Jean Mairet

Les galanteries du duc d’Ossonne, vice-roi de Naples





Texto utilizado para esta edición digital:
Mairet, Jean. Les galanteries du duc d’Ossonne, vice-roi de Naples. Édité par Evelio Miñano Martónez. Valencia: ARTELOPE - EMOTHE Universitat de València, 2022.
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  • Carmen Cerdán, Rodrigo

Note sur cette édition numérique

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À très docte et très ingénieux Antoine Brun, Procureur Général au Parlement de Dole


ÉPITRE DEDICATOIRE, COMIQUE ET FAMILIERE

Monsieur mon très cher ami,

Je ne trouve aujourd’hui personne dedans ni dehors ce royaume de qui le nom, plus justement que le vôtre puisse être mis à la tête de cet ouvrage, car outre que vous êtes un des plus grands ornements de votre pays, et du mien, et que les meilleurs esprits de France, dont vous avez autrefois augmenté le nombre, font une estime très particulière de votre mérite et de votre amitié, c’est qu’avec la justice d’un si beau choix, je fais encore un acte de gratitude et de reconnaissance. Peut-être ne savez-vous pas que ce peu de bruit que m’a donné ma plume est un effet de la généreuse émulation dont celui de la vôtre éveilla mon esprit qui dormait encore alors dans la poussière et l’obscurité des écoles, de sorte que s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, les lauriers dont votre Muse vous avait couronné le front firent en mon cœur le même effet et la même impétuosité que ceux de Miltiade firent en celui de Thémistocle ; et je puis dire avec le poète Vérin : « Quæ didici reddo carmina Fusce tibi ».

Enfin, ce fut l’audacieux désir de porter mes pas sur les vôtres qui me persuada de changer, comme je fis à l’âge de seize ans, l’air de Besançon à celui de Paris, où presque en arrivant, je rencontrai, par une heureuse témérité, la protection et la bienveillance du plus grand, du plus magnifique et du plus glorieux de tous les hommes de sa condition que la France ait jamais porté, si nous ôtons les trois derniers mois de sa vie, avec laquelle toutes mes espérances ont fait un dernier naufrage. Je sais bien, mon très cher ami, que vous ne vous offenserez pas de ma franchise si je dis que c’est à son défaut que je vous adresse ces Galanteries du duc d’Ossonne, puisqu’il est vrai que s’il était encore au monde, ce serait lui qui les recevrait comme le véritable original de celles de notre Cour, dont il fut si longtemps la plus éclatante lumière. Ce fut cet il- lustre et déplorable héros, « quem semper amatum / Semper honoratum, sic Dî voluistis, habebo », de qui ma Muse encore au berceau reçut plus d’assistance et de bienfaits dans la faiblesse de son enfance, qu’elle n’en ose espérer désormais de tous les autres dans la vigueur de son adolescence.

J’ai commencé de si bonne heure à faire parler de moi, qu’à ma vingt-sixième année je me trouve aujourd’hui le plus ancien de tous nos poètes dramatiques. Je composai ma Chryséide à seize ans au sortir de Philosophie, et c’est de celle-là et de Sylvie, qui la suivit un an après, que je dirais volontiers à tout le monde : Delicta iuventutis meæ ne reminiscaris. Je fis La Silvanire à vingt et un, Le duc d’Ossonne à 23, Virginie à 24, Sophonisbe à 25, Marc-Antoine et Solyman à 26, de sorte qu’il est très vrai que si mes premiers ouvrages ne furent guère bons, au moins ne peut-on nier qu’ils n’aient été l’heureuse semence de beaucoup d’autres meilleurs, produits par les fécondes plumes de Messieurs de Rotrou, de Scudéry, Corneille et du Ryer, que je nomme ici suivant l’ordre du temps qu’ils ont commencé d’écrire après moi, et de quelques autres, dont la réputation ira quelque jour jusqu’à vous, particulièrement de deux jeunes auteurs des tragédies de Cléopâtre et de Mithridate, de qui l’apprentissage est un demi chef-d’œuvre, qui donne de merveilleuses espérances des belles choses qu’ils pourront faire à l’avenir.

C’est par notre commun travail que le théâtre n’a presque plus rien à désirer de cette première splendeur qu’il eut autrefois parmi les Grecs et les Romains, et que nous l’avons rendu le divertissement du Prince et de son principal Ministre, avec tant de gloire et de profit pour ses acteurs, que les plus honnêtes femmes fréquentent maintenant l’Hôtel de Bourgogne avec aussi peu de scrupule et de scandale qu’elles feraient celui du Luxembourg. Mais avec tout cela, mon cher ami, je puis vous assurer que le plus habile, ou le plus heureux d’entre nous, est encore à recevoir le premier bienfait des libéralités de la Fortune, ce qui me fait imaginer que le vénérable abbé de Tiron a recueilli lui tout seul les prétentions et les récompenses de tous les poètes ses devanciers, contemporains et successeurs. Il est vrai qu’on nous fait au Louvre des sacrifices de louanges et de fumées, comme si nous étions les dieux de l’Antiquité les plus délicats, où nous aurions besoin qu’on nous traitât plus grossièrement, et qu’on nous offrît plutôt de bonnes hécatombes de Poissy, avec une large effusion de vin d’Arbois, de Beaune et de Condrieu. On nous amuse encore d’une certaine couronne imaginaire de laurier, qui ne pourrait nous servir, quand même elle serait effective, qu’à l’assaisonnement d’une carpe au court-bouillon et, tout au plus, qu’à la décoration d’un jambon de Mayence en un festin. C’est en cette matière, comme en toute autre, que notre Martial français le président Maynard a rencontré, ce me semble fort plaisamment, quand il a dit aux Muses, parlant du poète crotté de notre gros ami Saint-Amant:

Traitez-le plus utilement,
Le laurier n’est pas une étoffe
Dont il veuille un habillement.

Il est encore vrai que Messieurs les Cordons bleus et les Princes nous font quelquefois l’honneur de nous donner place à leurs tables et dans leurs carrosses, que même ils sont assez obligeants pour nous ouvrir leurs balustres et leurs cabinets de conversation, mais, hors Monseigneur le Duc de Longueville, pas un qui vive ne s’est encore avisé de nous faire ouverture de ses cabinets d’Allemagne. Celui-là véritablement pour s’obliger la Muse d’un homme d’esprit et de suffisance, a fait une action de justice et de libéralité, qui ne rendra pas moins son jugement recommandable par le digne choix qu’il a voulu faire de la personne qui la reçoit, qu’elle fera louer sa munificence, tant par la nature extraordinaire du bienfait, que par les généreuses circonstances qui l’accompagnent ; cela s’appelle faire du bien de bonne grâce, et traiter les Muses en filles de Jupiter. Pour moi, qui ne cherchai jamais la fortune que par les belles voies, je suis d’avis qu’un homme d’esprit fasse toutes choses belles pour mériter l’estime et la faveur des puissances, mais je ne puis souffrir qu’il en exige lui-même la récompense, puisque c’est en matière d’amour seulement qu’un honnête homme a bonne grâce de demander qu’on lui fasse du bien. Quant à moi qui connais parfaitement les inclinations de la plupart, je n’espère plus d’autre fruit de mes meilleurs ouvrages que la satisfaction de les avoir faits, avec résolution de ne les adresser désormais qu’à mes amis particuliers. Dieu m’a fait la grâce d’en trouver un, tel que je le pouvais souhaiter, en la personne de Monsieur le Comte de Belin, père de celui que vous avez pu voir à la Franche-Comté, qui tout grand seigneur qu’il est, et d’une condition à me pouvoir commander en maître, ajoute néanmoins aux biens qu’il me fait, celui de la liberté qu’il m’a laissée. C’est dans sa maison, qu’on prendrait pour la véritable Académie des beaux esprits, n’était que l’on y fait trop bonne chère, que je mène une vie dont le repos n’est troublé que du souvenir d’une maîtresse. Depuis Silvanire, que je composai sous les ombrages de Chantilly, je dois le reste de mes derniers ouvrages au soin qu’il a pris de me solliciter de les faire. Voici le premier que j’ai fait auprès de lui, dont je ne doute point que ceux qui ne savent pas encore la bienséance des styles, ne trouvent les vers moins forts que ceux de Virginie ou de Sophonisbe, et qu’ils ne confondent le défaut de la bassesse avec la grâce de la naïveté, mais c’est assez pour moi que vous n’ignorez pas la différence qu’il faut mettre nécessairement entre le cothurne relevé de Sénèque et l’escarpin bas de Plaute ou de Térence. C’est pour cette raison que Pline le Jeune, ayant deux maisons de plaisance – l’une était sur une colline et l’autre dans une plaine –, appelait celle-ci la comédie, et celle-là la tragédie. Je m’étendrais plus au long sur ce sujet, mais on dirait que je veux instruire mon maître ; je finis donc après vous avoir conjuré de faire bonne chère à mon duc d’Ossonne. Je sais bien qu’il est espagnol, qu’il sort tout fraîchement du Louvre et qu’il parle assez bon français, mais enfin vous le pouvez recevoir sans vous brouiller avec l’une ni l’autre Couronne, car outre qu’il ne vous va point trouver en homme de guerre, il vous est permis d’user des droits de la neutralité de votre pays. Au reste, ne vous étonnez pas du style de mon épître ; j’ai voulu le proportionner à celui de l’ouvrage qu’elle précède, et suivre en ceci les règles de l’Architecture, qui veut que le portail soit de même ordre et de même symétrie que la maison.

Adieu. Je suis, Monsieur mon très cher ami, votre très humble serviteur et inviolable ami, Mairet.

De Paris, ce quatrième jour de janvier 1636.


Les acteurs

Duc d’Ossonne, amoureux d’Émilie
Almédor, son confident
Camille, favori d’Émilie
Octave, valet de Camile
Paulin, mari d’Émilie
Fabrice, valet de Paulin
Basile, père d’Émilie
Émilie
Flavie, veuve, sœur de Paulin et amoureuse du duc
Stephanille, servante de Flavie

La scène est à Naples.


ACTE I

Scène 1

Almédor, le duc d’Ossonne

ALMÉDOR
1
Quoi ? Monsieur, en un temps où par tout l’univers
2
La coutume introduit mille plaisirs divers,
3
Et fait de l’allégresse une vertu publique,
4
Serez-vous seul pensif et seul mélancolique ?
5
Vous, qui jusques ici d’un naturel plus gai
6
Que n’est un paysage au plus beau jour de mai,
7
Portiez toute la Cour à la réjouissance
8
Par tant de gentillesse et de magnificence,
9
Que si je ne craignais de paraître indiscret
10
À vouloir pénétrer dedans votre secret,
11
Je dirais que l’amour qui change toute chose,
12
A fait en votre humeur cette métamorphose.
13
En effet, à vous voir l’esprit inquiété
14
Plus qu’aucun autre esprit ne l’a jamais été,
15
Et comme vos ébats et vos galanteries
16
Ne sont plus aujourd’hui que tristes rêveries,
17
Qui ne s’étonnerait d’un si prompt changement ?
18
Ou qui n’en ferait pas le même jugement ?

LE DUC
19
Je confesse, Almédor, qu’à mon regret extrême,
20
Je suis visiblement dissemblable à moi-même.
21
Ces divertissements où j’ai vu tant d’appas
22
Me touchent aussi peu, que si je n’étais pas.
23
Mon âme de chagrin et d’ennuis accablée
24
Ne souffre jamais tant que dans une assemblée.
25
La lice me déplaît, où nos braves de cour
26
Me semblent plus faquins que celui qu’on y court ;
27
Je ne suis plus ravi de voir dans la carrière
28
Disputer une bague ou rompre à la barrière ;
29
Bref, tous vos jeux publics, tournois, bals et ballets
30
Me semblent jeux d’enfants et combats de valets.
31
Je suis plus mal encore avec la comédie,
32
Car enfin, Almédor, il faut que je te die
33
Qu’elle m’a suscité le trouble où tu me vois,
34
Et dépravé le goût des plaisirs que j’avois.

ALMÉDOR
35
Mais depuis quand, Monsieur, et par quelle aventure ?

LE DUC
36
Par un ange mortel, miracle de Nature,
37
Un bel œil dont le doux et modeste regard
38
M’a lancé dans le cœur un invisible dard.

ALMÉDOR
39
Fut-ce point à l’Aminte, ou bien à l’Andromire ?

LE DUC
40
C’est ce qu’à point nommé je ne saurais te dire,
41
Car tous les sens ravis en ce divin objet,
42
Je n’en goûtai non plus les vers que le sujet.
43
Cependant on achève, et la pièce finie,
44
Ma beauté se retire avec sa compagnie,
45
Et me laisse le cœur percé d’autant de traits,
46
Que mes yeux dans les siens remarquèrent d’attraits,
47
Sans avoir pu depuis ni revoir cette belle,
48
Ni lui montrer le feu que je nourris pour elle.

ALMÉDOR
49
Et la connaissez-vous ?

LE DUC
Je la connais fort bien.

ALMÉDOR
50
C’est encore un moyen…

LE DUC
Qui ne me sert de rien,
51
Car sans parler ici de la fille d’Acrise,
52
C’est qu’on ne garde point le trésor de Venise
53
Avecque tant de soin et tant de loyauté,
54
Comme on fait ce trésor de grâce et de beauté.
55
Tous ces empêchements dont ma flamme est suivie,
56
Me retranchant l’espoir, me font croître l’envie.
57
De l’humeur qu’Almédor me doit avoir connu,
58
Depuis trois ans qu’il voit mes sentiments à nu,
59
Il peut s’imaginer que cette amour naissante
60
N’est pas sur mon esprit encore assez puissante
61
Pour me rendre inquiet ou m’ôter mes plaisirs,
62
Et que le seul obstacle irrite mes désirs.
63
Sans lui, ma passion serait assez paisible,
64
Mais j’enrage d’aimer un objet invisible,
65
Et qu’un même poulet ait mille fois, en vain,
66
Essayé de passer jusque dedans sa main.

ALMÉDOR
67
Il n’est point toutefois de l’un à l’autre Pôle,
68
D’endroit si difficile où cet oiseau ne vole,
69
Pourvu qu’on le soutienne avec des ailes d’or.

LE DUC
70
Je ne sais, mais pourtant je te jure, Almédor,
71
Que l’or qui gagne tout et par qui tout se force,
72
A manqué pour ce coup de puissance et d’amorce.

ALMÉDOR
73
Vraiment je m’en étonne et crois que vos agents
74
N’étaient donc guère sûrs, ou guère intelligents.

LE DUC
75
Bref, voilà le sujet de cette humeur chagrine,
76
Qui contre ma coutume aujourd’hui me domine.
77
Mais ce vieux cavalier pâle et tout hors de soi,
78
A mine de vouloir quelque chose de moi.

Scène II

Le duc, Paulin

LE DUC
79
À vous, Seigneur Paulin, quel sujet vous amène ?

PAULIN
80
Fort mauvais, puisqu’il faut qu’il vous donne la peine
81
De l’apprendre de moi, sans recevoir un tiers.

ALMÉDOR
82
Dès là je me retire.

LE DUC
Oui-da, très volontiers

PAULIN
83
Monsieur, je mets en vous toute ma confiance.
84
Or pour n’abuser pas de votre patience,
85
C’est que l’assassinat qui vient d’être commis
86
Sur un de mes plus grands et mortels ennemis,
87
Dont le bruit à cette heure emplit toute la ville,
88
M’allait sacrifier à la fureur civile,
89
Si je n’eusse trouvé votre palais ouvert
90
Comme un temple, où j’ai mis mon salut à couvert.

LE DUC
91
On a donc présumé que vous l’avez fait faire ?

PAULIN
92
Un de mes braves pris a déclaré l’affaire.

LE DUC
93
Oui, mais votre ennemi, comment l’appelle-t-on ?

PAULIN
94
Camille.

LE DUC
J’en connais la personne et le nom :
95
On l’estimait beaucoup pour la galanterie.
96
Et d’où vient le sujet de votre brouillerie ?

PAULIN
97
Monsieur, nos différends ont pour toutes raisons
98
La haine invétérée entre nos deux maisons,
99
Qui pour d’autres raisons trop longues à déduire,
100
Toujours de père en fils ont voulu se détruire.

