Jean de Rotrou

Don Bernard de Cabrère





Texto utilizado para esta edición digital:
Rotrou, Jean de. Don Bernard de Cabrère. 1647. Édité et annoté par Ángeles García Calderón, pour la Bibliothèque Numérique EMOTHE. Valencia: ARTELOPE / EMOTHE Universitat de València, 2021.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Bodí García, Alba

NORMES SUIVIES POUR L’ÉDITION

NORMES SUIVIES POUR L’ÉDITION DE DON BERNARD DE CABRÈRE

-Nous avons modernisé l’orthographe, dans toute la mesure du possible (i par j, u par v, & par et, s par x, etc.), étant donné que’au XVIIe siècle l’orthographe varie, sans obéir le plus souvent à des principes généraux d’une pièce à l’autre et d’un imprimeur à l’autre.

-La ponctuation est modernisé pour les mêmes raisons que l’orthographe.

-Nous avons conservé la majuscule initiale de quelques noms communs (Prince, Roi, Monarque, État, Prince, Princesse, Comte, Seigneur, Madame, Infante, Ciel, etc.).

-Nous avons maintenu l’usage de la minuscule après les points d’interrogation et d’exclamation.

-Nous avons supprimé l’espace entre les mots, suivant la graphie moderne (lors que, long temps, bon jour, si tôt, quelque fois, etc.).

-Nous avons changé y pour i (luy, Roy, icy, loy, etc.)

-Nous avons modernisé l’orthographe et les conjugaisons des verbes, supprimant les imparfait et les conditionnels en –oi, sauf en cas de rime.

-De même, nous avons supprimé les trémas et les cédilles (sçavoir, sçavent, sçay, etc.).

-Nous avons supprimé le tiret ou l’apostrophe qui sépare deux syllabes, de même que les tirets qui unissent deux mots; également avec l’accent qui apparaît sur les ou, conjonction de coordination.

-On a ajouté des accents sur les mots qui n’en comportent pas dans l’editio princeps, surtout sur l’A prépositionnel lorsqu’il est en majuscule.

-On a doublé les consonnes, et ajouté un tiret entre deux mots selon l’usage actuel.

-En ce qui concerne le commencement des vers, la tradition veut que le premier mot d’un vers porte la majuscule, qu’il y ait ou non un signe de ponctuation à la fin du vers précédent. Cependant, en poésie moderne on trouve souvent la minuscule au premier mot du vers.

-Toutes les voyelles en majuscules, en début de vers sont écrites avec un accent grave, ou circonflèxe (ô) même si les textes français maintiennent la pratique habituelle de ne pas les accentuer.


NOTICE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE

NOTICE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE SUR DON BERNARD DE CABRÈRE (1)
Don Lope de Lune, véritable héros de cette tragi-comédie, est ami de don Bernard de Cabrère, général des armées et favori du roi d'Aragon don Pèdre. Don Bernard, dans l'espoir d'être utile à son ami, le charge d'aller rendre compte au roi des victoires qu'il a gagnées, et de remettre à son souverain une lettre par laquelle il attribue à la valeur de don Lope les avantages qu'il vient de remporter sur les ennemis. Don Lope perd la lettre, mais il ne se présente pas moins au roi, qui, distrait en ce moment par une intrigue amoureuse, ne prête aucune attention au rapport que lui fait un officier sans mission. Don Lope, sans se rebuter, fait parvenir au roi un mémoire qui n'obtient pas un résultat plus heureux, ayant à son tour été perdu par le roi lui-même qui le laisse échapper pour retenir sa maîtresse qui fait un faux pas.
Don Bernard, en arrivant à la cour, relève les espérances de son ami fort découragé du mauvais succès de ses démarches; il le présente au roi qui demande à don Bernard la relation de sa dernière campagne: celui-ci, ravi de l'occasion de servir son ami, entreprend son récit, mais le roi s'endort précisément quand don Bernard fait l'éloge de don Lope, et il ne se réveille que pour entendre les noms des autres officiers qui se sont distingués et qu'il récompense. Bientôt, par suite d'un quiproquo, don Bernard se persuade que don Lope s'est attiré la défaveur du roi; il l'engage cependant à venir l'aider à repousser l'ennemi qui s'est approché de la ville. Don Lope, à son ordinaire, fait merveilles dans cette action: don Bernard pour le faire rentrer en grâce, mais n'osant pas le nommer, fait au roi les plus grandes louanges des talents et du courage d'un soldat à qui cette victoire est encore due; et le roi, s’imaginant que don Bernard parle ainsi de lui-même par modestie, ne demande point le nom de ce soldat. Enfin l'infortuné don Lope, toujours et par mille moyens accablé par sa mauvaise fortune, se détermine à s'y abandonner entièrement: il quitte la cour, et alors seulement le roi , instruit de son mérite par don Bernard, promet de lui accorder ses faveurs; mais la pièce se termine avant qu'on ait vu l'effet de ces promesses.
Cette tragi-comédie a été conçue par Rotrou pour montrer que tous les efforts humains ne peuvent changer la fortune d'un homme que le malheur poursuit: il eût été possible de trouver une action plus heureuse; mais l'idée principale de Rotrou, mise en œuvre avec adresse, pourrait, ce me semble, prêter à des développements d'un haut comique; elle a même su répandre un grand intérêt dans quelques scènes de cette pièce, malgré la médiocrité de son intrigue.

(1) Cf.: Œuvres de Jean Rotrou. Éditées par Emmanuel Louis Nicolas Viollet-le-Duc. Tome cinquième. Paris: Chez Th. Desoer, 1820, pp. 87-89.

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ACTEURS

DON BERNARD DE CABRÈRE, favori du roi
DON LOPE DE LUNE, ami de don Bernard
DON PÈDRE, roi d'Aragon
VIOLANTE, infante, sœur de don Pèdre, maîtresse de don Bernard
DOROTHÉE, suivante de Violante
LÉONOR, maîtresse du roi
INÈS, suivante de Léonor
LE COMTE, capitaine des gardes
PÉRÈS, secrétaire du roi
LAZARILLE, valet de don Lope
SOLDATS
GARDES
PREMIER GARDE

La scène est à Saragosse, dans le palais du Roi


ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Don Lope de Lune, Lazarille, Valet de chambre,

DON LOPE
1
Enfin, cher Lazarille, un plus heureux génie
2
Nous va de nos destins forcer la tyrannie,
3
Et ce bras l'aura mise au rang des ennemis
4
Qu'au joug de cet État ses exploits ont soumis.
5
Don Bernard rend au Prince un digne témoignage
6
Des fruits qu'à l'Aragon a produits mon courage,
7
Qui fera succéder l'espoir que je bâtis
8
Sur la destruction des Sardes déconfis;
9
Oui, j'ose, sur l'espoir que Don Bernard me donne,
10
Prétendre à des degrés proches de la couronne;
11
Et, si l'âme est prophète en ses pressentiments,
12
De grands effets suivront ces nobles mouvements,
13
Qui ne me flattent pas d'une faveur commune
14
Et me font défier l'orgueil de la fortune.

LAZARILLE
15
Le fatal ascendant qui gouverne vos jours
16
Sera donc bien changé de ce qu'il fut toujours;
17
Car, depuis qu'à vos pas mon mauvais sort m'attache,
18
Le malheur qui vous suit n’a guère eu de relâche.

DON LOPE
19
Il est vrai que jamais les destins rigoureux
20
N'ont rendu sous le ciel de jours plus malheureux,
21
Et que tous les revers du sort et de l'envie
22
Semblent pour seul objet avoir choisi ma vie.
23
Mes plus heureux succès n'ont jamais vu ce bras
24
Sans me coûter du sang achever de combats;
25
Mes plus justes desseins n'ont jamais eu d'issue
26
Qui remplît mon attente ou qui ne l’ait déçue.
27
Je suis encore à voir le seul et premier fruit
28
Que jamais ou l'amour ou le jeu m'ait produit.
29
J'esperais à la cour vaincre par ma constance
30
De cet astre inclement la maligne influence,
31
Quand avec don Bernard, Catalan comme moi,
32
Je vins, avec mes vœux, offrir mon bras au Roi,
33
Et, comme à la valeur qui m'est héréditaire,
34
Chercher à succéder aux emplois de mon père;
35
Mais toujours quelque obstacle,arrêtant mes desseins,
36
Pour moi fermait au Prince et l'oreille et les mains,
37
Au lieu qu'une fortune à nulle autre seconde,
38
Mais à qui don Bernard n'a rien qui ne réponde,
39
D'abord l'insinuant en l'estime du Roi,
40
Ouvrait toujours pour lui ce qu'il fermait pour moi,
41
Mist bientôt ce grand homme au plus haut de sa roue,
42
Et, l'élevant si haut, me laissa dans la boue.
43
Enfin, ayant acquis par nos communs tributs,
44
Lui de telles faveurs, moi de si longs rebuts,
45
Les Sardes révoltés nous ont ouvert la lice
46
Où je pouvais du sort affronter l'injustice,
47
Et, me le soumettant, arracher de ce bras
48
Les faveurs qu'il me doit, et ne me donne pas.

LAZARILLE
49
À voir de quels dédains la fortune me traite,
50
Nous devons être nés dessous même planète;
51
Jamais occasion d'interêt ou d'honneur
52
Par son événement n'a marqué mon bonheur;
53
Mais surtout qu'en mon choix le sort me fut contraire
54
Quand, me donnant à vous, Ursin suivit Cabrère!
55
Son maître auprès du Roi possède un rang si haut
56
Que tout rit à ses vœux, que rien ne lui défaut;
57
Et, dans le triste cours du malheur qui vous presse,
58
Cette lame enrouillée est toute ma richesse.

DON LOPE
59
Le service important qu’a rendu ma valeur
60
Fera bientôt cesser ta plainte et mon malheur:
61
Les fruits de l’amitié dont Cabrère m’honore
62
Ne peuvent plus tarder et sont tout près d’éclore:
63
J’attends de son paquet, que je viens rendre au Roi,
64
L’infaillible faveur d’un honorable emploi,
(Il cherche dans sa poche)
65
Et puis... Mais quelle peine est celle où je me treuve?
66
Oh! de mon mauvais sort la plus fatale épreuve,
67
Et qui de mes malheurs me rend le plus confus!
68
Ce paquet...

LAZARILLE
Est perdu.

DON LOPE
Je ne le trouve plus.
69
Ô négligence insigne et surprise importune!
70
J'ai joint si peu de soin à si peu de fortune,
71
Et si mal conservé le gage glorieux
72
Qui devait rendre au Roi mon nom si precieux!

LAZARILLE
73
Le sort nous en veut trop, il faut qu'il nous achève,
74
Et sa haine est pour nous sans quartier et sans trêve.
75
Mais voyez bien, peut-être aurez-vous mal cherché;
76
Vous l'aviez ce matin où nous avons couché,
77
L'auriez-vous oublié? Cherchez mieux, je vous prie.

DON LOPE
78
Je l'aurai pu laisser dedans l'hôtellerie;
79
Mais retourner si loin serait un vain souci,
80
Puis qu'enfin aujourd'hui Cabrère arrive ici,
81
Et que sur le chemin ma blessure rouverte,
82
De trois ou quatre jours m'ayant coûté la perte,
83
A fait d'autant de temps avancer son retour;
84
Si bien qu'aujourd'hui même on l'attend à la cour,
85
Où la voix, suppléant la perte de sa lettre,
86
M'obtiendra les effets que j'osais m'en promettre.
87
S'il se peut, toutefois, faisons savoir au Roi
88
Quels exploits en Sardaigne ont établi sa loi;
89
Et, de ces grands succès lui faisant des peintures,
90
Sans nous manifester, contons nos aventures;
91
Pour donner audience, il se doit rendre ici.

LAZARILLE
92
Quelqu'un sort de sa chambre.

DON LOPE
Avançons, le voici.

SCÈNE II

Le roi, Le Comte, capitaine des gardes, suite d'archers, Don Lope, Lazarille

LE COMTE
93
Vos soins du grand Trajan vous font le vif exemple;
94
Si les Rois sont des Dieux, leur palais est un temple
95
Où pour tous il est juste et libre de prier,
96
Et dont jamais l'accès ne se doit dénier.

LE ROI
97
Le plus digne degré de la grandeur d'un maître
98
Est d’être égal aux siens autant qu'il le peut être;
99
Il s'élève plus haut par cet abaissement,
100
C'est de sa dignité le plus sûr fondement,
101
Et de l'art de régner la plus haute science.

LE COMTE
102
Chacun peut approcher, le Roi donne audience.

DON LOPE
103
(s'avançant )
Si prompt à le servir, je tremble à l'aborder.

LAZARILLE
104
L’occasion vous rit.

DON LOPE
Ciel, fais la succeder.
105
Mais on m'a prevenu.

SCÈNE III

Don Sanche, Gouverneur de Saragosse, Le Roi

DON SANCHE
Sire, un bruit populaire
106
Jette ici la terreur de l'Infant votre frère;
107
L'armée est décampée et s'avance à grands pas;
108
L'advantage consiste à ne l'attendre pas,
109
Et, le mal nous pressant, empêcher qu'il n'empire
110
Et ne vienne attaquer le cœur de votre empire:
111
Vous risquez un grand siège en attendant plus tard,
112
Saragosse est au trône un important rempart.

LE ROI
113
Mes ordres pourvoiront contre cette disgrâce.
114
Cependant, travaillez à bien munir la place,
115
Et pourvoir de défense aux endroits importants,
116
Sans semer la frayeur parmi les habitants;
117
Allez, qu'un autre approche.

SCÈNE IV

Le secrétaire, le Roi, le Comte, Don Dope, Lazarille, Soldats

DON LOPE
(s'avançant)
Ô sort, sois-moi propice!
118
Ne voilà pas encore un trait de son caprice!
119
Vois combien de hazards m'ôtent l'occasion.

LAZARILLE
120
Je forcène de rage et de confusion.

LE SECRÉTAIRE
121
(au Roi, lui donnant une lettre)
Sire, aux moindres faveurs qu'une maîtresse envoie,
122
C'est trop faire acheter qu'en retarder la joie.

LE ROI
123
(la baisant et l'ouvrant)
Cher gage d'une main pleine de tant d'appas,
124
Me viens-tu prononcer l'arrêt de mon trépas?
125
Ou fléchirai-je enfin la fierté qui rejette
126
Une âme assujettie au joug de sa sujette?

LAZARILLE
127
Quelqu'un profitera du temps que vous perdez.

DON LOPE
128
(s'avançant)
Prince, rare ornement...

LE COMTE
( le faisant retirer)
Le Roi lit, attendez.

LE ROI
129
(lisant la lettre)
Ne souillés point, grand Roi, les glorieuses marques
130
 Qui sur le reste des monarques
131
Font briller Votre Majesté
132
Par une passion à son repos fatale
133
D'un indigne attentat de votre âme royale
134
Sur mon honnêteté.
135
J'ai trop longtemps souffert à vos ardeurs passées
136
Ces frivoles écrits porteurs de vos pensées;
137
Ne m'en honorez plus,
138
Ou, me continuant cet honneur qui m'offense,
139
Ne vous offensez pas, ou d'un juste silence,
140
Ou d'un libre refus.
(Il dit, ne lisant plus)
141
Ô rigueur inhumaine! ô beauté tyrannique,
142
Qui, causant mon amour, défends qu'elle s'explique!
143
Beau, mais funeste écueil, insensible rocher!

