William Shakespeare, Coriolanus

Coriolan





Texto utilizado para esta edición digital:
Shakespeare, William. Coriolan [Coriolanus]. In: Œuvres complètes de Shakespeare. Traduction par François-Victor Hugo. Paris: Pagnerre, 1872, vol. 9, pp. 75-230.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Huertas Martín, Víctor

PERSONNAGES

CAIUS MARCIUS CORIOLAN, patricien romain
TITUS LARTIUS, }
COMINIUS, } généraux dans la guerre contre les Volsques
MÉNÉNIUS AGRIPPA, ami de Coriolan
SICINIUS VELUTUS, }
JUNIUS BRUTUS, }tribuns du peuple
LE JEUNE MARCIUS, fils de Coriolan
UN HÉRAUT ROMAIN
TULLUS AUFIDIUS, général des Volsques
UN LIEUTENANT D’AUFIDIUS
VOLUMNIE, mère de Coriolan
VIRGILIE, femme de Coriolan
VALÉRIE, amie de Virgilie
UNE SUIVANTE DE VIRGILIE
SÉNATEURS ROMAINS ET VOLSQUES, PATRICIENS, ÉDILES, LICTEURS, SOLDATS, CITOYENS, CONJURÉS, MESSAGERS, SERVITEURS
sénateurs romains et volsques, patriciens, édiles, licteurs, soldats, citoyens, conjurés, messagers, serviteurs.


La scène est tantôt à Rome, tantôt à Corioles et à Antium.


Scène I.

[Rome. Une rue.]
Entre une foule de citoyens mutinés, armés de bâtons, de massues et d’autres armes.

PREMIER CITOYEN
1Avant que nous allions plus loin, écoutez-moi.

PLUSIEURS CITOYENS
2 à la fois Parlez, parlez.

PREMIER CITOYEN
3Vous êtes tous résolus à mourir plutôt qu’à subir la famine ?

TOUS
4Résolus, résolus.

PREMIER CITOYEN
5El d’abord vous savez que Caïus Marcius est le principal ennemi du peuple.

TOUS
6Nous le savons, nous le savons.

PREMIER CITOYEN
7Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous voudrons. Est-ce là votre verdict ?

TOUS
8Assez de paroles ! À l’œuvre. En avant, en avant !

DEUXIÈME CITOYEN
9Un mot, dignes citoyens.

PREMIER CITOYEN
10On nous appelle pauvres citoyens ; il n’y a de dignité que pour les patriciens. Le superflu de nos gouvernants suffirait à nous soulager. Si seulement ils nous cédaient des restes sains encore, nous pourrions nous figurer qu’ils nous secourent par humanité ; mais ils nous trouvent déjà trop coûteux. La maigreur qui nous afflige, effet de notre misère, est comme un inventaire détaillé de leur opulence ; notre détresse est profit pour eux. Vengeons-nous à coups de pique, avant de devenir des squelettes. Car, les dieux le savent, ce qui me fait parler, c’est la faim du pain et non la soif de la vengeance.

DEUXIÈME CITOYEN
11Prétendez-vous agir spécialement contre Caïus Marcius ?

PLUSIEURS CITOYENS
12Contre lui d’abord : il est le limier du peuple.

DEUXIÈME CITOYEN
13Mais considérez-vous les services qu’il a rendus à son pays ?

PREMIER CITOYEN
14Certainement, et c’est avec plaisir qu’on lui en tiendrait compte, s’il ne se payait pas lui-même en orgueil.

DEUXIÈME CITOYEN
15Allons, parlez sans malveillance.

PREMIER CITOYEN
16Je vous dis que ce qu’il a fait d’illustre, il l’a fait dans ce but : les gens de conscience timorée ont beau dire volontiers qu’il a tout fait pour son pays, il a tout fait pour plaire à sa mère et pour servir son orgueil qui, certes, est à la hauteur de son mérite !

DEUXIÈME CITOYEN
17Vous lui faites un crime d’une irrémédiable disposition de nature. Du moins vous ne pouvez pas dire qu’il est cupide.

PREMIER CITOYEN
18Si je ne le puis, je ne suis pas pour cela à court d’accusations, Il a plus de vices qu’il n’en faut pour lasser les récriminations. Cris au loin Quels sont ces cris ? L’autre côté de la ville est en mouvement. Pourquoi restons-nous ici à bavarder ? Au Capitole !

TOUS
19Allons, allons !

PREMIER CITOYEN
20Doucement !… Qui vient là ?

Entre MÉNÉNIUS AGRIPPA.

DEUXIÈME CITOYEN
21Le digne Ménénius Agrippa ! En voilà un qui a toujours aimé le peuple.

PREMIER CITOYEN
22Il est assez honnête. Si tous les autres étaient comme lui !

MÉNÉNIUS
23— Que voulez-vous donc faire, mes concitoyens ? Où allez-vous — avec des bâtons et des massues ? Qu’y a-t-il ? Parlez, je vous prie. —

DEUXIÈME CITOYEN
24Notre projet n’est pas ignoré des sénateurs : depuis quinze jours ils ont eu vent de nos intentions, nous allons les leur signifier par des actes. Ils disent que les pauvres solliciteurs ont la voix forte : ils sauront que nous avons aussi le bras fort.

MÉNÉNIUS
25— Quoi ! mes maîtres, mes bons amis, mes honnêtes voisins, — vous voulez donc votre ruine ! —

DEUXIÈME CITOYEN
26C’est impossible, monsieur : nous sommes déjà ruinés.

MÉNÉNIUS
27— Amis, croyez-moi, les patriciens ont pour vous — la plus charitable sollicitude. Pour vos besoins, — pour vos souffrances au milieu de cette disette, autant vaudrait frapper — le ciel de vos bâtons que les lever — contre le gouvernement romain : il poursuivra — sa course en broyant dix mille freins — plus solides que celui que vous pourrez jamais — vraisemblablement lui opposer. Quant à la disette, — ce ne sont pas les patriciens, ce sont les dieux qui la font ; et près — d’eux vos genoux vous serviront mieux que vos bras. Hélas ! — vous êtes entraînés par la calamité — à une calamité plus grande. Vous calomniez — les nautoniers de l’État : ils veillent sur vous en pères, — et vous les maudissez comme des ennemis ! —

DEUXIÈME CITOYEN
28Eux, veiller sur nous !… Oui, vraiment !… Ils n’ont jamais veillé sur nous. Ils nous laissent mourir de faim, quand leurs magasins regorgent de grain, font des édits en faveur de l’usure pour soutenir les usuriers, rappellent chaque jour quelque acte salutaire établi contre les riches, et promulguent des statuts chaque jour plus vexatoires pour enchaîner et opprimer le pauvre ! Si les guerres ne nous dévorent, ce seront eux ; et voilà tout l’amour qu’ils nous portent !

MÉNÉNIUS
29— De deux choses l’une : — ne vous défendez pas d’une étrange malveillance, — ou laissez-vous accuser de folie. Je vais vous conter — une jolie fable ; il se peut que vous l’ayez déjà entendue. — Mais, comme elle sert à mes fins, je me risquerai — à la débiter encore.

DEUXIÈME CITOYEN
30Soit ! je l’entendrai, monsieur ; mais ne croyez pas leurrer notre misère avec une fable. N’importe ! si ça vous plaît, narrez toujours.

MÉNÉNIUS
31— Un jour, tous les membres du corps humain — se mutinèrent contre le ventre, l’accusant et se plaignant — de ce que lui seul il demeurait — au milieu du corps, paresseux et inactif, — absorbant comme un gouffre la nourriture, sans jamais porter — sa part du labeur commun, là où tous les autres organes — s’occupaient de voir, d’entendre, de penser, de diriger, de marcher, de sentir — et de subvenir, par leur mutuel concours, — aux appétits et aux désirs communs — du corps entier. Le ventre répondit…

DEUXIÈME CITOYEN
32— Voyons, monsieur, quelle réponse fit le ventre ?

MÉNÉNIUS
33— Je vais vous le dire, monsieur. Avec une espèce de sourire — qui ne venait pas de la rate, mais de certaine région — (car, après tout, je puis aussi bien faire sourire le ventre — que le faire parler), il répondit dédaigneusement — aux membres mécontents, à ces mutins — qui se récriaient contre ses accaparements, exactement — comme vous récriminez contre nos sénateurs parce qu’ils — ne sont pas traités comme vous…

DEUXIÈME CITOYEN
34Voyons la réponse du ventre… Quoi ! — si la tête portant couronne royale, l’œil vigilant, — le cœur, notre conseiller, le bras, notre soldat, — le pied, notre coursier, notre trompette, la langue, — et tant d’autres menus auxiliaires qui défendent — notre constitution, si tous…

MÉNÉNIUS
35Eh bien, après ? — Ce gaillard-là veut-il pas me couper la parole ! Eh bien, après ? eh bien, après ?

DEUXIÈME CITOYEN
36— Si tous étaient molestés par le ventre vorace — qui est la sentine du corps…

MÉNÉNIUS
37Eh bien, après ?

DEUXIÈME CITOYEN
38— Si tous ces organes se plaignaient, — que pouvait répondre le ventre ?

MÉNÉNIUS
39Je vais vous le dire. — Si vous voulez m’accorder un peu de ce que vous n’avez guère, — un moment de patience, vous allez entendre la réponse du ventre.

DEUXIÈME CITOYEN
40— Vous mettez le temps à la dire !

MÉNÉNIUS
41Notez bien ceci, l’ami ! — Votre ventre, toujours fort grave, gardant son calme, — sans s’emporter comme ses accusateurs, répondit ainsi: — Il est bien vrai, mes chers conjoints, — que je reçois le premier toute la] nourriture — qui vous fait vivre ; et c’est chose juste, — puisque je suis le grenier et le] magasin — du corps entier. Mais, si vous vous souvenez, — je renvoie tout par les] rivières du sang, — jusqu’au palais du cœur, jusqu’au trône de la raison ; — et, grâce] aux conduits sinueux du corps humain, — les nerfs les plus forts et les moindres] veines — reçoivent de moi ce simple nécessaire — qui les fait vivre. Et, bien que tous] à la fois, — mes bons amis… C’est le ventre qui] parle, remarquez bien.

DEUXIÈME CITOYEN
42Oui, monsieur. Parfaitement, parfaitement !

MÉNÉNIUS
43Bien que tous à la fois vous ne puissiez — voir ce que je fournis à chacun de vous, je puis vous prouver, par un compte rigoureux, que — je vous transmets toute la farine— et ne garde pour moi que le son.. Qu’en dites-vous ?

DEUXIÈME CITOYEN
44— C’était une réponse. Quelle application en faites-vous ?

MÉNÉNIUS
45— Le sénat de Rome est cet excellent ventre, — et vous êtes les membres révoltés. Car, ses conseils et ses mesures — étant bien examinés, les affaires étant dûment digérées — dans l’intérêt de la chose publique, vous reconnaîtrez — que les bienfaits généraux que vous recueillez — procèdent ou viennent de lui, — et nullement de vous-mêmes… Qu’en pensez-vous, — vous le gros orteil de cette assemblée ?

DEUXIÈME CITOYEN
46— Moi, le gros orteil ! Pourquoi le gros orteil ?

MÉNÉNIUS
47— Parce qu’étant l’un des plus infimes, des plus bas, des plus pauvres — de cette édifiante rébellion, tu marches le premier. — Mâtin de la plus triste race, tu cours, — en avant de la même dans l’espoir de quelques reliefs. — Allons, préparez vos massues et vos bâtons les plus raides. Rome est sur le point de se battre avec ses rats. — Il faut qu’un des deux partis succombe… Salut, noble Marcius !

Entre CAÏUS MARCIUS.

MARCIUS
48— Merci. Aux citoyens. De quoi s’agit-il, factieux vils — qui, à force de gratter la triste vanité qui vous démange, — avez fait de vous des galeux ?

DEUXIÈME CITOYEN
49Nous n’avons jamais de vous que de bonnes paroles.

MARCIUS
50— Celui qui t’accorderait une bonne parole serait un flatteur — au-dessous du dégoût… Que vous faut-il, aboyeurs, — à qui ne conviennent ni la paix ni la guerre ? L’une vous épouvante, — l’autre vous rend insolents. Celui qui compte sur vous — trouve, le moment venu, au lieu de lions, des lièvres, — au lieu de renards, des oies. Non, vous n’êtes pas plus sûrs — qu’un tison ardent sur la glace, — qu’un grêlon au soleil. Votre vertu consiste — à exalter celui que ses fautes ont abattu, — et à maudire la justice qui l’a frappé. Qui mérite la gloire — mérite voire haine, et vos affections sont — les appétits d’un malade qui désire surtout — ce qui peut augmenter son mal. S’appuyer — sur voire faveur, c’est nager avec des nageoires de plomb — et vouloir abattre un chêne avec un roseau. Se fier à vous ! Plutôt vous pendre ! — À chaque minute vous changez d’idée : — vous trouvez noble celui que vous haïssiez tout à l’heure, — infâme celui que vous couronniez. Qu’y a-t-il ? — Pourquoi, dans les divers quartiers de la cité, — criez-vous ainsi contre ce noble sénat qui, — sous l’égide des dieux, vous tient en respect et empêche — que vous ne vous dévoriez les uns les autres ? À Ménénius Que réclament-ils ?

MÉNÉNIUS
51— Du blé au prix qui leur plaît : ils disent — que la ville en regorge.

MARCIUS
52Les pendards ! ils parlent ! — Assis au coin du feu, ils prétendent juger — ce qui se fait au Capitole, qui a chance d’élévation, — qui prospère et qui décline, épousent telle faction, forment — des alliances conjecturales, fortifient leur parti, — et ravalent celui qu’ils n’aiment pas — au-dessous de leurs savates ! Ils disent que le blé ne manque pas ! — Ah ! si la noblesse mettait de côté ses scrupules — et me laissait tirer l’épée, je ferais — de ces milliers de manants une hécatombe de cadavres aussi haute — que ma lance !

MÉNÉNIUS
53Ma foi, je crois ceux-ci presque complètement persuadés : — car, si ample que soit leur manque de sagesse, — ils sont d’une couardise démesurée. Mais, je vous prie, — que dit l’autre attroupement ?

MARCIUS
54Il s’est dispersé. Ah ! les pendards ! — Ils disaient qu’ils étaient affamés, soupiraient des maximes, — que… la faim brise les murs de pierre, qu’il faut que les chiens mangent, — que… la nourriture est faite pour toutes les bouches ; que… les dieux n’ont pas envoyé — le blé pour les riches seulement… C’est en centons de cette sorte — qu’ils ont éventé leurs plaintes ; on leur a répondu — en leur accordant leur requête, étrange requête, — capable de frapper au cœur la noblesse, — et de faire pâlir le pouvoir le plus hardi ! Alors ils ont jeté leurs bonnets — en l’air comme pour les accrocher aux cornes de la lune, — et ont exhalé leur animosité en acclamations.

MÉNÉNIUS
55Que leur a-t-on accordé ?

MARCIUS
56— Cinq tribuns de leur choix pour défendre leur vulgaire politique : — ils ont élu Junius Brutus, — Sicinius Velutus, et je ne sais qui. Sangdieu ! — la canaille aurait démantelé la ville, — avant d’obtenir cela de moi. Cette concession — entamera peu à peu le pouvoir et fournira un thème de plus en plus fort — aux arguments de l’insurrection.

MÉNÉNIUS
57C’est étrange.

MARCIUS
58 à la foule — Allons, retournez chez vous, racaille.

Entre un MESSAGER.

LE MESSAGER
59— Où est Caïus Marcius ?

MARCIUS
60Ici. De quoi s’agit-il ?

LE MESSAGER
61— La nouvelle, monsieur, c’est que les Volsques ont pris les armes.

MARCIUS
62— J’en suis bien aise : nous allons avoir le moyen de dégorger — un superflu fétide… Voici l’élite de nos anciens.

Entrent COMINIUS, TITUS LARTIUS, vieillard en cheveux blancs, et d’autres SÉNATEURS ; puis JUNIUS BRUTUS et SICINIUS VELUTUS.

PREMIER SÉNATEUR
63— Marcius, vous nous avez dit vrai : — les Volsques ont pris les armes.

MARCIUS
64Ils ont un chef, — Tullus Aufidius, qui vous donnera de la besogne. — J’ai la faiblesse d’être jaloux de sa vaillance : — et si je n’étais moi, — c’est lui que je voudrais être.

COMINIUS
65Vous vous êtes déjà mesurés.

MARCIUS
66— Quand la moitié du monde serait aux prises avec l’autre, et quand il — serait de mon parti, je passerais à l’ennemi, rien que pour faire — la guerre contre lui : c’est un lion — que je suis fier de relancer.

PREMIER SÉNATEUR
67Eh bien, digne Marcius, — accompagnez Cominius dans cette guerre.

COMINIUS
68 à Marcius — C’est une promesse déjà faite.

MARCIUS
69Oui, monsieur, — et je la tiendrai… Titus Lartius, tu — vas me voir encore une fois attaquer Tullus en face. — Quoi, serais-tu perclus ! Te récuserais-tu ?

LARTIUS
70Non, Caïus Marcius, — je m’appuierai sur une béquille et je combattrai avec l’autre — plutôt que de renoncer à cette lutte.

MÉNÉNIUS
71Ô vrai preux !

PREMIER SÉNATEUR
72— Accompagnez-nous jusqu’au Capitole où je sais — que nos meilleurs amis nous attendent.

LARTIUS
73 au premier sénateur Ouvrez la marche ; — suivez, Cominius, et nous autres nous viendrons après… — À vous le pas.

COMINIUS
74Noble Lartius !

PREMIER SÉNATEUR
75 à la foule — En route ! À vos logis ! partez.

MARCIUS
76Non, qu’ils nous suivent ! — Les Volsques ont beaucoup de blé ; emmenons ces rats — pour ronger leurs provisions… Respectables mutins, — votre valeur donne de beaux fruits. De grâce, suivez-nous.

Sortent les sénateurs, Cominius, Titus Lartius, Marcius et Ménénius. Les citoyens se dispersent.

SICINIUS
77— Vit-on jamais un homme aussi arrogant que ce Marcius ?

BRUTUS
78Il n’a pas d’égal.

SICINIUS
79— Quand nous avons été élus tribuns du peuple…

BRUTUS
80— Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux ?

SICINIUS
81Non, mais ses sarcasmes.

BRUTUS
82— Une fois emporté, il n’hésiterait pas à narguer les dieux !

SICINIUS
83— À bafouer la chaste lune !

BRUTUS
84— La guerre le dévore ! il devient — trop fier de sa vaillance.

SICINIUS
85Sa nature, — chatouillée par le succès, dédaigne jusqu’à l’ombre — qu’il foule en plein midi. Mais je m’étonne que — son insolence daigne se laisser commander — par Cominius.

BRUTUS
86La renommée à laquelle il vise — et dont il est déjà paré ne saurait — s’acquérir et se conserver plus aisément — qu’au second rang. Car le moindre revers — passera pour être la faute du général, celui-ci eût-il accompli — tout ce qui est possible à un homme, et la censure étourdie — s’écriera alors: Oh! si Marcius — avait conduit l’affaire !

SICINIUS
87Et puis, si les choses vont bien, — l’opinion, qui est si entichée de Marcius, en — ravira tout le mérite à Cominius.

BRUTUS
88Bref, — la moitié de la gloire de Cominius sera pour Marcius, — Marcius n’en fût-il pas digne, et toutes ses fautes — seront à la gloire de Marcius, ne l’eût-il — en rien mérité.

SICINIUS
89Allons savoir — comment l’expédition s’effectue, et quelles forces, — outre son énergie personnelle, l’assisteront — dans cette campagne.

BRUTUS
90Allons !

Ils sortent.

Scène II.

[Corioles. Le sénat.]
Entrent TULLUS AUFIDIUS et les SÉNATEURS.

PREMIER SÉNATEUR
91Ainsi, Aufidius, votre opinion est — que ceux de Rome ont pénétré nos conseils, — et connaissent nos menées.

AUFIDIUS
92N’est-ce pas votre avis ? — Quel projet a jamais été médité dans cet État — et mis matériellement à exécution avant que Rome — en eût été prévenue ? Il y a quatre jours à peine — que j’ai eu des nouvelles de là ; voici les paroles même : je crois — que j’ai la lettre ici ; oui, la voici ! Il lit « Ils ont levé des forces, mais on ne sait — si c’est pour l’est ou pour l’ouest. La disette est grande, — le peuple révolté. Le bruit court — que Cominius, Marcius, votre vieil ennemi, — plus haï de Rome que de vous, et Titus Lartius, un Romain très-vaillant, — doivent tous trois diriger cette expédition — vers son but, très-probablement contre vous. — Prenez-y garde. »

PREMIER SÉNATEUR
93Notre armée est en campagne : — nous n’avons jamais douté que Rome ne fût prête — à nous tenir tête.

AUFIDIUS
94Et vous avez cru sage — de tenir cachés vos grands desseins jusqu’au moment — où ils devront se révéler d’eux-mêmes ; mais il semble qu’avant d’éclore — ils aient été connus de Rome. Leur découverte — va circonscrire notre plan qui était — de surprendre plusieurs villes, avant même que Rome — sût que nous étions sur pied.

DEUXIÈME SÉNATEUR
95Noble Aufidius, — prenez votre commission, courez à vos troupes, — et laissez-nous seuls garder Corioles. — S’ils viennent camper sous nos murs, amenez votre armée — pour les chasser ; mais vous reconnaîtrez, je crois, — que leurs préparatifs n’étaient pas contre nous.

AUFIDIUS
96Oh ! n’en doutez pas ; — je parle sur des certitudes. Il y a plus : — quelques détachements de leurs forces sont déjà en marche, — et tout droit sur Corioles. Je laisse Vos Seigneuries. — Si nous venons à nous rencontrer, Caïus Marcius et moi, — nous nous sommes juré de ne cesser le combat — que quand l’un des deux ne pourrait plus agir.

TOUS LES SÉNATEURS
97Que les dieux vous assistent !

AUFIDIUS
98— Et gardent vos Seigneuries !

PREMIER SÉNATEUR
99Adieu.

DEUXIÈME SÉNATEUR
100Adieu.

TOUS
101Adieu.

Ils sortent.

Scène III.

[Rome. Dans la maison de Volumnie.]
Entrent VOLUMNIE et VIRGILIE ; elles s’assoient sur deux petits tabourets et cousent.

VOLUMNIE
102Je vous en prie, ma fille, chantez, ou exprimez-vous avec moins de découragement. Si mon fils était mon mari, je trouverais une jouissance plus vive dans cette absence où il gagne de l’honneur que dans les embrassements du lit nuptial où il me prouverait le plus d’amour. Alors que ce fils unique de mes entrailles était tout délicat, et que son adolescence, à force de grâce, attirait sur lui tous les regards ; quand, suppliée tout un jour par un roi, une autre mère n’aurait pas consenti à céder pour une heure la joie de le voir, je pensai, moi, qu’une telle beauté voulait être achevée par l’honneur et ne vaudrait guère mieux qu’un portrait pendu au mur, si la gloire ne l’animait pas, et je me plus à lui faire chercher le danger là où il pouvait trouver le renom. Je l’envoyai à une guerre cruelle, dont il revint le front couronné de chêne. Je te le déclare, ma fille, au moment où j’appris que j’avais mis au monde un enfant mâle, je n’étais pas plus frémissante de joie qu’au jour où, pour la première fois, je vis que cet enfant s’était montré un homme.

VIRGILIE
103Mais s’il était mort dans cette affaire, madame ?

VOLUMNIE
104Alors son bon renom aurait été mon fils et j’y aurais trouvé une postérité. Je parle sincèrement: si j’avais douze fils, tous égaux dans mon amour, tous aussi chers à mon cœur que notre bon Marcius, j’aimerais mieux en voir onze mourir noblement pour leur patrie qu’un seul se gorger d’une voluptueuse inaction.

Entre une SUIVANTE.

LA SUIVANTE
105— Madame Valérie vient vous rendre visite, madame.

VIRGILIE
106 à Volumnie — Je vous en conjure, permettez-moi de me retirer.

VOLUMNIE
107Non, vraiment… — Je crois entendre d’ici le tambour de votre mari ; — je le vois traîner Aufidius par les cheveux, — les Volsques fuyant devant lui, comme des enfants devant un ours ; — je crois le voir frapper du pied en s’écriant : — Suivez-moi, lâches, vous avez été engendrés dans la peur, — bien que nés à Rome. Alors, essuyant son front sanglant — avec son gantelet de mailles, il s’avance, — pareil au moissonneur qui doit tout faucher — ou perdre son salaire.

VIRGILIE
108— Son front sanglant ! Ô Jupiter ! pas de sang !

VOLUMNIE
109— Taisez-vous, folle ! Le sang sied mieux à un homme — que l’or au trophée. Le sein d’Hécube — allaitant Hector n’était pas plus aimable — que le front d’Hector crachant le sang — sous le coup des épées grecques… Dites à Valérie — que nous sommes prêtes à lui faire accueil.

La suivante sort.

VIRGILIE
110— Que les cieux protègent mon seigneur contre le farouche Aufidius !

VOLUMNIE
111— Il écrasera sous son genou la tête d’Aufidius, — et lui passera sur le cou.

Entre Valérie, introduite par la suivante et suivie de son huissier.

VALÉRIE
112Mesdames, bonjour à toutes deux !

VOLUMNIE
113Chère madame !

VIRGILIE
114Je suis bien aise de voir Votre Grâce !

VALÉRIE
115Comment allez-vous toutes deux ? Vous êtes des ménagères émérites. Que cousez-vous là ? Joli ouvrage, en vérité… Comment va votre petit garçon ?

VIRGILIE
116Je vous remercie ; fort bien, bonne madame.

VOLUMNIE
117Il aime mieux regarder des épées et entendre un tambour que de voir son maître d’école.

VIRGILIE
118Sur ma parole, il est tout à fait le fils de son père : c’est un bien joli enfant, je vous jure. Croiriez-vous que, mercredi dernier, je suis restée toute une demi-heure à le regarder ? Il a un air si résolu ! Je le voyais courir après un papillon doré ; il l’a pris, l’a lâché, a recouru après, l’a repris, puis l’a relâché et rattrapé encore ; alors, exaspéré, soit par une chute qu’il avait faite, soit par toute autre raison, il l’a déchiré à belles dents : oh ! je vous garantis qu’il l’a déchiqueté !

VOLUMNIE
119Une boutade comme en a son père !

VALÉRIE
120Vraiment, là, c’est un noble enfant.

VIRGILIE
121Un écervelé, madame.

VALÉRIE
122 á Virgilie Allons, laissez de coté votre couture ; je veux que vous flâniez avec moi cette après-midi.

VIRGILIE
123Non, bonne madame, je ne sortirai pas.

VALÉRIE
124Vous ne sortirez pas ?

VOLUMNIE
125Si fait, si fait.

VIRGILIE
126Non, vraiment, excusez-moi ; je ne franchirai pas notre seuil que monseigneur ne soit revenu de la guerre.

VALÉRIE
127Fi ! vous vous emprisonnez très-déraisonnablement. Allons, venez visiter cette bonne dame qui fait ses couches.

VIRGILIE
128Je lui souhaite un prompt rétablissement, et je la visiterai de mes prières ; mais je ne puis aller chez elle.

VOLUMNIE
129Et pourquoi, je vous prie ?

VIRGILIE
130Ce n’est pas par crainte d’une fatigue ni par manque d’amitié.

VALÉRIE
131Vous voulez être une autre Pénélope ; pourtant, on dit que toute la laine qu’elle fila en l’absence d’Ulysse ne servit qu’à remplir Ithaque de mites. Venez donc. Je voudrais que votre batiste fût aussi sensible que votre doigt ; par pitié, vous cesseriez de la piquer. Allons, vous viendrez avec nous.

VIRGILIE
132Non, chère madame, pardonnez-moi ; décidément je ne sortirai pas.

VALÉRIE
133Là, vraiment, venez avec moi ; et je vous donnerai d’excellentes nouvelles de votre mari.

VIRGILIE
134Oh ! bonne madame, il ne peut y en avoir encore.

VALÉRIE
135Si fait. Je ne plaisante pas avec vous ; on a eu de ses nouvelles hier soir.

VIRGILIE
136Vraiment, madame ?