LE DUC
101
Chose étrange de voir que l’animosité
102
Étouffe parmi vous la générosité !
103
Et qu’ici, plus qu’ailleurs, les âmes outragées,
104
Par de si lâches tours veulent être vengées.

PAULIN
105
Il me siérait fort mal de vouloir soutenir
106
Un acte pour lequel vous me pouvez punir,
107
Mais vos rares vertus, de qui la renommée
108
Est par toute l’Europe également semée,
109
Et ce cœur généreux dont on dit tant de bien,
110
Vous feront pardonner la lâcheté du mien.
111
J’embrasse vos genoux, avec cette espérance
112
Que je tiendrai chez vous ma tête en assurance.

LE DUC
113
Levez-vous, assuré de trouver aujourd’hui
114
En ma protection un véritable appui.
115
Je ne puis vous donner un plus aimable asile,
116
Qu’une de nos maisons qui n’est qu’à trente mile,
117
Où vous serez reçu par mon commandement,
118
Comme dans mon palais, et plus commodément,
119
Attendant que le temps et ma faveur promise,
120
En un meilleur état votre fortune ait mise.
121
Songez quand vous voudrez à votre partement,
122
Et si vous m’en croyez, que ce soit promptement.

PAULIN
123
Je vais donc de ce pas mettre ordre à mon voyage.

LE DUC
124
Vraiment, Seigneur Paulin, vous ne seriez pas sage
125
De retourner chez vous, il n’y ferait pas seur.

PAULIN
126
Je ne vais qu’ici près au logis de ma sœur.

LE DUC
127
Non, vous n’irez point seul.

PAULIN
C’est tout contre.

LE DUC
N’importe,
128
Douze ou quinze des miens vous y feront escorte.
129
Oh ! page !

UN PAGE
Monseigneur…

LE DUC
Allez dire là-bas...
(Il parle à l’oreille du Page.)
130
Faites vite, et surtout qu’on ne le quitte pas.

PAULIN
131
Monseigneur, cet honneur et cette même tête,
132
Que vous me conservez au fort de la tempête,
133
Feront voir comme quoi je vous suis obligé,
134
L’un et l’autre pour vous sans réserve engagé.

(Il sort.)

LE DUC
135
Adieu, Seigneur Paulin ! Dieux ! que cette aventure
136
Me fait chez Émilie une belle ouverture !
137
Et que cet accident se présente à propos
138
Pour mettre en peu de temps mon esprit en repos !
139
Ce jaloux qu’à dessein hors de Naples j’envoie,
140
Ne saurait empêcher et que je ne la voie
141
Et que je ne lui parle, étant le seul appui
142
Qu’elle peut sans soupçon solliciter pour lui.
143
Que si, par aventure, il veut qu’elle le suive,
144
Comme ils seront chez moi, le pis qui m’en arrive,
145
C’est que dans peu de jours j’irai m’y promener
146
Avec le moins de train que j’y pourrai mener.

Scène III

Flavie, Émilie

FLAVIE
147
Un malheur ordinaire, et qui n’est pas extrême,
148
Ne nous doit apporter qu’une douleur de même.

ÉMILIE
149
Nommez-vous ordinaire un mortel accident
150
Qui jette votre frère en péril évident,
151
Et de notre famille augure la ruine ?
152
Dieu veuille que je sois une fausse devine.
153
Ce coup qui de plusieurs avance le trépas,
154
Portera plus avant que vous ne pensez pas.

FLAVIE
155
Il ne faut pas douter que de cette disgrâce,
156
Ne pleuvent cent malheurs sur l’une et l’autre race.
157
Et plût au Ciel, ma sœur, que pour le bien de tous,
158
Mon frère eût témoigné des mouvements plus doux,
159
Ou que tant seulement les morts fussent à plaindre,
160
Sans que pour les vivants nous eussions rien à craindre ;
161
Mais puisque le passé ne se peut rappeler,
162
Je crois que le meilleur est de se consoler,
163
D’autant mieux que mon frère a garanti sa vie
164
De la fureur de ceux qui l’avaient poursuivie,
165
Et nous aurons bientôt des nouvelles de lui.
166
Cela doit, ce me semble, adoucir votre ennui.

ÉMILIE
167
Ha ! que ne suis-je à naître, ou que ne suis-je morte !
168
Pardonnez, je vous prie, au deuil qui me transporte,
169
Et trouvez bon que seule avec de justes pleurs,
170
Je donne par les yeux passage à mes douleurs.

FLAVIE
171
Adieu donc.

Scène IV

Émilie

ÉMILIE
Ôte-moi ta présence importune,
172
Qui dans cette contrainte accroît mon infortune.
173
Soupire donc, mon cœur, soupire en liberté,
174
Pleurez, mes tristes yeux, et perdez la clarté,
175
Puisque votre soleil lui-même l’a perdue,
176
Sans espoir que jamais elle lui soit rendue.
177
Clair soleil de mes jours par la mort endormi
178
Dans le rouge océan du sang qu’il a vomi,
179
L’appui de la vertu, l’honneur de l’Italie,
180
Le phénix des amants et l’espoir d’Émilie
181
En la fin de Camille ont rencontré la leur.
182
Ô beau nom qui naguère enchantait ma douleur,
183
Et par qui maintenant ma douleur se renflamme,
184
Que d’effets différents tu causes dans mon âme !
185
Camille, il est donc vrai que tu me sois ravi,
186
Sans t’avoir pu défendre, ou sans t’avoir suivi ?
187
Et je sais toutefois que j’ai fourni l’épée
188
Qui de tes jeunes ans a la trame coupée.
189
Cet amour que pour toi je conçus éternel,
190
Lui seul, quoique innocent, t’a rendu criminel.
191
De là vint la secrète et forte jalousie
192
Qui d’un brutal époux troubla la fantaisie,
193
De sorte que sa haine et mon funeste amour
194
Ont travaillé tous deux à te priver du jour.
195
Ce sont de tes effets, exécrable vipère,
196
Qui piques en naissant ton misérable père,
197
Monstre de jalousie, à qui cent yeux au front
198
Ne font pas voir encor les objets comme ils sont.
199
Mais quoi ! les passions de supplice incapables
200
Ne se doivent punir qu’en leurs auteurs coupables.
201
Poisons, flammes et fers, sus donc, préparez-vous
202
À lui sacrifier l’amante et le jaloux
203
Pour apaiser son sang qui demande le nôtre.
204
Un des deux néanmoins plus coupable que l’autre,
205
Recevra le trépas comme son châtiment,
206
Et l’autre comme un bien qui finit son tourment.
207
Si de mes tristes jours la course est prolongée,
208
Ce n’est que pour mourir satisfaite et vengée,
209
Au moins si mon courage, en désespoir changé,
210
Peut être satisfait après s’être vengé,
211
Car quand même aujourd’hui ce lâche, ce perfide,
212
Ce plus qu’abominable et barbare homicide
213
Laisserait dans mon lit tout son sang répandu,
214
Que me rend-il au prix de ce que j’ai perdu ?
215
Quand au lieu d’une vie, il en aurait dix mille,
216
En peut-il satisfaire à celle de Camille ?
217
N’importe, vengeons-nous, quoique imparfaitement,
218
Et si nous le pouvons, que ce soit promptement.
219
Il en mourra, le traître, et si sa diligence
220
M’empêche d’en tirer une illustre vengeance,
221
Une obscure suffit à m’en faire raison,
222
Ou Naples une fois manquera de poison.
223
C’est alors qu’Émilie au tombeau descendue,
224
Fière d’avoir perdu celui qui l’a perdue,
225
Aux ombres de Camille ira se réunir
226
Pour commencer un bien qui ne pourra finir.
227
Cependant pour atteindre au point que je désire,
228
Il faut que ma douleur au dedans je retire,
229
Que mes ressentiments, pour un temps suspendus,
230
Laissent choir l’assassin dans mes pièges tendus,
231
Lui qui, sur un soupçon de légère apparence,
232
Entreprit notre perte avec tant d’assurance.
233
Mais je l’entends venir, ô Dieu ! le cœur me bat !
234
Je sens dedans mon âme un étrange combat :
235
L’amour, qui par sa vue irrite mon courage,
236
Veut que, sans différer, je lui montre ma rage ;
237
La raison d’autre part, qui me conseille mieux,
238
Veut l’opportunité des saisons et des lieux.
239
Reçois-le maintenant en femme intéressée,
240
Pour le traiter après en amante offensée.

Scène V

Paulin, Émilie

PAULIN
241
Et qu’est-ce ci, Madame ? À voir cet œil pleurant,
242
Ce teint pâle et ce cœur encore soupirant,
243
On jugerait quasi qu’en ma seule aventure,
244
Vous regrettez la fin de toute la nature,
245
Ou bien que vous plaignez avec peu de raison
246
Le plus grand ennemi qu’ait eu notre maison,
247
Dont la race obstinée en sa rage ancienne
248
A cent fois essayé de détruire la mienne.
249
L’insolent après tout n’a vu tomber sur soi
250
Que le mal que lui-même eût envoyé sur moi.
251
Ne soupirez donc plus, ou vous me ferez croire
252
Que d’un œil ennemi vous voyez ma victoire.

ÉMILIE
253
Vous seul étant l’unique et le plus cher objet
254
Que regarde ma crainte avec juste sujet,
255
Ne me plaindrais-je guère, ayant beaucoup à craindre ?

PAULIN
256
Dis plutôt, infidèle, ayant beaucoup à feindre.

ÉMILIE
257
Que Camille soit mort, et tous les siens aussi,
258
Pourvu que vous viviez, j’aurai peu de souci,
259
Mais las ! je crains pour vous les malheurs ordinaires
260
Que traînent après soi les actes sanguinaires,
261
Je crains que ses parents, qui l’aimèrent si fort,
262
Même au pied des autels ne vous portent la mort,
263
Ou viennent vous chercher jusque dedans ma couche.

PAULIN
264
La crainte du contraire est celle qui te touche.
265
Mon cœur, puisqu’elle feint, feignons pareillement.
266
Votre bon naturel, que j’aime extrêmement,
267
Me rend plus dure encor l’absence nécessaire
268
Que m’ordonne déjà le cours de mon affaire,
269
Car devant qu’il soit jour il faut changer de lieu,
270
N’étant ici venu que pour vous dire adieu
271
Et prendre, s’il se peut, un habit de campagne.

ÉMILIE
272
Monsieur, permettez donc que je vous accompagne
273
Et partage avec vous le danger et la peur.

PAULIN
274
Ô trahison ! ô sexe infidèle et trompeur !
275
Non, ne bougez d’ici, votre séjour en ville
276
Pour beaucoup de raisons me sera plus utile.

ÉMILIE
277
Importunes raisons qui me venez priver
278
Du bonheur le plus grand qui me puisse arriver !

PAULIN
279
Allez voir si ma sœur n’a rien qui la retienne,
280
Et faites avec elle en sorte qu’elle vienne.
281
Bons dieux ! qui penserait que sous tant de beauté,
282
Logeât tant d’artifice et de déloyauté !
283
L’ingrate dont les pleurs et le visage blême
284
Témoignent pour Camille une douleur extrême,
285
Voudrait me faire accroire, impudente qu’elle est,
286
Qu’elle m’aime et ne plaint que mon propre intérêt ;
287
Et je suis néanmoins le plus trompé du monde,
288
Si déjà l’infidèle en malice féconde,
289
Ne consulte la fraude en son esprit malin.
290
Mais bon à quelque dupe, et non pas à Paulin,
291
Qui pour si longuement et si bien que tu feignes,
292
Ne s’endormira pas qu’à fort bonnes enseignes.
293
J’espère néanmoins qu’oubliant ce beau fils,
294
Tu plaindras quelque jour la faute que tu fis,
295
Quand au mépris commun de notre parentage,
296
Tu l’osas estimer à mon désavantage.
297
Le temps corrige tout quand il est bien conduit,
298
Et souvent d’un grand mal un grand bien se produit.
299
Il peut se faire aussi, comme femmes sont femmes,
300
Qu’elle conçoive encor des désirs plus infâmes.

FLAVIE
301
Mon frère, un bon garçon que j’ai toujours chéri,
302
Pour son affection envers feu mon mari,
303
Vient de me rapporter en espion fidèle,
304
Comment va votre affaire, et ce que l’on dit d’elle.
305
Le comte et son valet sont tous deux fort blessés ;
306
À croire néanmoins ceux qui les ont pansés,
307
Ils guériront.

PAULIN
Tant pis, j’aime bien mieux qu’ils meurent :
308
Deux morts, moins d’ennemis sur les bras me demeurent.

FLAVIE
309
Au reste, votre brave a dit de bout en bout
310
La chose comme elle est, et vous charge de tout.

PAULIN
311
Et moi je suis d’avis, puisqu’il s’est laissé prendre,
312
De me sauver fort bien, et de le laisser pendre.
313
Mais avant mon départ, qu’on ne peut retarder,
314
Je vous prierai, ma sœur…

FLAVIE
Vous pouvez commander.

PAULIN
315
De recevoir chez vous, et sous votre conduite,
316
Ma femme, qui sans doute empêcherait ma fuite.
317
Voici l’ordre à peu près que vous lui prescrirez :
318
Qu’elle ne sorte point que quand vous sortirez,
319
Et n’ait nul entretien hors de votre présence,
320
De crainte de scandale et de la médisance.
321
Bref, vous m’obligerez jusques au dernier point,
322
De coucher avec elle et ne la quitter point,
323
Assuré que je suis qu’en votre compagnie,
324
Sa vertu se défend contre la calomnie.
325
Ce n’est pas que je craigne en aucune façon,
326
Mais il faut éviter les sujets de soupçon.

FLAVIE
327
Mon frère, qu’en ceci comme en toute autre chose,
328
Sur ma fidélité votre esprit se repose.

PAULIN
329
Souvenez-vous encor de voir le vice-roi
330
Pour le solliciter de s’employer pour moi.
331
Vous trouverez en lui la merveille des hommes,
332
Soit des siècles passés, soit du siècle où nous sommes :
333
C’est lui qui m’a sauvé, c’est lui qui me reçoit.
334
N’en parlez cependant à personne qui soit,
335
Car même pour sujet qu’il faut que je vous cache,
336
Je ne désire pas que ma femme le sache.
337
Allons nous préparer à ce fâcheux départ.

FLAVIE
338
Et partez-vous si tôt ?

PAULIN
Dans une heure, au plus tard.

fin du premier acte


ACTE II

Scène I

Le duc, Almédor

LE DUC
339
Non, tu ne croirais pas de quelle impatience
340
Mon cœur depuis deux jours a fait expérience :
341
L’absence du mari m’avait fait espérer
342
Que mon soleil chez moi me viendrait éclairer
343
Et me recommander le soin de son affaire,
344
Chose que toutefois il est encore à faire :
345
Vraiment je m’en étonne et ne puis concevoir
346
Pourquoi cette beauté diffère de me voir.

ALMÉDOR
347
Sans doute qu’Émilie, encore embarrassée
348
Dans la confusion de l’action passée,
349
A remis sa visite à quelque temps d’ici :
350
Pour moi c’est ma créance.

LE DUC
Et c’est la mienne aussi.
351
Je ne veux pourtant pas m’en assurer de sorte
352
Que je n’aille passer au devant de sa porte,
353
Moins pour aucun plaisir que j’espère y goûter
354
Que pour l’occasion qui peut se présenter.
355
Elle peut par hasard se mettre à la fenêtre,
356
Et prendre en me voyant le soin de me connaître,
357
Me remarquant assez pour un illustre amant,
358
Au seul et riche éclat de ce gros diamant.
359
Vous souriez, Marquis, de ma galanterie.

ALMÉDOR
360
Monsieur, à la pareille, approuvez que j’en rie.

LE DUC
361
Et bien, bien, laissez faire, un jour vous y viendrez,
362
Et quand cela sera, vous vous en souviendrez.

ALMÉDOR
363
Vous croyez donc me voir… ?

LE DUC
Amoureux au possible.

ALMÉDOR
364
Je n’ai jamais pensé que je fusse insensible.
365
Je puis bien n’aimer pas, je puis aimer aussi,
366
Mais ce ne sera point en amoureux transi.
367
Lorsque vous me verrez sujet comme un esclave,
368
Rêveur comme un poète, et le visage hâve,
369
Le tient jaune d’amour et les yeux languissants,
370
Dites que le Marquis aura perdu le sens.

