Jean Mairet

La Sylvie





Texto utilizado para esta edición digital:
Mairet, Jean. La Sylvie. Édité et annoté par Ángeles García Calderón, pour la Bibliothèque Numérique EMOTHE. Valencia: ARTELOPE / EMOTHE Universitat de València, 2021.
Adaptación digital para EMOTHE:

    NORMES SUIVIES POUR L’ÉDITION DE LA SYLVIE

    -Nous avons modernisé l’orthographe, dans toute la mesure du possible (i par j, u par v, & par et, s par x, etc.), étant donné que ‘au XVIIe siècle l’orthographe varie, sans obéir le plus souvent à des principes généraux d’une pièce à l’autre et d’un imprimeur à l’autre.
    -La ponctuation est modernisé pour les mèmes raisons que l’orthographe.
    -Nous avons conservé la majuscule initiale des noms communs (Prince, Écu, Roi, Capitaine, etc.).
    -Nous avons maintenu l’usage de la minuscule après les points d’interrogation et d’exclamation.
    -Nous avons supprimé l’espace entre les mots, suivant la graphie moderne (lors que, bon jour, quelque fois, etc.).
    -Nous avons modernisé l’orthographe et les conjugaisons des verbes, supprimant les imparfait et les conditionnels en –oi, sauf en cas de rime.
    -De même, nous avons supprimé les trémas et les cédilles.
    -Nous avons supprimé le tiret ou l’apostrophe qui sépare deux syllabes, de même que les tirets qui unissent deux mots; également avec l’accent qui apparaît sur les ou, conjonction de coordination.
    -On a ajouté des accents sur les mots qui n’en comportent pas dans l’editio princeps, surtout sur l’A prépositionnel lorsqu’il est en majuscule.
    -On a doublé les consonnes, et ajouté un tiret entre deux mots selon l’usage actuel.
    -En ce qui concerne le commencement des vers, la tradition veut que le premier mot d’un vers porte la majuscule, qu’il y ait ou non un signe de ponctuation à la fin du vers précédent. Cependant, en poésie moderne on trouve souvent la minuscule au premier mot du vers.
    -Toutes les voyelles en majuscules, en début de vers sont écrites avec un accent grave, ou circonflèxe (ô) même si les textes français maintiennent la pratique habituelle de ne pas les accentuer.


    LA SYLVIE DU SIEUR MAIRET.

    Tragi-Comédie Pastorale.

    Dediée à Monseigneur de Montmorency.

    Paris: François Targa. 1630


    A MONSEIGNEUR DE MONTMORENCY; DUC, PAIR, & GRAND Admiral de France, &c.
    MONSEIGNEVR,
    Quand je n'aurais pas l’honneur d'être à vous,comme je l’ai, & que le don que je vous ai fait de moi du jour que mon affection & mon bonheur m'attachèrent à vôtre service, ne m'eût pas ôté la liberté de disposer de mes actions; je ne sais point de Seigneur en France à qui plus justement qu'à vous je puisse présenter comme je fais les premiers fruits de mon étude. Si j'étais assuré de leur bonté, je ne douterais point qu'ils vous fussent agréables, & n’importunerais pas vôtre Grandeur en la priant de les recevoir, la facilité qu'elle a toujours eu à pratiquer les bonnes choses est une marque infallible de son inclination à les aimer. J'oserai dire, MONSEIGNEUR, sans vous flatter, que vous êtes peut-être le seul de votre condition en qui l’on remarque aujourd'hui plus de perfections, & moins de defauts, & de qui les honnêtes gens ont toujours eu plus de sujets de se louer. Je laisse à part les actions de courage, qu'on ne saurait mieux relever que par la comparaison de celles de vos Ancêtres. Où trouvera-t-on un Seigneur après vous qui dans la corruption du siècle ait conservé de l'amour pour les bonnes lettres, jusqu'au point de leur établir des pensions sur le plus clair de son revenu? Toute la France est témoin de ce que vous avez fait pour un de ses plus beaux Esprits, à qui votre seule protection a donné lieu de témoigner son innocence. Il a plutôt manqué de vie que de reconnaissance: & je m'assure que le plus grand regret qu'il ait encore dans le tombeau, c'est de n'avoir pas laissé dans ses Écrits de quoi repousser la calomnie de ceux qui voudraient l'accuser d'ingratitude en votre endroit. De moi qui chéris sa mémoire parfaitement, plutôt que de souffrir qu’on l'obscurcisse d'une si noire tache, je mêlerai son intérêt avec le mien, m'efforcerai de tout mon pouvoir de m'acquitter d'une dette commune, que la mort ne lui permit pas de vous payer. Cependant recevez, s'il vous plaît ces prémices de ma jeunesse: c'est tout ce que je puis rendre aujourd'hui à Votre Grandeur, en reconnaissance de tant de bienfaits que j'ai reçus d'elle depuis deux ans que j'ai la gloire d'être,
    MONSEIGNEUR,
    Votre très humble, très obéissant, & très obligé serviteur,

    MAIRET


    ARGUMENT DE LA SYLVIE

    FLORESTAN Prince de Candie devient au moureux de la Princesse Méliphile après en avoir vu le portrait dans un Écu que Thyrsis, Chevalier errant, avait rapporté: Il s'embarque secrètement à dessein de l'aller trouver en Sicile, où Thélame, frère de la Princesse Méliphile, prend tous les jours l'habit de Berger pour vivre plus librement avec la Bergère Sylvie, dont l'esprit ne le ravit pas moins que la beauté. Elle est importunée des poursuites de Philène, qui voyant que ses longs services ne pourraient jamais l'obliger tant qu'elle aurait de l'amour pour ce Prince, après en avoir averti son père le vieil Damon, qui lui en fait une réprimende, se sert de l'invention d'un moucheron pour faire croire à Sylvie que Thélame la trahit; pour venir à bout de sa ruse, il se sert de la simplicité de Dorise, Bergère qui l'aimait autant comme lui la méprisait. Cependant le Roi de Sicile, averti des Amours de son fils, délibère de le marier avec l'Infante de Chypre: il propose ce mariage au jeune Prince, & lui en fait encore parler par Timaphère, homme persuasif & Capitaine de ses Gardes, qui toutefois ne gaigne rien sur son esprit. Le Roi, connaissant bien que l'aversion qu'il avait du mariage était un effet de la passion qu'il avait pour Sylvie, se résout de la faire mourir; son Chancelier lui remontre les malheurs qui en pourraient arriver; il change en fin de dessein, & punit ces deux Amants par un enchantement merveilleux. Florestan quelque temps après arrive en Sicile par un naufrage, il apprend de Philène & de Dorise les circonstances de cette aventure; & comme le Roi se repentant de sa cruauté avait promis solemnellement sa fille en mariage à quiconque viendrait à bout de cet enchantement, qui ne pouvait être rompu que par un Chevalier extrêmement vaillant, il tente ľaventure, chasse les Démons, casse le Miroir enchanté, & délivre les deux Amants, qui sont mariés par le commandement de l'oracle, & le consentement du Roi; Florestan épouse Méliphile; & Philène, hors d'espoir de posséder Sylvie, reconnaît la fidelité de sa Dorise, la prenant en mariage.


    AVERTISSEMENT AU LECTEUR

    Ami Lecteur, tu trouveras deux sortes de fautes en ce Livre, que la curiosité de mes amis fait voir au jour malgré moi, n'ayant jamais eu dessein de rendre mon ignorance publique: les unes sont de l'Imprimeur, & les autres viennent de moi; pour celles-ci je les abandonne d'aussi bon cœur à ta censure, que je te prie de pardonner à celles-là, d'en remettre le châtiment à une autre Édition.


    AU SIEUR MAIRET

    MAIRET cette belle SYLVIE
    Que la Scène chérit si fort,
    Te donnera malgré la mort
    Le bien d'une éternelle vie.
    L.T.N.


    LES ACTEURS

    SYLVIE, Bergère
    THÉLAME, Prince de Sicile
    PHILÈNE, Berger
    FLORESTAN, Prince de Candie
    THYRSIS, Chevalier errant
    MÉLIPHILE, Sœur de Thélame
    DORISE, Bergère
    DAMON, Père de Sylvie, Berger
    MACÉE, Mère de Sylvie
    AGATOCLÈS, Roi de Sicile
    LE CHANCELIER
    TIMAPHÈRE, Capitaine
    PAGE, PAGE

    ACTE I

    SCÈNE I

    FLORESTAN, Prince de Candie, THYRSIS, Chevalier errant, UN PAGE

    FLORESTAN
    1
    Toi qu'un noble désir d’éprouver ton courage
    2
    En tous les accidents du Martial orage,
    3
    A tenu si longtemps absent de cette Cour,
    4
    Où tu viens fraîchement de faire ton retour,
    5
    Dans la diversité des Terres étrangères,
    6
    Où l'honneur à porté tes armes passagères,

    THYRSIS,
    7
    laissant à part toute autre nouvauté,
    8
    Dis-moi, n'as-tu point vu quelque rare beauté?
    9
    Tu sais que nos humeurs conformes à nos âges,
    10
    Par-dessus toute chose aiment les beaux visages.

    THYRSIS
    11
    Donnez-vous seulement tant soit peu de loisir,
    12
    Et je rendrai content votre jeune désir,
    13
    Entretenant plutôt vos yeux que vos oreilles.

    Il parle au PAGE à l'oreille

    PAGE,
    14
    revenez tôt. Vous verrez des merveilles,
    15
    Qui véritablement vous feront avouer
    16
    Qu'on ne saurait assez les voir ni les louer.

    FLORESTAN
    17
    Que le désir de voir ce miracle me presse!
    18
    Mais ce page déjà n'a que trop de paresse,
    19
    Il est long à venir.

    THYRSIS
    Ne vous tourmentez pas;
    20
    Le voici de retour qui s'avance à grands pas:
    21
    Ha! que vous allez voir sous cette couverture
    22
    Un grand combat de l'Art avecque la Nature,
    23
    Tout ce que l'Univers eut jamais de plus beau
    24
    Se présente à vos yeux dans ce petit Tableau.

    FLORESTAN
    25
    Cet ouvrage est l'effet d'une dextre savante
    26
    Plutôt que le portrait d'une Beauté vivante,
    27
    Du Peintre qui l'a fait l'industrieuse main
    28
    Ne le tira jamais sur un modele humain:
    29
    Ou si c'est le tableau d'une beauté non feinte,
    30
    C'est donc avec excès de grâce qu'elle est peinte.

    THYRSIS
    31
    Comme on peint le Soleil avecque du charbon.

    FLORESTAN
    32
    Vous êtes un moqueur.

    THYRSIS
    Je parle tout de bon,
    33
    Ce n'est point un rapport, c'est chose que j'ai vue.

    FLORESTAN
    34
    Que fait l'original si son image tue?
    35
    Tu n'en as que trop dit, Thyrsis, je suis vaincu,
    36
    J'ai trouvé quelque charme en ce fatal écu,
    37
    Je sens que ce Portrait de plus en plus m'inspire
    38
    Certains feux violents qui ne se peuvent dire.
    39
    Hélas! donne à ma plaie un premier appareil,
    40
    Apprens-moi le Climat où luit ce beau Soleil,
    41
    Surtout fais-moi savoir son nom & sa naissance,
    42
    Et tu m'obligeras à la reconnaissance.

    THYRSIS
    43
    La Sicile est l'aimable & fortuné sejour
    44
    Où ce bel Astre donne & respire le jour,
    45
    Ceux qui savent son nom l'appellent Méliphile,
    46
    Fille unique du Roi de la même Sicile.

    FLORESTAN
    47
    Maintenant je soupire avec contentement,
    48
    Sachant que j'ai le bien d'aimer si hautement,
    49
    Puis qu'elle est comme moi d'une Royale tige,
    50
    L'honneur à la servir d'avantage m'oblige:
    51
    Mais crois-tu que les Dieux me voudront accorder
    52
    La gloire de la voir & de la posséder?

    THYRSIS
    53
    À la moindre Ambassade elle vous est acquise.

    FLORESTAN
    54
    Cette Légation qu'à moi seul n'est permise,
    55
    Un Dieu tacitement me force de partir,
    56
    En vain tous les mortels voudront me divertir
    57
    De ce nouveau dessein.

    THYRSIS
    Monsieur, s'il est posible
    58
    Gardez-vous d'entreprendre un voyage pénible
    59
    Est bien plus dangereux que vous ne croiez pas.

    FLORESTAN
    60
    Les périls en amours me sont autant d'appas:
    61
    Un timide guerrier que le combat étonne
    62
    Ombrage rarement son front d'une couronne.

    THYRSIS
    63
    Quoi que puisse arriver, cet amoureux départ
    64
    Ne sera pas si tôt.

    FLORESTAN
    Dans deux jours au plus tard,
    65
    Je voudrais seulement partir à l'heure même.

    THYRSIS
    66
    Étrange effet d'amour, impatience extrême!
    67
    Si vous n'aimiez pas tant vous redouteriez plus
    68
    Le perfide sujet du flux & du reflux,
    69
    Où même en pleine paix les vaisseaux ont la guerre
    70
    Avecque les rochers, les vents, l'air, & la terre.

    FLORESTAN
    71
    Toutes les mers du monde où vont les matelots
    72
    Pour éteindre mon feu n'ont point assez de flots;
    73
    L'eau ne m'étonne pas; si je dois rendre l'âme
    74
    Dedans quelque élément, ce sera dans la flamme:
    75
    Adieu, je vais moi-même au port voir les vaisseaux,
    76
    Et choisir le plus propre à courir sur les eaux.

    SCÈNE II

    SYLVIE, PHILÈNE

    SYLVIE
    77
    Après beaucoup d'ennuis en fin l'heure est venue
    78
    Que sans rendre ma flamme ou suspecte ou connue
    79
    Je puis entretenir ces rochers d'alentour
    80
    Des plaisirs innocents que me donne l'Amour:
    81
    Amour, ah! que ce mot sensiblement me touche,
    82
    Qu'il plaît à mon esprit, qu'il est doux à ma bouche,
    83
    Et que je fus heureuse alors qu'il décocha
    84
    Ce trait d'or qui mon cœur si vivement toucha,
    85
    Versant d'un même coup dans le sein de Thélame
    86
    Une pareille ardeur à l'ardeur qui m'enflamme.
    87
    Dieux! que depuis mes jours sont doucement coulés,
    88
    Que de plaisirs se sont à mes soupirs mêlés,
    89
    Et que j'ai bien goûté sans crime & sans envie
    90
    Les plus aimables fruits de l'amoureuse vie!
    91
    Une simple Bergère asservir sous sa loi
    92
    Un qui peut commander en qualité de Roi:
    93
    Au seul ressentiment d'une faveur si rare
    94
    Mon esprit de merveille & de plaisir s'égare,
    95
    Je forme des pensers à ma confusion,
    96
    Et crois que mon bonheur n'est rien qu'illusion.
    97
    Mais parmi ce discours dont mon âme se flatte
    98
    Le front du jour naissant visiblement éclate,
    99
    Et les petits oiseaux des forêts & des champs
    100
    Avecque la clarté renouvellent leurs chants;
    101
    Ce bois qui de mon heur fut la cause première
    102
    Sera tantôt forcé des traits de la lumière:
    103
    Vraiment si mon Berger oubliait de venir
    104
    Nous perdrions un beau jour à nous entretenir;
    105
    De la peur que j'en ai tous mes esprits s'affligent.
    106
    À propos la coutume & le devoir m'obligent
    107
    De lui faire un bouquet, avant que les chaleurs
    108
    De leurs ardants baisers fassent mourir les fleurs;
    109
    Il me faut dépêcher, car déjà de l'haleine
    110
    Des chevaux du Soleil fume toute la plaine:
    111
    Là-bas dans un vallon où deux petits ruisseaux
    112
    Se coulent dans un pré tout bordé d'arbrisseaux,
    113
    Nature bien souvent produit des fleurs nouvelles,
    114
    Ç'est là que je pourrai faire choix des plus belles:
    115
    Bons Dieux! le bel émail, certes à cette fois
    116
    Mes yeux perdront ici la liberté du choix.
    117
    Deesse du Printemps, Flore, à qui la Nature
    118
    Des jardins & des prés a donné la peinture,
    119
    De grâce pousse encore de ton humide sein
    120
    Quelque nouvelle fleur qui soit faite à dessein,
    121
    Dont le teint à celui de mon Amant ressemble,
    122
    Où son nom & le mien se puissent lire ensemble,
    123
    Même s'il est possible où soit représenté
    124
    L'inviolable vœu de ma fidelité:
    125
    Ainsi toujours Zéphir pour ta beauté soupire,
    126
    Ainsi jamais l'Hiver n'efface ton empire,
    127
    Et jamais les chaleurs. Mais n'apperçois-je pas
    128
    Quelqu'un dans ce taillis qui guide ici ses pas?
    129
    Depuis qu'un jour un loup me voulut faire outrage
    130
    Les objets les plus sûrs me donnent de l'ombrage,
    131
    C'est peut-être un Pasteur, il est vrai c'en est un,
    132
    De tous le moins aimable & le plus importun:
    133
    Il vient pour m'aborder, que ne m'est-il loisible
    134
    D'échapper, ou du moins de me rendre invisible.

    PHILÈNE
    135
    C'est elle, je la vois qui fait amas de fleurs
    136
    Dans ce pré tant de fois arrosé de mes pleurs:
    137
    À l'abord seulement de cet esprit farouche
    138
    Les mots comme étouffés me meurent dans la bouche,
    139
    Je frémis, je pâlis: mais c’est trop s'amuser,
    140
    L'occassion échappe à qui n'en sait user.
    DIALOGUE
    141
    Beau sujet de mes feux & de mes infortunes,
    142
    Ce jour te soit plus doux & plus heureux qu'à moi.

    SYLVIE
    143
    Injurieux Berger qui toujours m'importunes,
    144
    Je te rends ton souhait, & ne veux rien de toi.

    PHILÈNE
    145
    Comme avecque le temps toute chose se change,
    146
    De même ta rigueur un jour s'adoucira.

    SYLVIE
    147
    Ce sera donc alors que d'une course étrange
    148
    Ce ruisseau revolté contre sa source ira.

    PHILÈNE
    149
    Ce sera bien plutôt lors que ta conscience
    150
    T'accusera d'un crime en m'oyant soupirer.

    SYLVIE
    151
    Tes discours ont besoin de trop de patience,
    152
    Adieu, le temps me presse, il me faut retirer.

    PHILÈNE
    153
    Reste, mon Soleil, quoi! ma longue poursuite
    154
    Ne pourra m'obtenir le bien de te parler.

    SYLVIE
    155
    C'est en vain que tu veux interrompre ma fuite,
    156
    Si je suis un Soleil je dois toujours aller.

    PHILÈNE
    157
    Le Soleil interrompt ses courses vagabondes
    158
    Pour voir dessous les eaux les yeux de son souci.

    SYLVIE
    159
    Et moi si je voyais Philène sous les ondes
    160
    Pour voir mourir son feu je le ferais aussi.

    PHILÈNE
    161
    Justes Dieux! se peut-il qu'une Bergère endure
    162
    Son Amant à ses pieds d'amour se consumer?

    SYLVIE
    163
    Mais plutôt se peut-il que ta fureur te dure
    164
    Sachant que je ne puis ni ne te veux aimer?

    PHILÈNE
    165
    Quelle est donc ton humeur, apprends-le-moi de grâce,
    166
    Que je réclame enfin la mort ou ta pitié.

    SYLVIE
    167
    Tu le dois bien savoir, mon cœur est tout de glace,
    168
    Et mon âme insensible aux traits de l'amitié.

    PHILÈNE
    169
    Ha! si tu n'aimais rien, ce bois sauvage & sombre
    170
    Ne te retiendrait pas dans son sein tout le jour.

    SYLVIE
    171
    Il est vrai que je l'aime, à cause que son ombre
    172
    Conserve ma froideur contre les feux d'Amour.