VALÉRIE
137Rien de plus vrai ; je les ai ouï dire à un sénateur. Voici : Les Volsques ont en campagne une armée contre laquelle le général en chef Cominius s’est porté avec une partie de nos troupes romaines. Votre mari et Titus Lartius ont mis le siège devant la cité de Corioles ; ils ne doutent nullement de vaincre et d’achever promptement la guerre. Voilà la vérité, sur mon honneur ; ainsi, je vous prie, venez avec nous.

VIRGILIE
138Excusez-moi, bonne madame ; je vous obéirai en tout plus tard.

VOLUMNIE
139Laissez-la, madame ; dans l’état où elle est, elle ne ferait que troubler notre franche gaieté.

VALÉRIE
140Ma foi, je le crois… Adieu donc… Allons, bonne et chère dame… Je t’en prie, Virgilie, mets ta solennité à la porte et sors avec nous.

VIRGILIE
141Non. Une fois pour toutes, madame, je ne le peux pas. Je vous souhaite bien du plaisir.

VALÉRIE
142Soit ! Adieu donc.

Elles sortent par différents côtés.

Scène IV.

[Sous les remparts de Corioles.]
Entrent, tambours battants, enseignes déployées, Marcius et Titus Lartius, suivis d’officiers et de soldats. Un messager vient à eux.

MARCIUS
143— Voici des nouvelles qui arrivent. Je gage qu’ils se sont battus.

LARTIUS
144— Mon cheval contre le vôtre, que non.

MARCIUS
145C’est dit.

LARTIUS
146Convenu.

MARCIUS
147— Dis-moi, notre général a-t-il rencontré l’ennemi ?

LE MESSAGER
148— Ils sont en présence, mais ne se sont encore rien dit.

LARTIUS
149— Ainsi, votre bon cheval est à moi.

MARCIUS
150Je vous le rachète.

LARTIUS
151— Non, je ne veux ni le vendre ni le donner, mais je veux bien vous le prêter — pour cinquante ans… Qu’on fasse sommation à la ville.

MARCIUS
152 au messager — À quelle distance de nous sont les deux armées ?

LE MESSAGER
153À un mille et demi.

MARCIUS
154— Alors, nous entendrons leur trompette ; et eux, la nôtre. — Ô Mars, je l’en conjure, aide-nous à en finir vite ici, — que nous puissions avec nos épées fumantes marcher — au secours de nos frères, dans la plaine !… Aux trompettes. Allons, soufflez votre ouragan. On sonne un parlementaire. Paraissent, sur les remparts, des sénateurs et des citoyens armés.

MARCIUS
155 continuant — Tullus Aufidius est-il dans vos murs ?

PREMIER SÉNATEUR
156— Non, et il n’est personne ici qui vous craigne plus que lui, — si peu qu’il vous craigne. Rappel au loin Écoutez, nos tambours — font accourir notre jeunesse. Nous briserons nos murailles — plutôt que de nous y laisser parquer. Nos portes, — qui semblent fermées, n’ont pour barreaux que des roseaux : — elles s’ouvriront d’elles-mêmes. Entendez-vous, au loin ? Tumulte lointain — C’est Aufidius. Écoutez quel ravage il fait — dans votre armée enfoncée.

MARCIUS
157Oh ! ils sont aux prises !

LARTIUS
158— Que leur vacarme nous serve de leçon… Des échelles, holà !

Les Volsques font une sortie.

MARCIUS
159— Ils ne nous craignent pas ! ils sortent de la ville ! — Allons, mettez vos boucliers en avant de vos cœurs et combattez — avec des cœurs plus inflexibles que des boucliers… Avancez, brave Titus : — leur dédain pour nous dépasse toutes nos prévisions : j’en sue de fureur… Marchons, camarades : — celui qui recule, je le prends pour un Volsque, — et je lui fais sentir ma lance.

On sonne la charge. Les Romains et les Volsques sortent en combattant. Les Romains sont repoussés jusqu’à leurs retranchements.
Rentre Marcius.

MARCIUS
160— Que tous les fléaux du Sud fondent sur vous, — vous, hontes de Rome ! vous, troupeaux de… — Que la peste vous plâtre — d’ulcères ; en sorte que vous soyez abhorrés — avant d’être vus et que vous vous renvoyiez l’infection — à un mille sous le vent. Âmes d’oies — qui assumez figures d’homme, comment avez-vous pu fuir — devant des gueux que des singes battraient ? Pluton et enfer ! — Tous blessés par derrière ! Rien que des dos rougis et des faces blêmies — par la déroute et la peur fébrile ! Reformez-vous et revenez à la charge ; — sinon, par les feux du ciel, je laisse là l’ennemi, — et c’est à vous que je fais la guerre ! Prenez y garde ! En avant ! — Si vous tenez bon, nous les renverrons à leurs femmes, — comme ils nous ont poursuivis jusqu’à nos retranchements !

On sonne une nouvelle charge. Les Romains reviennent contre les Volsques. Les Volsques se retirent dans Corioles, et Marcius les poursuit jusqu’aux portes de la ville.

MARCIUS
161 aux soldats — Voilà les portes béantes ; secondez-moi bien ; — la fortune les ouvre pour les poursuivants — et non pour les fuyants. Remarquez-moi et imitez-moi.

Il entre dans la ville et les portes se referment sur lui.

PREMIER SOLDAT
162Quelle folie ! ce n’est pas moi qui en ferai autant.

DEUXIÈME SOLDAT
163Ni moi.

TROISIÈME SOLDAT
164— Voyez, ils l’ont enfermé.

Tumulte.

QUATRIÈME SOLDAT
165Il est dans la marmite, je le garantis.

Entre Titus Lartius.

LARTIUS
166— Qu’est devenu Marcius ?

TOUS
167Tué, sans doute.

PREMIER SOLDAT
168— En courant sur les talons des fuyards, — il est entré avec eux ; — soudain ils ont refermé leurs portes, et il est resté seul — pour tenir tête à toute la ville.

LARTIUS
169Ô noble compagnon qui, vulnérable, est plus brave que son invulnérable épée, — et qui résiste, quand elle plie ! On t’abandonne, Marcius ! — Une escarboucle de ta grosseur — serait un moins riche joyau que toi. Tu étais un homme de guerre — selon le vœu de Caton ; — non-seulement tu étais rude et âpre — aux coups de main ; mais, par ton regard terrible — et par l’éclat foudroyant de ta voix, — lu faisais frissonner tes ennemis, comme si le monde — avait la fièvre et tremblait.

Marcius, couvert de sang, poursuivi par l’ennemi, reparaît par les portes de la ville.

PREMIER SOLDAT
170Voyez, seigneur.

LARTIUS
171C’est Marcius. — Courons le délivrer ou mourir avec lui.

Tous pénètrent, en se battant, dans la ville.
Scène V.
[Dans la ville de Corioles. Une rue.]
Entrent des Romains chargés de dépouilles.

PREMIER ROMAIN
172J’emporterai ça à Rome.

DEUXIÈME ROMAIN
173Et moi ça.

TROISIÈME ROMAIN
174 jetant un outil d’étain Foin ! j’ai pris ça pour de l’argent.

Le tumulte continue au loin.
Entrent Marcius et Titus Lartius, précédés d’un trompette.

MARCIUS
175— Voyez ces maraudeurs qui estiment leur temps — au prix d’un drachme fêlé ! Des coussins, des cuillères de plomb, — de la ferraille de rebut, des pourpoints que le bourreau — enterrerait avec ceux qui les portaient, ces misérables gueux — emballent tout avant que le combat soit fini… À bas ces lâches ! — Entendez-vous le vacarme que fait notre général ? Allons à lui ! — L’homme que hait mon âme, Aufidius, est là-bas, — massacrant nos Romains. Donc, vaillant Titus, prenez — des forces suffisantes pour garder la ville, — tandis que moi, avec ceux qui en ont le courage, je courrai — au secours de Cominius.

LARTIUS
176Noble sire, ton sang coule ; — tu as déjà soutenu un trop violent effort pour — engager une seconde lutte.

MARCIUS
177Messire, point de louange ! — Ce que j’ai fait ne m’a pas encore échauffé. Adieu ! — Le sang que je perds est un soulagement — plutôt qu’un danger pour moi. C’est ainsi que — je veux apparaître à Aufidius et le combattre.

LARTIUS
178Puisse cette belle déesse, la Fortune, — s’énamourer de toi, et, par ses charmes puissants, — détourner l’épée de tes adversaires ! Hardi gentilhomme, — que le succès soit ton page !

MARCIUS
179Qu’il te soit ami, — autant qu’à ceux qu’il place le plus haut ! Sur ce, adieu.

LARTIUS
180Héroïque Marcius ! Sort Marcius Au trompette. — Toi, va sonner la trompette sur la place du marché, — et fais-y venir tous les officiers de la ville. — C’est là qu’ils connaîtront nos intentions. En route !

Ils sortent.
Scène VI.
[Une plaine à quelque distance de Corioles.]
Entrent Cominius et ses troupes, faisant retraite.

COMINIUS
181— Reprenez haleine, mes amis : bien combattu ! Nous nous sommes comportés — en Romains, sans folle obstination dans la résistance, — sans couardise dans la retraite. Croyez-moi, messieurs, — nous serons encore attaqués. Tandis que nous luttions, — des bouffées de vent nous faisaient ouïr par intervalles — la marche guerrière de nos amis. Dieux de Rome, — assurez leur succès comme nous souhaitons le nôtre, — en sorte que nos deux armées, se joignant d’un front souriant, — puissent vous offrir un sacrifice en action de grâces.

Entre un messager.

COMINIUS
182Ta nouvelle ?

LE MESSAGER
183— Les citoyens de Corioles ont fait une sortie — et livré bataille à Titus et à Marcius. — J’ai vu nos troupes repoussées jusqu’à leurs retranchements, — et alors je suis parti.

COMINIUS
184Si vrai que tu puisses dire, — tu me sembles un triste messager. Depuis quand es-tu parti ?

LE MESSAGER
185Depuis plus d’une heure, monseigneur.

COMINIUS
186— Il n’y a pas plus d’un mille d’ici là. Tout à l’heure nous entendions leurs tambours. — Comment as-tu pu perdre une heure à faire un mille, — et m’apporter si tard ta nouvelle ?

LE MESSAGER
187Les éclaireurs des Volsques — m’ont donné la chasse et forcé de faire un détour — de trois ou quatre milles environ : autrement, monsieur, j’aurais — apporté mon message depuis une demi-heure.

Entre Marcius.

COMINIUS
188Qui donc s’avance là-bas, — pareil à un écorché ? Ô Dieux ! — il a l’allure de Marcius ; oui, je l’ai — déjà vu dans cet état.

MARCIUS
189Suis-je arrivé trop tard ?

COMINIUS
190— Le berger ne distingue pas mieux le tonnerre d’un tambourin — que je ne distingue la voix de Marcius — de celle d’un homme inférieur.

MARCIUS
191Suis-je arrivé trop tard ?

COMINIUS
192— Oui, si vous ne revenez pas couvert du sang d’autrui, — mais du vôtre.

MARCIUS
193 embrassant Cominius Oh ! laissez-moi vous étreindre — d’un bras aussi énergique que quand je faisais l’amour, sur un cœur — aussi joyeux qu’au jour de mes noces, — quand les flambeaux m’éclairèrent jusqu’au lit conjugal !

COMINIUS
194Fleur des guerriers, — qu’est devenu Titus Lartius ?

MARCIUS
195— Il est occupé à rendre des décrets, — condamnant les uns à mort, les autres à l’exil, — rançonnant celui-ci, graciant ou menaçant celui-là ; — tenant Corioles au nom de Rome, — comme un humble lévrier en laisse, — qu’il peut lâcher à volonté.

COMINIUS
196Où est le drôle — qui m’a dit qu’on vous avait chassés jusqu’à vos retranchements ? — Où est-il ? Qu’on l’appelle !

MARCIUS
197Laissez-le tranquille, — il a rapporté la vérité. Quant à nos gentilshommes — de la canaille (fi ! des tribuns pour eux !), — jamais la souris n’a fui le chat comme ils ont lâché pied — devant des gueux pires qu’eux-mêmes.

COMINIUS
198Mais comment avez-vous eu le dessus ?

MARCIUS
199— Est-ce le moment de le dire ? Je ne le crois pas… — Où est l’ennemi ? Êtes-vous maîtres de la plaine ? — Si non, pourquoi vous reposez-vous avant de l’être ?

COMINIUS
200Marcius, — nous avons le désavantage du combat, — et nous faisons retraite, pour assurer notre succès.

MARCIUS
201— Quel est leur ordre de bataille ? Savez-vous — en quel endroit ils ont placé leurs meilleurs soldats ?

COMINIUS
202Autant que j’en puis juger, Marcius, — les bandes qui sont au front de leur bataille sont les Antiates, — leur élite, commandés par Aufidius, — le cœur même de leur espérance.

MARCIUS
203Je vous adjure, — par tous les combats où nous avons guerroyé, — par le sang que nous avons versé ensemble, par nos vœux — d’éternelle amitié, mettez-moi droit — à l’encontre d’Aufidius et de ses Antiates ; — ne laissez pas échapper le moment ; mais, — remplissant l’air d’épées et de lances en arrêt, — mettons l’heure présente à l’épreuve.

COMINIUS
204Je pourrais souhaiter — que vous fussiez conduit à un bain salutaire — et que des baumes vous fussent appliqués ; mais je n’ose jamais — repousser vos demandes. Choisissez donc ceux — qui peuvent le mieux aider à votre entreprise.

MARCIUS
205Ce sont tous ceux — qui ont la meilleure volonté. Si parmi ces hommes il en est un — (et ce serait un péché d’en douter), qui aime la couleur — dont vous me voyez fardé, qui craigne — moins pour sa personne que pour sa renommée, — qui pense qu’une mort vaillante vaut mieux qu’une mauvaise vie — et préfère sa patrie à lui-même, — que ce brave unique ou tous les braves comme lui — expriment leurs sentiments en levant ainsi le bras — et suivent Marcius ! Marcius lève son épée. Tous l’imitent en poussant des acclamations ; des soldats jettent leurs bonnets en l’air et veulent porter Marcius en triomphe. Marcius les repousse. — Oh ! laissez-moi ! me prenez-vous pour une épée ? — Si ces démonstrations ne sont pas des semblants, qui de vous — ne vaut pas quatre Volsques ? Pas un de vous — qui ne puisse opposer au grand Aufidius — un bouclier aussi inflexible que le sien. Je dois, — en vous remerciant tous, ne choisir qu’un certain nombre : les autres — soutiendront l’action dans un autre combat, — quand l’occasion l’exigera. Veuillez vous mettre en marche ; — et que quatre d’entre vous désignent pour mon expédition — les hommes les plus dispos.

COMINIUS
206En avant, caramades ! — Prouvez que cette démonstration est sérieuse, et vous aurez, — comme nous, votre part dans le triomphe.

Ils sortent.

Scène VII.

[Devant les portes de Corioles.]
Titus Lartius, ayant posé des sentinelles aux portes de Corioles, sort de la ville au son du tambour et de la trompette, pour aller se joindre à Cominius et à Marcius. Il apparaît, accompagné d’un lieutenant, d’un piquet de soldats et d’un éclaireur.

LARTIUS
207— Ainsi, que les portes soient gardées : exécutez les ordres — que je vous ai remis. Si j’envoie, expédiez — les centuries à notre secours : le reste suffira — pour tenir quelque temps. Si nous sommes battus en campagne, — nous ne pourrons garder la ville.

LE LIEUTENANT
208Ne doutez pas de notre vigilance, monsieur.

LARTIUS
209— Rentrez, et fermez vos portes sur nous. Le lieutenant se retire À l’éclaireur. — Allons, guide, conduis-nous au camp romain.

Scène VIII

[Un champ de bataille entre le camp romain et le camp volsque.]
Alarme. Entrent Marcius et Aufidius.

MARCIUS
210— Je ne veux combattre qu’avec toi, car je te hais — plus qu’un parjure.

AUFIDIUS
211Nous avons haine égale. — L’Afrique n’a pas de serpent que j’abhorre — plus que ton importune gloire. Fixe ton pied !

MARCIUS
212— Que le premier qui bouge meure esclave de l’autre, — et que les dieux le damnent ensuite !

AUFIDIUS
213Si je fuis, Marcius, — relance-moi comme un lièvre.

MARCIUS
214Il y a trois heures à peine, Tullus, — que je combattais seul dans votre ville de Corioles ; — j’ai fait ce que j’ai voulu. Ce n’est pas de mon sang — que tu me vois ainsi masqué. Venge-toi donc — et tords la valeur jusqu’au suprême effort.

AUFIDIUS
215Quand tu serais Hector, — le héros dont se targue votre race, — tu ne m’échapperais pas ici. Ils se battent. Des Volsques viennent au secours d’Aufidius — Auxiliaires plus officieux que vaillants, vous me faites honte — par votre injurieuse assistance.

Les Volsques sortent en combattant, poursuivis par Marcius.

Scène IX

[Le camp romain.]
Alarme. La retraite est sonnée au loin. Fanfares. Entrent d’un côté, Cominius et des Romains ; de l’autre côté, Marcius, le bras en écharpe, suivi d’autres Romains.

COMINIUS
216— Si je te disais tout ce que tu as fait aujourd’hui, — tu ne croirais pas à tes actes. — Mais je raconterai cela ailleurs, — et, en m’écoutant, des sénateurs mêleront les larmes aux sourires ; — d’illustres patriciens commenceront par hausser les épaules, — et finiront par s’extasier ; des dames frissonneront d’épouvante — et de joie, avides de m’entendre encore ; et les sombres tribuns, — qui, à l’égal des plébéiens infects, [détestent ta grandeur, — s’écrieront à contre-cœur : Nous remercions les dieux — d’avoir donné à notre Rome un pareil soldat ! — Tu es venu prendre ta part de notre] festin, — comme si tu n’avais pas déjà assouvi ta vaillance. Entre Titus Lartius, ramenant son armée de la poursuite de l’ennemi. montrant Coriolan à Cominius Ô général, — voici le coursier, nous sommes le caparaçon. — Avez-vous vu ?

MARCIUS
217Assez, je vous prie ! Ma mère, — qui a bien le droit de vanter son sang, — m’afflige quand elle me loue. J’ai fait, — comme vous, ce que j’ai pu, animé, — comme vous, par l’amour de ma patrie. — Quiconque a prouvé sa bonne volonté — a accompli autant que moi.

COMINIUS
218Vous ne serez pas — le tombeau de votre mérite. Il faut que Rome sache — la valeur des siens. Ce serait une réticence — pire qu’un larcin, et comme une calomnie, — de cacher vos actions et de faire des exploits — que la louange doit porter aux nues, — pour n’être que modeste. Permettez-moi donc, je vous conjure, — pour rendre hommage à ce que vous êtes, et non pour récompenser — ce que vous avez fait, de haranguer l’armée devant vous.

MARCIUS
219— J’ai quelques blessures sur le corps, et elles me cuisent — quand je les entends rappeler.

COMINIUS
220Si elles étaient oubliées, — elles pourraient s’envenimer par l’ingratitude — et se gangrener mortellement. De tous les chevaux — que nous avons pris (et il y en a quantité d’excellents), de tout — le butin que nous avons conquis sur le champ de bataille et dans la cité, — nous vous offrons le dixième : prélevez-le donc, — avant la distribution générale, à votre volonté.

MARCIUS
221Je vous remercie, général ; — mais je ne puis décider mon cœur à accepter — pour mon épée un loyer mercenaire ; je le refuse, — et je ne veux que la part revenant à tous ceux — qui ont assisté à l’affaire.

Longues fanfares. Tous crient : Marcius ! Marcius ! en agitant leurs casques et leurs lances. Cominius et Lartius restent tête découverte.

MARCIUS
222 reprenant — Puissent ces instruments, que vous profanez ainsi, — perdre à jamais leur son ! Si les tambours et les trompettes — se changent en flatteurs sur le champ de bataille, que les cours et les cités ne soient plus — que grimaçante adulation. — Si l’acier s’amollit comme la soie du parasite, que celle-ci devienne notre cuirasse de guerre ! — Assez, vous dis-je ! Parce que je n’ai pas lavé — mon nez qui saignait, parce que j’ai terrassé quelque débile pauvret, — ce qu’ont fait obscurément beaucoup d’entre vous, — vous m’exaltez de vos acclamations hyperboliques, — comme si mon faible mérite voulait être mis au régime — des louanges frelatées par le mensonge!

COMINIUS
223C’est trop de modestie ; — vraiment vous êtes plus cruel pour votre gloire que reconnaissant — envers nous qui vous glorifions sincèrement. Résignez-vous : — si vous vous emportez contre vous-même, nous vous traiterons — comme un furieux qui médite sa propre destruction, et nous vous garrotterons, — pour pouvoir en sûreté raisonner avec vous… Qu’il soit donc connu — du monde entier, comme de nous, qu’à Caïus Marcius — appartient la palme de cette victoire ; en témoignage de quoi — je lui donne, tout harnaché, mon noble destrier — si connu dans le camp ; et désormais, — pour ce qu’il a fait devant Corioles, appelons-le, — aux applaudissements et aux acclamations de toute l’armée, — Caïus Marcius Coriolan !… — Puisse-t-il toujours porter noblement ce surnom !…

Fanfare, tambours et trompettes.

TOUS
224Caïus Marcius Coriolan !

CORIOLAN
225Je vais me laver ; — et, quand mon visage sera net, vous verrez bien — si je rougis ou non. N’importe ! je vous remercie. — Je m’engage à monter votre coursier, et, en tout temps, — à soutenir aussi haut que je pourrai — le beau nom dont vous me couronnez.

COMINIUS
226Sur ce, à notre tente ! — Avant de nous reposer, il nous faut écrire — nos succès à Rome… Vous, Titus Lartius, — retournez à Corioles, et envoyez-nous à Rome — les notables de la ville qui traiteront avec nous — pour leurs intérêts et les nôtres.

LARTIUS
227J’obéirai, monseigneur.

CORIOLAN
228— Les dieux commencent à se jouer de moi. Moi qui tout à l’heure — refusais des présents royaux, je suis réduit à mendier — une faveur de mon général.

COMINIUS
229D’avance elle est accordée… Qu’est-ce ?

CORIOLAN
230— J’ai logé quelque temps, ici même, à Corioles, — chez un pauvre homme qui m’a traité en ami. — Je l’ai vu faire prisonnier, il m’a imploré ; — mais alors Aufidius s’offrait à ma vue, — et la fureur a étouffé ma pitié. Je vous demande — d’accorder la liberté à mon pauvre hôte.

COMINIUS
231Ô noble demande !… — Fût-il l’égorgeur de mon fils, qu’il soit — libre comme le vent. Délivrez-le, Titus.

LARTIUS
232— Son nom, Marcius ?

CORIOLAN
233Oublié, par Jupiter ! — Je suis las, et ma mémoire est fatiguée. — Est-ce que nous n’avons pas de vin, ici ?

COMINIUS
234Allons à notre tente. — Le sang se fige sur votre visage : il est temps — qu’on y prenne garde : allons !

Ils sortent.

Scène X.

[Le camp des Volsques.]

Fanfares. Bruit de cornets. Entre Tullus Aufidius, couvert de sang, accompagné de deux ou trois soldats.

AUFIDIUS
235La ville est prise !

PREMIER SOLDAT
236— Elle sera restituée à de bonnes conditions.

AUFIDIUS
237Des conditions ! — Je voudrais être Romain ; car je ne puis plus, — en restant Volsque, être ce que je suis… Des conditions ! — Est-ce qu’un traité peut contenir de bonnes conditions — pour celle des parties qui est à la merci de l’autre ?… Cinq fois, Marcius, — je me suis battu avec toi ; cinq fois tu m’as vaincu, — et tu me vaincrais, je le crois, toujours, quand nous nous rencontrerions — autant de fois que nous mangeons… Par les éléments, — si jamais nous nous trouvons barbe contre barbe, — il sera ma victime, ou je serai la sienne. Ma jalousie — n’a plus la même loyauté ; naguère — je comptais l’accabler à force égale, — épée contre épée, mais maintenant je le frapperai n’importe comment ; — ou la rage ou la ruse auront raison de lui.

PREMIER SOLDAT
238C’est le démon.

AUFIDIUS
239— Il est plus audacieux, mais moins subtil. Ma valeur est empoisonnée — par la souillure qu’il lui a faite : pour lui, elle — s’arrachera à son essence. En vain le sommeil, le sanctuaire, — le dénûment, la maladie, le temple, le Capitole, — les prières des prêtres, l’heure du sacrifice, — toutes ces sauvegardes contre la furie, opposeront — leur privilège et leur impunité vermoulue à ma haine — envers Marcius. Partout où je le trouverai, fût-ce — chez moi, sous la protection de mon frère, en dépit même — du droit hospitalier, je veux — plonger dans son cœur ma main farouche. Allez, vous, à la ville, — sachez quelle force l’occupe et quels sont les otages — destinés pour Rome.

PREMIER SOLDAT
240Est-ce que vous n’y viendrez pas ?

AUFIDIUS
241— Je suis attendu dans le bois de cyprès. — Je vous en prie (c’est au sud des moulins de la ville, vous savez), revenez me dire — comment vont les choses, pour que, sur leur marche, — je puisse accélérer la mienne.

PREMIER SOLDAT
242J’obéirai, monsieur.

Ils sortent.

Scène XI.

[Rome. Une rue.]
Entrent Ménénius, Sicinius et Brutus.

MÉNÉNIUS
243L’augure me dit que nous aurons des nouvelles ce soir.

BRUTUS
244Bonnes ou mauvaises ?

MÉNÉNIUS
245Peu conformes aux vœux du peuple, car il n’aime pas Marcius.

SICINIUS
246La nature apprend aux animaux même à reconnaître leurs amis.

MÉNÉNIUS
247Et qui donc le loup aime-t-il, je vous prie ?

SICINIUS
248L’agneau.

MÉNÉNIUS
249Oui, pour le dévorer, comme vos plébéiens affamés voudraient dévorer le noble Marcius.

BRUTUS
250Lui ! c’est un agneau, en effet, qui bêle comme un ours.

MÉNÉNIUS
251C’est un ours, en effet, qui vit comme un agneau. Vous êtes deux vieillards : répondez-moi à ce que je vais vous demander.

LES DEUX TRIBUNS
252Voyons, monsieur.

MÉNÉNIUS
253Quel pauvre défaut a donc Marcius, qui ne se retrouve pas énorme chez vous ?

BRUTUS
254Marcius n’a pas de pauvre défaut : il est gorgé de tous les vices.

SICINIUS
255Spécialement d’orgueil.

BRUTUS
256Et surtout de jactance.

MÉNÉNIUS
257Voilà qui est étrange. Savez-vous comment vous êtes jugés tous les deux ici, dans la cité, j’entends par nous, les gens du bel air ? Le savez-vous ?

LES DEUX TRIBUNS
258Eh bien, comment sommes-nous jugés ?

MÉNÉNIUS
259Puisque vous parlez d’orgueil… Vous ne vous fâcherez pas ?

LES DEUX TRIBUNS
260Dites, dites, monsieur, dites.

MÉNÉNIUS
261D’ailleurs, peu importe : car le plus mince filou de prétexte est capable de vous dépouiller de toute votre patience. Lâchez les rênes de votre humeur, et fâchez-vous à plaisir, du moins si c’est un plaisir pour vous de vous fâcher. Vous reprochez à Marcius d’être orgueilleux ?

BRUTUS
262Nous ne sommes pas seuls à le faire, monsieur.

MÉNÉNIUS
263Je sais que vous savez faire bien peu de choses, seuls : il vous faut nombre d’assistances, sans quoi vos actions seraient merveilleusement rares ; vos facultés sont trop dans l’enfance, pour que seuls vous puissiez faire beaucoup. Vous parlez d’orgueil, besaciers ! Oh ! Si vous pouviez jeter vos regards par-dessus vos épaules et faire la revue intérieure de vos personnes ! Oh ! si vous le pouviez…

BRUTUS
264Eh bien, après, monsieur ?

MÉNÉNIUS
265Eh bien, vous apercevriez deux magistrats (alias, deux sots), incapables, orgueilleux, violents et têtus, comme personne à Rome.

SICINIUS
266Vous aussi, Ménénius, vous êtes suffisamment connu.

