer, offensée,
2117
et t’aimer, revenue de mon erreur.

Thymbre
2118
(à Camille)
Et toi, que dis-tu de moi ?

Camille
2119
Je suis reconnaissante à ton amour.
2120
Je regrette la dureté
2121
que je t’ai montrée jusqu’ici.

Thymbre
2122
La vérité s’est révélée
2123
par le pronostic d’Apollon.

Albane
2124
C’est toi mon amour, c’est toi seul,
2125
Ménandre, que je veux aimer.

Camille
2126
Et moi, c’est toi seul, Thymbre.

Ménandre
2127
C’est grâce à l’Amour souverain
2128
que votre rigueur tyrannique
2129
a reconnu notre désir!

(On entend à l’intérieur la voix d’Adonis.)

Adonis
2130
Hélas! Ciel! Je me meurs!
2131
À l’aide! belle Vénus!
2132
Où es-tu, ma Dame?
2133
Pourquoi m’abandonnes-tu

Camille
2134
Que sont ces cris
2135
de douleur, bergers?

Albane
2136
On dirait bien que le sanglier
2137
a tué Adonis!

Adonis
2138
(à l’intérieur.)
À l’aide, Frontin !

(Frontin entre avec Adonis dans les bras.)

Frontin
2139
Bergers de cette forêt,
2140
Pleurez avec moi
2141
une si tragique fin.

Albane
2142
Il est mort le bel Adonis?

Frontin
2143
Tel le lys blanc,
2144
écrasé sous le pied du paysan,
2145
il penche la tête.
2146
Tel le jasmin d’orient
2147
aux feuilles parfumées,
2148
à l’approche de la nuit,
2149
il pâlit, se flétrit et se referme.
2150
Elle a surgi de ces chênes
2151
la flèche pleine de fureur,
2152
de Jupiter tonitruant,
2153
sous forme de qui descend à présent,
2154
un porc sauvage
2155
dont la gueule ouverte,
2156
en guise d’écume blanche,
2157
crachait des étincelles de feu;
2158
je les ai vues, là où elles tombaient,
2159
brûler l’herbe verte
2160
à la façon dont le chaume
2161
est réduit en cendres par les bergers.
2162
Le vaillant jeune homme,
2163
(le cœur me manque
2164
en disant cela)
2165
sortait de ce sentier, là-bas ;
2166
soudain, l’animal
2167
bien campé sur ses pattes,
2168
se rue sur lui et lui plonge
2169
dans la poitrine
2170
ses défenses acérées.
2171
Ô! Ciel! elles lacèrent
2172
ses chairs délicates.

Thymbre
2173
Arrête. Qui est cette nymphe?

(Entrée de Vénus et de Cupidon.)

Vénus
2174
Laissez-moi voir, bergers,
2175
le corps sans vie de mon cher Adonis.
2176
Albane Vénus, déesse des amours,
2177
comment n’as-tu pas protégé ton amour?

Vénus
2178
Parce que le Destin avait arrêté
2179
la tragédie d’aujourd’hui.
2180
Déposez-le sur le sol.
2181
Hélas! pauvre de moi! Que prenne le deuil
2182
dans mon troisième ciel,
2183
chaque étoile d’amour!

Cupidon
2184
Quel fruit funeste a donné ton espérance!
2185
Mère, qui sème les amours, récolte du vent.

Vénus
2186
Magnifique jeune homme,
2187
rival pour les hommes, et par malheur,
2188
de Phébus lui-même:
2189
tel était ton destin!
2190
Mais, quelle formule ou quelle image
2191
servira de leçon aux jeunes générations?
2192
Puisque les amours
2193
nous rapportent rarement meilleur fruit,
2194
après la belle floraison,
2195
le souvenir de ta mort et de mon chagrin
2196
prendront cette forme-ci:
2197
ma douleur métamorphose ton corps en une fleur.

(Adonis disparaît et à sa place surgit une branche chargée de feuilles et de fleurs.)

Camille
2198
Oh! quel joli buisson
2199
de fleurs délicieusement parfumées!

Thymbre
2200
En un souvenir de sa peine,
2201
la déesse l’a transformé.

Ménandre
2202
Il ressemble à la fleur du tournesol
2203
qui accompagne Apollon.

Camille
2204
Bleu et jaune. Il a
2205
les couleurs du ciel et du soleil.

Vénus
2206
Puisque mon Adonis bien-aimé
2207
est mort et que la terre rougie de sang
2208
s’est couverte de ces fleurs,
2209
il est indécent de parler d’amour.
2210
Je vais faire retraite
2211
parmi les Vestales sacrées.
2212
Ne me cherche plus, Cupidon.

Cupidon
2213
Vous, Vestale? Quelle folie!
2214
Quand moi, je serai curé, ma mère!
2215
Ma mère, quand moi, je serai curé!

Ménandre
2216
Vous êtes pour une nonne, très femme:
2217
Cupidon vous connaît et sait
2218
que vous ne le pourrez souffrir.

Vénus
2219
Si, je le ferai, car la cause est grande.

Thymbre
2220
Vous vous consolerez,
2221
comme font les femmes:
2222
elles pleurent le premier jour
2223
et le second, elles s’amusent.

Vénus
2224
Ne croyez pas que je me console
2225
ni que je quitte jamais ma retraite.

Cupidon
2226
Taisez-vous, ma mère: n’espérez pas
2227
abandonner les amants,
2228
les sérénades, les rubans,
2229
les bijoux, les riches habits,
2230
les billets doux et les aventures galantes!

Vénus
2231
Que personne ne m’adresse la parole.
2232
Je pars pour le temple de Vesta:
2233
que personne ne vienne m’y chercher.
2234
Je veux être une nonne et
2235
gardée par trente grilles.

Cupidon
2236
Quand moi, je serai curé, ma mère!
2237
ma mère, quand moi, je serai curé!

Vénus
2238
C’est fini: le monde est mort pour moi,
2239
ses fêtes, ses musiques, ses atours.
2240
Tout s’est arrêté avec Adonis
2241
qui gît, sans vie, devant mes yeux.
2242
Ma vie s’est arrêtée avec lui
2243
et mes regrets commencent.

Thymbre
2244
Voilà la tragicomédie
2245
du bel Adonis.