LAZARILLE
144
(à don Lope)
Allez.

LE COMTE
Il ne lit plus, vous pouvez approcher.

DON LOPE
145
(s'approchant)
Enfin tu seras lasse, ô cruelle fortune,
146
De me persécuter et de m'être importune;
147
Prince, amour des climats où vous donnez la loi
148
Et de vos ennemis la terreur et l'effroi,
149
Si Votre Majesté doit trouver quelques charmes
150
Au fidèle récit du succès de ses armes,
151
J'ose, satisfaisant à ma commission,
152
Me promettre l'honneur de son attention.

LE ROI
153
(lit un mot ou deux, et puis dit:)
Et vantons, orgueilleux, les droits d'une couronne
154
Et le faux ascendant que son éclat nous donne:
155
Pourrais-je obtenir moins dessous un nom privé
156
Qu'en ce grade éminent où je suis élevé?
157
Une ingrate sujette à ce point me dédaigne!

DON LOPE
158
L'état où don Bernard a réduit la Sardaigne
159
Fera trembler l'Europe, et de votre fureur
160
Aux lieux plus écartés sèmera la terreur.

LE ROI
161
(lisant)
Ne m'en honorez plus,
162
Ou, me continuant cet honneur qui m'offense,
163
Ne vous offensez pas ou d'un juste silence,
164
Ou d'un libre refus.
(Il dit en suite)
165
Traiter de ces froideurs le feu qui me dévore,
166
Moi son Prince, son Roi, mais son Roi qui l'adore!

DON LOPE
167
Quand l'appareil fut prêt, et que de vos vaisseaux
168
Don Bernard eut couvert l'humide sein des eaux,
169
Les vents en même instant furent sans violence,
170
Et volontairement s'imposèrent silence;
171
La mer avec respect porta ce grand fardeau,
172
Qui des Sardes allait la faire le tombeau.

LE ROI
173
Mais, ô trouble frivole et vaine rêverie!
174
Amoureux, je puis craindre, et Monarque, je prie;
175
J'aime, et puis observer ces respects superflus!
176
Qui, pouvant tout, demande, est digne du refus.

DON LOPE
177
L'air et la mer, enfin, comme vos tributaires,
178
Prirent votre parti contre vos adversaires.

LE ROI
179
Mais au trouble importun dont j'étais diverti,
180
N'ayant rien entendu, je n'ai rien reparti;
181
Cette distraction est un défaut aux Princes,
182
Qui doivent toujours mettre au bien de leurs Provinces
183
Leur plus présent objet et leur soin le plus haut;
184
Rappelons notre esprit, et couvrons ce défaut.
(Se levant.)
185
Je songe à prevenir le siège qui s'apprête;
186
Si vous m'avez servi, dressés votre requête,
187
J'en verrai le mérite, et j'aurai soin de vous.

LAZARILLE
188
(le suivant.)
De nos astres enfin nous vaincrons le courroux.

SCÈNE V

Le Roi, le Comte, le Secrétaire

LE ROI
189
Quoi! je règne, et, régnant, n'ose dire que j'aime!
190
Je sers, et ne puis plaire avec un diadème!
(Au secrétaire)
191
Toi, de ce triste écrit funeste messager,
192
Auteur de mon ennui, travaille à l'alléger,
193
Et, si tu veux qu'encore quelque attente me flatte,
194
Va m'obtenir, Pérès, de cette belle ingrate
195
La faveur de passer en son appartement
196
Et, sans l'incommoder, lui parler un moment.
197
Va, j'attends sa réponse. Ha! Comte, est-il possible
198
Que ce front couronné cache un cœur si sensible,
199
Et qu'une dépendante et sujette beauté
200
À de si longs efforts en cache un indompté?
201
Par quel droit vantons-nous, malheureux que nous sommes,
202
L'avantage des Rois sur le reste des hommes,
203
Si, sujets comme vous à notre passion,
204
Nous soutenons si mal cette présomption
205
Que d'un simple regard, qu’un bel œil nous envoie,
206
Nos libertés souvent sont la honteuse proie?

LE COMTE
207
Le malheur de souffrir pour d’aimables objets
208
Est le sort aussi bien des Rois que des sujets.

LE ROI
209
Ma plus sensible peine, en ce que je propose,
210
Est que mon dessein même à mon dessein s'oppose,
211
Et que, pouvant user d'un pouvoir absolu,
212
Je cesse de vouloir sitôt que j'ai voulu;
213
Que, dans la même cause et criminel et juge,
214
De l'objet offensé je deviens le refuge,
215
Et, de quelques efforts que je sois combattu,
216
N’ai pas assez d'amour pour manquer de vertu.
217
Ainsi, mon cœur, pressé par l'un et l'autre extrême,
218
Est le champ d'un combat de moi contre moi-même,
219
Qui, lâche ou généreux, faible ou fort que je suis,
220
Protège en même temps l'honneur que je poursuis.

LE COMTE
221
C'est par ce beau combat que vous rendez des marques
222
Du plus considérable et plus grand des Monarques;
223
L'amour est un doux mal commun à tous les Rois,
224
Mais peu de la raison lui font suivre les lois,
225
Peu savent avec lui modérer leur puissance,
226
Et, quand il ose trop, réprimer sa licence;
227
Ces qualités aussi vous attirent nos vœux,
228
De Pèdre, et non du Roi, le monde est amoureux;
229
Et le surnom de Grand, que l'Aragon vous donne,
230
Vient plus de vos vertus que de votre couronne;
231
C'est un malheur d'un trône où l'on est élevé
232
Qu'être toujours en butte, et toujours observé;
233
Qu'il ne soit mur si fort, dans les palais des Princes,
234
Que ne puissent percer les yeux de leurs Provinces;
235
Toutes leurs actions, regardants leurs sujets,
236
De leurs sujets aussi sont toujours les objets;
237
Avec le peuple enfin ils partagent un titre,
238
Et, juges de l'État, l'État est leur arbitre.
239
Pour Votre Majesté, c'est un repos bien doux
240
De pouvoir sans rien craindre être jugé de tous;
241
Et c'est pour un Monarque une vertu sublime
242
De haïr, comme vous, jusqu'à l'ombre du crime;
243
D'être un si saint exemple aux yeux de votre cour,
244
Et pouvoir accorder l'innocence et l'amour.

LE ROI
245
L'interêt qui m'allie avecques la Navarre
246
Pouvait seul me priver d'une beauté si rare;
247
Et toute autre raison moins utile à l'État,
248
La splendeur de mon rang, le nom de potentat,
249
Ni tous les fondements d'une haute espérance,
250
Ne me pourraient ravir l'heur de son alliance.

SCÈNE VI

Don Lope de Lune, Lazarille, le Roi, le Comte, gardes

LAZARILLE
251
L'occasion vous rit, mais ne la manquez pas.

DON LOPE
252
Elle est trop favorable; ô sort, guide mes pas!

LE ROI
253
(prenant la requête)
Donnez.

DON LOPE
Ce mot, grand Roi, s'il ne vous importune,
254
Vous fera souvenir de don Lope de Lune,
255
Autrefois, par sa charge, illustre en cette cour,
256
Sous l'heureux Souverain dont vous tenez le jour;
257
Qui jusques à la mort paya de sa personne,
258
Et fit de tout son sang hommage à la couronne.

LE ROI
259
(lisant)
Don Lope de...

SCÈNE VII

Le Secrétaire, le Roi, Don Lope, le Comte, Lazarille, gardes

LE SECRÉTAIRE
Seigneur, Léonor passe ici
260
Pour aller chez l’Infante; avancez, la voici.

LE COMTE
261
(à don Lope)
Hors.

DON LOPE
(sortant)
Ô de mon malheur cruelle experience!

LAZARILLE
262
(le suivant)
Ô la dure vertu que tant de patience!

SCÈNE VIII

Léonor, le Roi, le Comte, le Secrétaire, gardes

LE ROI
263
(relevant Léonor, qui en entrant fait un faux pas)
Hé, Madame!

LÉONOR
Seigneur, c'est un bonheur pour moi
264
Qu'ayant à choir, ma chute arrive aux pieds du Roi,
265
Dont le rang me prescrit l'état où je me treuve.

(Le Roi, lui donnant la main, laise tomber la requête par mégarde)

LE ROI
266
C'est de votre mérite une infaillible preuve,
267
Que pour vous relever et servir au besoin,
268
À mes mains la fortune en ait commis le soin;
269
Oui, Madame, ce soin tombe en des mains puissantes,
270
Capables de remplir et passer vos attentes,
271
Qui vous peuvent donner un rang qui vous défaut,
272
Et ne relèvent point sans élever bien haut.

LÉONOR
273
Que puis-je désormais craindre de la fortune,
274
Si, me terraçant même, elle m'est importune;
275
Si ma chute m'élève, et si choir est un saut
276
Pour me rendre plus ferme et m'élever plus haut?
277
C'est d'un bonheur insigne une preuve constante.

LE ROI
278
Où s'addressent vos pas?

LÉONOR
Je passais chez l’Infante.

LE ROI
279
Je vous y rends.

LÉONOR
Seigneur!

LE ROI
Accordez-moi ce point,
280
Mandez des cruautés, mais n'en exercez point,
281
Rebutez, méprisez, tuez dans une lettre,
282
Mais, présente, souffrez ce qui se peut permettre,
283
Et ne refusez pas une civilité.

LÉONOR
284
Si j'osais remontrer à Votre Majesté
285
Qu'à quelque si haut point que sa bonté m'oblige,
286
Il m'est de conséquence, étant...

LE ROI
Allons, vous dis-je,
287
Souffrez que je vous rende en son appartement,
288
Et là nous en viendrons sur l'éclaircissement.

SCÈNE IX

Don Lope De Lune, Lazarille, sortant de l'antichambre

LAZARILLE
289
Qu'attendons-nous encore, malheureux que nous sommes?
290
J'ai bien vu du pays, j'ai bien connu des hommes,
291
Mais je n'en ai point vu que le Ciel en courroux
292
Rende par leur malheur si célèbres que nous;
293
Et vous deviendrez grand, vanité ridicule!
294
Vous pourriez être un Mars, un César, un Hercule,
295
Que le sort enragé qui talonne vos pas
296
Vous heurterait encore, et ne vous rirait pas.

DON LOPE
297
Sa rigueur en effet m'oppose tant d'obstacles
298
Que pour les vaincre tous il faudrait des miracles;
299
Mais le Roi peut rentrer, attendons son retour.

LAZARILLE
300
Ô l'importun mêtier que celui de la cour!
(Il trouve la requêe, et, la ramassant, dit:)
301
Qu'est-ce ci? quelque trait encore de la fortune!

DON LOPE
302
Qu'est-ce?

LAZARILLE
(lisant)
 ‘‘Requête au Roi de don Lope de Lune...’’
303
Et votre âme est prophète en ses pressentiments,
304
De grands effets suivront vos nobles mouvements !
(La lui montrant, il dit:)
305
Vous pouvez, sur l'espoir que don Bernard vous donne,
306
Prétendre à des degrés proches de la couronne:
307
Vous êtes fort avant dedans l'esprit du Roi
308
Vous ne pouvez manquer d'un honorable emploi;
309
Pour vous seul désormais les astres s'intéressent;
310
Ô de combien de vent les hommes se repaissent!
(lui baillant la requête)
311
Tenez, votre requête a fait un grand effet,
312
Et vous avez raison d'être fort satisfait;
313
Elle a des pieds du Prince essuyé la poussière.

DON LOPE
314
Dieu! jamais désespoir eut-il tant de matière?
315
Don Bernard, qui peut tout, en vain me veut du bien;
316
Ma valeur sert l'État, et ne me produit rien;
317
Ma parole est soufferte, et n'est point écoutée,
318
Ma requête est reçue, et puis est rejetée;
319
J'ai toujours lieu d'espoir, jamais d'événement,
320
Tout me rit, tout me flatte, et toujours vainement;
321
La fortune nous traite avec trop d'injustice
322
Pour nous promettre plus de vaincre son caprice.
323
Ne nous obstinons plus en une ingrate cour;
324
Puisque Cabrère arrive, attendons son retour;
325
Mais, sans plus nous flatter d'une espérance vaine,
326
Sans que mes intérêts lui coûtent plus de peine,
(Déchirant la requête)
327
Payons son amitié seulement d'un adieu,
328
Et fuyons pour jamais de ce funeste lieu.

FIN DU PREMIER ACTE

Acte II

SCÈNE PREMIÈRE

Don Bernard, don Lope, Lazarille

DON BERNARD
329
Quoi! ce grand cœur s'ébranle, et don Lope de Lune
330
Veut tourner lâchement le dos à la fortune,
331
Et parmi ses exploits laissera raconter
332
Qu'il est un ennemi qu'il a pu redouter!

DON LOPE
333
Après une si longue et si triste aventure,
334
Après tant de malheurs, et de cette nature;
335
Après tant de revers, de rebuts, de mépris
336
Capables de lasser les plus fermes esprits;
337
Quand je ne croirais pas mon malheur invincible,
338
Je serais insensé, si j'étais insensible.

DON BERNARD
339
Comme les Souverains n'ont pas des droits communs,
340
Ils veulent quelquefois des devoirs importuns,
341
Et, moins par nos effets que par notre constance,
342
De nos affections éprouvent l'importance;
343
Tel que la cour rebute ou ne caresse pas,
344
Souvent mal à propos se lasse au dernier pas,
345
Et, sans la lâcheté de retourner arrière,
346
Trouvait une couronne au bout de sa carrière.
347
Je sais que le destin, qui dispense les rangs,
348
Tient pour nous les donner des moyens différents;
349
Par des chemins divers élève aux grandes choses,
350
Et les sème, à son gré, d'épines ou de roses;
351
Je sais que, par un heur qui ne se conçoit pas,
352
Pour arriver si haut je n'ai pas fait un pas,
353
Et que tout mon crédit et toute ma puissance
354
Ne sont qu'un simple effet de mon obéissance;
355
Que je méritais moins que vous ne méritez,
356
Et qu'on m'a tout donné ce que vous achetez;
357
Mais ce même destin dont l'aveugle caprice
358
Me fait tant de faveur, à vous tant d'injustice,
359
Peut, de la même main dont il m'a fait monter,
360
Et vous mettre en ma place, et m'en précipiter;
361
De ma part soyez sûr d'une ardeur sans pareille,
362
Et qu'au point où du Roi je possède l'oreille,
363
Pour peu que sa bonté réponde à mes souhaits,
364
Mes soins vous produiront d'infaillibles succès.

DON LOPE
365
Quelques traits si perçants dont la douleur me touche,
366
Avec cette bonté vous me fermez la bouche,
367
Et je tiendrai l'honneur de votre affection
368
Pour le plus digne objet de mon ambition.

DON BERNARD
369
Au reste, de quel œil voyez-vous Violante?

DON LOPE
370
Ce nom m'est inconnu.

DON BERNARD
Quoi! le nom de l'Infante!
371
Ce nom par qui le Ciel nous voulut exprimer
372
L'invincible pouvoir qui force de l'aimer,
373
Et trouve tous les cours sans défense et sans armes?

DON LOPE
374
J'en confondais le nom, mais j'en connais les charmes,
375
Et, si mon mauvais sort me permet d'en parler,
376
N'ai rien vu sous le Ciel qu'on lui puisse égaler,
377
Ni qui soumette une âme avecques plus d'empire;
378
Mais, quelque haut dessein que l'amour vous inspire,
379
Votre heur et vos vertus vous la peuvent donner,
380
Et ce leur serait peu que de vous couronner.