LE DUC
371
En ce cas l’amitié se voit un peu trop forte,
372
Aussi ne tiens-tu pas la mienne de la sorte.

ALMÉDOR
373
Non pas, ce dites-vous. Ah ! vraiment je vois bien
374
Que l’amour est aveugle et s’il n’en connaît rien !
375
Quoi ? Monsieur, soupirer, être en inquiétude,
376
Haïr la comédie, aimer la solitude,
377
Enfin ne reposer ni la nuit ni le jour,
378
Sont-ce effets que produise une vulgaire amour ?
379
Mais de quelles raisons nous pourriez-vous défendre
380
La peine sans profit que vous nous faites prendre ?

LE DUC
381
Cette peine pour moi ne m’incommode pas.

ALMÉDOR
382
Si fait bien pour le moins ceux qui suivent vos pas.
383
Croyez que nos valets, dans leurs petites âmes,
384
Maudiront bien tantôt et l’amour et ses flammes.
385
Ah ! quand dernièrement vous me fîtes savoir
386
Qu’en propre original elle viendrait vous voir,
387
Je trouvai l’aventure extrêmement commode,
388
Et voudrais que quelqu’un en apportât la mode,
389
Mais par le temps qu’il fait…

LE DUC
Quoiqu’un objet si cher
390
Prît lui-même le soin de me venir chercher,
391
Ce fruit d’amour vaut bien la peine qu’on le cueille.

ALMÉDOR
392
Et quand au lieu du fruit on ne prend que la feuille,
393
Comme vous allez faire assez visiblement,
394
N’est-ce pas témoigner qu’on aime aveuglément ?
395
Certes, il fait bon voir ces dons Guichots nocturnes,
396
Le manteau sur le nez, craintifs et taciturnes,
397
Au pied d’une fenêtre exposés bien souvent
398
Aux injures du froid, de la pluie et du vent,
399
Sans que personne daigne ou leur ose répondre.
400
Que font ces messieurs-là, que plaindre et se morfondre ?

LE DUC
401
Je crois qu’ils sont contents.

ALMÉDOR
En voudriez-vous répondre ?

LE DUC
402
Oui, car s’ils n’y trouvaient quelque chose de doux,
403
Ils ne le feraient pas.

ALMÉDOR
C’est ma foi qu’ils sont fous
404
Et n’ont pas seulement l’esprit de le connaître.

LE DUC
405
Et moi, par conséquent.

ALMÉDOR
Cela pourrait bien être.
406
En effet, s’ils sont fous, comme vous le voyez,
407
Il est bien malaisé que vous ne le soyez.
408
Je dis vous, plus que tous, qui sans sujet du monde
409
De fortune apparente où votre espoir se fonde,
410
Hasardez sans besoin un voyage amoureux
411
Au temps qui de l’année est le plus rigoureux,
412
Car je ne pense pas, depuis que l’hiver dure,
413
Qu’il ait fait en Pologne une telle froidure.
414
Il gèle à pierre fendre, et malgré la saison
415
Vous allez discourir avec une maison.
416
Encore à la Saint Jean ou sous la Canicule,
417
Ce bel exploit d’amour serait moins ridicule,
418
Mais se mettre au hasard de se faire geler,
419
Sans être vu, sans voir, et sans pouvoir parler
420
À l’ombre seulement de la personne aimée,
421
Trouver pour toute dame une porte fermée,
422
En baiser mille fois la serrure et les clous,
423
Si l’on pouvait encor, les gonds et les verrous,
424
Adorer à genoux ses planches verglacées,
425
Avoir sur ce sujet plusieurs belles pensées :
426
Que c’est un ciel d’amour, que ses clous bien fichés
427
Sont de ce firmament les astres attachés,
428
Astres durs et malins, dont le regard influe
429
L’impuissance d’entrer qui le tient à la rue ;
430
Et mille autres beaux traits heureusement conçus,
431
Que suivant sa figure il trouve là-dessus,
432
Pendant que, d’autre part, sur mon amant timide,
433
Il pleut de sa fenêtre une influence humide,
434
Dont l’odeur qui par tout embaume le chemin,
435
Ne sent jamais rien moins que l’ambre et le jasmin ;
436
Enfin ces incidents pris seuls, ou tous ensemble,
437
Font d’un fol amoureux l’histoire, ce me semble.

LE DUC
438
À ton conte, Marquis, le sage n’aime rien.

ALMÉDOR
439
Quand le mal en amour est plus grand que le bien,
440
Ou qu’on est abusé d’un espoir inutile,
441
Si le sage aime encore, il cesse d’être habile.

LE DUC
442
Si crois-je néanmoins te faire dire un jour :
443
La plus haute sagesse est folie en amour.
444
Alors tes sentiments seront comme les nôtres.

ALMÉDOR
445
Alors je serai fou, comme sont beaucoup d’autres.

LE DUC
446
En ce cas à mon gré tu serais bien plaisant.

ALMÉDOR
447
De guère plus qu’au mien vous l’êtes à présent,
448
Mais laissons pour ce coup l’amour et sa folie.
449
Monsieur, où pensez-vous que demeure Émilie ?

LE DUC
450
C’est à vingt pas d’ici.

ALMÉDOR
Je gagerai pourtant
451
Que nous en trouverons plus de vingt fois autant.
452
Ou quelque ingénieur a rapproché le môle
453
Avecque sa maison, ou l’Amour comme il vole,
454
Du môle jusqu’ici ne compte que vingt pas.

LE DUC
455
Tous deux avons raison : c’est que tu ne sais pas
456
Qu’en l’absence du vieux, cette beauté demeure
457
Avec sa belle-sœur.

ALMÉDOR
Je le quitte à cette heure.

LE DUC
458
Adieu donc, prends mes gens, et t’en va, si tu veux,
459
Faire un tour par la ville, ou m’attendre avec eux.

ALMÉDOR
460
Quoi, sans être suivi ?

LE DUC
De personne qui vive.

ALMÉDOR
461
Pour moi, vous voulez bien au moins que je vous suive ?

LE DUC
462
Non, je ne le veux pas.

ALMÉDOR
Mais, Monsieur, s’il vous plaît,
463
Considérez bien l’heure et la saison qu’il est.
464
Il ne faut qu’un ivrogne, un fou mélancolique,
465
Pour hasarder en vous la fortune publique.

LE DUC
466
C’est bien perdre du temps en discours superflus.
467
Non, Marquis, je t’en prie.

ALMÉDOR
Et bien n’en parlons plus.
468
Vos estafiers et moi vous allons donc attendre
469
En lieu d’où nous pourrons aisément vous entendre,
470
Et de notre secours vous aider au besoin.
471
La honte cependant de m’avoir pour témoin
472
D’une si magnifique et haute drôlerie,
473
Et la crainte surtout d’un peu de raillerie
474
Font très assurément qu’on se défait de moi.
475
Avouez franchement.

LE DUC
Il est vrai par ma foi.

ALMÉDOR
476
Bien donc, à cela près, suivez votre entreprise,
477
Et qu’en si beau voyage Amour vous favorise.

Scène II

Le duc, seul

LE DUC
478
Vraiment il a raison de rire comme il fait,
479
D’un trait qui semble étrange, et qui l’est en effet,
480
Car à bien discourir dessus mon personnage,
481
Que me reviendra-t-il de tout ce badinage ?
482
Je vais, fou que je suis, comme il a fort bien dit,
483
Me plaindre, me morfondre, et le tout à crédit,
484
Me planter comme un terme au pied d’une muraille,
485
Et faire les doux yeux à des pierres de taille,
486
Tandis que la beauté qui me fait consumer,
487
Dort fort bien à son aise, et me laisse enrhumer.
488
N’importe, quelque chose à ce dessein m’attire,
489
Je ne sais quoi de doux qui flatte mon martyre,
490
Et d’un secret plaisir chatouille mes esprits,
491
Me force d’achever le voyage entrepris.
492
Allons donc, en tout cas j’aurai cet avantage
493
Que de voir sa maison ne pouvant davantage.
494
Si j’ai bien reconnu, je n’en suis guère loin.
495
Voici le carrefour dont elle fait le coin.
496
C’est elle assurément, j’aperçois la fontaine
497
Que j’ai prise en plein jour pour enseigne certaine.
498
Le balcon, les barreaux, le cul-de-lampe aussi ;
499
Enfin, plus j’en suis près, plus j’en suis éclairci.
500
Étrange effet d’amour ! mon âme est toute émue,
501
Je sens autour du cœur mon sang qui se remue.
502
Cet aimable logis à son premier aspect
503
M’emplit tout de désir, de crainte et de respect.
504
À le voir seulement, ma passion redouble,
505
Je sens quelque transport qui me plaît et me trouble.
506
Ses effets sont pour moi les signes évidents
507
De la divinité qui règne là-dedans.
508
Mon propre cœur me donne une preuve assez ample
509
Que ma déesse y loge, et que c’est là son temple.
510
Mais la fenêtre s’ouvre ou mon œil est déçu.
511
Voyons et nous cachons de peur d’être aperçu.
512
Je découvre quelqu’un qui doucement envoie
513
De la croisée en bas une échelle de soie.
514
Le voici qui descend. Paix ! le voilà rentré.
515
Que d’un jaloux dépit mon courage est outré !
516
Vois, que puis-je penser d’un si bizarre affaire ?
517
Faut-il tant consulter en matière si claire ?
518
Que sert de se flatter ? C’est un beau favori
519
Qui ménage en amant l’absence du mari.
520
Je suis venu trop tard, la place est occupée,
521
Voilà de mon amour l’espérance dupée.
522
Aussi, pourquoi si tôt détruire mon bonheur,
523
Et si légèrement offenser son honneur ?
524
Si c’était un amant, l’apparence de croire
525
Qu’il se démît si tôt de son état de gloire,
526
Et quittât la partie au point que les amants
527
Cueillent les plus doux fruits de leurs contentements ?
528
Il est vrai, mais d’ailleurs le trait qu’il vient de faire,
529
Par la même raison m’assure du contraire.
530
Le galant est rentré ; non, non, c’est un ami
531
Que l’excès du plaisir a sans doute endormi,
532
Si bien qu’à son réveil, comme il a vu paraître
533
La clarté de la lune à travers la fenêtre,
534
Soupçonnant que déjà c’était le point du jour,
535
Il a précipité l’heure de son retour,
536
D’où vient que ses soupçons éclaircis à la Lune,
537
Le voilà qui retourne à sa bonne fortune.
538
Vraiment je devais bien écarter le Marquis
539
Pour chercher un trésor qu’un autre a tout acquis.
540
Aussi pourquoi d’abord accuser Émilie ?
541
Sa sœur, par aventure encor fraîche et jolie,
542
Et qui se plaît possible à s’en faire conter,
543
Peut aimer ce mignon qui vient de remonter.
544
Mais non, elle gouverne et pourrait faire en sorte
545
Que laissant la fenêtre il entrât par la porte.
546
La chose est fort douteuse, il faut résolument
547
En tirer sur-le-champ un éclaircissement.
548
Encore est-il permis en cas si ridicule,
549
De voir le galant homme à qui je tiens la mule.
550
Il est vrai que je joue à me faire assommer.
551
N’importe ! À tout hasard, quitte pour se nommer !
552
J’ai l’épée en tout cas, c’est de quoi je me vante
553
De donner au galant sa part de l’épouvante.
554
Sus, sus, il faut monter et savoir ce qu’ils font,
555
Je pense voir beau jeu si la corde ne rompt.
(Comme il est entré, la toile se tire qui représente une façade de maison, et le dedans du cabinet paraît.)
556
Quoique j’écoute bien, que partout je tâtonne,
557
Je n’ois ni ne sens rien, l’un et l’autre m’étonne.
558
Ne désespérons pas, j’ai découvert du feu
559
À travers une porte, approchons-nous un peu.
560
Voilà mon éveillé, ce n’est point moquerie,
561
Il ferme les rideaux d’un lit en broderie :
562
Il faut le voir au nez. Bon, il vient de pied coi,
563
Attends-le tout de même. Ah ! qu’est-ce que je vois ?
564
Suis-je aujourd’hui contraint de croire en la magie ?

Scène III

Le duc, Émilie

ÉMILIE
565
J’ai bien fait de venir reprendre ma bougie ;
566
Il vaut mieux la laisser à l’endroit que voici.
(Elle pose sa bougie allumée aux pieds du duc.)
567
Ah ! Monsieur ! Ah, bon Dieu ! Qui vous amène ici ?

LE DUC
568
Deux aveugles, Madame : Amour et la Fortune.
569
Je veux bien toutefois, si je vous importune,
570
Reprendre le chemin par où je suis venu.

ÉMILIE
571
Si vous m’étiez, Monsieur, un visage inconnu,
572
Ou si je ne savais quel est votre mérite,
573
Il est vrai que ma peur ne serait pas petite.

LE DUC
574
N’en n’ayez point, Madame, au contraire, croyez
575
Que je mourrai d’ennui si vous ne m’octroyez,
576
Avec l’impunité de mon audace extrême,
577
La licence de dire à quel point je vous aime.
578
Mes yeux, que la douceur des vôtres a ravis,
579
Vous livrèrent mon cœur sitôt que je vous vis,
580
Sans avoir jamais pu vous découvrir mon âme.
581
De là vient qu’emporté de l’ardeur de ma flamme,
582
J’étais venu rêveur devant votre logis,
583
Où j’ai vu…

ÉMILIE
Le sujet pour lequel je rougis.

LE DUC
584
Voyez ma passion dans la jalouse rage
585
Dont votre habit trompeur m’a piqué le courage.
586
Jugez par le danger où j’ai voulu courir,
587
Si mon amour le cède à la peur de mourir.

ÉMILIE
588
Ce trait inimitable à toute autre personne,
589
Et qui ne peut partir que d’un seul Duc d’Ossonne,
590
M’oblige absolument à ne vous rien cacher,
591
Sans perdre en longs discours un temps qui m’est si cher.
592
Vous saurez donc, Monsieur, quoi que vous ait pu dire
593
Ce brutal assassin qui chez vous se retire,
594
Et qui fit choix en vous d’un ami défenseur,
595
Au lieu d’y rencontrer un juge punisseur,
596
Que sur quelques soupçons sans aucun témoignage,
597
Le traître sur Camille a fait tomber sa rage.
598
Ce n’est pas qu’en effet je ne l’aimasse bien,
599
Comme vous allez voir, mais il n’en savait rien.
600
Nous avons eu toujours trop d’heur et trop d’adresse,
601
Pour être pris en chose où l’honneur s’intéresse.
602
Quand nous aurions failli dans notre passion,
603
Il n’en peut rien savoir que par présomption.
604
Cependant le barbare a fait par défiance,
605
Ce que le plus brutal n’eût fait que par science.

LE DUC
606
Vous pouvez bien penser quand je le retirai,
607
Que c’est vous seulement que je considérai.

ÉMILIE
608
C’est en quoi vous n’avez qu’une ingrate obligée.

LE DUC
609
Plût à Dieu que ma foi n’y fût pas engagée !
610
Mais, Camille, Madame, est-il pour en mourir ?

ÉMILIE
611
Monsieur, on ne croit pas qu’il en puisse guérir.
612
C’est pourquoi l’équipage où je suis à cette heure,
(Elle est vêtue en homme.)
613
N’est que pour l’aller voir auparavant qu’il meure,
614
Au moins si votre cœur par un trait de pitié,
615
Accorde cette grâce à ma triste amitié.

LE DUC
616
Quoiqu’un juste regret sensiblement me touche,
617
D’apprendre mon malheur par votre propre bouche,
618
Votre contentement m’est encore assez cher
619
Pour aux dépens du mien moi-même le chercher

ÉMILIE
620
Ô femme sur toute autre en tout infortunée !

LE DUC
621
(La montre du duc sonne.)
Maudite soit la montre, et qui me l’a donnée.

Scène IV

Flavie, Émilie, le duc
Ici la seconde toile se tire, et Flavie paraît sur son lit, qui s’est éveillée au bruit de la montre.