    PHILÈNE
    173
    Mon tout, si ta rigueur me passe en repartie,
    174
    Peut-être ma confiance en doit venir à bout.

    SYLVIE
    175
    De ce dont en n'a pas encore une partie
    176
    On est bien éloigné d'en posséder le tout.

    PHILÈNE
    177
    Et bien enseigne-moi quelque nom qui te plaise,
    178
    Et duquel je te puisse appeler désormais.

    SYLVIE
    179
    Appelle-moi Sylvie, appelle-moi mauvaise,
    180
    Mais de ces noms d'Amour ne m'en parle jamais.

    PHILÈNE
    181
    Que le Ciel me ferait un bien inestimable,
    182
    Si pour être insensible il me faisait rocher!

    SYLVIE
    183
    Philène en cet état me serait plus aimable,
    184
    Car je l'aimerais mieux de roche que de chair.

    PHILENE
    185
    Dieux! tout contre le port je trouve plus d'orage,
    186
    Et plus d'aveuglement auprès de mon flambeau.

    SYLVIE
    187
    Pourquoi donc imprudent me suis-tu davantage
    188
    Si tu sais que mon œil te met dans le tombeau?

    PHILÈNE
    189
    Ainsi veut le destin, ingrate, que je t'aime,
    190
    Me forçant par mes yeux à rechercher ma mort.

    SYLVIE
    191
    Doncques de ton malheur n'accuse que toi-même,
    192
    Ou commande à tes yeux d'en accuser le sort.

    PHILÈNE
    193
    Il est vrai que tous deux me rendent misérable,
    194
    Mais le coup de la mort me vient de ta beauté.

    SYLVIE
    195
    Ainsi les imprudents font le Soleil coupable
    196
    De leur aveuglement que cause sa clarté.

    PHILÈNE
    197
    À la fin je vois bien qu'il faudra que je meure,
    198
    Sans témoignage aucun que de ta cruauté.

    SYLVIE
    199
    Qui n'attend que la mort doit mourir de bonne heure,
    200
    En retarder le coup, c'est une lâcheté.

    PHILÈNE
    201
    Quoi! tu n'auras donc pas pitié de la constance
    202
    D'un pauvre cœur qui meurt de ton amour épris.

    SYLVIE
    203
    S'il meurt c'est justement, il fait la pénitence
    204
    Du crime qu'il a fait d'avoir trop entrepris.

    PHILÈNE
    205
    Tu veux bien pour le moins avant ma sépulture
    206
    D'un baiser seulement ma douleur appaiser.

    SYLVIE
    207
    Sans perdre en même temps l'un ou l'autre nature,
    208
    Les glaces & les feux ne se peuvent baiser.

    PHILÈNE
    209
    Ô cœur! mais bien rocher toujours couvert d'orage,
    210
    Où mon amour se perd avec trop de rigueur!

    SYLVIE
    211
    On touche le rocher où l'on fait le naufrage,
    212
    Mais jamais ton amour ne m'a touché le cœur.

    PHILÈNE
    213
    Disons pour mieux parler d'une chose si rare,
    214
    Si ce n'est un rocher que c'est un diamant.

    SYLVIE
    215
    Ne t'étonne donc pas si ma rigueur avare
    216
    À cause de son prix le garde chèrement.

    PHILÈNE
    217
    Au moins que ce bouquet fait de tes mains divines
    218
    Au defaut d'un baiser récompense ma foi.

    SYLVIE
    219
    Tu n'en peux espérer que les seules épines,
    220
    Car je garde les fleurs pour un autre que toi.

    PHILENE
    221
    Ô Dieux! soyez témoins que je souffre un martyre
    222
    Qui fait fendre le tronc de ce chêne endurci.

    SYLVIE
    223
    Il faut croire plutôt qu'il s’éclate de rire
    224
    Oyant les sots discours que tu me fais ici.

    PHILÈNE
    225
    Tu t'en vas donc Sylvie, ô Sylvie! Ô mon âme!
    226
    Est-ce là le loyer que mérite ma flamme?
    227
    Reviens, belle, reviens, non pour me secourir,
    228
    Mais pour m'entendre plaindre & pour me voir mourir.
    229
    Orgueilleuse Bergère, ingrate fugitive,
    230
    Puisque ta cruauté ne veut pas que je vive,
    231
    Je lui veux obéir, arrête encore un peu,
    232
    Je n'ai plus à pousser qu'un petit trait de feu.
    233
    Mais c'est former en vain un discours à la nue,
    234
    Elle est déjà si loing que je la perds de vue,
    235
    Et comme si ses pieds approuvaient son dédain
    236
    L'inhumaine s'enfuit plus légère qu'un daim.
    237
    Rochers, arbres, ruisseaux, belles fleurs, solitude,
    238
    Qui voyez ma constance & son ingratitude,
    239
    Quel esprit aujourd'hui sous l'amoureuse loi
    240
    À moins de recompense & plus de mal que moi?
    241
    On a vu deux moissons depuis l'heure première
    242
    Qu’elle mit en ses fers mon âme prisonnière,
    243
    Depuis je n'ai cessé de lui faire la cour
    244
    Avec des compliments de respect & d'amour:
    245
    J'ai cent fois repoussé le loup de son herbage,
    246
    Cet fois j'ai pris le soin de lui faire un ombrage,
    247
    Témoin un cabinet tout tapissé de verd
    248
    Fait de mes propres mains pour la mettre à couvert,
    249
    Même dernièrement je lui fis une planche
    250
    En un certain passage où ce ruisseau s'épanche.
    251
    Mais pourquoi rapporter ces soins officieux,
    252
    Puisque sa cruauté ne m'en traite pas mieux?
    253
    Au contraire on dirait que sa rigueur augmente
    254
    Lorsque ma passion devient plus véhémente.
    255
    N'importe, si faut-il mourir en ce dessein,
    256
    Aussi bien je ne puis me l'arracher du sein:
    257
    Je crois que le bonheur suivra notre espérance,
    258
    Et qu'elle aura pitié de ma persévérance:
    259
    En tout cas je verrai ferme dans mon tourment
    260
    Jusques où le malheur peut pousser un Amant.

    SCÈNE III

    MÉLIPHILE, THÉLAME, SYLVIE

    MÉLIPHILE
    261
    Voici l'heure à peu près qu'en habit de bocage
    262
    Mon frère doit passer dedans ce jardinage,
    263
    La curiosité me presse grandement
    264
    De savoir le sujet de ce déguisement:
    265
    Son humeur depuis peu se plaît à la campagne,
    266
    Sans vouloir toutefois souffrir qu'on l'accompagne,
    267
    Et contre sa coutume il ne fait que songer:
    268
    Je l'apperçois qui vient en habit de Berger,
    269
    Enfin je vous y prends, l'état où je vous trouve
    270
    De vos intentions m'est une claire preuve,
    271
    L'esprit le moins rusé serait trop éclairci
    272
    De l'amoureux dessein qui vous amène ici;
    273
    Il n'en faut pas rougir, en de semblables choses
    274
    Amour fait bien souvent d'autres métamorphoses,
    275
    Bien longtemps devant vous on nous dit que les Dieux
    276
    En habits empruntés sont descendus des Cieux.
    277
    Non, non, ne craigne point d'enseigner un mystère
    278
    À qui sait comme il faut & parler & se taire.

    THÉLAME
    279
    Comme on permet le mal qu'on ne peut empêcher,
    280
    Il faut bien découvrir ce qu'on ne peut cacher.

    MÉLIPHILE
    281
    Peut-être ma franchise un peu trop curieuse
    282
    Dedans sa privauté vous est injurieuse.

    THÉLAME
    283
    Nullement, tant s'en faut, que mon plus grand regret
    284
    Est de t'avoir caché si lontemps mon secret.

    MÉLIPHILE
    285
    Si vous me faites part de cette confidence,
    286
    Croyez qu'assurément mes soins & ma prudence
    287
    Vous y pourront servir, outre que déchargé
    288
    D'un secret important l'esprit est allégé.

    THÉLAME
    289
    Sache donc, chère sœur, que ce cœur insensible,
    290
    Ce cœur qu'on a tenu si longtemps invincible,
    291
    Que tant de beaux objects dont se pare la Cour
    292
    N'avaient pu rendre encore susceptible d'amour,
    293
    De libre où il était incessamment soupire,
    294
    Esclave devenu de l'amoureux empire.

    MÉLIPHILE
    295
    Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai dû me douter
    296
    Du sujet du discours que je viens d'écouter:
    297
    À voir les mouvements de votre inquiétude,
    298
    Et comme votre humeur aimait la solitude,
    299
    Il était bien aisé de faire un jugement
    300
    Conforme à la raison de votre changement.
    301
    Mais quelle est la Beauté qui se donne la gloire
    302
    De remporter sur vous une telle victoire?

    THÉLAME
    303
    Une que tu pourrais à peine imaginer,
    304
    Si tu n'es bien savante en l'art de deviner.

    MÉLIPHILE
    305
    Je ne sais, mais au moins je crois que c'en est une
    306
    Digne de votre amour & de votre fortune.

    THÉLAME
    307
    Assurément.

    MÉLIPHILE
    J'entends une qui soit de rang
    308
    Et de condition sortable à votre sang.

    THÉLAME
    309
    Je ne te tiendrai pas davantage en balance,
    310
    Ici ma passion implore ton silence,
    311
    Ici je te conjure au nom de l'amitié
    312
    De tenir ce dépôt plus cher de la moitié
    313
    Que ton propre intérêt, ou que ta propre vie.
    314
    Ô Dieux! sans me pâmer puis-je nommer Sylvie!
    315
    C'est elle qui m'arrête en des liens dorés,
    316
    Qui même par un Dieu devraient être adorés:
    317
    Les dons d'âme & de corps dont elle est bien pourvue
    318
    Charment à même temps & l'esprit & la vue,
    319
    Son visage où jamais ne s'appliqua le fard
    320
    Ignore les attraits qu'on emprunte de l'art,
    321
    On n'y voit point blanchir la céruse & le plâtre
    322
    Comme en ceux qu'aujourdhui notre Cour idolâtre:
    323
    Diane dans les bois, Arethuse dans l'eau,
    324
    N'eurent jamais le teint ni plus frais ni plus beau,
    325
    C'est le plus noble cœur, l'humeur la plus docile,
    326
    Et le meilleur esprit qui soit en la Sicile:
    327
    Au reste s'il y a quelque souverain bien,
    328
    On ne le doit chercher que dans son entretien.

    MÉLIPHILE
    329
    Les belles qualités qui la rendent aimable
    330
    Font que dans votre choix vous n'êtes point blâmable,
    331
    Il est certain qu'elle a des attraits assez doux
    332
    Pour ôter la raison à tout autre qu'a à vous:
    333
    Mais de croire qu'un Prince aimât une Bergère
    334
    Si ce n'est d'une amour ou feinte ou passagère,
    335
    C'est ce qui de mon sens s'éloigne tellement,
    336
    Que je n'oserais pas y songer seulement.

    THÉLAME
    337
    Ô ma sœur! si ton cœur avait une étincelle
    338
    De ce nouveau brasier qu'au dedans je recèle,
    339
    Au lieu de censurer mes innocents desseins
    340
    On te verrait bientôt les sentiments plus sains,
    341
    Tu saurais que le nœud d'une amitié parfaite
    342
    Assemble également le Sceptre à la Houlette,
    343
    Que des objects mortels ont fait plaindre les Dieux,
    344
    En un mot tu saurais que l'Amour n'a point d'yeux.

    MÉLIPHILE
    345
    Il est vrai, mais aussi vous ne prenez pas garde
    346
    Qu'à son aveuglemet votre honneur se hasarde,
    347
    Et qu'insensiblement il vous va préparant
    348
    Le triste événement d'un danger apparent.
    349
    Vous connaissez du Roi l'implacable colère,
    350
    Il veut que tout le monde ait souci de lui plaire;
    351
    Croyez-moi, vos projets seraient beaucoup meilleurs
    352
    Si suivant mon avis vous les tourniez ailleurs.

    THÉLAME
    353
    Ô Ciel! sans me venger puis-je ouïr ces blasphèmes!
    354
    Impitoyable sœur, est-ce ainsi que tu m'aimes?
    355
    Conseillère importune, au lieu de me guérir
    356
    As-tu donc entrepris de me faire mourir?

    MÉLIPHILE
    357
    Je ne m'étonne pas si votre esprit s'afflige,
    358
    Plus on veut votre bien plus on vous désoblige.

    THÉLAME
    359
    Garde ce bien pour toi, m'en peut-il arriver
    360
    Un plus grand que celui dont tu me veux priver?
    361
    Tu me vas conseillant d'amortir une flamme
    362
    Que je tiens mille fois plus chère que mon âme,
    363
    Tu me veux engager en une trahison,
    364
    Tu me veux faire enfin avaler du poison:
    365
    Est-ce là le moyen de me donner remède?
    366
    Non, non, j'aime bien mieux que personne ne m'aide.

    MÉLIPHILE
    367
    À ce compte faudrait qu'on vous laissait périr.

    THÉLAME
    368
    Celle qui m'a blessé me saura bien guérir,
    369
    Ses beaux yeux ont assez de quoi rendre la vie,
    370
    Et de quoi la ravir quand ils en ont envie,
    371
    N'en sois point en souci, mais seulement permets
    372
    Que de leurs traits ardants je brûle désormais.

    MÉLIPHILE
    373
    Puisque cette fureur est un mal nécessaire,
    374
    Je crois que le meilleur est de vous laisser faire,
    375
    Cependant avisez de conduire si bien
    376
    Le cours de vos amours, que l'on n’en sache rien:
    377
    Vous savez que les Rois ont de bonnes oreilles.

    THÉLAME
    378
    Pourvu qu'à la sûreté de nos plaisirs tu veilles,
    379
    Et que ton amitié nous assiste au besoin,
    380
    Nous n'aurons en ceci ni censeur ni témoin.

    MÉLIPHILE
    381
    Assuré de ma foi sans réserve & sans doute,
    382
    Vous pouvez hardiment poursuivre votre route,
    383
    Rien ne choque si fort un amoureux désir,
    384
    Que de lui retarder les fruits de son plaisir,
    385
    Vous n’en faites que trop ici l'experience.

    THÉLAME
    386
    Il est vrai que mon cœur avec impatience
    387
    Sachant que sans faillir ma Bergère m'attend,
    388
    Soupire après le bien que son espoir lui tend.
    389
    Adieu, je suis l'aimant qui m'attire auprès d'elle,
    390
    Souviens-toi de m'aimer & de m'être fidèle.
    391
    Non guère loin d'ici je découvre le lieu
    392
    Qui chaque jour m'élève à la gloire d'un Dieu,
    393
    Où dans un petit fonds que le feuillage couvre
    394
    Je vois des raretés qu'on ne voit point au Louvre.
    395
    Mais d'où vient que Sylvie est encore à venir?
    396
    Quel obstacle la peut si longtemps retenir?
    397
    Ma défiante humeur me voudrait faire accroire
    398
    Qu'elle manque aujourd'hui d'amour ou de mémoire,
    399
    Je m'en dédis pourtant, je fais tort à sa foi,
    400
    Si je brûle pour elle, elle brûle pour moi.

    SYLVIE
    401
    sortant de derrière un buisson
    Tu le peux bien jurer sans te rendre parjure.

    THÉLAME
    402
    Ha! mon Ange pardon, je t'ai fait une injure.

    SYLVIE
    403
    Voyez si je me plais à nourrir vos douleurs,
    404
    Au lieu de vous punir je vous donne des fleurs.

    THÉLAME
    405
    Et moi qui m'en retiens les épines dans l'âme,
    406
    Je te donne en revanche un baiser tout de flamme.

    SYLVIE
    407
    Si mon amant rêveur, solitaire & transi
    408
    Voyait les privautés que je vous souffre ici,
    409
    Ayant déjà sujet comme il a de se plaindre,
    410
    Vraiment ce serait bien pour l'achever de peindre.

    THÉLAME
    411
    Comment? quelqu'un, Sylvie ose-t'il desirer
    412
    Un bien pour qui moi seul ai droit de soupirer?

    SYLVIE
    413
    Tantôt comme j'étais seule dans la prairie
    414
    Laissant parmi les fleurs errer ma rêverie,
    415
    Philène, qui me dit l'objet de ses tourments,
    416
    M'a presque assassinée avec ses compliments.

    THÉLAME
    417
    Je crois que ce rival en sa poursuite vaine
    418
    N'a rien gaigné sur toi.

    SYLVIE
    Ne t'en mets point en peine,
    419
    Tout autre que Thélame en vain proposerait
    420
    De s'acquérir Sylvie.

    THÉLAME
    Un Dieu ne l'oserait,
    421
    J'aime trop chèrement le bien que je possède,
    422
    Je perdrai la lumière avant que je le cède:
    423
    Mon âme assure-toi que tu verras un jour
    424
    Des merveilleux effets du fruit de mon amour.

    SYLVIE
    425
    Seigneur, votre amitié me rend toute confuse,
    426
    J'ai peur qu'imprudemment en fin je n'en abuse,
    427
    Je ne mérité pas.

    THÉLAME
    Brisons là mon souci,
    428
    si tu veux m'obliger ne parle plus ainsi.

    SYLVIE
    429
    Plût aux Dieux vissiez-vous mon âme toute nue
    430
    Pour juger de sa flamme.

    THÉLAME
    Elle m'est trop connue,
    431
    J'aimerais beaucoup mieux te voir le corps tout nu.

    SYLVIE
    432
    Je vous croyais vraiment un peu plus retenu,
    433
    Mais à ce que je vois.

    THÉLAME
    J'ai beaucoup d'innocence
    434
    Pour avoir tant d'amour.
    SYLYIE Plutôt trop de licence.

    THÉLAME
    435
    Je vois bien que c'en est, il faut que ta rigueur
    436
    Se plaise incessamment à me voir en langueur:
    437
    Mais déjà le Soleil bien haut sur l'Hemisphère
    438
    N'a plus que la moitié de sa visite à faire,
    439
    Ce bocage prochain nous invite à propos
    440
    À la commodité du frais & du repos;
    441
    Couchons-nous sur ces fleurs, l'herbe & la feuille verte
    442
    S'offrent à nous servir de lit & de couverte:
    443
    On dirait proprement que ces beaux myrthes verts
    444
    Aux pauvres amoureux tendent les bras ouverts;
    445
    Voici le même endroit et d'amour & de franchise
    446
    Où Venus autrefois embrassait son Anchise,
    447
    C'est ici que le Dieu qui préside aux combats
    448
    Le harnois dépouillé vient prendre ses ébats;
    449
    Ici le moindre object au plaisir nous convie,
    450
    Ici les ennemis des douceurs de la vie
    451
    Ne viennet point troubler le repos d'un Amant.

    SYLVIE
    452
    Il est vrai que voici le lieu le plus charmant
    453
    Qui se puisse trouver.

    THÉLAME
    Loin de la complaisançe,
    454
    Je crois que sa douceur lui vient de ta présence,
    455
    Que tes yeux seulement le font gai comme il est,
    456
    Que c'est par ta beauté que la sienne me plaît,
    457
    Que ce bois n'entretient son ameublement sombre
    458
    Qu'à dessein de te faire un présent de son ombre,
    459
    Que le fond verdissant de ces taillis fleuris
    460
    Ne tire son éclat sinon de tes souris;
    461
    Même que les zéphyrs du mont & de la plaine
    462
    Afin de t'écouter retiennent leur haleine;
    463
    Que pour te réjouir parmi ces alisiers
    464
    Les petits rossignols exercent leurs gosiers;
    465
    Bref il est assuré que tout ce paysage
    466
    N'a d'embellissement que de ton beau visage.

    SYLVIE
    467
    Dis ce que tu voudras afin de me louer,
    468
    Je me garderais bien de te désavouer,
    469
    N'ayant point de vertu qui ne te soit commune:
    470
    Ou bien si tu le veux je suis comme une Lune,
    471
    Si je luis, ce n'est point d'autre feu que du tien.