DON BERNARD
381
Traitons avec respect les dignités suprêmes,
382
Et ne touchons jamais jusques aux diadèmes;
383
Le Ciel, qui les sacra, veut qu'ils soient révérés
384
Et n'ouvre point l’oreille aux vœux immodérés.
385
Allons de nos lauriers faire hommage à ses charmes
386
Et rendre compte au Roi du succès de ses armes.
387
Venez; les vérités que j'y diray de vous
388
Feront de ce récit les brillants les plus doux.

SCÈNE II

Le Roi, Le Comte, Gardes

LE COMTE
389
(voyant le Roi assoupi)
Quel travail, alterant l'air de votre visage,
390
Presque du mouvement vous dérobe l'usage
391
Et vous cause, Seigneur, cet assoupissement?

LE ROI
392
Le sommeil nous pressant se vainc malaisément;
393
La musique, le jeu, cent tours à la fenêtre
394
De cet astre inhumain qui n'a daigné paraître,
395
Cent plaintes à sa porte, et cent souspirs sans fruit,
396
M’ont ôté le repos de l’âme et de la nuit;
397
Tant que, m'ayant des sens presque interdit l'usage,
398
Le jour veut de la nuit me réparer l’outrage.
399
Mais don Bernard arrive et vient d'un doux rêveil
400
Guérir ma lassitude et charmer mon sommeil;
401
Il a tant fait pour moi que, pour sa récompense,
402
Mon pouvoir aujourd'hui connaît son impuissance.

LE COMTE
403
Les prix qui d'un grand cœur suivent les grands exploits
404
Sont les plus clairs brillants des couronnes des Rois;
405
Aux grandes actions leur charme nous invite,
406
Par eux l'âme s'élève et la vertu s'excite;
407
Par eux il n'est dessein dont on ne vienne à bout,
408
Et ne rien épargner est l'art d’acquérir tout;
409
Mais si pour un sujet jamais vos mains royales
410
Ont eu lieu de s'ouvrir et d'être liberales,
411
Don Bernard, si fameux par tant d'occasions,
412
Est le plus digne objet de vos profusions,
413
Puisqu'aux nobles travaux de ce courage illustre
414
Les armes d'Aragon doivent leur plus beau lustre,
415
Et qu'enfin, quelque éclat dont il soit revêtu,
416
Son rang sera toujours moindre que sa vertu.

LE ROI
417
Je connais ma faiblesse à le bien reconnaître,
418
Il épuise ma force à force de l'accroître;
419
Par nos communs bienfaits il l'emporte sur moi,
420
Je lui donne en vassal, et lui me donne en Roi;
421
Mais l'amitié, qui rend toute chose commune,
422
Lui va, comme mon cœur, partager ma fortune,
423
Et sur son seul mérite appuyer mon pouvoir.
424
Il arrive, avançons, allons le recevoir,
425
Et bâtir aujourd'hui le plus haut edifice
426
Qu'aient jamais élevé le sort et la justice.

SCÈNE III

Don Bernard, Don Lope, Lazarille, soldats, le Roi, le Comte, gardes

DON BERNARD
427
(aux pieds du Roi)
Seigneur!

LE ROI
Vous à mes pieds! gloire de cet État,
428
Vous de ma dignité le plus brillant éclat,
429
Heureux restaurateur et soutien de mon trône,
430
Je vous fais Amiral!

DON BERNARD
Moi, Sire?

LE ROI
(le relevant)
Et duc d'Ossone.

DON BERNARD
431
Ô Ciel!

LE ROI
Joignez aux miens ces invincibles bras
432
Qui, par tant de travaux et par tant de combats,
433
Ont si bien soutenu le faix de mon empire.

DON BERNARD
434
À ma confusion, ils sont plus chargés, Sire,
435
Du faix de vos bienfaits que du faix des lauriers
436
Que vous ont moissonnés vos illustres guerriers;
437
Bien plus qu'eux et que moi, votre nom est la foudre
438
Qui tonne, étonne, frappe et réduit tout en poudre;
439
Don Pèdre seul, absent, porte plus de terreur
440
Que de nos bras présents la plus chaude fureur;
441
Et par votre faveur tant de fois confirmée
442
Vous me payez les prix de votre renommée
443
Et me reconnaissez de vos propres exploits,
444
Puisque votre seul bruit range tout sous vos lois.

LE ROI
445
Faisons qu'avec le temps l'Aragon puisse apprendre
446
Qui de nous saura mieux ou recevoir ou rendre,
447
Et qui d'affection aura mieux combattu;
448
Je ne me lasserai qu'après votre vertu,
449
Et de ce seul combat vous envierai la gloire;
450
De celui de Sardaigne apprenez-moi l'histoire.
451
Donnez un siège au Comte.

(Il se sied, et fait seoir don Bernard)

DON BERNARD
À peine vos vaisseaux,
452
Déradés, traversaient le vaste champ des eaux,
453
Que les vents ennemis de cette humide plaine,
454
Selon notre besoin mesurant leur haleine,
455
D'irritez qu'ils étaient, aussitôt appaisés,
456
Firent voir le respect que vous leur imposez;
457
Cette sèche forêt eut enfin de Neptune
458
L'inconstante faveur à tel point opportune,
459
Qu'avec un seul Soleil, une nuit seulement
460
Vit et notre arrivée, et notre embarquement.
461
L'aurore allait sortir quand je fis prendre terre
462
À ces Mars Espagnols, ces démons de la guerre,
463
Ces fléaux des attentats et des rébellions,
464
Que l'honneur d’être à vous rend autant de lions.
465
Comme l'ardeur peut tout, jointe à l'intelligence,
466
Le temps fut ménagé par tant de diligence
467
Que le camp découvert, les murs des ennemis,
468
Avant qu'un vent de flamme en eût porté l'avis,
469
Et que de notre abord Calaris advertie
470
Pût, où nous prîmes port, faire aucune sortie;
471
Nul ne gardait l'accès de ces perfides murs,
472
Mais, pour être déserts, les champs n'étaient pas sûrs:
473
Car cette ingrate ville, en ruses trop experte,
474
Avait d'arbres couchés la campagne couverte,
475
Et parsemé de clous les chemins d'alentour,
476
Qui nous firent besoin et d'adresse et de jour.
477
L'un et l'autre à la fin, nous aidant le passage,
478
Après un long travail du piège nous dégage;
479
Et, suivant un sentier qui descend d’un coteau,
480
À son pied verdissant nous trouvons un ruisseau
481
Dont le trouble cristal qui sortait d'une roche
482
De gens qui le foulaient nous fit juger l'approche;
483
Là, chacun attentif, considérant les lieux,
484
Un brillant escadron se présente à nos yeux,
485
Dont le maintien superbe et le riche équipage,
486
Loin de nous étonner, nous enfle le courage,
487
Nous fait sauter de joie, et nous promet le fruit
488
Du pénible travail de l'onde et de la nuit.
489
Il n'est soldat si las à qui le cœur ne vole,
490
Et qui n'ait la vigueur comme l'âme espagnole;
491
Et presque en un instant tous nos rangs disposés
492
Séparent les trois corps dont ils sont composés.

LE ROI
493
(assoupi et comme endormi)
En vain, dans cet excès de gloire et d'allégresse,
494
Je tâche à résister au sommeil qui me presse.

DON BERNARD
495
L'escadron reconnu, lorsque pour l'investir
496
Notre avant-garde enfin commença de partir,
497
Au même instant, des arcs de ce peuple rebelle,
498
Nous vîmes dessus nous fondre une épaisse grêle
499
Qui, tant que pût durer un choc si violent,
500
À leur témérité fut un rempart volant.
501
Il semble à cet effort que nos rangs se séparent;
502
Mais, leurs traits épuisés, nos forces se déclarent,
503
Et nous fondons sur eux plus prompts que les éclairs
504
Ne nous frappent la vue et ne percent les airs;
505
Le plus hardi s'effraie à ces vives alarmes,
506
Rien ne resiste plus au torrent de nos armes,
507
Et nous pavons le champ d'un mélange confus
508
De bras, de pieds, de corps, d'arcs, de traits et d'écus;
509
Ceux, enfin, que la fuite a sauvés de l'orage
510
À leur ville alarmée annoncent ce naufrage;
511
On s'y prépare au siège, on en munit le fort,
512
Et la rébellion tente un dernier effort.
513
Mais, Sire, ce héros, ce prodige incroyable,
(Montrant don Lope de Lune)
514
Admirable aux vainqueurs, aux vaincus effroyable,
515
Des siècles à venir futur étonnement,
516
Et de celui qui court la gloire et l'ornement;
(Le Roi dort)
517
Pour tout comprendre enfin, le grand Lope de Lune,
518
Par une invention fameuse et non commune
519
Qu'un Grec tenta jadis sur l'empire latin,
520
A rendu vain l'effort de ce peuple mutin:
521
Il se tire du camp, s'étant avec courage
522
Découpé d'un poignard le sein et le visage,
523
Et dessus un coureur, qu'il rend presque aux abois,
524
À leurs murs arrivé, s'écrie à haute voix:
525
‘‘Si chez vous la vertu peut trouver quelque asile,
526
Ô Sardes généreux! ouvrez-moi votre ville;
527
Si l'homme encore pour l'homme a quelque humanité,
528
Sauvez-moi d’un tyran et de sa cruauté.’’
529
On ouvre à sa requête; il obtient audience,
530
Et sur l'esprit de tous gaigne tant de créance
531
Qu'à la tête souvent de cinq ou six d'entre eux,
532
Nous venant faire au camp des défis généreux,
533
En différentes fois il se fit des plus braves,
534
Par notre intelligence, un tel nombre d'esclaves,
535
Qu'enfin tous joints ensemble, et s'étant par moyens
536
Pratiqué le secours de quelques citoyens
537
Par qui de ce secret je reçus le message,
538
Dans les murs ennemis ils se firent passage,
539
Et don Lope s'acquit un renom glorieux
540
Qui fait revivre en lui l'éclat de ses aïeux.

LE ROI
541
(s'éveillant)
Que dira don Bernard d'un si profond silence?
542
De ce fâcheux sommeil forçons la violence,
543
Et prêtons mieux l'oreille au récit des combats
544
De qui si dignement nous a prêté le bras.

DON BERNARD
545
Don Raymond de Moncade a dans cette victoire
546
Par des faits inouïs éternisé sa gloire,
547
Et mérite...

LE ROI
Oristan est son gouvernement.

DON BERNARD
548
Le duc de Ribagorce a servi dignement,
549
Et d'un cœur indompté signalé sa vaillance.

LE ROI
550
Sassaris et Sora seront sa récompense.

DON BERNARD
551
Don Nugne à notre espoir fut un notable appui,
552
Et d'un bras généreux...

LE ROI
Calaris est pour lui
553
Et vous, restaurateur de la gloire publique,
554
Je vous fait Duc de Vas et Comte de Modique.

DON BERNARD
555
De si hauts rangs, Seigneur, pour un sujet si bas!
556
Semez avec les mains, et ne répandez pas;
557
Votre profusion, en me chargeant, m'accable,
558
Et d'un si lourd fardeau ma force est incapable.

LE ROI
559
Ce prix me laisse encore la qualité d'ingrat,
560
Et charge peu le bras qui soutient tout l'État;
561
Achevons votre cour, et passons chez l’Infante,
562
Où nous consulterons d'une affaire importante,
563
Pour qui votre retour nous arrive à propos,
564
Et qui ne peut encore vous souffrir de repos.

(Touts s'en vont, hormis don Lope et Lazarille)

SCÈNE IV

Don Lope, Lazarille

LAZARILLE
565
Vous aviez bien raison d'attendre sa venue,
566
Voilà votre vertu dignement reconnue;
567
Votre crédit est grand, on vous voit de bon œil,
568
Et le Roi vous a fait un favorable accueil;
569
Don Bernard...

DON LOPE
Que veux-tu? ma raison elle-même
570
S'égare et m'abandonne en ce malheur extrême;
571
Non, tu n'es point pour moi, dure fatalité!
572
Fille, comme on te croit, de la nécessité;
573
Elle n'établit point ton ordre inévitable,
574
Par ton propre dessein tu nous es redoutable.
575
Ma disgrâce n'est plus un caprice du sort,
576
Tu ne me heurtes point par un aveugle effort;
577
Une haine immortelle, une invincible rage,
578
Un dessein déclaré, t'obstine à cet outrage;
579
En vain par tant d'exploits je m'acquiers tant de bruit,
580
À qui tu veux du mal tout travail est sans fruit:
581
Après tant de soucis, j'espérerais des roses
582
Si tu suivais pour moi l'ordre commun des choses;
583
Mais tu l'enfreins, barbare, et pour moi seulement
584
Ton aveugle conduite est sans aveuglement.
585
Pour moi seul un prodigue, un généreux Monarque,
586
Jette sur son renom une honteuse marque,
587
Et ta rigueur en fait, par une injuste loi,
588
D'un Auguste pour tous, un Tibère pour moi.
589
Quoi! tant de grands effets, tant d'illustres offices,
590
Perdent donc en mon bras le titre de services!

LAZARILLE
591
Un malheureux, enfin, a beau se désoler,
592
Beau se plaindre des Cieux et beau les quereller,
593
Ils versent sans dessein les plaisirs et les peines,
594
Ils ne sont point garants des affaires humaines,
595
Et toute la nature en vain leur veut aider:
596
À qui naît sans bonheur rien ne peut succéder.

SCÈNE V

Don Bernard, le Comte, Don Lope, Lazarille

DON BERNARD
597
(embrassant don Lope)
Plût au Ciel, cher de Lune, et je le dis sans feinte,
598
Que le sort qui vous livre une si rude atteinte,
599
Et contre qui pour vous tous mes souhaits sont vains,
600
Suivît son inconstance et nous changeât de mains!
601
La disgrâce du Roi me serait moins sensible
602
Que le mépris qu'il fait de ce bras invincible,
603
Qui seul dans la Sardaigne a rétabli ses lois,
604
Et dont un sceptre seul peut payer les exploits.

DON LOPE
605
Votre heur, parfait ami, vous dure autant d'années
606
Que m'ont duré d'instants mes tristes destinées;
607
Le Roi, vous déposant les charges de l'État,
608
Me fait justice en vous, et ne m'est plus ingrat;
609
Quoi qu'une même main vous élève et m'abaisse,
610
Le rebut m'en est doux, puis qu'elle vous caresse,
611
Et la moitié de moi, qu'elle laisse si bas,
612
Éclate en la moitié qui régit ses États;
613
Vivez donc, d'Aragon et l'amour et la gloire,
614
Des plus chers favoris effacez la mémoire;
615
Qu'aucun soin ne vous trouble en vos emplois nouveaux,
616
Et, Souverain des mers, donnez des freins aux eaux;
617
Tandis que, de fortune éprouvant l'autre face,
618
Chétif et triste objet d'opprobre et de disgrâce,
619
Je goûterai chez moi pour le moins le bonheur
620
De savoir mon ami dans ce haut rang d'honneur,
621
Et pouvoir opposer à sa rigueur extrême
622
Le bien qu'elle me fait en un autre moi-même.

DON BERNARD
623
Avec plus d'espérance épargnez ma douleur,
624
Et croyez que je tiens à sensible malheur
625
De pouvoir opposer à sa faveur extrême
626
Le mal qu'elle me fait en un autre moi-même.