FLAVIE
622
Vois ! d’où vient que ma sœur s’éveille ainsi la nuit ?
623
Se trouve-t-elle mal ? Je n’entends point de bruit :
624
Va voir ce qu’elle fait, et te coule tout contre.

ÉMILIE
625
(Elle écoute à la porte du cabinet.)
Écoutons si ma garde a point ouï la montre,
626
Ne bougeons pas si tôt, ce serait fait de moi.

FLAVIE
627
Dieu ! qu’est-ce que j’entends ? Dieu ! qu’est-ce que je vois ?
628
J’ai l’esprit si confus d’une telle merveille,
629
Que, les deux yeux ouverts, je doute si je veille.
630
Oui, je veille et vois bien ma coquette de sœur
631
Et le Duc, qui sans doute en est le ravisseur.
632
D’appeler au secours la famille endormie,
633
Ce n’est que de mon frère annoncer l’infamie.
634
Outre qu’un plus grand mal en pourrait advenir,
635
C’est bien fait de lâcher ce qu’on ne peut tenir.
636
Qu’elle s’en aille donc avec son habit d’homme,
637
Et fût-elle déjà la plus belle de Rome,
638
Pourvu qu’elle n’eût pas aux dépens de mon cœur,
639
L’honneur d’avoir vaincu mon aimable vainqueur.

LE DUC
640
Nous n’avons rien ouï.

ÉMILIE
Je suis un peu remise,
641
Mais croyez que jamais je ne fus plus surprise.

LE DUC
642
Ni moi pareillement jamais plus interdit.

ÉMILIE
643
Or, Monsieur, s’il est vrai, comme vous l’avez dit,
644
Que mon peu de beauté vous soit considérable,
645
Considérez aussi mon état misérable,
646
Et par vos propres feux mesurant ceux d’autrui,
647
Excusez la faiblesse où je tombe aujourd’hui,
648
Assuré que j’emporte un regret légitime
649
De ne pouvoir payer votre amour que d’estime,
650
Aimant mieux devant vous l’avouer franchement,
651
Qu’après un faux espoir vous tromper lâchement.
652
J’estime néanmoins que votre âme est trop haute,
653
Pour vouloir contre moi vous servir de ma faute.

LE DUC
654
J’ai trop peu de mérite avec trop de malheur,
655
Pour m’acquérir un bien de si rare valeur.

ÉMILIE
656
Non, vous êtes le seul qui me rendriez coupable
657
D’une infidélité si j’en étais capable,
658
Mais le ciel m’est témoin qu’en l’état où je suis,
659
Vous promettre mon cœur, c’est plus que je ne puis.

LE DUC
660
Je n’approuvai jamais cette lâche manie
661
De régner en amour avecque tyrannie,
662
Plus content de vous plaire en confident secret,
663
Que de me satisfaire en amant indiscret.

ÉMILIE
664
Si vous vouliez encor m’accorder une grâce ?

LE DUC
665
Oui-da, Madame, et quoi ?

ÉMILIE
D’aller tenir ma place
666
Dans le lit que voilà jusques à mon retour,
667
Pour abuser ma vieille avec un si bon tour,
668
Qui vous prendra pour moi, s’il faut qu’elle s’éveille.

LE DUC
669
Fort bien, cela vaut fait.

FLAVIE
Ô ruse nonpareille !

LE DUC
670
Je m’en vais donc sans bruit vous recevoir en bas.

ÉMILIE
671
Non, ne bougez.

LE DUC
Pourquoi ?

ÉMILIE
C’est qu’il ne le faut pas.

LE DUC
672
Madame, excusez-moi, j’ai du monde ici contre,
673
Que je veux renvoyer de peur qu’il vous rencontre,
674
Puis je reviens tout court, afin de me coucher.

ÉMILIE
675
Songez donc, s’il vous plaît, qu’il faut se dépêcher,
676
Tant j’ai peur que déjà le malheureux Camille
677
N’ait rendu par sa mort ma visite inutile.

FLAVIE
678
Voilà par un seul mot le mystère éclairci.
679
Sache encor le chemin qu’elle prendra d’ici,
680
Pour mieux t’en assurer.

LE DUC
L’échelle est bien tendue,
681
Descendez hardiment.

ÉMILIE
Me voilà descendue.
682
Allons, que songez-vous ?

LE DUC
Je songe qu’il me faut
683
Tirer l’échelle à moi quand je serai là-haut.

ÉMILIE
684
Et pour quelle raison ?

LE DUC
De peur qu’il n’en advienne
685
Une même aventure, ou pire que la mienne.

ÉMILIE
686
C’est fort bien avisé. Mais quand je reviendrai ?

LE DUC
687
Vous n’avez qu’à tousser, et je vous la rendrai.

fin du second acte


ACTE III

Scène 1

Flavie

FLAVIE
688
L’énigme est expliqué, le chemin qu’elle a pris
689
M’arrête au premier sens que j’en avais compris.
690
Ma sœur aime Camille, et c’est l’obscure source
691
Dont tant de maux ont pris et vont prendre leur course.
692
La galante qu’elle est, dans ma propre maison
693
Exécute à mes yeux toute sa trahison.
694
Encore avec cela, telle est ma destinée,
695
Qu’il faut que je sois vieille à ma vingtième année.
696
« Pour abuser ma vieille avec un si bon tour » :
697
Vraiment, le tour est bon, mais devant qu’il soit jour,
698
Pour si peu qu’elle vînt à m’échauffer la bile,
699
Je la ferai passer pour jeune et malhabile.
700
Il vaut mieux toutefois se taire et l’excuser,
701
Qu’en avertir mon frère et le scandaliser.
702
S’il le sait, peu lui sert d’en savoir davantage,
703
Et s’il ne le sait pas, c’est un mauvais message.
704
Par le coup qu’il a fait, il est aisé de voir
705
Qu’il en a plus appris qu’il n’en voudrait savoir ;
706
Et puis en l’examen d’une faute amoureuse,
707
Il me siérait fort mal d’être si rigoureuse.
708
Amour, qui dès longtemps entretient ma langueur,
709
M’en traiterait possible avec plus de rigueur.
710
Laissons-la donc aimer, qu’un autre y prenne garde,
711
Et songeons seulement à ce qui nous regarde :
712
Voici venir celui dont les perfections
713
Sont le secret objet de tes affections.
714
Tu vas le recevoir jusque dedans ta couche,
715
Ce Duc dont les attraits toucheraient une souche.
716
Ô mes sens ! si déjà ce penser seulement
717
Me cause tant de trouble et de contentement,
718
Au milieu de l’effet et de la chose même,
719
Jugez si mon transport ne sera pas extrême !
720
Quoi ! je le sentirai couché dedans mes draps,
721
À deux doigts de ma bouche, et presque entre mes bras,
722
Sans que ma passion à l’excès parvenue,
723
Au moins par mes soupirs lui puisse être connue ?
724
Si belle occasion de contenter ses vœux
725
Mérite bien plutôt qu’on la prenne aux cheveux.
726
Il s’agit en ceci du repos de ma vie :
727
Le temps, le lieu, l’amour et, bref, tout m’y convie.
728
J’ai trouvé le secret de découvrir mon feu,
729
Sans que la modestie y souffre tant soit peu.
730
Fais semblant de rêver, et dans tes rêveries
731
Mêle force discours d’amoureuses furies
732
Si propres à lui seul, qu’il ne puisse ignorer
733
Qu’en songe pour le moins il te fait soupirer.
734
Lors à mon ton de voix, s’il n’est en rêverie,
735
Il ne me croira plus quelque vieille furie,
736
De sorte qu’il aura la curiosité
737
De me voir au visage avec de la clarté.
738
Là, si, comme je crois, le Duc est honnête homme,
739
Il fera son profit des avis de mon somme,
740
Vu qu’ordinairement, et surtout en amour,
741
Les songes de la nuit sont les pensers du jour.
742
L’amitié de ma sœur douteuse et divertie
743
Doit chasser de la sienne une bonne partie ;
744
Et puis je ne crois pas son éclat de beauté
745
Mieux fondé que le nôtre en droit de primauté.
746
L’effet en fera preuve ; achève l’entreprise,
747
Et te remets au lit de crainte de surprise.
748
Courage, mon amour, que la peur de rougir
749
Ne nous empêche pas de librement agir.
750
Le voile de la nuit couvrira notre honte.

Scène II

Le duc, Flavie

LE DUC
751
Il faut s’en acquitter, çà, çà, que je remonte.
752
Cette commission m’importunerait bien,
753
N’était qu’en la faisant je ne fais rien pour rien.
754
Camille est fort malade, et sa mort que je pense,
755
Fera que mon service aura sa récompense.
756
Mon étique beauté qui ronfle là-dedans,
757
A possible encor moins de cheveux que de dents ;
758
Si faut-il néanmoins se couler auprès d’elle.

FLAVIE
759
Le voici, j’entrevois son ombre à la chandelle.

LE DUC
760
Sa bouche est en deçà, mets-toi fort en avant
761
Dessus le bord du lit de peur du mauvais vent.
762
Ce vieux sujet de rhume et de décrépitude,
763
Témoigne en son repos beaucoup d’inquiétude.
764
Ses esprits assoupis et ses membres pesants
765
Semblent moins accablés du sommeil que des ans.
766
Voilà bien des soupirs, encore il est croyable
767
Qu’elle fait maintenant quelque songe effroyable,
768
Ou c’est que l’estomac indigeste et gâté
769
Lui cause à tous moments cette ventosité.
770
Ô mes gants ! mes sachets ! esprits de musc et d’ambre !
771
Que n’êtes-vous ici plutôt que dans ma chambre !

FLAVIE
772
Oïmé.

LE DUC
Que veut-elle avec son oïmé ?
773
Le cœur lui fait-il mal ?

FLAVIE
Ha ! pourquoi t’ai-je aimé ?

LE DUC
774
Rêve-t-elle d’amour ?

FLAVIE
Ha Duc ! Ha Duc d’Ossonne !

LE DUC
775
Elle parle de moi, l’aventure est bouffonne :
776
Voici bien à mon gré le plus bizarre tour
777
Qui soit jamais parti des caprices d’amour.
778
Serait-ce point aussi quelque trait de finesse ?
779
Semblable ton de voix me sent fort sa jeunesse,
780
Mais plutôt que toucher à des os décharnés,
781
J’aime mieux le savoir aux dépens de mon nez.
(Il se tourne la tête vers elle.)
782
Je ne sentis jamais une haleine plus douce ;
783
Indubitablement on m’a donné la trousse.
(Il revient.)
784
Retourne au cabinet y prendre le flambeau.
785
Ô Dieu ! se peut-il voir un visage plus beau ?
786
Pour combien voudriez-vous, ô trompeuse Émilie,
787
Avoir tant de beauté quand vous serez vieillie ?
788
Et toi-même par crainte ou par stupidité,
789
Voudrais-tu n’user pas de la commodité ?
790
Tout bien considéré, dois-tu trouver étrange
791
Que cette femme t’aime, ou plutôt ce bel ange ?
792
Est-ce chose en amour impossible de soi,
793
Qu’en ayant pour un autre, un autre en ait pour toi ?
794
Bien plus, à la faveur de la tapisserie,
795
Je gage qu’elle a vu notre galanterie,
796
Et qu’au bruit de ma montre alors qu’elle a frappé,
797
Elle s’est éveillée, ou je suis bien trompé.
798
Non, non, poussons fortune, et sur la foi d’un songe,
799
Changeons en vérité cet amoureux mensonge.
800
La Fortune et l’Amour aiment les hasardeux,
801
Et les timides cœurs sont le mépris des deux.
802
Il est vrai que l’affaire ayant mauvaise issue,
803
Émilie en ceci serait la plus déçue,
804
Mais mon autorité la défend en ce cas,
805
Et c’est à mon avis ce qui ne sera pas.
806
Sans négliger pourtant la sûreté des choses,
807
Tenons fort bien sur nous toutes les portes closes.
808
Voilà de fort bons ais et de forts bons verrous ;
809
Si quelqu’un veut entrer, il faut qu’il parle à nous.
(Il la regarde avec le flambeau.)
810
Ce battement de sein, cette couleur vermeille
811
Ne sont pas accidents de femme qui sommeille.
812
Elle dort comme on veille, il n’est rien de plus seur.
813
Hé ! Madame, Madame !

FLAVIE
Hé ! de grâce, ma sœur,
814
Dormez si vous pouvez, ou souffrez que je dorme.

LE DUC
815
Hé ! Madame !

FLAVIE
Ô ma sœur ! sous quelle étrange forme
816
Abusez-vous mes yeux et mes sens à la fois ?

LE DUC
817
Madame, réservez tous ces signes de croix,
818
Pour l’apparition de ces mauvais fantômes
819
Qui meuvent, ce dit-on, des corps d’air et d’atomes.

FLAVIE
820
Dieu ! c’est bien un démon véritable et trompeur,
821
Puisqu’il m’ôte la voix !

LE DUC
Non, n’ayez point de peur.
822
Si j’étais un esprit de l’infernale suite,
823
Tant de signes de Croix m’eussent donné la fuite.
824
Et puis étant vous-même un ange de clarté,
825
Votre divin aspect m’eût-il pas écarté ?
826
Par vos yeux – le serment mérite qu’on me croie –,
827
Je ne suis un démon que d’amour et de joie.
828
Si vous connaissiez bien mon visage et mon nom,
829
Auriez-vous peur de moi ? Je veux croire que non.

FLAVIE
830
Mais enfin, homme ou spectre ou tous les deux ensemble,
831
Et Duc d’Ossonne enfin, puisque tout lui ressemble,
832
pourquoi visiblement me venez-vous tenter ?
833
Est-ce qu’à mon honneur vous voulez attenter ?
834
Je ferai tant de bruit.

LE DUC
Apaisez-vous, Madame.
835
Évitons, s’il vous plaît, le scandale et le blâme.

FLAVIE
836
Ô ma sœur ! est-ce ainsi que vous me trahissez ?

LE DUC
837
Mais plutôt est-ce ainsi que vous me haïssez ?
838
Qu’ai-je encore entrepris qui vous ait pu déplaire ?
839
Je cherche votre amour, non pas votre colère,
840
Et mettrais hors mon cœur indigne de mon sein,
841
S’il avait pu loger un si lâche dessein.
842
Puis est-il insolent qui ne mît bas les armes
843
Devant la majesté de vos yeux pleins de charmes ?

FLAVIE
844
Brisons là, je vous prie, et plutôt dites-moi
845
Qui vous a fait venir dans ma chambre, et pourquoi.

LE DUC
846
Je prends donc place au lit.

FLAVIE
Quoi ! que voulez-vous faire ?
847
Tout beau, tout beau, Monsieur, il n’est pas nécessaire.
848
Presque en un même temps, je vois que vous péchez
849
Contre la modestie, et que vous la prêchez.
850
Prendre place à mon lit ! Ne tient-il qu’à la prendre ?
851
Personne que ma sœur n’a raison d’y prétendre.

LE DUC
852
Je le crois bien ainsi, c’est pourquoi maintenant
853
J’ai droit de la remplir comme son lieutenant,
854
Jusqu’à tant pour le moins qu’elle soit retournée,
855
Par la permission qu’elle m’en a donnée.

FLAVIE
856
Mais en vertu de quoi pourriez-vous m’assurer
857
Qu’elle vous l’ait donnée ?

LE DUC
À force d’en jurer.

FLAVIE
858
On veut bien se tromper, alors qu’on s’en rapporte
859
Aux serments amoureux de ceux de votre sorte.
860
Non, non, à cela près, commencez s’il vous plaît,
861
De me faire savoir la chose comme elle est.
862
Vous pouvez cependant, pour vous mettre à votre aise,
863
Prendre au lieu de mon lit une fort bonne chaise,
864
Et comme Vice-roi mettre encore sous vous,
865
Pour causer plus à l’aise, un carreau de velours.

LE DUC
866
Madame, à votre avis, le moyen que je cause,
867
Avec le froid que j’ai ?

FLAVIE
Je n’en suis pas la cause.

LE DUC
868
Tout à bon je transis, de grâce, par pitié,
869
Donnez-m’en seulement le quart de la moitié.