    THÉLAME
    472
    De grâce oblige-moi, laissons cet entretien,
    473
    Et rends la guérison à mon esprit malade,
    474
    Donne-moi je te prie une amoureuse œillade,
    475
    Tire-moi seulement un de ces chauds regards
    476
    Dont tu peux embraser les cœurs de toutes parts:
    477
    Souffre sans murmurer que ma bouche idolâtre
    478
    Imprime ses baisers dessus ton sein d'albâtre.
    479
    Ô transports! ô plaisirs du crime séparés,
    480
    Où voulez-vous ravir mes esprits égarés,
    481
    Mon Âme, mon Soleil, mon Ange tutelaire?
    482
    Ha! ta douceur me tue à force de me plaire,
    483
    Mes sens évanouis d'aise me vont quitter,
    484
    Si tu ne prends le soin de me ressusciter.

    SYLVIE
    485
    Je sais bien que j'ai trop d'indulgence amoureuse,
    486
    Je te serais meilleure étant plus rigoureuse;
    487
    Si tu mourais durant cet aimable transport,
    488
    Sans doute je serais coupable de ta mort.
    489
    Outre que j'ai si peur que quelqu'un ne nous voie,
    490
    Que j'en sens de moitié diminuer ma joie.
    491
    Je crois que ces rochers ne sont point assez sourds
    492
    Pour n'avoir pas ouï nos folâtres discours,
    493
    Que ce petit ruisseau tacitement en gronde,
    494
    Qu'il grave les baisers sur le front de son onde;
    495
    Que ces feuilles enfin & ces fleurs que je vois
    496
    Sont pour nous découvrir autant d'yeux & de voix.

    THÉLAME
    497
    Que crains-tu? l'Amour même est notre intelligence,
    498
    Il veille sur nous deux avecque diligence,
    499
    C'est lui qui tient exprès ces rameaux enlacés
    500
    Pour defendre au Soleil de nous voir embrassés.
    501
    Mais quoi! veux-tu déjà me quitter ma Déesse?
    502
    Attends encore un peu, mon cœur rien ne nous presse,
    503
    N'expose point ton teint à la chaleur du jour.

    SYLVIE
    504
    Je ne saurais ici faire plus long sejour,
    505
    Il me faut remmener mes troupeaux au village.

    THÉLAME
    506
    Où les as-tu laissés?

    SYLVIE
    Au long de ce rivage,
    507
    Sous la protection d'un mâtin assuré,
    508
    J'ai grand peur seulement d'avoir trop demeuré,
    509
    Cela me met en peine, & fait qui j'apprehende
    510
    Qu'arrivant au logis on ne me réprimende.

    THÉLAME
    511
    Dans deux heures au moins tu reviens en ce lieu.

    SYLVIE
    512
    Je n'y manquerai pas.

    THÉLAME
    Adieu doncques.

    SYLVIE
    Adieu.


    ACTE II

    SCÈNE I

    DAMON, MACÉE

    DAMON
    513
    Il faut que je te dise ici sans plus attendre
    514
    Ce qu'à regret je viens tout fraîchement d'entendre,
    515
    L'affaire est d'importance, & principalement
    516
    En ce qu'elle nous touche & presse également,
    517
    Qu'un orage prochain troublant notre bonace,
    518
    De naufrage assuré dans le port nous menace.
    519
    Ô fille sans esprit, qu'à tes pauvres parents
    520
    Tes désirs déréglés vont de soins préparants.

    MACÉE
    521
    Dieux! qu'est-ce qu'il a dit, je gagerai ma vie
    522
    Qu'en ces termes couverts il parle de Sylvie,
    523
    Damon ne me tiens plus davantage en suspens,
    524
    Je sens dedans mon sein errer mille serpents,
    525
    Et l'appréhension qui m'étonne & me trouble
    526
    De moment en moment en mon âme redouble,
    527
    Mon esprit au soupçon du malheur attaché
    528
    Me dit que notre fille a son honneur taché,
    529
    Est-il vrai mon ami?

    DAMON
    Je n'en sais rien m'amie.

    MACÉE
    530
    Il est trop véritable: ô Dieux! quelle infamie,
    531
    Voilà notre maison couverte désormais
    532
    D'un reproche honteux qui ne mourra jamais.
    533
    Plûs au Ciel que la mort nous pris tous trois ensemble.

    DAMON
    534
    Tu t'affliges, Macée, & trop tôt ce me semble,
    535
    Encore ne faut-il pas s'attrister à credit,
    536
    On m'a dit seulement.

    MACÉE
    Et que vous a-t'on dit?

    DAMON
    537
    Que le nuisible éclat des beautés de Sylvie
    538
    Avait au fils du Roi la liberté ravie,
    539
    Que ce Prince amoureux son entretien goûtait,
    540
    Lui parlait à l'écart, & qu'elle l'écoutait:
    541
    Considérant le temps, le lieu, le personnage,
    542
    Tout cela ne vaut rien à celles de son âge,
    543
    Et crois que ce Seigneur ne daignerait la voir
    544
    Que pour passer son temps & pour la décevoir
    545
    De moi cela me trouble & me tient en cervelle.

    MACÉE
    546
    Vraiment vous m'avez dit une étrange nouvelle,
    547
    Mais d'ailleurs que sait-on si son funeste auteur
    548
    N'en serait point aussi lui-même l'inventeur?
    549
    Il dit cela peut-être afin de nous déplaire.

    DAMON
    550
    Il est homme de bien, & témoin oculaire,
    551
    Il a dedans le parc plusieurs fois avisé
    552
    Sylvie avec Thélame en Berger déguisé.

    MACÉE
    553
    Au moins parmi les droits que donne la puissance
    554
    Il ne les a point vu prendre trop de licence,
    555
    Car j'ose m'assurer que ce jeune Seigneur
    556
    Règle ses passions au compas de l'honneur,
    557
    Et que son naturel, ses mœurs, ni son courage
    558
    Ne sauraient se porter à l'excès d'un outrage,
    559
    C'est ce qui me console.

    DAMON
    Ô! qu'à ce que j'entens,
    560
    Tu te connais fort mal aux malices du temps,
    561
    Je t'apprens que les grands sont au siècle où nous sommes
    562
    En matière d'amour comme les autres hommes,
    563
    Et que ce ne sont pas seulement nos Bergers
    564
    Qui sont dissimulés, seducteurs & légers.
    565
    Dis-moi s'il est certain que cet esprit volage
    566
    Suivant les mouvements & les désirs de l'âge,
    567
    Et contre la grandeur de sa condition,
    568
    Recherche notre fille avecque passion,
    569
    Que pourra devenir cette flamme insensée?
    570
    À quelle fin crois-tu que tende sa pensée?
    571
    À la sincerité du lien conjugal,
    572
    Le parti ce me semble est par trop inégal,
    573
    C'est à quoi la raison nous défend de prétendre,
    574
    Berger je me propose un Berger pour mon gendre.

    MACÉE
    575
    On sait bien qu'il n'est pas homme pour l'épouser,
    576
    Il a l'âme trop bonne aussi pour l'abuser.

    DAMON
    577
    En pareil accident c'est manquer de science,
    578
    Que de s'en reposer dessus la conscience.

    MACÉE
    579
    De quel autre dessein est-il donc incité?

    DAMON
    580
    De celui d'attenter à sa pudicité,
    581
    Et de déshonorer notre pauvre famille.

    MACÉE
    582
    L'assurance que j'ai de l'honneur de ma fille,
    583
    Et que l'esprit d'un Prince est rarement trompeur,
    584
    M'affranchira du blâme ainsi que de la peur,
    585
    Même s'il est permis de tirer quelque augure
    586
    Des songes que Morphée en dormant nous figure,
    587
    Je tiens suivant celui que je veux réciter,
    588
    Que cette affection nous pourra profiter,
    589
    Et qu'étant comme elle est innocemment concue
    590
    Elle finira bien si je ne suis décue.
    591
    Soyez donc attentif si vous voulez ouïr
    592
    Un discours dont la fin nous devrait réjouir.

    DAMON
    593
    Le plaisir est bien vain qui procede d'un songe.

    MACÉE
    594
    Encore trouve-t-on quelque appât au mensonge,
    595
    Et principalement alors qu'il va flattant
    596
    Un esprit dans la peur de son malheur flottant.
    597
    Cette nuit sur le point que pour déplaire à l'ombre
    598
    Le Ciel étincelait de petits feux sans nombre,
    599
    Et que les froids pavots du sorcier de nos maux
    600
    Assoupissaient les sens de tous les animaux,
    601
    Il m'a semblé de voir dans une grande plaine
    602
    Notre fille au milieu de ses troupeaux à laine;
    603
    Ce jour à mon avis était bien le plus beau
    604
    Que jamais ait formé le céleste flambeau,
    605
    Le Ciel partout uni sans ride & sans nuage
    606
    Sous un éclat d'azur montrait son beau visage,
    607
    Quand tout à coup voilà qu'un air triste & fâché,
    608
    Dans un nuage noir a le Soleil caché;
    609
    Les bocages couverts d'horreur & de ténèbres
    610
    De plaisants qu'ils étaient sont devenus funèbres,
    611
    Parmi l'obscurité de cette épaisse nuit
    612
    Un soudain tourbillon avec un fort grand bruit
    613
    Après m'avoir en vain deux ou trois fois heurtée,
    614
    D'un violent effort à ma fille emportée:
    615
    J'avais beau regarder, il faisait si très noir,
    616
    Qu'à quatre pas de moi je n'eusse pu la voir,
    617
    Au défaut du regard mon oreille attentive
    618
    Recevait à tous coups sa voix faible & plaintive
    619
    Qui venait jusqu'a moi d'un lamentable accent,
    620
    Ainsi que d'un esprit que la mort va pressant:
    621
    Lors véritablement la crainte naturelle
    622
    A fait place à l'amour que j'eus toujours pour elle,
    623
    Car quelque précipice où j'eusse pu courir
    624
    J'ai fait tous mes efforts pour l'aller secourir.
    625
    Je l'assurais déjà de mon aide présente,
    626
    Quad je me trouve à coup si lourde & si pesante,
    627
    Que pour la délivrer d'un assuré trépas
    628
    Je n'eusse pu vers elle avancer d'un seul pas:
    629
    Tantôt il me semblait glisser dessus du verre,
    630
    Et tantôt que mes pieds se collaient à la terre,
    631
    Même au lieu d'aller droit où sa voix m’appelait
    632
    Un souffle impétueux parfois me reculait.
    633
    Dans les extrémités où sans changer de place
    634
    Mon front s’était couvert d'une sueur de glace,
    635
    Le Ciel s'est allumé d'un feu subit & clair,
    636
    Et la foudre aussitôt a suivi son éclair,
    637
    Un déluge de pluie & de grêle menue
    638
    Après cela suivant a fait crever la nue:
    639
    Alors il est certain que tant d'objets d'horreur
    640
    M'ont touché les esprits de crainte & de terreur.

    DAMON
    641
    Est-ce là ce beau songe en qui ton espérance
    642
    A mis ses fondements avec tant d'assurance?
    643
    Et quoi! ne vois-tu pas qu'en toutes ces couleurs
    644
    Il ne nous marque rien que soins & que douleurs?

    MACÉE
    645
    Jusqu'ici je l'avoue, il est un peu funeste,
    646
    Mais donnez-vous loisir d'en écouter le reste:
    647
    J'étais dans ces frayeurs quand un trait de clarté
    648
    Passant tout au travers du brouillars écarté,
    649
    Et mêlant parmi l'air l'argent de sa lumière,
    650
    A remis les objets en leur forme première:
    651
    Bons Dieux que de plaisirs, & que de toutes parts
    652
    Toute chose s'offrait plaisante à mes regards,
    653
    Les herbes & les fleurs n'étaient non plus couchées
    654
    Que si le tourbillon ne les eût point touchées,
    655
    L'effet prodigieux de l'orage passé
    656
    Jusqu'à la moindre marque était tout effacé:
    657
    Au lieu que je craignais de rencontrer Sylvie
    658
    Ou morte, ou pour le moins en danger de sa vie,
    659
    Je la vis néanmoins dessous d'autres habits
    660
    Assise au pied d'un arbre auprès de ses brebis,
    661
    Tout contre elle un Berger qui lui faisait caresse
    662
    Ainsi qu'un jeune Amant ferait à sa maîtresse,
    663
    Elle qui lui passait les doigts dans les cheveux
    664
    Montrait que son désir s'accordait à ses vœux: 
    665
    Là-dessus m'approchant je fus bien étonnée
    666
    Que je la vis partout de pompe environnée,
    667
    Son habit rayonnant d'un éclat somptueux
    668
    N'avait rien que d'auguste & de majestueux;
    669
    Jamais tant de beauté à mes yeux n'éclatèrent,
    670
    Ni jamais longtemps mes regards n'arrêtèrent;
    671
    Ma mère, me dit-elle en m'embrassant bien fort,
    672
    Ne craignons plus les vents, nous sommes dans le port,
    673
    Voyez-vous ce Berger, c'est lui qui m'a tirée
    674
    Des horreurs d'une mort qu'on m'avait préparée,
    675
    C'est lui qui m'a donné ce riche habillement,
    676
    Et c'est lui seul aussi que j'aime uniquement.
    677
    Souriant à ces mots elle achevait à peine,
    678
    Qu'une foule de monde apparut dans la plaine,
    679
    Bergères & Bergers chantant confusément
    680
    Certains air qui pourtant s'entendaient aisément,
    681
    Mêlés comme ils étaient le respect sur la face
    682
    Ils nous ont salué d'une fort bonne grâce;
    683
    Après se divisant, les hommes réunis
    684
    Ont rendu aux Bergers des honneurs infinis,
    685
    Les filles d'autre part s'adressant à la mienne
    686
    À l’imitation de la plus ancienne,
    687
    Ainsi que les Bergers ont ployé les genoux
    688
    Toutes à même temps s'inclinant devant nous,
    689
    Une en fin s'avançant & fort belle & fort grande
    690
    Sur le front de Sylvie a mis une guirlande.
    691
    Là-dessus notre coq au retour du Soleil
    692
    De son chant importun a rompu mon sommeil.

    DAMON
    693
    Tout grossier que je suis je ne m'attache guère
    694
    À ces sottes erreurs qui touchent le vulgaire,
    695
    Les superstitions n'engagent point ma foi,
    696
    Mon jugement s'en moque & leur donne la loi.

    MACÉE
    697
    Je suis d'avecque vous, Damon, que d'ordinaire
    698
    Le presage d'un songe est moins qu'imaginaire,
    699
    Mais il faut avouer qu'on en a fait aussi
    700
    Dont les prédictions ont fort bien réussi,
    701
    Je connais une femme en notre voisinage
    702
    Qui me dira bientôt ce que le mien présage.

    SCÈNE II

    DAMON, MACÉE, PHILÈNE, SYLVIE

    DAMON
    703
    Or sus, quoi que c'en soit, je m'en remets aux Dieux
    704
    Qui réglent nos destins, & font tout pour le mieux:
    705
    Cependant inventons quelques ruses sécrètes
    706
    Afin de divertir ces folles amourettes,
    707
    Je crois que le meilleur est de la marier,
    708
    Et de trouver quelqu'un à qui l'apparier.

    MACÉE
    709
    Grâce à Pan, nous avons, pourvu qu'elle nous plaise,
    710
    Des biens suffisamment pour la mettre à son aise.

    DAMON
    711
    Philène en ce hameau Berger très opulent
    712
    A toujours eu pour elle un désir violent,
    713
    Cent fois il m'a prié de lui donner pour femme,
    714
    Si cette affection lui tient encore dans l'âme
    715
    Il lui faut accorder, & sans plus de façon.

    MACÉE
    716
    Il est vrai que Philène est bien gentil garçon,
    717
    Et très bon ménager, mais je crains que Sylvie
    718
    Pour le même sujet n'ait pas la même envie.

    DAMON
    719
    Ait ou non, son désir du notre dépendant
    720
    Ne nous peut qu'obéir: taisons nous cependant,
    721
    Car je vois ce Pasteur qui vers nous s'achemine
    722
    Avecque la façon d'un esprit qui rumine.

    MACÉE
    723
    Il ne fait pas semblant de nous voir seulement,
    724
    Le fait-il à dessein?

    DAMON
    À dessein, nullement:
    725
    Vois-tu pas que sa vue aux herbes attachée
    726
    Découvre quelque épine en son âme cachée?
    727
    Allons le retirer de ce penser profond,
    728
    Dont le fiel en son cœur de plus en plus se fond.
    729
    -Berger, l'affection m'oblige à vous distraire
    730
    D'une humeur à votre âge entièrement contraire,
    731
    Quelle honte, mon fils, que tout vieux que je suis
    732
    Il faille m'employer à chasser vos ennuis,
    733
    Vous qui franc des chagrins qu'un long âge nous laisse,
    734
    Devriez à votre exemple en sauver la viellesse;
    735
    Ne me le cachez point, dites-moi franchement
    736
    Qui cause en votre humeur ce nouveau changement,
    737
    Quelque loup aurait-il dedans vos Bergeries
    738
    Avec ses dents gravé l'horreur de ses furies?

    PHILÈNE
    739
    Un mortel basilic surpris à l'impourvue
    740
    M'a coulé son venin dans l'âme par la vue.

    DAMON
    741
    Bons Dieux! un basilic, pourtant je m'ébahis
    742
    Qu'un semblable serpent se trouve en ce pays.

    MACÉE
    743
    Courage mon enfant, je sais une racine
    744
    Qui peut à votre mal apporter médecine.

    DAMON
    745
    Et moi je sais aussi certains vers ambigus
    746
    Qui servent d'antidote aux venins plus aigus.

    PHILÈNE
    747
    Vos racines, vos vers, ni vos sciences vaines
    748
    N'arracheront jamais ce poison de mes veines,
    749
    Outre qu'il me tourmente avec tant de plaisir,
    750
    Que pouvant bien guérir j'en perdrai le désir.

    DAMON
    751
    Comprends-tu le sujet de cette maladie?

    MACÉE
    752
    Je le pourrai savoir pourvu qu'il me la die
    753
    En termes plus exprès, & dont le sens ouvert
    754
    Soit moins de fictions & d'ombrage couvert.

    DAMON
    755
    Je connais le poison qui son esprit altère,
    756
    Tout ceci n'est sinon un amoureux mystère:
    757
    Va-t'enquérir Sylvie.

    MACÉE
    Essayez donc tandis
    758
    À le désennuyer.

    DAMON
    Fais ce que je te dis;
    [Elle sort]
    759
    Si bien, pauvre Berger, que la funeste œillade
    760
    D'un méchant basilic vous a rendu malade:
    761
    Mais ne croyez-vous pas qu'on vous peut secourir?

    PHILÈNE
    762
    Ma plus ferme créance est celle de mourir.

    DAMON
    763
    Non, vous n’en mourrez pas, venez venez Sylvie.

    PHILÈNE
    764
    Dieux! pourquoi dressez-vous cette embûche à ma vie?
    765
    Voilà ces mêmes yeux qui d'appas animés
    766
    M'ont d'un filtre amoureux les sens envenîmés,
    767
    À leurs moindres regards je brûle & je frissonne.

    SYLVIE
    768
    Parlez mieux, mes regards n'ont fait mal à personne,
    769
    Berger qui vive encore ne s'en plaindrait qu'à tort.

    PHILÈNE
    770
    Il est vrai si Philène est compté pour un mort.

    DAMON
    771
    Sus, sus, ne faisons point ici la discoureuse,
    772
    Ce Pasteur dont la vie est pour vous langoureuse
    773
    Mérite désormais qu'on le prenne à merci,
    774
    Outre que mon vouloir vous le commande ainsi.

    PHILÈNE
    775
    Puisque c'est à ce coup qu'à l'aise & sans contraintes
    776
    Je dois rompre la digue au courant de mes plaintes,
    777
    Bergère écoutez-les, vous en êtes l'objet,
    778
    Et votre cruauté m'en a fait le sujet.