LE COMTE
627
Il est vrai que jamais vertu n'avait produit
628
De si fameux succès avec si peu de fruit,
629
Et que, d'un art savant et d'un pinceau fidèle,
630
Don Bernard en a fait la peinture si belle
631
Qu'enfin, sans vous flatter, il faut qu'à ce récit
632
Quelque grand soin du Prince ait diverti l'esprit,
633
Pour en avoir laissé la gloire sans seconde
634
Si stérile pour vous et pour lui si féconde.

DON LOPE
635
Le favorable accès qu'elle a dans vos esprits
636
Me la rend trop fertile et m'est un prix sans prix.

DON BERNARD
637
Nous reverrons le Roi, la prière obstinée
638
Succède quelquefois et vainc la destinée:
639
Ce vous sera du moins un fruit de son refus,
640
Si nous n'obtenons rien, que de n’espérer plus;
641
Mais il repose, adieu.

DON LOPE
Le Ciel vous soit propice,
642
Et me fasse acquiter de cet heureux office!
(Seul)
643
Ô faiblesse! ô contrainte, indigne d'un grand cœur,
644
D'avoir pour la vertu recours à la faveur!
645
Lâche! devrais-je encore...

SCÈNE VI

Don Lope, Dorothée, à la fenêtre, Lazarille

DOROTHEE
(jettant une lettre à don Lope)
Don Lope, cette lettre,
646
Qu'en votre propre main j'ai charge de remettre,
647
Vous invite à mêler du myrte à vos lauriers,
648
Et des succès d'amour à vos succès guerriers;
649
Soyez discret; adieu; l'objet qui vous l'adresse
650
Est d'un rang et d'un sang digne d'une maîtresse.

(Elle sort de la fenêtre)

DON LOPE
651
(ramassant la lettre)
Veillons-nous? Révons-nous? Puis-je être en même jour
652
Si mal avec le sort et bien avec l'amour?

LAZARILLE
653
Non, non, cet enragé vous étant si contraire,
654
Quelle est la malheureuse à qui vous pourriez plaire?

DON LOPE
655
(il ouvre la lettre et lit)
À don Lope de Lune
656
‘‘Au voyage de Vas, où nous suivions le Roi,
657
Une secrète ardeur vous engagea ma foi,
658
Et, vous ayant depuis conservé mon hommage,
659
Vous en veut aujourd’hui confier le secret.
660
Venez ce soir au parc, seul, fidèle et discret,
661
En savoir davantage.
Violante’’
(Il continu)
662
Violante! est-ce un songe? est-ce une illusion?
663
De quoi me flattes-tu, chère confusion?
664
Violante! l'Infante, à mon sujet atteinte!
665
Ô glorieux mélange et d'espoir et de crainte!
666
Beau songe, qui promets plus que je ne pretends,
667
Dissipe-toi bien tard, et dure-moi longtemps:
668
Je vis l'Infante à Vas, ma doute n'est point vaine;
669
Des appas innocents n'accusons plus la haine;
670
Si de cette princesse ils m'ont acquis les vœux,
671
L'heur qu'ils m'ont procuré m'élève au-dessus d'eux;
672
Mais tirons-nous d'ici, que mon transport n'évente
673
Les secrets mouvements d'une ardeur imprudente,
674
Qui pourrait ruiner le plus heureux espoir
675
Que l'amour à mortel fit jamais concevoir.

LAZARILLE
676
(le suivant)
L'Infante, ô qu'il est vain, ô quelle extravagance!
677
Tant de malheur lui souffre encore tant d'arrogance!
678
Lui, l'Infante! Un moment l'avait bien relevé!
679
Cherchons, cherchons parti, mon maître est achevé.

FIN DU DEUXIÈME ACTE

Acte III

SCÈNE PREMIÈRE

Violante, Léonor

VIOLANTE
680
Comtesse, votre esprit trop aisément s'altère,
681
La plus belle vertu n'est pas la plus austère;
682
Les regards, l'entretien de modestes ébats,
683
Exercent sa candeur, et ne l’offensent pas.
684
Si vous n'aimez l'amant, souffrez-en la personne.

LÉONOR
685
L'approche en est suspecte avec une couronne;
686
Toute honnête qu'elle est, elle fait murmurer,
687
Et souvent déshonore, à force d'honorer.
688
Le Roi ne peut déplaire avec toutes les marques
689
Qui font considérer les plus parfaits Monarques;
690
Mais d'autant plus l'honneur qu'il me fait de ses vœux
691
En jette dans les cours des sentiments douteux.

VIOLANTE
692
Fonder sur des soupçons cette rigueur extrême
693
Est bien mal ménager l'espoir d'un diadème;
694
Il en peut faire un jour tribut à vos appas,
695
Ses secrets sentiments ne s'en éloignent pas;
696
De moindres passions ont fait des Souveraines,
697
Et vous êtes d'un sang qui peut donner des Reines.

LÉONOR
698
Quelques si doux attraits dont on puisse éclater,
699
Des trônes ne sont pas des prix à mériter.
700
Le ridicule espoir de cet honneur insigne
701
Le devrait rebuter, et m'en rendrait indigne;
702
Mais vous, sur qui le Ciel répand à pleines mains
703
Les trésors qu'il départ aux plus heureux humains,
704
Et dont les ornements et du corps et de l'âme
705
Jettent dans touts les cœurs le respect et la flamme;
706
Vous dont tout le sang règne, et fait partout des lois,
707
C'est pour vous que l'amour a destiné des rois.
708
La Murcie et Léon pressent avec instance,
709
Par leurs ambassadeurs, votre illustre alliance;
710
Et, quelque si haut trône où vous veuillez monter,
711
Il sera glorieux de l'heur de vous porter.

VIOLANTE
712
Indifférente encore, je n'épouse personne,
713
Je laisse au Roi mon frère à choisir ma couronne,
714
Et, quoi que de mon sort aient ordonné les cieux,
715
Ne prends que par ses mains, ni vois que par ses yeux.

LÉONOR
716
Il m'est donc libre enfin de vous ouvrir mon âme,
717
Puisque votre froideur autorise ma flamme,
718
Et qu'encore sans dessein et sans élection,
719
Vous pouvez approuver mon inclination;
720
Je ne le puis nier, j'ai cru qu'en votre grâce
721
Don Bernard, que j'adore, occupait quelque place;
722
Et dans ce sentiment tâchais de réprimer
723
Le mouvement secret qui me force à l'aimer;
724
Je sais votre naissance et qu'en ce rang suprême,
725
On ne vous peut pretendre à moins d'un diadème;
726
Mais d'ailleurs son bonheur, à son mérite égal,
727
Fait, comme par un charme aux libertés fatal,
728
Presque de tous les cœurs des conquêtes secrètes,
729
Qui me rendaient suspect l'état que vous en faites;
730
Jalouse, je tenais pour un tribut d'amour
731
Le favorable accueil qu'a trouvé son retour,
732
Et, quoi que tant d'honneur lui soit trop légitime,
733
Ai cru qu'il procédait d'ailleurs que de l'estime;
734
Mais, grâce à vos froideurs, mes vœux sont accomplis,
735
Mes doutes résolus, mes maux ensevelis;
736
J'ose même espérer que, par votre assistance,
737
Le Roi, me permettant l'heur de cette alliance,
738
Et perdant un espoir qui ne lui produit rien,
739
Avecques mon repos rétablira le sien.

VIOLANTE
740
Quoi qu'au choix d'un amant mon âme, irrésolue,
741
Sur cette passion soit encore absolue,
742
Et que ce don Bernard, de qui les qualités
743
Triomphent, dites-vous, de tant de libertés,
744
Quelques myrtes nouveaux qui lui couvrent la tête,
745
N'ait pas sujet encore de vanter ma conquête,
746
Je ne puis toutefois sitôt déterminer
747
Sur le consentement de vous l'abandonner;
748
Et sur votre créance, ou fausse ou légitime,
749
Que l'état que j'en fait doive passer l'estime,
750
Et le peu de respect que vous me faites voir,
751
D'avoir eu du dessein où j'en pouvais avoir,
752
Mon cœur, déjà touché de ses vertus insignes,
753
Conçoit en sa faveur des sentiments si dignes
754
Qu'avant que d'en resoudre et d’en rien ordonner,
755
Avec plus de loisir je veux l'examiner;
756
Qui peut faire d'un Roi négliger le servage
757
Se pourra bien trouver digne de mon hommage,
758
Et m'est, autant qu'à vous, préférable à des Rois,
759
S'il est assez puissant pour me donner des lois.
760
C'était manquer à vous d'adresse et de prudence
761
Que de mettre à mes yeux vos feux en évidence,
762
Sans savoir si mon cœur y pourrait consentir,
763
Puis que si peu de cœurs s'en peuvent garantir.
764
Vous avez du savoir qu'à l'humeur de la femme,
765
C'était persuader que défendre une flamme;
766
Et que la jalousie, et surtout dans la cour,
767
Est mère aussi souvent que fille de l'amour.
768
Le temps me donnera l'avis que je dois prendre
769
Sur ce que je vous dois ou permettre ou défendre;
770
Cependant delivrez votre esprit d'un tourment
771
Qui lui pourrait durer peut-être vainement.

(Elle s'en va, la regardant de côté)

LÉONOR
772
(seule)
Non, non, je n'ai manqué ni d'art ni de prudence
773
Quand j'ai mis à vos yeux mes feux en évidence;
774
J'en obtiens les effets que j'en ai souhaités,
775
Puisque j'ai par les miens les votres éventés.
776
Jusqu'ici l'abusée avoit cru me les taire,
777
Mais l'œil est aux amants un mauvais secrétaire,
778
Et l'on voit aisément un feu bien embrasé
779
Au travers du cristal dont il est composé;
780
Cent fois de leurs regards la rencontre fatale
781
M'a fait voir cette flamme et monstré ma rivale;
782
Cent souspirs étouffés, et cent gestes confus,
783
M'avaient dit le secret qu'elle ne cache plus;
784
J'ai mieux lu qu'elle enfin dans sa propre pensée,
785
Sa bonté pour le prince était intéressée,
786
Et, pensant m'éblouir, voulait moins, par tant d'art,
787
Le placer dans mon cœur qu'en chasser don Bernard;
788
Mais en vain elle attend l'avis qu'elle doit prendre
789
Sur ce qu'elle me doit ou permettre ou défendre;
790
Où le dessein est pris, son ordre est superflu,
791
Elle n'entreprend pas un cœur irrésolu,
792
Et, quoi qu'elle présume avecques sa puissance,
793
Doit craindre mon amour plus que moi sa défense.

SCÈNE II

Le secrétaire, Léonor

LÉONOR
794
Qu'est-ce, Pérès?

LE SECRÉTAIRE
Le Roi, toujours inquieté,
795
S'informe à tous moments quelle est votre santé.

LÉONOR
796
Ses soins m'honorent trop.

LE SECRÉTAIRE
Il se plaind, il soupire,
797
Et vous le possédez avecques tant d'empire
798
Que toute sa splendeur n'a rien de précieux
799
À l’égal d'un regard qu'il reçoit de vos yeux;
800
Ce trône qu'aujourd'hui tout l'univers révère
801
Est un siège où déjà chacun vous considère;
802
Et tous ses entretiens font aisément juger
803
Des passions qu'il a de vous le partager.

LÉONOR
804
Outre que de l'État les raisons importantes
805
Au parti de Navarre attachent ses attentes,
806
Je ne sais quel mépris stupide ou généreux
807
Quelque éclat qu’ait un trône, en détourne mes vœux.
808
Je t'ai mis à la cour, et crois sans imprudence
809
Pouvoir sur un secret prendre la confidence,
810
Et, m'osant reposer sur ta discrétion,
811
Intéresser tes soins dedans ma passion.

LE SECRÉTAIRE
812
Si vous m'honorez tant, je chéri moins la vie
813
Que je ne ferai l'heur de vous avoir servie.

LÉONOR
814
Pour Cabrère, en un mot, mon cœur brûle d'amour;
815
Mais, comme ses vertus charment toute la cour,
816
Et qu'il trouve partout des vœux si légitimes,
817
Il compte encore l'Infante au rang de ses victimes,
818
Dont le dessein du mien traversera le cours,
819
Si ma flamme en ton art ne trouve un prompt secours.
820
Tu peux de don Bernard imiter l'écriture,
821
Fais-moi de son amour une vive peinture,
822
Couches-y tous les traits dont la main d'un amant
823
Nous peut représenter un sensible tourment,
824
Et dont on peut toucher le cœur d'une maîtresse,
825
Souscris-la de son nom, la ferme et me l'adresse.
826
Prépare à mon espoir cet heureux fondement,
827
Le reste, par mes soins concerté dextrement,
828
Si beaucoup de malheur n'évente l'artifice,
829
De ses prétentions détruira l'édifice.

LE SECRÉTAIRE
830
Cent dépêches au Roi, que j'ai de don Bernard,
831
Me feront imiter sa lettre avec tant d'art,
832
Et si bien succéder le glorieux office
833
Que je me rends moi-même en vous rendant service,
834
Que don Bernard lui-même hésiterait en vain,
835
Et dedans mon écrit reconnaîtrait sa main.

LÉONOR
836
(s'en allant)
Je t'attends, mais surtout sois discret et fidèle.

LE SECRÉTAIRE
837
Ce service à l'instant, aussi prompt que mon zèle,
838
Dedans ce cabinet vous va prouver ma foi,
839
Puis, sur votre santé, je reverrai le Roi.

SCÈNE III

Le secrétaire, seul entrant dans le cabinet, où il trouve une écritoire, du papier, et des lettres de don Bernard

840
Ma promesse m'engage en un péril extrême.
841
Je trahi don Bernard, l'Infante et le Roi même;
842
Mais quel aveugle soin ne dois-je à qui je dois
843
Ce que j'ai dans la cour de crédit et d’emploi?
844
Et pour qui puis-je mieux, (ô frayeur importune!)
845
Que pour qui la soutient hasarder ma fortune?
(Il lit une des lettres de don Bernard)
846
‘‘Sire, par le paquet qu'on me rend aujourd'hui,’’
(Il continue)
847
‘‘J'apprends trop... don Bernard.’’ Cette lettre est de lui.
(Il en lit une autre)
848
‘‘Notre entreprise, Sire, est si prête d'éclore,
849
Qu'avant que le courrier...’’ Cette seconde encore.
(Il en lit une troisième)
850
‘‘Sire, avant mon départ, j'aurais executé
851
Les ordres que j'avais de votre Majesté,
852
Sans l'avis important que je ne puis vous taire...’’
(Il continue, ayant lu)
853
Sur celle-ci, ma main, forme ton caractère;
854
Ce genre d'écriture, à qui tu peux vanter
855
La tienne assez conforme, est aisé d'imiter.

(Il écrit, regardant la lettre de don Bernard)

SCÈNE IV

Le Roi, le secrétaire

LE ROI
856
N’aurai-je point de trêve, aimable Violente!
857
Soupirs désavoués qui troublez mon silence,
858
Que ma raison condamne et ne peut étouffer!
859
Et d'un ingrate, enfin, ne puis-je triompher?
860
Dois-je longtemps encore, insupportables flammes,
861
Sans espoir d'allégeance...

LE SECRÉTAIRE
(écrivant)
‘‘Exercent sur les âmes.’’

LE ROI
862
Mais que fait là Pérès? Il sait ma passion,
863
Et s'acquitte si mal de sa commission?
864
Différant sa réponse, il prolonge mes peines;
865
Qu’écrit-il? Approchons.