MÉNÉNIUS
267Je suis connu pour être un patricien de belle humeur, aimant une coupe de vin ardent que n’a pas refroidi une goutte du Tibre ; ayant, dit-on, le léger défaut de céder au premier élan ; vif et prenant feu à la plus triviale excitation ; un mortel, enfin, plus familier avec la fesse de la nuit qu’avec le front de l’aurore. Ce que je pense, je le dis, et je dépense toute ma malice en paroles. Quand je rencontre des hommes d’État tels que vous (je ne puis vraiment pas vous appeler des Lycurgues), si la boisson que vous m’offrez affecte mon palais désagréablement, je fais une grimace. Je ne puis dire que vos seigneuries ont bien élucidé la matière, quand je vois l’ânerie entrer comme ingrédient dans la majeure partie de vos phrases ; et, quoiqu’il me faille tolérer ceux qui disent que vous êtes des hommes graves et vénérables, ils n’en ont pas moins menti par la gorge, ceux qui déclarent que vous avez bonne mine. Est-ce parce que vous voyez tout ça dans la carte de mon microcosme, que vous me trouvez suffisamment connu ? Quel vice votre aveugle sagacité découvre-t-elle dans mon caractère, si, comme vous dites, je suis suffisamment connu ?

BRUTUS
268Allons, monsieur, allons, nous vous connaissons suffisamment.

MÉNÉNIUS
269Vous ne connaissez ni moi, ni vous, ni quoi que ce soit. Vous ambitionnez les coups de chapeau et les courbettes des pauvres hères ; vous épuisez toute une sainte matinée à ouïr une chicane entre une vendeuse d’oranges et un marchand de canules, et vous ajournez cette controverse de trois oboles à une seconde audience. Quand vous entendez une discussion entre deux parties, s’il vous arrive d’être pincés par la colique, vous faites des figures de mascarade, vous arborez le drapeau rouge contre toute patience, et, hurlant après un pot de chambre, vous renvoyez l’affaire sanglante, embrouillée de plus belle par votre intervention ; et tout l’accord que vous établissez entre les plaideurs, c’est de les traiter l’un et l’autre de fripons. Vous êtes un couple étrange !

BRUTUS
270Allez, allez, on sait fort bien que vous êtes plus parfait comme farceur à table, que nécessaire comme législateur au Capitole.

MÉNÉNIUS
271Nos prêtres eux-mêmes deviendraient moqueurs, s’ils rencontraient des objets aussi ridicules que vous. Ce que vous dites de plus sensé ne vaut pas la peine de remuer vos barbes ; et ce serait faire à vos barbes de trop nobles obsèques que d’en rembourrer le coussin d’un ravaudeur ou de les ensevelir dans le bât d’un âne. Et vous osez dire que Marcius est fier, lui qui, estimé au plus bas, vaut tous vos prédécesseurs depuis Deucalion, parmi lesquels les meilleurs peut-être ont été bourreaux de père en fils. Le bonsoir à vos révérences ! Ma cervelle serait infectée par une plus longue conversation avec vous, pâtres des bestiaux plébéiens. J’oserai prendre congé de vous. Brutus et Sicinius se retirent au fond de la scène. Entrent Volumnie, Virgilie, Valérie, et leurs suivantes. Eh bien, mes belles, mes nobles dames (et la Lune, descendue sur terre, ne serait pas plus noble), où suivez-vous si vite vos regards ?

VOLUMNIE
272Honorable Ménénius, mon fils Marcius approche ; pour l’amour de Junon, partons !

MÉNÉNIUS
273Ha ! Marcius revient !

VOLUMNIE
274Oui, digne Ménénius, dans le plus éclatant triomphe.

MÉNÉNIUS
275 jetant son bonnet en l’air Reçois mon bonnet, Jupiter ; je te remercie. Ho ! ho ! Marcius revient !

LES DEUX DAMES
276Oui, vraiment.

VOLUMNIE
277Tenez, voici une lettre de lui ; le gouvernement en a une autre, sa femme une autre ; et je crois qu’à la maison il y en a une pour vous.

MÉNÉNIUS
278Je veux mettre le branle-bas chez moi toute la nuit : une lettre pour moi !

VIRGILIE
279Oui, certainement, il y a une lettre pour vous ; je l’ai vue.

MÉNÉNIUS
280Une lettre pour moi ! Voilà qui me donne un fond de santé pour sept années, pendant lesquelles je vais faire la nique au médecin. Comparée à ce cordial, la plus souveraine prescription de Galien n’est qu’une drogue d’empirique, ne valant guère mieux qu’une médecine de cheval… Est-ce qu’il n’est pas blessé ? Il avait coutume de revenir blessé.

VIRGILIE
281Oh ! non, non, non.

VOLUMNIE
282Oh ! il est blessé, et j’en rends grâces aux dieux.

MÉNÉNIUS
283Moi aussi, s’il ne l’est pas trop. Les blessures lui vont si bien… Rapporte-t-il la victoire dans sa poche ?

VOLUMNIE
284Sur son front, Ménénius : il revient pour la troisième fois avec la couronne de chêne.

MÉNÉNIUS
285A-t-il corrigé Aufidius solidement ?

VOLUMNIE
286Titus Lartius a écrit qu’ils se sont battus, mais qu’Aufidius a échappé.

MÉNÉNIUS
287Et il était temps pour lui, je le garantis ; s’il avait tenu bon, il eût été étrillé comme je ne voudrais pas l’être pour tous les coffres de Corioles et ce qu’il y a d’or dedans. Le sénat est-il informé de tout cela ?

VOLUMNIE
288Mesdames, partons… Oui, oui, oui : le sénat a eu des lettres du général qui attribuent à mon fils tout l’honneur de la guerre : il a, dans cette campagne, dépassé du double ses premières prouesses.

VALÉRIE
289En vérité, on dit de lui des choses prodigieuses.

MÉNÉNIUS
290Prodigieuses ! oui, mais je vous garantis qu’il a bien payé pour ça !

VIRGILIE
291Les dieux veuillent qu’elles soient vraies !

VOLUMNIE
292Vraies ! ah, bon !

MÉNÉNIUS
293Vraies ? Je jurerais qu’elles sont vraies… Où est-il blessé ? Aux tribuns qui s’avancent Dieu garde vos révérences ! Marcius revient : il a de nouveaux sujets d’orgueil. À Volumnie Où est-il blessé ?

VOLUMNIE
294À l’épaule et au bras gauche. Il aura là de larges cicatrices à montrer au peuple, quand il réclamera le poste qui lui est dû. À l’expulsion de Tarquin il reçut sept blessures.

MÉNÉNIUS
295Une au cou et deux à la cuisse… Je lui en connais neuf.

VOLUMNIE
296Avant cette dernière expédition, il avait sur lui vingt-cinq blessures.

MÉNÉNIUS
297À présent c’est vingt-sept : chaque balafre a été la tombe d’un ennemi. Fanfares et acclamations Écoutez ! les trompettes !

VOLUMNIE
298— Ce sont les émissaires de Marcius : devant lui — il porte le fracas et derrière lui il laisse les larmes. — La mort, ce noir esprit, réside dans son bras nerveux : — il s’élève, retombe, et alors des hommes meurent.

Symphonie. Les trompettes sonnent. Arrivent Cominius et Titus Lartius ; entre eux Coriolan, couronné d’une guirlande de chêne, et suivi d’officiers et de soldats. Un héraut les précède.

LE HÉRAUT
299— Sache, Rome, que Marcius a combattu seul — dans les murs de Corioles et y a gagné — avec honneur le surnom de Coriolan, qui — fera dans la gloire cortège à Caïus Marcius. — Sois le bien venu à Rome, illustre Coriolan !

Fanfare.

TOUS
300— Bienvenu à Rome, illustre Coriolan !

CORIOLAN
301— Assez ! cela me fait mal au cœur ! — Assez, je vous prie.

COMINIUS
302 montrant Volumnie Voyez donc, monsieur ! votre mère !

CORIOLAN
303Oh ! — vous avez, je le sais, imploré les dieux — pour ma prospérité.

Il plie le genou.

VOLUMNIE
304Debout, mon vaillant soldat, debout ! — Mon doux Marcius, mon digne Marcius, mon — héros nommé à nouveau par la gloire… — Comment donc ? N’est-ce pas Coriolan qu’il faut que je t’appelle ?… — Mais, regarde ta femme !

Virgilie pleure de joie.

CORIOLAN
305 à Virgilie. Salut, mon gracieux silence ! — Aurais-tu donc ri, si j’étais revenu dans un cercueil, — toi qui pleures de me voir triompher ? Ah ! ma chère, — elles ont ces yeux-là, les veuves de Corioles — et les mères qui ont perdu leurs fils.

MÉNÉNIUS
306Qu’aujourd’hui les dieux te couronnent !

CORIOLAN
307— Vous voilà donc encore… À Valérie Ô ma charmante dame, pardon.

VOLUMNIE
308— Je ne sais de quel côté me tourner. Saluant Lartius Oh ! soyez le bienvenu. À Cominius — Le bienvenu, général… Soyez les bienvenus tous.

MÉNÉNIUS
309— Cent mille fois bienvenus. Je pourrais pleurer — et je pourrais rire ; je suis allègre et accablé. À Coriolan Le bienvenu ! — Qu’une malédiction frappe aux racines du cœur — quiconque n’est pas heureux de te voir !… Vous êtes trois — dont Rome devrait raffoler : pourtant, au témoignage de tous, — nous avons ici, chez nous, de vieux sauvageons sur lesquels on ne saurait — enter la moindre sympathie pour vous. N’importe ! soyez les bienvenus, guerriers : une ortie ne s’appellera jamais qu’ortie, et — le défaut d’un sot que sottise.

COMINIUS
310Toujours le même.

CORIOLAN
311— Ménénius, toujours, toujours !

LE HÉRAUT
312 à la foule — Faites place là, et avancez.

CORIOLAN
313 à sa femme et à sa mère Votre main… et la vôtre. — Avant que j’aille abriter ma tête sous notre toit, — il faut que je fasse visite à ces bons patriciens — qui m’ont accablé de compliments — et d’honneurs !

VOLUMNIE
314J’ai assez vécu — pour voir mettre le comble à mes plus chers désirs — et à l’édifice de mes rêves. — Il n’y manque plus qu’une seule chose, et je ne doute pas — que notre Rome ne te la confère.

CORIOLAN
315Sachez-le, ma bonne mère, — j’aime mieux les servir à ma guise — que les commander à la leur.

COMINIUS
316En marche ! Au Capitole !

Fanfares de cornets. Le cortège sort, comme il est entré. Tous se retirent, excepté les deux tribuns.

BRUTUS
317— Toutes les bouches parlent de lui, et toutes les vues troubles — mettent des bésicles pour le voir. La nourrice bavarde — laisse son poupon geindre dans des convulsions, — tandis qu’elle jase de lui ; la souillon de cuisine fixe — son plus beau fichu autour de son cou enfumé, — et grimpe aux murs pour l’apercevoir. Les auvents, les bornes, les fenêtres — sont encombrés, les gouttières remplies, les pignons surchargés — de figures diverses, toutes pareillement — attentives à le voir. Les flamines, qui se montrent si rarement, — fendent le flot populaire et s’essoufflent — pour conquérir une place vulgaire. Nos dames se dévoilant — abandonnent le blanc et le rose, qui luttent — sur leurs joues délicates, aux licencieux ravages — des baisers brûlants de Phébus : c’est une cohue ! — On dirait que le dieu qui le guide, — quel qu’il soit, s’est furtivement insinué dans sa personne mortelle — et donne de la grâce à ses allures.

SICINIUS
318Du coup, — je le garantis consul.

BRUTUS
319Alors notre autorité risque fort — de sommeiller, durant son gouvernement.

SICINIUS
320— Il n’aura pas la modération d’exercer ses fonctions — dans les limites où elles doivent commencer et finir ; mais — il perdra le pouvoir même qu’il a conquis.

BRUTUS
321C’est ce qui doit nous rassurer.

SICINIUS
322N’en doutez pas, — les gens du peuple que nous représentons, — mus par leurs anciennes rancunes, oublieront — à la moindre occasion ses titres récents ; — et cette occasion, je suis sûr que lui-même se fera gloire — de la leur fournir.

BRUTUS
323Je l’ai entendu jurer — que, s’il briguait le consulat, il ne voudrait jamais — paraître en place publique, affublé — des vêtements râpés du suppliant, — ni, comme c’est l’usage, montrer ses blessures — aux plébéiens, pour mendier leurs voix puantes.

SICINIUS
324C’est vrai.

BRUTUS
325— Ce sont ses paroles. Oh ! Il aimerait mieux renoncer à la charge — que l’obtenir autrement que par les vœux des gentilshommes — et le désir des nobles.

SICINIUS
326Tout ce que je souhaite, — c’est qu’il persiste dans cette idée et qu’il la mette — à exécution.

BRUTUS
327Il est très-probable qu’il le fera.

SICINIUS
328— Le résultat sera pour lui, comme le veulent nos intérêts, — une destruction certaine.

BRUTUS
329Et tel il doit être — pour lui ou pour notre autorité. Dans ce but, — rappelons sourdement aux plébéiens quelle haine — Marcius a toujours eue pour eux ; comment, s’il l’avait pu, il aurait — fait d’eux des bêtes de somme, réduit au silence leurs défenseurs, et confisqué leurs franchises ; ne leur accordant pas, — en fait d’action et de capacité humaine, — une âme plus élevée, plus apte aux choses de ce monde, — qu’à ces chameaux de guerre qui reçoivent leur pitance — pour porter des fardeaux, et une volée de coups — pour avoir plié sous le faix.

SICINIUS
330Cette idée, suggérée dans une occasion où son insolence déchaînée — offensera le peuple (et les occasions ne manqueront pas, — pour peu qu’on l’excite, chose aussi aisée — que de lancer un chien sur un troupeau), suffira — à allumer le feu de paille qui doit, en flamboyant, — le noircir à jamais.

Entre un messager.

BRUTUS
331Qu’y a-t-il ?

LE MESSAGER
332— Vous êtes mandés au Capitole. On croit que Marcius sera consul. — J’ai vu les muets se presser pour le voir, — et les aveugles pour l’entendre. Les matrones lui jetaient leurs gants, — les dames et les jeunes filles, leurs écharpes et leurs mouchoirs, — quand il passait ; les nobles s’inclinaient — comme devant la statue de Jupiter ; et les gens du commun — lançaient une grêle de bonnets, un tonnerre d’acclamations. — Je n’ai jamais rien vu de pareil.

BRUTUS
333Allons au Capitole, — ayant l’œil et l’oreille aux aguets, — le cœur à la hauteur des événements !

SICINIUS.
334e vous accompagne.

Ils sortent.

Scène XII.

[La salle du sénat, au Capitole.]
Entrent deux officiers, qui posent des coussins.

PREMIER OFFICIER
335Vite ! vite ! ils sont tout près d’ici… Combien y a-t-il de candidats pour le consulat ?

DEUXIÈME OFFICIER
336Trois, dit-on ; mais chacun pense que Coriolan l’emportera.

PREMIER OFFICIER
337C’est un brave compagnon, mais il est diantrement fier, et il n’aime pas le commun peuple.

DEUXIÈME OFFICIER
338Ma foi, il y a nombre de grands personnages qui ont flatté le peuple et ne l’ont jamais aimé ; et il en est d’autres que le peuple a aimés sans savoir pourquoi. Or, si le peuple aime sans savoir pourquoi, il peut haïr sans meilleur motif. Donc, en ne se souciant ni de sa haine ni de son amour, Coriolan prouve qu’il connaît à fond sa disposition, et il le lui fait bien voir par sa noble indifférence.

PREMIER OFFICIER
339S’il ne se souciait ni de la haine ni de l’amour des plébéiens, il lui serait égal de leur faire du bien et du mal ; mais il met plus de zèle à rechercher leur haine qu’ils n’en peuvent mettre à la lui accorder ; il ne néglige rien pour se déclarer ouvertement leur ennemi. Or, affecter ainsi de provoquer leur rancune et leur colère, c’est un tort aussi grave que celui qu’il réprouve, les flatter pour être aimé d’eux.

DEUXIÈME OFFICIER
340Il a bien mérité de sa patrie. Il ne s’est pas élevé par de trop faciles degrés, comme ceux qui, à force de souplesse et de courtoisie envers le peuple, ont gagné leurs insignes sans avoir rien fait d’ailleurs pour s’assurer son estime et sa faveur. Mais lui, il a arboré ses titres à tous les yeux, ses exploits dans tous les cœurs, si bien qu’il y aurait une coupable ingratitude à garder le silence et à ne pas avouer la vérité : la contester serait une médisance qui se démentirait d’elle-même en soulevant partout la réprobation et le murmure.

PREMIER OFFICIER
341— N’en parlons plus : c’est un digne homme. — Faisons place : les voici.

Symphonie. Entrent, précédés de licteurs, le consul Cominius, Ménénius, Coriolan, un grand nombre d’autres sénateurs, puis Sicinius et Brutus. Les sénateurs s’asseyent sur leurs sièges respectifs ; les tribuns s’asseyent à part.

MÉNÉNIUS
342— Ayant décidé l’affaire des Volsques — et le rappel de Titus Lartius, il nous reste, — et c’est le principal objet de cette réunion supplémentaire, — à reconnaître les nobles services de celui qui — a si bien combattu pour son pays. Veuillez donc, — vénérables et graves anciens, inviter — le consul actuel, notre général — dans cette heureuse campagne, à nous parler — un peu des nobles exploits accomplis — par Caïus Marcius Coriolan, — que nous sommes venus ici remercier et récompenser — par des honneurs dignes de lui.

PREMIER SÉNATEUR
343Parlez, bon Cominius. — N’omettez aucun détail, et obligez-nous à confesser — plutôt l’impuissance de l’État à s’acquitter — que la défaillance de notre gratitude. Aux tribuns Chefs du peuple, — nous réclamons votre plus bienveillante attention, et ensuite — votre favorable intervention auprès du peuple — pour le faire adhérer à ce qui se décidera ici.

SICINIUS
344Nous sommes rassemblés — pour une cordiale entente ; et nous sommes de tout cœur — disposés à honorer et à exalter — le héros de cette réunion.

BRUTUS
345Et nous serons d’autant plus — ravis de le faire, s’il s’attache désormais — à témoigner pour le peuple une plus affectueuse estime — que par le passé.

MÉNÉNIUS
346C’est de trop ! c’est de trop ! — Vous auriez mieux fait de garder le silence. Vous plaît-il — d’écouter Cominius ?

BRUTUS
347Très-volontiers : — mais pourtant mon observation était plus convenable — que votre boutade.

MÉNÉNIUS
348Il aime vos plébéiens : — mais ne le forcez pas à coucher avec eux. — Digne Cominius, parlez. À Coriolan qui se lève pour sortir Non, gardez votre place.

PREMIER SÉNATEUR
349— Asseyez-vous, Coriolan ; ne rougissez pas d’entendre — ce que vous avez fait de glorieux.

CORIOLAN
350Que Vos Seigneuries me pardonnent ! — J’aimerais mieux avoir de nouveau à panser mes blessures — que d’entendre dire comment je les ai reçues.

BRUTUS
351Monsieur, ce ne sont pas, j’espère, — mes paroles qui vous arrachent à votre siège.

CORIOLAN
352Non, monsieur ; souvent néanmoins — les paroles m’ont fait fuir, moi que les coups ont toujours fait rester. — Vous ne m’avez pas flatté, et partant pas blessé. Quant à votre peuple, — je l’aime comme il le mérite.

MÉNÉNIUS
353Je vous en prie, asseyez-vous.

CORIOLAN
354— J’aimerais mieux me faire gratter la tête au soleil, — tandis que sonnerait la fanfare d’alarme, que d’entendre, paresseusement assis, — faire un monstre de mon néant.

Il sort.

MÉNÉNIUS
355 aux tribuns Chefs du peuple, — comment voulez-vous qu’il flatte votre fretin populaire, — où il y a un homme de bien sur mille, quand, comme vous voyez, — il aimerait mieux exposer tous ses membres à accomplir un exploit — qu’une seule de ses oreilles à l’entendre raconter ?… Parlez, Cominius.

COMINIUS
356— L’haleine me manquera ; les actes de Coriolan — ne sauraient être dits d’une voix débile. On convient — que la valeur est la vertu suprême, celle — qui ennoblit le plus : si cela est, — l’homme dont je parle n’a pas dans le monde un égal — qui lui fasse contre-poids. À seize ans, — quand Tarquin se jeta sur Rome, il se signala — plus que tous. Notre dictateur d’alors, — que je désigne avec admiration, le vit combattre — et, avec un menton d’amazone, chasser — devant lui maintes moustaches hérissées : il couvrit de son corps — un Romain terrassé, et, sous les yeux du consul, — occit trois ennemis ; il provoqua Tarquin lui-même, — et d’un coup le mit à genoux. En ce jour de prouesses, — à un âge où il eût pu jouer les femmes sur la scène, — il se montra le plus vaillant dans la mêlée, et en récompense — fut couronné de chêne. Après cette entrée virile — dans l’adolescence, il est devenu grand comme une mer ; — depuis lors, il a, dans le choc de dix-sept batailles, — soustrait la palme à tous les glaives. Quant à ses derniers exploits — devant et dans Corioles, je dois avouer — que je ne puis en parler dignement. Il a arrêté les fuyards, — et, par son rare exemple, forcé le lâche — à rire de sa terreur. Comme les goémons devant — un vaisseau à la voile, les hommes fléchissaient — et tombaient sous son sillage. Son glaive, sceau de la mort, — partout laissait une empreinte. De la tête aux pieds, — c’était un spectre sanglant dont chaque mouvement — était marqué par un cri d’agonie. Seul il a franchi — l’enceinte meurtrière de la ville qu’il a rougie — de trépas inévitables, est sorti sans aide, — puis, revenant avec un brusque renfort, est tombé — sur Corioles, comme une planète. Dès lors tout était à lui. — Mais bientôt le bruit d’un combat a frappé — son oreille fine ; aussitôt son âme surexcitée — a rendu force à sa chair fatiguée ; — il s’est élancé vers le champ de bataille, qu’il a — parcouru sur un monceau fumant de vies humaines, tombées — dans son incessant ravage, et, avant que nous fussions maîtres — de la plaine et de la ville, il ne s’est pas arrêté un moment — pour reprendre haleine.

MÉNÉNIUS
357Digne homme !

PREMIER SÉNATEUR
358— Il est à la hauteur de tous les honneurs — que nous pouvons imaginer pour lui.

COMINIUS
359Il a rejeté du pied notre butin, — et dédaigné les choses ]es plus précieuses, comme si elles étaient — le rebut grossier du monde ; il convoite moins — que l’avarice même ne donnerait ; il trouve la récompense — de ses actions dans leur accomplissement et se contente — de vivre en employant la vie.

MÉNÉNIUS
360Il est vraiment noble : — qu’on le rappelle.

PREMIER SÉNATEUR
361Qu’on appelle Coriolan.

UN OFFICIER
362Il va paraître.

Rentre Coriolan.

MÉNÉNIUS
363— Coriolan, c’est le bon plaisir du sénat — de te faire consul.

CORIOLAN
364Je lui dois à jamais — ma vie et mes services.

MÉNÉNIUS
365Il ne vous reste plus — qu’à parler au peuple.

CORIOLAN
366Je vous conjure — de me dispenser de cet usage ; car je ne pourrai jamais — revêtir l’humble robe et, tête nue, supplier le peuple — de m’accorder ses suffrages pour mes blessures ; permettez — que je n’en fasse rien.

SICINIUS
367Monsieur, le peuple — doit avoir son vote ; il ne retranchera pas — un détail du cérémonial.

MÉNÉNIUS
368Ne le laissez pas épiloguer ; — je vous en prie, conformez-vous à la coutume, — et, comme l’ont fait vos prédécesseurs, acceptez — votre élévation dans la forme voulue.

CORIOLAN
369C’est une comédie — que je rougirais de jouer et dont on devrait bien — priver le peuple.

BRUTUS
370 à Sicinius Remarquez-vous ?

CORIOLAN
371— Moi ! me targuer devant eux d’avoir fait ceci et cela, — leur montrer des blessures anodines que je devrais cacher, — comme si je ne les avais reçues que pour le salaire — de leurs murmures élogieux !

MÉNÉNIUS
372N’insistez pas… — Tribuns du peuple, nous recommandons — nos vœux à votre intercession ; et à notre noble consul — nous souhaitons joie et honneur.

LES SÉNATEURS
373— Joie et honneur à Coriolan !

Fanfare. Tous sortent, excepté les deux tribuns.

BRUTUS
374— Vous voyez comme il entend traiter le peuple.

SICINIUS
375— Puissent les plébéiens pénétrer ses intentions ! Il va les requérir — en homme indigné de ce qu’ils aient le pouvoir — de lui accorder sa requête.

BRUTUS
376Allons les instruire — de ce que nous avons fait ici : c’est sur la place publique — qu’ils nous attendent, je le sais.

Ils sortent.

Scène XIII.

[Le forum.]
Entrent plusieurs citoyens.

PREMIER CITOYEN
377Bref, s’il demande nos voix, nous ne devons pas les lui refuser.

DEUXIÈME CITOYEN
378Nous le pouvons, monsieur, si nous voulons.

TROISIÈME CITOYEN
379Nous en avons le pouvoir, mais c’est un pouvoir dont nous ne sommes pas en pouvoir d’user : car, s’il nous montre ses blessures et nous raconte ses actes, nous sommes tenus de donner nos voix à ces blessures-là et de parler pour elles. Oui, s’il nous raconte ses nobles actions nous devons à notre tour lui exprimer notre noble reconnaissance. L’ingratitude est chose monstrueuse ; et si la multitude était ingrate, elle ferait un monstre de la multitude ; et nous qui en sommes membres, nous en deviendrions par notre faute les membres monstrueux.

PREMIER CITOYEN
380Nous n’aurons pas de peine à le confirmer dans cette opinion sur nous ; car, une fois, quand nous nous sommes soulevés a propos du blé, il n’a pas hésité à nous appeler le monstre aux mille têtes.

TROISIÈME CITOYEN
381Nous avons reçu ce nom bien des fois, non pas parce qu’il y a parmi nous des têtes blondes, brunes, châtaines ou chauves, mais parce que nos esprits sont des nuances les plus disparates. Et je crois vraiment que, quand toutes nos pensées sortiraient du même crâne, elles s’envoleraient à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, unanimes seulement pour se disperser à tous les points de l’horizon.

DEUXIÈME CITOYEN
382Vous croyez ça ? Eh bien, de quel côté pensez-vous que s’envolerait ma pensée ?

TROISIÈME CITOYEN
383Dame, votre pensée sortirait moins vite que celle d’un autre, tant elle est rudement chevillée à votre trogne: mais si elle se dégageait, elle irait sûrement droit au sud.

DEUXIÈME CITOYEN
384Pourquoi de ce côté ?

TROISIÈME CITOYEN
385Pour s’évanouir dans le brouillard ; puis, après s’être fondue aux trois quarts avec les brumes putrides, elle reviendrait consciencieusement vous aider à trouver une femme.

DEUXIÈME CITOYEN
386Toujours vos plaisanteries… À votre aise, à votre aise.

TROISIÈME CITOYEN
387Êtes-vous tous résolus à lui donner vos voix ?… Mais n’importe, c’est la majorité qui décide. Je déclare que, s’il était favorable au peuple, il n’y aurait pas un plus digne homme.

Entrent Coriolan et Ménénius.

TROISIÈME CITOYEN
388Le voici qui vient, vêtu de la robe d’humilité ; observez son attitude. Ne restons pas tous ensemble ; mais passons près de lui un à un, ou par groupes de deux ou trois. Il doit nous requérir individuellement ; chacun de nous se fera tour à tour distinguer de lui en lui donnant son suffrage de vive voix. Suivez-moi donc, et je vous ferai défiler devant lui.

TOUS
389D’accord ! d’accord !

Ils sortent.

MÉNÉNIUS
390— Oh ! vous avez tort, seigneur : ne savez-vous pas que — les plus nobles personnages l’ont fait ?

CORIOLAN
391Que faut-il que je dise ?… — Je vous prie, monsieur… Peste soit du compliment ! Je ne pourrai jamais mettre — ma langue à cette allure-là ! Voyez, monsieur…, mes blessures. — Je les ai eues au service de mon pays, alors que nombre de vos frères se sauvaient en hurlant — au bruit de nos propres tambours !