    SYLVIE
    779
    Je ne vous entends point.

    PHILÈNE
    Vous avez donc l'oreille
    780
    Ou bien l'intelligence à votre âme pareille.

    MACÉE
    781
    Damon retirons-nous, mon visage & le tien
    782
    Ne servent que d'obstacle à leur libre entretien.

    PHILÈNE
    783
    Jusques à quand en fin, Bergère inexorable,
    784
    Tiendrez-vous à la gêne un Amant déplorable?
    785
    Vous savez les tourments que mon âme a soufferts
    786
    Depuis deux ans passés qu'elle est dedans vos fers,
    787
    Vous connaissez le feu dont elle est consommée,
    788
    Feu dont autre que vous n'a la flamme allumée,
    789
    Et qui pour un objet plus ingrat ou plus beau
    790
    Ne peut être couvert des cendres du tombeau.

    SYLVIE
    791
    Je veux dorénavant afin de vous complaire
    792
    Croire que vous m'aimez d'un amour exemplaire,
    793
    Et qu'à mon grand regret vous portez dans le sein
    794
    Un mal que d'y causer je n'eus jamais dessein,
    795
    Au contraire le Ciel m'est témoin que j'essaie
    796
    Par fuite & par mépris à guérir votre plaie.

    PHILÈNE
    797
    Ô façon de guérir mille fois augmentant
    798
    La cruauté du mal!

    SYLVIE
    Nécessaire pourtant.

    PHILÈNE
    799
    Nécessaire, il est vrai, si vous avez envie
    800
    De finir les langueurs de ma mourante vie,
    801
    Si pour vous délivrer d'un misérable Amant
    802
    Vous le voulez bientôt coucher au monument.
    803
    Bien, bien, puisque philène en vivant vous afflige
    804
    Il faudra qu'en mourant au moins il vous oblige.

    SYLVIE
    805
    Vous vous pourriez tromper.

    PHILÈNE
    Pourquoi?

    SYLVIE
    Pour ce, Berger,
    806
    Que vous pourriez mourir, & non pas m'obliger.

    DAMON
    807
    Hé bien, la trouvez-vous maintenant plus traitable?

    PHILÈNE
    808
    Ainsi qu'auparavant, voire plus indomptable.

    DAMON
    809
    Comment! depuis le temps que vous êtes ici
    810
    Vous n'avez point du tout son courage adouci:
    811
    La trouvez-vous toujours de cruauté si pleine?

    PHILÈNE
    812
    Elle est toujours Sylvie, & moi toujours Philène.

    DAMON
    813
    Ha! certes mon enfant ta confiante amitié
    814
    M'arrache ou peu s'en faut des larmes de pitié,
    815
    Il la faut excuser, jeune encore & niaise
    816
    Elle estime l'amour un tyran de son aise,
    817
    Mais le temps lui doit faire un jugement plus mûr,
    818
    Et moi réduire au joug sa libertine humeur:
    819
    Cependant, beau Pasteur, ne perdez point courage,
    820
    Nous aurons un long calme après un long orage;
    821
    Tandis en ma maison prenez tout le pouvoir
    822
    Qu'au logis de son père un gendre peut avoir,
    823
    Assuré que dans peu visiblement changée
    824
    À ma dévotion elle sera rangée.

    PHILÈNE
    825
    Oracle gracieux! mais dont je n'attends rien,
    826
    Pour me promettre, hélas! trop d'aise & trop de bien,
    827
    Mon père je ne sais quelle grâce vous rendre.

    DAMON
    828
    Adieu mon fils.

    PHILÈNE
    Adieu.

    DAMON
    Vivez content mon gendre.

    SCÈNE III

    DAMON, SYLVIE, MACÉE

    DAMON
    829
    Que j'ai pitié du sort de ce pauvre garçon,
    830
    Si faut-il à Sylvie en faire une leçon.
    831
    Fille.

    SYLVIE
    Que vous plaît-il?

    DAMON
    Sotte mal avisée
    832
    Vous riez, ce n'est pas matière de risée,
    833
    Savez-vous qu'il y a, je veux résolument
    834
    Que mon choix sur le votre agisse absolument,
    835
    Et que civilisant cette humeur indocile
    836
    Vous donniez à Philène un accès plus facile.

    SYLVIE
    837
    Je rendrai si je puis tous vos désirs contents.

    DAMON
    838
    Voilà comme il faut faire, & comme je l'entends.

    SYLVIE
    839
    Mais de grâce avisés que je suis pas d'âge
    840
    Ni d'humeur à subir si tôt le mariage.

    DAMON
    841
    Ô la plaisante excuse inventée à l'instant,
    842
    Votre mère, ma fille, en disait tout autant,
    843
    Aussi jeune que vous elle feignait mauvaise
    844
    De n'aimer pas un joug dont elle était bien aise.

    MACÈE
    845
    Sus, sus, causeur, laissons ces discours superflus,
    846
    Vous parlez là d'un temps qui ne revendra plus.

    DAMON
    847
    Il est vrai, toutefois gageons que la mémoire
    848
    T'en est bien douce encore.

    MACÉE
    Pas tant qu'on pourrait croire,
    849
    mon innocence alors sa liberté perdit.

    DAMON
    850
    Ma fille ne crois pas ce que ta mère en dit,
    851
    Fais meurir seulement les fruits de mon attente,
    852
    Épousant un Berger qui te rendra contente,
    853
    La jeunesse en ceci ton désir échauffant
    854
    T'apprendra que l'Amour lui même est un enfant.

    SYLVIE
    855
    Hélas! pourquoi sitôt me rendre infortunée?
    856
    Autant que les serpents j'abhorre l'Hymenée.

    DAMON
    857
    Simple, tu l'aimeras dès la première nuit
    858
    Qu'il t'aura fait goûter les douceurs de son fruit.

    SYLVIE
    859
    Ma mère, mon refuge, & seule en qui j'espère,
    860
    Hélas! de ce dessein divertissez mon père.

    MACÉE
    861
    Cette fille, Damon, ne s'y resoudra pas,
    862
    Elle élira plutôt dit-elle le trépas.

    DAMON
    863
    Enfin vous me fâchez, le droit de la naissance
    864
    Ne l'oblige-t'il pas à la reconnaissance?
    865
    Outre que c'est son bien & mon contentement.

    MACÉE
    866
    Encore est-il besoin de son consentement,
    867
    Il faut que son désir s'exprime par sa bouche,
    868
    L'intérêt de l'affaire entièrement la touche.

    DAMON
    869
    Qu'on ne m'en parle plus, ce que j'ai dit sera,
    870
    Et sous ma volonté l'affaire passera.

    SYLVIE
    871
    Plutôt permettez-moi de vouer à Diane
    872
    Le reste de mes jours.

    DAMON
    Vous êtes trop profane,
    873
    Elle ne reçoit point de telles gens que vous,
    874
    Je veux que vous ayez Philène pour époux;
    875
    Bergère n'aspirez à la couche d'un Prince,
    876
    Songez à quel dessein cette corde je pince.
    877
    Et toi qui sans raison la sienne pervertis,
    878
    Toi qui si lâchement flatte ses appetits,
    879
    Sache que tu la perds, & que ton imprudence
    880
    Met sa honte & la nôtre en pareille évidence.

    MACÈE
    881
    Damon appaisez-vous, parlons sans passion,
    882
    Combien en voyons-nous qui dans l'aversion
    883
    Du lien conjugal sont en mauvais ménage?
    884
    On ne voit autre chose en notre voisinage:
    885
    Certes il m'est avis pour un commencement
    886
    Qu'il faudrait la traiter un peu plus doucement.


    ACTE 3

    SCÈNE I

    PHILÈNE, DORISE

    PHILÈNE
    887
    Ô Philène aveuglé, la passion t'abuse,
    888
    Ton salut désormais ne gît plus qu'à la ruse,
    889
    Tu vois que l'orgueilleuse a trop d'ambition
    890
    Pour se tenir au sort de ta condition,
    891
    Et que séduite, hélas! d'un espoir qui la trompe,
    892
    Elle espère aux grandeurs d'une Royale pompe.
    893
    Pauvre fille déçue, & qui ne connaît pas
    894
    Qu'on tend à son honneur ces funèbres appas;
    895
    Fais-lui voir les erreurs de ce mortel Dédale
    896
    Où l'engage l'excès d'une flamme inégale,
    897
    Sauve sa chasteté d'un pas si dangereux
    898
    Par un effort d'esprit subtil & généreux;
    899
    Tu le peux aisément, car pour peu quelle croie
    900
    Que ce Prince autre part ses caresses emploie,
    901
    D'un si sanglant affront son grand cœur offensé
    902
    De dépit éteindra ce brasier insensé;
    903
    Ainsi couvertement & sans beaucoup de peine
    904
    Tu feras succéder ton amour à sa haine.
    905
    Mais Dieux! comme à mes yeux l'occasion se joint,
    906
    Une fille qui m'aime, & que je n'aime point,
    907
    S'en vient tout droit ici, selon que je présume,
    908
    Afin de me parler du feu qui la consume;
    909
    Garde-toi pour ce coup de la persécuter,
    910
    Car elle sait trop bien ta ruse exécuter.

    DORISE
    911
    Ô! favorable jour qui me fais voir encore
    912
    L'homicide beauté du Pasteur que j'adore,
    913
    Le voilà seul pensif, & qui ne me voit pas,
    914
    Approche-toi de lui s'il se peut pas à pas:
    915
    Berger c'est trop rêver, l'Amour m'a dispensée
    916
    D'interrompre le cours de ta vague pensée,
    917
    Hé Dieux! qui la saurait.

    PHILÈNE
    Je te jure ma foi
    918
    Sans feindre & sans mentir que je songeais à toi.

    DORISE
    919
    À moi, Philène, à moi, tu songeais donc possible
    920
    À me faire mourir d'un trépas plus sensible,
    921
    Et je crois qu'en ce cas tu dis la verité.

    PHILÈNE
    922
    Non, non, j'ai relâché de ma severité,
    923
    Je ne suis plus fantasque, & rien moins qu'hypocrite,
    924
    Je fais vœu désormais d'estimer ton mérite.

    DORISE
    925
    Ne me flattes-tu point d'un langage moqueur.

    PHILÈNE
    926
    Ma bouche est en ceci le tableau de mon cœur,
    927
    Un veritable amour n'a prix que de lui-même.

    DORISE
    928
    Hélas! tu connais bien s'il est vrai que je t'aime.

    PHILÈNE
    929
    Je suis trop éclairci de ton affection,
    930
    Mais pour mieux m'assurer de sa perfection,
    931
    Voudrais-tu sur le champ me faire un bon office?

    DORISE
    932
    Et que peux-je pour toi, mon cœur, que je ne fisse?
    933
    Dispose de mon sort, commande seulement,
    934
    Veux-tu qu'à tes genoux je meure?

    PHILÈNE
    Nullement,
    935
    Il faudrait que le Ciel m'eût fait naître barbare
    936
    Pour massacrer ainsi une amitié si rare,
    937
    Je ne veux rien sinon que sans faire semblant
    938
    Auprès de la forêt tes troupeaux assemblant
    939
    Ton œil soigneusement observe le passage
    940
    D'un Pasteur étranger, jeune, haut de corsage,
    941
    Le poil blond & frisé, l'œil beau, le front ouvert,
    942
    Et d'un habit de lin fort proprement couvert,
    943
    Qui la blancheur du lys & de la neige efface.

    DORISE
    944
    Et quand je l'aurai vu, que veux-tu que je fasse?

    PHILÈNE
    945
    Tâche de l'aborder, fais-lui très bon accueil,
    946
    Et feins qu'un moucheron te soit entré dans l'œil,
    947
    Le priant d'y souffler deux ou trois fois de suite:
    948
    Et souviens-toi surtout entièrement instruite
    949
    De te mettre à l'écart, assurant tout à coup
    950
    Que ton mal par le vent s'augmente de beaucoup:
    951
    C'est d'où je veux tirer la preuve indubitable
    952
    De ton affection ou feinte ou véritable.

    DORISE
    953
    Si ce Berger avait ma prière à mépris.

    PHILÈNE
    954
    Cela ne sera pas, il est trop bien appris.

    DORISE
    955
    Ne te moques-tu point

    PHILÈNE
    Ha! non, je te le jure.

    DORISE
    956
    Il faut que tout ceci soit donc une gageure.

    PHILÈNE
    957
    Justement, & déjà nos gages sont tous prêts.

    DORISE
    958
    Conte m'en le sujet.

    PHILÈNE
    Tu le sauras après,
    959
    Fais ton jeu seulement, adieu le temps s'approche.

    DORISE
    960
    Si j'y manque d'un point tu m'en feras reproche.

    PHILÈNE
    961
    Courage, tout va bien, grâce à Pan jusqu'ici
    962
    Au gré de mes souhaits l'affaire a réussi:
    963
    Je vais trouver Sylvie, & dans sa fantaisie
    964
    Dresser à petits traits un plan de jalousie.

    [Il sort]

    DORISE
    965
    Amour que savamment ceux-là te crayonnèrent
    966
    Qui l'esprit & le corps d'un enfant te donnèrent,
    967
    Peu de chose t'irrite, & peu de chose aussi
    968
    Peut rendre en même temps ton courage adouci:
    969
    Depuis un si longtemps que tu m'as enflammée,
    970
    J'avais toujours en vain ta bonté reclamée,
    971
    Et tu fais maintenant touché de mon ennui,
    972
    Que mon amant à part au mal que j'ai pour lui:
    973
    Tout ainsi qu'au travail tu joins la récompense,
    974
    Et que tu fais du bien lorsque moins on y pense.
    975
    Or sus, voici la place où je me dois tenir
    976
    Pour découvrir celui qui doit tantôt venir:
    977
    Entreprise facile autant que dangereuse,
    978
    Hélas! de toi depend ma fortune amoureuse.

    SCÈNE II

    SYLVIE, PHILÈNE

    SYLVIE
    979
    J'aime, je le confesse, un Pasteur étranger
    980
    D'un amour que jamais on ne verra changer,
    981
    C'est pourquoi tu perds temps de me faire caresse,
    982
    C'est en vain que d'amour ta passion me presse,
    983
    Et que tu veux ici m'assurer que sa foi
    984
    S'engage tous les jours vers une autre que moi:
    985
    Ta jalouse malice est trop lâche & trop vaine
    986
    Pour m'altérer l'esprit, & pour me mettre en peine.

    PHILÈNE
    987
    Je vous dis vérité.

    SYLVIE
    Je n'en crois rien à moins
    988
    D'avoir de son forfait mes deux yeux à témoins.

    PHILÈNE
    989
    Et bien je vous promets que vous ne verrez goutte,
    990
    Ou vous ne mettrez plus son inconstance en doute.

    SYLVIE
    991
    Si tu ne viens à bout de ce que tu promets
    992
    Résous-toi de bonne heure à ne me voir jamais,
    993
    Songe plus d'une fois à si haute entreprise.

    PHILÈNE
    994
    Ainsi meure l'ardeur dont mon âme est éprise
    995
    Si je ne vous fais voir son infidelité,
    996
    Et si je ne convaincs votre incrédulité:
    997
    Cachez-vous seulement dans ce petit bocage,
    998
    Où l'esprit & le corps trouveront de l'ombrage.

    SYLVIE
    999
    Que nous verrons tantôt un esprit ébahi.

    PHILÈNE
    1000
    Mais que nous en verrons un autre bien trahi.

    SCÈNE III

    THÉLAME, DORISE, SYLVIE, PHILÈNE

    THÉLAME
    1001
    À la fin j'ai quitté cette foule importune
    1002
    Que traîne chez les Rois l'espoir & la fortune,
    1003
    Je me suis dérobé d'un tas de Courtisans,
    1004
    Dont je ne puis souffrir les discours médisants,
    1005
    La même solitude a fait mon équipage,
    1006
    Elle ne m'a laissé ni serviteur ni page,
    1007
    En ce petit dessein où la presse me nuit
    1008
    Mon amour m'accompagne & mon ombre me suit:
    1009
    Il m'est encore avis que mon train pèche en nombre,
    1010
    Il faudra qu'au retour j'en retranche mon ombre,
    1011
    Car déjà le Soleil sous l'horizon penchant
    1012
    Décline peu à peu vers les flots du couchant.
    1013
    Mais que voudrait de moi cette jeune Bergère?

    DORISE
    1014
    Pardonne-moi, Pasteur, la douleur me suggère
    1015
    De réclamer ton aide, & de t'importuner
    1016
    D'un prompt soulagement que tu me peux donner,
    1017
    En te récompensant toutefois d'une rose.

    THÉLAME
    1018
    Et que veux-tu Bergère?

    DORISE
    Helas! fort peu de chose,
    1019
    Un petit moucheron d'un vol précipité
    1020
    Je ne sais comme quoi dans mon œil s'est jeté,
    1021
    Qui me fait ressentir un mal incomparable,
    1022
    Je te voudrais prier de m'être secourable.

    THÉLAME
    1023
    Si ferai de bon cœur, ouvre l'œil seulement.

    DORISE
    1024
    Encore un coup, Berger, mais souffle doucement.

    THÉLAME
    1025
    Sens-tu que la douleur encore continue?

    DORISE
    1026
    Plutôt qu'elle s'apaise & qu'elle diminue.

    SYLVIE
    1027
    Ô Prince déloyal! que ta brutalité
    1028
    Triomphe lâchement de ma fidelité.

    DORISE
    1029
    Viens-moi souffler encore en ce coupeau paisible,
    1030
    Où la froideur du vent me sera moins nuisible.

    PHILÈNE
    1031
    Vous voyez maintenant si j'ai rien avancé
    1032
    Contre la vérité de ce qui s'est passé,
    1033
    Savante à vos dépens par cet apprentissage
    1034
    Vous pourrez désormais en devenir plus sage,
    1035
    Faisant choix d'un Amant à Philène pareil.

    SYLVIE
    1036
    L'accident arrivé me donnera conseil.

    PHILÈNE
    1037
    Adieu, peut-être un jour vous me serez meilleure.

    SYLVIE
    1038
    Horreur de mes regards va t'en à la malheure.

    PHILÈNE
    1039
    Dieux! que je suis content, la ruse a prosperé,
    1040
    Justement tout ainsi que j'avais espéré,
    1041
    Le temps dois achever le reste de l'ouvrage.

    SYLVIE
    1042
    Profitable malheur, salutaire naufrage!
    1043
    Hélas! que ma raison te bénira du bord,
    1044
    Puisque sur ton débris elle gaigne le port.
    1045
    Bons Dieux! que mon destin a d'étranges mérveilles,
    1046
    Ce mal contagieux, qui pris par les oreilles,
    1047
    M'aurait blessé le cœur d'un amoureux poison,
    1048
    Maintenant par les yeux reçoit sa guérison;
    1049
    Ainsi l'un m'a perdue, & l'autre m'a sauvée,
    1050
    Ainsi de ces deux sens j'ai la force éprouvée.
    1051
    Ah! le voici qui vient d'un air qui ne ressent
    1052
    Rien moins que la noirceur de son crime récent:
    1053
    Ô Prince déloyal, âme double & profane,
    1054
    Et pour tout exprimer en un mot, Courtisane.