LE SECRÉTAIRE
(écrivant)
‘‘Des têtes souveraines.’’

LE ROI
866
M'ourdit-il quelque trame, et sa fidélité
867
Se relâcherait-elle à quelque fausseté?

LE SECRÉTAIRE
868
(écrivant)
‘‘Mais, belle Léonor, si mon amour extrême...’’

LE ROI
869
Dans un propos d'amour mêler l'objet que j'aime!

LE SECRÉTAIRE
870
(écrivant)
‘‘Et les fers glorieux...’’

LE ROI
À celle que je sers
871
Parler insolemment et de feux et de fers!

LE SECRÉTAIRE
872
(écrivant)
‘‘L'éclat...’’

LE ROI
Oserait-il, sachant que je l'adore,
873
Prétendre, l'arrogant, aux faveurs que j'implore?
874
Aurait-il l'insolence et la témérité
875
De former un dessein...

LE SECRÉTAIRE
‘‘Et par sa pureté.’’

LE ROI
876
(entrant dans le cabinet)
Mais en puis-je être en doute et si longtemps attendre?

LE SECRÉTAIRE
877
(écrivant)
‘‘Je pretends...’’

LE ROI
878
(lui arrachant l’écrit)
Voyons, traître, à quoi tu peux prétendre.

LE SECRÉTAIRE
879
(surpris)
À rien, Sire, j'écris...

LE ROI
Donne-moi cet écrit.

LE SECRÉTAIRE
880
Dieux!

LE ROI
Que dois-je inférer de ce trouble d'esprit?
881
Perfide! quelle foi veux-tu que j'en présume?

LE SECRÉTAIRE
882
J'écrivais sans dessein que d'éprouver ma plume.

LE ROI
883
(lit)
‘‘Je ne demande pas, vive source de flammes,
884
Que vous me permettiez une necessité;
885
Le pouvoir que vos yeux exercent sur les âmes
886
Doit répondre pour moi de ma captivité.
887
Je sais bien que mon rang déshonore vos chaînes,
888
Et que votre beau joug, aux libertés fatal,
889
Semble, faisant ployer des têtes souveraines,
890
Tomber indignement sur le cou d'un vassal.
891
Mais, belle Léonor, si mon amour extrême
892
Et les fers glorieux où je suis arrêté
893
Ne brillent par l'éclat que jette un diadème,
894
Ils brillent par ma flamme et par sa pureté.
895
L'hymen où je pretends...’’
(Le Roi continue)
Et cette audace, traître...

LE SECRÉTAIRE
896
Seigneur!

LE ROI
Est le respect d'un vassal à son maître!
897
J'ai fait un digne choix, et versais mon secret
898
Dans une âme loyale et dans un sein discret.
899
Quoi! Perfide, une ardeur de sens si dépourvue
900
Te fait lever les yeux où je porte la vue,
901
Et tes feux insolents me donnent pour rival
902
L'indigne agent des miens, un ministre, un vassal!
903
C'est avec juste droit, traître, que je te fie
904
Les secrets concernants mon honneur et ma vie,
905
Si tu me peux tramer ce détestable tour,
906
Et si tu m'es perfide en un crime d'amour!
907
C'est là ce zèle ardent que tu faisais paraître?
908
Hola, gardes!

SCÈNE V

Gardes, le Roi, Le secrétaire

PREMIER GARDE
Seigneur!

LE ROI
Arrêtez-moi ce traître.

LE SECRÉTAIRE
909
Ô Ciel!

LE ROI
Et dans l'horreur d'une affreuse prison,
910
Qui ne sera pas noir comme sa trahison,
911
Menez-le de son crime attendre le supplice.

LE SECRÉTAIRE
912
Faites-moi grâce, Sire.

LE ROI
On te fera justice.
(Les gardes emmènent Pérès)
913
En ne reprimant pas cette temerité,
914
J'admets des attentats sur mon authorité;
915
L'offense négligée à la fin devient nôtre;
916
Qui souffre une licence en authorise une autre,
917
Et qui peut sur ses vœux permettre un attentat
918
À la même insolence expose son État.
919
L'Amiral et le Comte, ignorants de son crime,
920
Tenteront de fléchir mon courroux légitime,
921
Et, priez de sa part, viennent prier pour lui;
922
Mais...

SCÈNE VI

Don Bernard, le Roi, le Comte

DON BERNARD
Grand Roi, du mérite et l'espoir et l'appui.
923
Dont l'âme généreuse à chaque instant convie
924
Les cœurs les moins zélés au mépris de la vie,
925
Un devoir d'amitié, d'honneur, de piété,
926
Nous rend solliciteurs vers Votre Majesté.
927
Pour...

LE ROI
Si vous ignorez le sujet de ma haine,
928
Vous venez mal instruits du sujet qui vous mène;
929
Que l'interêt d'un homme indigne de pitié
930
N’entre point en commerce avec notre amitié;
931
Vous plaignez son malheur, moi, je sais son audace.
932
Son nom seul vous ferait encourir ma disgrâce;
933
S'il a lieu de vanter ses services passés,
934
Sa dernière action les a tous effacés,
935
Et jette sur sa foi des taches éternelles.

LE COMTE
936
Peut-être un faux rapport...

LE ROI
Mes yeux me sont fidèles;
937
Et, juge de soi-même, il sait si j'ai raison.

DON BERNARD
938
Est-ce une offense, Sire, indigne de pardon?

LE ROI
939
Ce n'est qu'un attentat qui s'adresse à moi-même.

DON BERNARD
940
(bas)
C'est un trait, cher ami, de ton malheur extrême,
941
Qui, te faisant tomber dans quelque aveugle erreur,
942
T’a d'un prince si juste excité la fureur!

LE ROI
943
Vous savez, Amiral, comme en toute autre chose
944
Votre vouloir du mien absolument dispose:
945
Proposez, ordonnez, prenez, faites, ôtés,
946
En tout, pour toute loi, suivez vos volontés,
947
Et de grâce exceptez cette seule requête.
948
Sans vous, son attentat lui coûterait la tête;
949
Seul j'en sais l’insolence, et, sans plus m'exprimer,
950
Tiens pour mon ennemi qui l'osera nommer.
951
Au reste, de Carlos les troupes insolentes,
952
Par le pays voisin comme un foudre volantes,
953
Ce soir même, au rapport de quelques espions,
954
Prétendent s'avancer jusqu'à nos bastions;
955
Si rencontre, Amiral, fut jamais opportune,
956
Faites voir aujourd'hui quelle est votre fortune;
957
Tout l'espoir de l'État à vos soins est commis,
958
Couppez avant la nuit la marche aux ennemis;
959
De vos troupes à peine encore désarmées
960
R'alliez sur-le-champ les ardeurs r'allumées,
961
Et, parmi ce péril me conservant vos jours,
962
Soyez ce don Bernard que vous êtes toujours.

DON BERNARD
963
Je ne me prévaudrai dans aucune aventure
964
Que de la qualité de votre créature;
965
Mais j'ose me vanter, en cette qualité,
966
Et d'un cœur invincible et d'un bras indompté.

(Le Roi s'en va, embrassant don Bernard)

SCÈNE VII

Don Bernard, don Lope, Lazarille

DON LOPE
967
Et bien, mon seul recours et sincère et fidèle,
968
Ami des vrais amis le plus parfait modèle,
969
Ai-je lieu d'espérer? Qu'avez-vous fait pour moi?
970
Qu'a permis ma fortune? Avez-vous vu le Roi?
971
Ha! j'apprends sa réponse en la vôtre si lente!
972
Cette douleur muette est une voix parlante.
973
Parlez, parlez; le sort ne frappe plus en nous
974
Que des cœurs de longtemps endurcis à ses coups.

DON BERNARD
975
Quelle offense, don Lope, aveugle ou volontaire,
976
Vous a si fort du Roi suscité la colère?

DON LOPE
977
Moi l'offenser, hélas! moi m'adresser au Roi,
978
À qui par tant de sang j'ai signalé ma foi!
979
À moi, me réprocher un crime qui le touche!
980
Et ce reproche encore sortir de votre bouche!
981
Vous m'étiez trop benins, ô destins inhumains!
982
Et voici de vos coups le seul dont je me plains.
983
Si c'est un crime, hélas! d'avoir fait de mes veines,
984
Aux champs de ses combats, de sanglantes fontaines,
985
Et, plus mon ennemi que tous ses ennemis,
986
M'être mis en l'état où mon zèle m'a mis;
987
M'être, par une ardeur illustre et non commune,
988
Livré seul en otage aux mains de la Fortune,
989
Et contre mon visage à moi-même inhumain
990
Avoir en sa faveur armé ma propre main;
991
Si pour ces actions sa haine est légitime,
992
J'en souffre le reproche et confesse mon crime;
993
Mais ailleurs des bienfaits et des vœux éternels
994
Seraient le châtiment de pareils criminels.

DON BERNARD
995
Quelque ressort du Ciel où nous ne voyons goutte
996
Fait prendre à nos destins cette diverse route,
997
Fait que par des nœuds d’or le Roi m'attache à lui,
998
Et, parsemant de fleurs le chemin que je suis,
999
Semble, épuisé pour moi d'influences bénignes,
1000
Ne pouvoir sur vos pas semer que des épines;
1001
Mais ses décrets, sans doute, aussi sages que saints,
1002
Sous un si grand malheur cachent de grands desseins;
1003
J'en présume pour vous quelque grande aventure
1004
Et doute avec raison si ma route est plus sûre.
1005
Au premier mot enfin que j'ai parlé pour vous,
1006
Le Roi s'est emporté d'un si bouillant courroux,
1007
Et pâlissant m'a vu d'un regard si farouche,
1008
Qu'à peine avais-je ouvert qu'il m'a fermé la bouche,
1009
Ne se plaint pas de moins que d'une trahison,
1010
Et nous a défendu jusques à votre nom.
1011
Mais, pendant que le temps essuiera sa colère,
1012
Cher de Lune, et, de grâce, acceptez ma prière,
1013
Comptez tout mon crédit, mes biens, mes qualités,
1014
Moins au rang de mes biens que de vos dignités;
1015
Tenez malgré le sort, dans ce malheur extrême,
1016
Touts les bienfaits du Roi comme faits à vous-même:
1017
L'heur le mieux établi n'est assuré de rien,
1018
Et peut-être qu'un jour vous me le rendrez bien.
1019
Nul bien n'est immortel qu'après que nous le sommes:
1020
L'homme est mal assuré quand il se fie aux hommes.
1021
Ce qu'on gaigne bientôt se peut perdre dans peu;
1022
Tout dépend du hasard, et la vie est un feu.

DON LOPE
1023
Las! plutôt mon malheur dure autant que ma vie,
1024
Que jamais aucun trait ou de haine ou d'envie,
1025
Attaque la plus noble et plus rare vertu
1026
Dont jamais conquérant ait été revêtu!
1027
Quelque important dessein qu'eût pour moi la fortune,
1028
Je tiendrais sa faveur à ce prix importune;
1029
Le Roi vous fait justice, et, parmi ses sujets,
1030
N'a point pour ses faveurs de si dignes objets;
1031
Il ne peut plus sans vous régner qu'il ne succombe,
1032
Et vous ne pouvez choir que son trône ne tombe.

DON BERNARD
1033
Au reste, don Carlos, prêt de nous investir,
1034
Sans perdre un seul moment nous presse de partir
1035
Et de faire marcher nos troupes ramassées
1036
Contre ses légions déjà trop avancées;
1037
Votre bras peut du Prince y vaincre le courroux,
1038
Et, certain du succès si je le suis de vous,
1039
J'ose espérer de voir, au retour de l'armée,
1040
Votre malheur céder à votre renommée;
1041
Mais le temps presse.

DON LOPE
Hélas! cette nécessité
1042
De mon destin encore marque la dureté!
1043
Et, suivant de l'honneur l'ordonnance importune,
1044
Je manque un rendez-vous d'où dépend ma fortune.
1045
Mais, ô puissants motifs des esprits généreux!
1046
Gloire, devoir, honneur, triomphez de mes vœux;
1047
Pour servir qui nous hait négligeons qui nous aime,
1048
Et suivons la vertu pour l'amour d'elle-même.

DON BERNARD
1049
Mais si ce rendez-vous vous importe si fort...

DON LOPE
1050
Laissons-en l'importance au caprice du sort,
1051
Et formons-nous plutôt à souffrir ses outrages
1052
Qu'à laisser de son gré dépendre nos courages;
1053
Faisons tant qu'à la fin, de ma gloire confus,
1054
Il se laisse conter au rang de mes vaincus.
1055
L'adorable beauté qui flatte mon attente
1056
Vaut bien de mon courage une preuve importante,
1057
Et me priver un soir du beau jour de ses yeux
1058
Pour une occasion de l'en mériter mieux.

FIN DU TROISIÈME ACTE

Acte IV

SCÈNE PREMIÈRE

Le Roi, le Comte, Léonor, suite de gardes

LÉONOR
1059
(venant d'un côté, le Roi de l'autre)
Sire, si cette amour dont vous m'avez flattée,
1060
Qu'à ma confusion j'ai si peu méritée,
1061
Quoi que sans intérêt, à quelque vérité,
1062
J'en demande une preuve à Votre Majesté.

LE ROI
1063
D'un droit plus absolu sur moi que sur vous-même,
1064
Sans réserve exercez votre pouvoir suprême;
1065
N’employez à votre aide autre que votre soin,
1066
Et faites-vous le bien dont vous avez besoin;
1067
Vous verrez en effet si cette amour vous flatte,
1068
Je ferai vanité d'obliger une ingrate,
1069
Et de persuader un insensible objet
1070
Qu'encore que Souverain je l'adore en sujet,
1071
N'ose nourrir pour lui de flamme intéressée,
1072
Ni jusqu'à vos faveurs élever ma pensée;
1073
D'un souverain empire accomplissez vos vœux,
1074
Et dites seulement: «Je commande et je veux.»
1075
Vous-même exaucez-vous.

LÉONOR
Vous agréerez donc, Sire,
1076
Qu'en faveur de Pérès j'exerce cet empire.
1077
Comte, du secrétaire allez briser les fers;
1078
C'est par mon ordre, allez.

LE COMTE
Madame, je vous sers.

LE ROI
1079
J'ai peine à concevoir quelle humeur inégale,
1080
Vous faisant maltraiter une flamme royale,
1081
Vous fait prendre interêt en l'amour d'un vassal.

LÉONOR
1082
Je comprends beaucoup moins votre esprit inégal,
1083
Qui, ne vous souffrant point de flamme intéressée,
1084
Et dans ce grand respect restreignant sa pensée,
1085
S'ombrage toutefois d'un acte de pitié,
1086
Non pas de mon amour, mais de mon amitié.

LE ROI
1087
Par quel orgueil peut-on mériter votre haine,
1088
Si l'amitié vous fait lui remettre sa peine,
1089
À lui que j'ai surpris vous traçant son amour,
1090
Que sa main insolente osait bien mettre au jour?
1091
Et votre authorité protège son audace,
1092
Après qu'à don Bernard j'ai refusé sa grâce.

LÉONOR
1093
Sa naissance, Seigneur, et sa condition
1094
Justifieront toujours mon inclination;
1095
Et, croyant proposer un soupçon légitime,
1096
Vous auriez mal assis l'honneur de votre estime.
1097
C'est une peur aussi qui ne me peut frapper,
1098
Et je prends peu de peine à vous en détromper.