MÉNÉNIUS
392Ô dieux ! — ne dites rien de cela : vous devez les prier — de songer à vous.

CORIOLAN
393De songer à moi ! Les pendards ! — J’aime mieux qu’ils m’oublient, comme les vertus — que nos prêtres leur prêchent en pure perte.

MÉNÉNIUS
394Vous allez tout gâter. — Je vous laisse. Je vous en prie, je vous en prie, parlez-leur — d’une façon raisonnable.

Il sort.
Passent deux citoyens.

CORIOLAN
395Dites-leur de se laver le visage — et de se nettoyer les dents ! Allons, en voici un couple ! Au premier citoyen — Monsieur, vous savez la cause de mon apparition ici ? —

PREMIER CITOYEN
396Oui, monsieur. Dites-nous ce qui vous y a amené.

CORIOLAN
397Mon propre mérite.

DEUXIÈME CITOYEN
398Votre propre mérite ?

CORIOLAN
399Et non mon propre désir.

PREMIER CITOYEN
400Ah ! et non votre propre désir !

CORIOLAN
401Non, monsieur, ce n’a jamais été mon désir de solliciter l’aumône du pauvre.

PREMIER CITOYEN
402Vous devez bien penser que, si nous vous donnons quelque chose, c’est dans l’espoir de faire sur vous un profit.

CORIOLAN
403Dites-moi donc alors, je vous prie, à quel prix vous mettez le consulat.

PREMIER CITOYEN
404Au prix d’une demande polie.

CORIOLAN
405Polie ?… Daignez me l’accorder, Monsieur : j’ai des blessures que je puis vous montrer en particulier. Votre bonne voix, monsieur ! Que répondez-vous ?

DEUXIÈME CITOYEN
406Vous l’aurez, digne sire.

CORIOLAN
407Marché conclu, monsieur… Voilà déjà deux voix honorables de mendiées… J’ai vos aumônes. Adieu.

PREMIER CITOYEN
408Voilà qui est un peu étrange.

DEUXIÈME CITOYEN
409Si c’était à recommencer !… mais n’importe.

Les deux citoyens s’éloignent.
Passent deux autres citoyens.

CORIOLAN
410De grâce, si mon élévation au consulat est d’accord avec le ton de vos voix, remarquez que je porte la robe d’usage.

TROISIÈME CITOYEN
411Vous avez bien mérité et vous n’avez pas bien mérité de votre patrie.

CORIOLAN
412Le mot de votre énigme ?

TROISIÈME CITOYEN
413Vous avez été la discipline de ses ennemis, et le fléau de ses amis ; en effet, vous n’avez jamais aimé le commun peuple.

CORIOLAN
414Je devrais être, à votre compte, d’autant plus vertueux que je n’ai pas eu d’affection commune. Pourtant, monsieur, je consens à flatter les gens du peuple, mes frères jurés, afin d’obtenir d’eux une plus cordiale estime. Puisqu’ils tiennent ce procédé pour aimable, puisque dans leur sagesse ils préfèrent les mouvements de mon chapeau à ceux de mon cœur, je veux m’exercer au hochement le plus insinuant, et les aborder en parfait pantomime ; c’est-à-dire, monsieur, que je mimerai les gracieusetés enchanteresses de quelque homme populaire, et les prodiguerai généreusement aux amateurs. En conséquence, je vous conjure de me nommer consul.

QUATRIÈME CITOYEN
415Nous espérons trouver en vous un ami, et en conséquence nous vous donnons nos voix de tout cœur.

TROISIÈME CITOYEN
416Vous avez reçu bien des blessures pour votre pays ?

CORIOLAN
417Il est inutile que je vous les montre pour mettre le sceau à vos informations. Je ferai grand cas de vos voix, et sur ce, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.

LES DEUX CITOYENS
418Les dieux vous tiennent en joie, monsieur ! de tout cœur.

Ils s’éloignent.

CORIOLAN
419Voix exquises !… — Mieux vaut mourir, mieux vaut se laisser affamer — que d’avoir à implorer un salaire déjà mérité. — Pourquoi viens-je ici, sous cette robe de loup, — solliciter de Paul, de Jacques, du premier venu, — un inutile assentiment ? Parce que l’usage m’y oblige ! — Ah ! si nous faisions en tout ce que veut l’usage, — la poussière immuable joncherait les âges séculaires, — et l’erreur montueuse s’accumulerait si haut — que jamais la vérité ne se dégagerait !… Plutôt que de jouer cette parade, — laissons les honneurs de l’office suprême aller — à qui veut les obtenir ainsi… J’ai à demi traversé l’épreuve : — puisque j’en ai subi une moitié, soutenons-en l’autre.

Passent trois autres citoyens.

CORIOLAN
420— Voici venir de nouvelles voix !… — Vos voix !… Pour vos voix j’ai combattu ; pour vos voix j’ai veillé ; pour vos voix j’ai reçu — plus de vingt-quatre blessures ; j’ai vu — et entendu le choc de dix-huit batailles ; pour vos voix — j’ai fait maintes choses plus ou moins recommandables. Vos voix !… — Vraiment, je voudrais être consul.

CINQUIÈME CITOYEN
421Il s’est noblement conduit, et il doit réunir les voix de tous les honnêtes gens.

SIXIÈME CITOYEN
422Qu’il soit donc consul ! Les dieux le tiennent en joie, et fassent de lui l’ami du peuple !

TOUS
423Amen ! Amen !… Dieu te garde, noble consul !

Ils s’éloignent.

CORIOLAN
424Les dignes voix ! Ménénius revient avec Brutus et Sicinius. à Coriolan — Vous avez achevé votre stage ; et les tribuns — vous décernent la voix du peuple. — Il ne vous reste plus qu’à revêtir les insignes officiels — et à vous présenter sur-le-champ au sénat.

CORIOLAN
425Tout est-il fini ?

SICINIUS
426— Vous avez satisfait aux usages de la candidature ; — le peuple vous admet, et est convoqué — pour affirmer tout à l’heure votre élection.

CORIOLAN
427— Où ? au sénat ?

SICINIUS
428Là même, Coriolan.

CORIOLAN
429— Alors, puis-je changer de vêtements ?

SICINIUS
430Oui, monsieur.

CORIOLAN
431— Je vais le faire immédiatement ; et, redevenu moi-même, — me rendre au sénat.

MÉNÉNIUS
432— Je vous accompagnerai. Aux tribuns Venez-vous ?

BRUTUS
433— Nous attendons le peuple ici même.

SICINIUS
434Adieu. Sortent Coriolan et Ménénius — Il a réussi, et je vois à sa mine — que son cœur en est tout enflammé.

BRUTUS
435Avec quelle arrogance il portait — son humble accoutrement !… Voulez-vous congédier le peuple ?

Les citoyens reviennent.

SICINIUS
436— Eh bien, mes maîtres, vous avez donc choisi cet homme ?

PREMIER CITOYEN
437— Il a nos voix, monsieur.

BRUTUS
438— Fassent les dieux qu’il mérite vos sympathies !

DEUXIÈME CITOYEN
439— Ainsi soit-il, monsieur. Selon ma pauvre et chétive opinion, — il se moquait de nous quand il demandait nos voix.

TROISIÈME CITOYEN
440Certainement. — Il s’est absolument gaussé de nous.

PREMIER CITOYEN
441— Non, il ne s’est pas moqué de nous ; c’est sa manière de parler.

DEUXIÈME CITOYEN
442— Tous, excepté vous, nous disons — qu’il nous a traités insolemment : il aurait dû nous montrer — les marques de son mérite, les blessures qu’il a reçues pour sa patrie.

SICINIUS
443— Allons ! il les a montrées, j’en suis sûr.

DEUXIÈME CITOYEN
444Non, personne ne les a vues.

Un grand nombre parlent à la fois.

TROISIÈME CITOYEN
445— Il a dit qu’il avait des blessures qu’il pouvait montrer en particulier. — Puis, agitant son chapeau de ce geste dédaigneux : — Je désire être consul, a-t-il dit. La coutume ancienne — ne permet pas de l’être sans vos voix : — vos voix donc ! La chose une fois accordée par nous, — il a ajouté : Je vous remercie pour vos voix,… je vous remercie, — pour vos voix exquises… Maintenant que vous avez lâché vos voix, — je n’ai plus affaire à vous. N’était-ce pas là se moquer ?

SICINIUS
446— Comment avez-vous été assez ignares pour ne pas voir cela, — ou, le voyant, assez puérilement débonnaires — pour lui accorder vos voix ?

BRUTUS
447Ne pouviez-vous pas lui dire, — selon la leçon qui vous était faite, que, quand il n’avait pas de pouvoir, — quand il n’était qu’un serviteur subalterne de l’État, — il était votre ennemi, pérorait sans cesse — contre les libertés et les privilèges qui vous sont attribués — dans le corps social ; que désormais, parvenu — à un poste puissant, au gouvernement de l’État, — s’il continuait perfidement à rester — l’adversaire acharné des plébéiens, vos voix pourraient bien — retomber en malédictions sur vous-mêmes ? Vous auriez dû lui dire, — que, si ses vaillants exploits étaient des titres — à ce qu’il sollicitait, il n’en devait pas moins — vous être reconnaissant de vos suffrages — et transformer en amour sa malveillance envers vous, — pour devenir votre affectueux protecteur.

SICINIUS
448Ce langage, — qu’on vous avait conseillé, aurait servi à sonder son âme, — et à éprouver ses dispositions ; il aurait arraché — de lui de gracieuses promesses dont vous pouviez — vous prévaloir au gré des circonstances ; — ou bien il aurait piqué au vif sa nature hargneuse — qui ne se laisse pas aisément — lier par des conditions, et, après l’avoir ainsi mis en rage, — vous auriez pris avantage de sa colère — pour le renvoyer non élu.

BRUTUS
449Si vous avez remarqué — le franc dédain avec lequel il vous sollicitait, — quand il avait besoin de vos sympathies, croyez-vous — que ses mépris ne seront pas accablants pour vous — quand il aura le pouvoir de vous écraser ? Quoi ! dans toutes vos poitrines, pas un cœur ne battait donc ! Vous n’aviez donc de langues que pour insulter — à l’autorité de la raison !

SICINIUS
450N’avez-vous pas — déjà refusé maint solliciteur ? et voilà qu’aujourd’hui — un homme qui ne vous sollicite pas, qui vous bafoue, obtient de vous — des suffrages implorés par tant d’autres !

TROISIÈME CITOYEN
451— Il n’est pas confirmé ; nous pouvons le refuser encore.

DEUXIÈME CITOYEN
452Et nous le refuserons. — J’aurai pour cela cinq cents voix unanimes.

PREMIER CITOYEN
453— Et moi, j’en aurai mille, grossies par des voix amies.

BRUTUS
454— Allez immédiatement dire à ces amis — qu’ils ont choisi un consul qui leur enlèvera — leurs libertés et ne leur laissera d’autre voix — que celle des chiens qui si souvent se font battre en aboyant, — quoique élevés à aboyer.

SICINIUS
455Qu’ils s’assemblent, — et qu’après un examen plus réfléchi, tous révoquent — ce choix inconsidéré. Faites valoir son orgueil — et sa vieille haine contre vous : rappelez, en outre, — avec quelle arrogance il portait ses humbles vêtements, — avec quelle insolence il vous sollicitait. Mais dites que vos sympathies — acquises à ses services vous ont empêchés — de remarquer son attitude présente, — dont l’ironique impertinence était inspirée — par la haine invétérée qu’il vous porte.

BRUTUS
456— Rejetez la faute sur nous, vos tribuns, en disant que nous nous sommes efforcés, — écartant tout obstacle, de faire tomber votre choix sur lui.

SICINIUS
457Dites qu’en l’élisant, vous étiez guidés par nos injonctions plutôt — que par votre inclination véritable ; et que, l’esprit — préoccupé de ce qu’on vous pressait de faire — plutôt que de ce que vous deviez faire, vous l’avez à contre-cœur — désigné pour consul. Rejetez la faute sur nous.

BRUTUS
458Oui, ne nous épargnez pas. Dites que nous vous avons représenté dans maintes harangues — les services que, tout jeune, il a rendus à son pays — et qu’il ne cesse de lui rendre ; l’illustration de sa race, — de la noble maison des Marcius, dont il est sorti — cet Ancus Marcius, fils de la fille de Numa, — qui fut roi ici après le grand Hostilius ; — de cette maison dont étaient Publius et Quintus, qui ont fait conduire ici notre meilleure eau, — et ce glorieux ancêtre, Censorinus, — si noblement surnommé pour avoir été deux fois censeur.

SICINIUS
459Descendu de tels aïeux, — digne par ses actes personnels — des plus hauts emplois, il avait été recommandé par nous — à votre gratitude ; mais vous avez reconnu, — en pesant bien sa conduite présente et passée, — qu’il est votre ennemi acharné, et vous révoquez — votre choix irréfléchi.

BRUTUS
460Dites que vous ne l’auriez jamais élu, — sans notre suggestion ; insistez continuellement là-dessus ; — et sur-le-champ, dès que vous serez en nombre, — rendez-vous au Capitole.

PLUSIEURS CITOYENS
461Oui, oui… Presque tous — se repentent de leur choix.

Tous les citoyens se retirent.

BRUTUS
462Laissez-les faire. — Mieux vaut courir les risques de cette émeute — qu’en attendre une plus forte d’un avenir plus que douteux. — Si, comme sa nature l’y porte, il s’exaspère — de leur refus, observons et mettons à profit — sa colère.

SICINIUS
463Au Capitole, — allons ! Nous serons là avant le flot du peuple ; — et l’on attribuera à lui seul ce qu’il n’aura fait — qu’à notre instigation.

Scène XIV
[Les abords du Capitole.]
Fanfares. Entrent Coriolan, Ménénius, Cominius, Titus Lartius, des Sénateurs et des patriciens.

CORIOLAN
464— Tullus Aufidius a donc fait un nouveau coup de tête ?

LARTIUS
465— Oui, monseigneur ; et c’est ce qui nous a décidés — à hâter notre transaction.

CORIOLAN
466— Ainsi, les Volsques ont repris leur attitude première, — prêts, au gré des circonstances, à se jeter — de nouveau sur nous ?

COMINIUS
467Ils sont tellement épuisés, seigneur consul, — que notre génération ne reverra sans doute pas — flotter leurs bannières.

CORIOLAN
468Avez-vous vu Aufidius ?

LARTIUS
469— Il est venu me trouver avec un sauf-conduit, et a déblatéré — contre les Volsques, pour avoir si lâchement — cédé leur ville : il s’est reliré à Antium.

CORIOLAN
470— A-t-il parlé de moi ?

LARTIUS
471Oui, monseigneur.

CORIOLAN
472Qu’a-t-il dit ?

LARTIUS
473— Que vous vous étiez souvent mesurés glaive à glaive ; — que votre personne est ce qu’au monde — il abhorre le plus ; que volontiers il engagerait sa fortune — dans un hasard désespéré, pour pouvoir — se dire votre vainqueur !

CORIOLAN
474C’est à Antium qu’il s’est fixé ?

LARTIUS
475À Antium.

CORIOLAN
476— Je voudrais avoir une occasion d’aller l’y chercher — pour affronter sa haine. À Lartius Soyez le bienvenu.

Entrent Sicinius et Brutus.

CORIOLAN
477— Regardez ! voici les tribuns du peuple, — les bouches de la voix populaire. Je les méprise ; — car ils se drapent dans une autorité — qui défie toute noble patience.

SICINIUS
478 barrant le chemin à Coriolan N’allez pas plus loin.

CORIOLAN
479— Eh ! qu’est-ce à dire ?

BRUTUS
480— Il y aurait danger à avancer : n’allez pas plus loin.

CORIOLAN
481— Quelle est la cause de ce revirement ?

MÉNÉNIUS
482La raison ?

COMINIUS
483 montrant Coriolan — N’est-il pas l’élu des nobles et de la commune ?

BRUTUS
484— Non, Cominius.

CORIOLAN
485N’ai-je obtenu que des voix d’enfants ?

PREMIER SÉNATEUR
486— Tribuns, rangez-vous : il va se rendre sur la place publique.

BRUTUS
487— Le peuple est exaspéré contre lui.

SICINIUS
488Arrêtez, — ou tout s’écroule dans une catastrophe.

CORIOLAN
489Voilà donc votre troupeau ! — Sont-ils dignes d’avoir une voix, ceux qui peuvent accorder leurs suffrages — et les rétracter aussitôt ! Qu’est-ce donc que votre autorité ? — Puisque vous êtes leurs bouches, que ne contenez-vous leurs dents ? — N’est-ce pas vous qui les avez irrités?

MÉNÉNIUS
490Du calme ! du calme !

CORIOLAN
491— C’est un parti pris, un complot prémédité — d’enchaîner la volonté de la noblesse ! — Souffrez cela, et il vous faudra vivre avec des gens qui ne sauront pas plus commander — qu’obéir.

BRUTUS
492Ne parlez pas de complot. — Le peuple s’indigne de ce que vous l’avez bafoué, de ce que récemment, — quand le blé lui a été distribué gratis, vous avez murmuré, — et calomnié les orateurs du peuple, en les traitant — de complaisants, de flagorneurs, d’ennemis de toute noblesse.

CORIOLAN
493— Bah ! c’était une chose déjà connue.

BRUTUS
494Pas de tous.

CORIOLAN
495— C’est donc vous qui la leur avez rapportée !

BRUTUS
496Comment ! je la leur ai rapportée ?

CORIOLAN
497— Vous êtes bien capables d’un pareil acte.

BRUTUS
498Nous ne sommes pas incapables, — en tout cas, d’actes supérieurs aux vôtres.

CORIOLAN
499— Pourquoi donc alors serais-je consul ? Par ces nuées là-haut, — si je puis seulement démériter autant que vous, qu’on me fasse — votre collègue au tribunat.

SICINIUS
500Vous affectez trop une insolence — qui agace le peuple. Si vous tenez à atteindre — le but que vous vous proposez, demandez d’un ton plus doux — le droit chemin dont vous vous écartez ; — sans quoi vous ne serez jamais élevé au consulat, — ni même attelé avec Brutus au tribunat.

MÉNÉNIUS
501Soyons calmes.

COMINIUS
502— Le peuple est trompé, égaré !… Cette chicane — est indigne de Rome ; et Coriolan — n’a pas mérité qu’un si injurieux obstacle fût jeté perfidement — sur la voie ouverte à son mérite.

CORIOLAN
503Vous me parlez de blé ! — Voici ce que j’ai dit, et je vais le répéter.

MÉNÉNIUS
504— Pas maintenant, pas maintenant !

PREMIER SÉNATEUR
505Pas dans cette effervescence, seigneur.

CORIOLAN
506Si fait ! sur ma vie, je parlerai… J’implore le pardon de mes nobles amis ! — Quant à la multitude inconstante et infecte, qu’elle se mire — dans ma franchise et s’y reconnaisse ! Je répète — qu’en la cajolant, nous nourrissons contre notre sénat — les semences de rébellion, d’insolence et de révolte — que nous avions déjà jetées et semées dans le sillon — en frayant avec les plébéiens, nous, les gens d’élite, — à qui appartiendraient toutes les dignités et tous les pouvoirs, si nous — ne les avions en partie livrés à ces mendiants.

MÉNÉNIUS
507Assez, de grâce.

PREMIER SÉNATEUR
508— Taisez-vous, nous vous en supplions !

CORIOLAN
509Comment, me taire ! — J’ai versé mon sang pour mon pays — sans craindre aucune résistance extérieure ! Rien n’empêchera que mes poumons — ne forgent jusqu’à épuisement des imprécations contre ces ladres — dont le contact nous dégoûte et dont nous faisons — tout ce qu’il faut pour attraper la lèpre.

BRUTUS
510Vous parlez du peuple, — comme si vous étiez un dieu pour punir, et non un homme — infirme comme nous.

SICINIUS
511Il serait bon — que nous le fissions savoir au peuple.

MÉNÉNIUS
512 à Sicinius Voyons, voyons, un mouvement de colère !

CORIOLAN
513De colère ! — Quand je serais aussi calme que le sommeil de minuit, — par Jupiter ! ce serait encore mon sentiment.

SICINIUS
514C’est un sentiment — empoisonné qu’il faut laisser dans son réceptacle, — pour qu’il n’empoisonne pas autrui.

CORIOLAN
515Qu’il faut laisser ! — Entendez-vous ce Triton du fretin ? Remarquez-vous — son impérieux Il faut ? .

COMINIUS
516Ce langage est légal.

CORIOLAN
517Il faut ! — Ô bons, mais trop imprudents patriciens, — ô graves, mais imprévoyants sénateurs, pourquoi avez-vous ainsi — permis à cette hydre de choisir un représentant qui, avec un mot péremptoire, lui, simple — trompette et porte-voix du monstre, ose — prétendre qu’il détournera dans un fossé le cours de votre autorité — et fera son lit du vôtre ? S’il a le pouvoir, — alors humiliez votre impuissance ; sinon, secouez — votre dangereuse indulgence. Si vous êtes éclairés, — n’agissez pas comme de vulgaires insensés ; si vous ne l’êtes pas, — qu’ils aient des coussins près de vous. Vous êtes plébéiens, — s’ils sont sénateurs ; et ils le sont — du moment où, leur suffrage étant mêlé au vôtre, c’est le leur — qui prédomine. Ils choisissent un magistrat ; — et celui qu’ils choisissent peut opposer son Il le faut, — son populaire Il le faut à une réunion de fronts graves — comme n’en vit jamais la Grèce ! Par Jupiter, — voilà qui avilit les consuls ; et mon âme souffre, — en voyant dans ce conflit de deux autorités — rivales, combien vite le désordre — peut se glisser entre elles et les détruire — l’une par l’autre.

COMINIUS
518Allons, rendons-nous à la place publique.

CORIOLAN
519— Quant à ceux qui ont conseillé de distribuer — gratuitement le blé des greniers publics, ainsi qu’on faisait — parfois en Grèce…

MÉNÉNIUS
520Bon, bon, assez.

CORIOLAN
521— (Et rappelons-nous qu’en Grèce le peuple avait une puissance plus absolue), — je dis qu’ils n’ont fait que nourrir la désobéissance et fomenter — la ruine de la chose publique.

BRUTUS
522Eh quoi ! le peuple donnerait — ses suffrages à un homme qui parle ainsi !

CORIOLAN
523Je donnerai mes raisons, — qui certes valent mieux que ses suffrages. Vos plébéiens savent que cette distribution de blé — n’était pas une récompense, sûrs, comme ils le sont, — de n’avoir rendu aucun service qui la justifie. Réclamés pour la guerre, — au moment même où l’État était atteint aux entrailles, — ils n’ont pas voulu franchir les portes, et un pareil service — ne méritait pas le blé gratis. Pendant la guerre, — les mutineries et les révoltes par lesquelles s’est manifestée — surtout leur vaillance, n’ont pas parlé en leur faveur. Les calomnies — qu’ils ont souvent lancées contre le sénat, — pour des motifs mort-nés, n’ont certes pas pu engendrer — chez nous une libéralité si généreuse. Quelle en est donc la cause ? — En quelle explication l’estomac multiple de la foule peut-il digérer — la courtoisie du sénat ? Ses actes expriment assez — ce que doivent être ses paroles : « Nous avons demandé cela ; — nous sommes la masse la plus nombreuse, et c’est par pure frayeur — qu’ils ont accédé à notre requête. » Ainsi nous ravalons — la dignité de nos sièges, en autorisant la plèbe — à traiter de frayeur notre sollicitude ! Un jour, grâce à cette concession, nous verrons forcer — les portes du sénat, et l’essaim des corbeaux — s’abattre sur les aigles.

MÉNÉNIUS
524Allons, assez.

BRUTUS
525— C’est assez, et c’est trop.

CORIOLAN
526Non, vous m’entendrez encore. — Que l’invocation à toutes les puissances divines et humaines — soit le sceau de mes dernières paroles !… Là où le gouvernement est double, — là où un parti, ayant tout droit de dédaigner l’autre parti, — est insulté par lui sans raison ; là où la noblesse, le rang, l’expérience — ne peuvent rien décider que par le oui et le non — de l’ignorance populaire, la société voit négliger — ses intérêts réels, et est livrée — à l’instabilité du désordre : de cette opposition à tout propos il résulte — que rien ne se fait à propos. Aussi, je vous adjure, — vous qui êtes plus sages qu’alarmés, — vous chez qui l’attachement aux institutions fondamentales de l’État — prévaut sur la crainte d’un changement, vous qui préférez — une noble existence à une longue, et ne craignez pas — de secouer par un remède dangereux un malade — sûr autrement de mourir, arrachez sur-le-champ — la langue à la multitude, qu’elle ne puisse plus lécher — le miel dont elle s’empoisonne. Votre avilissement — mutile la juste raison, et prive le gouvernement — de l’unité qui lui est nécessaire : — il le rend impuissant à faire le bien, — en le soumettant au contrôle du mal.

BRUTUS
527Il en a dit assez.

SICINIUS
528— Il a parlé comme un traître et subira — la peine des traîtres.

CORIOLAN
529— Misérable ! que le mépris t’écrase !… — Qu’a besoin le peuple de ces chauves tribuns ? — Il s’appuie sur eux pour refuser obéissance — à la plus haute magistrature. C’est dans une rébellion, — où la nécessité, et non l’équité fit loi, — qu’ils ont été élus. À une heure plus propice, — déclarons nécessaire ce qui est équitable, — et renversons leur pouvoir dans la poussière.

BRUTUS
530— Trahison manifeste !

SICINIUS
531Lui consul ? jamais !

BRUTUS
532— Édiles, holà !… qu’on l’appréhende.

SICINIUS
533 à Brutus — Allez appeler le peuple… Brutus sort Au nom duquel — je t’arrête, moi, comme un traître novateur, — un ennemi du bien public. Obéis, je te l’ordonne, — et suis-moi pour rendre les comptes.

Il s’avance sur Coriolan.

CORIOLAN
534Arrière, vieux bouc !

LES SÉNATEURS ET LES PATRICIENS
535— Nous sommes tous sa caution.

COMINIUS
536 à Sicinius Vieillard, à bas les mains !

CORIOLAN
537— Arrière, vieux squelette, ou je fais sauter tes os de tes vêtements.

Il repousse la main de Sicinius.

SICINIUS
538Au secours, citoyens !

Brutus revient suivi des édiles et d’une foule de Citoyens.

MÉNÉNIUS
539— Des deux côtés plus de modération !

SICINIUS
540Voici l’homme qui veut — vous enlever tout votre pouvoir.

BRUTUS
541Saisissez-le, édiles.

LES CITOYENS
542— À bas ! à bas !

DEUXIÈME SÉNATEUR
543Des armes, des armes, des armes ! Tous se pressent autour de Coriolan — Tribuns ! patriciens ! citoyens ! holà ! ho ! — Sicinius ! Brutus ! Coriolan ! Citoyens !

LES CITOYENS
544— Silence, silence, silence ! arrêtez ! halte ! silence !

MÉNÉNIUS
545— Que va-t-il se passer ?… Je suis hors d’haleine : — le cataclysme approche : je ne puis parler… Ah ! tribuns — du peuple ! Coriolan, patience !… — Parlez, bon Sicinius.

SICINIUS
546Peuple, écoutez-moi ! silence !

LES CITOYENS
547— Écoutons notre tribun : silence !… Parlez, parlez, parlez.

SICINIUS
548— Vous êtes sur le point de perdre vos libertés : — Marcius veut vous les enlever toutes, Marcius, — que vous venez de nommer consul.

MÉNÉNIUS
549Fi donc ! fi donc ! — C’est le moyen d’attiser le feu, non de l’éteindre.

PREMIER SÉNATEUR
550— De bouleverser et d’abattre la cité !

SICINIUS
551— Qu’est-ce que la cité, sinon le peuple ?

LES CITOYENS
552C’est vrai, — la cité, c’est le peuple.

BRUTUS
553— Du consentement de tous, nous avons été institués — les magistrats du peuple.

LES CITOYENS
554Et vous resterez nos magistrats.

MÉNÉNIUS
555— Tout le fait croire.

CORIOLAN
556Autant renverser la cité, — en abattre les toits jusqu’aux fondements, — et ensevelir les rangées encore distinctes de ses édifices — sous un monceau de ruines !

SICINIUS
557Ceci mérite la mort.

