Scène I.
[Rome. Une rue.]
Entre une foule de citoyens mutinés, armés de bâtons, de massues et d’autres armes.
PREMIER CITOYEN
1Avant que nous allions plus loin, écoutez-moi.
PLUSIEURS CITOYENS
2
à la fois Parlez, parlez.
PREMIER CITOYEN
3Vous êtes tous résolus à mourir plutôt qu’à subir la famine ?
PREMIER CITOYEN
5El d’abord vous savez que Caïus Marcius est le principal ennemi du peuple.
TOUS
6Nous le savons, nous le savons.
PREMIER CITOYEN
7Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous voudrons. Est-ce là votre verdict ?
TOUS
8Assez de paroles ! À l’œuvre. En avant, en avant !
DEUXIÈME CITOYEN
9Un mot, dignes citoyens.
PREMIER CITOYEN
10On nous appelle pauvres citoyens ; il n’y a de dignité que pour les patriciens. Le
superflu de nos gouvernants suffirait à nous soulager. Si seulement ils nous cédaient
des restes sains encore, nous pourrions nous figurer qu’ils nous secourent par humanité ;
mais ils nous trouvent déjà trop coûteux. La maigreur qui nous afflige, effet de notre
misère, est comme un inventaire détaillé de leur opulence ; notre détresse est profit
pour eux. Vengeons-nous à coups de pique, avant de devenir des squelettes. Car, les
dieux le savent, ce qui me fait parler, c’est la faim du pain et non la soif de la
vengeance.
DEUXIÈME CITOYEN
11Prétendez-vous agir spécialement contre Caïus Marcius ?
PLUSIEURS CITOYENS
12Contre lui d’abord : il est le limier du peuple.
DEUXIÈME CITOYEN
13Mais considérez-vous les services qu’il a rendus à son pays ?
PREMIER CITOYEN
14Certainement, et c’est avec plaisir qu’on lui en tiendrait compte, s’il ne se payait
pas lui-même en orgueil.
DEUXIÈME CITOYEN
15Allons, parlez sans malveillance.
PREMIER CITOYEN
16Je vous dis que ce qu’il a fait d’illustre, il l’a fait dans ce but : les gens de
conscience timorée ont beau dire volontiers qu’il a tout fait pour son pays, il a
tout fait pour plaire à sa mère et pour servir son orgueil qui, certes, est à la hauteur
de son mérite !
DEUXIÈME CITOYEN
17Vous lui faites un crime d’une irrémédiable disposition de nature. Du moins vous ne
pouvez pas dire qu’il est cupide.
PREMIER CITOYEN
18Si je ne le puis, je ne suis pas pour cela à court d’accusations, Il a plus de vices
qu’il n’en faut pour lasser les récriminations.
Cris au loin
Quels sont ces cris ? L’autre côté de la ville est en mouvement. Pourquoi restons-nous
ici à bavarder ? Au Capitole !
PREMIER CITOYEN
20Doucement !… Qui vient là ?
Entre MÉNÉNIUS AGRIPPA.
DEUXIÈME CITOYEN
21Le digne Ménénius Agrippa ! En voilà un qui a toujours aimé le peuple.
PREMIER CITOYEN
22Il est assez honnête. Si tous les autres étaient comme lui !
MÉNÉNIUS
23— Que voulez-vous donc faire, mes concitoyens ? Où allez-vous — avec des bâtons et
des massues ? Qu’y a-t-il ? Parlez, je vous prie. —
DEUXIÈME CITOYEN
24Notre projet n’est pas ignoré des sénateurs : depuis quinze jours ils ont eu vent
de nos intentions, nous allons les leur signifier par des actes. Ils disent que les
pauvres solliciteurs ont la voix forte : ils sauront que nous avons aussi le bras
fort.
MÉNÉNIUS
25— Quoi ! mes maîtres, mes bons amis, mes honnêtes voisins, — vous voulez donc votre
ruine ! —
DEUXIÈME CITOYEN
26C’est impossible, monsieur : nous sommes déjà ruinés.
MÉNÉNIUS
27— Amis, croyez-moi, les patriciens ont pour vous — la plus charitable sollicitude.
Pour vos besoins, — pour vos souffrances au milieu de cette disette, autant vaudrait
frapper — le ciel de vos bâtons que les lever — contre le gouvernement romain : il
poursuivra — sa course en broyant dix mille freins — plus solides que celui que vous
pourrez jamais — vraisemblablement lui opposer. Quant à la disette, — ce ne sont pas
les patriciens, ce sont les dieux qui la font ; et près — d’eux vos genoux vous serviront
mieux que vos bras. Hélas ! — vous êtes entraînés par la calamité — à une calamité
plus grande. Vous calomniez — les nautoniers de l’État : ils veillent sur vous en
pères, — et vous les maudissez comme des ennemis ! —
DEUXIÈME CITOYEN
28Eux, veiller sur nous !… Oui, vraiment !… Ils n’ont jamais veillé sur nous. Ils nous
laissent mourir de faim, quand leurs magasins regorgent de grain, font des édits en
faveur de l’usure pour soutenir les usuriers, rappellent chaque jour quelque acte
salutaire établi contre les riches, et promulguent des statuts chaque jour plus vexatoires
pour enchaîner et opprimer le pauvre ! Si les guerres ne nous dévorent, ce seront
eux ; et voilà tout l’amour qu’ils nous portent !
MÉNÉNIUS
29— De deux choses l’une : — ne vous défendez pas d’une étrange malveillance, — ou laissez-vous
accuser de folie. Je vais vous conter — une jolie fable ; il se peut que vous l’ayez
déjà entendue. — Mais, comme elle sert à mes fins, je me risquerai — à la débiter
encore.
DEUXIÈME CITOYEN
30Soit ! je l’entendrai, monsieur ; mais ne croyez pas leurrer notre misère avec une
fable. N’importe ! si ça vous plaît, narrez toujours.
MÉNÉNIUS
31— Un jour, tous les membres du corps humain — se mutinèrent contre le ventre, l’accusant
et se plaignant — de ce que lui seul il demeurait — au milieu du corps, paresseux
et inactif, — absorbant comme un gouffre la nourriture, sans jamais porter — sa part
du labeur commun, là où tous les autres organes — s’occupaient de voir, d’entendre,
de penser, de diriger, de marcher, de sentir — et de subvenir, par leur mutuel concours,
— aux appétits et aux désirs communs — du corps entier. Le ventre répondit…
DEUXIÈME CITOYEN
32— Voyons, monsieur, quelle réponse fit le ventre ?
MÉNÉNIUS
33— Je vais vous le dire, monsieur. Avec une espèce de sourire — qui ne venait pas de
la rate, mais de certaine région — (car, après tout, je puis aussi bien faire sourire
le ventre — que le faire parler), il répondit dédaigneusement — aux membres mécontents,
à ces mutins — qui se récriaient contre ses accaparements, exactement — comme vous
récriminez contre nos sénateurs parce qu’ils — ne sont pas traités comme vous…
DEUXIÈME CITOYEN
34Voyons la réponse du ventre… Quoi ! — si la tête portant couronne royale, l’œil vigilant,
— le cœur, notre conseiller, le bras, notre soldat, — le pied, notre coursier, notre
trompette, la langue, — et tant d’autres menus auxiliaires qui défendent — notre constitution,
si tous…
MÉNÉNIUS
35Eh bien, après ? — Ce gaillard-là veut-il pas me couper la parole ! Eh bien, après ?
eh bien, après ?
DEUXIÈME CITOYEN
36— Si tous étaient molestés par le ventre vorace — qui est la sentine du corps…
MÉNÉNIUS
37Eh bien, après ?
DEUXIÈME CITOYEN
38— Si tous ces organes se plaignaient, — que pouvait répondre le ventre ?
MÉNÉNIUS
39Je vais vous le dire. — Si vous voulez m’accorder un peu de ce que vous n’avez guère,
— un moment de patience, vous allez entendre la réponse du ventre.
DEUXIÈME CITOYEN
40— Vous mettez le temps à la dire !
MÉNÉNIUS
41Notez bien ceci, l’ami ! — Votre ventre, toujours fort grave, gardant son calme, —
sans s’emporter comme ses accusateurs, répondit ainsi: — Il est bien vrai, mes chers conjoints, — que je reçois le premier toute la] nourriture
— qui vous fait vivre ; et c’est chose juste, — puisque je suis le grenier et le]
magasin — du corps entier. Mais, si vous vous souvenez, — je renvoie tout par les]
rivières du sang, — jusqu’au palais du cœur, jusqu’au trône de la raison ; — et, grâce]
aux conduits sinueux du corps humain, — les nerfs les plus forts et les moindres]
veines — reçoivent de moi ce simple nécessaire — qui les fait vivre. Et, bien que
tous] à la fois, — mes bons amis… C’est le ventre qui] parle, remarquez bien.
DEUXIÈME CITOYEN
42Oui, monsieur. Parfaitement, parfaitement !
MÉNÉNIUS
43Bien que tous à la fois vous ne puissiez — voir ce que je fournis à chacun de vous,
je puis vous prouver, par un compte rigoureux, que — je vous transmets toute la farine—
et ne garde pour moi que le son.. Qu’en dites-vous ?
DEUXIÈME CITOYEN
44— C’était une réponse. Quelle application en faites-vous ?
MÉNÉNIUS
45— Le sénat de Rome est cet excellent ventre, — et vous êtes les membres révoltés.
Car, ses conseils et ses mesures — étant bien examinés, les affaires étant dûment
digérées — dans l’intérêt de la chose publique, vous reconnaîtrez — que les bienfaits
généraux que vous recueillez — procèdent ou viennent de lui, — et nullement de vous-mêmes…
Qu’en pensez-vous, — vous le gros orteil de cette assemblée ?
DEUXIÈME CITOYEN
46— Moi, le gros orteil ! Pourquoi le gros orteil ?
MÉNÉNIUS
47— Parce qu’étant l’un des plus infimes, des plus bas, des plus pauvres — de cette
édifiante rébellion, tu marches le premier. — Mâtin de la plus triste race, tu cours,
— en avant de la même dans l’espoir de quelques reliefs. — Allons, préparez vos massues
et vos bâtons les plus raides. Rome est sur le point de se battre avec ses rats. —
Il faut qu’un des deux partis succombe… Salut, noble Marcius !
Entre CAÏUS MARCIUS.
MARCIUS
48— Merci.
Aux citoyens.
De quoi s’agit-il, factieux vils — qui, à force de gratter la triste vanité qui vous
démange, — avez fait de vous des galeux ?
DEUXIÈME CITOYEN
49Nous n’avons jamais de vous que de bonnes paroles.
MARCIUS
50— Celui qui t’accorderait une bonne parole serait un flatteur — au-dessous du dégoût…
Que vous faut-il, aboyeurs, — à qui ne conviennent ni la paix ni la guerre ? L’une
vous épouvante, — l’autre vous rend insolents. Celui qui compte sur vous — trouve,
le moment venu, au lieu de lions, des lièvres, — au lieu de renards, des oies. Non,
vous n’êtes pas plus sûrs — qu’un tison ardent sur la glace, — qu’un grêlon au soleil.
Votre vertu consiste — à exalter celui que ses fautes ont abattu, — et à maudire la
justice qui l’a frappé. Qui mérite la gloire — mérite voire haine, et vos affections
sont — les appétits d’un malade qui désire surtout — ce qui peut augmenter son mal.
S’appuyer — sur voire faveur, c’est nager avec des nageoires de plomb — et vouloir
abattre un chêne avec un roseau. Se fier à vous ! Plutôt vous pendre ! — À chaque
minute vous changez d’idée : — vous trouvez noble celui que vous haïssiez tout à l’heure,
— infâme celui que vous couronniez. Qu’y a-t-il ? — Pourquoi, dans les divers quartiers
de la cité, — criez-vous ainsi contre ce noble sénat qui, — sous l’égide des dieux,
vous tient en respect et empêche — que vous ne vous dévoriez les uns les autres ?
À Ménénius
Que réclament-ils ?
MÉNÉNIUS
51— Du blé au prix qui leur plaît : ils disent — que la ville en regorge.
MARCIUS
52Les pendards ! ils parlent ! — Assis au coin du feu, ils prétendent juger — ce qui
se fait au Capitole, qui a chance d’élévation, — qui prospère et qui décline, épousent
telle faction, forment — des alliances conjecturales, fortifient leur parti, — et
ravalent celui qu’ils n’aiment pas — au-dessous de leurs savates ! Ils disent que
le blé ne manque pas ! — Ah ! si la noblesse mettait de côté ses scrupules — et me
laissait tirer l’épée, je ferais — de ces milliers de manants une hécatombe de cadavres
aussi haute — que ma lance !
MÉNÉNIUS
53Ma foi, je crois ceux-ci presque complètement persuadés : — car, si ample que soit
leur manque de sagesse, — ils sont d’une couardise démesurée. Mais, je vous prie,
— que dit l’autre attroupement ?
MARCIUS
54Il s’est dispersé. Ah ! les pendards ! — Ils disaient qu’ils étaient affamés, soupiraient
des maximes, — que… la faim brise les murs de pierre, qu’il faut que les chiens mangent,
— que… la nourriture est faite pour toutes les bouches ; que… les dieux n’ont pas
envoyé — le blé pour les riches seulement… C’est en centons de cette sorte — qu’ils
ont éventé leurs plaintes ; on leur a répondu — en leur accordant leur requête, étrange
requête, — capable de frapper au cœur la noblesse, — et de faire pâlir le pouvoir
le plus hardi ! Alors ils ont jeté leurs bonnets — en l’air comme pour les accrocher
aux cornes de la lune, — et ont exhalé leur animosité en acclamations.
MÉNÉNIUS
55Que leur a-t-on accordé ?
MARCIUS
56— Cinq tribuns de leur choix pour défendre leur vulgaire politique : — ils ont élu
Junius Brutus, — Sicinius Velutus, et je ne sais qui. Sangdieu ! — la canaille aurait
démantelé la ville, — avant d’obtenir cela de moi. Cette concession — entamera peu
à peu le pouvoir et fournira un thème de plus en plus fort — aux arguments de l’insurrection.
MÉNÉNIUS
57C’est étrange.
MARCIUS
58
à la foule — Allons, retournez chez vous, racaille.
Entre un MESSAGER.
LE MESSAGER
59— Où est Caïus Marcius ?
MARCIUS
60Ici. De quoi s’agit-il ?
LE MESSAGER
61— La nouvelle, monsieur, c’est que les Volsques ont pris les armes.
MARCIUS
62— J’en suis bien aise : nous allons avoir le moyen de dégorger — un superflu fétide…
Voici l’élite de nos anciens.
Entrent COMINIUS, TITUS LARTIUS, vieillard en cheveux blancs, et d’autres SÉNATEURS ;
puis JUNIUS BRUTUS et SICINIUS VELUTUS.
PREMIER SÉNATEUR
63— Marcius, vous nous avez dit vrai : — les Volsques ont pris les armes.
MARCIUS
64Ils ont un chef, — Tullus Aufidius, qui vous donnera de la besogne. — J’ai la faiblesse
d’être jaloux de sa vaillance : — et si je n’étais moi, — c’est lui que je voudrais
être.
COMINIUS
65Vous vous êtes déjà mesurés.
MARCIUS
66— Quand la moitié du monde serait aux prises avec l’autre, et quand il — serait de
mon parti, je passerais à l’ennemi, rien que pour faire — la guerre contre lui : c’est
un lion — que je suis fier de relancer.
PREMIER SÉNATEUR
67Eh bien, digne Marcius, — accompagnez Cominius dans cette guerre.
COMINIUS
68
à Marcius — C’est une promesse déjà faite.
MARCIUS
69Oui, monsieur, — et je la tiendrai… Titus Lartius, tu — vas me voir encore une fois
attaquer Tullus en face. — Quoi, serais-tu perclus ! Te récuserais-tu ?
LARTIUS
70Non, Caïus Marcius, — je m’appuierai sur une béquille et je combattrai avec l’autre
— plutôt que de renoncer à cette lutte.
MÉNÉNIUS
71Ô vrai preux !
PREMIER SÉNATEUR
72— Accompagnez-nous jusqu’au Capitole où je sais — que nos meilleurs amis nous attendent.
LARTIUS
73
au premier sénateur Ouvrez la marche ; — suivez, Cominius, et nous autres nous viendrons après… — À vous
le pas.
COMINIUS
74Noble Lartius !
PREMIER SÉNATEUR
75
à la foule — En route ! À vos logis ! partez.
MARCIUS
76Non, qu’ils nous suivent ! — Les Volsques ont beaucoup de blé ; emmenons ces rats
— pour ronger leurs provisions… Respectables mutins, — votre valeur donne de beaux
fruits. De grâce, suivez-nous.
Sortent les sénateurs, Cominius, Titus Lartius, Marcius et Ménénius. Les citoyens
se dispersent.
SICINIUS
77— Vit-on jamais un homme aussi arrogant que ce Marcius ?
BRUTUS
78Il n’a pas d’égal.
SICINIUS
79— Quand nous avons été élus tribuns du peuple…
BRUTUS
80— Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux ?
SICINIUS
81Non, mais ses sarcasmes.
BRUTUS
82— Une fois emporté, il n’hésiterait pas à narguer les dieux !
SICINIUS
83— À bafouer la chaste lune !
BRUTUS
84— La guerre le dévore ! il devient — trop fier de sa vaillance.
SICINIUS
85Sa nature, — chatouillée par le succès, dédaigne jusqu’à l’ombre — qu’il foule en
plein midi. Mais je m’étonne que — son insolence daigne se laisser commander — par
Cominius.
BRUTUS
86La renommée à laquelle il vise — et dont il est déjà paré ne saurait — s’acquérir
et se conserver plus aisément — qu’au second rang. Car le moindre revers — passera
pour être la faute du général, celui-ci eût-il accompli — tout ce qui est possible
à un homme, et la censure étourdie — s’écriera alors: Oh! si Marcius — avait conduit l’affaire !
SICINIUS
87Et puis, si les choses vont bien, — l’opinion, qui est si entichée de Marcius, en
— ravira tout le mérite à Cominius.
BRUTUS
88Bref, — la moitié de la gloire de Cominius sera pour Marcius, — Marcius n’en fût-il
pas digne, et toutes ses fautes — seront à la gloire de Marcius, ne l’eût-il — en
rien mérité.
SICINIUS
89Allons savoir — comment l’expédition s’effectue, et quelles forces, — outre son énergie
personnelle, l’assisteront — dans cette campagne.
Ils sortent.
Scène IV.
[Sous les remparts de Corioles.]
Entrent, tambours battants, enseignes déployées, Marcius et Titus Lartius, suivis
d’officiers et de soldats. Un messager vient à eux.
MARCIUS
143— Voici des nouvelles qui arrivent. Je gage qu’ils se sont battus.
LARTIUS
144— Mon cheval contre le vôtre, que non.
MARCIUS
147— Dis-moi, notre général a-t-il rencontré l’ennemi ?
LE MESSAGER
148— Ils sont en présence, mais ne se sont encore rien dit.
LARTIUS
149— Ainsi, votre bon cheval est à moi.
MARCIUS
150Je vous le rachète.
LARTIUS
151— Non, je ne veux ni le vendre ni le donner, mais je veux bien vous le prêter — pour
cinquante ans… Qu’on fasse sommation à la ville.
MARCIUS
152
au messager — À quelle distance de nous sont les deux armées ?
LE MESSAGER
153À un mille et demi.
MARCIUS
154— Alors, nous entendrons leur trompette ; et eux, la nôtre. — Ô Mars, je l’en conjure,
aide-nous à en finir vite ici, — que nous puissions avec nos épées fumantes marcher
— au secours de nos frères, dans la plaine !…
Aux trompettes.
Allons, soufflez votre ouragan.
On sonne un parlementaire. Paraissent, sur les remparts, des sénateurs et des citoyens
armés.
MARCIUS
155
continuant — Tullus Aufidius est-il dans vos murs ?
PREMIER SÉNATEUR
156— Non, et il n’est personne ici qui vous craigne plus que lui, — si peu qu’il vous
craigne.
Rappel au loin
Écoutez, nos tambours — font accourir notre jeunesse. Nous briserons nos murailles
— plutôt que de nous y laisser parquer. Nos portes, — qui semblent fermées, n’ont
pour barreaux que des roseaux : — elles s’ouvriront d’elles-mêmes. Entendez-vous,
au loin ?
Tumulte lointain
— C’est Aufidius. Écoutez quel ravage il fait — dans votre armée enfoncée.
MARCIUS
157Oh ! ils sont aux prises !
LARTIUS
158— Que leur vacarme nous serve de leçon… Des échelles, holà !
Les Volsques font une sortie.
MARCIUS
159— Ils ne nous craignent pas ! ils sortent de la ville ! — Allons, mettez vos boucliers
en avant de vos cœurs et combattez — avec des cœurs plus inflexibles que des boucliers…
Avancez, brave Titus : — leur dédain pour nous dépasse toutes nos prévisions : j’en
sue de fureur… Marchons, camarades : — celui qui recule, je le prends pour un Volsque,
— et je lui fais sentir ma lance.
On sonne la charge. Les Romains et les Volsques sortent en combattant. Les Romains
sont repoussés jusqu’à leurs retranchements.
Rentre Marcius.