FLAVIE
870
Vous autres, Espagnols, pour un doigt qu’on vous donne,
871
Vous en prenez un pied ; je ne suis pas si bonne.

LE DUC
872
Fiez-vous une fois à ma discrétion.

FLAVIE
873
Et bien, je vous reçois, mais à condition
874
Que vous demeurerez dessus la couverture,
875
Pour me conter au vrai toute cette aventure,
876
Et ne me ferez rien que ce qui me plaira.

LE DUC
877
Oui, foi de cavalier.

FLAVIE
Et bien, on le verra.
878
Sur votre seule foi ma vertu se hasarde,
879
Mais n’entreprenez rien.

LE DUC
Madame, je n’ai garde.

Scène III

Émilie, le duc
Ici les deux toiles se ferment, et Émilie paraît dans la rue.

ÉMILIE
880
L’échelle est en dedans, notre amant abusé
881
En a fidèlement et sagement usé.
882
Ayant cru que ma sœur était vieille et ridée,
883
Il serait bien marri de l’avoir regardée.
884
S’il me fût arrivé de l’appeler ma sœur,
885
Il l’eût vue, et dès là mon jeu n’était plus seur.
886
Je craindrais maintenant qu’étant seul auprès d’elle,
887
Il ne m’eût pas été ni secret ni fidèle.
888
Avouons cependant qu’il n’est point d’amoureux
889
Capable d’imiter un trait si généreux,
890
Ni point d’amante aussi qui n’eût été gagnée
891
Par une amour si belle et si bien témoignée.
892
Il met bien à venir, toussons encore un coup.

LE DUC
893
Ah ! Madame, vraiment vous demeurez beaucoup.

ÉMILIE
894
Paix !

LE DUC
Ne vous hâtez pas, l’échelle est malaisée,
895
Tenez ferme à cette heure, empoignez la croisée.
(Ici la toile du cabinet se tire, et paraissent tous deux.)
896
Vous voyez comme quoi je me suis acquitté
897
De ma commission.

ÉMILIE
Et notre antiquité ?

LE DUC
898
Ô qu’elle est inquiète, active et remuante !
899
Qu’à mon opinion, son haleine est puante,
900
Et qu’un teint délicat tourné de son côté
901
N’y serait pas longtemps sans être bien gâté !

ÉMILIE
902
Vous en diriez bien trop, et je me persuade
903
Qu’un peu d’opinion vous a rendu malade,
904
Ou bien que vous voulez, en cette occasion,
905
M’obliger davantage, à sa confusion.
906
Non, non, ne croyez pas qu’elle soit si vilaine,
907
Surtout ne dites pas qu’elle a mauvaise haleine.
908
Si vous l’aviez sentie aussi souvent que moi,
909
Vous en parleriez mieux.

LE DUC
Madame, je vous crois.

ÉMILIE
910
Ce n’est pas que je l’aime ou que je la défende
911
Pour amoindrir le prix d’une faveur si grande,
912
Puisqu’à moins d’être ingrate, il me faut confesser
913
Que je n’ai pas de quoi la bien récompenser,
914
Quand même par la mort de l’objet de ma flamme,
915
Il serait en mon choix de vous donner mon âme.

LE DUC
916
Et bien, vous l’avez vu, se portera-t-il bien ?

ÉMILIE
917
J’espère, grâce à Dieu, que ce ne sera rien.
918
On ne craint qu’une plaie où on a mis la sonde,
919
Et que l’on a trouvée extrêmement profonde.
920
Elle est droit sous le cœur, ses autres coups sont tels,
921
Qu’encor qu’ils soient tous grands, ils ne sont pas mortels.

LE DUC
922
Quoiqu’ils m’ôtent l’espoir, et quoique je l’envie,
923
Je ne fais point de vœux qui soient contre sa vie,
924
Et crois, quelque accident qui lui puisse advenir,
925
Qu’étant chéri de vous, il ne peut mal finir.

ÉMILIE
926
Ces générosités son toutes si parfaites,
927
Qu’il est aisé de voir que c’est vous qui les faites.
928
Que mon cœur par ma voix n’ose-t-il publier
929
Ce que, sans être ingrat, il ne peut oublier !
930
Mais quoi ! les incidents qui font mon aventure,
931
Sont de si délicate et honteuse nature,
932
Que sans perdre l’honneur que vous me conservez,
933
Je ne puis augmenter celui que vous avez.

LE DUC
934
Si la reconnaissance au bienfait se mesure,
935
Ce compliment tout seul me paye avec usure.
936
Si peu que j’en ai fait n’est en particulier
937
Que ce qu’en général eût fait tout cavalier.
938
Mais, Madame, à propos, vous n’avez point de fille ;
939
Trouvez bon, s’il vous plaît, que je vous déshabille.

ÉMILIE
940
Dieu m’en garde ; vraiment j’aurais peu de raison
941
D’abuser d’un valet de si bonne maison :
942
C’est un ravalement que votre propre reine,
943
Dans son Escurial ne souffrirait qu’à peine.
944
Non, Monsieur, faites mieux, allez vous retirer,
945
La chandelle aussi bien n’a plus guère à durer,
946
Et vous aurez demain pour votre après-dînée,
947
La visite du soir que vous m’avez donnée.

Scène IV

Le duc, seul
Le duc sort par la fenêtre, et la toile se ferme.

LE DUC
948
Ho ! m’en voilà dehors, mais il faut avouer
949
Qu’en ceci la Fortune a voulu se jouer,
950
Et qu’on n’a jamais vu d’aventure amoureuse
951
En tous ces incidents plus rare ou plus heureuse.
952
Qu’en un même sujet j’ai vu de doux accords
953
Des grâces de l’esprit et des beautés du corps !
954
Dieu ! l’agréable veuve, ô qu’elle est ravissante !
955
Que son humeur me plaît, qu’elle est divertissante
956
Et qu’il est malaisé qu’auprès de tant d’appas,
957
On puisse avoir un cœur et ne le donner pas !
958
Mais quoi ! serais-tu bien si facile ou si bête,
959
Que de borner ta gloire en sa seule conquête ?
960
Non, non, pousse ta pointe et fais tant, si tu peux,
961
Que l’autre vienne encore au point où tu la veux,
962
Que si la vive voix et les soins ne le peuvent,
963
Que lettres dans la poche incessamment lui pleuvent,
964
Toutes et quantesfois qu’elle te viendra voir.
965
Crois qu’une bonne lettre a beaucoup de pouvoir :
966
Comme on la lit souvent, à force d’être lue,
967
Elle change l’esprit de la plus résolue.
968
Si j’ai ces deux trésors, je suis le plus heureux
969
Et le mieux diverti de tous les amoureux.
970
Fais donc, et ne crains pas que ton jeu se découvre,
971
Attendu que jamais l’une à l’autre ne s’ouvre.
972
Mais voici force gens ; c’est sans doute Almédor.
973
Ah ! qu’il vient bien d’un air à me railler encor !

Scène V

Almédor, le duc

ALMÉDOR
974
Monsieur, il a gelé, l’amour est refroidie.
975
Et bien, qu’en dites-vous ?

LE DUC
Que veux-tu que j’en die ?
976
Il est vrai qu’un fagot m’incommoderait peu.

ALMÉDOR
977
Voire, vous vous moquez, et l’amour est tout feu ;
978
Sa doublure vaut mieux que marte et que ratine.
979
Ne me donnez-vous point aussi la gabatine ?
980
Je vous trouve bien gai pour être morfondu.
981
Dites la vérité, vous étiez attendu ?

LE DUC
982
Comme toi.

ALMÉDOR
Néanmoins, je vous tiens trop habile
983
Pour avoir entrepris un voyage inutile.

LE DUC
984
Pour l’avoir entrepris à l’aventure, bon,
985
Mais pour être inutile, assurément que non.

ALMÉDOR
986
Vous vous garderiez bien de dire le contraire,
987
Même à moi qui jamais n’ai pu vous en distraire.

LE DUC
988
Comme une comédie a sauvé mon amour,
989
Mon amour pourrait bien en causer une un jour,
990
Car c’en est un sujet galant, comique et rare,
991
Entre les plus parfaits dont la scène se pare.

ALMÉDOR
992
Vous m’en feriez bien croire !

LE DUC
Et bien, tout maintenant,
993
Je t’en ferai le conte en nous en retournant,
994
Et ne me crois jamais au cas que je te mente.

ALMÉDOR
995
Allons donc, aussi bien la froidure s’augmente.

fin du troisième acte


ACTE IV

Scène I

Camille, Octave

CAMILLE
996
Oui, la veuve Flavie, et la sœur de Paulin.

OCTAVE
997
La sœur, la propre sœur de ce traître assassin,
998
Qui nous a voulu perdre ?

CAMILLE
Oui, oui, c’est elle-même.

OCTAVE
999
Quoi ! vous la connaissez et l’aimez ?

CAMILLE
Et je l’aime.

OCTAVE
1000
(En se moquant.)
Et depuis quand, Monsieur, une si belle amour ?

CAMILLE
1001
Depuis que je la vis chez le Duc l’autre jour,
1002
Où mon cœur, je l’avoue, oubliant sa colère,
1003
À cause de la sœur aima quasi le frère.

OCTAVE
1004
À ce que j’en puis voir, il n’est pas malaisé
1005
Après un grand affront, de vous rendre apaisé.
(En se moquant.)
1006
Et c’est bien fait aussi ; fi, fi des sanguinaires,
1007
Qui ne pardonnent point, vivent les débonnaires,
1008
Dont le bon naturel rend le bien pour le mal !

CAMILLE
1009
Il faut s’accommoder au sens de ce brutal.
1010
Octave, en bonne foi, serais-tu bien si grue
1011
De croire que la sœur m’eût donné dans la vue,
1012
Jusqu’au point d’oublier le complot hasardeux
1013
Que le jaloux de frère a fait contre tous deux ?
1014
Puis-je si tôt remettre une injure si grande ?
1015
Ai-je si peu de cœur ? dis !

OCTAVE
Je vous le demande.
1016
Qui le sait mieux que vous, ou le doit mieux savoir ?

CAMILLE
1017
Tu dis vrai, c’est pourquoi je vais te faire voir
1018
Qu’en la possession des beautés de Flavie,
1019
Le bien de la vengeance est ma plus douce envie.

OCTAVE
1020
Vous ne l’aimez donc pas ?

CAMILLE
Non, mais je feins exprès
1021
D’en être bien féru pour m’en moquer après,
1022
Et de toute sa race, au cas que je la dupe.

OCTAVE
1023
Ho ! puisque votre amour ne vole qu’à la jupe,
1024
Et que c’est une embûche à toute la maison,
1025
Je ne dispute plus que vous ayez raison !

CAMILLE
1026
Viens çà, connais-tu bien une certaine fille
1027
Qui les sert depuis peu ?

OCTAVE
N’est-ce pas Stéphanille ?

CAMILLE
1028
Oui.

OCTAVE
Nous nous connaissons un peu de longue main,
1029
Pour avoir plus d’un an mangé de même pain.

CAMILLE
1030
Et maintenant encore êtes-vous bien ensemble ?

OCTAVE
1031
Fort.

CAMILLE
Tu me l’avais dit autrefois, ce me semble ;
1032
C’est pourquoi j’ai pensé que par ton entregent,
1033
On la pourrait gagner avec un peu d’argent.
1034
Ces vingt ducats, et cent que tu lui peux promettre,
1035
L’obligeront possible à lui rendre une lettre.

OCTAVE
1036
Faites-la seulement.

CAMILLE
C’en est fait, la voici.
1037
Et quand la verras-tu ?

OCTAVE
Laissez-m’en le souci.
1038
Elle sort au matin pour aller à l’église,
1039
Je n’aurai qu’à l’attendre ; à propos, je m’avise
1040
Qu’elle doit être allée à la provision.
1041
Il est jour de marché, prenons l’occasion.
1042
Je m’en vais de ce pas l’épier au passage.

CAMILLE
1043
Va donc, mon cher Octave, et fais bien ton message.

Scène II

Camille

CAMILLE
1044
Il croit assurément que c’est pour me venger ;
1045
Dieu me garde pourtant seulement d’y songer.
1046
Tel désir de vengeance aurait mauvaise grâce,
1047
Et ne saurait tomber que dans une âme basse.
1048
Le seul honneur du sexe inviolable et cher
1049
À tout homme de cœur, m’en devrait empêcher.
1050
Avec tous mes respects, la haine fraternelle
1051
Lui rendra mon amour suspecte et criminelle.
1052
L’affaire survenue entre Paulin et moi
1053
La portera d’abord au soupçon de ma foi.
1054
Comme c’est toutefois l’ordinaire des belles,
1055
De croire volontiers qu’on soit amoureux d’elles,
1056
Elle croira sans doute avoir assez d’appas
1057
Pour m’obliger enfin à ne me moquer pas,
1058
Et de sa vanité tirant son assurance,
1059
Présumera de tout contre toute apparence.
1060
Comme qu’il en arrive, il vaut mieux hasarder,
1061
Que rien perdre en amour faute de demander.
1062
Dieu ! que fais-tu, Camille ? Est-ce ainsi qu’on oublie ?
1063
La foi promise est due à la pauvre Émilie :
1064
Ainsi donc son amour et sa facilité
1065
Seront payés de fraude et d’infidélité ?
1066
Ah traître ! désormais il faut que tu t’assures
1067
Que le sang que naguère ont versé tes blessures,
1068
Tout celui qui t’anime et qui t’en est resté,
1069
Ne te saurait laver de ta déloyauté !
1070
Mais je suis bien exact et bien novice encore :
1071
Quel crime aurais-je fait, pourvu qu’elle l’ignore ?
1072
Car pour ma conscience, il est très assuré
1073
Que je l’aime toujours comme je l’ai juré.
1074
Un amant à mon gré serait bien ridicule,
1075
Qui s’embarrasserait de semblable scrupule.
1076
On n’est pas criminel envers une beauté
1077
Quand sans rompre avec elle, on suit la nouveauté.
1078
« Volontiers les constants qui n’ont qu’une maîtresse,
1079
S’ils ont beaucoup de foi, n’ont que fort peu d’adresse ».
1080
Ce qui leur fait trouver le change hasardeux,
1081
C’est qu’ils n’ont pas l’esprit d’en entretenir deux.
1082
La constance est en eux une vertu forcée,
1083
Moins de gré bien souvent que de force exercée.
1084
J’estime quant à moi qu’en pareilles amours,
1085
On est fidèle assez, quand on aime toujours.
1086
Bon, si je prétendais que la race future
1087
Vînt lire après ma mort dessus ma sépulture :
1088
« Le phénix des amants est clos dans ce tombeau ».
1089
Je ne demande pas un éloge si beau,
1090
Ni que mon amitié soit de si bonne marque,
1091
Que celle par qui Laure illustre le Pétrarque.
1092
Si la chose est secrète, elle ira toujours bien.
1093
Le moyen qu’elle en voie ou qu’elle en sache rien ?
1094
Le rang et la beauté dont ces deux sœurs se piquent,
1095
Sont cause que jamais elles ne communiquent,
1096
Et qu’étant d’un esprit jaloux et défiant,
1097
Elles vont leurs défauts l’une et l’autre épiant.

Scène III

Stéphanille, Octave

STÉPHANILLE
1098
Tu me pourrais donner plus que mon pesant d’or,
1099
Si je ne croyais bien que tu m’aimes encor,
1100
Que je ne prendrais pas la charge que j’ai prise :
1101
C’est Octave en ceci, non l’argent que je prise.
1102
Et pour t’en assurer, viens çà, donne la main,
1103
Je veux que tout le jeu soit à moitié de gain.
1104
Tiens, voilà dix ducats, et dix que je réserve.
1105
Qu’importe à notre amant, pourvu que l’on le serve ?
1106
Tout ce qui me viendra d’une telle amitié,
1107
Nous le partagerons par la belle moitié.

OCTAVE
1108
Grand merci, ce n’est pas en cette seule affaire
1109
Que tu m’as fait du bien.

STÉPHANILLE
Causeur, te veux-tu taire !
1110
Nous ferions bien encor quelque chose de bon.