LE ROI
1099
Ce n'est pas d'à present, insensible, inhumaine,
1100
Que pour mes interêts vous prenez peu de peine,
1101
Et que de vos rigueurs mon esprit combattu
1102
Est forcé d'exercer une austère vertu.

LÉONOR
1103
Qui peut impunément prendre toute licence
1104
Doit d'autant moins vouloir qu'il a plus de puissance
1105
Et n'acquiert tous les vœux qu'en modérant les siens:
1106
Se posséder soi-même est le plus grand des biens;
1107
Aux Rois, non plus qu'à nous, tout n'est pas légitime.

LE ROI
1108
Ô raison incommode, importune maxime,
1109
Qui, disposant de nous, faites d'un potentat
1110
Moins un prince absolu qu'un serf de son État;
1111
Si vous ne permettez à des mains souveraines
1112
Un libre attachement et le choix de leurs chaînes,
1113
Quel est donc notre empire, et par quelles rigueurs
1114
Faut-il former des vœux où répugnent nos cœurs?

LÉONOR
1115
Aussi bien que l'État, l'honneur a ses maximes,
1116
Qui font sans notre hymen nos vœux illégitimes,
1117
Et l'inégalité de nos conditions
1118
N'admet ni notre hymen ni nos affections.

LE ROI
1119
Ainsi donc que le mal, donnez la médecine;
1120
Pour en couper le cours, coupez-en la racine,
1121
Et, dans l'inquiétude où je languis pour vous,
1122
Réprimez mes souhaits par le choix d'un époux;
1123
Pour m'ôter tout l'espoir pour qui mon cœur soupire,
1124
Faites un possesseur des faveurs où j'aspire;
1125
Faites un homme heureux, si quelqu'un dans ma cour
1126
A des conditions dignes de votre amour.
1127
Quelque haute splendeur dont l'éclat l'environne,
1128
En quelque illustre emploi qu'il serve ma couronne,
1129
Quoi qu'il possède enfin capable de charmer,
1130
Il ne vous coûtera qu’un souhait à former,
1131
Et mon mal de son bien tirera son remède.

LÉONOR
1132
Il n'est point de faveur que cette offre n'excède,
1133
Et, puis qu'il m'est permis de choisir mon vainqueur,
1134
J'ose me déclarer et vous ouvrir mon cœur:
1135
Le vol, quoi qu'élevé, que mon amour se donne,
1136
N'a point pour but un front chargé d'une couronne,
1137
Mais un bras qui vous sert et qui s'en peut donner,
1138
Quand son ambition le voudra couronner;
1139
Un qui veut bien dépendre, et, vassal volontaire,
1140
Sous le joug de vos lois tient le sort tributaire;
1141
Lui seul, si quelque objet peut sur ma liberté
1142
Prétendre quelque atteinte ou quelque autorité,
1143
De ce léger honneur peut flatter son attente.

LE ROI
1144
Nommez-le donc.

LÉONOR
Son nom est... Mais voici l'Infante.

SCÈNE II

L’Infante, le Comte, le Secrétaire, le Roi, Léonor, gardes

LE SECRÉTAIRE
1145
(à genoux)
Sire, quels vœux rendrai-je à Votre Majesté?

LE ROI
1146
Je n'ai pas ordonné de votre liberté.

LÉONOR
1147
C'est moi qui vous la rends pour vous l'avoir ravie,
1148
Et sa perte sans moi vous eût coûté la vie;
1149
Soyez-en moins prodigue, et ménagez-la mieux.

L’INFANTE
1150
Seigneur, ce don Bernard, ce vainqueur glorieux
1151
Qui de tant de héros efface les histoires,
1152
Et qui peut moins conter de jours que de victoires,
1153
Dont presque les succès précèdent les souhaits,
1154
Suivi de tout le peuple entre dans le palais.
1155
À sa reception sa vertu vous invite.

LE ROI
1156
Allons et rendons-lui l'accueil qu'elle mérite;
1157
Faisons-en un exemple illustre à nos neveux,
1158
Et comme ses travaux rendons ses prix fameux.

LÉONOR
1159
(bas)
Tu m'opposes, Amour, une forte adversaire,
1160
Mais j'ai contre la sœur la promesse du frère,
1161
Et ce gage royal assûre mon espoir
1162
Contre tout ce qu'elle a de charme et de pouvoir.

SCÈNE III

Don Bernard avec le baston de Général, Don Lope, Lazarille, soldats, le Roi, l'Infante, Léonor

DON LOPE
1163
(entrant, dit à l'oreille à don Bernard)
Quelque part que mon bras ait en votre victoire,
1164
Des menaces du Roi conservez la mémoire,
1165
Et taisez-lui mon nom au récit du combat.

DON BERNARD
1166
Je parlerai de vous sous le nom de soldat.

LE ROI
1167
(l'embrassant)
Quoi! c'est vous, duc d'Alcale, honneur de ma Province,
1168
Glorieux compagnon des soins de votre Prince!
1169
Votre retour surprend, et pour vous les instants,
1170
En gloire si féconds, font l'office des ans;
1171
Je dois aux actions dont votre histoire est plaine
1172
Un triomphe au-dessus de la pompe romaine.
1173
Mais, attendant ce prix de vos exploits vainqueurs,
1174
Commencez par celui des esprits et des cœurs,
1175
Et lisez sur les fronts l'allégresse publique
1176
Dont en votre faveur toute la cour s'explique;
1177
Possédez votre gloire, et cependant comptez
1178
Albe, Urgel et Vénosque entre vos qualités.

DON BERNARD
1179
Ha! Sire, à vos bienfaits imposez des limites.

LE ROI
1180
Ils n'en auront jamais, non plus que vos mérites;
1181
Apprenez-nous enfin le plus grand des exploits,
1182
Qui me font le plus grand et le plus craint des Rois.

DON BERNARD
1183
(salue l'Infante et Léonor)
Sitôt que j'eus rejoint vos légions fidèles,
1184
Dégoûtantes encore du sang de vos rebelles,
1185
Et les cœurs encore pleins des nobles sentiments
1186
Qui portent aux progrès des grands événements,
1187
Ce grand corps pour son chef au travail insensible,
1188
Cet invincible bras d'un Monarque invincible,
1189
Marche sous le pouvoir que vous m'aviez commis,
1190
Et brûle de se rendre au camp des ennemis;
1191
Nous marchons jusqu'au point que de ses voiles sombres,
1192
La nuit sur l'univers vient étendre les ombres,
1193
Et que deux espions, surpris à Laugarès,
1194
M'apprirent, effrayés, que l'armée était près.
1195
À ce bruit épandu le sang bout, le cœur vole,
1196
Nous trouvons en la nuit un obstacle frivole,
1197
Nous marchons sans broncher dans les plus sombres lieux,
1198
Pour y guider nos pas, nos cœurs nous servent d'yeux,
1199
Et l'ardeur qui conduit nos armes invincibles
1200
Craint d'autant moins les coups qu'ils seront moins visibles.
1201
Enfin, dans le silence et l'ombre de la nuit,
1202
Par un taillis épais, nos rangs filants sans bruit,
1203
Et de tous les côtés chacun prêtant l'oreille,
1204
Dans ce calme profond un bruit sourd nous réveille,
1205
Que du commencement nous ne distinguons pas,
1206
Mais qui s'élève enfin et croît à chaque pas;
1207
On fait halte, et la doute est bientôt confirmée,
1208
Nous discernons au bruit la marche de l'armée;
1209
Je cueille les avis en ce besoin instant,
1210
Autant à notre honneur qu'à l'État important,
1211
Et, le dessein formé, fais donner les alarmes
1212
Par un son de tambours, de trompettes et d'armes,
1213
Capable par son bruit d'exciter tant d'horreur
1214
Que parmi tout le camp il jette la terreur.
1215
Pendant qu'il délibère au coup de ce tonnerre,
1216
Dans un canton du bois le nôtre se resserre,
1217
Et chacun, mais toujours par le soin que j'en prends,
1218
En état de donner, s'y couche dans ses rangs;
1219
Sur ce temps un soldat de mérite et de marque,
1220
Pour qui j'aurais besoin, ô généreux Monarque,
1221
De toute l'éloquence et de toutes les voix
1222
Dont le senat romain retentit autrefois
1223
Et que l'antiquité donne à la renommée,
1224
Tirant un camp volant du gros de notre armée,
1225
Descend une colline, et d'un cœur indompté,
1226
Favorisé des lieux et de l'obscurité,
1227
Par un sentier secret se jette où l'adversaire,
1228
Dessus cette surprise, effrayé, délibère;
1229
Il lâche après le pied, recule en combattant,
1230
Feint de faire retraite, et retourne à l'instant;
1231
Suit enfin si longtemps ce généreux caprice,
1232
Et donne aux ennemis un si long exercice,
1233
Que les plus aguerris et les plus gens de cœur
1234
Perdent en ce travail leur plus mâle vigueur,
1235
Pendant que dans le bois, à l'abri de l'orage,
1236
Des nôtres reposants la force se ménage.

LE ROI
1237
Sous ce nom de soldat il parle de ses faits,
1238
Et veut, taisant le sien, s'épargner mes bienfaits.

DON BERNARD
1239
À peine de la nuit le jour tirait les voiles,
1240
Et de ses traits dorés faisait fuir les étoiles,
1241
Que nos gens, rejoignant ce généreux soldat,
1242
Délassés, frais, dispos et brûlant du combat,
1243
Ont paru dans la plaine et fait voir sur leur face
1244
Aux ennemis tremblants leur martiale audace.
1245
Les deux camps approchés, enfin ce jeune Mars,
1246
S'étant saisi d'ardeur d'un de nos étendards,
1247
Pour exciter encore nos vigueurs r’affermies,
1248
Le lançant dans les rangs des troupes ennemies:
1249
‘‘Retirons, a-t'il dit, ceurs nobles et vaillants,
1250
Les drappeaux d'Aragon des mains des Castillans;
1251
Donnons, mes compagnons.’’ À ce mot, il s'avance,
1252
Le cimeterre en main comme un foudre s'élance,
1253
Et, sans rien redouter passant de rang en rang,
1254
À tout le camp qui suit fraie un chemin de sang;
1255
Tout l'obstacle où nos bras lancent notre tonnerre
1256
Contre notre valeur ne semble que du verre;
1257
À ce choc l'ennemi, déjà demi-détruit
1258
Par l'incommodité du travail de la nuit,
1259
Défend si faiblement et sa vie et sa gloire
1260
Qu'il semble, hors d'espoir, négliger la victoire,
1261
Et nous vouloir ôter, prévoyant son malheur,
1262
La gloire que l'obstacle apporte à la valeur.
1263
Ce noble cœur enfin, pour presser sa conquête,
1264
Du premier qu'il rencontre ayant tranché la tête,
1265
Et l'exposant en vue à tous les deux partis:
1266
‘‘Le Ciel, dit-il, est juste, et nous a garantis;
1267
Ce bras de don Carlos vient d'expier l'audace.’’
1268
Le sang des ennemis à ce discours se glace,
1269
Et les plus fiers, du sort détestants la rigueur,
1270
À peine pour la fuite ont assez de vigueur;
1271
Tout nous fait jour, tout ploie, et, par ce stratagème,
1272
Notre victoire arrive à sa gloire suprême;
1273
Je n'ose vous nommer ce démon des combats,
1274
Mais je le nomme assez en ne le nommant pas,
1275
Et n'en puis mieux parler que par la violence
1276
Qui me ferme la bouche et m'oblige au silence.

LE ROI
1277
(à l'Infante)
C'est assez le nommer que de taire son nom.
1278
L'INFANTE Certes sa modestie est sans comparaison.

LÉONOR
1279
(bas)
Ô vainqueur fortuné que le Ciel me destine,
1280
Que ne peut point ton bras, si ton ceil assassine!

LE ROI
1281
Ce que vous avez dit, et que vous avez tu,
1282
M'apprend de ce soldat le nom et la vertu;
1283
Et mon faible pouvoir sait trop à quoi l'invite
1284
L'inestimable excès d'un si rare mérite.

L'INFANTE
1285
(bas)
Mon cœur est le seul prix digne de sa valeur.

DON LOPE
1286
(à Lazarille)
Ma patience enfin lassera mon malheur.

LAZARILLE
1287
Ménagez donc le temps et vous faites connaître.

DON LOPE
1288
Attendons que le Roi m'ordonne de paraître.

DON BERNARD
1289
Don Nugne et don Bernard, en ce dernier combat,
1290
De leur zèle ordinaire ont servi votre État,
1291
Et peu dans cette histoire ont mieux gagné leur place.

LE ROI
1292
Deux comtés leur seront des arrhes de ma grâce;
1293
Mais je cherche, Amiral, et ne vois point de quoi
1294
M'acquitter envers vous de ce que je vous dois.

DON BERNARD
1295
Sans plus rêver, Seigneur, ce penser vous acquitte,
1296
Que de l'heur d'être à vous dépend tout mon mérite;
1297
Que c'est de vos bontés que je tiens tout mon bien,
1298
Que je suis aujourd’hui, qu'hier je n'étais rien;
1299
Que mon destin sans vous n'a que l'éclat du verre,
1300
Et qu'ayant comme Dieu fait un homme de terre,
1301
Comme Dieu, quelque jour, vous le pourrez chasser
1302
Et de votre présence et de votre penser.

LE ROI
1303
Puisse-je à son courroux être à jamais en butte,
1304
Et mon trône tomber le jour de votre chute!
1305
Je connais ma faiblesse, et sais que je ne puis
1306
Faire rien d'immortel, mortel comme je suis;
1307
Mais je mettrai mon heur et ma gloire suprême
1308
À me faire un vassal plus puissant que moi-même,
1309
Et voir, par l’union que produiront nos vœux,
1310
Douter à l'Aragon qui régnera des deux;
1311
Puisque ma passion, après tant d'aventures,
1312
Comme votre vertu doit être sans mesures.

L’INFANTE
1313
(bas)
Sans moi je le crois pauvre avecques tant de bien,
1314
Et ne me donner pas, c'est ne lui donner rien.

LÉONOR
1315
(bas)
Ses bienfaits sont trop peu pour son mérite extrême,
1316
S'il ne lui fait encore un présent de moi-même.

(Tous s'en vont, le Roi conduit Léonor, et don Bernard l'Infante)

DON LOPE
1317
Quoi!, de tant de fumée il flatte mon espoir,
1318
Et, plain de mon estime, il s'en va sans me voir?
1319
Quoi!, d'une telle amour j'ose nourrir l'attente,
1320
Et ne me puis vanter d'un regard de l'Infante,
1321
Moi qui des mains du frère et des yeux de la sœur
1322
M'étais, à ce retour, promis tant de douceur!
1323
Est-ce que l'un diffère, et l'autre dissimule?
1324
Mais, ô frivole espoir, vanité ridicule!
1325
L'un avec tant d'estime, et l'autre tant d'amour,
1326
N'auraient pas d'un regard honoré mon retour!
1327
Mais voici...

SCÈNE IV

Dorothée, Don Lope, Lazarille

DOROTHÉE
Quoi!, don Lope, une ardeur si sensible
1328
Rencontre-t'elle en vous une âme inaccessible?
1329
Je croyais qu'en amour traiter si froidement
1330
Ne fût une vertu que pour nous seulement;
1331
Quel rôle jouerons-nous, chétives que nous sommes,
1332
Si la rigueur devient la qualité des hommes,
1333
S'ils refusent des vœux à des vœux mutuels?
1334
Vraiement il vous sied bien de faire les cruels,
1335
Et vouloir vous mêler de notre personnage,
1336
Vous que le Ciel n'a faits que pour nous rendre hommage,
1337
Que pour ployer le cou sous notre authorité,
1338
Et nous faire tribut de votre liberté!