MARCIUS
160— Que tous les fléaux du Sud fondent sur vous, — vous, hontes de Rome ! vous, troupeaux
de… — Que la peste vous plâtre — d’ulcères ; en sorte que vous soyez abhorrés — avant
d’être vus et que vous vous renvoyiez l’infection — à un mille sous le vent. Âmes
d’oies — qui assumez figures d’homme, comment avez-vous pu fuir — devant des gueux
que des singes battraient ? Pluton et enfer ! — Tous blessés par derrière ! Rien que
des dos rougis et des faces blêmies — par la déroute et la peur fébrile ! Reformez-vous
et revenez à la charge ; — sinon, par les feux du ciel, je laisse là l’ennemi, — et
c’est à vous que je fais la guerre ! Prenez y garde ! En avant ! — Si vous tenez bon,
nous les renverrons à leurs femmes, — comme ils nous ont poursuivis jusqu’à nos retranchements !
On sonne une nouvelle charge. Les Romains reviennent contre les Volsques. Les Volsques
se retirent dans Corioles, et Marcius les poursuit jusqu’aux portes de la ville.
MARCIUS
161
aux soldats — Voilà les portes béantes ; secondez-moi bien ; — la fortune les ouvre pour les poursuivants
— et non pour les fuyants. Remarquez-moi et imitez-moi.
Il entre dans la ville et les portes se referment sur lui.
PREMIER SOLDAT
162Quelle folie ! ce n’est pas moi qui en ferai autant.
DEUXIÈME SOLDAT
163Ni moi.
TROISIÈME SOLDAT
164— Voyez, ils l’ont enfermé.
Tumulte.
QUATRIÈME SOLDAT
165Il est dans la marmite, je le garantis.
Entre Titus Lartius.
LARTIUS
166— Qu’est devenu Marcius ?
PREMIER SOLDAT
168— En courant sur les talons des fuyards, — il est entré avec eux ; — soudain ils ont
refermé leurs portes, et il est resté seul — pour tenir tête à toute la ville.
LARTIUS
169Ô noble compagnon qui, vulnérable, est plus brave que son invulnérable épée, — et
qui résiste, quand elle plie ! On t’abandonne, Marcius ! — Une escarboucle de ta grosseur
— serait un moins riche joyau que toi. Tu étais un homme de guerre — selon le vœu
de Caton ; — non-seulement tu étais rude et âpre — aux coups de main ; mais, par ton
regard terrible — et par l’éclat foudroyant de ta voix, — lu faisais frissonner tes
ennemis, comme si le monde — avait la fièvre et tremblait.
Marcius, couvert de sang, poursuivi par l’ennemi, reparaît par les portes de la ville.
PREMIER SOLDAT
170Voyez, seigneur.
LARTIUS
171C’est Marcius. — Courons le délivrer ou mourir avec lui.
Tous pénètrent, en se battant, dans la ville.
Scène V.
[Dans la ville de Corioles. Une rue.]
Entrent des Romains chargés de dépouilles.
PREMIER ROMAIN
172J’emporterai ça à Rome.
DEUXIÈME ROMAIN
173Et moi ça.
TROISIÈME ROMAIN
174
jetant un outil d’étain Foin ! j’ai pris ça pour de l’argent.
Le tumulte continue au loin.
Entrent Marcius et Titus Lartius, précédés d’un trompette.
MARCIUS
175— Voyez ces maraudeurs qui estiment leur temps — au prix d’un drachme fêlé ! Des coussins,
des cuillères de plomb, — de la ferraille de rebut, des pourpoints que le bourreau
— enterrerait avec ceux qui les portaient, ces misérables gueux — emballent tout avant
que le combat soit fini… À bas ces lâches ! — Entendez-vous le vacarme que fait notre
général ? Allons à lui ! — L’homme que hait mon âme, Aufidius, est là-bas, — massacrant
nos Romains. Donc, vaillant Titus, prenez — des forces suffisantes pour garder la
ville, — tandis que moi, avec ceux qui en ont le courage, je courrai — au secours
de Cominius.
LARTIUS
176Noble sire, ton sang coule ; — tu as déjà soutenu un trop violent effort pour — engager
une seconde lutte.
MARCIUS
177Messire, point de louange ! — Ce que j’ai fait ne m’a pas encore échauffé. Adieu !
— Le sang que je perds est un soulagement — plutôt qu’un danger pour moi. C’est ainsi
que — je veux apparaître à Aufidius et le combattre.
LARTIUS
178Puisse cette belle déesse, la Fortune, — s’énamourer de toi, et, par ses charmes puissants,
— détourner l’épée de tes adversaires ! Hardi gentilhomme, — que le succès soit ton
page !
MARCIUS
179Qu’il te soit ami, — autant qu’à ceux qu’il place le plus haut ! Sur ce, adieu.
LARTIUS
180Héroïque Marcius !
Sort Marcius
Au trompette.
— Toi, va sonner la trompette sur la place du marché, — et fais-y venir tous les officiers
de la ville. — C’est là qu’ils connaîtront nos intentions. En route !
Ils sortent.
Scène VI.
[Une plaine à quelque distance de Corioles.]
Entrent Cominius et ses troupes, faisant retraite.
COMINIUS
181— Reprenez haleine, mes amis : bien combattu ! Nous nous sommes comportés — en Romains,
sans folle obstination dans la résistance, — sans couardise dans la retraite. Croyez-moi,
messieurs, — nous serons encore attaqués. Tandis que nous luttions, — des bouffées
de vent nous faisaient ouïr par intervalles — la marche guerrière de nos amis. Dieux
de Rome, — assurez leur succès comme nous souhaitons le nôtre, — en sorte que nos
deux armées, se joignant d’un front souriant, — puissent vous offrir un sacrifice
en action de grâces.
Entre un messager.
COMINIUS
182Ta nouvelle ?
LE MESSAGER
183— Les citoyens de Corioles ont fait une sortie — et livré bataille à Titus et à Marcius.
— J’ai vu nos troupes repoussées jusqu’à leurs retranchements, — et alors je suis
parti.
COMINIUS
184Si vrai que tu puisses dire, — tu me sembles un triste messager. Depuis quand es-tu
parti ?
LE MESSAGER
185Depuis plus d’une heure, monseigneur.
COMINIUS
186— Il n’y a pas plus d’un mille d’ici là. Tout à l’heure nous entendions leurs tambours.
— Comment as-tu pu perdre une heure à faire un mille, — et m’apporter si tard ta nouvelle ?
LE MESSAGER
187Les éclaireurs des Volsques — m’ont donné la chasse et forcé de faire un détour —
de trois ou quatre milles environ : autrement, monsieur, j’aurais — apporté mon message
depuis une demi-heure.
Entre Marcius.
COMINIUS
188Qui donc s’avance là-bas, — pareil à un écorché ? Ô Dieux ! — il a l’allure de Marcius ;
oui, je l’ai — déjà vu dans cet état.
MARCIUS
189Suis-je arrivé trop tard ?
COMINIUS
190— Le berger ne distingue pas mieux le tonnerre d’un tambourin — que je ne distingue
la voix de Marcius — de celle d’un homme inférieur.
MARCIUS
191Suis-je arrivé trop tard ?
COMINIUS
192— Oui, si vous ne revenez pas couvert du sang d’autrui, — mais du vôtre.
MARCIUS
193
embrassant Cominius Oh ! laissez-moi vous étreindre — d’un bras aussi énergique que quand je faisais l’amour,
sur un cœur — aussi joyeux qu’au jour de mes noces, — quand les flambeaux m’éclairèrent
jusqu’au lit conjugal !
COMINIUS
194Fleur des guerriers, — qu’est devenu Titus Lartius ?
MARCIUS
195— Il est occupé à rendre des décrets, — condamnant les uns à mort, les autres à l’exil,
— rançonnant celui-ci, graciant ou menaçant celui-là ; — tenant Corioles au nom de
Rome, — comme un humble lévrier en laisse, — qu’il peut lâcher à volonté.
COMINIUS
196Où est le drôle — qui m’a dit qu’on vous avait chassés jusqu’à vos retranchements ?
— Où est-il ? Qu’on l’appelle !
MARCIUS
197Laissez-le tranquille, — il a rapporté la vérité. Quant à nos gentilshommes — de la
canaille (fi ! des tribuns pour eux !), — jamais la souris n’a fui le chat comme ils
ont lâché pied — devant des gueux pires qu’eux-mêmes.
COMINIUS
198Mais comment avez-vous eu le dessus ?
MARCIUS
199— Est-ce le moment de le dire ? Je ne le crois pas… — Où est l’ennemi ? Êtes-vous
maîtres de la plaine ? — Si non, pourquoi vous reposez-vous avant de l’être ?
COMINIUS
200Marcius, — nous avons le désavantage du combat, — et nous faisons retraite, pour assurer
notre succès.
MARCIUS
201— Quel est leur ordre de bataille ? Savez-vous — en quel endroit ils ont placé leurs
meilleurs soldats ?
COMINIUS
202Autant que j’en puis juger, Marcius, — les bandes qui sont au front de leur bataille
sont les Antiates, — leur élite, commandés par Aufidius, — le cœur même de leur espérance.
MARCIUS
203Je vous adjure, — par tous les combats où nous avons guerroyé, — par le sang que nous
avons versé ensemble, par nos vœux — d’éternelle amitié, mettez-moi droit — à l’encontre
d’Aufidius et de ses Antiates ; — ne laissez pas échapper le moment ; mais, — remplissant
l’air d’épées et de lances en arrêt, — mettons l’heure présente à l’épreuve.
COMINIUS
204Je pourrais souhaiter — que vous fussiez conduit à un bain salutaire — et que des
baumes vous fussent appliqués ; mais je n’ose jamais — repousser vos demandes. Choisissez
donc ceux — qui peuvent le mieux aider à votre entreprise.
MARCIUS
205Ce sont tous ceux — qui ont la meilleure volonté. Si parmi ces hommes il en est un
— (et ce serait un péché d’en douter), qui aime la couleur — dont vous me voyez fardé,
qui craigne — moins pour sa personne que pour sa renommée, — qui pense qu’une mort
vaillante vaut mieux qu’une mauvaise vie — et préfère sa patrie à lui-même, — que
ce brave unique ou tous les braves comme lui — expriment leurs sentiments en levant
ainsi le bras — et suivent Marcius !
Marcius lève son épée. Tous l’imitent en poussant des acclamations ; des soldats jettent
leurs bonnets en l’air et veulent porter Marcius en triomphe. Marcius les repousse.
— Oh ! laissez-moi ! me prenez-vous pour une épée ? — Si ces démonstrations ne sont
pas des semblants, qui de vous — ne vaut pas quatre Volsques ? Pas un de vous — qui
ne puisse opposer au grand Aufidius — un bouclier aussi inflexible que le sien. Je
dois, — en vous remerciant tous, ne choisir qu’un certain nombre : les autres — soutiendront
l’action dans un autre combat, — quand l’occasion l’exigera. Veuillez vous mettre
en marche ; — et que quatre d’entre vous désignent pour mon expédition — les hommes
les plus dispos.
COMINIUS
206En avant, caramades ! — Prouvez que cette démonstration est sérieuse, et vous aurez,
— comme nous, votre part dans le triomphe.
Ils sortent.
Scène XI.
[Rome. Une rue.]
Entrent Ménénius, Sicinius et Brutus.
MÉNÉNIUS
243L’augure me dit que nous aurons des nouvelles ce soir.
BRUTUS
244Bonnes ou mauvaises ?
MÉNÉNIUS
245Peu conformes aux vœux du peuple, car il n’aime pas Marcius.
SICINIUS
246La nature apprend aux animaux même à reconnaître leurs amis.
MÉNÉNIUS
247Et qui donc le loup aime-t-il, je vous prie ?
MÉNÉNIUS
249Oui, pour le dévorer, comme vos plébéiens affamés voudraient dévorer le noble Marcius.
BRUTUS
250Lui ! c’est un agneau, en effet, qui bêle comme un ours.
MÉNÉNIUS
251C’est un ours, en effet, qui vit comme un agneau. Vous êtes deux vieillards : répondez-moi
à ce que je vais vous demander.
LES DEUX TRIBUNS
252Voyons, monsieur.
MÉNÉNIUS
253Quel pauvre défaut a donc Marcius, qui ne se retrouve pas énorme chez vous ?
BRUTUS
254Marcius n’a pas de pauvre défaut : il est gorgé de tous les vices.
SICINIUS
255Spécialement d’orgueil.
BRUTUS
256Et surtout de jactance.
MÉNÉNIUS
257Voilà qui est étrange. Savez-vous comment vous êtes jugés tous les deux ici, dans
la cité, j’entends par nous, les gens du bel air ? Le savez-vous ?
LES DEUX TRIBUNS
258Eh bien, comment sommes-nous jugés ?
MÉNÉNIUS
259Puisque vous parlez d’orgueil… Vous ne vous fâcherez pas ?
LES DEUX TRIBUNS
260Dites, dites, monsieur, dites.
MÉNÉNIUS
261D’ailleurs, peu importe : car le plus mince filou de prétexte est capable de vous
dépouiller de toute votre patience. Lâchez les rênes de votre humeur, et fâchez-vous
à plaisir, du moins si c’est un plaisir pour vous de vous fâcher. Vous reprochez à
Marcius d’être orgueilleux ?
BRUTUS
262Nous ne sommes pas seuls à le faire, monsieur.
MÉNÉNIUS
263Je sais que vous savez faire bien peu de choses, seuls : il vous faut nombre d’assistances,
sans quoi vos actions seraient merveilleusement rares ; vos facultés sont trop dans
l’enfance, pour que seuls vous puissiez faire beaucoup. Vous parlez d’orgueil, besaciers !
Oh ! Si vous pouviez jeter vos regards par-dessus vos épaules et faire la revue intérieure
de vos personnes ! Oh ! si vous le pouviez…
BRUTUS
264Eh bien, après, monsieur ?
MÉNÉNIUS
265Eh bien, vous apercevriez deux magistrats (alias, deux sots), incapables, orgueilleux, violents et têtus, comme personne à Rome.
SICINIUS
266Vous aussi, Ménénius, vous êtes suffisamment connu.
MÉNÉNIUS
267Je suis connu pour être un patricien de belle humeur, aimant une coupe de vin ardent
que n’a pas refroidi une goutte du Tibre ; ayant, dit-on, le léger défaut de céder
au premier élan ; vif et prenant feu à la plus triviale excitation ; un mortel, enfin,
plus familier avec la fesse de la nuit qu’avec le front de l’aurore. Ce que je pense,
je le dis, et je dépense toute ma malice en paroles. Quand je rencontre des hommes
d’État tels que vous (je ne puis vraiment pas vous appeler des Lycurgues), si la boisson
que vous m’offrez affecte mon palais désagréablement, je fais une grimace. Je ne puis
dire que vos seigneuries ont bien élucidé la matière, quand je vois l’ânerie entrer
comme ingrédient dans la majeure partie de vos phrases ; et, quoiqu’il me faille tolérer
ceux qui disent que vous êtes des hommes graves et vénérables, ils n’en ont pas moins
menti par la gorge, ceux qui déclarent que vous avez bonne mine. Est-ce parce que
vous voyez tout ça dans la carte de mon microcosme, que vous me trouvez suffisamment
connu ? Quel vice votre aveugle sagacité découvre-t-elle dans mon caractère, si, comme
vous dites, je suis suffisamment connu ?
BRUTUS
268Allons, monsieur, allons, nous vous connaissons suffisamment.
MÉNÉNIUS
269Vous ne connaissez ni moi, ni vous, ni quoi que ce soit. Vous ambitionnez les coups
de chapeau et les courbettes des pauvres hères ; vous épuisez toute une sainte matinée
à ouïr une chicane entre une vendeuse d’oranges et un marchand de canules, et vous
ajournez cette controverse de trois oboles à une seconde audience. Quand vous entendez
une discussion entre deux parties, s’il vous arrive d’être pincés par la colique,
vous faites des figures de mascarade, vous arborez le drapeau rouge contre toute patience,
et, hurlant après un pot de chambre, vous renvoyez l’affaire sanglante, embrouillée
de plus belle par votre intervention ; et tout l’accord que vous établissez entre
les plaideurs, c’est de les traiter l’un et l’autre de fripons. Vous êtes un couple
étrange !
BRUTUS
270Allez, allez, on sait fort bien que vous êtes plus parfait comme farceur à table,
que nécessaire comme législateur au Capitole.
MÉNÉNIUS
271Nos prêtres eux-mêmes deviendraient moqueurs, s’ils rencontraient des objets aussi
ridicules que vous. Ce que vous dites de plus sensé ne vaut pas la peine de remuer
vos barbes ; et ce serait faire à vos barbes de trop nobles obsèques que d’en rembourrer
le coussin d’un ravaudeur ou de les ensevelir dans le bât d’un âne. Et vous osez dire
que Marcius est fier, lui qui, estimé au plus bas, vaut tous vos prédécesseurs depuis
Deucalion, parmi lesquels les meilleurs peut-être ont été bourreaux de père en fils.
Le bonsoir à vos révérences ! Ma cervelle serait infectée par une plus longue conversation
avec vous, pâtres des bestiaux plébéiens. J’oserai prendre congé de vous.
Brutus et Sicinius se retirent au fond de la scène.
Entrent Volumnie, Virgilie, Valérie, et leurs suivantes.
Eh bien, mes belles, mes nobles dames (et la Lune, descendue sur terre, ne serait
pas plus noble), où suivez-vous si vite vos regards ?
VOLUMNIE
272Honorable Ménénius, mon fils Marcius approche ; pour l’amour de Junon, partons !
MÉNÉNIUS
273Ha ! Marcius revient !
VOLUMNIE
274Oui, digne Ménénius, dans le plus éclatant triomphe.
MÉNÉNIUS
275
jetant son bonnet en l’air Reçois mon bonnet, Jupiter ; je te remercie. Ho ! ho ! Marcius revient !
LES DEUX DAMES
276Oui, vraiment.
VOLUMNIE
277Tenez, voici une lettre de lui ; le gouvernement en a une autre, sa femme une autre ;
et je crois qu’à la maison il y en a une pour vous.
MÉNÉNIUS
278Je veux mettre le branle-bas chez moi toute la nuit : une lettre pour moi !
VIRGILIE
279Oui, certainement, il y a une lettre pour vous ; je l’ai vue.
MÉNÉNIUS
280Une lettre pour moi ! Voilà qui me donne un fond de santé pour sept années, pendant
lesquelles je vais faire la nique au médecin. Comparée à ce cordial, la plus souveraine
prescription de Galien n’est qu’une drogue d’empirique, ne valant guère mieux qu’une
médecine de cheval… Est-ce qu’il n’est pas blessé ? Il avait coutume de revenir blessé.
VIRGILIE
281Oh ! non, non, non.
VOLUMNIE
282Oh ! il est blessé, et j’en rends grâces aux dieux.
MÉNÉNIUS
283Moi aussi, s’il ne l’est pas trop. Les blessures lui vont si bien… Rapporte-t-il la
victoire dans sa poche ?
VOLUMNIE
284Sur son front, Ménénius : il revient pour la troisième fois avec la couronne de chêne.
MÉNÉNIUS
285A-t-il corrigé Aufidius solidement ?
VOLUMNIE
286Titus Lartius a écrit qu’ils se sont battus, mais qu’Aufidius a échappé.
MÉNÉNIUS
287Et il était temps pour lui, je le garantis ; s’il avait tenu bon, il eût été étrillé
comme je ne voudrais pas l’être pour tous les coffres de Corioles et ce qu’il y a
d’or dedans. Le sénat est-il informé de tout cela ?
VOLUMNIE
288Mesdames, partons… Oui, oui, oui : le sénat a eu des lettres du général qui attribuent
à mon fils tout l’honneur de la guerre : il a, dans cette campagne, dépassé du double
ses premières prouesses.
VALÉRIE
289En vérité, on dit de lui des choses prodigieuses.
MÉNÉNIUS
290Prodigieuses ! oui, mais je vous garantis qu’il a bien payé pour ça !
VIRGILIE
291Les dieux veuillent qu’elles soient vraies !
VOLUMNIE
292Vraies ! ah, bon !
MÉNÉNIUS
293Vraies ? Je jurerais qu’elles sont vraies… Où est-il blessé ?
Aux tribuns qui s’avancent
Dieu garde vos révérences ! Marcius revient : il a de nouveaux sujets d’orgueil.
À Volumnie
Où est-il blessé ?
VOLUMNIE
294À l’épaule et au bras gauche. Il aura là de larges cicatrices à montrer au peuple,
quand il réclamera le poste qui lui est dû. À l’expulsion de Tarquin il reçut sept
blessures.
MÉNÉNIUS
295Une au cou et deux à la cuisse… Je lui en connais neuf.
VOLUMNIE
296Avant cette dernière expédition, il avait sur lui vingt-cinq blessures.
MÉNÉNIUS
297À présent c’est vingt-sept : chaque balafre a été la tombe d’un ennemi.
Fanfares et acclamations
Écoutez ! les trompettes !
VOLUMNIE
298— Ce sont les émissaires de Marcius : devant lui — il porte le fracas et derrière
lui il laisse les larmes. — La mort, ce noir esprit, réside dans son bras nerveux :
— il s’élève, retombe, et alors des hommes meurent.
Symphonie. Les trompettes sonnent. Arrivent Cominius et Titus Lartius ; entre eux
Coriolan, couronné d’une guirlande de chêne, et suivi d’officiers et de soldats. Un
héraut les précède.
LE HÉRAUT
299— Sache, Rome, que Marcius a combattu seul — dans les murs de Corioles et y a gagné
— avec honneur le surnom de Coriolan, qui — fera dans la gloire cortège à Caïus Marcius.
— Sois le bien venu à Rome, illustre Coriolan !
Fanfare.
TOUS
300— Bienvenu à Rome, illustre Coriolan !
CORIOLAN
301— Assez ! cela me fait mal au cœur ! — Assez, je vous prie.
COMINIUS
302
montrant Volumnie Voyez donc, monsieur ! votre mère !