BRUTUS
558— Maintenons notre autorité, — ou nous la perdons. Nous déclarons ici, — au nom du peuple dont nous sommes les représentants — élus, que Marcius a mérité — une mort immédiate.

SICINIUS
559En conséquence, qu’on s’empare de lui ; — qu’on l’emmène à la roche Tarpéienne, et que de là — on le précipite dans l’abîme.

BRUTUS
560Édiles, saisissez-le.

LES CITOYENS
561— Rends-toi, Marcius, rends-toi.

MÉNÉNIUS
562Laissez-moi dire un mot. — Tribuns, je vous en conjure, écoutez-moi ! rien qu’un mot !

LES ÉDILES
563Silence ! silence !

MÉNÉNIUS
564 aux tribuns — Soyez ce que vous semblez être, les vrais amis de votre pays, — et procédez par la modération au redressement que vous voulez — effectuer ainsi par la violence.

BRUTUS
565Monsieur, ces moyens calmes, — qui semblent de prudents remèdes, sont de vrais empoisonnements — quand le mal est violent. Aux édiles Empoignez-le, — et menez-le à la Roche.

CORIOLAN
566Non, je veux mourir ici. Il tire son épée. Aux plébéiens. — Il en est parmi vous qui m’ont vu combattre. — Allons, éprouvez sur vous-mêmes ce bras qui vous est connu.

MÉNÉNIUS
567— Abaissez cette épée… Tribuns, retirez-vous un moment.

BRUTUS
568 aux édiles — Empoignez-le.

Les édiles s’avancent sur Coriolan.

MÉNÉNIUS
569Au secours de Marcius ! Au secours, — vous tous qui êtes nobles ! au secours, jeunes et vieux !

Les patriciens couvrent Coriolan. Les tribuns, les édiles et le peuple sont repoussés. Tumulte.

MÉNÉNIUS
570 à Coriolan — Allez, rentrez chez vous ; partez vite, — ou tout est à néant.

DEUXIÈME SÉNATEUR
571Partez.

CORIOLAN
572Tenons ferme ; — nous avons autant d’amis que d’ennemis.

MÉNÉNIUS
573— En viendra-t-on là ?

PREMIER SÉNATEUR
574Aux dieux ne plaise !… À Coriolan — Je t’en prie, noble ami, rentre chez toi ; — laisse-nous le soin de cette affaire.

MÉNÉNIUS
575C’est pour nous tous une plaie — que vous ne sauriez panser vous-même ; parlez, je vous en conjure.

COMINIUS
576— Allons, seigneur, venez avec nous.

CORIOLAN
577— Je voudrais qu’ils fussent des barbares… (Eh ! ils le sont, — quoique mis bas à Rome), au lieu d’être des Romains… (Eh ! ils ne le sont pas, — quoiqu’ils pullulent sous le porche du Capitole)…

MÉNÉNIUS
578Partez ! — N’exhalez pas en paroles votre noble fureur ; — ce moment nous doit une revanche.

CORIOLAN
579Sur un terrain loyal, — je pourrais battre quarante d’entre eux.

MÉNÉNIUS
580Je me chargerais à moi seul — d’étriller deux des plus braves, oui, les deux tribuns.

COMINIUS
581— Mais maintenant les forces sont démesurément inégales ; — et la valeur devient folie, quand elle s’oppose — à un édifice croulant… Éloignez-vous, — avant le retour de cette canaille ! Sa rage s’exaspère, — comme un torrent, devant l’obstacle et déborde — les digues faites pour la contenir.

MÉNÉNIUS
582Je vous en prie, partez ; — je vais éprouver si mon reste d’esprit peut agir — sur des gens qui en ont si peu ; il faut raccommoder la chose — avec une étoffe de n’importe quelle couleur.

COMINIUS
583Allons, partons.

Sortent Coriolan, Cominius et d’autres.

PREMIER PATRICIEN
584— Cet homme a compromis sa fortune.

MÉNÉNIUS
585— Sa nature est trop noble pour ce monde : — il ne flatterait pas Neptune sous la menace du trident, — ni Jupiter sous le coup de la foudre. Sa bouche, c’est son cœur : — ce que forge son sein, il faut que ses lèvres le crachent ; — et, dans la colère, il oublie — jusqu’au nom de la mort. Tumulte lointain — Voilà de la belle besogne !

DEUXIÈME PATRICIEN
586Je voudrais qu’ils fussent tous au lit !

MÉNÉNIUS
587— Je voudrais qu’ils fussent tous dans le Tibre !… Pourquoi diantre — ne pouvait-il pas leur parler doucement ?

Reviennent Brutus et Sicinius, suivis de la foule.

SICINIUS
588Où est ce reptile — qui voulait dépeupler la cité, et, — seul, y être tout le monde ?

MÉNÉNIUS
589Dignes tribuns…

SICINIUS
590— Il va être précipité de la roche Tarpéienne — par des mains rigoureuses : il a résisté à la loi, — et aussi la loi, sans autre forme de procès, — le livre à la sévérité de la puissance publique — qu’il a bravée.

PREMIER CITOYEN
591Il apprendra — que les nobles tribuns sont la bouche du peuple, — et que nous sommes ses bras.

TOUS
592Oui, certes, il l’apprendra.

MÉNÉNIUS
593Monsieur ! Monsieur !

SICINIUS
594Silence.

MÉNÉNIUS
595— Ne criez pas hallali ! quand vous devriez — modérer votre meute.

SICINIUS
596Comment se fait-il, monsieur, que vous ayez aidé — à cette évasion ?

MÉNÉNIUS
597Laissez-moi parler : — si je connais les qualités du consul, — je puis aussi dire ses défauts…

SICINIUS
598Du consul ? quel consul ?

MÉNÉNIUS
599— Le consul Coriolan.

BRUTUS
600Lui, consul !

LES CITOYENS
601Non, non, non, non, non.

MÉNÉNIUS
602— Avec la permission des tribuns et la vôtre, bon peuple, — j’implore la faveur de dire un mot ou deux : — le pis qui vous en puisse advenir — sera la perte d’un moment.

SICINIUS
603Parlez donc brièvement ; — car nous sommes déterminés à en finir — avec cette vipère, avec ce traître ! À le bannir — il n’y aurait que des dangers ; le garder ici, — ce serait notre perte certaine : il est donc arrêté — qu’il mourra ce soir.

MÉNÉNIUS
604Aux dieux bons ne plaise — que notre illustre Rome, dont la gratitude — envers ses fils méritants a pour registre — le livre même de Jupiter, en vienne, mère dénaturée, — à dévorer ses enfants !

SICINIUS
605— C’est un mal qui doit être coupé à la racine.

MÉNÉNIUS
606— Oh ! ce n’est qu’un membre malade : — le couper serait mortel, le guérir est aisé. — Quel tort a-t-il eu envers Rome, qui mérite la mort ? — Celui de tuer nos ennemis ? Le sang qu’il a perdu, — (et il en a perdu, j’ose le dire, bien plus — qu’il ne lui en reste), il l’a versé pour son pays. — Si son pays lui faisait perdre le reste, — ce serait pour nous tous, complices ou témoins, — l’infamie jusqu’à la fin du monde.

SICINIUS
607Tout cela porte à faux.

BRUTUS
608— Complètement à côté. Tant qu’il a aimé son pays, — son pays l’a honoré.

SICINIUS
609Le pied — une fois gangrené, on ne tient pas compte des services — qu’il a rendus.

BRUTUS
610Nous n’écoulerons plus rien. — Poursuivons-le et arrachons-le de chez lui : — empêchons que son infection, contagieuse par nature, — ne se propage.

MÉNÉNIUS
611Un mot encore, un mot. — Dès que cette rage à bonds de tigre reconnaîtra — la folie d’un élan irréfléchi, elle voudra, mais trop tard, — attacher des poids de plomb à ses talons. Procédez dans les formes. — Craignez, comme Coriolan est aimé, de déchaîner les factions, — et de faire saccager la grande Rome par des Romains.

BRUTUS
612S’il en était ainsi…

SICINIUS
613 à Ménénius Que rabâchez-vous ? — N’avons-nous pas déjà un exemple de son obéissance ? — Nos édiles frappés ! nous-mêmes repoussés !… Allons.

MÉNÉNIUS
614— Considérez ceci : il a été élevé dans les camps, — depuis qu’il peut tenir une épée, et il est mal initié — aux secrets du langage : il jette pèle-mêle — la farine et le son. Autorisez-moi — à aller le trouver, et je me charge de l’amener — pour rendre ses comptes pacifiquement, dans la forme légale, — à ses risques et périls.

PREMIER SÉNATEUR
615Nobles tribuns — cette marche est la seule humaine : l’autre voie — est trop sanglante, et c’est s’engager — dans l’inconnu que la prendre.

SICINIUS
616Noble Ménénius, — soyez donc comme le représentant du peuple. Aux Citoyens — Déposez vos armes, mes maîtres.

BRUTUS
617Ne rentrez pas encore.

SICINIUS
618— Rassemblez-vous sur la place publique. À Ménénius C’est là que nous vous attendrons, — et, si vous n’amenez pas Marcius, nous procéderons — par notre premier moyen.

MÉNÉNIUS
619Je vous l’amènerai. Aux Sénateurs Laissez-moi solliciter votre compagnie. Il faut qu’il vienne, — ou les plus grands malheurs arriveront.

PREMIER SÉNATEUR
620De grâce, allons le trouver.

Ils sortent.

Scène XV.

[Chez Volumnie.]
Entrent Coriolan et les Patriciens.

CORIOLAN
621— Quand ils s’acharneraient tous à mes oreilles ; quand ils me présenteraient — la mort sur la roue ou à la queue des chevaux sauvages ; — quand ils entasseraient dix collines sur la roche Tarpéienne, — en sorte que le précipice s’enfonçât — à perte de vue, je serai toujours — le même à leur égard !

Entre Volumnie.

PREMIER PATRICIEN
622Vous n’en serez que plus noble.

CORIOLAN
623— Je m’étonne que ma mère — ne m’approuve pas davantage, elle qui, d’habitude, — traitait ces gens-là de serfs à laine, de créatures bonnes — à vendre et à acheter quelques oboles, faites pour paraître, tête nue, — dans les réunions et rester bouche béante, immobiles de surprise, — quand un homme de mon ordre se lève — pour traiter de la paix ou de la guerre ! À Volumnie Je parle de vous. — Pourquoi me souhaitez-vous plus de douceur ? Me voudriez-vous — traître à ma nature ? Dites-moi plutôt de paraître — l’homme que je suis.

VOLUMNIE
624— Oh ! seigneur, seigneur, seigneur, — j’aurais voulu vous voir fixer solidement votre pouvoir, — au lieu de l’user ainsi.

CORIOLAN
625Laissez faire.

VOLUMNIE
626— Vous auriez été suffisamment l’homme que vous êtes, — en vous efforçant moins de l’être. Vos dispositions — eussent rencontré moins d’obstacles, si, — pour les révéler, vous aviez attendu — qu’ils fussent impuissants à vous résister.

CORIOLAN
627À la potence les drôles !

VOLUMNIE
628Oui, et au bûcher !

Entrent Ménénius et des Sénateurs.

MÉNÉNIUS
629— Allons, allons, vous avez été trop brusque, un peu trop brusque ; — il faut revenir avec nous et faire réparation.

PREMIER SÉNATEUR
630Il n’y a pas d’autre remède. — Sans cela notre belle cité — s’écroule en deux moitiés et périt.

VOLUMNIE
631Laissez-vous persuader. — J’ai un cœur aussi peu souple que le vôtre, — mais j’ai un cerveau qui sait diriger ma colère — au profit de mes intérêts.

MÉNÉNIUS
632Bien dit, noble femme. Montrant Coriolan — Plutôt que de le voir ainsi fléchir devant la plèbe, — si une crise violente n’exigeait ce topique — pour le salut de l’État, j’endosserais mon armure — qu’à peine je puis porter.

CORIOLAN
633— Que dois-je faire ?

MÉNÉNIUS
634Retourner près des tribuns.

CORIOLAN
635Soit ! — et après ? et après ?

MÉNÉNIUS
636Rétracter ce que vous avez dit.

CORIOLAN
637— Me rétracter ! je ne saurais le faire pour les dieux : — puis-je donc le faire pour eux ?

VOLUMNIE
638Vous êtes trop absolu ; — j’approuve l’excès de cette noble hauteur, — excepté quand parle la nécessité. Je vous ai ouï dire — que l’honneur et l’artifice, comme deux amis inséparables, — se soutiennent à la guerre. J’accorde cela, mais dites-moi — quel inconvénient s’oppose — à ce qu’ils se combinent dans la paix.

CORIOLAN
639Bah ! bah !

MÉNÉNIUS
640Excellente question.

VOLUMNIE
641— Si, dans vos guerres, l’honneur admet que vous paraissiez — ce que vous n’êtes pas, procédé que vous adoptez — pour mieux arriver à vos fins, pourquoi donc cet artifice — ne serait-il pas compatible avec l’honneur, dans la paix — aussi bien que dans la guerre, puisque, dans l’une comme dans l’autre — il est également nécessaire ?

CORIOLAN
642Pourquoi insister ainsi ?

VOLUMNIE
643— Parce qu’il vous est loisible de parler — au peuple, non d’après votre propre inspiration, — ni d’après les sentiments que vous souffle votre cœur, — mais en phrases murmurées du bout — des lèvres, syllabes bâtardes — désavouées par votre pensée intime. — Or, il n’y a pas là plus de déshonneur — qu’à vous emparer d’une ville par de douces paroles, — quand tout autre moyen compromettrait votre fortune et — exposerait nombre d’existences. — Moi, je dissimulerais avec ma conscience, — si mes destins et mes amis en danger l’exigeaient — de mon honneur. En ce moment tous vous adjurent par ma voix, — votre femme, votre fils, les sénateurs, les nobles. — Mais vous, vous aimez mieux montrer à nos badauds — une mine maussade que leur octroyer un sourire — pour obtenir leurs sympathies et prévenir — à ce prix tant de ruines imminentes.

MÉNÉNIUS
644Noble dame ! À Coriolan — Allons, venez avec nous ; avec une bonne parole, vous pouvez remédier, — non-seulement aux dangers du présent, mais aux maux — du passé.

VOLUMNIE
645Je t’en prie, mon fils, va te présenter à eux, ton bonnet à la main ; — et, le leur tendant ainsi, — effleurant du genou les pierres (car en pareil cas — le geste, c’est l’éloquence, et les yeux des ignorants — sont plus facilement instruits que leurs oreilles), secouant la tête, — et frappant ainsi maintes fois ta poitrine superbe, — sois humble comme la mûre — qui cède au moindre attouchement. Ou bien dis-leur — que tu es leur soldat, et qu’étant élevé dans les batailles, — tu n’as pas ces douces façons que, tu l’avoues, — ils pourraient en toute convenance exiger de toi — quand tu leur demandes leurs faveurs, mais qu’en vérité tu veux — désormais leur appartenir et leur consacrer entièrement — ton pouvoir et ta personne.

MÉNÉNIUS
646Ah ! faites seulement — comme elle dit, et tous leurs cœurs sont à vous ; — car ils sont aussi prompts à pardonner, dès qu’on les implore, — qu’à récriminer au moindre prétexte.

VOLUMNIE
647Va et suis nos conseils, — je t’en supplie, bien certaine que tu aimerais mieux toutefois — poursuivre ton ennemi dans un gouffre enflammé — que le flatter dans un salon. Voici Cominius.

Entre Cominius.

COMINIUS
648— Je viens de la place publique, et il faut, monsieur, — vous entourer d’un parti puissant, ou chercher votre salut, — soit dans la modération, soit dans l’absence : la fureur est universelle.

MÉNÉNIUS
649— Rien qu’une bonne parole !

COMINIUS
650Je crois qu’elle suffira, s’il — peut y plier son humeur.

VOLUMNIE
651Il le doit et il le voudra. — Je vous en prie, dites que vous consentez, et allez-y vite.

CORIOLAN
652— Faut-il que j’aille leur montrer mon masque échevelé ? Faut-il — que ma langue infâme donne à mon noble cœur — un démenti qu’il devra endurer ? Soit ! j’y consens. — Pourtant s’il ne s’était agi que de sacrifier cette masse d’argile, — cette ébauche de Marcius, ils l’auraient plutôt réduite en poussière — et jetée au vent ! À la place publique ! — Vous m’avez imposé là un rôle que jamais — je ne jouerai naturellement.

COMINIUS
653Venez, venez, nous vous soufflerons.

VOLUMNIE
654— Je t’en prie, fils chéri. Tu as dit — que mes louanges t’avaient fait guerrier : eh bien, — pour avoir encore mes éloges, remplis un rôle — que tu n’as pas encore soutenu.

CORIOLAN
655Soit ! il le faut. — Arrière, ma nature ! À moi, — ardeur de la prostituée ! que ma voix martiale, — qui faisait chœur avec mes tambours, devienne grêle — comme un fausset d’eunuque ou comme la voix virginale — qui endort l’enfant au berceau ! que le sourire du fourbe — se fixe sur ma joue et que les larmes de l’écolier couvrent — mon regard de cristal ! qu’une langue de mendiant — se meuve entre mes lèvres ; et que mes genoux armés, — qui ne se pliaient qu’à l’étrier, fléchissent — comme pour une aumône reçue !… Non, je n’en ferai rien : — je ne veux pas cesser d’honorer ma conscience, — ni enseigner à mon âme, par l’attitude de mon corps, — une ineffaçable bassesse.

VOLUMNIE
656À ton gré donc ! — Il est plus humiliant pour moi de t’implorer — que pour toi de les supplier. Que tout tombe en ruine. — Tu sacrifieras ta mère à ton orgueil avant de l’effrayer par ta dangereuse — obstination ; car je me moque de la mort — aussi insolemment que toi. Fais comme tu voudras. — Ta vaillance vient de moi, tu l’as sucée avec mon lait, — mais tu dois ton orgueil à toi seul.

CORIOLAN
657De grâce, calmez-vous. — Mère, je me rends à la place publique ; — ne me grondez plus. Je vais escamoter leurs sympathies, — escroquer leurs cœurs, et revenir adoré — de tous les ateliers de Rome. Voyez, je pars : — recommandez-moi à ma femme. Je reparaîtrai consul, — ou ne vous fiez plus jamais à ce que peut ma langue — en fait de flatterie.

VOLUMNIE
658Faites comme vous voudrez.

Elle sort.

COMINIUS
659— Partons ! les tribuns vous attendent : disposez-vous — à répondre avec douceur ; car ils vous préparent — des accusations plus graves, m’a-t-on dit, que celles qui pèsent sur vous déjà.

CORIOLAN
660— Le mot d’ordre est douceur ! Partons, je vous prie : — qu’ils m’accusent par calomnie, moi, — je leur répondrai sur mon honneur.

MÉNÉNIUS
661Oui, mais avec douceur.

CORIOLAN
662— Avec douceur, soit ! avec douceur.

Ils sortent.

Scène XVI.

[Le forum.]
Entrent Sicinius et Brutus.

BRUTUS
663— Chargez-le à fond sur ce chef, qu’il aspire — à un pouvoir tyrannique. S’il nous échappe là, — insistez sur sa haine du peuple — et sur ce que les dépouilles, conquises sur les Antiates, — n’ont jamais été distribuées.

Entre un Édile.

BRUTUS
664— Eh bien, viendra-t-il ?

L’ÉDILE
665Il vient.

BRUTUS
666Accompagné ?

L’ÉDILE
667— Du vieux Ménénius et des sénateurs — qui l’ont toujours appuyé.

SICINIUS
668Avez-vous la liste — de toutes les voix dont nous nous sommes assurés, — la liste par tête ?

L’ÉDILE
669Je l’ai ; elle est prête.

SICINIUS
670— Les avez-vous réunies par tribus ?

L’ÉDILE
671Oui.

SICINIUS
672— À présent assemblez le peuple sur la place. — Et quand tous m’entendront dire : nous déclarons qu’il en sera ainsi, — de par les droits et l’autorité de la commune , que ce soit — la mort, l’amende ou le bannissement, qu’ils m’approuvent. — Si je dis l’amende, qu’ils crient l’amende ! si je dis la mort, qu’ils crient la mort ! — en insistant sur leur antique prérogative — et leur compétence dans cette cause.

L’ÉDILE
673Je vais les prévenir.

BRUTUS
674— Et dès qu’une fois ils auront commencé à crier, — qu’ils ne cessent pas, avant d’avoir par leurs clameurs confuses — exigé l’exécution immédiate — de la sentence prononcée par nous, quelle qu’elle soit.

L’ÉDILE
675Très-bien.

SICINIUS
676— Animez-les et préparez-les à répondre au signal, — dès que nous l’aurons donné.

BRUTUS
677Faites vite. L’Édile sort — Mettons-le en colère sur-le-champ. Il a été habitué — à toujours dominer et avoir tout son soûl — de contradiction. Une fois échauffé, il ne peut plus — subir le frein de la modération ; alors il dit — ce qu’il a dans le cœur ; et c’en est assez, — grâce à nous, pour qu’il se rompe le cou.

Entrent Coriolan, Ménénius, Cominius, des Sénateurs et des Patriciens.

SICINIUS
678— Bien, le voici.

MÉNÉNIUS
679 à Coriolan Du calme, je vous en conjure.

CORIOLAN
680 à part, à Ménénius — Oui, comme en a le cabaretier qui, pour la plus chétive monnaie, — avale du coquin au volume. Haussant la voix Que les dieux honorés — veillent au salut de Rome, et sur les sièges de la justice — placent des hommes de bien ! qu’ils sèment l’affection parmi nous ! — qu’ils encombrent nos vastes temples de processions pacifiques, — et non nos rues de discordes !

PREMIER SÉNATEUR
681Amen, amen !

MÉNÉNIUS
682Noble souhait !

Revient l’Édile, suivi des Citoyens.

SICINIUS
683— Approchez, peuple.

L’ÉDILE
684— Écoutez vos tribuns. Attention ! paix ! vous dis-je.

CORIOLAN
685— Laissez-moi parler d’abord.

LES DEUX TRIBUNS
686Soit, parlez… Holà ! silence !

CORIOLAN
687— Les accusations que je vais entendre seront-elles les dernières ? — doit-on en finir aujourd’hui ?

SICINIUS
688Je demande, moi, — si vous vous soumettez à la voix du peuple, — si vous reconnaissez ses magistrats et consentez — à subir une censure légale pour toutes les fautes — qui seront prouvées à votre charge.

CORIOLAN
689J’y consens.

MÉNÉNIUS
690— Là, citoyens ! il dit qu’il y consent. — Considérez ses services militaires ; — songez aux cicatrices que porte son corps et qui apparaissent — comme des fosses dans un cimetière sacré.

CORIOLAN
691Égratignures de ronces, — blessures pour rire !

MÉNÉNIUS
692Considérez en outre — que, s’il ne parle pas comme un citadin, — il se montre à vous comme un soldat. Ne prenez pas — pour l’accent de la haine son brusque langage, — qui, vous dis-je, convient à un soldat, — sans être injurieux pour vous.

COMINIUS
693Bien, bien, assez.

CORIOLAN
694Comment se fait-il — que, m’ayant nommé consul d’une voix unanime, — vous me fassiez, moins d’une heure après, l’affront — de me révoquer ?

SICINIUS
695C’est à vous de nous répondre.

CORIOLAN
696C’est juste, parlez donc.

SICINIUS
697— Nous vous accusons d’avoir cherché à supprimer, — dans Rome, toutes les magistratures constituées, et — à vous investir d’un pouvoir tyrannique : — en quoi nous vous déclarons traître au peuple.

CORIOLAN
698— Comment, traître ?

MÉNÉNIUS
699Voyons, de la modération : votre promesse !

CORIOLAN
700— Que les flammes de l’infime enfer enveloppent le peuple ! — M’appeler traître !… — Insolent tribun, — quand il y aurait vingt mille morts dans tes yeux, — vingt millions de morts dans tes mains crispées et deux fois autant — sur ta langue calomnieuse, je te dirais — que tu en as menti, aussi hautement — que je prie les dieux !

SICINIUS
701Remarquez-vous cela, peuple ?

LES CITOYENS
702À la roche ! À la roche !

SICINIUS
703Silence ! — Nous n’avons pas besoin de mettre un nouveau grief à sa charge. — Rappelez-vous ce que vous lui avez vu faire et ouï dire : — il a frappé vos officiers, vous a conspués vous-mêmes ; — il a résisté aux lois par la violence et bravé ici — l’autorité suprême dont il relève. — Tous ces crimes de nature capitale — méritent le dernier supplice.

BRUTUS
704— Pourtant, comme il a bien servi Rome…

CORIOLAN
705— Que rabâchez-vous de services ?

BRUTUS
706— Je parle de ce que je sais.

CORIOLAN
707Vous ?

MÉNÉNIUS
708— Est-ce là la promesse que vous aviez faite à votre mère ?

COMINIUS
709— Sachez, je vous prie…

CORIOLAN
710Je ne veux rien savoir. — Qu’ils me condamnent, aux abîmes de la mort tarpéienne, — à l’exil du vagabond, à l’écorchement, aux langueurs du prisonnier — lentement affamé, je n’achèterai pas — leur merci au prix d’un mot gracieux ; — non, pour tous les dons dont ils disposent, je ne ravalerais pas ma fierté — jusqu’à leur dire : Bonjour !

SICINIUS
711Attendu — qu’à diverses reprises, et autant qu’il était en lui, — il a conspiré contre le peuple, cherchant les moyens — de lui arracher le pouvoir ; que tout récemment — il a usé d’une violence coupable, non-seulement — en présence de la justice auguste, mais contre les ministres — qui la rendent ; au nom du peuple, — et en vertu de nos pouvoirs, nous, tribuns, nous — le bannissons, dès cet instant, de notre cité, et lui défendons, — sous peine d’être précipité — de la roche Tarpéienne, de jamais — rentrer dans notre Rome. Au nom du peuple, — je dis qu’il en soit ainsi.

LES CITOYENS
712Qu’il en soit ainsi, — qu’il en soit ainsi !… Qu’il s’en aille !… — il est banni !… Qu’il en soit ainsi !

COMINIUS
713— Écoutez-moi, mes maîtres, mes amis les plébéiens…

SICINIUS
714— Il est condamné : il n’y a plus rien à entendre.

COMINIUS
715Laissez-moi parler : — j’ai été consul et je puis montrer — sur moi les marques des ennemis de Rome. J’ai — pour le bien de mon pays un amour plus tendre, — plus religieux, plus profond que pour ma propre existence, — pour ma femme chérie, pour le fruit de ses entrailles — et le trésor de mes flancs ; si donc je — vous dis que…

SICINIUS
716Nous devinons votre pensée : que direz-vous ?

BRUTUS
717— Il n’y a plus rien à dire, sinon qu’il est banni — comme ennemi du peuple et de son pays. — Il faut qu’il en soit ainsi.

LES CITOYENS
718Qu’il en soit ainsi ! qu’il en soit ainsi !

CORIOLAN
719— Vile meute d’aboyeurs ! Vous dont j’abhorre l’haleine — autant que l’émanation des marais empestés, et dont j’estime les sympathies — autant que les cadavres sans sépulture — qui infectent l’air, c’est moi qui vous bannis ! — Restez ici dans votre inquiétude ! — Que la plus faible rumeur mette vos cœurs en émoi ! — Que vos ennemis, du mouvement de leurs panaches, — éventent votre lâcheté jusqu’au désespoir ! Gardez le pouvoir — de bannir vos défenseurs jusqu’à ce qu’enfin — votre ineptie, qui ne comprend que ce qu’elle sent, — se tourne contre vous-mêmes, — et, devenue votre propre ennemie, vous livre, — captifs humiliés, à quelque nation, — qui vous aura vaincus sans coup férir ! C’est par mépris — pour vous que je tourne le dos à votre cité. — Il est un monde ailleurs.

Sortent Coriolan, Cominius, Ménénius, les sénateurs et les patriciens.

LES ÉDILES
720— L’ennemi du peuple est parti, est parti !

LES CITOYENS
721— Notre ennemi est banni ! il est parti ! hohé ! hohé !

Acclamation générale. La foule jette ses bonnets en l’air.

SICINIUS
722— Allez, reconduisez-le jusqu’aux portes, en le poursuivant — de vos mépris, comme il vous a poursuivis des siens ; — molestez-le comme il le mérite… Qu’une garde — nous escorte à travers la ville.