DON LOPE
1339
Il paraît, par l'accueil que m'a fait Violante,
1340
Que cette qualité me serait messéante,
1341
Et l'on redoute peu la rigueur d'un amant
1342
Qu'on ne daigne honorer d’un regard seulement.

DOROTHÉE
1343
Qui manque un rendez-vous fait bien voir qu'il néglige
1344
Les plus chères faveurs dont une amante oblige.

DON LOPE
1345
J'ai differé d'un soir les offres de mes vœux
1346
Pour l’aller mériter par un exploit fameux;
1347
Et, signalant mon nom en ce combat insigne,
1348
N'ai manqué de la voir que pour m'en rendre digne.

DOROTHÉE
1349
Je sais bien que l'amour marche après le devoir,
1350
Votre excuse est de mise et se peut recevoir;
1351
Mais, pour tout réparer et voir si l'on vous aime,
1352
Venez ce soir au parc la proposer vous-même.
1353
Est-ce vous témoigner un cœur assez épris,
1354
Qu'avec une faveur châtier un mépris?
1355
Au reste, cette amour tendant à l'hyménée,
1356
Jugez de la grandeur qui vous est destinée.

DON LOPE
1357
Puis-je, si malheureux, n'avoir pas pour suspect
1358
D'un astre si malin ce favorable aspect?

DOROTHÉE
1359
Elle a ce seul regret de n'être pas pourvue
1360
De toute la beauté qui peut charmer la vue.

DON LOPE
1361
Quel plus divin objet peut enchanter les sens?

DOROTHÉE
1362
Et de voir que déjà l'avare faux du temps
1363
Ait de ses plus beaux jours ravi quelque partie.

DON LOPE
1364
Je ne puis que répondre à tant de modestie
1365
Que par tout le respect et la confusion
1366
Dont un cœur est capable en cette occasion.

DOROTHÉE
1367
Elle prétend de plus, avant que le jour passe,
1368
Par un gage amoureux vous confirmer sa grâce.
1369
Lazarille avec moi viendra le recevoir.

DON LOPE
1370
Ô caprices du sort, qui vous peut concevoir!
1371
Contraire il assassine, et favorable accable:
1372
D’un heur si surprenant un homme est-il capable?

LAZARILLE
1373
Avec la vanité dont vous vous paissez tous,
1374
Vous tiendrez pour affront que le Ciel pleut sur vous;
1375
De plus puissants que vous acceptez tout sans honte.

DOROTHÉE
1376
(à Lazarille)
Viens.

LAZARILLE
(la suivant)
Seigneur, je reviens, et vous en rends bon compte.

SCÈNE V

Don Bernard, don Lope

DON BERNARD
1377
J'admire, mon cher Lope (et cet étonnement
1378
Me laisse sans discours et sans raisonnement),
1379
Le courroux obstiné dont le Ciel vous outrage,
1380
Et sa lenteur extrême à vous tourner visage;
1381
Le Roi...

DON LOPE
Quelque malheur dont je sois combattu,
1382
Un fort espoir renaît à ma faible vertu;
1383
Ensuite de mes maux dont le torrent s'écoule,
1384
Les biens semblent comme eux me venir tout en foule;
1385
Ce Ciel, qui me semblait même plaindre le jour,
1386
S’épuise en ma faveur par les mains de l'amour;
1387
Pardonnez, Amiral, si mon trop long silence
1388
Vous a de ce beau mal caché la violence,
1389
Puisque je croyais moins, par ma discretion,
1390
Vous taire un juste espoir qu'une présomption;
1391
Mais, pouvant aujourd’hui fonder cette espérance
1392
Sur une trop solide et trop claire apparence,
1393
Je vous dois révéler cet important secret,
1394
Que je ne puis verser dans un sein plus discret.
1395
Mais, craignant d'éventer une si belle flamme,
1396
Cherchons un lieu plus propre à vous ouvrir mon âme
1397
Et pouvoir modérer par vos sages avis
1398
Le transport surprenant dont mes sens sont ravis.

DON BERNARD
1399
J'ai bien cru que du Ciel la justice future
1400
Vous devrait réserver quelque haute aventure,
1401
Et que ses jugements aussi sages que saints
1402
Sous de si grands malheurs cachaient de grands desseins.

FIN DU QUATRIÈME ACTE

Acte V

SCÈNE PREMIÈRE

Don Bernard, seul

DON BERNARD
1403
Jalouse passion, dangereuse couleuvre,
1404
Qui pour nuire ou crever mets tout poison en œuvre;
1405
Fille à qui te fait naître ingrate et sans pitié,
1406
Au moins tuant l'amour, épargne l'amitié,
1407
Et ne m'engendre pas, d'une rage commune,
1408
Et l'oubli de l'Infante et la haine de Lune!
1409
De Lune dont les faits m'ont servi de degrés.
1410
À monter à des rangs de tant d'yeux révérés;
1411
Ce de Lune invaincu dont la valeur extrême
1412
A tant fait pour ma gloire et si peu pour lui-même.
1413
Laissons libres ses vœux à de libres appas,
1414
Et, complices du sort, ne l'entreprenons pas.
1415
Sa rage, assez longtemps contre lui mutinée,
1416
A sous un mauvais astre ourdi sa destinée:
1417
Souffrons-lui les aspects de douceur et d'amour
1418
Dont l'honore aujourd'hui l’astre de cette cour.
1419
La voici, cachons-nous, et détournons la vue
1420
De ce beau basilic, qui charme, mais qui tue.

SCÈNE II

L'Infante, Don Bernard

L'INFANTE
1421
Quoi!, me fuir, Amiral! Quoi!, vouloir m'éviter!
1422
Ai-je des qualités à tant épouvanter?

DON BERNARD
1423
Vous rêviez, et j'ai cru que quelque inquiétude
1424
Vous obligeait, Madame, à cette solitude.

L’INFANTE
1425
Il est vrai, mais vous seul me pouvez relever
1426
Du soin qui m'inquiète et qui me fait rêver.
1427
Aujourd'hui, Don Bernard, que la cour vous contemple
1428
Dans le plus haut éclat d'un héros sans exemple;
1429
Qu'on vous voit avec joie autant et plus puissant
1430
Que fut jamais vassal d'un Roi reconnaissant;
1431
Que l'un et l'autre sexe en votre heur s'intéressent,
1432
Les Dames sont en peine à qui vos vœux s'adressent,
1433
Et quels heureux appas, en la guerre des cœurs,
1434
Remporteront sur vous le titre des vainqueurs:
1435
Car vous ne voudriez pas qu'on vous crût invincible
1436
À la force d'un sexe à qui tout est possible,
1437
Qui se peut tout soumettre, et de qui les regards
1438
Forçaient les Scipions et domptaient les Césars.
1439
Cet honneur s'étant donc fait tant d'ambitieuses,
1440
Moi, comme la plus jeune et des plus curieuses,
1441
J'ai voulu me charger de la commission
1442
De leur faire savoir votre inclination;
1443
Et c'était le sujet de mon inquiétude.

DON BERNARD
1444
Mon plus ardent désir et ma plus chère étude
1445
Sont de servir ce sexe adorable et charmant
1446
Dont toujours la conquête honore en désarmant.

L'INFANTE
1447
Ces termes généraux, me laissant incertaine,
1448
Me laissent sans moyens de les tirer de peine,
1449
Et, ne nous obligeant que d'un devoir commun,
1450
Pour servir trop d'objets, vous n'en servez pas un.

DON BERNARD
1451
Vous m'ordonnez, Madame, un excès d'insolence
1452
Qu'ont assez publié mes yeux et mon silence,
1453
Et, quelque vive ardeur dont on soit enflammé,
1454
L'importance n'est pas d'aimer, mais d’être aimé,
1455
Et fonder son espoir dessus quelque apparence.

L'INFANTE
1456
Craignez-vous de déplaire, aimez sans espérance.

DON BERNARD
1457
Restreint dans ce respect je puis vous obéir:
1458
J'aime donc un objet que nul ne peut haïr;
1459
Qui par vos propres yeux vous a cent fois ravie,
1460
Que seule vous pouvez contempler sans envie;
1461
Qui vous contemple aussi sans en être jaloux,
1462
Et qui n'a rien d'intime et de cher comme vous;
1463
Un trésor préférable à toute ma fortune,
1464
Le seul Soleil enfin digne de cette Lune,
1465
Qui se fait redouter par tant d'effets divers,
1466
Et qui peut en son cercle enfermer l'univers.
1467
Par votre sage avis souffrant sa préférance,
1468
J'aime sans interêt, et sers sans espérance.
1469
Je vois ce clair soleil, je tremble à son aspect,
1470
L'amour pour l'amitié s'impose ce respect;
1471
L'interêt de l'ami m'éloigne de l'amante,
1472
Mais le temps éteindra cette ardeur, Violante...
1473
Je l'ai nommée, adieu.

(Il s'en va)

L’INFANTE
(seule)
De ce propos confus
1474
Qu'ai-je lieu d'inférer, ou dessein ou refus?
1475
Je cherche des clartés et n'en rencontre aucune,
1476
Ni dedans ce Soleil, ni dedans cette Lune;
1477
Pour me tirer de soin, j'augmente mon tourment,
1478
Et, voulant m'éclaircir, crois mon aveuglement.
1479
À chercher toutefois le sens de ce langage,
1480
Quelque rayon de jour pénètre ce nuage;
1481
Cette Lune féconde en tant d'effets divers,
1482
Et qui peut en son cercle enfermer l'univers,
1483
Est le Prince mon frère, âme de cet empire,
1484
Et ce Soleil pour qui l'un et l'autre soupire,
1485
Est cette Léonor pour qui toute la cour
1486
N'a plus que des regards de respect et d'amour.
1487
Mais, si la jalousie avec quelque justice
1488
À jamais dans une âme exercé son caprice,
1489
Je rabbatrai le vol de sa téméritė
1490
Avecques tant d'empire et de sévérité,
1491
Et saurai de tel air ranger ce grand courage,
1492
Que jamais sa beauté ne causera d'ombrage.

SCÈNE III

Don Lope, L'Infante

DON LOPE
1493
Une fois déclaré, le sort nous rit toujours.
1494
Voici l'Infante, Amour, j'implore ton secours.
1495
Je tremble à votre approche, et mon respect, Madame,
1496
Avec tous ses efforts veut retenir ma flamme;
1497
Mais ma flamme, plus forte enfin que mon respect,
1498
M'expose à soutenir votre adorable aspect;
1499
À l'ardeur de vos feux mon âme accoutumée
1500
Sait qu'elle ne peut plus en être consommée;
1501
Son repos se rencontre en son embrasement,
1502
Et ce qui la détruit devient son aliment;
1503
Quoi que par ma naissance, à la votre inégale,
1504
Mon espoir s'élevant aussitôt se ravale,
1505
Et que je semble prendre un vol trop arrogant...

L'INFANTE
1506
(étonnée)
Ô Dieu!, que veut ce fol et cet extravagant?

DON LOPE
1507
Vos propres mains, Madame, ont avoué l'audace
1508
De ce feu qui chez vous rencontre tant de glace,
1509
Et m'ont fait espérer quand vos yeux m'ont blessé.

L'INFANTE
1510
Qu'entends-je! Hola!, quelqu'un, chassez cet insensé.

DON LOPE
1511
À tort de mes tributs votre beauté s'irrite,
1512
Je ne suis que la loi que vous m'avez prescrite,
1513
Je brûle par votre ordre, et par lui je vous sers;
1514
Il m'allume mes feux, il m'attache mes fers;
1515
Et ma soumission plus que mon arrogance...

L’INFANTE
1516
Dieu!, quelle frénésie et quelle extravagance!

DON LOPE
1517
Il ne me manquait plus que cette qualité.
1518
Mais de quel vain espoir m'avez-vous donc flatté?

L’INFANTE
1519
La fureur le saisit, je crains quelque disgrâce;
1520
Aucun ne vient, fuyons et cédons-lui la place.

DON LOPE
1521
Quoi! Fol et furieux ? Ô Ciel ! Mais le Roi vient.

L’INFANTE
1522
Sire, oyez quels discours cet insensé me tient.

SCÈNE IV

Don Lope, le Roi, L'Infante, gardes

DON LOPE
1523
(à part)
Éprouvons aujourd'hui sa haine ou son estime,
1524
Ouvrons-nous, oyons tout: le désespoir anime.
(Au Roi)
1525
Sire, après des rebuts si longtemps éprouvés,
1526
Je demande audience, et vous me la devez;
1527
Tout mon corps, vous parlant par de sanglantes bouches,
1528
Dont il aurait touché les cœurs les plus farouches,
1529
N'a pû dans votre sein trouver le cœur d'un Roi,
1530
N'ayant pû vous résoudre à rien faire pour moi;
1531
J'ai donc lieu de tenter si la voix ordinaire
1532
N'y rencontrera point un cœur plus débonnaire;
1533
La vertu rebutée, après tant de mépris,
1534
Sans ternir son éclat peut demander son prix.
1535
Je pourrais, il est vrai, passer pour téméraire
1536
Si je vous proposais une vertu vulgaire,
1537
Mais la mienne est célèbre, et peu, sans vanité,
1538
Ont fait ce que j'ai fait pour Votre Majesté:
1539
Et j'apprends toutefois, pour tout fruit de mon zèle,
1540
Que vous me soupçonnez du titre d'infidèle!
1541
Moi traître! Moi perfide! En quoi, Roi d'Aragon,
1542
D'une tache si noire ai-je soüillé mon nom,
1543
Et mérité de vous l'injuste violence
1544
Qui veut l'ensevelir dans la nuit du silence?

LE ROI
1545
Que veut cet homme? Ô Ciel!

DON LOPE
Homme, oui, sans me flatter,
1546
C'est une qualité dont je me puis vanter:
1547
Oui, Seigneur, je suis homme, et quelquefois plus qu'homme,
1548
Quand je crois trop l'ardeur qui pour vous me consomme,
1549
Et quand, dans les dangers où l'on me voit courir,
1550
Je crois être immortel et ne pouvoir périr.

L’INFANTE
1551
Jugez quel embarras me causait sa rencontre.

DON LOPE
1552
Juste Ciel!

LE ROI
Est-il fol?

L'INFANTE
Son geste vous le monstre.

DON LOPE
1553
(s'approchant du Roi)
Mon mauvais sort, grand Roi...

LE ROI
(se retirant)
Passe, que me veux-tu ?

DON LOPE
1554
(à part)
À quelle épreuve, ô Cieux, mettez-vous ma vertu!
(Au Roi)
1555
Si de l'abord des Rois le, mérite est indigne...

LE ROI
1556
Gardes, mettez-le hors! Ô la folie insigne!

PREMIER GARDE
1557
(le tirant par les épaules)
Tôt dehors.

DON LOPE
Ô mon cœur, ô mes bras indomptés,
1558
Vous m'avez procuré de belles qualités!
1559
Pour avoir si bien fait notre fortune est grande.
1560
Quand on sert on est sage, et fol quand on demande.