CORIOLAN
303Oh ! — vous avez, je le sais, imploré les dieux — pour ma prospérité.
Il plie le genou.
VOLUMNIE
304Debout, mon vaillant soldat, debout ! — Mon doux Marcius, mon digne Marcius, mon —
héros nommé à nouveau par la gloire… — Comment donc ? N’est-ce pas Coriolan qu’il
faut que je t’appelle ?… — Mais, regarde ta femme !
Virgilie pleure de joie.
CORIOLAN
305
à Virgilie. Salut, mon gracieux silence ! — Aurais-tu donc ri, si j’étais revenu dans un cercueil,
— toi qui pleures de me voir triompher ? Ah ! ma chère, — elles ont ces yeux-là, les
veuves de Corioles — et les mères qui ont perdu leurs fils.
MÉNÉNIUS
306Qu’aujourd’hui les dieux te couronnent !
CORIOLAN
307— Vous voilà donc encore…
À Valérie
Ô ma charmante dame, pardon.
VOLUMNIE
308— Je ne sais de quel côté me tourner.
Saluant Lartius
Oh ! soyez le bienvenu.
À Cominius
— Le bienvenu, général… Soyez les bienvenus tous.
MÉNÉNIUS
309— Cent mille fois bienvenus. Je pourrais pleurer — et je pourrais rire ; je suis allègre
et accablé.
À Coriolan
Le bienvenu ! — Qu’une malédiction frappe aux racines du cœur — quiconque n’est pas
heureux de te voir !… Vous êtes trois — dont Rome devrait raffoler : pourtant, au
témoignage de tous, — nous avons ici, chez nous, de vieux sauvageons sur lesquels
on ne saurait — enter la moindre sympathie pour vous. N’importe ! soyez les bienvenus,
guerriers : une ortie ne s’appellera jamais qu’ortie, et — le défaut d’un sot que
sottise.
COMINIUS
310Toujours le même.
CORIOLAN
311— Ménénius, toujours, toujours !
LE HÉRAUT
312
à la foule — Faites place là, et avancez.
CORIOLAN
313
à sa femme et à sa mère Votre main… et la vôtre. — Avant que j’aille abriter ma tête sous notre toit, — il
faut que je fasse visite à ces bons patriciens — qui m’ont accablé de compliments
— et d’honneurs !
VOLUMNIE
314J’ai assez vécu — pour voir mettre le comble à mes plus chers désirs — et à l’édifice
de mes rêves. — Il n’y manque plus qu’une seule chose, et je ne doute pas — que notre
Rome ne te la confère.
CORIOLAN
315Sachez-le, ma bonne mère, — j’aime mieux les servir à ma guise — que les commander
à la leur.
COMINIUS
316En marche ! Au Capitole !
Fanfares de cornets. Le cortège sort, comme il est entré. Tous se retirent, excepté
les deux tribuns.
BRUTUS
317— Toutes les bouches parlent de lui, et toutes les vues troubles — mettent des bésicles
pour le voir. La nourrice bavarde — laisse son poupon geindre dans des convulsions,
— tandis qu’elle jase de lui ; la souillon de cuisine fixe — son plus beau fichu autour
de son cou enfumé, — et grimpe aux murs pour l’apercevoir. Les auvents, les bornes,
les fenêtres — sont encombrés, les gouttières remplies, les pignons surchargés — de
figures diverses, toutes pareillement — attentives à le voir. Les flamines, qui se
montrent si rarement, — fendent le flot populaire et s’essoufflent — pour conquérir
une place vulgaire. Nos dames se dévoilant — abandonnent le blanc et le rose, qui
luttent — sur leurs joues délicates, aux licencieux ravages — des baisers brûlants
de Phébus : c’est une cohue ! — On dirait que le dieu qui le guide, — quel qu’il soit,
s’est furtivement insinué dans sa personne mortelle — et donne de la grâce à ses allures.
SICINIUS
318Du coup, — je le garantis consul.
BRUTUS
319Alors notre autorité risque fort — de sommeiller, durant son gouvernement.
SICINIUS
320— Il n’aura pas la modération d’exercer ses fonctions — dans les limites où elles
doivent commencer et finir ; mais — il perdra le pouvoir même qu’il a conquis.
BRUTUS
321C’est ce qui doit nous rassurer.
SICINIUS
322N’en doutez pas, — les gens du peuple que nous représentons, — mus par leurs anciennes
rancunes, oublieront — à la moindre occasion ses titres récents ; — et cette occasion,
je suis sûr que lui-même se fera gloire — de la leur fournir.
BRUTUS
323Je l’ai entendu jurer — que, s’il briguait le consulat, il ne voudrait jamais — paraître
en place publique, affublé — des vêtements râpés du suppliant, — ni, comme c’est l’usage,
montrer ses blessures — aux plébéiens, pour mendier leurs voix puantes.
BRUTUS
325— Ce sont ses paroles. Oh ! Il aimerait mieux renoncer à la charge — que l’obtenir
autrement que par les vœux des gentilshommes — et le désir des nobles.
SICINIUS
326Tout ce que je souhaite, — c’est qu’il persiste dans cette idée et qu’il la mette
— à exécution.
BRUTUS
327Il est très-probable qu’il le fera.
SICINIUS
328— Le résultat sera pour lui, comme le veulent nos intérêts, — une destruction certaine.
BRUTUS
329Et tel il doit être — pour lui ou pour notre autorité. Dans ce but, — rappelons sourdement
aux plébéiens quelle haine — Marcius a toujours eue pour eux ; comment, s’il l’avait
pu, il aurait — fait d’eux des bêtes de somme, réduit au silence leurs défenseurs,
et confisqué leurs franchises ; ne leur accordant pas, — en fait d’action et de capacité
humaine, — une âme plus élevée, plus apte aux choses de ce monde, — qu’à ces chameaux
de guerre qui reçoivent leur pitance — pour porter des fardeaux, et une volée de coups
— pour avoir plié sous le faix.
SICINIUS
330Cette idée, suggérée dans une occasion où son insolence déchaînée — offensera le peuple
(et les occasions ne manqueront pas, — pour peu qu’on l’excite, chose aussi aisée
— que de lancer un chien sur un troupeau), suffira — à allumer le feu de paille qui
doit, en flamboyant, — le noircir à jamais.
Entre un messager.
LE MESSAGER
332— Vous êtes mandés au Capitole. On croit que Marcius sera consul. — J’ai vu les muets
se presser pour le voir, — et les aveugles pour l’entendre. Les matrones lui jetaient
leurs gants, — les dames et les jeunes filles, leurs écharpes et leurs mouchoirs,
— quand il passait ; les nobles s’inclinaient — comme devant la statue de Jupiter ;
et les gens du commun — lançaient une grêle de bonnets, un tonnerre d’acclamations.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil.
BRUTUS
333Allons au Capitole, — ayant l’œil et l’oreille aux aguets, — le cœur à la hauteur
des événements !
SICINIUS.
334e vous accompagne.
Ils sortent.
Scène XII.
[La salle du sénat, au Capitole.]
Entrent deux officiers, qui posent des coussins.
PREMIER OFFICIER
335Vite ! vite ! ils sont tout près d’ici… Combien y a-t-il de candidats pour le consulat ?
DEUXIÈME OFFICIER
336Trois, dit-on ; mais chacun pense que Coriolan l’emportera.
PREMIER OFFICIER
337C’est un brave compagnon, mais il est diantrement fier, et il n’aime pas le commun
peuple.
DEUXIÈME OFFICIER
338Ma foi, il y a nombre de grands personnages qui ont flatté le peuple et ne l’ont jamais
aimé ; et il en est d’autres que le peuple a aimés sans savoir pourquoi. Or, si le
peuple aime sans savoir pourquoi, il peut haïr sans meilleur motif. Donc, en ne se
souciant ni de sa haine ni de son amour, Coriolan prouve qu’il connaît à fond sa disposition,
et il le lui fait bien voir par sa noble indifférence.
PREMIER OFFICIER
339S’il ne se souciait ni de la haine ni de l’amour des plébéiens, il lui serait égal
de leur faire du bien et du mal ; mais il met plus de zèle à rechercher leur haine
qu’ils n’en peuvent mettre à la lui accorder ; il ne néglige rien pour se déclarer
ouvertement leur ennemi. Or, affecter ainsi de provoquer leur rancune et leur colère,
c’est un tort aussi grave que celui qu’il réprouve, les flatter pour être aimé d’eux.
DEUXIÈME OFFICIER
340Il a bien mérité de sa patrie. Il ne s’est pas élevé par de trop faciles degrés, comme
ceux qui, à force de souplesse et de courtoisie envers le peuple, ont gagné leurs
insignes sans avoir rien fait d’ailleurs pour s’assurer son estime et sa faveur. Mais
lui, il a arboré ses titres à tous les yeux, ses exploits dans tous les cœurs, si
bien qu’il y aurait une coupable ingratitude à garder le silence et à ne pas avouer
la vérité : la contester serait une médisance qui se démentirait d’elle-même en soulevant
partout la réprobation et le murmure.
PREMIER OFFICIER
341— N’en parlons plus : c’est un digne homme. — Faisons place : les voici.
Symphonie. Entrent, précédés de licteurs, le consul Cominius, Ménénius, Coriolan,
un grand nombre d’autres sénateurs, puis Sicinius et Brutus. Les sénateurs s’asseyent
sur leurs sièges respectifs ; les tribuns s’asseyent à part.
MÉNÉNIUS
342— Ayant décidé l’affaire des Volsques — et le rappel de Titus Lartius, il nous reste,
— et c’est le principal objet de cette réunion supplémentaire, — à reconnaître les
nobles services de celui qui — a si bien combattu pour son pays. Veuillez donc, —
vénérables et graves anciens, inviter — le consul actuel, notre général — dans cette
heureuse campagne, à nous parler — un peu des nobles exploits accomplis — par Caïus
Marcius Coriolan, — que nous sommes venus ici remercier et récompenser — par des honneurs
dignes de lui.
PREMIER SÉNATEUR
343Parlez, bon Cominius. — N’omettez aucun détail, et obligez-nous à confesser — plutôt
l’impuissance de l’État à s’acquitter — que la défaillance de notre gratitude.
Aux tribuns
Chefs du peuple, — nous réclamons votre plus bienveillante attention, et ensuite —
votre favorable intervention auprès du peuple — pour le faire adhérer à ce qui se
décidera ici.
SICINIUS
344Nous sommes rassemblés — pour une cordiale entente ; et nous sommes de tout cœur —
disposés à honorer et à exalter — le héros de cette réunion.
BRUTUS
345Et nous serons d’autant plus — ravis de le faire, s’il s’attache désormais — à témoigner
pour le peuple une plus affectueuse estime — que par le passé.
MÉNÉNIUS
346C’est de trop ! c’est de trop ! — Vous auriez mieux fait de garder le silence. Vous
plaît-il — d’écouter Cominius ?
BRUTUS
347Très-volontiers : — mais pourtant mon observation était plus convenable — que votre
boutade.
MÉNÉNIUS
348Il aime vos plébéiens : — mais ne le forcez pas à coucher avec eux. — Digne Cominius,
parlez.
À Coriolan qui se lève pour sortir
Non, gardez votre place.
PREMIER SÉNATEUR
349— Asseyez-vous, Coriolan ; ne rougissez pas d’entendre — ce que vous avez fait de
glorieux.
CORIOLAN
350Que Vos Seigneuries me pardonnent ! — J’aimerais mieux avoir de nouveau à panser mes
blessures — que d’entendre dire comment je les ai reçues.
BRUTUS
351Monsieur, ce ne sont pas, j’espère, — mes paroles qui vous arrachent à votre siège.
CORIOLAN
352Non, monsieur ; souvent néanmoins — les paroles m’ont fait fuir, moi que les coups
ont toujours fait rester. — Vous ne m’avez pas flatté, et partant pas blessé. Quant
à votre peuple, — je l’aime comme il le mérite.
MÉNÉNIUS
353Je vous en prie, asseyez-vous.
CORIOLAN
354— J’aimerais mieux me faire gratter la tête au soleil, — tandis que sonnerait la fanfare
d’alarme, que d’entendre, paresseusement assis, — faire un monstre de mon néant.
Il sort.
MÉNÉNIUS
355
aux tribuns Chefs du peuple, — comment voulez-vous qu’il flatte votre fretin populaire, — où il
y a un homme de bien sur mille, quand, comme vous voyez, — il aimerait mieux exposer
tous ses membres à accomplir un exploit — qu’une seule de ses oreilles à l’entendre
raconter ?… Parlez, Cominius.
COMINIUS
356— L’haleine me manquera ; les actes de Coriolan — ne sauraient être dits d’une voix
débile. On convient — que la valeur est la vertu suprême, celle — qui ennoblit le
plus : si cela est, — l’homme dont je parle n’a pas dans le monde un égal — qui lui
fasse contre-poids. À seize ans, — quand Tarquin se jeta sur Rome, il se signala —
plus que tous. Notre dictateur d’alors, — que je désigne avec admiration, le vit combattre
— et, avec un menton d’amazone, chasser — devant lui maintes moustaches hérissées :
il couvrit de son corps — un Romain terrassé, et, sous les yeux du consul, — occit
trois ennemis ; il provoqua Tarquin lui-même, — et d’un coup le mit à genoux. En ce
jour de prouesses, — à un âge où il eût pu jouer les femmes sur la scène, — il se
montra le plus vaillant dans la mêlée, et en récompense — fut couronné de chêne. Après
cette entrée virile — dans l’adolescence, il est devenu grand comme une mer ; — depuis
lors, il a, dans le choc de dix-sept batailles, — soustrait la palme à tous les glaives.
Quant à ses derniers exploits — devant et dans Corioles, je dois avouer — que je ne
puis en parler dignement. Il a arrêté les fuyards, — et, par son rare exemple, forcé
le lâche — à rire de sa terreur. Comme les goémons devant — un vaisseau à la voile,
les hommes fléchissaient — et tombaient sous son sillage. Son glaive, sceau de la
mort, — partout laissait une empreinte. De la tête aux pieds, — c’était un spectre
sanglant dont chaque mouvement — était marqué par un cri d’agonie. Seul il a franchi
— l’enceinte meurtrière de la ville qu’il a rougie — de trépas inévitables, est sorti
sans aide, — puis, revenant avec un brusque renfort, est tombé — sur Corioles, comme
une planète. Dès lors tout était à lui. — Mais bientôt le bruit d’un combat a frappé
— son oreille fine ; aussitôt son âme surexcitée — a rendu force à sa chair fatiguée ;
— il s’est élancé vers le champ de bataille, qu’il a — parcouru sur un monceau fumant
de vies humaines, tombées — dans son incessant ravage, et, avant que nous fussions
maîtres — de la plaine et de la ville, il ne s’est pas arrêté un moment — pour reprendre
haleine.
MÉNÉNIUS
357Digne homme !
PREMIER SÉNATEUR
358— Il est à la hauteur de tous les honneurs — que nous pouvons imaginer pour lui.
COMINIUS
359Il a rejeté du pied notre butin, — et dédaigné les choses ]es plus précieuses, comme
si elles étaient — le rebut grossier du monde ; il convoite moins — que l’avarice
même ne donnerait ; il trouve la récompense — de ses actions dans leur accomplissement
et se contente — de vivre en employant la vie.
MÉNÉNIUS
360Il est vraiment noble : — qu’on le rappelle.
PREMIER SÉNATEUR
361Qu’on appelle Coriolan.
UN OFFICIER
362Il va paraître.
Rentre Coriolan.
MÉNÉNIUS
363— Coriolan, c’est le bon plaisir du sénat — de te faire consul.
CORIOLAN
364Je lui dois à jamais — ma vie et mes services.
MÉNÉNIUS
365Il ne vous reste plus — qu’à parler au peuple.
CORIOLAN
366Je vous conjure — de me dispenser de cet usage ; car je ne pourrai jamais — revêtir
l’humble robe et, tête nue, supplier le peuple — de m’accorder ses suffrages pour
mes blessures ; permettez — que je n’en fasse rien.
SICINIUS
367Monsieur, le peuple — doit avoir son vote ; il ne retranchera pas — un détail du cérémonial.
MÉNÉNIUS
368Ne le laissez pas épiloguer ; — je vous en prie, conformez-vous à la coutume, — et,
comme l’ont fait vos prédécesseurs, acceptez — votre élévation dans la forme voulue.
CORIOLAN
369C’est une comédie — que je rougirais de jouer et dont on devrait bien — priver le
peuple.
BRUTUS
370
à Sicinius Remarquez-vous ?
CORIOLAN
371— Moi ! me targuer devant eux d’avoir fait ceci et cela, — leur montrer des blessures
anodines que je devrais cacher, — comme si je ne les avais reçues que pour le salaire
— de leurs murmures élogieux !
MÉNÉNIUS
372N’insistez pas… — Tribuns du peuple, nous recommandons — nos vœux à votre intercession ;
et à notre noble consul — nous souhaitons joie et honneur.
LES SÉNATEURS
373— Joie et honneur à Coriolan !
Fanfare. Tous sortent, excepté les deux tribuns.
BRUTUS
374— Vous voyez comme il entend traiter le peuple.
SICINIUS
375— Puissent les plébéiens pénétrer ses intentions ! Il va les requérir — en homme indigné
de ce qu’ils aient le pouvoir — de lui accorder sa requête.
BRUTUS
376Allons les instruire — de ce que nous avons fait ici : c’est sur la place publique
— qu’ils nous attendent, je le sais.
Ils sortent.
Scène XIII.
[Le forum.]
Entrent plusieurs citoyens.
PREMIER CITOYEN
377Bref, s’il demande nos voix, nous ne devons pas les lui refuser.
DEUXIÈME CITOYEN
378Nous le pouvons, monsieur, si nous voulons.
TROISIÈME CITOYEN
379Nous en avons le pouvoir, mais c’est un pouvoir dont nous ne sommes pas en pouvoir
d’user : car, s’il nous montre ses blessures et nous raconte ses actes, nous sommes
tenus de donner nos voix à ces blessures-là et de parler pour elles. Oui, s’il nous
raconte ses nobles actions nous devons à notre tour lui exprimer notre noble reconnaissance.
L’ingratitude est chose monstrueuse ; et si la multitude était ingrate, elle ferait
un monstre de la multitude ; et nous qui en sommes membres, nous en deviendrions par
notre faute les membres monstrueux.
PREMIER CITOYEN
380Nous n’aurons pas de peine à le confirmer dans cette opinion sur nous ; car, une fois,
quand nous nous sommes soulevés a propos du blé, il n’a pas hésité à nous appeler
le monstre aux mille têtes.
TROISIÈME CITOYEN
381Nous avons reçu ce nom bien des fois, non pas parce qu’il y a parmi nous des têtes
blondes, brunes, châtaines ou chauves, mais parce que nos esprits sont des nuances
les plus disparates. Et je crois vraiment que, quand toutes nos pensées sortiraient
du même crâne, elles s’envoleraient à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, unanimes
seulement pour se disperser à tous les points de l’horizon.
DEUXIÈME CITOYEN
382Vous croyez ça ? Eh bien, de quel côté pensez-vous que s’envolerait ma pensée ?
TROISIÈME CITOYEN
383Dame, votre pensée sortirait moins vite que celle d’un autre, tant elle est rudement
chevillée à votre trogne: mais si elle se dégageait, elle irait sûrement droit au
sud.
DEUXIÈME CITOYEN
384Pourquoi de ce côté ?
TROISIÈME CITOYEN
385Pour s’évanouir dans le brouillard ; puis, après s’être fondue aux trois quarts avec
les brumes putrides, elle reviendrait consciencieusement vous aider à trouver une
femme.
DEUXIÈME CITOYEN
386Toujours vos plaisanteries… À votre aise, à votre aise.
TROISIÈME CITOYEN
387Êtes-vous tous résolus à lui donner vos voix ?… Mais n’importe, c’est la majorité
qui décide. Je déclare que, s’il était favorable au peuple, il n’y aurait pas un plus
digne homme.
Entrent Coriolan et Ménénius.
TROISIÈME CITOYEN
388Le voici qui vient, vêtu de la robe d’humilité ; observez son attitude. Ne restons
pas tous ensemble ; mais passons près de lui un à un, ou par groupes de deux ou trois.
Il doit nous requérir individuellement ; chacun de nous se fera tour à tour distinguer
de lui en lui donnant son suffrage de vive voix. Suivez-moi donc, et je vous ferai
défiler devant lui.
TOUS
389D’accord ! d’accord !
Ils sortent.
MÉNÉNIUS
390— Oh ! vous avez tort, seigneur : ne savez-vous pas que — les plus nobles personnages
l’ont fait ?
CORIOLAN
391Que faut-il que je dise ?… — Je vous prie, monsieur… Peste soit du compliment ! Je ne pourrai jamais mettre — ma langue à cette allure-là !
Voyez, monsieur…, mes blessures. — Je les ai eues au service de mon pays, alors que
nombre de vos frères se sauvaient en hurlant — au bruit de nos propres tambours !
MÉNÉNIUS
392Ô dieux ! — ne dites rien de cela : vous devez les prier — de songer à vous.
CORIOLAN
393De songer à moi ! Les pendards ! — J’aime mieux qu’ils m’oublient, comme les vertus
— que nos prêtres leur prêchent en pure perte.
MÉNÉNIUS
394Vous allez tout gâter. — Je vous laisse. Je vous en prie, je vous en prie, parlez-leur
— d’une façon raisonnable.
Il sort.
Passent deux citoyens.
CORIOLAN
395Dites-leur de se laver le visage — et de se nettoyer les dents ! Allons, en voici
un couple !
Au premier citoyen
— Monsieur, vous savez la cause de mon apparition ici ? —
PREMIER CITOYEN
396Oui, monsieur. Dites-nous ce qui vous y a amené.