    THÉLAME
    1055
    Ce petit moucheron m'a longtemps retenu,
    1056
    La divine Beauté pour qui j'étais venu
    1057
    Accusant justement mon amour de paresse
    1058
    M'en recevra peut-être avec moins de caresse:
    1059
    La voilà qui languit sans doute en m'attendant
    1060
    Au pied de ce rocher sur la plaine pendant;
    1061
    Amour vole devant, & messager fidèle
    1062
    De mon retardement excuse-moi vers elle:
    1063
    Toutefois n'y vas pas, car je puis m'assurer
    1064
    Qu'auprès d'elle aussitôt tu voudrais demeurer:
    1065
    Et puis si la mauvaise est en humeur de rire
    1066
    Lors que je l'irai voir elle me pourra dire
    1067
    Que je suis un trompeur, un amoureux de Cour,
    1068
    Et que je l'irais voir en un mot sans amour.
    1069
    Il me faut dextrement prévenir son reproche:
    1070
    Ô mon Ange ôte-toi de dessous cette roche,
    1071
    Ton cœur qui n'a déjà que trop de dureté
    1072
    Pourrait facilement prendre sa qualité,
    1073
    Tu pourrais endurcir, voire par aventure
    1074
    As-tu déjà perdu ta première nature.
    1075
    Tu ne me responds mot, je crois naïvement
    1076
    Que tu n'as plus de voix ni plus de mouvement:
    1077
    S'il est vrai que tu sois en roche convertie
    1078
    Dis-moi comme un Écho deux mots de repartie.
    1079
    Je vois bien que c'en est, il me faut approcher,
    1080
    Et baiser mille fois cet aimable rocher.

    SYLVIE
    1081
    Non, non, vous ne devez de moi rien plus attendre
    1082
    Que ce qu'une sujette à son Prince doit rendre,
    1083
    Reduite par vous-même aux termes du devoir,
    1084
    Je n'ai plus cet amour que je soulais avoir,
    1085
    Amour, funeste amour imprudemment conçue
    1086
    Dans le crédule esprit d'une fille déçue.

    THÉLAME
    1087
    Adorable Beauté, qui ne t'aimerait pas,
    1088
    Puisque tes cruautés ont même des appas?

    SYLVIE
    1089
    Je ne me repais plus de ces belles paroles
    1090
    Que l'artifice enseigne en ses noires écoles.

    THÉLAME
    1091
    Mon cœur, si tu me veux pousser dans le cercueil
    1092
    Tu n'as qu'à m'affliger d'un si mauvais accueil,
    1093
    D'où viennent ces froideurs?

    SYLVIE
    Vous le devez connaître,
    1094
    Trompeur, puisque c'est vous qui les avez fait naître.

    THÉLAME
    1095
    Je meure sur le champ si mes sens interdis
    1096
    Comprennent rien du tout de ce que tu me dis.

    SYLVIE
    1097
    Ne connaissant que trop le sujet de ma plainte,
    1098
    C'est en vain qu'au forfait vous ajoutés la feinte.

    THÉLAME
    1099
    Tous ces discours au lieu de me faire savant
    1100
    Me rendent plus confus que je n'étais devant.

    SYLVIE
    1101
    Dites que mon amour plein d'honnête licence
    1102
    Pour la vôtre profane avait trop d'innocence,
    1103
    Dites qu'il vous fallait un esprit résolu
    1104
    Qui brûlat comme vous d'un flambeau dissolu:
    1105
    Vivez vivez content, assuré que Sylvie
    1106
    Va reprendre le train de sa première vie.

    THÉLAME
    1107
    Ô Dieux! c'est tout de bon, l'inhumaine s'enfuit,
    1108
    Hélas! en quel état me trouve-je réduit,
    1109
    À quelle extremité cet accident me range,
    1110
    Que nos prosperités sont sujettes au change,
    1111
    Et surtout & surtout que du soir au matin
    1112
    On voit bientôt changer un amoureux destin:
    1113
    Tantôt dans un bonheur seul à moi mesurable,
    1114
    Si le Ciel seulement me l'eût fait plus durable,
    1115
    Je beuvais à longs traits des plaisirs inouïs
    1116
    Qui comme une vapeur se sont évanouis;
    1117
    Maintenant tout me nuit, où tout m'était propice,
    1118
    Je tombe en un moment du faîte au précipice,
    1119
    Et du plus fortuné de tous les amoureux
    1120
    Je suis le moins coupable & le plus malheureux.
    1121
    Beaux arbres, belles fleurs, & toi claire fontaine
    1122
    Qui viens comme mon mal d'une source incertaine,
    1123
    Seuls & premiers témoins de ma captivité,
    1124
    Qui vîtes mon amour en sa nativité,
    1125
    C'est à vous que je viens, vous à qui je m'adresse
    1126
    Pour me remettre en grâce avecque ma Maîtresse;
    1127
    Car véritablement la mort n'a point de dards
    1128
    Que je craigne à l'égal de ses mauvais regards.
    1129
    Vous lui direz qu'à tort sa rigueur me querelle,
    1130
    Que mon cœur n'a de feu pour autre que pour elle,
    1131
    Que le bien de lui plaire est mon plus doux souci,
    1132
    Et qu'elle a tort en fin de me traiter ains¡:
    1133
    Arbres je vous supplie en votre écorce dure
    1134
    Comme sur de l'airain gravez ce que j'endure;
    1135
    Fleurs pour l'amour de moi peignez-vous de couleurs
    1136
    Dont la mort sur mon front exprime mes douleurs;
    1137
    Et toi miroir liquide arrête un peu ta glace,
    1138
    Que mon image y trouve une fidèle place,
    1139
    Afin qu'elle connaisse & même au fond de l'eau
    1140
    D'un amant tout de feu le merveilleux tableau;
    1141
    Ainsi jamais les ans ne tarissent ta source,
    1142
    Jamais rien que l'amour n'interrompe ta course,
    1143
    Que la robe des fleurs dont ton rivage est peint
    1144
    Ne change désormais ni d'éclat ni de teint,
    1145
    Que la Nayade enfin qui cause ton martyre
    1146
    De ton Palais d'argent jamais ne se retire,
    1147
    Qu'elle sèche toujours ses cheveux sur tes bords,
    1148
    Et que toujours ton onde embrasse son beau corps:
    1149
    Mais l'ombre qui des monts en bas se précipite
    1150
    D'un retour importun déjà me sollicite,
    1151
    Faut-il avec le jour si tôt me retirer?
    1152
    Que me sert de vouloir plus longtemps différer?
    1153
    La Cour, quoi que je veuille, & quoi que je consulte
    1154
    D'un paisible repos me rappelle au tumulte.
    1155
    Beaux lieux vous me devez à bon droit pardonner
    1156
    La faute que je fais de vous abandonner,
    1157
    Vous reconnaissez bien en mon visage blême
    1158
    Que m'arracher de vous c'est m'ôter à moi-même.
    1159
    Et toi qui dans ces bois & parmi ces buissons
    1160
    Fais durer nuit & jour tes piteuses chansons,
    1161
    Rossignol va trouver l'Amante de Céphale,
    1162
    Et lui dis de ma part que demain elle étale
    1163
    Les plus belles couleurs qu'elle pourra trouver,
    1164
    Puis qu'elle doit avoir un Prince à son lever.

    SCÈNE IV

    SYLVIE, DORISE

    SYLVIE
    1165
    Chimériques discours, amoureuses pensées,
    1166
    Ne me rallumez pas ces flammes insensées,
    1167
    Ne m'entretenez point dessus l'état passé,
    1168
    Et ne retracez plus ce portrait effacé,
    1169
    Sur qui dès à présent je veux passer l'éponge,
    1170
    Et dont le souvenir me sera moins qu'un songe.
    1171
    Infidèle Thélame, imposteur déloyal,
    1172
    Que tu fais mal paraître un courage Royal,
    1173
    Et qu'en cette action d'un glorieux lignage
    1174
    Tu te donne un honteux & lâche témoignage;
    1175
    Que le Démon est grand qui t'a sollicité
    1176
    De triompher ainsi de ma simplicité:
    1177
    Pour une si fameuse & belle victoire
    1178
    Faut-il point que ton nom trouve place en l'histoire?
    1179
    Ha Prince! indigne objet d'un vertueux amour,
    1180
    Esclave corrompu des vices de la Cour,
    1181
    Âme dans la mollesse & la fraude trempée,
    1182
    Que tu m'as bien, hélas! que tu m'as bien trompée:
    1183
    Mais, ô pensers ingrats autant que superflus,
    1184
    Je vous avais prié de ne me parler plus
    1185
    De ce perfide Amant qui cherchait mon dommage,
    1186
    Pourquoi donc venez-vous m'en rapporter l'image?
    1187
    Enfants dénaturés voulez-vous aujoud'hui
    1188
    Par un commun accord me trahir comme lui?
    1189
    Non non, si vous aimez mon repos & ma gloire
    1190
    Vous devez tout à fait en perdre la mémoire,
    1191
    De m'en dire du bien ni du mal désormais,
    1192
    En un mot vous devez ne m'en parler jamais.
    1193
    Voici venir quelqu'un, il est temps de se taire.

    DORISE
    1194
    Que faites-vous Bergère en ce lieu solitaire?
    1195
    Voulez-vous pas tenir le chemin du hameau?
    1196
    Déjà tous nos Bergers au son du chalumeau
    1197
    Quittent de tous côtés le mont & la campagne,
    1198
    Allons ma sœur, allons, que je vous accompagne,
    1199
    À vous voir seule ici, même à l'heure qu'il est,
    1200
    Quelque chose je crois vous trouble & vous déplaît
    1201
    Contez-moi le sujet de votre fâcherie.

    SYLVIE
    1202
    Une brebis que j'ai toujours la plus chérie
    1203
    Contre son ordinaire a quitté le troupeau,
    1204
    Ainsi que je prenais le frais sur un coupeau.

    DORISE
    1205
    L'avez-vous bien cherchée?

    SYLVIE
    Il n'est mont ni vallée
    1206
    En tout ce paturage où je ne sois allée.

    DORISE
    1207
    À ce compte il faudrait beaucoup moins s'affliger,
    1208
    Vu qu'infailliblement quelque jeune Berger
    1209
    Comme il advient souvent, te l'aura voulu prendre
    1210
    Pour se donner après le bien de te la rendre,
    1211
    En t'obligeant par là de le récompenser
    1212
    Au moins d'un grand merci, comme tu peux penser.

    SYLVIE
    1213
    Si quelqu'un m'avait fait la fourbe, je te jure
    1214
    Qu'au lieu de compliments je lui dirais injure,
    1215
    Semblable privauté ne m'obligerait pas
    1216
    Qui m'aurait tant coûté de souci & de pas.

    DORISE
    1217
    La ruse en cas d'amour ne peut-être blâmable
    1218
    À qui n'en veut user que pour se rendre aimable,
    1219
    On peut se prévaloir de ses inventions
    1220
    Pour parvenir au but de ses intentions.
    1221
    Or à propos d'amour & des ruses subtiles,
    1222
    Dont nos Bergers parfois ne sont que trop fertiles,
    1223
    Pour ce désennuyer en ton chemin faisant
    1224
    Il faut que je te fasse un conte assez plaisant
    1225
    D'un Pasteur qui n'est pas de notre voisinage,
    1226
    À qui j'ai fait jouer un très bon personnage,
    1227
    Et d'un qui se présente à tes yeux chaque jour,
    1228
    Et pour qui sans mentir je soupire d'amour,
    1229
    D'un qui du revenu de cent troupeaux à laine
    1230
    Enrichit sa maison, en un mot c'est Philène.
    1231
    Il est tard, commençons d'aller tout doucement,
    1232
    Je t'en dirai la fin & le commencement,
    1233
    Pourvu que puis après tu n'en ailles rien dire,
    1234
    Car ma condition en pourrait être pire.

    SYLVIE
    1235
    Ce discours embrouillé me tiens en grand souci,
    1236
    Philène aurait-il point fait éclater ici
    1237
    Un trait de sa malice & de sa jalousie?
    1238
    Déjà de peur mon âme en est toute saisie.


    ACTE IV

    SCÈNE I

    LE ROI, CHANCELIER, TIMAPHÈRE

    LE ROI
    1239
    Puisque par un arrêt également fatal
    1240
    On glisse au monument depuis le jour natal
    1241
    Que l'absolu pouvoir de ceux qui nous font vivre
    1242
    Nous oblige aux assauts que la tombe nous livre,
    1243
    Même qu'à la faveur des naturelles lois
    1244
    La mort porte son dard à la gorge des Rois,
    1245
    Moi qui vois que suivant le cours de la nature
    1246
    Je dois bientôt passer dedans la sépulture,
    1247
    Mes esprits dissipés, pesants & refroidis
    1248
    N'agissant plus en moi comme ils soulaient jadis,
    1249
    Avant que de mes jours la suite soit bornée,
    1250
    Je veux mettre mon fils dans le lit d'Hymenée,
    1251
    Et me rendre immortel en ma posterité,
    1252
    Au moins si j'ai ce bien vers les Dieux merité.

    CHANCELIER
    1253
    Sire tout votre peuple après ce bien soupire,
    1254
    Et certes le Démon qui régit votre Empire
    1255
    Ne pouvait inspirer en votre sacré sein
    1256
    Un plus considérable & plus juste dessein,
    1257
    Car outre le désir qui sans doute vous touche
    1258
    De voir des rejettons sortir de votre souche,
    1259
    C'est que dans l'intérêt d'un voisin allié,
    1260
    Vous rendez votre État plus ferme & plus lié,
    1261
    Souvent entre deux Rois un sortable Hymenée
    1262
    Tient une Monarchie avec l'autre enchaînée,
    1263
    Dissipe les projets que forme l'étranger,
    1264
    Et rompt ceux qu'au dedans le mutin peut forger:
    1265
    Rendez en ce bonheur la Sicile contente,
    1266
    Et ne l'affligez pas d'une si longue attente,
    1267
    Tant de riches pays qu'environne Thétis
    1268
    Nous fourniront assez d'avantageux partis,
    1269
    Entre autres nous avons la Chypre qui sans cesse
    1270
    Par ses Ambassadeurs nous offre sa Princesse,
    1271
    Et c'est à mon avis de tout autre parti
    1272
    Le plus considérable & le mieux assorti.

    LE ROI
    1273
    C'est où ma volonté davantage se porte.

    CHANCELIER
    1274
    Sire, quand on verra d'une chaîne si forte
    1275
    Deux Sceptres si puissants étroitement unis,
    1276
    Alors l'on pourra voir nos bonheurs infinis.

    LE ROI
    1277
    Un scrupule épineux me demeure dans l'âme,
    1278
    Tantôt j'ai proposé la matière à Thélame,
    1279
    Je l'ai sur ce sujet diversement tenté,
    1280
    Mais ses lentes froideurs ne m'ont point contenté,
    1281
    Je crains avec raison qu'une amitié furtive
    1282
    Ne tienne son esprit en cette humeur rétive,
    1283
    Et que la liberté d'un amour inégal
    1284
    Ne lui cause un dégoût du lien conjugal;
    1285
    Toutefois nous saurons du sage Timaphère
    1286
    S'il me veut plaire ou non en ce dernier affaire,
    1287
    Le voici de retour: Et bien est-il rendu?
    1288
    Goûte-t-il maintenant cet Hymen prétendu?

    THIMAPHÈRE
    1289
    Je n'y vois nullement sa volonté portée,
    1290
    Au contraire elle en est tout à fait écartée,
    1291
    J'ai fait ce que j'ai pu pour en venir à bout,
    1292
    Mais inutilement.

    LE ROI
    Que veut-t il après tout?

    THIMAPHÈRE
    1293
    Que votre Majestè le souffre avec licence
    1294
    Encore un ou deux ans vivre dans l'innocence,
    1295
    Et suivre les plaisirs auxquels les jeunes gens
    1296
    Sans crainte & sans excès peuvent être indulgents.

    LE ROI
    1297
    Oui, si bien qu'il voudrait qu'au gré de son caprice
    1298
    Ma raison se rangeât, & que je le souffrisse.
    1299
    L'affaire assurément tout autrement ira,
    1300
    Je ne dis autre chose, il s'en repentira,
    1301
    Avant que le Soleil sa clarté nous ramène
    1302
    Je lui ferai connaître & sa faute & ma haine.

    CHANCELIER
    1303
    Sire, je crois pour moi le Prince si bien né,
    1304
    Que quelque empêchement dont il soit détourné
    1305
    S'il connaît que l'affaire importe à la Sicile,
    1306
    On ne le trouvera nullement difficile.

    LE ROI
    1307
    Ce désordre est pour vous un mystère caché,
    1308
    Seul je sais le sujet qui me l'a débauché:
    1309
    Non non, je veux sonder le mal en sa racine,
    1310
    Et d'où vient le poison tirer la médecine.
    1311
    Thimaphère écoutez, aussi loin de mon parc
    1312
    Comme en deux ou trois fois pourrait porter un arc,
    1313
    Vous devez rencontrer la Bergère Sylvie,
    1314
    Amenez-la demain sur peine de la vie,
    1315
    Et tenez le secret aussi cher que le jour.

    THIMAPHÈRE
    1316
    Sire, du grand matin je serai de retour.

    LE ROI
    1317
    Mutin, je t'apprendrai que je suis en puissance
    1318
    De punir tôt ou tard ta désobéissance,
    1319
    Que j'ai de ta folie un vif ressentiment,
    1320
    Et que je lui prépare un nouveau châtiment.

    CHANCELIER
    1321
    Si votre Majesté suivant la violence
    1322
    Cette faute du Prince à la rigueur balance
    1323
    En qualité de juge, elle s'offensera,
    1324
    Mais en celle de père elle s'appaisera,
    1325
    Et puis de son erreur la jeunesse est complice.

    LE ROI
    1326
    C'est excuser la faute, & non pas le supplice,
    1327
    C'est par ses jeunes ans son crime authoriser,
    1328
    Et sa rébellion aussi favoriser.
    1329
    Celui qui sans le coup d'un éclat de tonnerre
    1330
    Allumait un brasier aussi grand que la terre,
    1331
    Tout jeune qu'il était laissa-t-il pour cela
    1332
    De sentir la rigueur du feu qui le brûla?

    CHANCELIER
    1333
    Amour est un torrent dans un jeune courage
    1334
    Que les empêchements font enfler davantage,
    1335
    Qui veut en voir la fin le doit laisser courir.

    LE ROI
    1336
    Doncques les bras croisés & sans le secourir
    1337
    Il faut voir les dangers où cet amour le pousse.

    CHANCELIER
    1338
    Non, mais l'en retirer d'une façon plus douce,
    1339
    La force ne peut rien sur un cœur généreux.

    LE ROI
    1340
    Si le sien était tel il serait amoureux
    1341
    D'un sujet à son rang aucunement sortable,
    1342
    Qui rendrait pour le moins sa faute supportable,
    1343
    Mais le lâche qu'il est, est pris dans un lien
    1344
    Qui ternit la splendeur du nom Sicilien,
    1345
    Au lieu d'une Princesse il aime une Bergère,
    1346
    Une fille des champs.

    CHANCELIER
    Cet amour passagère
    1347
    N'étant pas de nature à longuement durer
    1348
    Finira pour si peu qu'on la veuille endurer.

    LE ROI
    1349
    L'endurer, ma bonté ne l'a que trop soufferte,
    1350
    C'est dont j'ai plus à craindre à ma honte & ma perte,
    1351
    Je devais étouffer ce monstre en son berceau,
    1352
    Et tarir ce torrent quand il était ruisseau.
    1353
    Dites-moi que sait-on à quel point de folie
    1354
    Le peut un jour porter cette mélancolie,
    1355
    Aujourd'hui moi défunt possible que demain
    1356
    Cette belle Sorcière aurait le Sceptre en main,
    1357
    Et l'Europe verrait une jeune effrontée
    1358
    Sur les ailes d'Amour dans mon Trône montée.

    CHANCELIER
    1359
    Nous ne verrons jamais un si grand changement.

    LE ROI
    1360
    Non, car je saurai bien y mettre empêchement,
    1361
    L'envoyant promener sur le rivage blême.

    CHANCELIER
    1362
    Ha Sire.

    LE ROI
    Elle fera périr mon État et moi-même,
    1363
    Si l'État ne la fait elle-même périr.

    CHANCELIER
    1364
    C'est empirer le mal & non pas le guérir,
    1365
    Si le Prince a pour elle une amitié si forte,
    1366
    Que ne fera-t-il point quand il la verra morte?

    LE ROI
    1367
    Avecque l'espérance il en perdra l'amour.

    CHANCELIER
    1368
    Il perdra plus encore, car il perdra le jour.