OCTAVE
1111
Il la faut endormir en effet, que sait-on ?
1112
Aisément d’une intrigue une autre pourrait naître.
1113
Ajuste seulement ta maîtresse et mon maître,
1114
Et crois qu’Amour un jour assemblant leurs maisons,
1115
Ils nous feront du bien si nous leur en faisons ;
1116
Puis la chose arrivée au terme d’être faite,
1117
Tu connaîtras alors combien je la souhaite.
1118
Hâte-toi seulement de rendre mon poulet,
1119
Et d’obliger d’un coup le maître et le valet.

STÉPHANILLE
1120
Tiens-le pour tout rendu, mais au moins je t’annonce
1121
Que je ne promets pas d’en rapporter réponse.
1122
À peine en fera-t-elle, et tu peux bien penser
1123
Que ce ne sera pas manque de l’y pousser.
1124
Voici notre logis, adieu donc, car je tremble
1125
De crainte que quelqu’un nous aperçoive ensemble.
1126
Repasse sur le soir à l’heure de souper,
1127
Et je te parlerai si je puis échapper.

OCTAVE
1128
Je n’y manquerai pas. Elle aurait bien envie
1129
Qu’Octave fît le sot une fois en sa vie.
1130
Ô qu’une femme pauvre est un fardeau pesant !
1131
Ma foi, je veux du bien, et du bien tout présent !
1132
La fille pauvre et belle, à mon avis, est née
1133
Pour la réjouissance et non pour l’hyménée,
1134
Qui, selon le proverbe, est pire que l’enfer,
1135
Quand au lieu d’être d’or, ses chaînes sont de fer.
1136
Voici venir mon maître, une grande embrassade
1137
Sera le moindre fruit qu’aura mon ambassade.

Scène IV

Camille, Octave

CAMILLE
1138
Voilà mon messager, il est plus diligent
1139
Que je ne pensais pas. Ho ! mon fidèle agent !
1140
Quoi ? nous vengerons-nous ? avons-nous Stéphanille ?

OCTAVE
1141
Monsieur, en vérité, c’est une bonne fille,
1142
Et qui mérite bien que vous en fassiez cas.

CAMILLE
1143
Tout à bon. Cependant, elle a pris mes ducats ?

OCTAVE
1144
Vos ducats ? Ah ! fort bien, mais qu’il ne vous déplaise.

CAMILLE
1145
Déplaise ! tant s’en faut, c’est que j’en suis bien aise.
1146
Et si par aventure elle en eût fait refus,
1147
J’allais être fâché si jamais je le fus,
1148
Car avec cet argent par où tu me l’engages,
1149
C’est un esprit à moi, puisqu’il est à mes gages.
1150
Et quand t’a-t-elle dit que tu la pourrais voir ?
1151
Dans demain ?

OCTAVE
Bien plus tôt, aujourd’hui sur le soir.

CAMILLE
1152
Vengeons-nous, s’il se peut, Octave, en diligence ;
1153
C’est un friand morceau qu’une prompte vengeance.

OCTAVE
1154
Bon pour vous qui possible avez déjà dîné,
1155
Mais pour votre valet, qui n’a pas déjeuné,
1156
Croyez-moi qu’un chapon avec un bon potage,
1157
Et fût-ce à vos dépens, lui plairait davantage.

CAMILLE
1158
Allons, c’est la raison qu’un long et bon repas,
1159
Au moins, attendant mieux, récompense tes pas.

Scène V

Basile, Émilie

BASILE
1160
Ma fille, auparavant que personne survienne,
1161
Tirons-nous à l’écart, que je vous entretienne
1162
Du sujet pour lequel j’étais venu vous voir,
1163
Et qu’il est important de vous faire savoir.
1164
Possible ignorez-vous ce que je viens d’apprendre,
1165
Touchant le bel exploit de mon brutal de gendre.

ÉMILIE
1166
Hé ! Monsieur, qu’en dit-on ?

BASILE
Entre les médisants
1167
Le bruit court, et surtout parmi les courtisans,
1168
Qu’il a dessus Camille exercé sa vengeance,
1169
Pour le croire avec vous de bonne intelligence,
1170
Et qu’un vieux reliquat de haine de maison
1171
En est bien le prétexte, et non pas la raison.

ÉMILIE
1172
Moi, bien avec Camille ? Ô l’imposture étrange !
1173
Ainsi donc ce méchant sur mon honneur se venge.
1174
Ha ! Monsieur, montrez-moi ce serpent odieux,
1175
Je lui veux arracher et la langue et les yeux !
1176
Non, il faut que la femme ait cette lâche vie
1177
Que le mari devrait avoir déjà ravie,
1178
Pour ôter à la terre un monstre si maudit.

BASILE
1179
Pourquoi juger d’abord que c’est lui qui l’a dit ?
1180
Et puis toujours la Cour de médisants fourmille.
1181
C’est peut-être aussitôt quelqu’un de sa famille.
1182
Pour moi, si j’en avais le plus faible soupçon,
1183
Je vous en parlerais tout d’une autre façon.
1184
Vous êtes innocente, ou vous le devez être,
1185
Mais il importe encor de le faire paraître.
1186
Surtout que rien de vous n’éclate à l’avenir,
1187
Par où ce mauvais bruit se puisse entretenir.
1188
Adieu, songez, ma fille, à votre renommée.

Scène VI

Émilie

ÉMILIE
1189
Comme le feu d’amour n’est jamais sans fumée,
1190
Et que j’éprouve bien qu’une intrigue est fort mal
1191
Entre les mains d’un grand qui de plus est rival,
1192
Car en tant que rival, l’intérêt qui le touche,
1193
Indubitablement lui fait ouvrir la bouche !
1194
Et d’ailleurs comme grand il ne saurait durer
1195
Qu’il n’ait un confident à qui se déclarer,
1196
Si bien qu’il ne se peut que les uns ou les autres
1197
N’éventent tôt ou tard leurs secrets et les nôtres.
1198
C’est du Duc sans faillir que ce bruit est venu.
1199
Dieu veuille seulement qu’il s’en soit là tenu.
1200
S’il arrive qu’il dise ou qu’il ait dit le reste,
1201
Avec sa lâcheté ma honte est manifeste,
1202
Car si ma belle-sœur en a le moindre vent,
1203
Elle approfondira l’affaire plus avant,
1204
Et pour peu qu’elle en sache, elle a trop de matière
1205
Pour ne découvrir pas l’intrigue tout entière.
1206
Voici qui va fort mal, mais je me moque d’eux :
1207
J’ai de quoi me sauver et les jouer tous deux.
1208
Je vais rendre ma sœur tellement éblouie,
1209
Par la subtilité d’une fourbe inouïe,
1210
Que même au pis-aller, quand le Duc dirait tout,
1211
Je ne saurais manquer de me trouver debout.
1212
J’estime néanmoins son âme trop bien née
1213
Pour me scandaliser après sa foi donnée,
1214
Lui de qui les poulets tous les jours me font voir
1215
Les plus fidèles soins d’un amoureux devoir.
1216
N’importe ! À tous hasards, le tour que je médite
1217
Ne saurait nuire au moins, au cas qu’il ne profite !

Scène VII

Flavie, Stéphanille

FLAVIE
1218
À la bonne heure, enfin vous voilà revenue.
1219
N’est-ce que le marché qui vous a retenue ?
1220
Vraiment pour faire mieux vous y deviez coucher.

STÉPHANILLE
1221
Madame, en vérité c’est que tout est si cher,
1222
Qu’on n’oserait quasi regarder la viande
1223
Si l’on n’en veut donner tout ce qu’on en demande.
1224
Les poulets, les chapons, les ramiers, les perdrix,
1225
En un mot, la volaille est toute hors de prix.
1226
Pour moi je voudrais bien qu’on réglât ce désordre,
1227
Et vraiment la police y devrait un peu mordre.

FLAVIE
1228
C’est dommage en effet que vous n’avez pouvoir
1229
De réformer l’État, mais approchez vous voir.
1230
Qu’avez-vous dans le sein ? C’est une lettre close.

STÉPHANILLE
1231
Je savais bien qu’encor j’oubliais quelque chose,
1232
C’est un papier pour vous.

FLAVIE
Et qui vous l’a donné ?

STÉPHANILLE
1233
Un homme assez bien fait, vêtu d’un drap tanné,
1234
Que je ne pense pas avoir vu de ma vie.
1235
« Vous êtes, m’a-t-il dit, à Madame Flavie ?
1236
Sitôt qu’à son logis vous serez de retour,
1237
Donnez-lui cette lettre avecques le bonjour ».

FLAVIE
1238
N’est-ce point de mon frère ?

STÉPHANILLE
Il m’a dit : « À la lire,
1239
« Elle saura que c’est sans qu’il faille le dire ».

FLAVIE
1240
Donnez-moi des ciseaux, il faut voir ce que c’est.

STÉPHANILLE
1241
Bon, à ce que je vois, la matière lui plaît.

FLAVIE
1242
Venez çà ! Si jamais vous êtes si hardie,
1243
Quoi que l’on vous promette, et quoi que l’on vous die
1244
De me rien apporter qui ne soit de bon lieu,
1245
Croyez que sur-le-champ nous nous dirons adieu.

STÉPHANILLE
1246
Madame, n’ayez peur que jamais il m’arrive
1247
De recevoir paquet de personne qui vive.
1248
Un prince m’en prierait, que je n’en ferais rien.

FLAVIE
1249
Non, si vous m’en croyez, et vous ferez fort bien.
1250
Allez moi cependant quérir de la chandelle.

Stéphanille rentre.

Scène VIII

Flavie

FLAVIE
1251
Je ferai sagement de feindre devant elle :
1252
Que sais-je si ce lâche et mercenaire esprit
1253
N’a point été gagné par celui qui m’écrit ?
1254
Camille a pour Flavie un amour véritable,
1255
Si cette lettre en est la preuve indubitable,
1256
Et si son compliment de chez le Vice-Roi,
1257
Peut avec ses regards m’assurer de sa foi.
1258
En effet j’y connus au trouble de son âme
1259
Les premières ardeurs de sa naissante flamme.
1260
Ses yeux dessus les miens, à tous coups attachés,
1261
Me découvraient quasi ses sentiments cachés.
1262
Et je me ressouviens que je dis en moi-même :
1263
Je me trompe bien fort si cet homme ne m’aime.
1264
Ce papier est toujours un témoignage seur
1265
Que je ne cède pas aux beautés de ma sœur,
1266
Puisque tous ces captifs, pour bien qu’elle les tienne,
1267
Sortent de sa prison pour entrer dans la mienne.
1268
Oui, mais il hait mon frère, et peut-être aujourd’hui
1269
Voudrait-il m’attraper pour se venger de lui ?
1270
Que sait-on si ma sœur est de l’intelligence ?
1271
Ce n’est pas un soupçon digne de négligence ?
1272
En tout événement je puis toujours garder
1273
Ce poulet, sans scrupule et sans rien hasarder,
1274
Pour voir en temps et lieu sa beauté confondue,
1275
S’il arrivait qu’un jour elle fît l’entendue.
1276
Déchire cependant, et brûle à petit feu
1277
Ce papier supposé.

(Elle brûle un autre papier.)

STÉPHANILLE
Vraiment ce n’est pas jeu ;
1278
Elle est, ou fort discrète, ou fort scandalisée.

FLAVIE
1279
Allez, une autre fois soyez plus avisée,
1280
Sinon…

STÉPHANILLE
Si j’ai failli, Madame, excusez-moi,
1281
Tout ce que j’en ai fait c’est à la bonne foi.

Scène IX

Flavie

FLAVIE
1282
Si Camille en sa lettre une embûche me dresse,
1283
Mon procédé me sauve et trompe son adresse,
1284
Et d’ailleurs s’il me parle en véritable amant,
1285
J’apporte à ma conduite un tel tempérament,
1286
Que sans nourrir la flamme ainsi que sans l’éteindre,
1287
Je le laisse au pouvoir d’espérer et de craindre.
1288
Non ! quand il m’aimerait plus que parfaitement,
1289
Qu’il soit favorisé d’un regard seulement ;
1290
Mais sans me déclarer, je consens qu’il espère,
1291
Pour le mal de ma sœur et le bien de mon frère,
1292
Vu qu’ordinairement à cause de la sœur,
1293
On en traite le frère avec plus de douceur.

Scène X

Flavie, Émilie

ÉMILIE
1294
(Émilie vient pour tromper sa sœur.)
Bonne mine : surtout faisons bien la fâchée.
1295
Que faites-vous, ma sœur, êtes-vous empêchée ?
1296
Vous troublerai-je point ?

FLAVIE
Nenni, ma sœur, pourquoi ?
1297
Est-ce que vous voulez quelque chose de moi ?

ÉMILIE
1298
Oui, c’est de vos conseils que je veux l’assistance
1299
Sur un fait de très grande et commune importance,
1300
Que sans trop de hasard je ne puis vous celer,
1301
Comme vous entendrez.

FLAVIE
Vous n’avez qu’à parler.

ÉMILIE
1302
Qu’on trouve peu de grands dont la vertu soit pure,
1303
Et qu’ils ne prêtent guère un bienfait sans usure !
1304
Ce n’est pas sans sujet que je vous dis ceci,
1305
Car enfin c’est pourquoi vous me voyez ici.
1306
Croiriez-vous que ce Duc qu’on tient si magnanime,
1307
D’une belle action en voudrait faire un crime,
1308
N’oblige votre frère et ne nous fait du bien,
1309
Qu’à dessein de ravir mon honneur et le sien ?
1310
J’ai cru que le silence à la fin m’eût pu nuire,
1311
Et que vous m’apprendriez comme il faut m’y conduire.
1312
Si quelque autre que lui s’y voulait hasarder,
1313
Je sais bien de quel air j’y devrais procéder.
1314
Il n’est endroit du monde où ses lettres n’arrivent,
1315
J’en rencontre partout, partout elles me suivent.
1316
Je ne m’en puis défendre, et même ce matin,
1317
Une s’est rencontrée au fond de mon patin.
1318
Il faut qu’il ait gagné votre fille ou la mienne,
1319
Car de quelle autre part soupçonner qu’elle vienne ?

FLAVIE
1320
Il est donc bien subtil ?

ÉMILIE
Oui, d’assurance il l’est,
1321
Et pour vous le montrer, vous verrez, s’il vous plaît,
1322
Que jamais ses poulets n’ont eu cire ni soie,
1323
Afin que malgré moi je les garde et les voie.

FLAVIE
1324
Puis-je voir comme il chante en celui d’aujourd’hui ?

ÉMILIE
1325
Je vous en vais quérir plus de six avec lui.

Scène XI

Flavie

FLAVIE
1326
Voilà ma défiance en effet convertie,
1327
C’est assez seulement que j’en sois avertie.
1328
Ha ! si comme je pense, il m’a joué ce tour,
1329
Foi de femme irritée : à beau jeu, beau retour !
1330
L’occasion me donne un sujet assez ample
1331
De lui rendre son change, et tromper par exemple,
1332
Sans respect ni raison qui m’en puisse exempter,
1333
Dès que l’occasion s’en voudra présenter.
1334
On se venge deux fois quand la vengeance est prompte,
1335
Et puis mon frère même y trouvera son compte.
1336
Vraiment, Monsieur le Duc, il faut vous inciter,
1337
Et tel n’y songe pas qui doit en profiter.
1338
Si ma sœur ne suffit, cajolez-en vingt autres.
1339
Vous avez vos desseins, et nous avons les nôtres.
1340
Il n’est duché, grandeur, ou vice-royauté
1341
Qui m’oblige à souffrir votre déloyauté.
1342
N’ayez peur qu’il m’en coûte un soupir, une larme,
1343
Ni que j’aille éprouver en vous faisant vacarme,
1344
Jusqu’où va le dépit joint à la vanité
1345
D’un homme qui peut nuire avec impunité.
1346
Je craindrais que brisant la chaîne qui nous lie,
1347
Le bruit s’en entendît par toute l’Italie.
1348
Notre amour est de ceux qu’on doit faire durer,
1349
Ou bien qu’il faut découdre et non pas déchirer.
1350
Ma sœur, d’autre côté, croit m’avoir endormie
1351
Avec sa confidence et fausse prud’homie,
1352
Mais elle devait donc m’endormir cette nuit
1353
Que la montre du Duc m’éveilla de son bruit.
1354
Alors, me dérobant et la vue et l’ouïe,
1355
Peut-être qu’à cette heure elle m’eût éblouie.
1356
Enfin à me tromper tous deux sont contre moi,
1357
Et moi contre tous deux, que chacun songe à soi.
1358
Si ma sœur a le Duc, j’ai Camille en échange :
1359
Ainsi d’un inconstant un inconstant me venge,
1360
Si bien que le seul point à quoi je dois songer,
1361
C’est de me venger tôt, et de bien me venger.
1362
Il me faut sous couleur de notre confidence,
1363
Tromper cette trompeuse avec son impudence,
1364
Et vivant désormais plus familièrement,
1365
Faire tant qu’elle et moi couchions séparément.
1366
Je n’y manquerai pas, mais avant toute chose,
1367
Prends garde que ma sœur en ceci ne t’impose.
1368
J’ai deux lettres du Duc, écrites de sa main,
1369
Qui rendront au besoin son artifice vain.
1370
Vraiment elle en apporte une pleine poignée.