CORIOLAN
397Mon propre mérite.
DEUXIÈME CITOYEN
398Votre propre mérite ?
CORIOLAN
399Et non mon propre désir.
PREMIER CITOYEN
400Ah ! et non votre propre désir !
CORIOLAN
401Non, monsieur, ce n’a jamais été mon désir de solliciter l’aumône du pauvre.
PREMIER CITOYEN
402Vous devez bien penser que, si nous vous donnons quelque chose, c’est dans l’espoir
de faire sur vous un profit.
CORIOLAN
403Dites-moi donc alors, je vous prie, à quel prix vous mettez le consulat.
PREMIER CITOYEN
404Au prix d’une demande polie.
CORIOLAN
405Polie ?… Daignez me l’accorder, Monsieur : j’ai des blessures que je puis vous montrer
en particulier. Votre bonne voix, monsieur ! Que répondez-vous ?
DEUXIÈME CITOYEN
406Vous l’aurez, digne sire.
CORIOLAN
407Marché conclu, monsieur… Voilà déjà deux voix honorables de mendiées… J’ai vos aumônes.
Adieu.
PREMIER CITOYEN
408Voilà qui est un peu étrange.
DEUXIÈME CITOYEN
409Si c’était à recommencer !… mais n’importe.
Les deux citoyens s’éloignent.
Passent deux autres citoyens.
CORIOLAN
410De grâce, si mon élévation au consulat est d’accord avec le ton de vos voix, remarquez
que je porte la robe d’usage.
TROISIÈME CITOYEN
411Vous avez bien mérité et vous n’avez pas bien mérité de votre patrie.
CORIOLAN
412Le mot de votre énigme ?
TROISIÈME CITOYEN
413Vous avez été la discipline de ses ennemis, et le fléau de ses amis ; en effet, vous
n’avez jamais aimé le commun peuple.
CORIOLAN
414Je devrais être, à votre compte, d’autant plus vertueux que je n’ai pas eu d’affection
commune. Pourtant, monsieur, je consens à flatter les gens du peuple, mes frères jurés,
afin d’obtenir d’eux une plus cordiale estime. Puisqu’ils tiennent ce procédé pour
aimable, puisque dans leur sagesse ils préfèrent les mouvements de mon chapeau à ceux
de mon cœur, je veux m’exercer au hochement le plus insinuant, et les aborder en parfait
pantomime ; c’est-à-dire, monsieur, que je mimerai les gracieusetés enchanteresses
de quelque homme populaire, et les prodiguerai généreusement aux amateurs. En conséquence,
je vous conjure de me nommer consul.
QUATRIÈME CITOYEN
415Nous espérons trouver en vous un ami, et en conséquence nous vous donnons nos voix
de tout cœur.
TROISIÈME CITOYEN
416Vous avez reçu bien des blessures pour votre pays ?
CORIOLAN
417Il est inutile que je vous les montre pour mettre le sceau à vos informations. Je
ferai grand cas de vos voix, et sur ce, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.
LES DEUX CITOYENS
418Les dieux vous tiennent en joie, monsieur ! de tout cœur.
Ils s’éloignent.
CORIOLAN
419Voix exquises !… — Mieux vaut mourir, mieux vaut se laisser affamer — que d’avoir
à implorer un salaire déjà mérité. — Pourquoi viens-je ici, sous cette robe de loup,
— solliciter de Paul, de Jacques, du premier venu, — un inutile assentiment ? Parce
que l’usage m’y oblige ! — Ah ! si nous faisions en tout ce que veut l’usage, — la
poussière immuable joncherait les âges séculaires, — et l’erreur montueuse s’accumulerait
si haut — que jamais la vérité ne se dégagerait !… Plutôt que de jouer cette parade,
— laissons les honneurs de l’office suprême aller — à qui veut les obtenir ainsi…
J’ai à demi traversé l’épreuve : — puisque j’en ai subi une moitié, soutenons-en l’autre.
Passent trois autres citoyens.
CORIOLAN
420— Voici venir de nouvelles voix !… — Vos voix !… Pour vos voix j’ai combattu ; pour
vos voix j’ai veillé ; pour vos voix j’ai reçu — plus de vingt-quatre blessures ;
j’ai vu — et entendu le choc de dix-huit batailles ; pour vos voix — j’ai fait maintes
choses plus ou moins recommandables. Vos voix !… — Vraiment, je voudrais être consul.
CINQUIÈME CITOYEN
421Il s’est noblement conduit, et il doit réunir les voix de tous les honnêtes gens.
SIXIÈME CITOYEN
422Qu’il soit donc consul ! Les dieux le tiennent en joie, et fassent de lui l’ami du
peuple !
TOUS
423Amen ! Amen !… Dieu te garde, noble consul !
Ils s’éloignent.
CORIOLAN
424Les dignes voix !
Ménénius revient avec Brutus et Sicinius.
à Coriolan — Vous avez achevé votre stage ; et les tribuns — vous décernent la voix du peuple.
— Il ne vous reste plus qu’à revêtir les insignes officiels — et à vous présenter
sur-le-champ au sénat.
CORIOLAN
425Tout est-il fini ?
SICINIUS
426— Vous avez satisfait aux usages de la candidature ; — le peuple vous admet, et est
convoqué — pour affirmer tout à l’heure votre élection.
CORIOLAN
427— Où ? au sénat ?
SICINIUS
428Là même, Coriolan.
CORIOLAN
429— Alors, puis-je changer de vêtements ?
SICINIUS
430Oui, monsieur.
CORIOLAN
431— Je vais le faire immédiatement ; et, redevenu moi-même, — me rendre au sénat.
MÉNÉNIUS
432— Je vous accompagnerai.
Aux tribuns
Venez-vous ?
BRUTUS
433— Nous attendons le peuple ici même.
SICINIUS
434Adieu.
Sortent Coriolan et Ménénius
— Il a réussi, et je vois à sa mine — que son cœur en est tout enflammé.
BRUTUS
435Avec quelle arrogance il portait — son humble accoutrement !… Voulez-vous congédier
le peuple ?
Les citoyens reviennent.
SICINIUS
436— Eh bien, mes maîtres, vous avez donc choisi cet homme ?
PREMIER CITOYEN
437— Il a nos voix, monsieur.
BRUTUS
438— Fassent les dieux qu’il mérite vos sympathies !
DEUXIÈME CITOYEN
439— Ainsi soit-il, monsieur. Selon ma pauvre et chétive opinion, — il se moquait de
nous quand il demandait nos voix.
TROISIÈME CITOYEN
440Certainement. — Il s’est absolument gaussé de nous.
PREMIER CITOYEN
441— Non, il ne s’est pas moqué de nous ; c’est sa manière de parler.
DEUXIÈME CITOYEN
442— Tous, excepté vous, nous disons — qu’il nous a traités insolemment : il aurait dû
nous montrer — les marques de son mérite, les blessures qu’il a reçues pour sa patrie.
SICINIUS
443— Allons ! il les a montrées, j’en suis sûr.
DEUXIÈME CITOYEN
444Non, personne ne les a vues.
Un grand nombre parlent à la fois.
TROISIÈME CITOYEN
445— Il a dit qu’il avait des blessures qu’il pouvait montrer en particulier. — Puis,
agitant son chapeau de ce geste dédaigneux :
— Je désire être consul, a-t-il dit. La coutume ancienne — ne permet pas de l’être
sans vos voix : — vos voix donc ! La chose une fois accordée par nous, — il a ajouté : Je vous remercie pour vos voix,… je vous remercie, — pour vos voix exquises… Maintenant
que vous avez lâché vos voix, — je n’ai plus affaire à vous. N’était-ce pas là se moquer ?
SICINIUS
446— Comment avez-vous été assez ignares pour ne pas voir cela, — ou, le voyant, assez
puérilement débonnaires — pour lui accorder vos voix ?
BRUTUS
447Ne pouviez-vous pas lui dire, — selon la leçon qui vous était faite, que, quand il
n’avait pas de pouvoir, — quand il n’était qu’un serviteur subalterne de l’État, —
il était votre ennemi, pérorait sans cesse — contre les libertés et les privilèges
qui vous sont attribués — dans le corps social ; que désormais, parvenu — à un poste
puissant, au gouvernement de l’État, — s’il continuait perfidement à rester — l’adversaire
acharné des plébéiens, vos voix pourraient bien — retomber en malédictions sur vous-mêmes ?
Vous auriez dû lui dire, — que, si ses vaillants exploits étaient des titres — à ce
qu’il sollicitait, il n’en devait pas moins — vous être reconnaissant de vos suffrages
— et transformer en amour sa malveillance envers vous, — pour devenir votre affectueux
protecteur.
SICINIUS
448Ce langage, — qu’on vous avait conseillé, aurait servi à sonder son âme, — et à éprouver
ses dispositions ; il aurait arraché — de lui de gracieuses promesses dont vous pouviez
— vous prévaloir au gré des circonstances ; — ou bien il aurait piqué au vif sa nature
hargneuse — qui ne se laisse pas aisément — lier par des conditions, et, après l’avoir
ainsi mis en rage, — vous auriez pris avantage de sa colère — pour le renvoyer non
élu.
BRUTUS
449Si vous avez remarqué — le franc dédain avec lequel il vous sollicitait, — quand il
avait besoin de vos sympathies, croyez-vous — que ses mépris ne seront pas accablants
pour vous — quand il aura le pouvoir de vous écraser ? Quoi ! dans toutes vos poitrines,
pas un cœur ne battait donc ! Vous n’aviez donc de langues que pour insulter — à l’autorité
de la raison !
SICINIUS
450N’avez-vous pas — déjà refusé maint solliciteur ? et voilà qu’aujourd’hui — un homme
qui ne vous sollicite pas, qui vous bafoue, obtient de vous — des suffrages implorés
par tant d’autres !
TROISIÈME CITOYEN
451— Il n’est pas confirmé ; nous pouvons le refuser encore.
DEUXIÈME CITOYEN
452Et nous le refuserons. — J’aurai pour cela cinq cents voix unanimes.
PREMIER CITOYEN
453— Et moi, j’en aurai mille, grossies par des voix amies.
BRUTUS
454— Allez immédiatement dire à ces amis — qu’ils ont choisi un consul qui leur enlèvera
— leurs libertés et ne leur laissera d’autre voix — que celle des chiens qui si souvent
se font battre en aboyant, — quoique élevés à aboyer.
SICINIUS
455Qu’ils s’assemblent, — et qu’après un examen plus réfléchi, tous révoquent — ce choix
inconsidéré. Faites valoir son orgueil — et sa vieille haine contre vous : rappelez,
en outre, — avec quelle arrogance il portait ses humbles vêtements, — avec quelle
insolence il vous sollicitait. Mais dites que vos sympathies — acquises à ses services
vous ont empêchés — de remarquer son attitude présente, — dont l’ironique impertinence
était inspirée — par la haine invétérée qu’il vous porte.
BRUTUS
456— Rejetez la faute sur nous, vos tribuns, en disant que nous nous sommes efforcés,
— écartant tout obstacle, de faire tomber votre choix sur lui.
SICINIUS
457Dites qu’en l’élisant, vous étiez guidés par nos injonctions plutôt — que par votre
inclination véritable ; et que, l’esprit — préoccupé de ce qu’on vous pressait de
faire — plutôt que de ce que vous deviez faire, vous l’avez à contre-cœur — désigné
pour consul. Rejetez la faute sur nous.
BRUTUS
458Oui, ne nous épargnez pas. Dites que nous vous avons représenté dans maintes harangues
— les services que, tout jeune, il a rendus à son pays — et qu’il ne cesse de lui
rendre ; l’illustration de sa race, — de la noble maison des Marcius, dont il est
sorti — cet Ancus Marcius, fils de la fille de Numa, — qui fut roi ici après le grand
Hostilius ; — de cette maison dont étaient Publius et Quintus, qui ont fait conduire
ici notre meilleure eau, — et ce glorieux ancêtre, Censorinus, — si noblement surnommé
pour avoir été deux fois censeur.
SICINIUS
459Descendu de tels aïeux, — digne par ses actes personnels — des plus hauts emplois,
il avait été recommandé par nous — à votre gratitude ; mais vous avez reconnu, — en
pesant bien sa conduite présente et passée, — qu’il est votre ennemi acharné, et vous
révoquez — votre choix irréfléchi.
BRUTUS
460Dites que vous ne l’auriez jamais élu, — sans notre suggestion ; insistez continuellement
là-dessus ; — et sur-le-champ, dès que vous serez en nombre, — rendez-vous au Capitole.
PLUSIEURS CITOYENS
461Oui, oui… Presque tous — se repentent de leur choix.
Tous les citoyens se retirent.
BRUTUS
462Laissez-les faire. — Mieux vaut courir les risques de cette émeute — qu’en attendre
une plus forte d’un avenir plus que douteux. — Si, comme sa nature l’y porte, il s’exaspère
— de leur refus, observons et mettons à profit — sa colère.
SICINIUS
463Au Capitole, — allons ! Nous serons là avant le flot du peuple ; — et l’on attribuera
à lui seul ce qu’il n’aura fait — qu’à notre instigation.
Scène XIV
[Les abords du Capitole.]
Fanfares. Entrent Coriolan, Ménénius, Cominius, Titus Lartius, des Sénateurs et des
patriciens.
CORIOLAN
464— Tullus Aufidius a donc fait un nouveau coup de tête ?
LARTIUS
465— Oui, monseigneur ; et c’est ce qui nous a décidés — à hâter notre transaction.
CORIOLAN
466— Ainsi, les Volsques ont repris leur attitude première, — prêts, au gré des circonstances,
à se jeter — de nouveau sur nous ?
COMINIUS
467Ils sont tellement épuisés, seigneur consul, — que notre génération ne reverra sans
doute pas — flotter leurs bannières.
CORIOLAN
468Avez-vous vu Aufidius ?
LARTIUS
469— Il est venu me trouver avec un sauf-conduit, et a déblatéré — contre les Volsques,
pour avoir si lâchement — cédé leur ville : il s’est reliré à Antium.
CORIOLAN
470— A-t-il parlé de moi ?
LARTIUS
471Oui, monseigneur.
CORIOLAN
472Qu’a-t-il dit ?
LARTIUS
473— Que vous vous étiez souvent mesurés glaive à glaive ; — que votre personne est ce
qu’au monde — il abhorre le plus ; que volontiers il engagerait sa fortune — dans
un hasard désespéré, pour pouvoir — se dire votre vainqueur !
CORIOLAN
474C’est à Antium qu’il s’est fixé ?
CORIOLAN
476— Je voudrais avoir une occasion d’aller l’y chercher — pour affronter sa haine.
À Lartius
Soyez le bienvenu.
Entrent Sicinius et Brutus.
CORIOLAN
477— Regardez ! voici les tribuns du peuple, — les bouches de la voix populaire. Je les
méprise ; — car ils se drapent dans une autorité — qui défie toute noble patience.
SICINIUS
478
barrant le chemin à Coriolan N’allez pas plus loin.
CORIOLAN
479— Eh ! qu’est-ce à dire ?
BRUTUS
480— Il y aurait danger à avancer : n’allez pas plus loin.
CORIOLAN
481— Quelle est la cause de ce revirement ?
COMINIUS
483
montrant Coriolan — N’est-il pas l’élu des nobles et de la commune ?
BRUTUS
484— Non, Cominius.
CORIOLAN
485N’ai-je obtenu que des voix d’enfants ?
PREMIER SÉNATEUR
486— Tribuns, rangez-vous : il va se rendre sur la place publique.
BRUTUS
487— Le peuple est exaspéré contre lui.
SICINIUS
488Arrêtez, — ou tout s’écroule dans une catastrophe.
CORIOLAN
489Voilà donc votre troupeau ! — Sont-ils dignes d’avoir une voix, ceux qui peuvent accorder
leurs suffrages — et les rétracter aussitôt ! Qu’est-ce donc que votre autorité ?
— Puisque vous êtes leurs bouches, que ne contenez-vous leurs dents ? — N’est-ce pas
vous qui les avez irrités?
MÉNÉNIUS
490Du calme ! du calme !
CORIOLAN
491— C’est un parti pris, un complot prémédité — d’enchaîner la volonté de la noblesse !
— Souffrez cela, et il vous faudra vivre avec des gens qui ne sauront pas plus commander
— qu’obéir.
BRUTUS
492Ne parlez pas de complot. — Le peuple s’indigne de ce que vous l’avez bafoué, de ce
que récemment, — quand le blé lui a été distribué gratis, vous avez murmuré, — et
calomnié les orateurs du peuple, en les traitant — de complaisants, de flagorneurs,
d’ennemis de toute noblesse.
CORIOLAN
493— Bah ! c’était une chose déjà connue.
CORIOLAN
495— C’est donc vous qui la leur avez rapportée !
BRUTUS
496Comment ! je la leur ai rapportée ?
CORIOLAN
497— Vous êtes bien capables d’un pareil acte.
BRUTUS
498Nous ne sommes pas incapables, — en tout cas, d’actes supérieurs aux vôtres.
CORIOLAN
499— Pourquoi donc alors serais-je consul ? Par ces nuées là-haut, — si je puis seulement
démériter autant que vous, qu’on me fasse — votre collègue au tribunat.
SICINIUS
500Vous affectez trop une insolence — qui agace le peuple. Si vous tenez à atteindre
— le but que vous vous proposez, demandez d’un ton plus doux — le droit chemin dont
vous vous écartez ; — sans quoi vous ne serez jamais élevé au consulat, — ni même
attelé avec Brutus au tribunat.
MÉNÉNIUS
501Soyons calmes.
COMINIUS
502— Le peuple est trompé, égaré !… Cette chicane — est indigne de Rome ; et Coriolan
— n’a pas mérité qu’un si injurieux obstacle fût jeté perfidement — sur la voie ouverte
à son mérite.
CORIOLAN
503Vous me parlez de blé ! — Voici ce que j’ai dit, et je vais le répéter.
MÉNÉNIUS
504— Pas maintenant, pas maintenant !
PREMIER SÉNATEUR
505Pas dans cette effervescence, seigneur.
CORIOLAN
506Si fait ! sur ma vie, je parlerai… J’implore le pardon de mes nobles amis ! — Quant
à la multitude inconstante et infecte, qu’elle se mire — dans ma franchise et s’y
reconnaisse ! Je répète — qu’en la cajolant, nous nourrissons contre notre sénat —
les semences de rébellion, d’insolence et de révolte — que nous avions déjà jetées
et semées dans le sillon — en frayant avec les plébéiens, nous, les gens d’élite,
— à qui appartiendraient toutes les dignités et tous les pouvoirs, si nous — ne les
avions en partie livrés à ces mendiants.
MÉNÉNIUS
507Assez, de grâce.
PREMIER SÉNATEUR
508— Taisez-vous, nous vous en supplions !
CORIOLAN
509Comment, me taire ! — J’ai versé mon sang pour mon pays — sans craindre aucune résistance
extérieure ! Rien n’empêchera que mes poumons — ne forgent jusqu’à épuisement des
imprécations contre ces ladres — dont le contact nous dégoûte et dont nous faisons
— tout ce qu’il faut pour attraper la lèpre.
BRUTUS
510Vous parlez du peuple, — comme si vous étiez un dieu pour punir, et non un homme —
infirme comme nous.
SICINIUS
511Il serait bon — que nous le fissions savoir au peuple.
MÉNÉNIUS
512
à Sicinius Voyons, voyons, un mouvement de colère !
CORIOLAN
513De colère ! — Quand je serais aussi calme que le sommeil de minuit, — par Jupiter !
ce serait encore mon sentiment.
SICINIUS
514C’est un sentiment — empoisonné qu’il faut laisser dans son réceptacle, — pour qu’il
n’empoisonne pas autrui.
CORIOLAN
515Qu’il faut laisser ! — Entendez-vous ce Triton du fretin ? Remarquez-vous — son impérieux
Il faut ? .
COMINIUS
516Ce langage est légal.
CORIOLAN
517Il faut ! — Ô bons, mais trop imprudents patriciens, — ô graves, mais imprévoyants sénateurs,
pourquoi avez-vous ainsi — permis à cette hydre de choisir un représentant qui, avec
un mot péremptoire, lui, simple — trompette et porte-voix du monstre, ose — prétendre
qu’il détournera dans un fossé le cours de votre autorité — et fera son lit du vôtre ?
S’il a le pouvoir, — alors humiliez votre impuissance ; sinon, secouez — votre dangereuse
indulgence. Si vous êtes éclairés, — n’agissez pas comme de vulgaires insensés ; si
vous ne l’êtes pas, — qu’ils aient des coussins près de vous. Vous êtes plébéiens,
— s’ils sont sénateurs ; et ils le sont — du moment où, leur suffrage étant mêlé au
vôtre, c’est le leur — qui prédomine. Ils choisissent un magistrat ; — et celui qu’ils
choisissent peut opposer son Il le faut, — son populaire Il le faut à une réunion de fronts graves — comme n’en vit jamais la Grèce ! Par Jupiter, —
voilà qui avilit les consuls ; et mon âme souffre, — en voyant dans ce conflit de
deux autorités — rivales, combien vite le désordre — peut se glisser entre elles et
les détruire — l’une par l’autre.
COMINIUS
518Allons, rendons-nous à la place publique.
CORIOLAN
519— Quant à ceux qui ont conseillé de distribuer — gratuitement le blé des greniers
publics, ainsi qu’on faisait — parfois en Grèce…
MÉNÉNIUS
520Bon, bon, assez.
CORIOLAN
521— (Et rappelons-nous qu’en Grèce le peuple avait une puissance plus absolue), — je
dis qu’ils n’ont fait que nourrir la désobéissance et fomenter — la ruine de la chose
publique.