(Ils sortent tous, excepté le Roi et l’Infante)

LE ROI
1561
Ce fol peint par ces mots mon destin rigoureux,
1562
Et me fait le portrait de moi-même amoureux;
1563
Je brûle sans espoir, je sers sans récompense,
1564
Mon service est souffert, et ma prière offense;
1565
L'État, ma chère sœur, où Dieu m'a destiné,
1566
Comme je le régis, m'a toujours gouverné;
1567
Y régnant, j'ai suivi les lois qu'il m'a données,
1568
J'ai dans ses intérêts mes passions bornées;
1569
Je les épousais seuls; mais aujourd'hui l'amour,
1570
Plus absolu que lui, veut régner à son tour.
1571
Il ne peut plus souffrir qu'en l'ardeur qui me presse,
1572
Il contraigne son maître au choix de sa maîtresse,
1573
Et, disposant de moi, fasse d'un potentat
1574
Moins un Prince en effet qu’un serf de son État;
1575
En cette passion l'intérêt de Cabrère,
1576
Seul préférable au mien, pourrait m’être contraire;
1577
À quoi que Léonor me réduise aujourd’hui,
1578
Ses mépris me plairaient, ses vœux étant pour lui,
1579
Et mon respect irait jusqu'à la déférence
1580
De pouvoir, en amour, souffrir sa préférence.

L’INFANTE
1581
Ha! vous pouvez, Seigneur, éléver un vassal
1582
Au rang d'un favori, mais non pas d'un rival;
1583
Si ce respect en vous trouvait tant de faiblesse,
1584
S'il était si puissant près de votre maîtresse,
1585
À quel point son pouvoir ne s'étendrait-il pas
1586
Et dessus vos sujets et dessus vos États?

LE ROI
1587
Dedans les sentiments que sa vertu m'inspire,
1588
Lui pouvant aussi bien déposer mon empire
1589
Que la prétention d'un objet amoureux,
1590
Je voudrais couronner son front comme ses yeux.
1591
Sondons de qui son cœur reconnaît la puissance,
1592
Pour m'en faire une loi d'espoir ou de défense.

L'INFANTE
1593
(le suivant)
Enfant père des arts, ingénieux tourment,
1594
Fais régner ma rivale et m'acquiers mon amant.

SCÈNE V

Don Bernard, Don Lope

DON BERNARD
1595
Quoi! Rien ne vous succède? Et le Prince et l'Infante
1596
De cet indigne accueil ont traité votre attente?

DON LOPE
1597
Ils m'ont traité d'un nom que j'ai bien mérité,
1598
Si quelque espoir encore flatte ma vanité,
1599
Si, sacrifiant plus à mes erreurs passées,
1600
J'en fais le fondement de mes folles pensées,
1601
Et si, dans les périls d'une fameuse mort,
1602
Je ne vais contenter la cruauté du sort.
1603
J'ai vu cent fois le port, et la vague, plus forte,
1604
Quand j'y pense arriver, à l'instant me remporte;
1605
J'ai fait tout ce que peut, pour preuve de sa foi,
1606
Un captif pour son maître, un sujet pour son Roi;
1607
En mille occasions j'ai la parque affrontée,
1608
Même par les mépris ma foi s'est excitée;
1609
Et plus j'ai pour l'État achevé de travaux,
1610
Plus il me fait d'injure et se rit de mes maux:
1611
La terre ainsi, de fleurs et de moisson parée,
1612
Est prodigue à la main dont elle est déchirée,
1613
Et, d'un servile effort ranimant sa vigueur,
1614
Donne à qui plus contre elle exerce de rigueur.
1615
Mais le plus rude affront dont je ressens l'atteinte
1616
Est ce fatal appas, cette mortelle feinte
1617
Dont la superbe Infante a voulu colorer
1618
L'espoir qu'elle semait pour me désespérer;
1619
Quand je n'ose être amant, on m'ordonne de l'être,
1620
Pour me traiter de fol on me le fait paraître;
1621
Et le frère et la sœur, tous deux également,
1622
Font de mes passions leur divertissement.

SCÈNE VI

Lazarille, Don Lope, Don Bernard

LAZARILLE
1623
(apportant une écharpe de toile d'or et une lettre à don Lope)
Tenez, votre fortune est en haute posture.
1624
Ô le divin object! L’aimable creature!
1625
Ses charmes m'ont surpris, et jamais le Soleil,
1626
En son oblique tour, n'a rien vu de pareil.
1627
Ces gages vous font foi de son amour extrême.

DON LOPE
1628
Qui te les a donnés?

LAZARILLE
Violante elle-même.

DON LOPE
1629
Croirai-je à ses écrits, quand ses yeux inhumains
1630
Par un si froid accueil ont dementi ses mains?

LAZARILLE
1631
Mais quelle, à votre avis, est cette Violante?

DON LOPE
1632
J'ai pensé sous ce nom rendre hommage à l'Infante.

LAZARILLE
1633
(riant)
À l’Infante! Écoutez: d’un fidèle pinceau
1634
Je vais de sa beauté vous faire le tableau.
1635
Sous ce nom captieux, je préparais ma vue
1636
Aux célestes attraits dont l'Infante est pourvue;
1637
Mais pour toute merveille Inès ne m'a fait voir
1638
Qu’un spectre et qu'un fantôme horrible à concevoir,
1639
La plus belle moitié de ce mouvant squelette,
1640
Couché dessous son lit et dessous sa toilette;
1641
D'abord que j'ai monté, s'ajustant avec soin,
1642
Elle a pris ses patins pour me voir de plus loin;
1643
Pour second ornement, j'ai vu sur ses épaules
1644
Un abrégé des monts qui séparent les Gaules;
1645
Son front, où l'on dirait que le soc a passé,
1646
S'élève à hauts sillons sur un œil enfoncé,
1647
Qu'on peut dire un Soleil non par ce qu'il éclaire,
1648
Mais par ce qu'il est seul et qu'il n'a point de frère;
1649
Le temps a pris plaisir, par de longs accidents,
1650
À ronger et pourrir l'ivoire de ses dents;
1651
D'un art mal agencé, le plâtre et la peinture
1652
Sur sa pendante joue ont caché la nature:
1653
Rien ne la pare enfin qui ne soit emprunté.
1654
Pour son poil il est sien, pour l'avoir acheté;
1655
Mais il fut autrefois celui d'une autre tête.
1656
Faites-en bien le vain; voilà votre conquête,
1657
Qui chez l'Infante au reste a quelque authorité,
1658
Mais je ne vous puis dire en quelle qualité,
1659
Sinon qu'elle a son nom, mais non pas son mérite.

DON BERNARD
1660
C'est une vieille fille et presque décrépite,
1661
Qui la sert à la chambre, et dans quelque crédit.

DON LOPE
1662
(jettant la lettre et l'écharpe)
Quel mortel à ce point fut jamais interdit?

DON BERNARD
1663
Moi certes: comme après leur longue expérience
1664
Vos maux viennent à bout de votre patience.
1665
J'en demeure confus, et, pour leur appareil,
1666
Me trouve à bout aussi d'adresse et de conseil.

DON LOPE
1667
(comme desesperé)
Et pour ton faste encore j'exercerais mes armes,
1668
Et dans ta vanité je trouverais des charmes,
1669
Et je voudrais encore mordre à tes hameçons,
1670
Cour ingrate où l’art seul étale ses leçons,
1671
Et qui, hors d'un ami dont la bonté sincère
1672
Lui fait avoir pour moi des sentiments de frère,
1673
N'offres, dans les malheurs dont je suis combattu,
1674
Ni secours ni soutien à ma faible vertu;
1675
Cour où la valeur même est trop favorisée
1676
Alors qu'elle est soufferte ou n'est que méprisée!
1677
Cour, fantôme pompeux de qui les vanités
1678
Engagent la prudence à tant de lâchetés!
1679
Cour où la vérité passe pour un beau songe,
1680
Où le plus haut crédit est le prix du mensonge;
1681
Qui n'est, à bien parler, qu'un servage doré,
1682
Un supplice agréable, un enfer adoré!
1683
Dans tes pièges encore ma raison retenue
1684
Me pourrait arrêter quand tu m'es si connue?
1685
Je serais insensible, et mes lâches tributs
1686
Justifieraient enfin ma honte et tes rebuts?
(Embrassant don Bernard)
1687
Adieu, parfait ami, seul à qui sans caprice
1688
La cour est généreuse et le sort rend justice.
1689
Un mortel malheureux au point où je le suis
1690
Par une illustre mort doit borner ses ennuis;
1691
Ou, s'il ne perd, au moins doit cacher une vie
1692
À tant d'indignités et d'affronts asservie.
(Voyant Lazarille paré de l'écharpe)
1693
Lâche, de mon affront veus-tu porter les marques?

LAZARILLE
1694
Si vous n'en espérez que de sœurs de Monarques,
1695
Et si jamais d'ailleurs nous n'en devons porter,
1696
Nous avons tout loisir d'aller les mériter.

DON BERNARD
1697
(voulant retenir don Lope)
Le temps peut tout changer; cependant, cher de Lune,
1698
En ma protection bornez votre fortune;
1699
Si vous vous éloignez, vous ôtez à l'État
1700
Sa plus noble défense et son meilleur soldat.
(Don Lope s'en va)
1701
Écoutez, attendez.
(Il continu seul)
Ô fatale aventure!
1702
De la haine du sort effroyable peinture
1703
Et leçon importante à ceux qu'il fait puissants,
1704
De se bien soutenir en des pas si glissants!

SCÈNE VII

Le RoI, le Comte, le Secrétaire, gardes, Don Bernard

LE ROI
1705
Le voici, prévenons ou sondons son attente;
1706
Amenez Léonor, et vous, Comte, l'Infante.
(Au Secrétaire)
1707
Approchez, don Bernard, de ce fameux État
1708
Première créature et second potentat.
(Embrassant don Bernard)
1709
Le Ciel, qui pour mouvoir a besoin de deux pôles,
1710
Veut que pour bien régner j'emprunte vos épaules,
1711
Et que le lourd fardeau de mon gouvernement
1712
Sur vous comme sur moi trouve son mouvement.

DON BERNARD
1713
Sans reserve, Seigneur, je dois tout à l'empire;
1714
Mais sous l'autorité du joug où je respire,
1715
Sous vos droits absolus, mes ordres sont soufferts,
1716
Mais, bien différemment, vous régnez, et je sers.
1717
Un vassal peut d'un Roi soutenir la puissance;
1718
Mais, s'il se la partage, il prend trop de licence,
1719
Et, quand de tant d'honneurs il se laisse combler,
1720
Il se charge d'un faix qui le doit accabler:
1721
Quand d'un œil trop ardent le Soleil voit la Terre,
1722
Le Ciel s'en obscurcit, il s'en forme un tonnerre,
1723
Et, par l'excès d'ardeur qu'il a mal employé,
1724
L'objet qu'il caressait est souvent foudroyé;
1725
Peu de pluie en saison rend la terre fertile,
1726
Où trop d'eau la submerge et la rend inutile;
1727
Dans vos faveurs enfin laissez-moi souvenir
1728
Que, sorti du néant, je puis y revenir.

LE ROI
1729
Si je ne vous chéris d'un amour ordinaire,
1730
Je n'aime pas en vous une vertu vulgaire,
1731
Et la veux couronner par un hymen fameux,
1732
Où même votre choix n’épargne pas mes vœux:
1733
Sans réserve voyez pour cet hymen insigne
1734
Tout ce qu'à vos regards la cour a de plus digne,
1735
Tout ce que l'Aragon a de plus éclatant;
1736
Le présent n'en suivra vos vœux que d'un instant.

DON BERNARD
1737
Leur vol trop orgueilleux m'oblige à les restreindre.

LE ROI
1738
À quoi, m'étant égal, ne pouvez-vous atteindre!
1739
Vous pouvez, Amiral, je vous le dis encore,
1740
À mon exclusion, prétendre à Léonor,
1741
Puisqu'à mon propre bien votre heur m'est préférable
1742
Et que vous m'êtes cher autant qu'elle adorable.

DON BERNARD
1743
Mon cœur, quelque respect qu'il vous ait conservé,
1744
Ose tenter un vol encore plus élevé;
1745
Mais, taisant cette ardeur qui me fait méconnaître,
1746
J'aime mieux me punir que mériter de l'être.

LE ROI
1747
Ce vol est trop borné, s'il ne va qu'à ma sœur,
1748
Et cette même nuit vous en rend possesseur:
1749
Ne me celez donc point si cette amour vous touche.

DON BERNARD
1750
Sire, au crime du cœur n'engagez point la bouche,
1751
Puisque touts mes travaux et futurs et passez...

LE ROI
1752
Votre silence parle et me la nomme assez.
(L'embrassant)
1753
Oui, mon frère, en son nom je reçois votre hommage.

SCÈNE DERNIÈRE

L'infante, le Comte, Léonor, le Secrétaire, d'un côté; Le Roi, Don Bernard, d'autre côté

LE ROI
1754
(à l'Infante)
Un amant se déclare à qui je vous engage,
1755
Ses veux, ma chère sœur, seront-ils rejetés?

L’INFANTE
1756
Non, si de don Bernard il a les qualités.

LE ROI
1757
(les faisant embrasser)
Il en a le nom même avecques le mérite.

DON BERNARD
1758
Ô cher et doux transport que cet espoir m'excite!
1759
Si l'heur que je conçois n'est une vérité,
1760
Plutôt qu’un si beau songe ôte-moi la clarté.

LÉONOR
1761
(les voyant s'embrasser)
Que vois-je! Ô juste Ciel! Quoi! Seigneur, la parole
1762
N'est-elle plus aux Rois qu'un songe ou qu'une idole?
1763
Ce matin, quelque objet qui me pût enflammer
1764
Ne me devait coûter qu'un souhait à former;
1765
Et cette offre, ce soir, me laisse voir l'Infante,
1766
Embrassant don Bernard, étouffer mon attente?

LE ROI
1767
Si je manque à ma foi, c'est pour vous la donner,
(L'embrassant)
1768
Pour vous la tenir mieux et pour vous couronner;
1769
Pour accorder, Madame, à votre amour extrême
1770
Cet heureux don Bernard en un autre lui-même,
1771
Et sous un nœud sacré soumettre, en ce beau jour,
1772
Les raisons de l'État à celles de l'amour.

LÉONOR
1773
L'injure qui d'un Roi partage la puissance
1774
Et qui place en son trône est une heureuse offense.

LE ROI
1775
Comme sur mon esprit, régnez sur mes États.
1776
Allons... Mais quel écrit trouvé-je sous mes pas?

DON BERNARD
1777
D'une vieille suivante à ce Lope de Lune
1778
Dont la seule valeur égale l'infortune;
1779
Ce prodige animé dont les gestes guerriers
1780
Vous ont couvert le front de vos plus beaux lauriers,
1781
Et de son plus beau lustre embelli votre règne;
1782
Qui repoussa l'Infant, qui soumit la Sardaigne,
1783
Et dont la renommée, avec tant de succès,
1784
Dans votre esprit encore n'a su trouver d'accès.

LE ROI
1785
Quel malheur l'a privé de ma reconnaissance?

DON BERNARD
1786
Sa dernière infortune est encore son absence:
1787
Car, après tous mes soins en vain officieux,
1788
Vos longs rebuts enfin l'ont chassé de ces lieux.

LE ROI
1789
Moyennez son retour; ma grâce avec usure
1790
Du mérite ignoré réparera l'injure,
1791
Puisque j'éprouve en vous qu'un Roi reconnaissant,
1792
À force de donner, en devient plus puissant.

FIN