LES CITOYENS
723— Allons, allons, reconduisons-le jusqu’aux portes, allons. — Les dieux protègent nos nobles tribuns !… Allons.

Ils sortent.

Scène XVII.

[Une porte de Rome.]
Entrent Coriolan, Volumnie, Virgilie, Ménénius, Cominius et plusieurs jeunes patriciens.

CORIOLAN
724— Allons, ne pleurez plus : abrégeons cet adieu… La bête — aux mille têtes me pousse dehors… Ah ! ma mère, — où est donc votre ancien courage ? Vous aviez coutume — de dire que l’adversité était l’épreuve des âmes, — que les hommes vulgaires pouvaient supporter de vulgaires occurrences ; — que, quand la mer est calme, tous les navires — sont également bons voiliers, mais que, quand la fortune assène — ses coups les plus rudes, il faut, pour se laisser frapper avec patience, — une noble magnanimité : sans cesse vous chargiez ma mémoire — de ces préceptes destinés à rendre invincible — le cœur qui les comprendrait !

VIRGILIE
725— Ô cieux ! ô cieux !

CORIOLAN
726Voyons, je t’en prie, femme…

VOLUMNIE
727— Que la peste rouge frappe tous les artisans de Rome, — et que périssent tous les métiers !

CORIOLAN
728Bah, bah, bah ! — Ils m’aimeront dès qu’ils ne m’auront plus. Allons, ma mère, — reprenez ce courage qui vous faisait dire — que, si vous aviez été la femme d’Hercule, — vous auriez accompli six de ses travaux pour alléger — d’autant la besogne de votre époux… Cominius, — pas d’abattement : adieu !… Adieu, ma femme ! ma mère ! — Je m’en tirerai… Mon vieux et fidèle Ménénius, — tes larmes sont plus âcres que celles d’un jeune homme ; — elles enveniment tes yeux… À Cominius Mon ancien général, — je t’ai vu souvent assister impassible — à des spectacles déchirants : dis à ces tristes femmes — qu’il est aussi puéril de déplorer des revers inévitables — que d’en rire… Ma mère, vous savez bien — que mes aventures ont toujours fait votre joie ; et — croyez-le fermement, parti dans l’isolement, — je serai comme le dragon solitaire qui, du fond de son marécage, — jette l’effroi, et fait parler de lui plus qu’il ne se fait voir ! Ou votre fils — parviendra à dominer la multitude, où il sera pris — aux pièges cauteleux de la trahison.

VOLUMNIE
729Ô le premier des fils, — où iras-tu ? Laisse le bon Cominius — t’accompagner un peu : et fixe avec lui ton itinéraire — au lieu de t’exposer à tous les accidents — qui peuvent surgir devant toi sur une route hasardeuse.

CORIOLAN
730Ô dieux !

COMINIUS
731— Je t’accompagnerai pendant un mois ; et nous déciderons ensemble — où tu résideras, que tu puisses recevoir de nos nouvelles — et nous donner des tiennes. De cette façon, si l’avenir nous offre — une chance pour te rappeler, nous n’aurons pas à fouiller — le vaste univers pour trouver un seul homme ; — et nous ne perdrons pas l’occasion, toujours prête à se refroidir — pour un absent.

CORIOLAN
732Adieu. — Tu es chargé d’années ; et tu es trop épuisé — par les orgies de la guerre, pour t’en aller à l’aventure avec un homme — resté dans sa force : conduis-moi seulement jusqu’aux portes. — Venez, ma femme chérie, ma mère bien-aimée, et vous, — mes amis de noble aloi ; et quand je serai hors des murs, — dites-moi adieu dans un sourire. Je vous en prie, venez. — Tant que je serai debout sur la terre, — vous entendrez dire maintes choses de moi, mais pas une — qui ne soit d’accord avec mon passé.

MÉNÉNIUS
733Jamais plus nobles paroles — ne retentirent à l’oreille humaine. Allons, ne pleurons pas… — Si je pouvais secouer seulement sept années — de ces vieux bras et de ces vieilles jambes, dieux bons ! — je te suivrais pas à pas.

CORIOLAN
734Donne-moi ta main… — Allons !

Ils sortent.

Scène XVIII.

[Un faubourg de Rome.]
Entrent Sicinius, Brutus et un Édile.

SICINIUS
735 à l’édile — Renvoyez-les tous chez eux : il est parti, et nous n’irons pas plus loin. À Brutus — Les nobles sont furieux : nous le voyons, ils se sont rangés de son parti.

BRUTUS
736Maintenant que nous avons prouvé notre pouvoir, — soyons, après l’action, plus humbles — que dans l’action.

SICINIUS
737 à l’édile Renvoyez-les chez eux : — dites-leur que leur grand ennemi est parti, et qu’ils — gardent entière leur ancienne puissance.

BRUTUS
738Congédiez-les. L’Édile sort. Entrent Volumnie, Virgilie et Ménénius — Voici sa mère.

SICINIUS
739Évitons-la.

BRUTUS
740Pourquoi ?

SICINIUS
741— On dit qu’elle est folle.

BRUTUS
742Elles nous ont aperçus : — pressez la pas.

VOLUMNIE
743 aux tribuns — Oh ! je vous rencontre à propos ! Que les dieux — payent votre zèle de tout le trésor de leurs fléaux !

MÉNÉNIUS
744Chut ! chut ! ne faites pas d’esclandre.

VOLUMNIE
745— Si les larmes ne m’empêchaient pas, vous en entendriez… — N’importe ! vous en entendrez. Brutus veut avancer, elle lui barre le chemin Vous voudriez partir !

VIRGILIE
746 se mettant devant Sicinius — Vous aussi, vous resterez… Ah ! que ne puis-je — en dire autant à mon mari !

SICINIUS
747Êtes-vous de l’humanité ?

VOLUMNIE
748— Imbécile !… n’est-ce pas une honte ! À Virgilie Écoutez-vous cet imbécile ? À Sicinius — Mon père n’était-il pas un homme ? Toi, quel renard il faut que tu sois — pour avoir ainsi banni un héros qui a frappé pour Rome plus de coups — que tu n’as dit de paroles !

SICINIUS
749Ô cieux tutélaires !

VOLUMNIE
750— Oui, plus de coups glorieux que tu n’as dit de paroles sensées !… — Je vais te dire… mais va-t’en… — Non, tu resteras… Je voudrais que mon fils — fût en Arabie et qu’il eût devant lui ta tribu — à la distance de sa bonne épée.

SICINIUS
751Qu’arriverait-il ?

VIRGILIE
752Qu’arriverait-il ? — Il aurait vite mis à néant ta postérité.

VOLUMNIE
753Oui, bâtards et autres ! — Ce vaillant, que de blessures il a reçues pour Rome !

MÉNÉNIUS
754— Allons ! allons ! la paix !

SICINIUS
755— Je voudrais qu’il eût continué — comme il avait commencé, et n’eût pas dénoué — le nœud glorieux qui lui attachait son pays.

BRUTUS
756Je le voudrais.

VOLUMNIE
757— Vous le voudriez ! C’est vous qui avez excité la canaille ; — âmes félines, capables d’apprécier son mérite — comme je le suis de comprendre les mystères que le ciel — refuse de révéler à la terre !

BRUTUS
758 à Sicinius. De grâce, partons.

VOLUMNIE
759— Oui, monsieur, de grâce, partez : — vous avez fait là un bel exploit. Mais, avant de partir, écoutez ceci : — autant le Capitole dépasse — la plus humble masure de Rome, autant mon fils, — le mari de cette femme que vous voyez ici, — mon fils, que vous avez banni, vous dépasse tous !

BRUTUS
760Bien, bien, nous vous quittons.

SICINIUS
761Pourquoi nous laisser ici harceler — par une créature qui a perdu l’esprit ?

VOLUMNIE
762Emportez avec vous mes prières : — je voudrais que les dieux n’eussent rien à faire — qu’à exaucer mes malédictions. Les tribuns sortent Si je pouvais seulement — les rencontrer une fois par jour, cela soulagerait mon cœur — du poids qui l’étouffe.

MÉNÉNIUS
763Vous leur avez parlé vertement, — et, ma foi, vous avez raison… Voulez-vous souper avec moi ?

VOLUMNIE
764— La colère est mon aliment ; j’en soupe à mes dépens, — et je m’affamerai à force de m’en gorger… Allons, partons. À Virgilie qui pleure — Séchez ces larmes piteuses, lamentez-vous, comme moi, en imprécations de Junon. Venez, venez, venez.

MÉNÉNIUS
765— Fi donc ! fi donc !

Ils sortent.

Scène XIX.

[La route de Rome à Antium.]
Un Romain et un Volsque se rencontrent.

LE ROMAIN
766Je vous connais fort bien, monsieur, et vous me connaissez ; votre nom, je crois, est Adrien.

LE VOLSQUE
767C’est vrai, monsieur. Ma foi, je ne vous remets pas.

LE ROMAIN
768Je suis un Romain ; mais je sers, comme vous, contre les Romains. Me reconnaissez-vous à présent ?

LE VOLSQUE
769Nicanor !… Non ?

LE ROMAIN
770Lui-même, monsieur.

LE VOLSQUE
771Vous aviez plus de barbe la dernière fois que je vous ai vu ; mais votre voix m’a fait deviner le personnage. Quelles nouvelles à Rome ? J’ai reçu du gouvernement volsque la mission d’aller vous y chercher. Vous m’avez heureusement épargné une journée de marche.

LE ROMAIN
772Il y a eu à Rome une formidable insurrection : le peuple contre les sénateurs, les patriciens et les nobles.

LE VOLSQUE
773Il y a eu ? Elle est donc terminée ? Notre gouvernement ne le croit pas : il fait d’immenses préparatifs militaires, et espère surprendre les Romains dans la chaleur de leurs divisions.

LE ROMAIN
774Le fort de l’incendie est passé, mais la moindre chose suffirait à le rallumer ; car les nobles ont tellement pris à cœur le bannissement de ce digne Coriolan, qu’ils sont mûrement disposés à retirer tout pouvoir au peuple et à lui enlever ses tribuns pour jamais. Le feu couve sous la cendre, je puis vous le dire, et est tout près d’éclater violemment.

LE VOLSQUE
775Coriolan est banni ?

LE ROMAIN
776Banni, monsieur.

LE VOLSQUE
777Vous serez le bienvenu avec cette nouvelle, Nicanor.

LE ROMAIN
778Les circonstances servent puissamment les Volsques. J’ai ouï dire que le moment le plus favorable pour corrompre une femme, c’est quand elle est en querelle avec son mari. Votre noble Tullus Aufidius va figurer avec avantage dans cette guerre, maintenant que Coriolan, son grand adversaire, n’est plus à la disposition de son pays.

LE VOLSQUE
779C’est certain. Je suis bien heureux de vous avoir ainsi rencontré accidentellement. Vous avez mis fin à ma mission, et je vais avec joie vous accompagner chez vous.

LE ROMAIN
780D’ici au souper, je vous dirai sur Rome les plus étranges choses, toutes en faveur de ses adversaires. Vous avez une armée sur pied, dites-vous ?

LE VOLSQUE
781Une armée vraiment royale : les centurions et leurs corps, déjà à la solde de l’État, occupent leurs postes distincts, prêts à marcher sur l’heure.

LE ROMAIN
782Je suis heureux d’apprendre qu’ils sont préparés, et je suis l’homme, je crois, qui va les mettre en mouvement. Monsieur, je suis aise de la rencontre, et charmé de votre compagnie.

LE VOLSQUE
783Vous m’enlevez là mon rôle, monsieur : c’est à moi surtout d’être charmé de la vôtre.

LE ROMAIN
784Eh bien, faisons route ensemble.

Ils sortent.

Scène XX.

[Antium. Devant la maison d’Aufidius.]
Entre Coriolan, déguisé sous de pauvres vêtements, la tête enveloppée d’un capuchon.

CORIOLAN
785Une belle ville est cet Antium. Ville, — c’est moi qui ai fait tes veuves : bien des héritiers — de ces superbes édifices ont, sous mes coups, — râlé et succombé. Ah ! ne me reconnais pas ; — tes femmes et tes enfants, armés de broches et de pierres, — me tueraient dans une bataille d’écoliers !

Entre un citoyen.

CORIOLAN
786Le ciel vous garde, monsieur.

LE CITOYEN
787— Vous aussi !

CORIOLAN
788Indiquez-moi, s’il vous plaît, — où demeure le grand Aufidius ; est-il à Antium ?

LE CITOYEN
789— Oui, et il festoie les nobles de l’État, — dans sa maison, ce soir même.

CORIOLAN
790Où est sa maison, je vous prie ?

LE CITOYEN
791— Ici, devant vous.

CORIOLAN
792Merci, monsieur. Adieu ! Le citoyen sort — Ô monde, que tu as de brusques vicissitudes ! Deux amis jurés, — qui semblent en ce moment n’avoir qu’un cœur dans leur double poitrine, — à qui les loisirs, le lit, les repas, les exercices, — tout est commun, dont l’amour a fait comme des jumeaux — inséparables, avant une heure, — pour une discussion d’obole, s’emporteront — jusqu’à la plus amère inimitié. De même, des adversaires furieux, — qu’empêchaient de dormir leur passion et leur acharnement — à s’entre-détruire, à la première occasion, — pour une billevesée valant à peine une écaille, deviendront les plus tendres amis, — et marieront ensemble leurs enfants. Il en est ainsi de moi : — je hais mon pays natal, et mes sympathies sont pour — cette ville ennemie. Se dirigeant vers la maison d’Aufidius Entrons ! s’il me tue, — il aura fait justice de moi ; s’il m’accueille, — je servirai son pays.

Il entre dans la maison.

Scène XXI.

[Antium. Le vestibule de la maison d’Aufidius.]
On entend de la musique.
Entre un serviteur.

PREMIER SERVITEUR
793Du vin, du vin, du vin ! quel service !… je crois que tous nos gaillards sont endormis.

Il sort.
Entre un autre serviteur.

DEUXIÈME SERVITEUR
794Où est Cotus ? mon maître l’appelle. Cotus !

Il sort.
Entre Coriolan le visage toujours voilé.

CORIOLAN
795— Excellente maison ! Le festin sent bon : mais je n’ai pas — la mine d’un convive. —

Rentre le premier serviteur.

LE PREMIER SERVITEUR
796Que voulez-vous, l’ami ? D’où êtes-vous ? Ce n’est pas ici votre place. Je vous prie, regagnez la porte.

CORIOLAN
797à part. — Tu ne mérites pas ici un meilleur accueil, — Coriolan. —

Rentre le second serviteur.

LE SECOND SERVITEUR
798D’où êtes-vous, monsieur ?… Le portier a-t-il ses yeux dans sa tête, qu’il laisse entrer de pareils compagnons ? Sortez, je vous prie.

CORIOLAN
799Détalez!

DEUXIÈME SERVITEUR
800Détalez, détalez vous-même.

CORIOLAN
801Tu deviens agaçant.

DEUXIÈME SERVITEUR
802Ah ! vous êtes si fier ! Je vais vous faire parler tout à l’heure.

Entrent un troisième serviteur qui se croise avec le premier.

TROISIÈME SERVITEUR
803 montrant Coriolan Quel est ce gaillard ?

PREMIER SERVITEUR
804Un original comme je n’en ai jamais vu : je ne puis le faire sortir de la maison. Je t’en prie, appelle mon maître.

TROISIÈME SERVITEUR
805 à Coriolan Qu’avez-vous à faire ici, camarade ? Videz la maison, je vous prie.

CORIOLAN
806— Laissez-moi seulement rester debout ; je ne gâterai pas votre foyer. —

TROISIÈME SERVITEUR
807Qui êtes-vous ?

CORIOLAN
808Un gentilhomme.

TROISIÈME SERVITEUR
809Merveilleusement pauvre !

CORIOLAN
810C’est vrai, je le suis.

TROISIÈME SERVITEUR
811Je vous en prie, mon pauvre gentilhomme, choisissez une autre station. Ce n’est pas ici votre place. Décampez, je vous prie ; allons.

CORIOLAN
812Allez donc faire votre fonction en vous empiffrant de restes refroidis.

Il le repousse.

TROISIÈME SERVITEUR
813Ah ! vous ne voulez pas ! Au deuxième serviteur Dis, je te prie, à mon maître, quel hôte étrange il a ici.

DEUXIÈME SERVITEUR
814J’y vais.

Il sort.

TROISIÈME SERVITEUR
815Où demeures-tu ?

CORIOLAN
816Sous le dôme.

TROISIÈME SERVITEUR
817Sous le dôme ?

CORIOLAN
818Oui.

TROISIÈME SERVITEUR
819Où ça ?

CORIOLAN
820Dans la cité des milans et des corbeaux.

TROISIÈME SERVITEUR
821Dans la cité des milans et des corbeaux ?… Quel âne !… Alors tu demeures aussi avec les buses ?

CORIOLAN
822Non, je ne sers pas ton maître.

TROISIÈME SERVITEUR
823Comment, monsieur ! avez-vous affaire à mon maître ?

CORIOLAN
824Oui-dà : c’est une occupation plus honnête que d’avoir affaire à ta maîtresse. Tu bavardes, tu bavardes, retourne à tes assiettes, va !

Il le jette dehors.
Entrent Aufidius et le second serviteur.

AUFIDIUS
825Où est ce gaillard ?

DEUXIÈME SERVITEUR
826 montrant Coriolan Le voici, monsieur. Je l’aurais battu comme un chien, si je n’avais craint de troubler nos seigneurs.

AUFIDIUS
827 à Coriolan D’où viens-tu ? que veux-tu ? ton nom ?… Pourquoi ne parles-tu pas ? Parle, l’homme ! quel est ton nom ?

CORIOLAN
828 découvrant son visage Tullus, si tu ne me connais point encore, et ne crois point, à me voir, que je sois celui que je suis, la nécessité me force à me nommer.

AUFIDIUS
829Quel est ton nom ?

Les serviteurs se retirent.

CORIOLAN
830— Un nom qui détonne aux oreilles des Volsques — et qui sonne mal aux tiennes.

AUFIDIUS
831Parle, quel est ton nom ? — Tu as une farouche apparence, et ton visage respire — le commandement. Bien que tes voiles soient en lambeaux, — tu parais un noble vaisseau. Quel est ton nom ?

CORIOLAN
832— Prépare ton front à s’assombrir : est-ce que tu ne me reconnais pas ?

AUFIDIUS
833— Je ne te reconnais pas… Ton nom ?

CORIOLAN
834— Je suis Caïus Marcius, qui ai fait, — à toi en particulier, et à tous les Volsques, — beaucoup de mal et de dommage, ainsi que l’atteste — mon surnom, Coriolan ! De tant de travaux endurés, — de tant de dangers courus, de tant de sang — versé pour mon ingrate patrie, je n’ai recueilli d’autre récompense — que ce surnom, éclatant souvenir — qui témoigne la malveillance et la haine — que tu dois avoir contre moi. Il ne m’est demeuré que ce nom : — l’envie et l’outrage du peuple romain, — autorisés par la lâcheté de notre noblesse qui — m’a tout entière abandonné, ont dévoré le reste : — oui, nos nobles ont souffert que je fusse chassé — de Rome par les huées des manants. C’est cette extrémité — qui m’a amené à ton foyer, non dans l’espoir — (ne va pas t’y méprendre) de sauver ma vie ; car, si — j’eusse eu peur de mourir, tu es de tous les hommes — celui que j’aurais le plus évité ; mais c’est par pure animosité, — pour le désir que j’ai de me venger de mes prescripteurs, — que je viens à toi. Par quoi, si tu as — le ressentiment au cœur, si tu veux une réparation — pour les dommages qui t’ont été faits, si tu veux mettre un terme au démembrement honteux de ta patrie, n’hésite pas — à te servir de mes calamités, et fais en sorte — que mes services vengeurs aident — à ta prospérité ; car je veux faire la guerre — à ma patrie gangrenée avec l’acharnement — de tous les démons de l’enfer. Mais, si d’aventure — tu te rends, si tu es las — de tenter la fortune, aussi suis-je, quant à moi, — tout à fait las de vivre ; j’offre — ma gorge à ton épée et à ta vieille rancune. — Frappe ! m’épargner serait folie, — moi qui t’ai toujours poursuivi de ma haine, — qui ai tiré des tonnes de sang du sein de ton pays, — et qui ne puis vivre que pour ta honte, si je ne puis — vivre pour te servir !

AUFIDIUS
835Ô Marcius, Marcius, — chaque mot que tu as dit a arraché de mon cœur — une racine de ma vieille inimitié. Si Jupiter — du haut de la nue me disait des choses divines — en ajoutant: c’est vrai, je ne le croirais pas plus fermement — que toi, auguste Marcius… Oh ! laisse-moi enlacer — de mes bras ce corps contre lequel — ma lance a cent fois brisé son frêne, — en effrayant la lune de ses éclats ! Laisse-moi étreindre — cette enclume de mon glaive, et rivaliser — avec toi de tendresse aussi ardemment, aussi noblement — que j’ai jamais, dans mes ambitieux efforts, — lutté de valeur avec toi ! Sache-le, — j’aimais la vierge que j’ai épousée ; jamais amoureux — ne poussa plus sincères soupirs ; mais à te voir ici, — toi, le plus noble des êtres, mon cœur bondit avec plus de ravissement — qu’au jour où je vis pour la première fois ma fiancée — franchir mon seuil. Apprends, ô Mars, — que nous avons une armée sur pied, et que j’avais résolu — une fois encore de t’arracher ton bouclier, — au risque d’y perdre mon bras. Tu m’as battu — douze fois, et depuis, toutes les nuits, j’ai — rêvé de rencontres entre toi et moi : — nous nous culbutions dans mon sommeil, — débouclant nos casques, nous empeignant à la gorge, — et je m’éveillais à demi mort du néant ! Digne Marcius, — n’eussions-nous d’autres griefs contre Rome — que ton bannissement, nous réunirions tous nos hommes — de douze à soixante-dix ans, et nous répandrions la guerre — dans les entrailles de cette ingrate Rome, — comme un flot débordé… Oh ! viens, entre, — viens serrer les mains amies de nos sénateurs, — dont je recevais ici les adieux, — me préparant à marcher contre le territoire romain, — sinon contre Rome elle-même.

CORIOLAN
836Dieux ! vous me bénissez !

AUFIDIUS
837— Si donc, preux sublime, tu veux prendre — le commandement de tes propres représailles, accepte — la moitié de mes pouvoirs ; et d’accord avec ton expérience suprême, puisque tu connais — la force et la faiblesse de ton pays, règle toi-même ta marche, — soit pour aller frapper aux portes de Rome, — soit pour envahir violemment les extrémités de son domaine, — et l’épouvanter avant de la détruire. Mais viens, — que je te présente d’abord à ceux qui — diront oui ! à tous tes désirs. Sois mille fois le bienvenu ! — Je te suis plus ami que jamais je ne te fus ennemi, — et c’est beaucoup dire, Marcius. Ta main ! Sois le très-bien venu !

Sortent Coriolan et Aufidius.

PREMIER SERVITEUR
838 s’avançant Voilà un étrange changement !

DEUXIÈME SERVITEUR
839Par mon bras, j’ai failli le bâtonner, et pourtant j’avais dans l’idée que ses habits nous trompaient sur son compte.

PREMIER SERVITEUR
840Quel poignet il a ! Avec un doigt et le pouce, il m’a fait tourner comme une toupie.

DEUXIÈME SERVITEUR
841Ah ! je voyais bien à sa mine qu’il y avait en lui quelque chose. Il avait, mon cher, une espèce de mine… à ce qu’il me semblait… je ne sais comment dire pour la qualifier.

PREMIER SERVITEUR
842C’est vrai. Il avait l’air pour ainsi dire… Je veux être pendu si je ne soupçonnais pas qu’il y avait en lui plus que je ne pouvais soupçonner.

DEUXIÈME SERVITEUR
843Et moi aussi, je le jure. C’est tout simplement l’homme le plus extraordinaire du monde.

PREMIER SERVITEUR
844Je le crois : mais un plus grand guerrier que lui, vous en connaissez un !

DEUXIÈME SERVITEUR
845Qui ? mon maître !

PREMIER SERVITEUR
846Ah ! il n’y a pas de comparaison.

DEUXIÈME SERVITEUR
847Il en vaut six comme lui.

PREMIER SERVITEUR
848Non, pas justement ; mais je le tiens pour un plus grand guerrier.

DEUXIÈME SERVITEUR
849Dame, voyez-vous, on ne sait comment dire pour expliquer ça : pour la défense d’une ville, notre général est excellent.

PREMIER SERVITEUR
850Oui-dà, et pour un assaut aussi.

Rentre le troisième serviteur.

TROISIÈME SERVITEUR
851Hé ! marauds, je puis vous dire des nouvelles ! des nouvelles, coquins !

LES DEUX AUTRES SERVITEURS
852Lesquelles ? lesquelles ? lesquelles ? Partageons.

TROISIÈME SERVITEUR
853Entre tous les peuples, je ne voudrais pas être Romain : j’aimerais autant être un condamné.

LES DEUX AUTRES SERVITEURS
854Pourquoi ? pourquoi ?

TROISIÈME SERVITEUR
855C’est que nous avons ici celui qui a si souvent étrillé notre général : Caïus Marcius !

PREMIER SERVITEUR
856Qu’est-ce que tu dis ? Étrillé notre général !

TROISIÈME SERVITEUR
857Je ne dis pas qu’il ait étrillé notre général ; mais il a toujours été capable de lui tenir tête.

DEUXIÈME SERVITEUR
858Bah! sommes-nous pas camarades et amis ?… Il a toujours été trop fort pour lui. Je le lui ai entendu dire à lui-même.

PREMIER SERVITEUR
859Pour dire la vérité sans détour, il a toujours été trop fort pour lui : devant Corioles, il l’a dépecé et haché comme une carbonnade.

DEUXIÈME SERVITEUR
860S’il avait eu des goûts de cannibale, il aurait pu le manger rôti.

PREMIER SERVITEUR
861Mais poursuis tes nouvelles.

TROISIÈME SERVITEUR
862Eh bien, il est traité ici comme s’il était le fils et l’héritier de Mars : on l’a mis au haut bout de la table ; pas un sénateur ne lui adresse une question sans se tenir tête chauve devant lui. Notre général le traite comme une maîtresse, lui touche la main avec adoration et l’écoute les yeux blancs d’extase. Mais l’important de la nouvelle, c’est que notre général est coupé en deux, et n’est plus que la moitié de ce qu’il était hier : car l’autre est devenu la seconde moitié, à la prière et du consentement de toute l’assistance. Il ira, dit-il, tirer les oreilles au portier de Rome : il veut tout faucher devant lui, tout raser sur son passage.

DEUXIÈME SERVITEUR
863Et il est capable de le faire autant qu’aucun mortel imaginable.

TROISIÈME SERVITEUR
864Capable de le faire ! il le fera. Car, voyez-vous, monsieur, il a autant d’amis que d’ennemis… lesquels amis, monsieur, pour ainsi dire… n’osaient pas… voyez-vous, monsieur… se montrer, comme on dit, ses amis, tant qu’il était en déconfiture.

PREMIER SERVITEUR
865En déconfiture ! Comment ça ?

TROISIÈME SERVITEUR
866Mais quand ils verront reparaître le cimier de ce héros pur sang, ils sortiront de leurs terriers comme des lapins après la pluie, et tous se mettront en danse avec lui.

PREMIER SERVITEUR
867Mais quand cela aura-t-il lieu ?

TROISIÈME SERVITEUR
868Demain, aujourd’hui, immédiatement. Vous entendrez battre le tambour cette après-midi. La chose est pour ainsi dire dans le menu de leur festin et doit être exécutée avant qu’ils se soient essuyé les lèvres.

DEUXIÈME SERVITEUR
869Bon ! nous allons donc revoir le monde en émoi ! La paix n’est bonne qu’à rouiller le fer, à multiplier les tailleurs et à faire pulluler les faiseurs de ballades.

PREMIER SERVITEUR
870Donnez-moi la guerre, vous dis-je ! Elle l’emporte sur la paix autant que le jour sur la nuit ; elle est leste, vigilante, sonore et pleine de nouveautés. La paix, c’est une apoplexie, une léthargie ; elle est fade, sourde, somnolente, insensible ; elle fait bien plus de bâtards que la guerre ne détruit d’hommes.