BRUTUS
522Eh quoi ! le peuple donnerait — ses suffrages à un homme qui parle ainsi !
CORIOLAN
523Je donnerai mes raisons, — qui certes valent mieux que ses suffrages. Vos plébéiens
savent que cette distribution de blé — n’était pas une récompense, sûrs, comme ils
le sont, — de n’avoir rendu aucun service qui la justifie. Réclamés pour la guerre,
— au moment même où l’État était atteint aux entrailles, — ils n’ont pas voulu franchir
les portes, et un pareil service — ne méritait pas le blé gratis. Pendant la guerre,
— les mutineries et les révoltes par lesquelles s’est manifestée — surtout leur vaillance,
n’ont pas parlé en leur faveur. Les calomnies — qu’ils ont souvent lancées contre
le sénat, — pour des motifs mort-nés, n’ont certes pas pu engendrer — chez nous une
libéralité si généreuse. Quelle en est donc la cause ? — En quelle explication l’estomac
multiple de la foule peut-il digérer — la courtoisie du sénat ? Ses actes expriment
assez — ce que doivent être ses paroles : « Nous avons demandé cela ; — nous sommes
la masse la plus nombreuse, et c’est par pure frayeur — qu’ils ont accédé à notre
requête. » Ainsi nous ravalons — la dignité de nos sièges, en autorisant la plèbe
— à traiter de frayeur notre sollicitude ! Un jour, grâce à cette concession, nous
verrons forcer — les portes du sénat, et l’essaim des corbeaux — s’abattre sur les
aigles.
MÉNÉNIUS
524Allons, assez.
BRUTUS
525— C’est assez, et c’est trop.
CORIOLAN
526Non, vous m’entendrez encore. — Que l’invocation à toutes les puissances divines et
humaines — soit le sceau de mes dernières paroles !… Là où le gouvernement est double,
— là où un parti, ayant tout droit de dédaigner l’autre parti, — est insulté par lui
sans raison ; là où la noblesse, le rang, l’expérience — ne peuvent rien décider que
par le oui et le non — de l’ignorance populaire, la société voit négliger — ses intérêts
réels, et est livrée — à l’instabilité du désordre : de cette opposition à tout propos
il résulte — que rien ne se fait à propos. Aussi, je vous adjure, — vous qui êtes
plus sages qu’alarmés, — vous chez qui l’attachement aux institutions fondamentales
de l’État — prévaut sur la crainte d’un changement, vous qui préférez — une noble
existence à une longue, et ne craignez pas — de secouer par un remède dangereux un
malade — sûr autrement de mourir, arrachez sur-le-champ — la langue à la multitude,
qu’elle ne puisse plus lécher — le miel dont elle s’empoisonne. Votre avilissement
— mutile la juste raison, et prive le gouvernement — de l’unité qui lui est nécessaire :
— il le rend impuissant à faire le bien, — en le soumettant au contrôle du mal.
BRUTUS
527Il en a dit assez.
SICINIUS
528— Il a parlé comme un traître et subira — la peine des traîtres.
CORIOLAN
529— Misérable ! que le mépris t’écrase !… — Qu’a besoin le peuple de ces chauves tribuns ?
— Il s’appuie sur eux pour refuser obéissance — à la plus haute magistrature. C’est
dans une rébellion, — où la nécessité, et non l’équité fit loi, — qu’ils ont été élus.
À une heure plus propice, — déclarons nécessaire ce qui est équitable, — et renversons
leur pouvoir dans la poussière.
BRUTUS
530— Trahison manifeste !
SICINIUS
531Lui consul ? jamais !
BRUTUS
532— Édiles, holà !… qu’on l’appréhende.
SICINIUS
533
à Brutus — Allez appeler le peuple…
Brutus sort
Au nom duquel — je t’arrête, moi, comme un traître novateur, — un ennemi du bien public.
Obéis, je te l’ordonne, — et suis-moi pour rendre les comptes.
Il s’avance sur Coriolan.
CORIOLAN
534Arrière, vieux bouc !
LES SÉNATEURS ET LES PATRICIENS
535— Nous sommes tous sa caution.
COMINIUS
536
à Sicinius Vieillard, à bas les mains !
CORIOLAN
537— Arrière, vieux squelette, ou je fais sauter tes os de tes vêtements.
Il repousse la main de Sicinius.
SICINIUS
538Au secours, citoyens !
Brutus revient suivi des édiles et d’une foule de Citoyens.
MÉNÉNIUS
539— Des deux côtés plus de modération !
SICINIUS
540Voici l’homme qui veut — vous enlever tout votre pouvoir.
BRUTUS
541Saisissez-le, édiles.
LES CITOYENS
542— À bas ! à bas !
DEUXIÈME SÉNATEUR
543Des armes, des armes, des armes !
Tous se pressent autour de Coriolan
— Tribuns ! patriciens ! citoyens ! holà ! ho ! — Sicinius ! Brutus ! Coriolan ! Citoyens !
LES CITOYENS
544— Silence, silence, silence ! arrêtez ! halte ! silence !
MÉNÉNIUS
545— Que va-t-il se passer ?… Je suis hors d’haleine : — le cataclysme approche : je
ne puis parler… Ah ! tribuns — du peuple ! Coriolan, patience !… — Parlez, bon Sicinius.
SICINIUS
546Peuple, écoutez-moi ! silence !
LES CITOYENS
547— Écoutons notre tribun : silence !… Parlez, parlez, parlez.
SICINIUS
548— Vous êtes sur le point de perdre vos libertés : — Marcius veut vous les enlever
toutes, Marcius, — que vous venez de nommer consul.
MÉNÉNIUS
549Fi donc ! fi donc ! — C’est le moyen d’attiser le feu, non de l’éteindre.
PREMIER SÉNATEUR
550— De bouleverser et d’abattre la cité !
SICINIUS
551— Qu’est-ce que la cité, sinon le peuple ?
LES CITOYENS
552C’est vrai, — la cité, c’est le peuple.
BRUTUS
553— Du consentement de tous, nous avons été institués — les magistrats du peuple.
LES CITOYENS
554Et vous resterez nos magistrats.
MÉNÉNIUS
555— Tout le fait croire.
CORIOLAN
556Autant renverser la cité, — en abattre les toits jusqu’aux fondements, — et ensevelir
les rangées encore distinctes de ses édifices — sous un monceau de ruines !
SICINIUS
557Ceci mérite la mort.
BRUTUS
558— Maintenons notre autorité, — ou nous la perdons. Nous déclarons ici, — au nom du
peuple dont nous sommes les représentants — élus, que Marcius a mérité — une mort
immédiate.
SICINIUS
559En conséquence, qu’on s’empare de lui ; — qu’on l’emmène à la roche Tarpéienne, et
que de là — on le précipite dans l’abîme.
BRUTUS
560Édiles, saisissez-le.
LES CITOYENS
561— Rends-toi, Marcius, rends-toi.
MÉNÉNIUS
562Laissez-moi dire un mot. — Tribuns, je vous en conjure, écoutez-moi ! rien qu’un mot !
LES ÉDILES
563Silence ! silence !
MÉNÉNIUS
564
aux tribuns — Soyez ce que vous semblez être, les vrais amis de votre pays, — et procédez par
la modération au redressement que vous voulez — effectuer ainsi par la violence.
BRUTUS
565Monsieur, ces moyens calmes, — qui semblent de prudents remèdes, sont de vrais empoisonnements
— quand le mal est violent.
Aux édiles
Empoignez-le, — et menez-le à la Roche.
CORIOLAN
566Non, je veux mourir ici.
Il tire son épée. Aux plébéiens.
— Il en est parmi vous qui m’ont vu combattre. — Allons, éprouvez sur vous-mêmes ce
bras qui vous est connu.
MÉNÉNIUS
567— Abaissez cette épée… Tribuns, retirez-vous un moment.
BRUTUS
568
aux édiles — Empoignez-le.
Les édiles s’avancent sur Coriolan.
MÉNÉNIUS
569Au secours de Marcius ! Au secours, — vous tous qui êtes nobles ! au secours, jeunes
et vieux !
Les patriciens couvrent Coriolan. Les tribuns, les édiles et le peuple sont repoussés.
Tumulte.
MÉNÉNIUS
570
à Coriolan — Allez, rentrez chez vous ; partez vite, — ou tout est à néant.
DEUXIÈME SÉNATEUR
571Partez.
CORIOLAN
572Tenons ferme ; — nous avons autant d’amis que d’ennemis.
MÉNÉNIUS
573— En viendra-t-on là ?
PREMIER SÉNATEUR
574Aux dieux ne plaise !…
À Coriolan
— Je t’en prie, noble ami, rentre chez toi ; — laisse-nous le soin de cette affaire.
MÉNÉNIUS
575C’est pour nous tous une plaie — que vous ne sauriez panser vous-même ; parlez, je
vous en conjure.
COMINIUS
576— Allons, seigneur, venez avec nous.
CORIOLAN
577— Je voudrais qu’ils fussent des barbares… (Eh ! ils le sont, — quoique mis bas à
Rome), au lieu d’être des Romains… (Eh ! ils ne le sont pas, — quoiqu’ils pullulent
sous le porche du Capitole)…
MÉNÉNIUS
578Partez ! — N’exhalez pas en paroles votre noble fureur ; — ce moment nous doit une
revanche.
CORIOLAN
579Sur un terrain loyal, — je pourrais battre quarante d’entre eux.
MÉNÉNIUS
580Je me chargerais à moi seul — d’étriller deux des plus braves, oui, les deux tribuns.
COMINIUS
581— Mais maintenant les forces sont démesurément inégales ; — et la valeur devient folie,
quand elle s’oppose — à un édifice croulant… Éloignez-vous, — avant le retour de cette
canaille ! Sa rage s’exaspère, — comme un torrent, devant l’obstacle et déborde —
les digues faites pour la contenir.
MÉNÉNIUS
582Je vous en prie, partez ; — je vais éprouver si mon reste d’esprit peut agir — sur
des gens qui en ont si peu ; il faut raccommoder la chose — avec une étoffe de n’importe
quelle couleur.
COMINIUS
583Allons, partons.
Sortent Coriolan, Cominius et d’autres.
PREMIER PATRICIEN
584— Cet homme a compromis sa fortune.
MÉNÉNIUS
585— Sa nature est trop noble pour ce monde : — il ne flatterait pas Neptune sous la
menace du trident, — ni Jupiter sous le coup de la foudre. Sa bouche, c’est son cœur :
— ce que forge son sein, il faut que ses lèvres le crachent ; — et, dans la colère,
il oublie — jusqu’au nom de la mort.
Tumulte lointain
— Voilà de la belle besogne !
DEUXIÈME PATRICIEN
586Je voudrais qu’ils fussent tous au lit !
MÉNÉNIUS
587— Je voudrais qu’ils fussent tous dans le Tibre !… Pourquoi diantre — ne pouvait-il
pas leur parler doucement ?
Reviennent Brutus et Sicinius, suivis de la foule.
SICINIUS
588Où est ce reptile — qui voulait dépeupler la cité, et, — seul, y être tout le monde ?
MÉNÉNIUS
589Dignes tribuns…
SICINIUS
590— Il va être précipité de la roche Tarpéienne — par des mains rigoureuses : il a résisté
à la loi, — et aussi la loi, sans autre forme de procès, — le livre à la sévérité
de la puissance publique — qu’il a bravée.
PREMIER CITOYEN
591Il apprendra — que les nobles tribuns sont la bouche du peuple, — et que nous sommes
ses bras.
TOUS
592Oui, certes, il l’apprendra.
MÉNÉNIUS
593Monsieur ! Monsieur !
MÉNÉNIUS
595— Ne criez pas hallali ! quand vous devriez — modérer votre meute.
SICINIUS
596Comment se fait-il, monsieur, que vous ayez aidé — à cette évasion ?
MÉNÉNIUS
597Laissez-moi parler : — si je connais les qualités du consul, — je puis aussi dire
ses défauts…
SICINIUS
598Du consul ? quel consul ?
MÉNÉNIUS
599— Le consul Coriolan.
LES CITOYENS
601Non, non, non, non, non.
MÉNÉNIUS
602— Avec la permission des tribuns et la vôtre, bon peuple, — j’implore la faveur de
dire un mot ou deux : — le pis qui vous en puisse advenir — sera la perte d’un moment.
SICINIUS
603Parlez donc brièvement ; — car nous sommes déterminés à en finir — avec cette vipère,
avec ce traître ! À le bannir — il n’y aurait que des dangers ; le garder ici, — ce
serait notre perte certaine : il est donc arrêté — qu’il mourra ce soir.
MÉNÉNIUS
604Aux dieux bons ne plaise — que notre illustre Rome, dont la gratitude — envers ses
fils méritants a pour registre — le livre même de Jupiter, en vienne, mère dénaturée,
— à dévorer ses enfants !
SICINIUS
605— C’est un mal qui doit être coupé à la racine.
MÉNÉNIUS
606— Oh ! ce n’est qu’un membre malade : — le couper serait mortel, le guérir est aisé.
— Quel tort a-t-il eu envers Rome, qui mérite la mort ? — Celui de tuer nos ennemis ?
Le sang qu’il a perdu, — (et il en a perdu, j’ose le dire, bien plus — qu’il ne lui
en reste), il l’a versé pour son pays. — Si son pays lui faisait perdre le reste,
— ce serait pour nous tous, complices ou témoins, — l’infamie jusqu’à la fin du monde.
SICINIUS
607Tout cela porte à faux.
BRUTUS
608— Complètement à côté. Tant qu’il a aimé son pays, — son pays l’a honoré.
SICINIUS
609Le pied — une fois gangrené, on ne tient pas compte des services — qu’il a rendus.
BRUTUS
610Nous n’écoulerons plus rien. — Poursuivons-le et arrachons-le de chez lui : — empêchons
que son infection, contagieuse par nature, — ne se propage.
MÉNÉNIUS
611Un mot encore, un mot. — Dès que cette rage à bonds de tigre reconnaîtra — la folie
d’un élan irréfléchi, elle voudra, mais trop tard, — attacher des poids de plomb à
ses talons. Procédez dans les formes. — Craignez, comme Coriolan est aimé, de déchaîner
les factions, — et de faire saccager la grande Rome par des Romains.
BRUTUS
612S’il en était ainsi…
SICINIUS
613
à Ménénius Que rabâchez-vous ? — N’avons-nous pas déjà un exemple de son obéissance ? — Nos édiles
frappés ! nous-mêmes repoussés !… Allons.
MÉNÉNIUS
614— Considérez ceci : il a été élevé dans les camps, — depuis qu’il peut tenir une épée,
et il est mal initié — aux secrets du langage : il jette pèle-mêle — la farine et
le son. Autorisez-moi — à aller le trouver, et je me charge de l’amener — pour rendre
ses comptes pacifiquement, dans la forme légale, — à ses risques et périls.
PREMIER SÉNATEUR
615Nobles tribuns — cette marche est la seule humaine : l’autre voie — est trop sanglante,
et c’est s’engager — dans l’inconnu que la prendre.
SICINIUS
616Noble Ménénius, — soyez donc comme le représentant du peuple.
Aux Citoyens
— Déposez vos armes, mes maîtres.
BRUTUS
617Ne rentrez pas encore.
SICINIUS
618— Rassemblez-vous sur la place publique.
À Ménénius
C’est là que nous vous attendrons, — et, si vous n’amenez pas Marcius, nous procéderons
— par notre premier moyen.
MÉNÉNIUS
619Je vous l’amènerai.
Aux Sénateurs
Laissez-moi solliciter votre compagnie. Il faut qu’il vienne, — ou les plus grands
malheurs arriveront.
PREMIER SÉNATEUR
620De grâce, allons le trouver.
Ils sortent.
Scène XV.
[Chez Volumnie.]
Entrent Coriolan et les Patriciens.
CORIOLAN
621— Quand ils s’acharneraient tous à mes oreilles ; quand ils me présenteraient — la
mort sur la roue ou à la queue des chevaux sauvages ; — quand ils entasseraient dix
collines sur la roche Tarpéienne, — en sorte que le précipice s’enfonçât — à perte
de vue, je serai toujours — le même à leur égard !
Entre Volumnie.
PREMIER PATRICIEN
622Vous n’en serez que plus noble.
CORIOLAN
623— Je m’étonne que ma mère — ne m’approuve pas davantage, elle qui, d’habitude, — traitait
ces gens-là de serfs à laine, de créatures bonnes — à vendre et à acheter quelques
oboles, faites pour paraître, tête nue, — dans les réunions et rester bouche béante,
immobiles de surprise, — quand un homme de mon ordre se lève — pour traiter de la
paix ou de la guerre !
À Volumnie
Je parle de vous. — Pourquoi me souhaitez-vous plus de douceur ? Me voudriez-vous
— traître à ma nature ? Dites-moi plutôt de paraître — l’homme que je suis.
VOLUMNIE
624— Oh ! seigneur, seigneur, seigneur, — j’aurais voulu vous voir fixer solidement votre
pouvoir, — au lieu de l’user ainsi.
CORIOLAN
625Laissez faire.
VOLUMNIE
626— Vous auriez été suffisamment l’homme que vous êtes, — en vous efforçant moins de
l’être. Vos dispositions — eussent rencontré moins d’obstacles, si, — pour les révéler,
vous aviez attendu — qu’ils fussent impuissants à vous résister.
CORIOLAN
627À la potence les drôles !
VOLUMNIE
628Oui, et au bûcher !
Entrent Ménénius et des Sénateurs.
MÉNÉNIUS
629— Allons, allons, vous avez été trop brusque, un peu trop brusque ; — il faut revenir
avec nous et faire réparation.
PREMIER SÉNATEUR
630Il n’y a pas d’autre remède. — Sans cela notre belle cité — s’écroule en deux moitiés
et périt.
VOLUMNIE
631Laissez-vous persuader. — J’ai un cœur aussi peu souple que le vôtre, — mais j’ai
un cerveau qui sait diriger ma colère — au profit de mes intérêts.
MÉNÉNIUS
632Bien dit, noble femme.
Montrant Coriolan
— Plutôt que de le voir ainsi fléchir devant la plèbe, — si une crise violente n’exigeait
ce topique — pour le salut de l’État, j’endosserais mon armure — qu’à peine je puis
porter.
CORIOLAN
633— Que dois-je faire ?
MÉNÉNIUS
634Retourner près des tribuns.
CORIOLAN
635Soit ! — et après ? et après ?
MÉNÉNIUS
636Rétracter ce que vous avez dit.
CORIOLAN
637— Me rétracter ! je ne saurais le faire pour les dieux : — puis-je donc le faire pour
eux ?
VOLUMNIE
638Vous êtes trop absolu ; — j’approuve l’excès de cette noble hauteur, — excepté quand
parle la nécessité. Je vous ai ouï dire — que l’honneur et l’artifice, comme deux
amis inséparables, — se soutiennent à la guerre. J’accorde cela, mais dites-moi —
quel inconvénient s’oppose — à ce qu’ils se combinent dans la paix.
MÉNÉNIUS
640Excellente question.
VOLUMNIE
641— Si, dans vos guerres, l’honneur admet que vous paraissiez — ce que vous n’êtes pas,
procédé que vous adoptez — pour mieux arriver à vos fins, pourquoi donc cet artifice
— ne serait-il pas compatible avec l’honneur, dans la paix — aussi bien que dans la
guerre, puisque, dans l’une comme dans l’autre — il est également nécessaire ?
CORIOLAN
642Pourquoi insister ainsi ?
VOLUMNIE
643— Parce qu’il vous est loisible de parler — au peuple, non d’après votre propre inspiration,
— ni d’après les sentiments que vous souffle votre cœur, — mais en phrases murmurées
du bout — des lèvres, syllabes bâtardes — désavouées par votre pensée intime. — Or,
il n’y a pas là plus de déshonneur — qu’à vous emparer d’une ville par de douces paroles,
— quand tout autre moyen compromettrait votre fortune et — exposerait nombre d’existences.
— Moi, je dissimulerais avec ma conscience, — si mes destins et mes amis en danger
l’exigeaient — de mon honneur. En ce moment tous vous adjurent par ma voix, — votre
femme, votre fils, les sénateurs, les nobles. — Mais vous, vous aimez mieux montrer
à nos badauds — une mine maussade que leur octroyer un sourire — pour obtenir leurs
sympathies et prévenir — à ce prix tant de ruines imminentes.
MÉNÉNIUS
644Noble dame !
À Coriolan
— Allons, venez avec nous ; avec une bonne parole, vous pouvez remédier, — non-seulement
aux dangers du présent, mais aux maux — du passé.
VOLUMNIE
645Je t’en prie, mon fils, va te présenter à eux, ton bonnet à la main ; — et, le leur
tendant ainsi, — effleurant du genou les pierres (car en pareil cas — le geste, c’est
l’éloquence, et les yeux des ignorants — sont plus facilement instruits que leurs
oreilles), secouant la tête, — et frappant ainsi maintes fois ta poitrine superbe,
— sois humble comme la mûre — qui cède au moindre attouchement. Ou bien dis-leur —
que tu es leur soldat, et qu’étant élevé dans les batailles, — tu n’as pas ces douces
façons que, tu l’avoues, — ils pourraient en toute convenance exiger de toi — quand
tu leur demandes leurs faveurs, mais qu’en vérité tu veux — désormais leur appartenir
et leur consacrer entièrement — ton pouvoir et ta personne.
MÉNÉNIUS
646Ah ! faites seulement — comme elle dit, et tous leurs cœurs sont à vous ; — car ils
sont aussi prompts à pardonner, dès qu’on les implore, — qu’à récriminer au moindre
prétexte.