Scène XII

Émilie, Flavie, Stéphanille

ÉMILIE
1371
Voyez si son audace est assez témoignée.
1372
Hé bien ! comprenez-vous quel est son sentiment ?

FLAVIE
1373
Je le dois bien comprendre, il parle clairement.

ÉMILIE
1374
N’était, comme j’ai dit, que c’est le Duc d’Ossonne,
1375
Je m’y conduirais bien sans l’avis de personne,
1376
Mais d’autant que c’est lui, je m’y veux gouverner
1377
Suivant l’ordre préfix que vous m’allez donner.

FLAVIE
1378
Vous vous moquez, ma sœur, c’est de votre prudence
1379
Que je prendrais avis en pareille occurrence.
1380
Vous avez un esprit qui ne peut mal agir,
1381
Et par ordre duquel je me voudrais régir.

ÉMILIE
1382
Vous vous moquez bien mieux de parler de la sorte
1383
Sur un fait sérieux, qui même vous importe.

FLAVIE
1384
Puisque vous voulez donc venir à mon conseil,
1385
Comme j’irais au vôtre en un sujet pareil,
1386
Pour conserver mon bien avec ma renommée,
1387
Je vivrais avec lui comme à l’accoutumée,
1388
Fuyant en mes rigueurs le trop ou le trop peu,
1389
De crainte d’attiser ou d’éteindre son feu.
1390
Nous pourrons cependant, si cette humeur lui dure,
1391
User en autre temps d’une autre procédure.
1392
Or puisque j’ai de vous un dépôt important,
1393
Je vous en veux rendre un qui vaudra bien autant.
(Elle lui montre la lettre de Camille.)
1394
Lisez-moi ce papier, où vous allez connaître
1395
La plus bizarre amour qu’on ait jamais vu naître.

ÉMILIE
1396
Ha le traître !

FLAVIE
Elle en tient, la prude en a pâli.
1397
À votre avis, ma sœur, n’est-il pas bien joli ?
1398
Quand il m’adorerait, il est bien ridicule
1399
De s’être imaginé que je sois si crédule.

ÉMILIE
1400
Et pourquoi ? Des objets moins aimables que vous,
1401
Sans charme et sans miracle ont fait de plus grands coups.
1402
Je le mettrais au rang de mes moindres conquêtes.

FLAVIE
1403
Oui, si je me croyais belle comme vous êtes.
1404
Mais enfin, soit qu’il m’aime ou se moque de moi,
1405
Il nous en faut user comme du vice-roi.
1406
Ainsi, de la façon qu’on m’y verra conduire,
1407
Il peut nous obliger, et ne saurait nous nuire.
1408
Qu’est-ce ?

STÉPHANILLE
Un page du Duc vous demande là-bas.

FLAVIE
1409
Ne bougez, s’il vous plaît, je ne tarderai pas.
1410
Je me doute à peu près de ce qu’il y vient faire.

ÉMILIE
1411
Ne vous mande-t-il point pour traiter notre affaire ?

FLAVIE
1412
Quant à moi je le pense, et crois qu’assurément
1413
Nous y rencontrerons notre nouvel amant.

Scène XIII

Emilie

ÉMILIE
1414
Ha le traître ! ha l’ingrat ! le lâche ! l’infidèle !
1415
De l’imperfection le plus parfait modèle !
1416
Il méprise un trésor avecques lâcheté,
1417
Parce qu’il en jouit sans l’avoir acheté.
1418
Va, ta faute m’oblige, elle m’a dispensée
1419
De la foi que jamais je ne t’aurais faussée.
1420
Sans ton ingratitude, il fallait malgré moi
1421
Que la mienne durât envers le vice-roi.
1422
Oui, déloyal Camille, il fallait que ta faute
1423
Me fît récompenser une vertu si haute.
1424
Non, non, je tiens à toi par des nœuds assez forts
1425
Pour ne m’en détacher qu’avec beaucoup d’efforts.
1426
Je tiens ton naturel si méchant et si lâche,
1427
Que je crains ton dépit au cas que je te fâche.
1428
Mais c’est qu’à l’avenir je te verrai si peu,
1429
Que le temps, sans scandale, éteindra notre feu,
1430
Puis je me vengerai sitôt que la fortune
1431
M’en fera revenir la saison opportune.
1432
Et je laisse à juger à tous les moins experts
1433
Si ce que j’acquerrai vaudra ce que je perds.
1434
Mais, ô Dieu ! qu’est-ce ci ? Quelle merveille étrange !
1435
Camille pour ma sœur court aux appas du change,
1436
L’infidèle me trompe, et je vois son péché.
1437
Mon esprit toutefois en est si peu touché,
1438
Que la seule douleur que mon âme ait soufferte,
1439
Vient de son changement, et non pas de sa perte,
1440
Vu que rien ne me pique en sa déloyauté,
1441
Que le visible affront qu’il fait à ma beauté.
1442
Suis-je encore Émilie, ou comme est-il possible,
1443
Qu’à cette trahison je sois si peu sensible ?
1444
Où sont tant de fureurs qui, pour ma guérison,
1445
Me devraient mettre en main le fer et le poison ?
1446
Ce miracle, Émilie, est facile à comprendre,
1447
C’est l’Amour qui le fait et qui vient te l’apprendre :
1448
Le Duc m’a si longtemps ses soins continués,
1449
Que les miens pour Camille en sont diminués,
1450
Et qu’insensiblement son mérite et sa grâce
1451
Ont trouvé dans mon cœur une aussi bonne place.
1452
De là procède en moi l’insensibilité
1453
Où me trouve aujourd’hui son infidélité.
1454
Autrement la douleur d’un si sensible outrage
1455
M’aurait empli l’esprit de fureur et de rage.
1456
Cependant, ô méchant ! les cieux me sont témoins
1457
Que la grandeur du Duc, son mérite et ses soins
1458
M’eussent peut-être émue, et non pas ébranlée
1459
Jusqu’à rompre la foi que tu m’as violée.
1460
¡Sus donc, puisqu’il te plaît, suivons le changement,
1461
Toi par ingratitude, et moi par jugement !
1462
Ce n’est pas, après tout, être loin de son compte,
1463
Que d’acquérir un duc par la perte d’un comte.

Scène XIV

Flavie, Émilie

FLAVIE
1464
C’est ce que justement nous avons deviné :
1465
Que le Duc nous attend dès qu’il aura dîné,
1466
Et que notre partie a promis de s’y rendre.
1467
Attendons-les plutôt que de les faire attendre.
1468
Je songe ici, ma sœur, que nous aurions grand tort
1469
De nous contraindre en rien, étant si bien d’accord.
1470
Il est vrai, comme enfin la faiblesse de l’âge
1471
Fait que les vieilles gens ont toujours de l’ombrage,
1472
Que mon frère en partant m’avait surtout enjoint
1473
De coucher avec vous, et ne vous quitter point.
1474
Mais cette injurieuse et dure compagnie
1475
Tient trop de l’esclavage et de la tyrannie.
1476
Et puis votre vertu m’est en si bonne odeur,
1477
Que je n’en puis qu’à tort soupçonner la candeur.
1478
Si nous couchions parfois, non pas toujours, ensemble,
1479
Nous en dormirions mieux vous et moi, ce me semble,
1480
Car je trouve à mon gré qu’il n’est rien de pareil
1481
Aux plaisirs de dormir d’un paisible sommeil,
1482
Ni qui notre embonpoint davantage entretienne.

ÉMILIE
1483
Votre commodité sera toujours la mienne.

FLAVIE
1484
Vous aurez cette chambre et ce lit que voilà,
1485
Pour moi je passerai dans celle de delà.
1486
Ainsi ce cabinet fait, pour l’une et pour l’autre,
1487
Un passage secret de ma chambre à la vôtre.
1488
Prenons donc dès ce soir notre commun repos.

ÉMILIE
1489
Ô que pour me venger ceci vient à propos !
1490
Ma fourbe a réussi, ma sœur croit que je l’aime,
1491
Et que je suis l’honneur et la sagesse même.
1492
Pour le Duc, quoiqu’il dise ou qu’il ait déjà dit,
1493
S’appellera toujours médisance ou dépit.

fin du quatrième acte


ACTE V

Scène I

Camile, Octave

OCTAVE
1494
Monsieur, encore un coup, souffrez que je vous die…

CAMILLE
1495
Quoi ?

OCTAVE
Que votre entreprise est un peu bien hardie.

CAMILLE
1496
Mais nous nous vengerons.

OCTAVE
Oui, mais sans vous venger,
1497
Vous pourriez bien vous mettre en un second danger.
1498
Songez à quel péril s’expose votre vie :
1499
Vous allez seul, de nuit, et de plus chez Flavie ;
1500
Pour moi, je vous le dis, ce rendez-vous si prompt
1501
Me fait craindre pour vous quelque sanglant affront.
1502
La place à mon avis s’est trop peu défendue
1503
Pour croire que sans fraude elle se soit rendue.
1504
Et je ne comprends point comment si promptement,
1505
Elle veuille vous voir en qualité d’amant.

CAMILLE
1506
Il est vrai qu’en effet la chose est si soudaine,
1507
Que cela suffirait à me tenir en peine,
1508
N’était qu’elle a voulu s’expliquer par écrit
1509
Pour me donner sujet de m’assurer l’esprit.

OCTAVE
1510
Et qui sait si la lettre est de son écriture ?

CAMILLE
1511
Moi qui parfaitement connais sa signature.
1512
Elle a tantôt écrit devant le Vice-roi
1513
Sur l’accommodement de son frère et de moi.
1514
Peut-être par ce trait, hors de toute apparence,
1515
Elle veut éprouver si j’ai de l’assurance.
1516
Par aventure aussi me veut-elle flatter
1517
Pour le bien de Paulin, à qui je puis l’ôter.
1518
Enfin, quoi qu’il en soit, la pierre en est jetée,
1519
J’irai, quand ma ruine y serait arrêtée.
1520
C’est pourquoi laisse-moi, car je ne voudrais pas
1521
Qu’elle vît que quelqu’un accompagnât mes pas.
1522
Or voici la fenêtre et la petite grille
1523
Où je dois rencontrer Flavie et Stéphanille.
1524
Faisons donc le signal qui nous peut découvrir.

Scène II

Camille, Stéphanille

STÉPHANILLE
1525
Monsieur, ne sifflez plus, je m’en vais vous ouvrir.

CAMILLE
1526
Courage, jusqu’ici tout va le mieux du monde.
1527
Dieu veuille seulement que le reste y réponde.
1528
Bonsoir, mon cœur.

STÉPHANILLE
Monsieur, Madame m’avait dit
1529
Que je vous fisse entrer à la ruelle du lit,
1530
Mais sa sœur par malheur est encore avec elle.
1531
Je puis bien cependant vous mener sans chandelle
1532
Dedans son cabinet afin d’y demeurer
1533
Jusqu’à tant qu’elle ou moi vous en venions tirer.
1534
Non, non, ne craignez rien, venez la chose est sûre,
1535
Vous pouvez aisément dedans une enfonçure
1536
Dont la tapisserie ôte la vue à tous,
1537
Où vous aurez à craindre aussi peu que chez vous.
1538
Suivez-moi seulement, je serai votre escorte.

CAMILLE
1539
Je le veux.

STÉPHANILLE
Allez donc m’attendre sur la porte.

Scène III

Octave, seul

OCTAVE
1540
Si je pouvais sa perte au besoin empêcher,
1541
Je gèlerais plutôt que de m’aller coucher.
1542
Mais si l’on veut le perdre, il est bien difficile
1543
Qu’il puisse avoir de moi qu’un secours inutile.
1544
Dieu, quel aveuglement ! Afin de se venger,
1545
Il se jette lui-même au milieu du danger.
1546
Mais puisqu’il l’a voulu, quoi qu’on ait pu lui dire,
1547
Qu’il s’en sauve s’il peut, pour moi je me retire.

Scène IV

Le duc d’Ossonne

LE DUC
1548
À la fin Émilie, après tant de remises,
1549
M’accorde les faveurs à mon amour promises.
1550
Enfin cette beauté s’est défaite pour moi
1551
De ces fantômes vains de constance et de foi.
1552
Mais voici le logis ; bon, l’échelle est pendue,
1553
Allons baiser la main qui nous l’a descendue.

Il entre par la fenêtre du cabinet où est Camille.

Scène V

Camille
Flavie paraît, et dans l’obscurité prend le duc pour Camille, et le mène à sa chambre.

CAMILLE
1554
Ce commerce inconnu me donne à soupçonner.
1555
Ne m’a-t-on mis ici que pour m’assassiner ?
1556
Que veut dire cet homme entré par la fenêtre ?
1557
Si je ne suis troublé, j’ai bien sujet de l’être.
1558
En effet, c’est un lieu suspect de trahison.
1559
Qui n’aurait point de peur n’aurait point de raison.
1560
Qu’en cette extrémité, je suis digne de blâme
1561
De m’être ici rendu sur la foi d’une femme !
1562
Et d’une femme encor qui davantage est sœur
1563
D’un traître qui voudrait m’avoir mangé le cœur.
1564
Mais quoi qu’on me prépare, et quoi qu’il m’en arrive,
1565
Je suis trop loin en mer pour regagner la rive.
1566
Ne bouge ! Au pis-aller, si je suis mal traité,
1567
Je pourrai dévaler par où l’autre est monté.

Scène VI

Émilie, Camille, Flavie, le duc, Stéphanille
Ici Émilie paraît dans sa chambre, prêtant l’oreille à la cloison de celle de Flavie, où le duc et elle sont.

ÉMILIE
1568
Plus j’approche du mur mon oreille attentive,
1569
Plus le trouble s’élève en mon âme craintive.
1570
Dieu ! que la voix du Duc se discerne aisément,
1571
Quoique ma sœur et lui parlent confusément !
1572
Ah nuit ! funeste nuit ! Ah femme malheureuse,
1573
Découverte et perdue aussitôt qu’amoureuse !
1574
Hélas ! que mon honneur est bien à l’abandon !
1575
Mais courrons vitement lui demander pardon,
1576
Avec tous les respects d’un cœur qui s’humilie.

Émilie passe avec le flambeau de sa chambre par le cabinet.

CAMILLE
1577
On vient ouvrir la porte. Ô Dieu ! c’est Émilie.

ÉMILIE
1578
(Entrant dans le cabinet.)
Ho, ho, mon cavalier ! que faites-vous ici ?

CAMILLE
1579
Je suis venu vous voir.

ÉMILIE
Me voir?

CAMILLE
Oui.

ÉMILIE
Grand merci.
1580
Repassons dans ma chambre. Or çà, je vous demande,
1581
Qui vous a fait venir sans que je vous le mande ?
1582
Il s’étonne ! Achevons de lui tâter le pouls.
1583
Qui vous a fait entrer ?

CAMILLE
Qui ? qui ? ce n’est pas vous ?

ÉMILIE
1584
Non, c’est plutôt ma sœur que vous trouvez si belle.
1585
Pourquoi rougissez-vous quand je vous parle d’elle ?
1586
Hé bien, bien, apprenez qu’on sait tout à la fin,
1587
Et que pour me tromper, il faut être plus fin.
1588
Oui, Camille, oui, trompeur, nous savons votre vie,
1589
Comment et de quelle encre on écrit à Flavie.
1590
Les baisers d’une veuve auront plus de saveur,
1591
Aimez-les ; mais aussi pour dernière faveur,
1592
Perdez le goût des miens, dont vous fûtes indigne.