DEUXIÈME SERVITEUR
871C’est juste ; et si le viol peut s’appeler, en quelque sorte, un acte de guerre, on ne peut nier que la paix ne fasse bien des cocus.

PREMIER SERVITEUR
872Oui, et elle rend les hommes ennemis les uns des autres.

DEUXIÈME SERVITEUR
873Pourquoi ? parce qu’ils ont moins besoin les uns des autres. La guerre, coûte que coûte ! J’espère voir les Romains à aussi bas prix que les Volsques… On se lève de table ! on se lève de table !

TOUS
874Rentrons, rentrons.

Ils sortent.

Scène XXII.

[Une place publique.]
Entrent Sicinius et Brutus.

BRUTUS
875— Nous n’entendrons plus parler de lui, et nous n’avons plus à le craindre. — Il est réduit à l’impuissance par la paix actuelle — et par la tranquillité du peuple, naguère — livré à un désordre effréné. Grâce à nous, ses amis — sont confus de la prospérité publique : ils aimeraient mieux, — dussent-ils eux-mêmes en souffrir, voir — des bandes insurgées infester les rues que — nos artisans chanter dans leurs boutiques et aller — paisiblement à leurs travaux.

Entre Ménénius.

BRUTUS
876— Nous sommes restés fort à propos. N’est-ce pas là Ménénius ? —

SICINIUS
877C’est lui, c’est lui. Oh ! il est devenu très-aimable depuis quelque temps… Salut, messire !

MÉNÉNIUS
878Salut à tous deux !

SICINIUS
879Votre Coriolan ne manque guère qu’à ses amis : la république est debout ; et elle restera debout, dût-il enrager davantage !

MÉNÉNIUS
880Tout est bien, mais tout aurait été mieux, s’il avait pu temporiser.

SICINIUS.
881Où est-il, savez-vous ?

MÉNÉNIUS
882Non, je n’en sais rien ; sa mère et sa femme n’ont pas reçu de ses nouvelles.

Passent Trois ou quatre citoyens.

LES CITOYENS
883 aux tribuns. — Les dieux vous protègent tous deux !

SICINIUS
884Bonsoir, voisins.

BRUTUS
885— Bonsoir à vous tous ! bonsoir à vous tous !

PREMIER CITOYEN
886— Nous, nos femmes et nos enfants, nous sommes tenus — de prier pour vous deux à genoux.

SICINIUS
887Vivez et prospérez.

BRUTUS
888— Adieu, aimables voisins. Plût au ciel que Coriolan — vous eût aimés comme nous vous aimons !

LES CITOYENS
889Les dieux vous gardent !

LES DEUX TRIBUNS
890— Adieu ! adieu !

Les citoyens sortent.

SICINIUS
891Les temps sont plus heureux et plus agréables — qu’à l’époque où ces gaillards-là parcouraient les rues — en criant l’anarchie.

BRUTUS
892Caïus Marcius était — un digne officier dans la guerre, mais insolent, — gonflé d’orgueil, ambitieux au delà de toute idée, — égoïste.

SICINIUS
893Et aspirant à trôner seul — et sans assesseurs.

MÉNÉNIUS
894Je ne crois pas ça.

SICINIUS
895— Nous en aurions fait la lamentable — expérience, s’il était devenu consul.

BRUTUS
896Les dieux ont prévenu ce malheur, et Rome est calme — et sauve sans lui.

Entre un édile.

L’ÉDILE
897Dignes tribuns, — un esclave, que nous avons mis en prison, — rapporte que les Volsques, en deux corps séparés, — ont envahi le territoire romain, — et, par une guerre à outrance, — détruisent tout sur leur passage.

MÉNÉNIUS
898C’est Aufidius — qui, apprenant le bannissement de notre Marcius, — montre de nouveau ses cornes au monde. — Tant que Marcius défendait Rome, il est resté dans sa coquille, — sans oser risquer une apparition.

SICINIUS
899Eh! que parlez-vous — de Marcius ?

BRUTUS
900— Faites fouetter ce hâbleur… Il est impossible — que les Volsques osent rompre avec nous.

MÉNÉNIUS
901Impossible — Nous avons la preuve que cela se peut fort bien, — et j’ai vu trois exemples de ce cas — dans ma vie. Mais demandez à cet homme, — avant de le punir, d’où il tient cette nouvelle : — ne vous exposez pas à châtier un bon avis, — et à battre le messager qui vous prévient — de ce qu’il vous faut craindre.

SICINIUS
902Ne me dites pas ça : — je sais que c’est impossible.

BRUTUS
903Cela ne se peut pas.

Entre un messager.

LE MESSAGER
904— Les nobles en grand émoi se rendent — tous au sénat : il est arrivé quelque nouvelle — qui bouleverse leurs visages.

SICINIUS
905C’est cet esclave… — Qu’on le fasse fouetter sous les yeux du peuple… Oui, c’est sa faute !… — il a suffi de son rapport.

LE MESSAGER
906Oui, digne sire, — mais le rapport de l’esclave est confirmé et aggravé — par de plus terribles nouvelles !

SICINIUS
907Comment, plus terribles ?

LE MESSAGER
908— Nombre de bouches disent ouvertement — (avec quelle probabilité, je l’ignore) que Marcius, — ligué avec Aufidius, conduit une armée contre Rome, — et jure que sa vengeance immense s’étendra — de la plus jeune à la plus vieille génération.

SICINIUS
909Comme c’est vraisemblable !

BRUTUS
910— Une fable inventée seulement pour faire désirer aux gens timorés — le retour de Marcius !

SICINIUS
911Voilà tout le mystère.

MÉNÉNIUS
912La chose est invraisemblable : — lui et Aufidius ne peuvent pas plus se combiner — que les contraires les plus hostiles.

Entre un autre messager.

LE MESSAGER
913— Vous êtes mandés au sénat : — une formidable armée, commandée par Caïus Marcius, — associé à Aufidius, fait rage — sur notre territoire : elle a déjà — forcé le passage, promenant l’incendie et s’emparant — de tout ce qu’elle rencontre.

Entre Cominius.

COMINIUS
914 aux tribuns — Oh ! vous avez fait de la bonne besogne !

MÉNÉNIUS
915Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?

COMINIUS
916— Vous avez réussi à faire violer vos propres filles, — à fondre sur vos trognes les plombs de vos toits, — et à voir vos femmes déshonorées sous vos nez.

MÉNÉNIUS
917Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?

COMINIUS
918— Vos temples brûlés jusqu’au ciment, et — les franchises, auxquelles vous teniez tant, enfouies — dans un trou de vilebrequin.

MÉNÉNIUS
919Par grâce, votre nouvelle ! Aux tribuns — Vous avez fait de la belle besogne, j’en ai peur. À Cominius Par grâce, votre nouvelle !… — Si Marcius s’était joint aux Volsques…

COMINIUS
920Si !… — Il est leur dieu : il marche à leur tête comme un être crée par quelque déité autre que la nature, — et plus habile à former l’homme : à sa suite ils s’avancent — contre notre marmaille, avec la confiance — d’enfants poursuivant des papillons d’été, — ou de bouchers tuant des mouches.

MÉNÉNIUS
921 aux tribuns Vous avez fait de la bonne besogne, — vous et vos gens à tablier ; vous qui étiez si engoués — de la voix des artisans et — du souffle des mangeurs d’ail !

COMINIUS
922Il fera tomber — Rome sur vos têtes.

MÉNÉNIUS
923Comme Hercule — faisait tomber les fruits mûrs ! Vous avez fait de la belle besogne.

BRUTUS
924 à Cominius — Mais cette nouvelle est-elle bien vraie, seigneur ?

COMINIUS
925Oui, et vous serez livides — avant de la voir démentie. Toute la contrée — fait défection en souriant ; et ceux qui résistent — se font bafouer par leur vaillance inepte, — et périssent dupes de leur constance. Qui pourrait le blâmer ? — Vos ennemis et les siens reconnaissent sa valeur.

MÉNÉNIUS
926Nous sommes tous perdus, si — le noble vainqueur n’a pitié de nous.

COMINIUS
927Qui ira l’implorer ? — Les tribuns ne le peuvent pas sans honte ; le peuple — mérite sa clémence comme le loup — celle du berger. Ses meilleurs amis, — s’ils lui disaient : Soyez indulgent pour Rome, agiraient, en insistant ainsi, — comme ceux qui ont mérité sa haine, — et passeraient pour ses ennemis.

MÉNÉNIUS
928C’est vrai : — il approcherait de ma maison le brandon — qui doit la consumer, que je n’aurais pas le front — de lui dire: Arrêtez, je vous conjure!… Vous avez fait un beau travail, — vous et vos manœuvres! vous avez bien manœuvré.

COMINIUS
929Vous avez attiré — sur Rome une catastrophe, que rien — ne saurait prévenir.

LES TRIBUNS
930Ne dites pas que nous l’avons attirée.

MÉNÉNIUS
931— Et qui donc ? Est-ce nous ? Nous l’aimions, nous autres ; mais, comme des brutes, — comme de nobles lâches, nous avons cédé à vos bandes — qui l’ont expulsé avec des huées.

COMINIUS
932Mais j’ai bien peur — qu’elles ne le ramènent avec des hurlements. Tullus Aufidius, — le second des illustres, obéit à ses avis — comme son subalterne. Le désespoir — est toute la tactique, toute la force, toute la défense, — que Rome peut leur opposer.

Entre une bande de citoyens.

MÉNÉNIUS
933Voici l’essaim… À Cominius — Et Aufidius est avec lui ? Aux citoyens Vous voilà donc, — vous qui infectiez l’air d’une nuée — de bonnets fétides et graisseux, en acclamant de vos huées — l’exil de Coriolan. À présent, il revient ; — et il n’est pas un cheveu sur la tête de son dernier soldat — qui ne doive vous fouetter : tous les badauds, — comme vous, qui jetaient leurs bonnets en l’air, il va les assommer, — pour les payer de leurs suffrages. N’importe ; — quand il nous consumerait tous en un seul tison, — nous l’avons mérité.

LES CITOYENS
934— Vraiment, nous apprenons de terribles nouvelles !

PREMIER CITOYEN
935Pour ma part, — quand j’ai dit:Bannissons-le, j’ai dit que c’était dommage.

DEUXIÈME CITOYEN
936Et moi aussi.

TROISIÈME CITOYEN
937Et moi aussi ; et, à parler franchement, bon nombre d’entre nous en ont dit autant. Ce que nous avons fait, nous l’avons fait pour le mieux ; et, bien que nous ayons volontiers consenti à son bannissement, c’était pourtant contre notre volonté.

COMINIUS
938— Vous êtes de belles gens, avec vos voix !

MÉNÉNIUS
939Vous avez fait — de la belle besogne, vous et votre meute ! À Cominius Irons-nous au Capitole ?

COMINIUS
940Oui, oui : ne le faut-il pas ?

Sortent Cominius et Ménénius.

SICINIUS
941 aux citoyens — Allez, mes maîtres, rentrez chez vous, ne vous alarmez pas. — Ceux-ci sont d’un parti qui serait bien aise de voir — confirmer ce qu’il affecte de craindre. Rentrez, — et ne montrez aucun signe de frayeur. —

PREMIER CITOYEN
942Les dieux nous soient propices! Allons, mes maîtres, rentrons. J’ai toujours dit que nous avions tort de le bannir.

DEUXIÈME CITOYEN
943Nous l’avons tous dit. Mais allons, rentrons.

Les citoyens sortent.

BRUTUS
944— Je n’aime pas cette nouvelle.

SICINIUS
945Ni moi.

BRUTUS
946— Allons au Capitole… Je payerais de la moitié de ma fortune — le démenti de cette nouvelle !

SICINIUS
947Partons, je vous prie.

Ils sortent.

Scène XXIII.

[Un camp, aux environs de Rome.]
Entrent Aufidius et son lieutenant.

AUFIDIUS
948Passent-ils toujours au Romain ?

LE LIEUTENANT
949— Je ne sais quel charme est en lui ; mais — son nom est pour les soldats la prière qui précède le repas, — le propos qui l’occupe, l’action de grâce qui le termine ; — et, messire, vous êtes éclipsé dans cette campagne, — même aux yeux de vos partisans.

AUFIDIUS
950Je ne saurais pour le moment empêcher cela, — sans risquer, par les moyens employés, d’estropier — mes desseins. Il montre, — à mon égard même, une arrogance à laquelle je ne m’attendais — guère, quand je le reçus à bras ouverts. Mais cette nature-là, — il l’a prise au berceau, et je dois excuser — ce qui ne peut se corriger.

LE LIEUTENANT
951Cependant, messire, j’aurais souhaité, — pour vous-même, que vous n’eussiez pas — partagé vos pouvoirs avec lui : j’aurais désiré ou — que seul vous eussiez pris le commandement ou que — vous l’eussiez laissé à lui seul.

AUFIDIUS
952— Je te comprends ; et, sois-en sûr, — quand il viendra à rendre ses comptes, il ne se doute pas — de ce que je puis faire valoir contre lui. Il a beau — se figurer et persuader — au vulgaire que sa conduite est en tout loyale — et qu’il se montre bon ménager des intérêts de l’État volsque ; — il a beau se battre comme un dragon et triompher aussitôt — qu’il tire l’épée ; pourtant il est coupable d’une certaine inaction — qui, dussé-je risquer ma tête, fera tomber la sienne, — quand nous viendrons à rendre nos comptes.

LE LIEUTENANT
953— Je vous le demande, messire, croyez-vous qu’il emporte Rome ?

AUFIDIUS
954— Toutes les places se rendent à lui avant qu’il les assiège ; — la noblesse de Rome lui appartient ; — les sénateurs et les patriciens l’aiment également ; — les tribuns ne sont pas des soldats ; et le peuple — sera aussi ardent à le rappeler qu’il a été prompt — à l’expulser. Je crois qu’il fera de Rome — ce que l’orfraie fait du poisson : il s’en emparera — par l’ascendant de sa nature. Il a commencé — par servir noblement son pays ; mais il n’a pu — porter ses honneurs avec modération, soit par cet excès d’orgueil — dont le succès de chaque jour entache — l’homme heureux, soit par un manque de jugement — qui l’empêche de tirer parti des chances — dont il est maître ; soit à cause de son caractère, — tout d’une pièce, immuable — sous le casque et sur le coussin, aussi altier, — aussi rigidement hautain dans la paix — qu’impérieux dans la guerre. Un seul de ces défauts — (car, s’il les a tous, ce n’est qu’en germe, — je lui rends cette justice,) a suffi pour le faire redouter, — haïr et bannir. Il a du mérite, mais il l’étouffe par la jactance. Nos talents ne relèvent — que des commentaires du temps ; — et le génie, le plus enthousiaste de lui-même, — n’a pas de tombe plus éclatante que la chaire — d’où sont prônés ses actes… — La flamme chasse la flamme ; un clou chasse l’autre ; — les titres s’abîment sous les titres, la force succombe sous la force… — Allons, éloignons-nous… Dès que Rome t’appartient, Caïus, — tu es perdu, car aussitôt tu m’appartiens.

Ils sortent.

Scène XXIV.

[La maison de Ménénius.]
Entrent Ménénius, Cominius, Sicinius, Brutus et d’autres.

MÉNÉNIUS
955— Non, je n’irai pas. Vous avez entendu ce qu’il a dit — à son ancien général qui l’aimait — de la plus tendre prédilection. Moi-même, il m’appelait son père : — mais qu’importe ! Allez, vous qui l’avez banni, — prosternez-vous à un mille de sa tente, et frayez-vous à genoux — un chemin jusqu’à sa pitié. S’il a tant répugné — à écouter Cominius, je resterai chez moi.

COMINIUS
956— Il affectait de ne pas me connaître.

MÉNÉNIUS
957 aux tribuns. Vous entendez ?

COMINIUS
958— Pourtant, une fois il m’a appelé par mon nom : — j’ai insisté sur nos vieilles relations et sur le sang — que nous avions perdu ensemble. J’ai invoqué Coriolan. — Il a refusé de répondre : il était sourd à tous les noms. — Il prétendait être une espèce de néant, n’ayant pas de titre, — jusqu’à ce qu’il s’en fût forgé un dans la fournaise — de Rome embrasée.

MÉNÉNIUS
959Vous voyez. Ah ! vous avez fait de la bonne besogne, — couple de tribuns : vous vous êtes mis à la torture — pour mettre le charbon à bon marché dans Rome. La noble gloire !

COMINIUS
960— Je lui ai représenté ce qu’il y avait de royal à accorder le pardon — le plus inespéré. Il a répliqué — qu’il était indigne d’un État d’implorer — un homme qu’il avait puni.

MÉNÉNIUS
961Fort bien : — pouvait-il dire moins ?

COMINIUS
962J’ai tâché de réveiller sa sollicitude — pour ses amis privés. Il m’a répondu — qu’il ne pouvait s’arrêter à les trier dans un tas — de fumier infect et pourri. Il a dit que c’était folie, — pour un pauvre grain ou deux, de ne pas brûler — un rebut qui blessait l’odorat.

MÉNÉNIUS
963Pour un pauvre grain ou deux ? — Je suis un de ces grains-là. Sa mère, sa femme, son enfant, — ce brave compagnon et moi, nous sommes le bon grain ; — vous êtes, vous, le fumier pourri, et l’on vous sent — par delà la lune ! Il faut donc que nous soyons brûlés pour vous !

SICINIUS
964— De grâce, soyez indulgent. Si vous nous refusez votre aide — dans une extrémité si urgente, ne — narguez pas notre détresse. Mais, assurément, si vous — vouliez plaider la cause de votre patrie, votre belle parole, — bien mieux que l’armée que nous pouvons lever à la hâte, — arrêterait notre compatriote.

MÉNÉNIUS
965Non, je ne m’en mêlerai pas.

SICINIUS
966— Je vous en prie, allez le trouver.

MÉNÉNIUS
967Que puis-je faire ?

BRUTUS
968— Essayez seulement ce que votre amitié peut — pour Rome auprès de Marcius.

MÉNÉNIUS
969Soit ! Mais supposez que Marcius me renvoie, — comme Cominius, sans m’entendre ! Qu’en résultera-t-il ? — La désolation d’un ami, frappé au cœur — par son indifférence. Supposez cela !

SICINIUS
970N’importe : votre bonne volonté — vous aura valu la gratitude de Rome, mesurée — à vos généreuses intentions.

MÉNÉNIUS
971Je consens à le tenter… — Je crois qu’il m’écoutera. Quand je pense pourtant qu’il mordait ses lèvres — et qu’il grommelait ainsi devant le bon Cominius, cela me décourage fort… — Il aura été pris dans un mauvais moment : il n’avait pas dîné ! — Les veines mal remplies, notre sang est froid, et alors — nous boudons la matinée, nous sommes incapables — de donner ou de pardonner : mais quand nous avons gorgé — les conduits et les canaux de notre sang — de vin et de bonne chère, nous avons l’âme plus souple — que pendant un jeûne sacerdotal. J’épierai donc — le moment où il sera au régime que veut ma requête, — et alors je l’entreprendrai.

BRUTUS
972— Vous connaissez trop bien le chemin de sa tendresse — pour vous laisser dérouter.

MÉNÉNIUS
973Je vous promets de le mettre à l’épreuve, — advienne que pourra. Je saurai bientôt — le résultat.

Il sort.

COMINIUS
974Jamais il ne voudra l’entendre.

SICINIUS
975Non ?

COMINIUS
976— Il est assis dans l’or, vous dis-je ; son regard — flamboie comme pour brûler Rome, et son injure — est la geôlière de sa pitié. Je me suis agenouillé devant lui : — il a murmuré vaguement: levez-vous, et m’a congédié — ainsi, d’un geste silencieux. Il m’a fait — signifier par écrit ce qu’il accordait, ce qu’il refusait, — s’étant engagé, sous serment, à s’en tenir à ces conditions. — Nous n’avons donc plus d’espoir, — si ce n’est dans sa noble mère et dans sa femme, — qui, m’a-t-on dit, comptent implorer de lui — la grâce de sa patrie. Allons donc les trouver — et hâtons leur démarche de nos légitimes instances.

Ils sortent.

Scène XXV.

[Un poste avancé du camp volsque devant Rome.]
Des gardes sont en faction. Ménénius les rencontre.

PREMIER GARDE
977— Halte ! d’où venez-vous ?

DEUXIÈME GARDE
978Arrière !

MÉNÉNIUS
979— Vous faites votre faction en braves : c’est bien. Mais, avec votre permission, — je suis un officier d’État, et je viens — pour parler à Coriolan.

PREMIER GARDE
980D’où cela ?

MÉNÉNIUS
981De Rome.

PREMIER GARDE
982— Vous ne pouvez pas passer, il faut que vous retourniez : notre général — ne veut plus rien entendre de là.

DEUXIÈME GARDE
983Vous verrez votre Rome embrasée avant — de parler à Coriolan.

MÉNÉNIUS
984Mes bons amis, — pour peu que vous ayez entendu votre général parler de Rome — et de ses amis là-bas, il y a cent à parier contre un — que mon nom a frappé vos oreilles : je m’appelle Ménénius.

PREMIER GARDE
985— Soit ! Arrière ! votre nom — ici n’est pas un mot de passe.

MÉNÉNIUS
986Je te dis, camarade, — que ton général est mon ami: j’ai été — le registre de ses exploits, un registre où les hommes lisaient, — un peu exagérée peut-être, son incomparable gloire. — Car j’ai toujours exalté mes amis, — dont il est le premier, avec toute la latitude que la vérité — pouvait m’accorder sans faillir. Parfois même, — tel qu’une boule sur un terrain traître, — j’ai heurté au delà du but. J’ai été jusqu’à frapper — sa louange à un coin équivoque. Ainsi, camarade, — laisse-moi passer.

PREMIER GARDE
987En vérité, monsieur, eussiez-vous dit autant de mensonges pour son compte que vous avez proféré de paroles pour le vôtre, vous ne passeriez pas ; non, quand il y aurait autant de vertu à mentir qu’à vivre chastement. Ainsi, arrière!

MÉNÉNIUS
988Je t’en prie, camarade, songe que je m’appelle Menénius, et que j’ai toujours été partisan acharné de ton général.

DEUXIÈME GARDE
989Quelque fieffé menteur que vous ayez été en son honneur, comme vous venez de le reconnaître, je suis un homme, moi, qui dit la vérité sous ses ordres, et je dois vous déclarer que vous ne passerez pas. Ainsi, arrière !

MÉNÉNIUS
990peux-tu me le dire ? Car je ne voudrais lui parler qu’après son dîner.

PREMIER GARDE
991Vous êtes Romain, n’est-ce pas ?

MÉNÉNIUS
992Je suis ce qu’est ton général.

PREMIER GARDE
993Alors vous devriez haïr Rome comme il le fait. Pouvez-vous, après avoir chassé de vos murs leur vrai défenseur et, dans une crise d’ineptie populaire, livré à votre ennemi votre bouclier, pouvez-vous croire que vous contiendrez sa vengeance avec les gémissements commodes de vos vieilles femmes, les virginales génuflexions de vos filles ou la caduque intercession d’un radoteur décrépit comme vous ? Pouvez-vous croire que vous éteindrez avec un si faible souffle l’incendie imminent qui va embraser votre cité ? Non, vous vous trompez. Retournez donc à Rome, et préparez-vous pour votre exécution ; vous êtes condamnés. Notre général a juré de ne vous accorder ni sursis ni pardon.

MÉNÉNIUS
994Drôle, si ton capitaine savait que je suis ici, il me traiterait avec estime.

DEUXIÈME GARDE
995Allons, mon capitaine ne vous connaît pas.

MÉNÉNIUS
996Je veux dire ton général.

PREMIER GARDE
997Mon général ne se soucie guère de vous. Arrière ! Retirez-vous, si vous ne voulez pas que je répande la demi-pinte de sang… arrière !… qui vous reste à peine… Arrière !

MÉNÉNIUS
998Mais, camarade, camarade…

Entrent Coriolan et Aufidius.

CORIOLAN
999Qu’y a-t-il ?

MÉNÉNIUS
1000 au premier garde Maintenant, compagnon, je vais te remettre à ta place ; tu vas voir quel cas on fait de moi ; tu vas reconnaître qu’un soudard outrecuidant ne peut pas m’écarter de mon fils Coriolan. Juge, par l’accueil qu’il va me faire, si tu n’as pas chance d’être pendu ou de subir quelque autre mort d’une mise en scène plus lente et plus cruelle. Regarde bien maintenant et évanouis-toi à la pensée de ce qui va t’advenir. À Coriolan Puissent, dans leur glorieux synode, les dieux s’occuper à toute heure de ta prospérité personnelle ! Puissent-ils ne jamais t’aimer moins que ne t’aime ton vieux père Ménénius ! Oh ! mon fils ! mon fils ! tu nous prépares un incendie : tiens, voici de l’eau pour l’éteindre. Il pleure Je ne me suis pas décidé sans peine à venir à toi ; mais on m’a assuré que seul je pouvais t’émouvoir. J’ai été entraîné hors de nos murs par les soupirs, et je viens te conjurer de pardonner à Rome et à tes compatriotes suppliants. Que les dieux bons apaisent ta fureur et en jettent la lie sur ce maraud qui, comme un bloc brut, me refusait accès près de toi !

Il montre le premier garde.

CORIOLAN
1001Arrière !

MÉNÉNIUS
1002Comment ! arrière !

CORIOLAN
1003— Femme, mère, enfant, je ne connais plus rien. Mes volontés — sont asservies à d’autres. Seule, ma vengeance — m’appartient ; ma clémence est — dans le cœur des Volsques. Que le souvenir de notre familiarité — soit empoisonné par l’ingratitude plutôt — que ranimé par la pitié!… Partez donc. — Mes oreilles sont plus fortes contre vos prières que — vos portes contre mes attaques… Pourtant, puisque je t’ai aimé, — prends ceci : je l’avais écrit pour toi, — et je voulais te l’envoyer. Il lui remet un pli Plus un mot, Ménénius ! — Je ne t’écoute plus… Cet homme, Aufidius, — était mon bien-aimé dans Rome : pourtant, tu vois…

AUFIDIUS
1004Vous soutenez l’énergie de votre caractère.

Sortent Coriolan et Aufidius.

PREMIER GARDE
1005Eh bien, monsieur, votre nom est donc Ménénius ?

DEUXIÈME GARDE
1006Il a, vous le voyez, un pouvoir magique… Vous savez le chemin pour vous en retourner ?

PREMIER GARDE
1007Avez-vous vu comme nous avons été tancés pour avoir arrêté Votre Grandeur au passage ?

DEUXIÈME GARDE
1008Quelle raison, dites-vous, ai-je de m’évanouir ?

MÉNÉNIUS
1009Je ne me soucie ni du monde ni de votre général ; quant aux êtres comme vous, à peine puis-je croire qu’il en existe, tant vous êtes chétifs ! L’homme assez résolu pour se donner la mort de sa main, ne la craint pas d’une autre. Quant à vous, restez ce que vous êtes longtemps ; et que votre misère s’accroisse avec vos années ! Je vous dis ce qui m’a été dit : arrière !

Il sort.

PREMIER GARDE
1010Un noble compagnon, je le garantis.

DEUXIÈME GARDE
1011Le digne compagnon, c’est notre général ; c’est un roc, un chêne inébranlable au vent.

Ils sortent.

Scène XXVI.

[La tente de Coriolan.]
Entrent Coriolan, Aufidius et autres.

CORIOLAN
1012— Demain, c’est sous les murs de Rome — que nous camperons notre armée. Vous, mon collègue dans cette expédition, — vous aurez à rapporter aux seigneurs volsques la loyauté — de ma conduite en cette affaire.

AUFIDIUS
1013C’est leur intérêt seul — que vous avez consulté : vous avez fermé l’oreille — à la prière publique de Rome ; vous n’avez pas permis — même un secret murmure à des amis — qui se croyaient sûrs de vous.

CORIOLAN
1014Le dernier, ce vieillard — que j’ai renvoyé à Rome, le cœur brisé, — avait pour moi plus que l’amour d’un père : — oui, il me divinisait. Leur dernière ressource — était de me l’envoyer. Par égard pour sa vieille affection, — tout en le traitant durement, j’ai offert encore une fois — les premières conditions qu’ils ont refusées — et qu’ils ne peuvent plus accepter : voilà mon unique faveur — pour un homme qui croyait tant obtenir ! Bien petite — concession, en vérité!… De nouvelles ambassades, de nouvelles prières, — qu’elles viennent de l’État ou de mes amis privés, à l’avenir — me trouveront inflexible. Clameurs au dehors Hé ! quelles sont ces clameurs ? — Tenterait-on de me faire enfreindre mon vœu — au moment même où je le prononce ? Je ne l’enfreindrai pas.