    LE ROI
    1369
    L'objet mort, le souci n'en travaille plus guère.

    CHANCELIER
    1370
    Il est vrai quand on aime à la façon vulgaire,
    1371
    Mais lorsqu'on est brûlé d'un flambeau violent,
    1372
    L'objet éteint, le feu n'en devient pas plus lent,
    1373
    La cendre du tombeau le conserve & l'augmente
    1374
    Pour la personne aimée en la personne amante.
    1375
    Mais l'on n'en viendra pas à ces extremités,
    1376
    Ceux dont les actions çà-bas vous imités,
    1377
    Les Dieux vous ont appris que c'est par la clémence
    1378
    Que le premier degré de leur gloire commence.

    LE ROI
    1379
    Et c'est par où plutôt la mienne doit finir,
    1380
    Mon salut & le leur gît à les bien punir,
    1381
    À leur faire sentir une peine exemplaire
    1382
    Qui les remette après au souci de me plaire.
    1383
    À quoi se résoudra mon esprit balancé?
    1384
    Si je la fais mourir, son trépas avancé
    1385
    Pourra porter mon fils à des termes tragiques,
    1386
    Il vaut mieux se servir des remèdes magiques,
    1387
    Ce beau couple amoureux en fin ne mourra pas,
    1388
    Mais ce qu'il doit souffrir est plus que le trépas;
    1389
    Car pour rendre la peine à la faute assortie
    1390
    L'esprit en souffrira la meilleure partie.

    SCÈNE II

    THÉLAME, SYLVIE

    THÉLAME
    1391
    Si je t'eusse trouvée encore ce matin
    1392
    En ta mauvaise humeur, j'achevais mon destin,
    1393
    Ce n'est pas du pouvoir des Parques qu'il relève,
    1394
    En toi seule il commence, en toi seul il s'achève:
    1395
    Bons Dieux! quand je t'ouïs parler si froidement,
    1396
    Quand je vis mon amour traité si rudement,
    1397
    De combien de couleurs me fut la face peinte.

    SYLVIE
    1398
    Ne te doutais-tu point que ce fût une feinte?

    THÉLAME
    1399
    Non, car je le croyais, ignorant que j'étais
    1400
    Du sujet pour lequel tu me persécutais:
    1401
    Mais dès que j'eus pris garde aux traits de ton visage,
    1402
    J'entrai dans les frayeurs d'un sinistre présage,
    1403
    Surtout je connus bien que c'était tout à bon
    1404
    Lors que tu t'enfonças dans le petit vallon,
    1405
    Alors certes alors tu fus mal assurée
    1406
    De la fidélité que je t'avais jurée.

    SYLVIE
    1407
    Il est vrai que j'eus tort, mais ne t'ai-je pas dit
    1408
    Comme quoi par les yeux ma raison se perdit,
    1409
    Quand & de quelle main la fraude fut tissue?
    1410
    En un mot tu sais bien comme je fus déçue.

    THÉLAME
    1411
    Après tout je sois mort, si le tour n'est subtil,
    1412
    Et si l'auteur aussi n'a l'esprit bien gentil.

    SYLVIE
    1413
    Ce discours a duré trop longtemps ce me semble,
    1414
    Depuis le point du jour que nous sommes ensemble,
    1415
    Il a continUé toujours jusques ici,
    1416
    Finissons-le mon cœur.

    THÉLAME
    Je le veux mon souci.

    SYLVIE
    1417
    Mon Prince vous rêvez, quelque chose vous fâche,
    1418
    Si vous m'aimez encore faites que je le sache,
    1419
    Et que je participe à votre affliction.

    THÉLAME
    1420
    Ma tristresse ne vient que d'appréhension,
    1421
    J'ai peur que de notre heur le destin ne s'ennuie,
    1422
    Et qu'après le beau temps ne nous vienne la pluie,
    1423
    La proposition que j'ai recue du Roi
    1424
    Et son front menaçant me donnent de l'effroi.

    SYLVIE
    1425
    Que veut le Roi de vous?

    THÉLAME
    Ce qu'il en doit attendre,
    1426
    Mais ce que mon humeur me défend de lui rendre.

    SYLVIE
    1427
    Il vous veut marier.

    THÉLAME
    Il veut ce que jamais
    1428
    Il n'aura de Thélame, & je te le promets,
    1429
    Sylvie, auparavant que ce malheur m'arrive,
    1430
    Avant qu'un autre objet de ta beauté me prive,
    1431
    Ces monstrueux tombeaux que nous voyons là-bas,
    1432
    Où gisent les auteurs de ces fameux combats
    1433
    Qui jusques dans les Cieux élevèrent l'audace,
    1434
    Au lieu du feu qu'ils ont n'auront que de la glace.
    1435
    Crois que la passion que j'ai pour ta beauté
    1436
    Est bien loin de la feinte & de la nouveauté,
    1437
    Et que je ne suis point de ceux-là qui pour gage
    1438
    De leur affection n'ont rien que le langage,
    1439
    Courtisans effrontés, hypocrites, menteurs,
    1440
    De qui l'amour consiste en des termes flatteurs,
    1441
    Le mien assurément est bien d'autre nature,
    1442
    Le temps qui mange tout lui sert de nourriture.

    SYLVIE
    1443
    L'authorité du Roi pourra beaucoup sur vous.

    THÉLAME
    1444
    J'ai de la sympathie avecque les cailloux,
    1445
    Je jette plus de feu lorsque plus on me choque.

    SYLVIE
    1446
    Et le bien de l'État...

    THÉLAME
    C'est de quoi je me moque,
    1447
    J'aime bien mes sujets, je ferais tout pour eux,
    1448
    Mais par raison d'État me rendre malheureux,
    1449
    C'est le dernier effet d'une imprudence extrême
    1450
    Que tu ne voudrais pas me conseiller toi-même:
    1451
    Crois-tu que pour se voir dans un Trône doré
    1452
    D'une presse idolâtre à genoux adoré,
    1453
    On nage pour cela dans un fleuve de joie,
    1454
    Franche des mouvements que la douleur envoie?
    1455
    Non non, fort peu souvent les solides bonheurs
    1456
    Se fondent sur l'éclat des biens & des honneurs,
    1457
    Les vrais contentements attachés aux personnes
    1458
    Ne suivent que de loin la pompe des Couronnes,
    1459
    De moi quand aujourd'hui je me verrais changer
    1460
    Ma qualité de Prince en celle de Berger,
    1461
    Pourvu qu'avecque toi je coulasse la vie,
    1462
    Les Rois les plus contents me porteraient envie:
    1463
    Aussi quand on verrait l'un & l'autre Soleil
    1464
    Faire dans mes pays son somme & son réveil,
    1465
    Sans toi qui fais le tout de ma bonne fortune,
    1466
    Cette vaine grandeur me serait importune.

    SYLVIE
    1467
    Surtout que l'amitié que vous avez pour moi
    1468
    N'attire point sur vous la colère du Roi.

    THÉLAME
    1469
    Le conseil en est pris, je n'en saurais démordre,
    1470
    J'espère que les Dieux y donneront bon ordre:
    1471
    Le chaud est violent, hâtons-nous de choisir
    1472
    Quelque ombre où nous puissions nous parler à loisir.

    SYLVIE
    1473
    Ce vieux orme écarté nous présente la sienne,
    1474
    Comme la plus secrète & la plus ancienne.

    THÉLAME
    1475
    Que me servent ces lieux de rafraîchissement,
    1476
    Hélas! puisque partout je brûle également?
    1477
    Vois-tu comme cette eau subtilement se roule,
    1478
    C'est de même façon que notre âge s'écoule,
    1479
    C'est ainsi que le temps s'enfuit d'un pied léger,
    1480
    Si nous n'avons le soin de le bien ménager,
    1481
    Ce sont enseignements qui nous devraient instruire.

    SYLVIE
    1482
    Malicieux, j'entends ce que vous voulez dire,
    1483
    Mais donnez vous loisir d'écouter un discours
    1484
    Qui ne sera sinon de matière d'amours:
    1485
    Au temps que la Nature habille les bocages,
    1486
    Un Pasteur étranger vint en nos pâturages,
    1487
    La beauté d'un pays & d'un climat si doux
    1488
    Aussitôt l'obligea de vivre parmi nous,
    1489
    Le bruit de ses vertus & de son bon ménage
    1490
    Le fit bientôt connaître à tout le voisinage,
    1491
    Chacun le chérissait, & les biens à foison
    1492
    En tout temps comme flots coulaient dans sa maison;
    1493
    Il advint que le jour d'une certaine fête,
    1494
    Où des plus belles fleurs chacun couvre sa tête,
    1495
    Où sans se soucier d'aigneaux ni de brebis
    1496
    Tous le monde se met en ses plus beaux habits,
    1497
    Amour lui fit jeter les yeux sur un visage
    1498
    Qui de la liberté lui fit perdre l'usage.

    THÉLAME
    1499
    À propos n'as-tu point tâché de retenir
    1500
    Soigneusement leurs noms dedans ton souvenir?
    1501
    Le Berger avait nom le fortuné Nicandre,
    1502
    Et la fille Délie. Or achevez d'entendre.
    1503
    Ce nouvel amoureux se retire touché
    1504
    Du pire trait qu'Amour ait jamais décoché:
    1505
    Voilà qu'il perd le soin de sa ménagerie,
    1506
    Il n'a plus l'œil ouvert dessus sa Bergerie,
    1507
    Les troupeaux & le maître empirent peu à peu,
    1508
    Il brûle nuit & jour d'un invisible feu,
    1509
    C'est à regret qu'il il boit, c’est à regret qu'il mange,
    1510
    On ne sait d'où lui vient ce changement étrange;
    1511
    Enfin ne prenant plus ni sommeil ni repos,
    1512
    Un soir il rencontra sa Bergère à propos,
    1513
    Le mal qui le pressait l'obligea de lui dire
    1514
    D'une tremblante voix l'excès de son martyre,
    1515
    La priant à genoux d'avoir pitié de lui,
    1516
    Autrement que la mort guérirait son ennui;
    1517
    en un mot il fit tant que la simple Bergère
    1518
    Agréa sur-le-champ son amour passagère;
    1519
    Il chasse tout chagrin, & traite avecque soin
    1520
    Ses troupeaux, qui sans doute en avaient bon besoin:
    1521
    Cet amour éclata si fort en sa naissance
    1522
    Que presque tout le monde en eut la connaissance,
    1523
    Leurs moutons qu'ils menaient aux lieux plus reculés
    1524
    Ainsi que leurs pensers étaient toujours mêlés:
    1525
    On ne voyait gravé sur maint écorce tendre
    1526
    Que le nom de Délie & celui de Nicandre.
    1527
    Parmi ces privautés il arriva qu'un jour
    1528
    Nicandre travaillé du feu de son amour
    1529
    Pressa fort vivement l'honneur de sa Bergère
    1530
    Avec tous les discours que la fraude suggère,
    1531
    Elle de qui l'esprit n'était pas des plus forts
    1532
    Se rendit à la fin à de si longs efforts:
    1533
    Depuis de son Berger l'ardeur si violente
    1534
    Se perdait chaque jour & devenait plus lente,
    1535
    Si bien qu'en peu de temps par un certain dégoût
    1536
    Ce trompeur déloyal ne l'aima plus du tout.
    1537
    Je vous laisse à penser si la mélancolie
    1538
    ne mit pas hors du sens l'imprudente Délie:
    1539
    Elle perd la raison, elle tombe en fureur
    1540
    De vif ressentiment qu'elle a de son erreur;
    1541
    Enfin le désespoir si fort la sollicite
    1542
    Que d'une roche en bas elle se précipite:
    1543
    Le funeste accident qui la priva du jour
    1544
    Remplit de telle horreur tous les lieux d'alentour,
    1545
    Qu'à peine le rocher peut souffrir que l’on dise
    1546
    Qu'il servit de théâtre à cette tragedie:
    1547
    Écho se retira dans un autre rocher,
    1548
    Afin qu'on ne lui pût ce meurtre reprocher:
    1549
    Ainsi l'amour lui coûte & l'honneur & la vie.

    THÉLAME
    1550
    Ô! qu'elle n'était pas si fine que Sylvie,
    1551
    Il s'en fallait beaucoup. Assez proche de nous,
    1552
    J'entends un instrument dont le son est fort doux.

    SYLVIE
    1553
    C'est le trompeur d'hier qui sans doute s'amuse
    1554
    À chanter son amour dessus sa cornemuse.

    THÉLAME
    1555
    Il semble qu'il approche.

    SYLVIE
    Il me le semble aussi.

    THÉLAME
    1556
    Je ne désire pas qu'il me rencontre ici,
    1557
    C'est pourquoi je vais faire un tour de promenade
    1558
    À travers le citron, l'orange & la grenade.

    SYLVIE
    1559
    Et moi je l'attendrai pour me moquer de lui,
    1560
    Et pour m'en délivrer tout à fait aujourd'hui.

    THÉLAME
    1561
    De grâce donne lui son congé de bonne heure,
    1562
    Au moins si tu ne veux que de langueur je meure.

    SCÈNE III

    PHILÈNE, SYLVIE, TIMAPHÈRE, THÉLAME, DORISE

    PHILÈNE
    1563
    Vois-je pas dans ce pré le sujet de mes pleurs?
    1564
    Fuis fuis de ce serpent caché parmi les fleurs,
    1565
    Misérable Berger, son venin te dévore,
    1566
    Et tu veux toutefois t'en approcher encore:
    1567
    Mais quoi, l'éloignement n'est plus ma guérison,
    1568
    Quand je m'irais cacher dessous l'autre horizon,
    1569
    ses yeux qui m'ont blessé d'une atteinte fatale
    1570
    Ont le même pouvoir que le dard de Céphale:
    1571
    Il faut en généreux & résolu Nocher
    1572
    Périr en haute mer plutôt que relâcher.
    1573
    Beauté qui me brûlez & n'êtes que de glace,
    1574
    Seule en qui la pitié ne trouve point de place,
    1575
    À la fin je veux être assuré de mon sort,
    1576
    Il faut que vous m'ouvriez le sépulcre ou le port,
    1577
    J'attends à deux genoux ma dernière sentence.

    SYLVIE
    1578
    Pour donner un arrêt de si grande importance
    1579
    Encore est-il besoin de temps pour y songer.

    PHILÈNE
    1580
    Pourquoi de mes malheurs la trame prolonger?
    1581
    Vous pouvez d'un seul mot former tout un oracle,
    1582
    Et signaler ces lieux d'un visible miracle,
    1583
    Me donnant sur-le-champ la vie ou le trépas.

    SYLVIE
    1584
    Ce discours embrouillé ne me contente pas,
    1585
    Ne parlez plus du tout, ou parlez d'autre chose.

    PHILÈNE
    1586
    Doncques de vous fléchir l'espérance m'est close.

    SYLVIE
    1587
    Vous me pourrez fléchir lors que nous passerons
    1588
    Les chaleurs de l’Été sans voir de moucherons.

    PHILÈNE
    1589
    Riez riez, mauvaise.

    SYLVIE
    Il faut bien que je rie,
    1590
    Vraiment qui ne rirait de votre tromperie?
    1591
    Vous le voyez, Berger, les trompeurs sont trompés,
    1592
    Et ceux qui voulaient prendre enfin sont attrapés,
    1593
    Ne faites plus le fin, la fourbe est découverte.

    PHILÈNE
    1594
    Ô Cieux! dessous mes pas que n'est la terre ouverte,
    1595
    Tout me nuit, tout me perd.

    SYLVIE
    Vous ne sauriez nier
    1596
    La méchante action que vous fîtes hier.

    PHILÈNE
    1597
    Il est vrai j'ai failli, mais souffrez que je dise
    1598
    Que vous trempez vous-même en cette perfidie,
    1599
    M'ayant fait rechercher en la subtilité
    1600
    Ce qui m'était acquis par ma fidélité:
    1601
    Et s'il faut disputer, la raison nous ordonne
    1602
    D'approuver un effet de qui la cause est bonne.

    SYLVIE
    1603
    Vous deviez pour le moins me jouer ce bon trait
    1604
    Un peu plus finement que vous n'avez pas fait.

    PHILÈNE
    1605
    La ruse ne pouvait n'être pas éventée,
    1606
    Puisque c'est un enfant qui l'avait inventée.

    SYLVIE
    1607
    Pour la première fois vous traitant doucement,
    1608
    Vous ne serez puni que du bannissement.

    PHILÈNE
    1609
    C'est l'Amour qui m'attache à votre compagnie,
    1610
    J'appelle devant lui de cette tyrannie,
    1611
    Ingrate vous devriez aussi bien retenir
    1612
    L'art de récompenser que celui de punir.

    SYLVIE
    1613
    Je vois bien que c'en est, il faut que je vous quitte.

    THIMAPHÈRE, & SES GARDES
    1614
    Bergère attendez-nous, nous n'allons pas si vite.

    SYLVIE
    1615
    Que vous plaît-il Mesieurs?

    THIMAPHÈRE
    De savoir votre nom.

    SYLVIE
    1616
    On m'appelle Sylvie, & mon père Damon.

    THIMAPHÈRE
    1617
    C'est vous que nous cherchons, venez, je vous commande
    1618
    De suivre de la part du Roi qui vous demande.

    PHILÈNE
    1619
    Et de grâce Messieurs pourrait-on pas savoir
    1620
    Le sujet pour lequel il désire l'avoir?
    1621
    Cela nous donnerait quelque peu d'allégeance.

    UN GARDE
    1622
    Ami, ceci n'est pas de votre intelligence,
    1623
    Les actions des Rois se doivent mesurer
    1624
    À celles des grands Dieux qu'on ne peut censurer.

    SYLVIE
    1625
    Berger, puisque je suis à tel point de misère,
    1626
    Qu'il faut que je te fasse encore une prière,
    1627
    Va de mon aventure informer mes parents,
    1628
    Et te charger du soin de mes troupeaux errants.

    PHILÈNE
    1629
    Dorise n'est pas loin qui prendra cette peine,
    1630
    Pour moi j'ai résolu d'aller où l'on vous mène.

    THÉLAME
    1631
    Attends encore un peu, ce rival importun
    1632
    Y pourrait être encore: n'importe, c'est tout un,
    1633
    Que je lui trouve ou non, ma flamme impatiente
    1634
    Ne saurait endurer une plus longue attente;
    1635
    Je vois l'orme écarté dans le feuillage vert
    1636
    A la gloire de mettre un Soleil à couvert;
    1637
    À couvert, qu'ai-je dit, je me trompe sans doute
    1638
    La mauvaise qu'elle est a pris une autre route.
    1639
    Ô Sylvie! où faut-il que je t’aille chercher?
    1640
    Est-ce pour me fuir que tu te vas cacher?
    1641
    Ha! je languis d'amour en ce dessein folâtre,
    1642
    Pourquoi fais-tu mourir celui qui t'idolâtre?
    1643
    Mais je ne vois personne, & ma bouche se fond
    1644
    Avec ce peu de bruit que les Zéphyres font.
    1645
    Dieux! d'une froide peur je sens mon âme étreinte,
    1646
    D'où me peuvent venir ces mouvements de crainte?
    1647
    Courage, informe-toi de celle-ci qui vient,
    1648
    Bergère si d'hier encore il vous souvient,
    1649
    Dites-moi s'il vous plaît où peut être Sylvie.

    DORISE
    1650
    Vous n'empêcherez pas qu'elle ne soit ravie,
    1651
    Elle est entre les mains de quatre ou cinq Archers,
    1652
    Aux prières plus sourds que ne sont ces rochers,
    1653
    Qui du vouloir du Roi se disent les ministres,
    1654
    Je vais porter aux siens ces nouvelles sinistres.