CAMILLE
1593
Madame, il est trop vrai que ma faute est insigne :
1594
Mais avecque serment de n’y plus retourner,
1595
Je vous prie à genoux de me la pardonner.

ÉMILIE
1596
Ne me demandez point de pardon ni de grâce,
1597
Que vous ne m’ayez dit comment le tout se passe.

CAMILLE
1598
Aujourd’hui chez le Duc, me tirant à l’écart,
1599
Sur le point qu’avec lui vous parliez d’autre part,
1600
Elle m’a mis en main ce poulet, elle-même,
(Il lui montre la lettre de Flavie.)
1601
Et m’a dit : « À ce soir, je verrai si l’on m’aime ».
(Lettre de Flavie)
1602Si vous m’aimez autant que vous voulez que je le croie, rendez-vous cette nuit sous ma fenêtre, où Stéphanille ou moi ne manquerons pas de vous recevoir ; ne vous étonnez pas de ma résolution, j’ai des raisons qui me font précipiter le terme de notre entrevue.

ÉMILIE
1603
Voilà ce qu’au besoin il me fallait savoir
1604
Pour détourner le coup que j’allais recevoir.

CAMILLE
1605
Vous me pardonnez donc ?

ÉMILIE
Oui-da, je vous pardonne.
1606
Votre lettre pourtant fera ma cause bonne.
(Elle appelle Flavie, qui est dans sa chambre avec le duc.)
1607
Ho ! ma sœur, s’il vous plaît, que je vous dise un mot.

CAMILLE
1608
Qu’ai-je fait ? J’ai grand peur que je passe pour sot.

FLAVIE
1609
Que veut ma sœur ? Sans doute elle a trouvé mon homme.

CAMILLE
1610
Ô Dieu ! que de bon cœur je voudrais être à Rome !

ÉMILIE
1611
Tenez, c’est un poulet de votre serviteur ;
1612
Que si vous en doutez, en voilà le porteur.

FLAVIE
1613
Je m’en vais dans ma chambre essayer d’y répondre.

CAMILLE
1614
Ah, Madame ! me perdre, afin de la confondre !
1615
Voire, à quoi bon cela ?

ÉMILIE
Vous l’allez voir, à quoi !
1616
J’aime mieux, après tout, la confondre que moi.

FLAVIE
1617
(Flavie amène le duc.)
Marchez donc, Stéphanille, avec votre lumière.
1618
Monsieur, que pour ce coup je passe la première.
1619
Ma sœur, Monsieur le Duc vous vient voir un peu tard ;
1620
Je dis vous, car pour moi j’ai mes honneurs à part.
1621
Pour vous faire trouver sa visite meilleure,
1622
Je l’éloigne pour vous de la mode et de l’heure.

ÉMILIE
1623
À la personne près, et la condition,
1624
Vous avez à Monsieur même obligation.

(Montrant Camille.)

FLAVIE
1625
Et vous, qui faites tant la prude et la discrète,
1626
Il vous en a lui-même une bien plus étrette.
1627
Mais à d’autres, ma sœur ! Que sert-il de ruser ?
1628
Ce n’est pas devant moi qu’il se faut déguiser.

STÉPHANILLE
1629
Quel mystère est ceci ? Quelle étrange aventure !
1630
Les voilà plus muets que des gens en peinture.

LE DUC
1631
Ha ! véritablement il nous faut avouer,
1632
Seigneur Camille et moi, qu’on nous voulait jouer.
1633
Mesdames, jusqu’ici j’avais cru que les belles
1634
Ne s’acquéraient jamais le titre d’infidèles.

FLAVIE
1635
Infidèles ! Comment ? Est-il fidélité
1636
Capable de souffrir votre légèreté ?
1637
Quoi ! nous vous garderons inviolable et sainte
1638
La même loi d’amour que vous avez enfreinte ?
1639
Quoi ? nous nous piquerons d’avoir jusqu’au trépas
1640
La foi que vous prêchez et que vous n’avez pas ?
1641
Comme si de tout temps il n’était pas loisible
1642
De punir par la fraude une fraude visible.

ÉMILIE
1643
De fait, c’est le secret en matière d’ami :
1644
À courage infidèle, infidèle et demi.

LE DUC
1645
Comte, donnons-leur donc, pour éviter querelle,
1646
Cette légère faute au sexe naturelle.
1647
Ou bien, puisqu’entre nous le scandale est égal,
1648
Entre-concédons nous un pardon général.

FLAVIE
1649
C’est-à-dire, Messieurs, qui nous doit nous demande.

LE DUC
1650
Faut-il que le battu paye encore l’amende ?
1651
Hé bien, Camille et moi sommes à vos genoux.

FLAVIE
1652
Qu’en dites-vous, ma sœur, leur pardonnerons-nous ?
1653
Quant à moi, je conclus à la miséricorde.

ÉMILIE
1654
J’y conclus donc aussi.

STÉPHANILLE
Voilà comme on s’accorde !
1655
D’autant mieux que donnant ce pardon amoureux,
1656
Vous faites bien pour vous autant comme pour eux.

FLAVIE
1657
Allez, notre bonté votre crime surpasse.

LE DUC
1658
Souffrez donc qu’un baiser confirme notre grâce.

ÉMILIE
1659
(Parlant à Camille.)
Pour vous, après Monsieur, qui seul fait votre paix,
1660
Remerciez ma sœur du bien que je vous fais,
1661
Parjure incomparable entre tous les parjures.

LE DUC
1662
Quoi ! vous passez si tôt du bienfait aux injures ?
1663
Mesdames, s’il vous plaît, que ce qui s’est passé
1664
Soit pour notre mémoire un portrait effacé.
1665
Nous voulons désormais dans notre intelligence
1666
Vous ôter tous sujets de plainte et de vengeance.

CAMILLE
1667
J’avoue ingénument que j’ai bien mérité
1668
De souffrir jusqu’au bout de sa sévérité,
1669
Mais le regret que j’ai de ma faute passée,
1670
Mérite bien aussi qu’elle soit effacée.

LE DUC
1671
Là, là, n’en parlons plus, nous voilà tous absous ;
1672
La paix est faite, allons bras dessus, bras dessous.

STÉPHANILLE
1673
Ô la plaisante paix ! C’est une paix fourrée.

FLAVIE
1674
(Elle lui parle à l’oreille.)
Stéphanille, écoutez... la ronde, ou la carrée.

LE DUC
1675
Or puisque de rivaux nous sommes confidents,
1676
Que nous ne craignons rien, ni dehors ni dedans,
1677
Ne songeons désormais qu’à faire bonne chère,
1678
Et changeons la fenêtre à la porte cochère.

FLAVIE
1679
Hé bien ! pour commencer nous sommes aux jours gras,
1680
Je pense avoir céans d’excellent hypocras.
1681
Irons-nous dans ma chambre entre les confitures,
1682
Dire le petit mot dessus nos aventures ?

LE DUC
1683
Si vous aviez encor de certains abricots...

FLAVIE
1684
Nous vous en fournirons encore quelques pots.

LE DUC
1685
(À Émilie.)
Bon, irons-nous Madame ?

ÉMILIE
Allons, à moi ne tienne.

FLAVIE
1686
Attendez, s’il vous plaît, que ma fille revienne.
1687
Elle est allée en bas préparer ce qu’il faut
1688
Pour la solennité du festin d’ici haut.

STÉPHANILLE
1689
Messieurs, vous pouvez bien remettre la partie
1690
Et danser pour ce soir un branle de sortie:
1691
C’est qu’il faut déloger, et quand ? Tout maintenant.

LE DUC
1692
En ce cas le malheur serait bien surprenant.

STÉPHANILLE
1693
Rabat-joie est venu, Monsieur est à la porte,
1694
Et Fabrice avec lui.

ÉMILIE
Ha bon Dieu ! je suis morte.

CAMILLE
1695
Il était grand besoin qu’ainsi mal à propos,
1696
Ce messer Pantalon troublât notre repos.

STÉPHANILLE
1697
Madame, regardez ce que vous voulez faire.

ÉMILIE
1698
Ô Ciel ! jusques à quand me seras-tu contraire ?
1699
Ma sœur, que ferons-nous ?

FLAVIE
Quant à mon intérêt,
1700
Monsieur peut demeurer avec moi s’il lui plaît.
1701
Quant au vôtre, il faudra que par la même porte
1702
Que mon frère entrera, seigneur Camille sorte.

LE DUC
1703
Non, non, nous sortirons tous deux également ;
1704
Après, laissez-moi faire ; ouvrez-lui seulement.
1705
Écoutez…

(Il lui parle à l’oreille.)

FLAVIE
Sur ma foi, la défaite est présente
1706
Et d’une invention extrêmement plaisante.
1707
Suivez-moi donc.

LE DUC
(À Émilie.)
Madame, adieu jusqu’au revoir.

CAMILLE
1708
Adieu, préparez-vous à le bien recevoir.

ÉMILIE
1709
Dieu ! quel mauvais démon ennemi de ma joie,
1710
Rappelle ce barbare, et veut que je le voie,
1711
Afin qu’en le voyant, je présente à mes yeux
1712
Tout ce que les enfers ont de plus odieux ?
1713
Puis-je m’imaginer que l’amitié l’amène,
1714
Lui qui n’a rien d’humain que la figure humaine ?
1715
Plutôt cet assassin en cruauté fécond,
1716
Vient au meurtre premier ajouter un second.
1717
Peut-être que son cœur, que la fureur inspire,
1718
Me prépare la mort que le mien lui désire,
1719
Car enfin d’un jaloux, et d’un jaloux brutal,
1720
Qu’en peut-on espérer qui ne soit tout fatal ?
1721
Contrefaisons-nous donc à son abord funeste,
1722
Du discours, du penser, de la voix et du geste.

Scène VII

Paulin, Émilie, Fabrice, Flavie

PAULIN
1723
Bonsoir, bonsoir, Madame.

ÉMILIE
Ho, Monsieur ! Qui savait
1724
Que le ciel aujourd’hui tant d’heur me réservait ?

PAULIN
1725
Vous ne m’attendiez pas ?

ÉMILIE
Vous pouvez bien le croire.
1726
Quoi ! venir par la nuit du monde la plus noire ?

PAULIN
1727
Et tant mieux, c’est pourquoi je l’ai voulu choisir.
1728
Mais voulez-vous me faire un extrême plaisir ?
1729
Déshabillez-vous vite à votre garde-robe
1730
Pour ménager au lit le temps que je dérobe,
1731
Car dès le point du jour il faudra nous quitter.

ÉMILIE
1732
Fût-ce dès maintenant, je m’en vais me hâter.

PAULIN
1733
Fabrice, nos chevaux sont-ils à l’écurie ?

FABRICE
1734
Oui, Monsieur, ils sont bien.

PAULIN
Or demain je vous prie
1735
Que dès le point du jour on soit prêt à monter .
1736
Des mules cependant, venez me débotter !
1737
Non ! ma peau de vautour, et mon bonnet de laine !
1738
Allez dire à ma sœur qu’elle prenne la peine
1739
De monter jusqu’ici, s’il lui plaît d’y venir,
1740
Qu’avant me mettre au lit je veux l’entretenir.
1741
Ne bougez, la voici, prenez la bassinoire !

FLAVIE
1742
Mon frère, sauvez-vous, la nuit n’est pas si noire,
1743
Qu’elle n’ait découvert à travers sa noirceur
1744
Votre retour en ville.

PAULIN
Et comme quoi, ma sœur ?

FLAVIE
1745
Je ne sais, mais Camille est là-bas dans la rue.

CAMILLE
1746
(Ce vers se dit derrière le théâtre avec grand bruit.)
Amis, point de pardon, main basse, qu’on le tue !

PAULIN
1747
Ma sœur, c’est fait de moi si je suis rencontré.

FLAVIE
1748
Non, non, la porte est bonne ; avant qu’il soit entré
1749
Nous pourrons vous sauver par-dessus la muraille
1750
Dans le jardin du Duc.

PAULIN
Bien donc, que je m’en aille.
1751
Sus vite, mon chapeau ; qu’on me donne un pourpoint.
1752
Fabrice, mon ami, ne m’abandonnez point.

ÉMILIE
1753
(Survenant.)
Fabrice, où va Monsieur, équipé de la sorte ?

FABRICE
1754
Madame, oyez-vous pas qu’on enfonce la porte ?
1755
Ce sont nos ennemis, mais je le suis de près.

ÉMILIE
1756
Camille assurément fait ce vacarme exprès
1757
Pour déloger le vieux ; la défaite en est bonne
1758
Et d’une invention digne du Duc d’Ossonne,
1759
Car infailliblement le tour est trop plaisant
1760
Pour n’être pas l’effet d’un esprit si présent ;
1761
Et c’est ce qu’à l’oreille il leur a voulu dire.
1762
Mais les voici venir qui s’éclatent de rire.

Scène VIII

Camille, le duc, Émilie, Flavie, Stéphanille

CAMILLE
1763
Madame, rendez grâce à Monsieur avec nous,
1764
Qui nous a délivrés de ce fâcheux jaloux.
1765
Nous voici maintenant les maîtres de la place.

LE DUC
1766
Et si c’est pour longtemps que ma fourbe le chasse.

ÉMILIE
1767
Mais comme grand seigneur, vous chassez à grand bruit.

LE DUC
1768
Notre chasse autrement était de peu de fruit.

CAMILLE
1769
En effet il fallait faire peur à sa vie
1770
Avec plus de semblant qu’on n’en avait d’envie,
1771
Pour le faire en aller plus vite que le pas,
1772
Et l’avertir par là de n’y revenir pas.

ÉMILIE
1773
Vraiment l’invention n’en était pas mauvaise.

LE DUC
1774
Sus donc ! Pour nous ébattre et régner à notre aise,
1775
Concluons son rappel le plus tard qu’on pourra.

CAMILLE
1776
Fort bien, et cependant Monsieur le nourrira.

LE DUC
1777
Oui, pourvu que les siens m’en payent la dépense.

CAMILLE
1778
Qui doute que la sœur ne vous en récompense ?

ÉMILIE
1779
C’est bien dit, car pour moi, bien loin de l’allouer,
1780
C’est que je ne veux pas seulement l’avouer.

LE DUC
1781
Possible que Flavie y sera plus tenue.

ÉMILIE
1782
Vous le saurez sitôt qu’elle sera venue.

FLAVIE
1783
(Arrivant là-dessus.)
La voici, dites-en ce que vous en pensiez.

ÉMILIE
1784
C’est que Monsieur disait avant que vous vinssiez,
1785
Qu’il faut que vous ou moi payions la bonne chère,
1786
Que pour l’amour de nous il fait à votre frère.
1787
Qu’en dites-vous, ma sœur ?

FLAVIE
Que j’en dis ? Qu’il est vrai !
1788
Serait-ce la raison qu’il perdît son défrai ?
1789
Non, ma sœur, n’ayez soin que de Monsieur le Comte,
1790
Oui, Monsieur, fournissez, je vous en tiendrai compte.
1791
Faites-en seulement les avances pour nous,
1792
Aussi bien autrefois j’en ai faites pour vous.
1793
Faites-lui bonne chère, et vous verrez sur l’heure
1794
Que je vous la rendrai plus entière et meilleure.
1795
Stéphanille, irons-nous ?

STÉPHANILLE
(Revenant.)
Madame, tout est prêt,
1796
Un bon feu vous attend.

FLAVIE
Allons donc, s’il vous plaît.

LE DUC
1797
Oui, mais pas un ne dort de tous vos domestiques.
1798
S’ils venaient épier nos secrètes pratiques
1799
Et troubler nos plaisirs dedans leur pureté…

FLAVIE
1800
J’ai donné fort bon ordre à notre sûreté :
1801
Comme veuve, mon train est en petit volume,
1802
Et je traite mes gens avec cette coutume,
1803
Que n’ayant rien à voir dans mon appartement,
1804
Ils n’y viennent jamais sans mon commandement.

LE DUC
1805
Allons, et que chacun dorénavant s’applique
1806
À conserver la paix dans notre République.

Fin