VOLUMNIE
647Va et suis nos conseils, — je t’en supplie, bien certaine que tu aimerais mieux toutefois
— poursuivre ton ennemi dans un gouffre enflammé — que le flatter dans un salon. Voici
Cominius.
Entre Cominius.
COMINIUS
648— Je viens de la place publique, et il faut, monsieur, — vous entourer d’un parti
puissant, ou chercher votre salut, — soit dans la modération, soit dans l’absence :
la fureur est universelle.
MÉNÉNIUS
649— Rien qu’une bonne parole !
COMINIUS
650Je crois qu’elle suffira, s’il — peut y plier son humeur.
VOLUMNIE
651Il le doit et il le voudra. — Je vous en prie, dites que vous consentez, et allez-y
vite.
CORIOLAN
652— Faut-il que j’aille leur montrer mon masque échevelé ? Faut-il — que ma langue infâme
donne à mon noble cœur — un démenti qu’il devra endurer ? Soit ! j’y consens. — Pourtant
s’il ne s’était agi que de sacrifier cette masse d’argile, — cette ébauche de Marcius,
ils l’auraient plutôt réduite en poussière — et jetée au vent ! À la place publique !
— Vous m’avez imposé là un rôle que jamais — je ne jouerai naturellement.
COMINIUS
653Venez, venez, nous vous soufflerons.
VOLUMNIE
654— Je t’en prie, fils chéri. Tu as dit — que mes louanges t’avaient fait guerrier :
eh bien, — pour avoir encore mes éloges, remplis un rôle — que tu n’as pas encore
soutenu.
CORIOLAN
655Soit ! il le faut. — Arrière, ma nature ! À moi, — ardeur de la prostituée ! que ma
voix martiale, — qui faisait chœur avec mes tambours, devienne grêle — comme un fausset
d’eunuque ou comme la voix virginale — qui endort l’enfant au berceau ! que le sourire
du fourbe — se fixe sur ma joue et que les larmes de l’écolier couvrent — mon regard
de cristal ! qu’une langue de mendiant — se meuve entre mes lèvres ; et que mes genoux
armés, — qui ne se pliaient qu’à l’étrier, fléchissent — comme pour une aumône reçue !…
Non, je n’en ferai rien : — je ne veux pas cesser d’honorer ma conscience, — ni enseigner
à mon âme, par l’attitude de mon corps, — une ineffaçable bassesse.
VOLUMNIE
656À ton gré donc ! — Il est plus humiliant pour moi de t’implorer — que pour toi de
les supplier. Que tout tombe en ruine. — Tu sacrifieras ta mère à ton orgueil avant
de l’effrayer par ta dangereuse — obstination ; car je me moque de la mort — aussi
insolemment que toi. Fais comme tu voudras. — Ta vaillance vient de moi, tu l’as sucée
avec mon lait, — mais tu dois ton orgueil à toi seul.
CORIOLAN
657De grâce, calmez-vous. — Mère, je me rends à la place publique ; — ne me grondez plus.
Je vais escamoter leurs sympathies, — escroquer leurs cœurs, et revenir adoré — de
tous les ateliers de Rome. Voyez, je pars : — recommandez-moi à ma femme. Je reparaîtrai
consul, — ou ne vous fiez plus jamais à ce que peut ma langue — en fait de flatterie.
VOLUMNIE
658Faites comme vous voudrez.
Elle sort.
COMINIUS
659— Partons ! les tribuns vous attendent : disposez-vous — à répondre avec douceur ;
car ils vous préparent — des accusations plus graves, m’a-t-on dit, que celles qui
pèsent sur vous déjà.
CORIOLAN
660— Le mot d’ordre est douceur ! Partons, je vous prie : — qu’ils m’accusent par calomnie,
moi, — je leur répondrai sur mon honneur.
MÉNÉNIUS
661Oui, mais avec douceur.
CORIOLAN
662— Avec douceur, soit ! avec douceur.
Ils sortent.
Scène XVI.
[Le forum.]
Entrent Sicinius et Brutus.
BRUTUS
663— Chargez-le à fond sur ce chef, qu’il aspire — à un pouvoir tyrannique. S’il nous
échappe là, — insistez sur sa haine du peuple — et sur ce que les dépouilles, conquises
sur les Antiates, — n’ont jamais été distribuées.
Entre un Édile.
BRUTUS
664— Eh bien, viendra-t-il ?
L’ÉDILE
667— Du vieux Ménénius et des sénateurs — qui l’ont toujours appuyé.
SICINIUS
668Avez-vous la liste — de toutes les voix dont nous nous sommes assurés, — la liste
par tête ?
L’ÉDILE
669Je l’ai ; elle est prête.
SICINIUS
670— Les avez-vous réunies par tribus ?
SICINIUS
672— À présent assemblez le peuple sur la place. — Et quand tous m’entendront dire :
nous déclarons qu’il en sera ainsi, — de par les droits et l’autorité de la commune
, que ce soit — la mort, l’amende ou le bannissement, qu’ils m’approuvent. — Si je
dis l’amende, qu’ils crient l’amende ! si je dis la mort, qu’ils crient la mort !
— en insistant sur leur antique prérogative — et leur compétence dans cette cause.
L’ÉDILE
673Je vais les prévenir.
BRUTUS
674— Et dès qu’une fois ils auront commencé à crier, — qu’ils ne cessent pas, avant d’avoir
par leurs clameurs confuses — exigé l’exécution immédiate — de la sentence prononcée
par nous, quelle qu’elle soit.
SICINIUS
676— Animez-les et préparez-les à répondre au signal, — dès que nous l’aurons donné.
BRUTUS
677Faites vite.
L’Édile sort
— Mettons-le en colère sur-le-champ. Il a été habitué — à toujours dominer et avoir
tout son soûl — de contradiction. Une fois échauffé, il ne peut plus — subir le frein
de la modération ; alors il dit — ce qu’il a dans le cœur ; et c’en est assez, — grâce
à nous, pour qu’il se rompe le cou.
Entrent Coriolan, Ménénius, Cominius, des Sénateurs et des Patriciens.
SICINIUS
678— Bien, le voici.
MÉNÉNIUS
679
à Coriolan Du calme, je vous en conjure.
CORIOLAN
680
à part, à Ménénius — Oui, comme en a le cabaretier qui, pour la plus chétive monnaie, — avale du coquin
au volume.
Haussant la voix
Que les dieux honorés — veillent au salut de Rome, et sur les sièges de la justice
— placent des hommes de bien ! qu’ils sèment l’affection parmi nous ! — qu’ils encombrent
nos vastes temples de processions pacifiques, — et non nos rues de discordes !
PREMIER SÉNATEUR
681Amen, amen !
MÉNÉNIUS
682Noble souhait !
Revient l’Édile, suivi des Citoyens.
SICINIUS
683— Approchez, peuple.
L’ÉDILE
684— Écoutez vos tribuns. Attention ! paix ! vous dis-je.
CORIOLAN
685— Laissez-moi parler d’abord.
LES DEUX TRIBUNS
686Soit, parlez… Holà ! silence !
CORIOLAN
687— Les accusations que je vais entendre seront-elles les dernières ? — doit-on en finir
aujourd’hui ?
SICINIUS
688Je demande, moi, — si vous vous soumettez à la voix du peuple, — si vous reconnaissez
ses magistrats et consentez — à subir une censure légale pour toutes les fautes —
qui seront prouvées à votre charge.
MÉNÉNIUS
690— Là, citoyens ! il dit qu’il y consent. — Considérez ses services militaires ; —
songez aux cicatrices que porte son corps et qui apparaissent — comme des fosses dans
un cimetière sacré.
CORIOLAN
691Égratignures de ronces, — blessures pour rire !
MÉNÉNIUS
692Considérez en outre — que, s’il ne parle pas comme un citadin, — il se montre à vous
comme un soldat. Ne prenez pas — pour l’accent de la haine son brusque langage, —
qui, vous dis-je, convient à un soldat, — sans être injurieux pour vous.
COMINIUS
693Bien, bien, assez.
CORIOLAN
694Comment se fait-il — que, m’ayant nommé consul d’une voix unanime, — vous me fassiez,
moins d’une heure après, l’affront — de me révoquer ?
SICINIUS
695C’est à vous de nous répondre.
CORIOLAN
696C’est juste, parlez donc.
SICINIUS
697— Nous vous accusons d’avoir cherché à supprimer, — dans Rome, toutes les magistratures
constituées, et — à vous investir d’un pouvoir tyrannique : — en quoi nous vous déclarons
traître au peuple.
CORIOLAN
698— Comment, traître ?
MÉNÉNIUS
699Voyons, de la modération : votre promesse !
CORIOLAN
700— Que les flammes de l’infime enfer enveloppent le peuple ! — M’appeler traître !…
— Insolent tribun, — quand il y aurait vingt mille morts dans tes yeux, — vingt millions
de morts dans tes mains crispées et deux fois autant — sur ta langue calomnieuse,
je te dirais — que tu en as menti, aussi hautement — que je prie les dieux !
SICINIUS
701Remarquez-vous cela, peuple ?
LES CITOYENS
702À la roche ! À la roche !
SICINIUS
703Silence ! — Nous n’avons pas besoin de mettre un nouveau grief à sa charge. — Rappelez-vous
ce que vous lui avez vu faire et ouï dire : — il a frappé vos officiers, vous a conspués
vous-mêmes ; — il a résisté aux lois par la violence et bravé ici — l’autorité suprême
dont il relève. — Tous ces crimes de nature capitale — méritent le dernier supplice.
BRUTUS
704— Pourtant, comme il a bien servi Rome…
CORIOLAN
705— Que rabâchez-vous de services ?
BRUTUS
706— Je parle de ce que je sais.
MÉNÉNIUS
708— Est-ce là la promesse que vous aviez faite à votre mère ?
COMINIUS
709— Sachez, je vous prie…
CORIOLAN
710Je ne veux rien savoir. — Qu’ils me condamnent, aux abîmes de la mort tarpéienne,
— à l’exil du vagabond, à l’écorchement, aux langueurs du prisonnier — lentement affamé,
je n’achèterai pas — leur merci au prix d’un mot gracieux ; — non, pour tous les dons
dont ils disposent, je ne ravalerais pas ma fierté — jusqu’à leur dire : Bonjour !
SICINIUS
711Attendu — qu’à diverses reprises, et autant qu’il était en lui, — il a conspiré contre
le peuple, cherchant les moyens — de lui arracher le pouvoir ; que tout récemment
— il a usé d’une violence coupable, non-seulement — en présence de la justice auguste,
mais contre les ministres — qui la rendent ; au nom du peuple, — et en vertu de nos
pouvoirs, nous, tribuns, nous — le bannissons, dès cet instant, de notre cité, et
lui défendons, — sous peine d’être précipité — de la roche Tarpéienne, de jamais —
rentrer dans notre Rome. Au nom du peuple, — je dis qu’il en soit ainsi.
LES CITOYENS
712Qu’il en soit ainsi, — qu’il en soit ainsi !… Qu’il s’en aille !… — il est banni !…
Qu’il en soit ainsi !
COMINIUS
713— Écoutez-moi, mes maîtres, mes amis les plébéiens…
SICINIUS
714— Il est condamné : il n’y a plus rien à entendre.
COMINIUS
715Laissez-moi parler : — j’ai été consul et je puis montrer — sur moi les marques des
ennemis de Rome. J’ai — pour le bien de mon pays un amour plus tendre, — plus religieux,
plus profond que pour ma propre existence, — pour ma femme chérie, pour le fruit de
ses entrailles — et le trésor de mes flancs ; si donc je — vous dis que…
SICINIUS
716Nous devinons votre pensée : que direz-vous ?
BRUTUS
717— Il n’y a plus rien à dire, sinon qu’il est banni — comme ennemi du peuple et de
son pays. — Il faut qu’il en soit ainsi.
LES CITOYENS
718Qu’il en soit ainsi ! qu’il en soit ainsi !
CORIOLAN
719— Vile meute d’aboyeurs ! Vous dont j’abhorre l’haleine — autant que l’émanation des
marais empestés, et dont j’estime les sympathies — autant que les cadavres sans sépulture
— qui infectent l’air, c’est moi qui vous bannis ! — Restez ici dans votre inquiétude !
— Que la plus faible rumeur mette vos cœurs en émoi ! — Que vos ennemis, du mouvement
de leurs panaches, — éventent votre lâcheté jusqu’au désespoir ! Gardez le pouvoir
— de bannir vos défenseurs jusqu’à ce qu’enfin — votre ineptie, qui ne comprend que
ce qu’elle sent, — se tourne contre vous-mêmes, — et, devenue votre propre ennemie,
vous livre, — captifs humiliés, à quelque nation, — qui vous aura vaincus sans coup
férir ! C’est par mépris — pour vous que je tourne le dos à votre cité. — Il est un
monde ailleurs.
Sortent Coriolan, Cominius, Ménénius, les sénateurs et les patriciens.
LES ÉDILES
720— L’ennemi du peuple est parti, est parti !
LES CITOYENS
721— Notre ennemi est banni ! il est parti ! hohé ! hohé !
Acclamation générale. La foule jette ses bonnets en l’air.
SICINIUS
722— Allez, reconduisez-le jusqu’aux portes, en le poursuivant — de vos mépris, comme
il vous a poursuivis des siens ; — molestez-le comme il le mérite… Qu’une garde —
nous escorte à travers la ville.
LES CITOYENS
723— Allons, allons, reconduisons-le jusqu’aux portes, allons. — Les dieux protègent
nos nobles tribuns !… Allons.
Ils sortent.
Scène XXI.
[Antium. Le vestibule de la maison d’Aufidius.]
On entend de la musique.
Entre un serviteur.
PREMIER SERVITEUR
793Du vin, du vin, du vin ! quel service !… je crois que tous nos gaillards sont endormis.
Il sort.
Entre un autre serviteur.
DEUXIÈME SERVITEUR
794Où est Cotus ? mon maître l’appelle. Cotus !
Il sort.
Entre Coriolan le visage toujours voilé.
CORIOLAN
795— Excellente maison ! Le festin sent bon : mais je n’ai pas — la mine d’un convive.
—
Rentre le premier serviteur.
LE PREMIER SERVITEUR
796Que voulez-vous, l’ami ? D’où êtes-vous ? Ce n’est pas ici votre place. Je vous prie,
regagnez la porte.
CORIOLAN
797à part. — Tu ne mérites pas ici un meilleur accueil, — Coriolan. —
Rentre le second serviteur.
LE SECOND SERVITEUR
798D’où êtes-vous, monsieur ?… Le portier a-t-il ses yeux dans sa tête, qu’il laisse
entrer de pareils compagnons ? Sortez, je vous prie.
DEUXIÈME SERVITEUR
800Détalez, détalez vous-même.
CORIOLAN
801Tu deviens agaçant.
DEUXIÈME SERVITEUR
802Ah ! vous êtes si fier ! Je vais vous faire parler tout à l’heure.
Entrent un troisième serviteur qui se croise avec le premier.
TROISIÈME SERVITEUR
803
montrant Coriolan Quel est ce gaillard ?
PREMIER SERVITEUR
804Un original comme je n’en ai jamais vu : je ne puis le faire sortir de la maison.
Je t’en prie, appelle mon maître.
TROISIÈME SERVITEUR
805
à Coriolan Qu’avez-vous à faire ici, camarade ? Videz la maison, je vous prie.
CORIOLAN
806— Laissez-moi seulement rester debout ; je ne gâterai pas votre foyer. —
TROISIÈME SERVITEUR
807Qui êtes-vous ?
CORIOLAN
808Un gentilhomme.
TROISIÈME SERVITEUR
809Merveilleusement pauvre !
CORIOLAN
810C’est vrai, je le suis.
TROISIÈME SERVITEUR
811Je vous en prie, mon pauvre gentilhomme, choisissez une autre station. Ce n’est pas
ici votre place. Décampez, je vous prie ; allons.
CORIOLAN
812Allez donc faire votre fonction en vous empiffrant de restes refroidis.
Il le repousse.
TROISIÈME SERVITEUR
813Ah ! vous ne voulez pas !
Au deuxième serviteur
Dis, je te prie, à mon maître, quel hôte étrange il a ici.
DEUXIÈME SERVITEUR
814J’y vais.
Il sort.
TROISIÈME SERVITEUR
815Où demeures-tu ?
CORIOLAN
816Sous le dôme.
TROISIÈME SERVITEUR
817Sous le dôme ?
TROISIÈME SERVITEUR
819Où ça ?
CORIOLAN
820Dans la cité des milans et des corbeaux.
TROISIÈME SERVITEUR
821Dans la cité des milans et des corbeaux ?… Quel âne !… Alors tu demeures aussi avec
les buses ?
CORIOLAN
822Non, je ne sers pas ton maître.
TROISIÈME SERVITEUR
823Comment, monsieur ! avez-vous affaire à mon maître ?
CORIOLAN
824Oui-dà : c’est une occupation plus honnête que d’avoir affaire à ta maîtresse. Tu
bavardes, tu bavardes, retourne à tes assiettes, va !
Il le jette dehors.
Entrent Aufidius et le second serviteur.
AUFIDIUS
825Où est ce gaillard ?
DEUXIÈME SERVITEUR
826
montrant Coriolan Le voici, monsieur. Je l’aurais battu comme un chien, si je n’avais craint de troubler
nos seigneurs.
AUFIDIUS
827
à Coriolan D’où viens-tu ? que veux-tu ? ton nom ?… Pourquoi ne parles-tu pas ? Parle, l’homme !
quel est ton nom ?
CORIOLAN
828
découvrant son visage Tullus, si tu ne me connais point encore, et ne crois point, à me voir, que je sois
celui que je suis, la nécessité me force à me nommer.
AUFIDIUS
829Quel est ton nom ?
Les serviteurs se retirent.
CORIOLAN
830— Un nom qui détonne aux oreilles des Volsques — et qui sonne mal aux tiennes.
AUFIDIUS
831Parle, quel est ton nom ? — Tu as une farouche apparence, et ton visage respire —
le commandement. Bien que tes voiles soient en lambeaux, — tu parais un noble vaisseau.
Quel est ton nom ?
CORIOLAN
832— Prépare ton front à s’assombrir : est-ce que tu ne me reconnais pas ?
AUFIDIUS
833— Je ne te reconnais pas… Ton nom ?
CORIOLAN
834— Je suis Caïus Marcius, qui ai fait, — à toi en particulier, et à tous les Volsques,
— beaucoup de mal et de dommage, ainsi que l’atteste — mon surnom, Coriolan ! De tant
de travaux endurés, — de tant de dangers courus, de tant de sang — versé pour mon
ingrate patrie, je n’ai recueilli d’autre récompense — que ce surnom, éclatant souvenir
— qui témoigne la malveillance et la haine — que tu dois avoir contre moi. Il ne m’est
demeuré que ce nom : — l’envie et l’outrage du peuple romain, — autorisés par la lâcheté
de notre noblesse qui — m’a tout entière abandonné, ont dévoré le reste : — oui, nos
nobles ont souffert que je fusse chassé — de Rome par les huées des manants. C’est
cette extrémité — qui m’a amené à ton foyer, non dans l’espoir — (ne va pas t’y méprendre)
de sauver ma vie ; car, si — j’eusse eu peur de mourir, tu es de tous les hommes —
celui que j’aurais le plus évité ; mais c’est par pure animosité, — pour le désir
que j’ai de me venger de mes prescripteurs, — que je viens à toi. Par quoi, si tu
as — le ressentiment au cœur, si tu veux une réparation — pour les dommages qui t’ont
été faits, si tu veux mettre un terme au démembrement honteux de ta patrie, n’hésite
pas — à te servir de mes calamités, et fais en sorte — que mes services vengeurs aident
— à ta prospérité ; car je veux faire la guerre — à ma patrie gangrenée avec l’acharnement
— de tous les démons de l’enfer. Mais, si d’aventure — tu te rends, si tu es las —
de tenter la fortune, aussi suis-je, quant à moi, — tout à fait las de vivre ; j’offre
— ma gorge à ton épée et à ta vieille rancune. — Frappe ! m’épargner serait folie,
— moi qui t’ai toujours poursuivi de ma haine, — qui ai tiré des tonnes de sang du
sein de ton pays, — et qui ne puis vivre que pour ta honte, si je ne puis — vivre
pour te servir !
AUFIDIUS
835Ô Marcius, Marcius, — chaque mot que tu as dit a arraché de mon cœur — une racine
de ma vieille inimitié. Si Jupiter — du haut de la nue me disait des choses divines
— en ajoutant: c’est vrai, je ne le croirais pas plus fermement — que toi, auguste Marcius… Oh ! laisse-moi
enlacer — de mes bras ce corps contre lequel — ma lance a cent fois brisé son frêne,
— en effrayant la lune de ses éclats ! Laisse-moi étreindre — cette enclume de mon
glaive, et rivaliser — avec toi de tendresse aussi ardemment, aussi noblement — que
j’ai jamais, dans mes ambitieux efforts, — lutté de valeur avec toi ! Sache-le, —
j’aimais la vierge que j’ai épousée ; jamais amoureux — ne poussa plus sincères soupirs ;
mais à te voir ici, — toi, le plus noble des êtres, mon cœur bondit avec plus de ravissement
— qu’au jour où je vis pour la première fois ma fiancée — franchir mon seuil. Apprends,
ô Mars, — que nous avons une armée sur pied, et que j’avais résolu — une fois encore
de t’arracher ton bouclier, — au risque d’y perdre mon bras. Tu m’as battu — douze
fois, et depuis, toutes les nuits, j’ai — rêvé de rencontres entre toi et moi : —
nous nous culbutions dans mon sommeil, — débouclant nos casques, nous empeignant à
la gorge, — et je m’éveillais à demi mort du néant ! Digne Marcius, — n’eussions-nous
d’autres griefs contre Rome — que ton bannissement, nous réunirions tous nos hommes
— de douze à soixante-dix ans, et nous répandrions la guerre — dans les entrailles
de cette ingrate Rome, — comme un flot débordé… Oh ! viens, entre, — viens serrer
les mains amies de nos sénateurs, — dont je recevais ici les adieux, — me préparant
à marcher contre le territoire romain, — sinon contre Rome elle-même.