    THÉLAME
    1655
    Père dénaturé, tyran plus qu'inhumain,
    1656
    Cette foudre me vient de ta barbare main,
    1657
    Vieux rêveur impuissant, tes chagrines malices
    1658
    Troublent mal à propos nos innocents délices,
    1659
    Grossier qui ne sais pas que les empêchements
    1660
    Aux parfaits amoureux sont des allèchements:
    1661
    Ô! que si l'on fait tort à ma beauté pudique
    1662
    Tu verras arriver maint accident tragique.
    1663
    Mais pourquoi s'endormir au fort de ses douleurs?
    1664
    Cours plutôt arracher ton âme à ces voleurs,
    1665
    Les faire repentir de leur folle entreprise,
    1666
    Et leur faire lâcher une si belle prise.


    ACTE V

    SCÈNE I

    FLORESTAN, DORISE, PHILÈNE

    FLORESTAN PRINCE DE CANDIE
    1667
    Que ce climat est doux, & que ce beau pays
    1668
    En sa diversité tient mes yeux ébahis,
    1669
    Tantôt comme les flots m'ont mis sur le rivage
    1670
    Je croyais être à bord de quelque Île sauvage,
    1671
    Où la faim achevant de perdre ma vigueur
    1672
    Eût exercé sur moi sa mortelle rigueur:
    1673
    Mais à ce que je vois cette terre féconde
    1674
    Doit en fertilité n'avoir point de seconde,
    1675
    Ces guérets semblent dire à ces coteaux voisins,
    1676
    Vous voyez nos épics, montrez-nous vos raisins:
    1677
    Que l'œil se plaît à voir ce long rang de montagnes
    1678
    Qui fait une couronne à ces belles campagnes,
    1679
    Je voudrais bien trouver quelqu'un qui m'informât
    1680
    De l'état & du nom de ce nouveau climat,
    1681
    J'entends bien quelque bruit dans la forêt prochaine,
    1682
    Et vois quelque paysan là-bas dedans la plaine,
    1683
    Mais la mer m'a rendu si débile & si las,
    1684
    Qu’à peine sans mentir puis-je faire un seul pas:
    1685
    Attendant que quelqu'un en ce bocage arrive
    1686
    Je vais rêver au bruit de cette source vive:
    1687
    S'il faut s'en rapporter au jugement des yeux
    1688
    Je crois que c'est ici la demeure des Dieux,
    1689
    Car je ne pense pas qu'un si beau paysage
    1690
    Ait jamais été peint pour le mortel usage:
    1691
    Cependant la fraîcheur de ce lieu nonpareil
    1692
    Et le bruit de cette eau m'invitent au sommeil.

    DORISE
    1693
    Au milieu du tourment, au milieu de la braise
    1694
    Tu m'étouffes la voix, tu veux que je me taise,
    1695
    Cruel à qui veux-tu que j'adresse mes pleurs
    1696
    Qu'à toi qui seul peux mettre un terme à mes douleurs?
    1697
    Interdire la plainte & donner la torture,
    1698
    Est-ce pas violer les droits de la Nature?
    1699
    Ha! Philène, Philène, insensible Berger,
    1700
    Le Ciel est équitable, il me pourra venger.

    PHILÈNE
    1701
    Ta constante amitié sensiblement me touche,
    1702
    Autrement il faudrait que je fusse une souche,
    1703
    Et voudrais de bon cœur, Dorise, avoir de quoi
    1704
    La bien récompenser sans violer ma foi:
    1705
    Mais tu sais que mon âme autre part engagée
    1706
    Ne souffrira jamais une amour partagée.

    DORISE
    1707
    Mettons fin désormais à semblables discours,
    1708
    La mort en peu de temps me donnera secours,
    1709
    Ce fer qui va rougir de ton ingratitude
    1710
    Achèvera ma vie avec ma servitude:
    1711
    Solitaire témoin de mes derniers ennuis,
    1712
    Écho qui fus jadis en l'état où je suis,
    1713
    Qui sût le désespoir où tombe une pauvre âme
    1714
    Dont un cœur tout de glace a repoussé la flamme,
    1715
    Lors que tu fis l'objet de tes stériles vœux
    1716
    D'un chasseur en qui l'onde alluma tant de feux,
    1717
    En faveur du destin qui rend nos infortunes
    1718
    Ainsi que nos amours égales & communes,
    1719
    Si jamais on te vient enquérir de mon sort,
    1720
    Dis que l'ingrat Philène est cause de ma mort,
    1721
    Dis qu'après ma franchise & ma raison ravie
    1722
    Sa rigueur aujourd'hui m'a fait perdre la vie.

    PHILÈNE
    1723
    Ô Dieux! que veux-tu faire?

    DORISE
    Obstacle injurieux,
    1724
    Abandonnant ma vie à ce coup furieux,
    1725
    Pourquoi ne veux-tu pas que j'épuise mes veines?
    1726
    Pourquoi ne veux-tu pas que j'achève mes peines,
    1727
    Trouvant au bout du fer que tu m'as arraché
    1728
    Ce qu'en ton amitié j'ai vainement cherché?
    1729
    Non non, ne combats plus, l'influence obstinée
    1730
    De l'âtre malheureux qui fit ma destinée,
    1731
    Seulement pour loyer de mon affection
    1732
    Laisse-moi de ma fin la libre élection,
    1733
    Je suis digne de mort pour ne t'avoir su plaire.

    PHILÈNE
    1734
    Je garde à ta constance un bien autre salaire.

    DORISE
    1735
    Les jours plus éloignés viennent sur l'horizon,
    1736
    Les fruits les plus tardifs ont enfin leur saison,
    1737
    Tous les ans les moissons, tous les ans les vendanges
    1738
    Remplissent en leurs temps nos caves & nos granges;
    1739
    Mais les fruits qu'à Dorise à tout coup tu promets
    1740
    Produits d'un champ ingrat ne meurissent jamais.

    PHILÈNE
    1741
    Que cette fille est rare en sa persévérance,
    1742
    Encore la faut-il contenter d'espérance:
    1743
    Viens ça, pour te montrer que j'ai de l'amitié,
    1744
    Et que de tes ennuis j'en ressents la moitié,
    1745
    C'est que dès aussitôt que nous aurons nouvelle
    1746
    Que l'on aura rompu le sort de ma cruelle,
    1747
    Si l'ingrate qu'elle est persiste à me gêner,
    1748
    Je jure de te prendre & de l'abandonner;
    1749
    Car de plus t'amuser je ferais conscience,
    1750
    Donne-toi cependant un peu de patience.

    DORISE
    1751
    Fassent doncques les Dieux que cet enchantement
    1752
    Se termine bientôt à mon contentement.

    PHILÈNE
    1753
    Dorise il est midi.

    DORISE
    Comme t'en prends tu garde?

    PHILÈNE
    1754
    C'est qu'à plomb justement le Soleil nous regarde,
    1755
    Mettons-nous à couvert dans ce bocage frais,
    1756
    Que ce Dieu ne perça jamais d'un de ses traits:
    1757
    Dieux! je vois un guerrier en appareil superbe
    1758
    Le long de cette source étendu dessus l'herbe.

    DORISE
    1759
    Voyons-le de plus près, c'est un jeune guerrier
    1760
    Qui se met de bonne heure à l'ombre du laurier.

    PHILÈNE
    1761
    C'est de ces Chevaliers qui par toute la terre
    1762
    Cherchent nouveaux sujets & d'amour & de guerre:
    1763
    Tirons-nous à l'écart attendant son réveil.

    FLORESTAN
    1764
    Ô chère vision! ô gracieux sommeil
    1765
    Qui m'as flatté les sens d'un si plaisant mensonge,
    1766
    Que n'as-tu plus longtemps continué ce songe?
    1767
    Moi-même je t'aurais pour un si doux abus
    1768
    Élevé des autels de ces gazons herbus.
    1769
    Princesse des Beautés, Méliphile adorable,
    1770
    Que tu m'as fait en songe un accueil favorable.
    1771
    Ne vois-je pas quelqu'un dans ce taillis épais?
    1772
    Je ne viens pas ici pour troubler votre paix,
    1773
    Ami, ne craignez pas que je vous fasse outrage,
    1774
    Je suis un étranger que l'effort du naufrage
    1775
    A jetté cette nuit sur ce bord inconnu.

    PHILÈNE
    1776
    Vous soyez parmi nous mieux que le bienvenu,
    1777
    La gent de ce pays est courtoise & docile.

    FLORESTAN
    1778
    Quel nom a ce pays?

    DORISE
    On l'appelle Sicile.

    FLORESTAN
    1779
    Quoi! voici la Sicile, ha! je ne le crois point,
    1780
    Ici la défiance à la raison se joint,
    1781
    Durant trois jours entiers notre nef vagabonde
    1782
    Errante au gré des vents qui régentaient sur l'onde,
    1783
    Pendant un si longtemps que l'orage a duré
    1784
    N'a jamais pu tenir de sentier assuré:
    1785
    Car afin qu'en deux mots mon dessein je vous dise,
    1786
    C'est que j'étais parti de l'Île de Candie
    1787
    Exprès pour aborder en ce pays plaisant,
    1788
    Où vous dites, Berger, que je suis à present;
    1789
    Si bien que je ne sais comme quoi la fortune
    1790
    M'a voulu mettre au port en dépit de Neptune:
    1791
    Et votre belle Infante en qui les Cieux amis
    1792
    Les plus beaux ornements de leurs trésors ont mis,
    1793
    Ce prodige de grâce & de beauté mortelle,
    1794
    Méliphile en un mot, comment se porte-elle?

    DORISE
    1795
    Fort bien dans un château qui n'est pas loin de nous,
    1796
    Où du sort de son frère elle attend un époux.

    FLORESTAN
    1797
    Je n'entends point cela.

    DORISE
    C'est que le Roi son père
    1798
    piqué de quoi son fils aimait une Bergère,
    1799
    Pour les punir tous deux les a fait enchanter
    1800
    De la même façon que je le vais conter.
    1801
    Ce maudit sortilège est fait de telle sorte,
    1802
    Que ce Prince parfois croit sa Bergère morte,
    1803
    Et dans cette créance il souffre des tourments
    1804
    Qui ne sont bien connus que des parfaits amants:
    1805
    Et d'autres fois aussi la plaintive Sylvie
    1806
    Pense qu'entre ses bras il a perdu la vie,
    1807
    Elle pleure, elle crie, & forme des discours
    1808
    Qui toucheraient le cœur des Tigres & des Ours.

    FLORESTAN
    1809
    Et ce Roi sans pitié, ce vieux père barbare,
    1810
    Ne se sent point ému d'une amitié si rare?

    DORISE
    1811
    Sept ou huit jours après qu’on les eux enchanté
    1812
    Il eut du repentir de sa severité,
    1813
    Il voulut les remettre en leur sens ordinaire,
    1814
    Mais le Magicien ne le peut jamais faire,
    1815
    Rien ne les peut tirer de ce fatal malheur
    1816
    Qu'un Chevalier doué d'une extrême valeur,
    1817
    Et c'est à celui-là que doit être donnée
    1818
    L'Infante, sous les loix d'un célèbre Hymenée,
    1819
    Déjà maints Chevaliers ont tenté vainement
    1820
    De donner à ce charme un bon événement.

    FLORESTAN
    1821
    Dieux! que je suis content de quoi cette aventure
    1822
    Fournira de matière à ma gloire future:
    1823
    Berger ne perdons point davantage de temps,
    1824
    Je veux rendre aujourd'hui ces deux esprits contents,
    1825
    Inspiré que je suis d'un vigoureux Génie,
    1826
    Je les affranchirai de cette tyrannie:
    1827
    Dites-moi sommes nous beaucoup loin du château?

    PHILÈNE
    1828
    Il est a deux cents pas derrière ce coteau,
    1829
    Je vous y veux conduire, & si la faim vous presse,
    1830
    Comme il est à juger, notre chemin s'adresse
    1831
    Dans un petit village où nous vous traiterons
    1832
    Fort libéralement des biens que nous aurons.

    SCÈNE II

    LE ROI, PAGE, THÉLAME, FLORESTAN, SYLVIE, MÉLIPHILE

    LE ROI
    1833
    Vous célestes de qui la sagesse profonde
    1834
    Préside absolument aux affaires du monde,
    1835
    Arbitres de mon sort, tenez les yeux ouverts
    1836
    Sur le plus triste Roi qui soit en l'Univers.
    1837
    Mais comment espérer que les Dieux fassent grâce
    1838
    À qui ne l'a point fait à son sang, à sa race?
    1839
    Non non, il faut souffrir, & les Dieux offensés
    1840
    Doivent aigrir mes maux si je n'endure assez.
    1841
    Abominable auteur d'un supplice effroyable,
    1842
    Détestable artisan d'une peine incroyable,
    1843
    Assassin de ton fils, il faut que le remords
    1844
    De tes méchancetés te donnent mille morts,
    1845
    Et que ton souvenir à tout moment exprime
    1846
    À tes sens effrayés la noirceur de ton crime.
    1847
    Malheureux que je suis, quel Démon m'aveugla,
    1848
    Quelle rage d'Enfer ma raison dérégla,
    1849
    Lorsque pour me venger à tort de l'innocence
    1850
    Je voulus employer la magique puissance?
    1851
    De là vient que te suis tout à fait odieux
    1852
    Au commun sentiment des hommes & des Dieux,
    1853
    Mon peuple est irrité d'une action si lâche,
    1854
    De honte & de regret il faut que je me cache,
    1855
    Et je ne crains rien moins qu'une sédition,
    1856
    Qui possible doit être à ma perdition,
    1857
    Je n'attens que le point que cette tourbe vile
    1858
    Suivant les mouvements d'une fureur civile,
    1859
    Vienne comme un Tyran dans mon lit m'égorger,
    1860
    Et donne puis après mon Sceptre à l'étranger:
    1861
    De moi dès maintenant je présente ma tête
    1862
    Aux traits les plus sanglants que le destin m'apprête,
    1863
    La raison & le temps ont assez bien appris
    1864
    La science d'avoir le trépas à mépris:
    1865
    Toutefois si devant que perdre la lumière
    1866
    Je revoyais mon fils en sa santé première,
    1867
    Après que la valeur d'un guerrier courageux
    1868
    Aurait brisé l'effort de ce charme outrageux,
    1869
    dans ce parfait bonheur mon âme je m'assure
    1870
    Quitterait sans regret sa caduque demeure.

    PAGE
    1871
    Sire les deux Amants dans leur mal rigoureux
    1872
    Vont bientôt commencer leurs regrets douloureux,
    1873
    Un grand vent a tué le sacré luminaire,
    1874
    Signe présagieux de leur plainte ordinaire.

    LE ROI
    1875
    Je suis délibéré de l'entendre aujourd'hui,
    1876
    Ne fût-ce qu'à dessein d'augmenter mon ennui,
    1877
    Car les piteux accents de la voix de Thélame
    1878
    Sont autant de poignards qui me transpercent l'âme,
    1879
    Sont autant de vautours & de serpents mordants
    1880
    Qui me font ressentir mille maux au dedans:
    1881
    À voir tant seulement leur posture dolente
    1882
    Je ressens les accès d'une fin violente.

    THÉLAME
    1883
    Sus sus, c'est trop dormir, veux tu pas t'éveiller?
    1884
    Un Soleil Orient devrait-il sommeiller?
    1885
    Dormeuse éveille-toi, chassons cette paresse
    1886
    Et ce pesant sommeil qui ta paupière presse.
    1887
    Tu ne me réponds rien: ô puissant Dieu d'Amour,
    1888
    Je crois qu'elle a perdu la lumière du jour:
    1889
    Mon âme, ma Sylvie: ha! la mort la rend sourde,
    1890
    Elle est dessous ma main froide, immobile & lourde,
    1891
    La couleur du trépas dont son visage est peint
    1892
    A fait évanouir les roses de son teint,
    1893
    Comparable à la fleur qui demeure couchée
    1894
    Sèche dans un sillon où le soc l'a touchée.
    1895
    Ma perte est véritable, il n'en faut plus douter:
    1896
    Hélas! quel Dieu viendra me la ressusciter?
    1897
    C'est la mort qui lui met le silence en la bouche,
    1898
    Et qui de tout son corps n'en a fait qu'une souche.
    1899
    Dieux! pourquoi mettiez-vous en cet aimable corps
    1900
    Les plus beaux ornements de vos divins trésors?
    1901
    Pourquoi lui donniez-vous tant de si belles marques,
    1902
    Pour le laisser si tôt à la merci des Parques?
    1903
    Et toi perfide Amour, que n'as-tu détourné
    1904
    Le coup qui de ses ans a le cours terminé?
    1905
    Au moins si mes soupirs errants de place en place
    1906
    Sur ce corps precieux qui n'est plus que de glace,
    1907
    Avec tout ce qu'ils ont de force & de chaleur,
    1908
    Y pouvaient ramener & l'âme & la couleur.
    1909
    Mais ces faibles discours où la douleur m'emporte
    1910
    Ne rendront pas la vie à ma Bergère morte:
    1911
    C'est vous qui gouvernez le destin des humains,
    1912
    Vous qui tenez leur vie & leur mort en vos mains,
    1913
    C'est vous, dis-je, grands Dieux qui pouvez me la rendre
    1914
    Belle come elle était quand la mort l'osa prendre;
    1915
    Sus qui de vous viendra me la ressusciter?
    1916
    Est-il besoin ici de vous solliciter?
    1917
    Quoi! ne voyez-vous pas votre plus bel ouvrage
    1918
    À qui la mort a fait un insolent outrage?
    1919
    Monstrez votre pouvoir à le faire durer,
    1920
    Comme vous aviez fait à le bien figurer.
    1921
    En vain de vous fléchir, Immortels, je m'essaie,
    1922
    Cependant je découvre une sanglante plaie
    1923
    Qu'un poignard homicide a faite dans son sein,
    1924
    Ô trop cruel effect d'un furieux dessein,
    1925
    Quelle barbare main, quel esprit si damnable
    1926
    Peut avoir entrepris ce meurtre abominable?
    1927
    J'en suis trop assuré, le courroux paternel
    1928
    A fait exécuter cet acte criminel,
    1929
    Il a fait égorger cette pauvre victime
    1930
    Dont ma seule amitié pouvait être le crime.
    1931
    Sanguinaire tyran, cœur de bronze ou d'acier,
    1932
    Plus cruel mille fois qu'un lion carnassier,
    1933
    Père qui de ton fils déchire les entrailles,
    1934
    Puisque tu te plais tant à voir des funérailles,
    1935
    Je te veux contenter, tigre viens-toi saouler
    1936
    De mon sang épanché que tu verras couler.
    1937
    Ne trouverai-je point quelque fer favorable
    1938
    Qui m'ôte du pouvoir d'un sort si déplorable?
    1939
    Dans le désir que j'ai de me faire mourir
    1940
    Ne trouverai-je point de quoi me secourir?
    1941
    Ô mort fais-moi sentir si ta main est pesante,
    1942
    Ce Prince malheureux un butin te présente,
    1943
    Ne le refuse pas, aussi bientôt ou tard
    1944
    Tu le verras tomber sous l'effort de ton dard.
    1945
    Mais je réclame en vain ses fureurs nonpareilles,
    1946
    L'impiteuse pour moi n'a point d'yeux ni d'oreilles,
    1947
    On avance fort peu vers elle pour crier,
    1948
    Rien pour l'injurier, & moins pour la prier.
    1949
    Doncques puisque ma peine a la Parque étonnée,
    1950
    Et qu'elle a pour moi seul sa rage abandonnée,
    1951
    J'arroserai de pleurs ce chef-d'œuvre des Cieux
    1952
    Tant que tous mes esprits s'écoulent par mes yeux,
    1953
    Et que mon faible corps de lassitude expire
    1954
    Sur le rare débris de l'amoureux Empire.
    1955
    Chaste cœur qui jadis brûlas d'un feu si net,
    1956
    Où l'Amour avait fait son petit cabinet,
    1957
    Retraite inviolable où nos âmes blessées
    1958
    Mettaient comme en dépôt leurs comunes pensées,
    1959
    Cœur que la chasteté tenait comme sacré,
    1960
    De quelle sorte, hélas! je te vois massacré,
    1961
    Que ne peut de mon corps la masse toute entière
    1962
    Dans cette grande plaie avoir son cimetière,
    1963
    Ma chair avec la tienne ainsi le collerait,
    1964
    Et mon sang amoureux au tien se mêlerait:
    1965
    Chaque fois que je vois cette large ouverture
    1966
    Je ne saurais comprendre une telle aventure,
    1967
    Car n'ayant en tous deux qu'une âme jusqu'ici,
    1968
    L'un mort, l'autre devrait cesser de vivre aussi;
    1969
    Toutefois elle este morte, & toi lâche Thélame
    1970
    Sur son corps pâle et froid tu n'as pas rendu l'âme:
    1971
    Attends-moi, ma Bergère, attends-moi, je te suis
    1972
    Parmi l'obscurité des éternelles nuits,
    1973
    Les horreurs du tombeau de tous côtés m'assaillent,
    1974
    S'en est fait, je me meurs, les forces me défaillent.