Entrent Virgilie et Volumnie, conduisant le jeune Marcius ; Valérie et des suivantes : tous vêtus de deuil.

CORIOLAN
1015 continuant — Ma femme vient la première ; puis le moule honoré — où ce torse a pris forme, ma mère, tenant par la main — le petit-fils de sa race. Mais arrière l’affection ! — En lambeaux tous les liens et tous les privilèges de la nature ! — Que la seule vertu soit d’être inexorable !… Regardant les femmes qui s’inclinent — À quoi bon cet humble salut ? À quoi bon ces regards de colombes — qui rendraient les dieux parjures ?… Je m’attendris… Ah ! je ne suis pas — d’une argile plus ferme que les autres… Ma mère s’incline : — comme si devant une taupinière, l’Olympe devait — s’humilier ! Et mon petit enfant — a un air si suppliant que la grande nature — crie: Ne refuse pas… Que les Volsques traînent — la charrue sur Rome et la herse sur l’Italie ! Je ne serai jamais — de ces oisons qui obéissent à l’instinct : je résisterai — comme un homme qui serait né de lui-même — et ne connaîtrait pas de parents.

VIRGILIE
1016Mon seigneur ! mon mari !

CORIOLAN
1017— Je ne vois plus des mêmes yeux dont je voyais à Rome.

VIRGILIE
1018— Le chagrin qui nous a tant changées — vous le fait croire.

CORIOLAN
1019Comme un acteur stupide, voilà — que j’ai oublié mon rôle, et je reste court, — à ma grande confusion. À Virgilie Ô le plus pur de ma chair, — pardonne à ma rigueur, mais ne me dis pas — pourtant de pardonner aux Romains. Oh ! un baiser — long comme mon exil, doux comme ma vengeance!… Il l’embrasse — Par la jalouse reine des cieux, c’est le même baiser — que j’ai emporté de toi, ma chérie ; ma lèvre fidèle — l’a toujours gardé vierge!… Grands dieux ! je babille, — et la plus noble des mères — n’a pas même reçu mon salut… Enfonce-toi dans la terre, mon genou, — et que ta déférence y laisse une marque plus profonde — que la génuflexion du commun des fils.

Il s’agenouille.

VOLUMNIE
1020 le relevant. Oh! reste debout, et sois béni, — tandis que, sur ce dur coussin de cailloux, — je tombe à genoux devant toi, et que, par cette preuve inouïe — de respect, je bouleverse la hiérarchie — entre l’enfant et la mère !

Elle s’agenouille.

CORIOLAN
1021Que vois-je ? — Vous, à genoux devant moi, devant ce fils que vous corrigiez ? —Alors, que les galets de la plage affamée — aillent lapider les astres ! alors, que les vents mutinés — lancent les cèdres altiers contre l’ardent soleil ! — Vous égorgez l’impossible, en rendant — facile ce qui ne peut être !

VOLUMNIE
1022Tu es mon guerrier : — c’est moi qui t’ai formé. Montrant Valérie Reconnais-tu cette dame ?

CORIOLAN
1023— Oui, la noble sœur de Publicola, la lune de Rome, chaste comme le glaçon — que le givre a formé de la plus pure neige — et suspendu au temple de Diane ! Chère Valérie !

VOLUMNIE
1024 lui présentant son fils Voici un pauvre abrégé de vous, — qui, interprété par l’avenir, — pourra devenir un autre vous-même.

CORIOLAN
1025 regardant l’enfant Que le dieu des soldats, — avec le consentement du souverain Jupiter, inspire — la noblesse à tes pensées ! Puisses-tu — être invulnérable à la honte et demeurer dans les batailles — comme un fanal sublime, supportant toutes les rafales, — et sauvant ceux qui t’aperçoivent !

VOLUMNIE
1026 au jeune Marcius À genoux, garnement !

CORIOLAN.
1027Voilà bien mon bel enfant !

VOLUMNIE
1028— Lui-même, votre femme, cette dame, et moi, — nous venons à vous en suppliants.

CORIOLAN
1029Taisez-vous, je vous en conjure : — ou, avant de demander, rappelez-vous que — ma résistance à des requêtes que j’ai juré de repousser ne doit pas — être prise par vous comme un refus. Ne me pressez pas — de renvoyer mes soldats, ou de capituler — encore avec les ouvriers de Rome. Ne me dites pas — que je suis dénaturé : ne cherchez pas — à calmer ma rage et ma rancune — par vos froides raisons.

VOLUMNIE
1030Oh ! assez ! assez ! — Vous venez de déclarer que vous ne vouliez rien nous accorder, — car nous n’avons pas à demander autre chose que ce — que vous refusez déjà. Pourtant nous ferons notre demande, — afin que, si vous la rejetez, le blâme — en puisse retomber sur votre rigueur : donc, écoutez-nous.

CORIOLAN
1031— Aufidius, et vous, Volsques, soyez témoins : car nous voulons — ne rien écouter de Rome en secret… Votre requête ?

Il s’assoit.

VOLUMNIE
1032— Quand nous resterions silencieuses et sans dire un mot, notre accoutrement — et l’état de nos pauvres corps te feraient assez connaître quelle vie — nous avons menée depuis ton bannissement. Considère — combien plus infortunées que toutes les femmes du monde — nous sommes venues ici : puisque ta vue, qui devrait — faire ruisseler de joie nos yeux et bondir d’aise nos cœurs, — nous contraint à pleurer et à frissonner d’effroi et de douleur, — en montrant à une mère, à une femme, à un enfant, — un fils, un mari, un père déchirant — les entrailles de sa patrie ! Et c’est à nous, pauvres créatures, — que ton inimitié est le plus fatale : tu nous empêches — de prier les dieux, ce qui est un souverain réconfort — à tous, hormis à nous. Car, comment pouvons-nous, — hélas ! comment pouvons-nous prier et pour notre pays, — comme c’est notre devoir, et pour ta victoire, — comme c’est notre devoir ? Hélas ! il nous faut sacrifier — ou la patrie, notre nourrice chérie, ou ta personne, — notre joie dans la patrie. Nous devons subir — une évidente calamité, quel que soit celui de nos vœux — qui s’accomplisse, de quelque côté que soit le triomphe : car il nous faudra te voir, — comme un renégat étranger, traîné, — les menottes aux mains, à travers nos rues, ou — foulant d’un pas triomphal les ruines de ta patrie, — et remportant la palme pour avoir vaillamment versé — le sang de ta femme et de tes enfants. Quant à moi, mon fils, — je suis résolue à ne pas attendre que la fortune — décide l’issue de cette guerre. Car, si je ne puis te déterminer — à témoigner une noble bienveillance aux deux parties, — plutôt que de ruiner l’une d’elles, sache que — tu ne marcheras pas à l’assaut de ton pays sans passer premièrement — (tiens-le pour assuré) sur le ventre de ta mère — qui t’a mis au monde !

VIRGILIE
1033Et sur le mien aussi, — qui vous a donné ce fils pour perpétuer votre nom — dans l’avenir.

L’ENFANT
1034Il ne passera pas sur moi ; je — me sauverai jusqu’à ce que je sois plus grand, et alors je me battrai.

CORIOLAN
1035— Qui ne veut pas s’attendrir comme une femme — ne doit pas voir un visage d’enfant ni de femme. — J’ai trop longtemps tardé.

Il se lève.

VOLUMNIE
1036Non, ne nous quittez pas ainsi. — Si, par notre requête, nous vous pressions — de sauver les Romains en détruisant — les Volsques que vous servez, vous pourriez nous condamner, — comme empoisonneuses de votre honneur… Non, ce que nous vous demandons, — c’est de réconcilier les deux peuples, en sorte que les Volsques — puissent dire: nous avons eu cette clémence! les Romains répondre: nous avons reçu cette grâce, et tous — t’acclamant à l’envi, te crier: sois béni — pour avoir conclu cette paix! Tu sais, mon auguste fils, — que l’issue de la guerre est incertaine, mais ceci est bien certain — que, si tu es le vainqueur de Rome, tout le profit — qui t’en restera sera un nom — traqué par d’infatigables malédictions. — La chronique écrira : cet homme avait de la noblesse, — mais il l’a raturée par sa dernière action, — il a ruiné son pays, et son nom subsistera, — abhorré dans les âges futurs. Parle-moi, mon fils. — Tu affectais les sentiments les plus délicats de l’honneur, — en prétendant imiter les grâces mêmes des dieux : — fais donc comme eux, et, après avoir lacéré d’éclairs les vastes joues de la nue, — décharge de ta foudre un coup — à peine capable de fendre un chêne!… Que ne parles-tu pas ? — Estimes-tu qu’il soit convenable à un grand personnage — de se souvenir toujours des injures?… À Virgilie Ma fille, parlez : — il ne se soucie pas de vos larmes. Au jeune Marcius Parle, garçon : — peut-être ton enfantillage parviendra-t-il à l’émouvoir — plus que nos raisons. Montrant Coriolan Il n’est pas au monde de fils plus — redevable à sa mère ; et pourtant il me laisse pérorer — comme une infâme aux ceps!… Jamais de ta vie, — tu n’as montré d’égards pour ta chère mère, — elle qui, pauvre poule, sans souci d’une autre couvée, — t’a de ses gloussements dirigé à la guerre et ramené, — chargé de gloire! Si ma requête est injuste, dis-le — et chasse-moi ; mais, si elle ne l’est pas, — tu manques à l’honneur, et les dieux te châtieront — de m’avoir refusé l’obéissance — qui est due à une mère… Il se détourne. — À genoux, femmes! humilions-le de nos génuflexions! — Le surnom de Coriolan lui inspire plus d’orgueil — que nos prières de pitié. À genoux ! finissons-en ! — À genoux pour la dernière fois! Après quoi nous retournerons à Rome — mourir au milieu de nos voisins!… Voyons, regarde-nous! — Cet enfant qui ne peut pas dire ce qu’il voudrait, — mais qui s’agenouille et te tend les mains, à notre exemple, — a plus de force pour appuyer notre supplique — que tu n’en as pour la repousser… Se relevant Allons, partons. — Ce compagnon eut une Volsque pour mère ; — sa femme est de Corioles, et cet enfant — lui ressemble par hasard… Va, débarrasse-toi de nous ! — Je veux me taire jusqu’à ce que notre ville soit en flammes, — et alors on entendra ma voix !

CORIOLAN
1037Ô mère ! mère ! qu’avez-vous fait ? Il serre la main de Volumnie, reste un moment silencieux, puis continue : Voyez, les cieux s’entr’ouvrent, — les dieux abaissent leurs regards et rient — de cette scène contre nature. Ô ma mère ! ma mère ! oh ! — vous avez gagné une heureuse victoire pour Rome, — mais pour votre fils, croyez-moi, oh ! croyez-moi, — ce succès lui sera bien périlleux, — s’il ne lui est pas mortel. Mais, advienne que pourra!… — Aufidius, si je ne puis plus faire loyalement la guerre, — je veux du moins conclure une paix convenable… Voyons, bon Aufidius, — si vous aviez été à ma place, dites, auriez-vous pu — moins écouter une mère, ou lui accorder moins, Aufidius?

AUFIDIUS
1038— J’ai été ému.

CORIOLAN
1039J’oserais le jurer. — Ah! messire, ce n’est pas chose aisée de faire ruisseler — de mes yeux la sueur de la pitié. Mais, bon seigneur, — vous me conseillerez sur la paix qu’il faut faire. Pour ma part, — je n’irai pas à Rome, je veux retourner avec vous, et vous prier — de me soutenir dans cette affaire… Ô ma mère! ma femme!

AUFIDIUS
1040à part Je suis bien aise que tu aies mis ta clémence et ton honneur — en contradiction : je veux du coup relever mon ancienne fortune.

Les dames font des signes à Coriolan, comme pour l’appeler.

CORIOLAN
1041Oui, tout à l’heure. — Nous allons boire ensemble ; et vous rapporterez à Rome — un gage plus sûr que des paroles, la minute — de la transaction contresignée par nous. — Allons, venez avec nous. Mesdames, vous méritez — qu’on vous élève un temple : toutes les épées — de l’Italie, toutes ses armes confédérées — n’auraient pu obtenir cette paix.

Tous sortent.

Scène XXVII.

[Rome. Le Capitole.]
Entrent Ménénius et Sicinius.

MÉNÉNIUS
1042Voyez-vous là-bas cette encoignure du Capitole, cette borne là-bas ?

SICINIUS
1043Oui, après ?

MÉNÉNIUS
1044S’il vous est possible de la déplacer avec votre petit doigt, alors il y a quelque chance que les dames romaines, spécialement sa mère, puissent prévaloir sur lui. Mais je dis qu’il n’y a pas d’espoir : nos jugulaires sont condamnées et n’attendent plus que l’exécution.

SICINIUS
1045Est-il possible qu’un temps si court puisse altérer la nature d’un homme ?

MÉNÉNIUS
1046Il y a de la différence entre une chrysalide et un papillon ; pourtant votre papillon a été chrysalide. D’homme ce Marcius est devenu dragon : il a des ailes ; il est bien plus qu’une créature rampante.

SICINIUS
1047Il aimait tendrement sa mère !

MÉNÉNIUS
1048Il m’aimait aussi ; et à présent il ne se souvient pas plus de sa mère qu’un cheval de huit ans. L’aigreur de son visage surirait des raisins mûrs. Quand il marche, il se meut comme un engin de guerre, et le sol s’effondre sous ses pas. Il est capable de percer un corselet d’un regard ; sa parole est comme un tocsin, et son murmure est une batterie. Il est assis sur son siège, comme sur celui d’Alexandre. Ce qu’il commande est exécuté aussitôt que commandé. Il ne lui manque plus d’un dieu que l’éternité et qu’un ciel pour trône.

SICINIUS
1049Oui, et que la pitié, si vous le représentez tel qu’il est.

MÉNÉNIUS
1050Je le peins d’après son caractère. Remarquez bien quelle grâce sa mère obtiendra de lui. Il n’y a pas plus de pitié en lui que de lait dans un tigre mâle. Voilà ce que reconnaîtra notre pauvre cité : et tout est de votre faute.

SICINIUS
1051Que les dieux nous soient propices !

MÉNÉNIUS
1052Non, dans un cas pareil, ils ne nous seront pas propices. Nous avons banni Marcius sans nous soucier d’eux ; et Marcius revient nous rompre le cou sans qu’ils se soucient de nous.

Entre un messager.

LE MESSAGER
1053 — Monsieur , si vous voulez sauver votre vie, rentrez vite. — Les plébéiens ont saisi le tribun votre collègue, — et le rudoient, en jurant tous que, si — les dames romaines ne ramènent pas la confiance avec elles, — ils le feront mourir à petit feu.

Entre un second messager.

SICINIUS
1054Quelle nouvelle ?

LE MESSAGER
1055— Bonne nouvelle ! bonne nouvelle ! Les dames ont prévalu, — les Volsques ont délogé et Marcius est parti. — Jamais plus heureux jour ne réjouit Rome, — non, pas même le jour qui vit l’expulsion des Tarquins.

SICINIUS
1056Ami, — es-tu certain que ce soit vrai ? est-ce bien certain ?

LE MESSAGER
1057— Aussi certain qu’il l’est pour moi que le soleil est du feu. — Où étiez-vous donc caché, que vous mettez cela en doute ? — Jamais la marée montante ne s’engouffra sous une arche — plus éperdûment que la foule rassurée à travers nos portes. Écoutez ! On entend le son des trompettes et des hautbois, mêlé au bruit des tambours et aux acclamations du peuple — Les trompettes, les saquebuttes, les psaltérions, les fifres, — les tambourins, les cymbales et les acclamations des Romains — font danser le soleil. Écoutez !

Nouvelles acclamations.

MÉNÉNIUS
1058Voilà une bonne nouvelle. — Je vais au-devant de ces dames. Cette Volumnie — vaut toute une ville de consuls, de sénateurs, de patriciens, — et de tribuns comme vous, — toute une mer, tout un continent. Vous avez été heureux dans vos prières aujourd’hui. — Ce matin, pour dix mille de vos gosiers, — je n’aurais pas donné une obole. Écoutez, quelle joie !

Acclamations et musique.

SICINIUS
1059— Que les dieux vous bénissent pour ce message !… Et puis, — acceptez ma gratitude.

LE MESSAGER
1060Monsieur, nous avons tous — grand sujet d’être grandement reconnaissants.

SICINIUS
1061Sont-elles près de la cité ?

LE MESSAGER
1062— Sur le point d’entrer.

SICINIUS
1063Allons au-devant d’elles, — et concourons à la joie.

Ils sortent.

Scène XXVIII.

[Rome. Une porte de la ville.]
Entrent les dames romaines, accompagnées par les Sénateurs, les Patriciens et le Peuple. Le cortège traverse la scène.

PREMIER SÉNATEUR
1064 au peuple — Contemplez notre patronne, celle par qui Rome vit. — Rassemblez toutes vos tribus, — louez les dieux — et allumez les feux du triomphe : jetez des fleurs devant elles ; — révoquez par acclamation le cri qui bannit Marcius, — rappelez-le, en saluant sa mère ; — criez : salut, nobles femmes, salut !

TOUS
1065Salut, nobles femmes, — salut !

Fanfare et tambour.
Tous sortent.

Scène XXIX.

[Antium. La place publique.]
Entrent Tullus Aufidius et son escorte.

AUFIDIUS
1066 remettant un papier à un officier — Allez annoncer aux seigneurs de la cité que je suis ici : — remettez-leur ce papier : dès qu’ils l’auront lu, — dites-leur de se rendre sur la place publique : c’est ici — qu’en leur présence et devant le peuple, — je prouverai ce que j’avance. Celui que j’accuse — est déjà entré dans la ville et — se propose de paraître devant le peuple, dans l’espoir — de se justifier avec des mots. Dépêchez.

L’escorte d’Aufidius s’éloigne.
Entrent trois ou quatre conjurés de la faction d’Aufidius.

AUFIDIUS
1067— Soyez les bienvenus !

PREMIER CONJURÉ
1068Comment est notre général ?

AUFIDIUS
1069Eh bien, — comme un homme empoisonné par ses propres aumônes, — et tué par sa charité.

DEUXIÈME CONJURÉ
1070Très-noble sire, — si vous persistez dans le dessein pour lequel — vous avez désiré notre concours, nous vous délivrerons — de ce grand danger.

AUFIDIUS
1071Je ne puis dire, monsieur ; — nous procéderons selon les dispositions du peuple.

TROISIÈME CONJURÉ
1072— Le peuple restera incertain tant qu’il — y aura rivalité entre vous ; mais, l’un des deux tombé, — le survivant hérite de toutes les sympathies.

AUFIDIUS
1073Je le sais ; — et j’ai pour le frapper des arguments — plausibles. Je l’ai élevé au pouvoir, et j’ai engagé — mon honneur sur sa loyauté. Ainsi parvenu au sommet, — il a fécondé ses plants nouveaux d’une rosée de flatterie. — Il a séduit mes amis ; et, dans ce but, — il a fait fléchir sa nature connue jusque-là — pour toujours brusque, indomptable et indépendante.

TROISIÈME CONJURÉ
1074Monsieur, son insolence, — en briguant le consulat qu’il perdit — faute d’avoir su fléchir…

AUFIDIUS
1075J’allais en parler. — Banni pour cela, il vint à mon foyer, — tendit sa gorge à mon couteau. Je l’accueillis, — je fis de lui mon associé, je cédai — à toutes ses demandes : je le laissai même choisir — dans mon armée, pour accomplir ses projets, — mes hommes les meilleurs et les plus dispos ; je servis ses desseins — de ma propre personne, l’aidai à recueillir la moisson — qu’il a tout entière accaparée, et mis mon orgueil — à m’amoindrir ainsi ; tellement qu’enfin — je paraissais son subalterne, non son égal, et — qu’il me payait d’un sourire, comme si — j’étais à sa solde.

PREMIER CONJURÉ
1076C’est vrai, monseigneur, — l’armée s’en est étonnée. Et, pour comble, — lorsqu’il était maître de Rome, quand nous comptions — sur le butin non moins que sur la gloire…

AUFIDIUS
1077Justement, — c’est sur ce point que s’étendront contre lui mes récriminations. — Pour quelques larmes de femmes, aussi — banales que des mensonges, il a vendu le sang et le labeur — de notre grande expédition. En conséquence, il mourra — et je me relèverai par sa chute. Mais, écoutez !

Bruit de tambours et de trompettes, mêlé aux acclamations du peuple.

PREMIER CONJURÉ
1078— Vous êtes entré dans votre ville natale comme un courrier, — et nul ne vous a fait accueil ; mais lui, il revient — fendant l’air de fracas.

DEUXIÈME CONJURÉ
1079Et ces patients imbéciles, — dont il a tué les enfants, enrouent leurs vils gosiers — à lui donner une ovation !

TROISIÈME CONJURÉ
1080Choisissez donc le bon moment, — et, avant qu’il s’explique ou qu’il puisse émouvoir le peuple — de ses paroles, faites-lui sentir votre épée, — que nous seconderons. Quand il sera terrassé, — son histoire racontée à votre manière ensevelira — ses excuses avec son cadavre.

AUFIDIUS
1081Plus un mot ! — Voici les seigneurs.

Entrent les seigneurs de la cité.

LES SEIGNEURS
1082 à Aufidius — Soyez le très-bien venu chez nous.

AUFIDIUS
1083Je ne l’ai pas mérité ; — mais, dignes seigneurs, avez-vous lu avec attention — ce que je vous ai écrit ?

LES SEIGNEURS
1084Oui.

PREMIER SEIGNEUR
1085Et cette lecture nous a peinés. — Ses fautes antérieures, à mon avis, — auraient pu être réparées aisément ; mais s’arrêter là même — où commençait son œuvre, sacrifier — le bénéfice de nos armements, nous indemniser — à nos propres dépens, faire un traité avec un ennemi — qui se rendait, cela n’admet pas d’excuse.

AUFIDIUS
1086Il approche, vous allez l’entendre.

Entre Coriolan, tambour battant, couleurs déployées ; une foule de citoyens lui font escorte.

CORIOLAN
1087— Salut, seigneurs ! Je reviens votre soldat, — sans être plus infecté d’amour pour ma patrie — qu’au jour où je partis d’ici, mais soumis toujours — à votre commandement suprême. Sachez — que j’ai fait une heureuse campagne et — que par une trouée sanglante j’ai mené vos troupes — aux portes mêmes de Rome. Le butin que nous avons rapporté — dépasse d’un tiers au moins — les frais de l’expédition. Nous avons fait une paix — non moins honorable pour les Antiates — qu’humiliante pour les Romains. Et nous vous remettons ici, — signé des consuls et des patriciens, — et portant le sceau du sénat, le traité — que nous avons conclu.

Il présente un pli aux sénateurs.

AUFIDIUS
1088 s’avançant Ne le lisez pas, nobles seigneurs, — mais dites au traître qu’il a, au plus haut degré, — abusé de vos pouvoirs.

CORIOLAN
1089— Traître ! Comment ?

AUFIDIUS
1090Oui, traître, Marcius.

CORIOLAN
1091Marcius !

AUFIDIUS
1092— Oui, Marcius, Caïus Marcius ! Crois-tu — que je veuille te décorer de ton larcin, de ce nom — de Coriolan, volé par toi dans Corioles ! — Seigneurs et chefs de l’État, il a perfidement — trahi vos intérêts ; il a, — pour quelques gouttes d’eau amère, cédé votre ville de Rome, — je dis votre ville ! à sa mère et à sa femme, — rompant sa résolution et son serment, comme — un écheveau de soie pourrie, sans même consulter — un conseil de guerre ! Pour des pleurs de nourrice — il a, dans un vagissement, bavé votre victoire ! — En sorte que les pages rougissaient de lui, et que les hommes de cœur — se regardaient stupéfaits.

CORIOLAN
1093L’entends-tu, Mars ?

AUFIDIUS
1094— Ne nomme pas ce dieu, enfant des larmes !

CORIOLAN
1095Hein ?

AUFIDIUS
1096Rien de plus.

CORIOLAN
1097 d’une voix tonnante — Menteur démesuré, tu fais déborder — mon cœur. Enfant !… Ô misérable ! — Pardonnez-moi, seigneurs, c’est la première fois — qu’on me force à récriminer. Votre jugement, mes graves seigneurs, — doit démentir ce chien ; et sa propre conscience, — à lui qui garde l’empreinte de mes coups et qui portera — ma marque au tombeau, se soulèvera pour lui jeter — ce démenti.

PREMIER SEIGNEUR
1098Silence, tous deux, et laissez-moi parler.

CORIOLAN
1099— Coupez-moi en morceaux, Volsques ! hommes et marmousets, — rougissez sur moi toutes vos lames. À Aufidius Moi, un enfant ! Aboyeur d’impostures !… — Si vous avez écrit loyalement vos annales, vous y verrez — qu’apparu comme un aigle dans un colombier, j’ai ici — même dans Corioles, épouvanté tous vos Volsques, — et j’étais seul !… Un enfant !

AUFIDIUS
1100Quoi ! nobles seigneurs, — vous permettrez que les exploits de son aveugle fortune, — qui furent votre honte, soient rappelés par ce fanfaron impie, — et sous vos yeux mêmes !

LES CONJURÉS
1101Qu’il meure pour cela !

VOIX DANS LA FOULE
1102Mettez-le en pièces !… sur-le-champ !… Il a tué mon fils !… ma fille ! Il a tué mon cousin Marcus !… Il a tué mon père !

DEUXIÈME SEIGNEUR
1103 au peuple — Silence ! holà ! pas d’outrage !… silence !… — C’est un homme illustre dont la renommée enveloppe — l’orbe de la terre. Sa dernière offense à notre égard — subira une enquête judiciaire… Arrêtez, Aufidius, — et ne troublez pas la paix !

CORIOLAN
1104Oh ! que je voudrais l’avoir — lui, et six Aufidius, et toute sa tribu, — à la portée de mon glaive justicier !

AUFIDIUS
1105 dégainant Insolent scélérat !

LES CONJURÉS
1106 dégainant — Tue ! Tue ! Tue ! Tue ! Tue-le !

LES SEIGNEURS
1107Arrêtez ! Arrêtez ! Arrêtez î Arrêtez !

Aufidius et les conjurés se jettent sur Coriolan, qui tombe et meurt. Aufidius pose le pied sur son cadavre.

AUFIDIUS
1108— Mes nobles maîtres, écoutez-moi.

PREMIER SEIGNEUR
1109Ô Tullus !

DEUXIÈME SEIGNEUR
1110Tu as commis une action que pleurera la valeur.

TROISIÈME SEIGNEUR
1111— Ne marche pas sur lui. Aux citoyens. Du calme, mes maîtres !… — remettez vos épées.

AUFIDIUS
1112— Messeigneurs, quand vous apprendrez (ce qui, dans cette fureur, — provoquée par lui, ne peut vous être expliqué), quel grave danger — était pour vous la vie de cet homme, vous-vous réjouirez — de voir ses jours ainsi tranchés. Daignent Vos Seigneuries — me mander à leur sénat ! Si je ne prouve pas — que je suis votre loyal serviteur, je veux subir — votre plus rigoureux jugement.

PREMIER SEIGNEUR
1113Emportez son corps, — et suivez son deuil. Croyez-le, — jamais héraut n’a escorté de plus nobles restes — jusqu’à l’urne funèbre.

DEUXIÈME SEIGNEUR
1114L’irritation — d’Aufidius atténue grandement son tort. — Prenons-en notre parti.

AUFIDIUS
1115Ma fureur est passée, — et je suis pénétré de tristesse… Enlevons-le. — Que trois des principaux guerriers m’assistent : je serai le quatrième. — Que le tambour fasse entendre un roulement lugubre. — Renversez l’acier de vos piques. Quoique dans cette cité — il ait mis en deuil bien des femmes et bien des mères — qui gémissent encore de ses coups, — il aura un noble monument. Aidez-moi !

Ils sortent, emportant le corps de Coriolan, au son d’une marche funèbre.
FIN DE CORIOLAN.