CORIOLAN
836Dieux ! vous me bénissez !
AUFIDIUS
837— Si donc, preux sublime, tu veux prendre — le commandement de tes propres représailles,
accepte — la moitié de mes pouvoirs ; et d’accord avec ton expérience suprême, puisque
tu connais — la force et la faiblesse de ton pays, règle toi-même ta marche, — soit
pour aller frapper aux portes de Rome, — soit pour envahir violemment les extrémités
de son domaine, — et l’épouvanter avant de la détruire. Mais viens, — que je te présente
d’abord à ceux qui — diront oui ! à tous tes désirs. Sois mille fois le bienvenu ! — Je te suis plus ami que jamais
je ne te fus ennemi, — et c’est beaucoup dire, Marcius. Ta main ! Sois le très-bien
venu !
Sortent Coriolan et Aufidius.
PREMIER SERVITEUR
838
s’avançant Voilà un étrange changement !
DEUXIÈME SERVITEUR
839Par mon bras, j’ai failli le bâtonner, et pourtant j’avais dans l’idée que ses habits
nous trompaient sur son compte.
PREMIER SERVITEUR
840Quel poignet il a ! Avec un doigt et le pouce, il m’a fait tourner comme une toupie.
DEUXIÈME SERVITEUR
841Ah ! je voyais bien à sa mine qu’il y avait en lui quelque chose. Il avait, mon cher,
une espèce de mine… à ce qu’il me semblait… je ne sais comment dire pour la qualifier.
PREMIER SERVITEUR
842C’est vrai. Il avait l’air pour ainsi dire… Je veux être pendu si je ne soupçonnais
pas qu’il y avait en lui plus que je ne pouvais soupçonner.
DEUXIÈME SERVITEUR
843Et moi aussi, je le jure. C’est tout simplement l’homme le plus extraordinaire du
monde.
PREMIER SERVITEUR
844Je le crois : mais un plus grand guerrier que lui, vous en connaissez un !
DEUXIÈME SERVITEUR
845Qui ? mon maître !
PREMIER SERVITEUR
846Ah ! il n’y a pas de comparaison.
DEUXIÈME SERVITEUR
847Il en vaut six comme lui.
PREMIER SERVITEUR
848Non, pas justement ; mais je le tiens pour un plus grand guerrier.
DEUXIÈME SERVITEUR
849Dame, voyez-vous, on ne sait comment dire pour expliquer ça : pour la défense d’une
ville, notre général est excellent.
PREMIER SERVITEUR
850Oui-dà, et pour un assaut aussi.
Rentre le troisième serviteur.
TROISIÈME SERVITEUR
851Hé ! marauds, je puis vous dire des nouvelles ! des nouvelles, coquins !
LES DEUX AUTRES SERVITEURS
852Lesquelles ? lesquelles ? lesquelles ? Partageons.
TROISIÈME SERVITEUR
853Entre tous les peuples, je ne voudrais pas être Romain : j’aimerais autant être un
condamné.
LES DEUX AUTRES SERVITEURS
854Pourquoi ? pourquoi ?
TROISIÈME SERVITEUR
855C’est que nous avons ici celui qui a si souvent étrillé notre général : Caïus Marcius !
PREMIER SERVITEUR
856Qu’est-ce que tu dis ? Étrillé notre général !
TROISIÈME SERVITEUR
857Je ne dis pas qu’il ait étrillé notre général ; mais il a toujours été capable de
lui tenir tête.
DEUXIÈME SERVITEUR
858Bah! sommes-nous pas camarades et amis ?… Il a toujours été trop fort pour lui. Je
le lui ai entendu dire à lui-même.
PREMIER SERVITEUR
859Pour dire la vérité sans détour, il a toujours été trop fort pour lui : devant Corioles,
il l’a dépecé et haché comme une carbonnade.
DEUXIÈME SERVITEUR
860S’il avait eu des goûts de cannibale, il aurait pu le manger rôti.
PREMIER SERVITEUR
861Mais poursuis tes nouvelles.
TROISIÈME SERVITEUR
862Eh bien, il est traité ici comme s’il était le fils et l’héritier de Mars : on l’a
mis au haut bout de la table ; pas un sénateur ne lui adresse une question sans se
tenir tête chauve devant lui. Notre général le traite comme une maîtresse, lui touche
la main avec adoration et l’écoute les yeux blancs d’extase. Mais l’important de la
nouvelle, c’est que notre général est coupé en deux, et n’est plus que la moitié de
ce qu’il était hier : car l’autre est devenu la seconde moitié, à la prière et du
consentement de toute l’assistance. Il ira, dit-il, tirer les oreilles au portier
de Rome : il veut tout faucher devant lui, tout raser sur son passage.
DEUXIÈME SERVITEUR
863Et il est capable de le faire autant qu’aucun mortel imaginable.
TROISIÈME SERVITEUR
864Capable de le faire ! il le fera. Car, voyez-vous, monsieur, il a autant d’amis que
d’ennemis… lesquels amis, monsieur, pour ainsi dire… n’osaient pas… voyez-vous, monsieur…
se montrer, comme on dit, ses amis, tant qu’il était en déconfiture.
PREMIER SERVITEUR
865En déconfiture ! Comment ça ?
TROISIÈME SERVITEUR
866Mais quand ils verront reparaître le cimier de ce héros pur sang, ils sortiront de
leurs terriers comme des lapins après la pluie, et tous se mettront en danse avec
lui.
PREMIER SERVITEUR
867Mais quand cela aura-t-il lieu ?
TROISIÈME SERVITEUR
868Demain, aujourd’hui, immédiatement. Vous entendrez battre le tambour cette après-midi.
La chose est pour ainsi dire dans le menu de leur festin et doit être exécutée avant
qu’ils se soient essuyé les lèvres.
DEUXIÈME SERVITEUR
869Bon ! nous allons donc revoir le monde en émoi ! La paix n’est bonne qu’à rouiller
le fer, à multiplier les tailleurs et à faire pulluler les faiseurs de ballades.
PREMIER SERVITEUR
870Donnez-moi la guerre, vous dis-je ! Elle l’emporte sur la paix autant que le jour
sur la nuit ; elle est leste, vigilante, sonore et pleine de nouveautés. La paix,
c’est une apoplexie, une léthargie ; elle est fade, sourde, somnolente, insensible ;
elle fait bien plus de bâtards que la guerre ne détruit d’hommes.
DEUXIÈME SERVITEUR
871C’est juste ; et si le viol peut s’appeler, en quelque sorte, un acte de guerre, on
ne peut nier que la paix ne fasse bien des cocus.
PREMIER SERVITEUR
872Oui, et elle rend les hommes ennemis les uns des autres.
DEUXIÈME SERVITEUR
873Pourquoi ? parce qu’ils ont moins besoin les uns des autres. La guerre, coûte que
coûte ! J’espère voir les Romains à aussi bas prix que les Volsques… On se lève de
table ! on se lève de table !
TOUS
874Rentrons, rentrons.
Ils sortent.
Scène XXII.
[Une place publique.]
Entrent Sicinius et Brutus.
BRUTUS
875— Nous n’entendrons plus parler de lui, et nous n’avons plus à le craindre. — Il est
réduit à l’impuissance par la paix actuelle — et par la tranquillité du peuple, naguère
— livré à un désordre effréné. Grâce à nous, ses amis — sont confus de la prospérité
publique : ils aimeraient mieux, — dussent-ils eux-mêmes en souffrir, voir — des bandes
insurgées infester les rues que — nos artisans chanter dans leurs boutiques et aller
— paisiblement à leurs travaux.
Entre Ménénius.
BRUTUS
876— Nous sommes restés fort à propos. N’est-ce pas là Ménénius ? —
SICINIUS
877C’est lui, c’est lui. Oh ! il est devenu très-aimable depuis quelque temps… Salut,
messire !
MÉNÉNIUS
878Salut à tous deux !
SICINIUS
879Votre Coriolan ne manque guère qu’à ses amis : la république est debout ; et elle
restera debout, dût-il enrager davantage !
MÉNÉNIUS
880Tout est bien, mais tout aurait été mieux, s’il avait pu temporiser.
SICINIUS.
881Où est-il, savez-vous ?
MÉNÉNIUS
882Non, je n’en sais rien ; sa mère et sa femme n’ont pas reçu de ses nouvelles.
Passent Trois ou quatre citoyens.
LES CITOYENS
883
aux tribuns. — Les dieux vous protègent tous deux !
SICINIUS
884Bonsoir, voisins.
BRUTUS
885— Bonsoir à vous tous ! bonsoir à vous tous !
PREMIER CITOYEN
886— Nous, nos femmes et nos enfants, nous sommes tenus — de prier pour vous deux à genoux.
SICINIUS
887Vivez et prospérez.
BRUTUS
888— Adieu, aimables voisins. Plût au ciel que Coriolan — vous eût aimés comme nous vous
aimons !
LES CITOYENS
889Les dieux vous gardent !
LES DEUX TRIBUNS
890— Adieu ! adieu !
Les citoyens sortent.
SICINIUS
891Les temps sont plus heureux et plus agréables — qu’à l’époque où ces gaillards-là
parcouraient les rues — en criant l’anarchie.
BRUTUS
892Caïus Marcius était — un digne officier dans la guerre, mais insolent, — gonflé d’orgueil,
ambitieux au delà de toute idée, — égoïste.
SICINIUS
893Et aspirant à trôner seul — et sans assesseurs.
MÉNÉNIUS
894Je ne crois pas ça.
SICINIUS
895— Nous en aurions fait la lamentable — expérience, s’il était devenu consul.
BRUTUS
896Les dieux ont prévenu ce malheur, et Rome est calme — et sauve sans lui.
Entre un édile.
L’ÉDILE
897Dignes tribuns, — un esclave, que nous avons mis en prison, — rapporte que les Volsques,
en deux corps séparés, — ont envahi le territoire romain, — et, par une guerre à outrance,
— détruisent tout sur leur passage.
MÉNÉNIUS
898C’est Aufidius — qui, apprenant le bannissement de notre Marcius, — montre de nouveau
ses cornes au monde. — Tant que Marcius défendait Rome, il est resté dans sa coquille,
— sans oser risquer une apparition.
SICINIUS
899Eh! que parlez-vous — de Marcius ?
BRUTUS
900— Faites fouetter ce hâbleur… Il est impossible — que les Volsques osent rompre avec
nous.
MÉNÉNIUS
901Impossible — Nous avons la preuve que cela se peut fort bien, — et j’ai vu trois exemples
de ce cas — dans ma vie. Mais demandez à cet homme, — avant de le punir, d’où il tient
cette nouvelle : — ne vous exposez pas à châtier un bon avis, — et à battre le messager
qui vous prévient — de ce qu’il vous faut craindre.
SICINIUS
902Ne me dites pas ça : — je sais que c’est impossible.
BRUTUS
903Cela ne se peut pas.
Entre un messager.
LE MESSAGER
904— Les nobles en grand émoi se rendent — tous au sénat : il est arrivé quelque nouvelle
— qui bouleverse leurs visages.
SICINIUS
905C’est cet esclave… — Qu’on le fasse fouetter sous les yeux du peuple… Oui, c’est sa
faute !… — il a suffi de son rapport.
LE MESSAGER
906Oui, digne sire, — mais le rapport de l’esclave est confirmé et aggravé — par de plus
terribles nouvelles !
SICINIUS
907Comment, plus terribles ?
LE MESSAGER
908— Nombre de bouches disent ouvertement — (avec quelle probabilité, je l’ignore) que
Marcius, — ligué avec Aufidius, conduit une armée contre Rome, — et jure que sa vengeance
immense s’étendra — de la plus jeune à la plus vieille génération.
SICINIUS
909Comme c’est vraisemblable !
BRUTUS
910— Une fable inventée seulement pour faire désirer aux gens timorés — le retour de
Marcius !
SICINIUS
911Voilà tout le mystère.
MÉNÉNIUS
912La chose est invraisemblable : — lui et Aufidius ne peuvent pas plus se combiner —
que les contraires les plus hostiles.
Entre un autre messager.
LE MESSAGER
913— Vous êtes mandés au sénat : — une formidable armée, commandée par Caïus Marcius,
— associé à Aufidius, fait rage — sur notre territoire : elle a déjà — forcé le passage,
promenant l’incendie et s’emparant — de tout ce qu’elle rencontre.
Entre Cominius.
COMINIUS
914
aux tribuns — Oh ! vous avez fait de la bonne besogne !
MÉNÉNIUS
915Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?
COMINIUS
916— Vous avez réussi à faire violer vos propres filles, — à fondre sur vos trognes les
plombs de vos toits, — et à voir vos femmes déshonorées sous vos nez.
MÉNÉNIUS
917Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?
COMINIUS
918— Vos temples brûlés jusqu’au ciment, et — les franchises, auxquelles vous teniez
tant, enfouies — dans un trou de vilebrequin.
MÉNÉNIUS
919Par grâce, votre nouvelle !
Aux tribuns
— Vous avez fait de la belle besogne, j’en ai peur.
À Cominius
Par grâce, votre nouvelle !… — Si Marcius s’était joint aux Volsques…
COMINIUS
920Si !… — Il est leur dieu : il marche à leur tête comme un être crée par quelque déité
autre que la nature, — et plus habile à former l’homme : à sa suite ils s’avancent
— contre notre marmaille, avec la confiance — d’enfants poursuivant des papillons
d’été, — ou de bouchers tuant des mouches.
MÉNÉNIUS
921
aux tribuns Vous avez fait de la bonne besogne, — vous et vos gens à tablier ; vous qui étiez
si engoués — de la voix des artisans et — du souffle des mangeurs d’ail !
COMINIUS
922Il fera tomber — Rome sur vos têtes.
MÉNÉNIUS
923Comme Hercule — faisait tomber les fruits mûrs ! Vous avez fait de la belle besogne.
BRUTUS
924
à Cominius — Mais cette nouvelle est-elle bien vraie, seigneur ?
COMINIUS
925Oui, et vous serez livides — avant de la voir démentie. Toute la contrée — fait défection
en souriant ; et ceux qui résistent — se font bafouer par leur vaillance inepte, —
et périssent dupes de leur constance. Qui pourrait le blâmer ? — Vos ennemis et les
siens reconnaissent sa valeur.
MÉNÉNIUS
926Nous sommes tous perdus, si — le noble vainqueur n’a pitié de nous.
COMINIUS
927Qui ira l’implorer ? — Les tribuns ne le peuvent pas sans honte ; le peuple — mérite
sa clémence comme le loup — celle du berger. Ses meilleurs amis, — s’ils lui disaient :
Soyez indulgent pour Rome, agiraient, en insistant ainsi, — comme ceux qui ont mérité sa haine, — et passeraient
pour ses ennemis.
MÉNÉNIUS
928C’est vrai : — il approcherait de ma maison le brandon — qui doit la consumer, que
je n’aurais pas le front — de lui dire: Arrêtez, je vous conjure!… Vous avez fait un beau travail, — vous et vos manœuvres! vous avez bien manœuvré.
COMINIUS
929Vous avez attiré — sur Rome une catastrophe, que rien — ne saurait prévenir.
LES TRIBUNS
930Ne dites pas que nous l’avons attirée.
MÉNÉNIUS
931— Et qui donc ? Est-ce nous ? Nous l’aimions, nous autres ; mais, comme des brutes,
— comme de nobles lâches, nous avons cédé à vos bandes — qui l’ont expulsé avec des
huées.
COMINIUS
932Mais j’ai bien peur — qu’elles ne le ramènent avec des hurlements. Tullus Aufidius,
— le second des illustres, obéit à ses avis — comme son subalterne. Le désespoir —
est toute la tactique, toute la force, toute la défense, — que Rome peut leur opposer.
Entre une bande de citoyens.
MÉNÉNIUS
933Voici l’essaim…
À Cominius
— Et Aufidius est avec lui ?
Aux citoyens
Vous voilà donc, — vous qui infectiez l’air d’une nuée — de bonnets fétides et graisseux,
en acclamant de vos huées — l’exil de Coriolan. À présent, il revient ; — et il n’est
pas un cheveu sur la tête de son dernier soldat — qui ne doive vous fouetter : tous
les badauds, — comme vous, qui jetaient leurs bonnets en l’air, il va les assommer,
— pour les payer de leurs suffrages. N’importe ; — quand il nous consumerait tous
en un seul tison, — nous l’avons mérité.
LES CITOYENS
934— Vraiment, nous apprenons de terribles nouvelles !
PREMIER CITOYEN
935Pour ma part, — quand j’ai dit:Bannissons-le, j’ai dit que c’était dommage.
DEUXIÈME CITOYEN
936Et moi aussi.
TROISIÈME CITOYEN
937Et moi aussi ; et, à parler franchement, bon nombre d’entre nous en ont dit autant.
Ce que nous avons fait, nous l’avons fait pour le mieux ; et, bien que nous ayons
volontiers consenti à son bannissement, c’était pourtant contre notre volonté.
COMINIUS
938— Vous êtes de belles gens, avec vos voix !
MÉNÉNIUS
939Vous avez fait — de la belle besogne, vous et votre meute !
À Cominius
Irons-nous au Capitole ?
COMINIUS
940Oui, oui : ne le faut-il pas ?
Sortent Cominius et Ménénius.
SICINIUS
941
aux citoyens — Allez, mes maîtres, rentrez chez vous, ne vous alarmez pas. — Ceux-ci sont d’un
parti qui serait bien aise de voir — confirmer ce qu’il affecte de craindre. Rentrez,
— et ne montrez aucun signe de frayeur. —
PREMIER CITOYEN
942Les dieux nous soient propices! Allons, mes maîtres, rentrons. J’ai toujours dit que
nous avions tort de le bannir.
DEUXIÈME CITOYEN
943Nous l’avons tous dit. Mais allons, rentrons.
Les citoyens sortent.
BRUTUS
944— Je n’aime pas cette nouvelle.
BRUTUS
946— Allons au Capitole… Je payerais de la moitié de ma fortune — le démenti de cette
nouvelle !
SICINIUS
947Partons, je vous prie.
Ils sortent.
Scène XXVI.
[La tente de Coriolan.]
Entrent Coriolan, Aufidius et autres.
CORIOLAN
1012— Demain, c’est sous les murs de Rome — que nous camperons notre armée. Vous, mon
collègue dans cette expédition, — vous aurez à rapporter aux seigneurs volsques la
loyauté — de ma conduite en cette affaire.
AUFIDIUS
1013C’est leur intérêt seul — que vous avez consulté : vous avez fermé l’oreille — à la
prière publique de Rome ; vous n’avez pas permis — même un secret murmure à des amis
— qui se croyaient sûrs de vous.
CORIOLAN
1014Le dernier, ce vieillard — que j’ai renvoyé à Rome, le cœur brisé, — avait pour moi
plus que l’amour d’un père : — oui, il me divinisait. Leur dernière ressource — était
de me l’envoyer. Par égard pour sa vieille affection, — tout en le traitant durement,
j’ai offert encore une fois — les premières conditions qu’ils ont refusées — et qu’ils
ne peuvent plus accepter : voilà mon unique faveur — pour un homme qui croyait tant
obtenir ! Bien petite — concession, en vérité!… De nouvelles ambassades, de nouvelles
prières, — qu’elles viennent de l’État ou de mes amis privés, à l’avenir — me trouveront
inflexible.
Clameurs au dehors
Hé ! quelles sont ces clameurs ? — Tenterait-on de me faire enfreindre mon vœu — au
moment même où je le prononce ? Je ne l’enfreindrai pas.
Entrent Virgilie et Volumnie, conduisant le jeune Marcius ; Valérie et des suivantes :
tous vêtus de deuil.
CORIOLAN
1015
continuant — Ma femme vient la première ; puis le moule honoré — où ce torse a pris forme, ma
mère, tenant par la main — le petit-fils de sa race. Mais arrière l’affection ! —
En lambeaux tous les liens et tous les privilèges de la nature ! — Que la seule vertu
soit d’être inexorable !…
Regardant les femmes qui s’inclinent
— À quoi bon cet humble salut ? À quoi bon ces regards de colombes — qui rendraient
les dieux parjures ?… Je m’attendris… Ah ! je ne suis pas — d’une argile plus ferme
que les autres… Ma mère s’incline : — comme si devant une taupinière, l’Olympe devait
— s’humilier ! Et mon petit enfant — a un air si suppliant que la grande nature —
crie: Ne refuse pas… Que les Volsques traînent — la charrue sur Rome et la herse sur l’Italie ! Je ne
serai jamais — de ces oisons qui obéissent à l’instinct : je résisterai — comme un
homme qui serait né de lui-même — et ne connaîtrait pas de parents.
VIRGILIE
1016Mon seigneur ! mon mari !
CORIOLAN
1017— Je ne vois plus des mêmes yeux dont je voyais à Rome.
VIRGILIE
1018— Le chagrin qui nous a tant changées — vous le fait croire.
CORIOLAN
1019Comme un acteur stupide, voilà — que j’ai oublié mon rôle, et je reste court, — à
ma grande confusion.