    LE ROI
    1975
    Enfin ces actions d'amour & de pitié
    1976
    Me feront fendre un jour le cœur par la moitié:
    1977
    Que ces gémissements & ces funèbres plaintes
    1978
    Donnent à mes esprits de sensibles atteintes:
    1979
    Dieux! arrêtez le flux de mes ans malheureux,
    1980
    Ou finissez bientôt ce destin douloureux.

    PAGE
    1981
    Sire, un brave guerrier est là-bas qui désire
    1982
    De tenter l'aventure.

    LE ROI
    Et bien allez lui dire
    1983
    Qu'il s'y peut éprouver à l'heure qu'il voudra.
    1984
    Quand est-ce que le Ciel en fin se résoudra
    1985
    De m'envoyer celui de qui l'aide opportun
    1986
    Doit faire le sujet de ma bonne fortune?
    1987
    Chevalier, il n'est pas que par le commun bruit
    1988
    De mon affliction vous ne soyez instruit,
    1989
    Puisque de mon malheur la triste renommée
    1990
    Est par toute la terre également semée:
    1991
    Vous savez le loyer promis publiquement
    1992
    À qui fera la fin de cet enchantement:
    1993
    Au reste l'aventure étant fort dangereuse,
    1994
    Elle demande une âme & forte & généreuse.

    FLORESTAN
    1995
    Grâce aux Dieux, nous croyons avoir tout ce qu'il faut
    1996
    Pour dresser notre vol deux fois encore plus haut:
    1997
    Sire je vous promets qu'avec cette effigie
    1998
    Je ne crains vision, fantôme ni magie,
    1999
    Couvert de ce bouclier j'oserais me vanter
    2000
    Qu'à peine tout l'Enfer pourrait m'épouvanter;
    2001
    Je ne voudrais sinon ouïr les rêveries
    2002
    Que disent ces Amants au fort de leurs furies.

    LE ROI
    2003
    Mon fils vient d'achever ses regrets & les miens,
    2004
    La Bergère dans peu commencera les siens:
    2005
    Ne faisons point de bruit, la voilà qui s'éveille.

    FLORESTAN
    2006
    Il faut voir quelle issue aura cette merveille.

    SYLVIE
    2007
    Qu'est-ce ci, c'est plutôt la posture d'un mort
    2008
    Que mon Thélame tient, que d'un homme qui dort:
    2009
    Ô Thélame, Thélame, hé Dieux! c'est un tronc d'arbre,
    2010
    Sans voix, sans mouvements, & plus froid que du marbre,
    2011
    Ses yeux troubles, tournés & clos plus qu'à demi
    2012
    Montrent bien qu'il est mort, & non pas endormi.
    2013
    Qui jamais eut pensé qu'avec tant d'insolence
    2014
    La mort eut sur ton âge usé de violence,
    2015
    Et qu'un si beau Soleil par un triste accident
    2016
    Eût en son clair Midi trouvé son Occident?
    2017
    Que cette Isle en ta mort fait une grande perte,
    2018
    Qu'on la verra bientôt infertile & déserte,
    2019
    Et surtout que nos champs, de qui les libertés
    2020
    Te les faisaient hanter, seront bien désertés:
    2021
    Les amoureux oiseaux d'une plainte commune
    2022
    N'entretiendront les bois que de ton infortune,
    2023
    Les bocages fleuris comme aux cœurs des Hivers,
    2024
    Quitteront de regret leurs habillements verts;
    2025
    Même notre agréable & fidèle fontaine
    2026
    Sachant pourquoi le dueil sera parmi la plaine,
    2027
    Pour témoigner aussi la tristesse à son rang
    2028
    Ne versera sinon ou de l'encre ou du sang,
    2029
    Et ce doux bruit qui rend l'oreille réjouie
    2030
    Deviendra lamentable, & blessera l'ouïe,
    2031
    Les herbes & les fleurs que ces flots toucheront
    2032
    De la racine au faîte aussitôt secheront;
    2033
    Et moi pour te montrer que je te suis fidèle,
    2034
    Et que ma loyautê n'a que soi de modèle,
    2035
    Je veux avec ma vie achever ma langueur,
    2036
    Et donner à mes pleurs ce que j'ai de vigueur:
    2037
    Je te prie attends-moi sur le rivage sombre,
    2038
    Mon âme en un moment y va joindre ton ombre,
    2039
    Charon nous passera tous deux à même temps
    2040
    Dans ces champs bienheureux, où nous vivrons contents,
    2041
    Là j'ose m'assurer que les plus belles âmes
    2042
    Plaignant notre désastre admirerot nos flammes;
    2043
    Et que les plus amants & fidèles esprits
    2044
    De constance & d'amour nous quitteront le prix.
    2045
    Peut-être, cher Amant, que sans y prendre garde
    2046
    Ton passage fatal trop longtemps je retarde:
    2047
    Le temps me presse, achève, ô mort, de me tuer,
    2048
    Et fais ce que mon bras ne peut effectuer,
    2049
    Ton charitable dard trop doucement me blesse,
    2050
    Thélame je me meurs d'amour & de faiblesse.

    LE ROI
    2051
    Chevalier, les regrets de cet esprit amant
    2052
    Amolliraient-ils pas des cœurs de diamant?
    2053
    Est-ce pas un sujet capable de vos armes,
    2054
    Et de ranger le marbre à l'usage des larmes?
    2055
    Employez s'il vous plaît toute votre valeur
    2056
    À finir aujourd'hui ma misère & la leur.

    FLORESTAN
    2057
    Sire, je me promets qu'avant qu'il soit une heure
    2058
    Mon épreuve rendra leur fortune meilleure,
    2059
    Je me suis résolu de mourir sous l'effort,
    2060
    Ou de venir à bout de ce magique sort,
    2061
    Je m'en vais de ce pas vaquer à l'entreprise.

    LE ROI
    2062
    Ô qu'en cette action le Ciel vous favorise!
    2063
    Et moi je me retire à ce prochain autel
    2064
    Afin de réclamer le secours immortel.

    FLORESTAN
    2065
    Florestan, à ce coup l'occasion se trouve
    2066
    De tirer jusqu'au bout ton courage à l'épreuve.
    2067
    Supplice de mon cœur, délices de mes yeux,
    2068
    Portrait qui m'es plus cher que n'est celui des Dieux,
    2069
    En ce combat douteux où la gloire m'appelle
    2070
    Inspire à mon courage une vigueur nouvelle,
    2071
    Fais que par ton moyen mon front victorieux
    2072
    Soit tantôt couronné d'un laurier glorieux:
    2073
    Allons, je ne crains rien marchant sous tes auspices,
    2074
    Les Dieux en ta faveur me seront tous propices.
    2075
    L'épouvantable objet, l'horrible vision,
    2076
    Courage, tout ceci n'est rien qu’illusion.
    2077
    Que veulent ces nombreux et mostrueux fantômes
    2078
    Qui volent parmi l'air ainsi que des atomes?
    2079
    Chimériques esprits, lutins, fantômes noirs,
    2080
    Que ne retournez-vous dans vos sombres manoirs?
    2081
    Ô Dieux! Secourez-moi, ce grand coup de tonnerre
    2082
    Du troisième degré m'a renversé par terre:
    2083
    N'importe, si faut-il toutefois remonter,
    2084
    La résolution doit le péril dompter;
    2085
    Une grêle de coups me tombe sur la tête,
    2086
    De picques & de dards, une moison m'arrête.
    2087
    Mais pourquoi s'amuser à ces objets trompeurs
    2088
    Qui ne peuvent donner que de légères peurs?
    2089
    Il faut résolument briser tous ces obstacles,
    2090
    Sans s'étonner de voir ces difformes spectacles.
    2091
    Démons c'est à ce coup que de force ou de gré
    2092
    Vous me verrez monter jusqu'au plus haut degré.
    2093
    Horreur du genre humain, larves, ombres funèbres,
    2094
    Allez, retirez-vous au Palais des ténèbres,
    2095
    Vos confus hurlements & vos coups superflus
    2096
    En l’état où je suis ne m'épouvantent plus.

    LA VOIX
    2097
    Chevalier, si tu veux finir cette entreprise
    2098
    Ne t'épouvante point, monte plus haut, & brise
    2099
    Ce cristal que tu vois à la voûte attaché,
    2100
    C'est là tant seulement que le charme est caché.

    FLORESTAN
    2101
    Cette ombre devant moi comme un terme plantée
    2102
    Me defend d'approcher de la glace enchantée.
    2103
    Mais quoi, souffriras-tu que des ombrages vains
    2104
    T'arrachent aujourd'hui la victoire des mains?
    2105
    Non non, à cette fois fais-leur quitter la place,
    2106
    Et casse en dépit d'eux l'abominable glace.
    2107
    Si je ne suis déçu le charme est achevé,
    2108
    Ce grand bruit qui soudain dans l'air s'est élevé,
    2109
    Ces lamentables cris, ces croulements de voûte,
    2110
    Et cette obscure nuit, éclaircissent ma doute:
    2111
    La lumière revient avec étonnement,
    2112
    Qui me rendra certain de tout l'événement.

    LE ROI
    2113
    Chevalier, Chevalier, aidez-moi je vous prie,
    2114
    Helas! je n'en puis plus.

    FLORESTAN
    J'entends le Roi qui crie,
    2115
    il me faut dépêcher de l'aller secourir.

    LE ROI
    2116
    Le Ciel m'eût obligé de me laisser mourir.

    FLORESTAN
    2117
    Qu'a votre Majesté, que je la vois si pâle?

    LE ROI
    2118
    Le tumulte qu'à fait cette bande infernale,
    2119
    Et surtout le dernier que nous venon d'ouïr,
    2120
    D'une subite horreur m'a fait évanouir.

    FLORESTAN
    2121
    Sire, dorénavant tout l'effort qui vous reste
    2122
    C'est de mettre en oubli toute chose funeste,
    2123
    Le Ciel avec le sort a fini vos tourments.

    LE ROI
    2124
    Je ne vous ferai pas ici des compliments,
    2125
    Allons voir nos Amants, car déjà ce me semble
    2126
    Nous les avons ouïs qui soupiraient ensemble.

    THÉLAME
    2127
    Ô Sylvie!

    SYLVIE
    Ô Thélame!

    THÉLAME
    Est-ce toi mon Soleil,
    2128
    Qui remplit de clarté ce Palais du Sommeil?
    2129
    Si je n'étais certain de l'état où nous sommes,
    2130
    Je penserais encore être parmi les hommes.
    2131
    Mais n'est-ce pas ici le Royaume des morts?
    2132
    Nos esprits n'ont-ils pas abandonné nos corps?

    SYLVIE
    2133
    L'état où je me vois me rend toute confuse,
    2134
    Et par de faux objets, si mon œil ne s’abuse,
    2135
    Nous sommes maintenant réduits en un sejour
    2136
    Où l'on voit, où l'on parle, & respire le jour;
    2137
    Je ne vois point ici Charon ni le Cocyte.

    THÉLAME
    2138
    Mon Ange croit qu'un mort jamais ne ressuscite,
    2139
    L'Enfer est un détroit d'où jamais l'on ne sort.

    LE ROI
    2140
    Voilà des reliquats de son inique sort,
    2141
    Je vais le retirer de cette extravagance.

    THÉLAME
    2142
    Quel est ce vieux esprit dont la vaine arrogance
    2143
    Le tient effrontément devant nous arrêté?

    LE ROI
    2144
    Mon fils perdez l'erreur où vous avez été.

    THÉLAME
    2145
    Ô père sans pitié, ton âme criminelle
    2146
    Vient-elle ici nous faire une guerre éternelle?
    2147
    N'es-tu pas satisfait de nos travaux soufferts,
    2148
    Sans nous venir troubler encore dans les Enfers?
    2149
    Va, laisse-nous en paix en ce règne prospère,
    2150
    Je ne te connais point en qualité de père.

    FLORESTAN
    2151
    Monsieur, vous n'êtes point au rang des trépassés,
    2152
    La lumière & le bruit vous le font voir assez,
    2153
    Nous avons de vrais corps de mouvements capables,
    2154
    Liés de nerfs & d'os visibles & palpables.

    THÉLAME
    2155
    Ces visions ne sont que songes décevants.

    SYLVIE
    2156
    Certes je crois pour moi que nous sommes vivants.

    LE ROI
    2157
    Mon fils c'est trop durer en cette rêverie,
    2158
    La source de vos maux est désormais tarie,
    2159
    Ce long enchantement qui donnait à vos sens
    2160
    Par une feinte mort des tourments si pressants,
    2161
    Malgre mille Démons a vu tomber ses charmes
    2162
    Sous l'invincible effort des glorieuses armes
    2163
    De ce brave Guerrier, de qui vous recevez
    2164
    Tout le contentement du bien que vous avez.

    LA VOIX
    2165
    Thélame je t'apprends que toi ni ta Sylvie
    2166
    N'avez jamais perdu l'usage de la vie,
    2167
    Relève la bassesse & l'inégalité
    2168
    De sa condition par sa fidélité,
    2169
    Et donne à sa vertu le prix d'une Couronne,
    2170
    C'est ainsi que des Dieux la volonté l'ordonne.

    SYLVIE
    2171
    Grand Prince vous avez clairement entendu
    2172
    L'oracle inesperé que la Voix a rendu,
    2173
    Voulez-vous persister en cette fantaisie,
    2174
    Ou plutôt pour mieux dire en cette frénésie?
    2175
    Pour mon particulier je sais bien que je vis.

    THÉLAME
    2176
    Et moi non, tellement je me trouve ravi,
    2177
    Toutefois descendons.

    LE ROI
    Mon fils je te conjure
    2178
    De mettre sous les pieds toute sorte d'injure,
    2179
    Je confesse qu'a tort je vous ai fait sentir
    2180
    Un mal dont aussitôt on m'a vu repentir.

    THÉLAME
    2181
    Ne parlons plus des flots, la tempête est passée,
    2182
    Mais Sire, pour vous dire en deux mots ma pensée,
    2183
    S'il faut qu'un prompt Hymen ne nous soit pas permis,
    2184
    Remettez-nous aux termes où vous nous aviez mis.

    LE ROI
    2185
    J'y consens de bon cœur, aussi bien les Oracles
    2186
    De ce lit nuptial promettent des miracles,
    2187
    Ce miroir de constance est assez vertueux
    2188
    Pour bien récompenser son sort défectueux.

    SYLVIE
    2189
    Sire, recevez-moi pour votre humble servante.

    LE ROI
    2190
    Ma fille levez-vous. Qu'on appelle l'Infante.

    THÉLAME
    2191
    Sauveur de deux Amants, qui pour nous secourir
    2192
    Contre un charme maudit qui nous faisait mourir,
    2193
    N'avez point redouté tant d'affreuses cohortes,
    2194
    À qui l'Enfer avait ouvert ses noires portes,
    2195
    Cette Bergère & moi vous serons désormais
    2196
    Tenus de tous les biens que nous aurons jamais.

    FLORESTAN
    2197
    Grand Prince vous savez que l'honneur nous oblige
    2198
    De secourir tous ceux que la fortune afflige,
    2199
    Je n'ai rien fait sinon par les loix du devoir,
    2200
    Aussi n'en dois-je pas aucun fruit recevoir.

    LE ROI
    2201
    Voici la récompense extrêmement petite
    2202
    Que recevra de moi votre rare mérite.

    FLORESTAN
    2203
    Sire, à la vérité je me trouve surpris
    2204
    D'avoir un prix si grand, que lui-même est sans prix.

    LE ROI
    2205
    Ma fille desormais mettez tout votre étude,
    2206
    Si vous ne vous voulez noircir d'ingratitude,
    2207
    À traiter dignement ce Guerrier valeureux,
    2208
    C'est par lui que finit mon destin malheureux,
    2209
    Il sera s'il lui plaît votre époux légitime.

    FLORESTAN
    2210
    Princesse à qui mon cœur a servi de victime
    2211
    Dès le premier instant que ce portrait fatal
    2212
    M'ôta la liberté dans mon pays natal,
    2213
    Sachez qu'autre dessein que de vous rendre hommage,
    2214
    Comme je l'ai rendu cent fois à votre image,
    2215
    Ne m'a fait exposer aux fureurs d'une mer,
    2216
    Où j'ai vu ma navire & mes gens abîmer.
    2217
    Or pour vous éclaircir tout à fait de mon être,
    2218
    C'est que d'un sang Royal les Dieux me firent naître,
    2219
    Fils du Roy de Candie & l'unique héritier
    2220
    Sans nul empêchement du Sceptre tour entier.

    MÉLIPHILE
    2221
    Grand Prince dont les faits témoignent la naissance,
    2222
    Quand vous ne seriez pas d'une Royale essence,
    2223
    Vos vertus qui jamais n'iront dans le tombeau
    2224
    Vous tiendront toujours lieu de Sceptre & de bandeau.

    SCÈNE III

    PHILÈNE, THÉLAME, SYLVIE, DORISE, LE ROI

    PHILÈNE
    2225
    Déjà le bruit, Seigneur, est par toute la plaine
    2226
    Qu'un jeune combattant vous a sorti de peine,
    2227
    C'est le désir de voir un changement si doux
    2228
    Et si fort souhaité qui nous tient devant vous,
    2229
    Plus réjouis de voir vos deux âmes guéries
    2230
    Que si de la moitié croissaient nos Bergeries.

    THÉLAME
    2231
    Crois Pasteur mon ami loin de la fiction,
    2232
    Que je te sais bon gré de ton affection:
    2233
    Au reste celle-là qui t'affligeait sans cesse
    2234
    Avant qu'il soit deux jours tiendra rang de Princesse.

    SYLVIE
    2235
    Philène maintenant tu dois perdre l'espoir
    2236
    Que de me posséder ton cœur pourrait avoir:
    2237
    Fais mieux, si ton aveu ma parole authorise,
    2238
    Épouse de bon gré la Bergère Dorise,
    2239
    Tu connais son amour assez évidemment.

    THÉLAME
    2240
    Pour moi je vous ferai du bien abondamment.

    PHILÈNE
    2241
    Pour mon Prince & pour vous qu'est-il que je ne fisse?

    DORISE
    2242
    Que vous rendrai-je, hélas! pour un si bon office?
    2243
    Que jamais le chagrin ne trouble vos plaisirs,
    2244
    Que vos contentements surpassent vos désirs,
    2245
    Enfin qu'à tous moments que le Ciel vous envoye
    2246
    Par de nouveaux bonheurs nouveaux sujets de joie.

    SYLVIE
    2247
    Adieu, vivez contents, & n'ayez soin de rien,
    2248
    Le Prince vous chérit, il vous fera du bien.

    UN GARDE
    2249
    Dedans la basse-cour une troupe confuse
    2250
    Qui murmure de quoi la porte on lui refuse,
    2251
    Montre que son envie est de voir Monseigneur.

    LE ROI
    2252
    C'est la raison que tous aient part à ce bonheur,
    2253
    Allons, mes chers enfants, toutes cérémonies
    2254
    Désormais d'entre nous entièrement bannies.

    FIN DE LA SYLVIE