À Virgilie
Ô le plus pur de ma chair, — pardonne à ma rigueur, mais ne me dis pas — pourtant
de pardonner aux Romains. Oh ! un baiser — long comme mon exil, doux comme ma vengeance!…
Il l’embrasse
— Par la jalouse reine des cieux, c’est le même baiser — que j’ai emporté de toi,
ma chérie ; ma lèvre fidèle — l’a toujours gardé vierge!… Grands dieux ! je babille,
— et la plus noble des mères — n’a pas même reçu mon salut… Enfonce-toi dans la terre,
mon genou, — et que ta déférence y laisse une marque plus profonde — que la génuflexion
du commun des fils.
Il s’agenouille.
VOLUMNIE
1020
le relevant. Oh! reste debout, et sois béni, — tandis que, sur ce dur coussin de cailloux, — je
tombe à genoux devant toi, et que, par cette preuve inouïe — de respect, je bouleverse
la hiérarchie — entre l’enfant et la mère !
Elle s’agenouille.
CORIOLAN
1021Que vois-je ? — Vous, à genoux devant moi, devant ce fils que vous corrigiez ? —Alors,
que les galets de la plage affamée — aillent lapider les astres ! alors, que les vents
mutinés — lancent les cèdres altiers contre l’ardent soleil ! — Vous égorgez l’impossible,
en rendant — facile ce qui ne peut être !
VOLUMNIE
1022Tu es mon guerrier : — c’est moi qui t’ai formé.
Montrant Valérie
Reconnais-tu cette dame ?
CORIOLAN
1023— Oui, la noble sœur de Publicola, la lune de Rome, chaste comme le glaçon — que le
givre a formé de la plus pure neige — et suspendu au temple de Diane ! Chère Valérie !
VOLUMNIE
1024
lui présentant son fils Voici un pauvre abrégé de vous, — qui, interprété par l’avenir, — pourra devenir un
autre vous-même.
CORIOLAN
1025
regardant l’enfant Que le dieu des soldats, — avec le consentement du souverain Jupiter, inspire — la
noblesse à tes pensées ! Puisses-tu — être invulnérable à la honte et demeurer dans
les batailles — comme un fanal sublime, supportant toutes les rafales, — et sauvant
ceux qui t’aperçoivent !
VOLUMNIE
1026
au jeune Marcius À genoux, garnement !
CORIOLAN.
1027Voilà bien mon bel enfant !
VOLUMNIE
1028— Lui-même, votre femme, cette dame, et moi, — nous venons à vous en suppliants.
CORIOLAN
1029Taisez-vous, je vous en conjure : — ou, avant de demander, rappelez-vous que — ma
résistance à des requêtes que j’ai juré de repousser ne doit pas — être prise par
vous comme un refus. Ne me pressez pas — de renvoyer mes soldats, ou de capituler
— encore avec les ouvriers de Rome. Ne me dites pas — que je suis dénaturé : ne cherchez
pas — à calmer ma rage et ma rancune — par vos froides raisons.
VOLUMNIE
1030Oh ! assez ! assez ! — Vous venez de déclarer que vous ne vouliez rien nous accorder,
— car nous n’avons pas à demander autre chose que ce — que vous refusez déjà. Pourtant
nous ferons notre demande, — afin que, si vous la rejetez, le blâme — en puisse retomber
sur votre rigueur : donc, écoutez-nous.
CORIOLAN
1031— Aufidius, et vous, Volsques, soyez témoins : car nous voulons — ne rien écouter
de Rome en secret… Votre requête ?
Il s’assoit.
VOLUMNIE
1032— Quand nous resterions silencieuses et sans dire un mot, notre accoutrement — et
l’état de nos pauvres corps te feraient assez connaître quelle vie — nous avons menée
depuis ton bannissement. Considère — combien plus infortunées que toutes les femmes
du monde — nous sommes venues ici : puisque ta vue, qui devrait — faire ruisseler
de joie nos yeux et bondir d’aise nos cœurs, — nous contraint à pleurer et à frissonner
d’effroi et de douleur, — en montrant à une mère, à une femme, à un enfant, — un fils,
un mari, un père déchirant — les entrailles de sa patrie ! Et c’est à nous, pauvres
créatures, — que ton inimitié est le plus fatale : tu nous empêches — de prier les
dieux, ce qui est un souverain réconfort — à tous, hormis à nous. Car, comment pouvons-nous,
— hélas ! comment pouvons-nous prier et pour notre pays, — comme c’est notre devoir,
et pour ta victoire, — comme c’est notre devoir ? Hélas ! il nous faut sacrifier —
ou la patrie, notre nourrice chérie, ou ta personne, — notre joie dans la patrie.
Nous devons subir — une évidente calamité, quel que soit celui de nos vœux — qui s’accomplisse,
de quelque côté que soit le triomphe : car il nous faudra te voir, — comme un renégat
étranger, traîné, — les menottes aux mains, à travers nos rues, ou — foulant d’un
pas triomphal les ruines de ta patrie, — et remportant la palme pour avoir vaillamment
versé — le sang de ta femme et de tes enfants. Quant à moi, mon fils, — je suis résolue
à ne pas attendre que la fortune — décide l’issue de cette guerre. Car, si je ne puis
te déterminer — à témoigner une noble bienveillance aux deux parties, — plutôt que
de ruiner l’une d’elles, sache que — tu ne marcheras pas à l’assaut de ton pays sans
passer premièrement — (tiens-le pour assuré) sur le ventre de ta mère — qui t’a mis
au monde !
VIRGILIE
1033Et sur le mien aussi, — qui vous a donné ce fils pour perpétuer votre nom — dans l’avenir.
L’ENFANT
1034Il ne passera pas sur moi ; je — me sauverai jusqu’à ce que je sois plus grand, et
alors je me battrai.
CORIOLAN
1035— Qui ne veut pas s’attendrir comme une femme — ne doit pas voir un visage d’enfant
ni de femme. — J’ai trop longtemps tardé.
Il se lève.
VOLUMNIE
1036Non, ne nous quittez pas ainsi. — Si, par notre requête, nous vous pressions — de
sauver les Romains en détruisant — les Volsques que vous servez, vous pourriez nous
condamner, — comme empoisonneuses de votre honneur… Non, ce que nous vous demandons,
— c’est de réconcilier les deux peuples, en sorte que les Volsques — puissent dire:
nous avons eu cette clémence! les Romains répondre: nous avons reçu cette grâce, et tous — t’acclamant à l’envi, te crier: sois béni — pour avoir conclu cette paix! Tu sais, mon auguste fils, — que l’issue de la guerre est incertaine, mais ceci est
bien certain — que, si tu es le vainqueur de Rome, tout le profit — qui t’en restera
sera un nom — traqué par d’infatigables malédictions. — La chronique écrira : cet homme avait de la noblesse, — mais il l’a raturée par sa dernière action, — il
a ruiné son pays, et son nom subsistera, — abhorré dans les âges futurs. Parle-moi, mon fils. — Tu affectais les sentiments les plus délicats de l’honneur,
— en prétendant imiter les grâces mêmes des dieux : — fais donc comme eux, et, après
avoir lacéré d’éclairs les vastes joues de la nue, — décharge de ta foudre un coup
— à peine capable de fendre un chêne!… Que ne parles-tu pas ? — Estimes-tu qu’il soit
convenable à un grand personnage — de se souvenir toujours des injures?…
À Virgilie
Ma fille, parlez : — il ne se soucie pas de vos larmes.
Au jeune Marcius
Parle, garçon : — peut-être ton enfantillage parviendra-t-il à l’émouvoir — plus que
nos raisons.
Montrant Coriolan
Il n’est pas au monde de fils plus — redevable à sa mère ; et pourtant il me laisse
pérorer — comme une infâme aux ceps!… Jamais de ta vie, — tu n’as montré d’égards
pour ta chère mère, — elle qui, pauvre poule, sans souci d’une autre couvée, — t’a
de ses gloussements dirigé à la guerre et ramené, — chargé de gloire! Si ma requête
est injuste, dis-le — et chasse-moi ; mais, si elle ne l’est pas, — tu manques à l’honneur,
et les dieux te châtieront — de m’avoir refusé l’obéissance — qui est due à une mère…
Il se détourne. — À genoux, femmes! humilions-le de nos génuflexions! — Le surnom
de Coriolan lui inspire plus d’orgueil — que nos prières de pitié. À genoux ! finissons-en !
— À genoux pour la dernière fois! Après quoi nous retournerons à Rome — mourir au
milieu de nos voisins!… Voyons, regarde-nous! — Cet enfant qui ne peut pas dire ce
qu’il voudrait, — mais qui s’agenouille et te tend les mains, à notre exemple, — a
plus de force pour appuyer notre supplique — que tu n’en as pour la repousser…
Se relevant
Allons, partons. — Ce compagnon eut une Volsque pour mère ; — sa femme est de Corioles,
et cet enfant — lui ressemble par hasard… Va, débarrasse-toi de nous ! — Je veux me
taire jusqu’à ce que notre ville soit en flammes, — et alors on entendra ma voix !
CORIOLAN
1037Ô mère ! mère ! qu’avez-vous fait ?
Il serre la main de Volumnie, reste un moment silencieux, puis continue :
Voyez, les cieux s’entr’ouvrent, — les dieux abaissent leurs regards et rient — de
cette scène contre nature. Ô ma mère ! ma mère ! oh ! — vous avez gagné une heureuse
victoire pour Rome, — mais pour votre fils, croyez-moi, oh ! croyez-moi, — ce succès
lui sera bien périlleux, — s’il ne lui est pas mortel. Mais, advienne que pourra!…
— Aufidius, si je ne puis plus faire loyalement la guerre, — je veux du moins conclure
une paix convenable… Voyons, bon Aufidius, — si vous aviez été à ma place, dites,
auriez-vous pu — moins écouter une mère, ou lui accorder moins, Aufidius?
AUFIDIUS
1038— J’ai été ému.
CORIOLAN
1039J’oserais le jurer. — Ah! messire, ce n’est pas chose aisée de faire ruisseler — de
mes yeux la sueur de la pitié. Mais, bon seigneur, — vous me conseillerez sur la paix
qu’il faut faire. Pour ma part, — je n’irai pas à Rome, je veux retourner avec vous,
et vous prier — de me soutenir dans cette affaire… Ô ma mère! ma femme!
AUFIDIUS
1040à part Je suis bien aise que tu aies mis ta clémence et ton honneur — en contradiction :
je veux du coup relever mon ancienne fortune.
Les dames font des signes à Coriolan, comme pour l’appeler.
CORIOLAN
1041Oui, tout à l’heure. — Nous allons boire ensemble ; et vous rapporterez à Rome — un
gage plus sûr que des paroles, la minute — de la transaction contresignée par nous.
— Allons, venez avec nous. Mesdames, vous méritez — qu’on vous élève un temple : toutes
les épées — de l’Italie, toutes ses armes confédérées — n’auraient pu obtenir cette
paix.
Tous sortent.
Scène XXIX.
[Antium. La place publique.]
Entrent Tullus Aufidius et son escorte.
AUFIDIUS
1066
remettant un papier à un officier — Allez annoncer aux seigneurs de la cité que je suis ici : — remettez-leur ce papier :
dès qu’ils l’auront lu, — dites-leur de se rendre sur la place publique : c’est ici
— qu’en leur présence et devant le peuple, — je prouverai ce que j’avance. Celui que
j’accuse — est déjà entré dans la ville et — se propose de paraître devant le peuple,
dans l’espoir — de se justifier avec des mots. Dépêchez.
L’escorte d’Aufidius s’éloigne.
Entrent trois ou quatre conjurés de la faction d’Aufidius.
AUFIDIUS
1067— Soyez les bienvenus !
PREMIER CONJURÉ
1068Comment est notre général ?
AUFIDIUS
1069Eh bien, — comme un homme empoisonné par ses propres aumônes, — et tué par sa charité.
DEUXIÈME CONJURÉ
1070Très-noble sire, — si vous persistez dans le dessein pour lequel — vous avez désiré
notre concours, nous vous délivrerons — de ce grand danger.
AUFIDIUS
1071Je ne puis dire, monsieur ; — nous procéderons selon les dispositions du peuple.
TROISIÈME CONJURÉ
1072— Le peuple restera incertain tant qu’il — y aura rivalité entre vous ; mais, l’un
des deux tombé, — le survivant hérite de toutes les sympathies.
AUFIDIUS
1073Je le sais ; — et j’ai pour le frapper des arguments — plausibles. Je l’ai élevé au
pouvoir, et j’ai engagé — mon honneur sur sa loyauté. Ainsi parvenu au sommet, — il
a fécondé ses plants nouveaux d’une rosée de flatterie. — Il a séduit mes amis ; et,
dans ce but, — il a fait fléchir sa nature connue jusque-là — pour toujours brusque,
indomptable et indépendante.
TROISIÈME CONJURÉ
1074Monsieur, son insolence, — en briguant le consulat qu’il perdit — faute d’avoir su
fléchir…
AUFIDIUS
1075J’allais en parler. — Banni pour cela, il vint à mon foyer, — tendit sa gorge à mon
couteau. Je l’accueillis, — je fis de lui mon associé, je cédai — à toutes ses demandes :
je le laissai même choisir — dans mon armée, pour accomplir ses projets, — mes hommes
les meilleurs et les plus dispos ; je servis ses desseins — de ma propre personne,
l’aidai à recueillir la moisson — qu’il a tout entière accaparée, et mis mon orgueil
— à m’amoindrir ainsi ; tellement qu’enfin — je paraissais son subalterne, non son
égal, et — qu’il me payait d’un sourire, comme si — j’étais à sa solde.
PREMIER CONJURÉ
1076C’est vrai, monseigneur, — l’armée s’en est étonnée. Et, pour comble, — lorsqu’il
était maître de Rome, quand nous comptions — sur le butin non moins que sur la gloire…
AUFIDIUS
1077Justement, — c’est sur ce point que s’étendront contre lui mes récriminations. — Pour
quelques larmes de femmes, aussi — banales que des mensonges, il a vendu le sang et
le labeur — de notre grande expédition. En conséquence, il mourra — et je me relèverai
par sa chute. Mais, écoutez !
Bruit de tambours et de trompettes, mêlé aux acclamations du peuple.
PREMIER CONJURÉ
1078— Vous êtes entré dans votre ville natale comme un courrier, — et nul ne vous a fait
accueil ; mais lui, il revient — fendant l’air de fracas.
DEUXIÈME CONJURÉ
1079Et ces patients imbéciles, — dont il a tué les enfants, enrouent leurs vils gosiers
— à lui donner une ovation !
TROISIÈME CONJURÉ
1080Choisissez donc le bon moment, — et, avant qu’il s’explique ou qu’il puisse émouvoir
le peuple — de ses paroles, faites-lui sentir votre épée, — que nous seconderons.
Quand il sera terrassé, — son histoire racontée à votre manière ensevelira — ses excuses
avec son cadavre.
AUFIDIUS
1081Plus un mot ! — Voici les seigneurs.
Entrent les seigneurs de la cité.
LES SEIGNEURS
1082
à Aufidius — Soyez le très-bien venu chez nous.
AUFIDIUS
1083Je ne l’ai pas mérité ; — mais, dignes seigneurs, avez-vous lu avec attention — ce
que je vous ai écrit ?
PREMIER SEIGNEUR
1085Et cette lecture nous a peinés. — Ses fautes antérieures, à mon avis, — auraient pu
être réparées aisément ; mais s’arrêter là même — où commençait son œuvre, sacrifier
— le bénéfice de nos armements, nous indemniser — à nos propres dépens, faire un traité
avec un ennemi — qui se rendait, cela n’admet pas d’excuse.
AUFIDIUS
1086Il approche, vous allez l’entendre.
Entre Coriolan, tambour battant, couleurs déployées ; une foule de citoyens lui font
escorte.
CORIOLAN
1087— Salut, seigneurs ! Je reviens votre soldat, — sans être plus infecté d’amour pour
ma patrie — qu’au jour où je partis d’ici, mais soumis toujours — à votre commandement
suprême. Sachez — que j’ai fait une heureuse campagne et — que par une trouée sanglante
j’ai mené vos troupes — aux portes mêmes de Rome. Le butin que nous avons rapporté
— dépasse d’un tiers au moins — les frais de l’expédition. Nous avons fait une paix
— non moins honorable pour les Antiates — qu’humiliante pour les Romains. Et nous
vous remettons ici, — signé des consuls et des patriciens, — et portant le sceau du
sénat, le traité — que nous avons conclu.
Il présente un pli aux sénateurs.
AUFIDIUS
1088
s’avançant Ne le lisez pas, nobles seigneurs, — mais dites au traître qu’il a, au plus haut degré,
— abusé de vos pouvoirs.
CORIOLAN
1089— Traître ! Comment ?
AUFIDIUS
1090Oui, traître, Marcius.
AUFIDIUS
1092— Oui, Marcius, Caïus Marcius ! Crois-tu — que je veuille te décorer de ton larcin,
de ce nom — de Coriolan, volé par toi dans Corioles ! — Seigneurs et chefs de l’État,
il a perfidement — trahi vos intérêts ; il a, — pour quelques gouttes d’eau amère,
cédé votre ville de Rome, — je dis votre ville ! à sa mère et à sa femme, — rompant
sa résolution et son serment, comme — un écheveau de soie pourrie, sans même consulter
— un conseil de guerre ! Pour des pleurs de nourrice — il a, dans un vagissement,
bavé votre victoire ! — En sorte que les pages rougissaient de lui, et que les hommes
de cœur — se regardaient stupéfaits.
CORIOLAN
1093L’entends-tu, Mars ?
AUFIDIUS
1094— Ne nomme pas ce dieu, enfant des larmes !
AUFIDIUS
1096Rien de plus.
CORIOLAN
1097
d’une voix tonnante — Menteur démesuré, tu fais déborder — mon cœur. Enfant !… Ô misérable ! — Pardonnez-moi,
seigneurs, c’est la première fois — qu’on me force à récriminer. Votre jugement, mes
graves seigneurs, — doit démentir ce chien ; et sa propre conscience, — à lui qui
garde l’empreinte de mes coups et qui portera — ma marque au tombeau, se soulèvera
pour lui jeter — ce démenti.
PREMIER SEIGNEUR
1098Silence, tous deux, et laissez-moi parler.
CORIOLAN
1099— Coupez-moi en morceaux, Volsques ! hommes et marmousets, — rougissez sur moi toutes
vos lames.
À Aufidius
Moi, un enfant ! Aboyeur d’impostures !… — Si vous avez écrit loyalement vos annales,
vous y verrez — qu’apparu comme un aigle dans un colombier, j’ai ici — même dans Corioles,
épouvanté tous vos Volsques, — et j’étais seul !… Un enfant !
AUFIDIUS
1100Quoi ! nobles seigneurs, — vous permettrez que les exploits de son aveugle fortune,
— qui furent votre honte, soient rappelés par ce fanfaron impie, — et sous vos yeux
mêmes !
LES CONJURÉS
1101Qu’il meure pour cela !
VOIX DANS LA FOULE
1102Mettez-le en pièces !… sur-le-champ !… Il a tué mon fils !… ma fille ! Il a tué mon
cousin Marcus !… Il a tué mon père !
DEUXIÈME SEIGNEUR
1103
au peuple — Silence ! holà ! pas d’outrage !… silence !… — C’est un homme illustre dont la renommée
enveloppe — l’orbe de la terre. Sa dernière offense à notre égard — subira une enquête
judiciaire… Arrêtez, Aufidius, — et ne troublez pas la paix !
CORIOLAN
1104Oh ! que je voudrais l’avoir — lui, et six Aufidius, et toute sa tribu, — à la portée
de mon glaive justicier !
AUFIDIUS
1105
dégainant Insolent scélérat !
LES CONJURÉS
1106
dégainant — Tue ! Tue ! Tue ! Tue ! Tue-le !
LES SEIGNEURS
1107Arrêtez ! Arrêtez ! Arrêtez î Arrêtez !
Aufidius et les conjurés se jettent sur Coriolan, qui tombe et meurt. Aufidius pose
le pied sur son cadavre.
AUFIDIUS
1108— Mes nobles maîtres, écoutez-moi.
PREMIER SEIGNEUR
1109Ô Tullus !
DEUXIÈME SEIGNEUR
1110Tu as commis une action que pleurera la valeur.
TROISIÈME SEIGNEUR
1111— Ne marche pas sur lui.
Aux citoyens.
Du calme, mes maîtres !… — remettez vos épées.
AUFIDIUS
1112— Messeigneurs, quand vous apprendrez (ce qui, dans cette fureur, — provoquée par
lui, ne peut vous être expliqué), quel grave danger — était pour vous la vie de cet
homme, vous-vous réjouirez — de voir ses jours ainsi tranchés. Daignent Vos Seigneuries
— me mander à leur sénat ! Si je ne prouve pas — que je suis votre loyal serviteur,
je veux subir — votre plus rigoureux jugement.
PREMIER SEIGNEUR
1113Emportez son corps, — et suivez son deuil. Croyez-le, — jamais héraut n’a escorté
de plus nobles restes — jusqu’à l’urne funèbre.
DEUXIÈME SEIGNEUR
1114L’irritation — d’Aufidius atténue grandement son tort. — Prenons-en notre parti.
AUFIDIUS
1115Ma fureur est passée, — et je suis pénétré de tristesse… Enlevons-le. — Que trois
des principaux guerriers m’assistent : je serai le quatrième. — Que le tambour fasse
entendre un roulement lugubre. — Renversez l’acier de vos piques. Quoique dans cette
cité — il ait mis en deuil bien des femmes et bien des mères — qui gémissent encore
de ses coups, — il aura un noble monument. Aidez-moi !
Ils sortent, emportant le corps de Coriolan, au son d’une marche funèbre.
FIN DE CORIOLAN.