Jean Mairet

Le Roland furieux, tragicomedie





Texto utilizado para esta edición digital:
Mairet, Jean. Le Roland furieux, tragicomedie. Edité par Joseph Harris, pour la collection EMOTHE. Valencia: ARTELOPE Universitat de València, 2019.
Adaptación digital para EMOTHE:
  • Tronch Pérez, Jesus

A MONSIEUR, MONSIEUR DE BELIN

MONSIEUR,
Un moment de patience et de lecture vous va faire voir que ce Poème a des circonstances hors de soi de bienséance et de gratitude, qui veulent absolument que je vous choisisse plutôt qu’un autre pour être le sujet de son Épître. Mais si la volonté fait une bonne partie du mérite de l’action, il est assuré que la mienne en ceci ne vous doit pas beaucoup obliger, puisque c’est à regret et par la nécessité de toutes les nécessités la plus dure que je m’y suis déterminé. En suite de cette déclaration, avec cette franchise originaire que les Princes du monde les plus impérieux ont toujours laissée par privilège à ceux de ma Nation, je ne craindrai pas de vous dire que l’estime très particulière que je fais de votre Vertu n’eût pas obligé ma plume à vous en rendre une preuve publique en cet Ouvrage, si celui pour qui je le fis était en état de le recevoir; Ainsi, MONSIEUR, c’est à son défaut, et malgré moi, que je vous l’adresse. Je ne doute point que d’abord la liberté de ce discours ne vous tient cependant si raisonnable et si généreux, que vous ne ferez pas difficulté de remplir la place de la personne dont je parle, quand vous saurez qu’elle a possédé tous les avantages d’âme et de corps qui peuvent rendre considérable durant la vie, et regrettable après la mort, un homme d’illustre naissance. À la seule inspection de son visage on pouvait connaître aisément et sans se tromper la naturelle disposition de son cœur aux choses bonnes et relevées. Il était riche et magnifique sans faste, habile et délicate sans suffisance, bien fait et bienfaisant sans vanité, charmant et facile en sa conversation, discret et gracieux en ses railleries, égal et presque inimitable en ses manières, ardant et loyal en ses amitiés, fidèle et ponctuel en ses promesses. Enfin, outre qu’il avait toutes les excellentes parties qui doivent entrer en la composition d’un véritable Gentilhomme, il était encore Estimateur amoureux de la vertu sous quelque habit qu’elle lui parût. Quoique la mienne soit assez médiocre, je dois néanmoins l’honneur de sa connaissance à cette généreuse inclination qu’il eut toujours pour les bonnes choses en général, et pour la Poésie en particulier. Il prit plaisir de caresser le Muses en ma personne, et les charmes que je découvris en la sienne me lièrent si fortement à lui par seules étreintes de l’estime et de l’amitié que le seul tombeau s’est trouvé capable de m’en séparer, après six ans d’attachement. Je pense, MONSIEUR, que ces derniers traits de crayon vous doivent rendre connaissable sur ce papier le Portrait de feu Monseigneur votre Père, dont la mémoire et les actions me seront éternellement recommandables. Si les louanges que je lui donne étaient des vérités moins éclatantes qu’elles ne sont, il me serait facile de les éclairer du témoignage de trois ou quatre Provinces, et particulièrement de celle du Maine, où tous les honnêtes gens de l’un et de l’autre sexe, ne sont pas encore consolés de la perte d’un si grand Homme, non plus que de celle de son incomparable Amy l’Illustre et magnifique Charles de Beaumanoir, dernier Evêque du Mans: Au reste on ne saurait dire avec raison que sa faveur ou ses emplois fussent la cause ni le soutien de son crédit auprès du Peuple et de la Noblesse. Il était considérable de lui-même, et c’est proprement en sa vie qu’on a sujet de remarquer la vieille querelle du Mérite et de la Fortune, qui n’ayant pu souffrir qu’il ait vécu dans l’exercice des grandes Charges, n’a su pour le moins empêcher qu’il ne soit mort dans la réputation de les avoir bien méritées. Il est vrai que les eaux et les rochers de Milly, les Landes, les Parterres et les grandes Allées du Plessis, l’Hermitage, le Parc, et l’agréable Désert du petit Orgery son voisin, joint à la profonde solitude des vastes forêts qui l’environnent, et les autres maisons de ce généreux Seigneur, ont été les divers Parnasses où j’ai composé en divers temps, le Duc d’Ossonne, la Virginie, la Sophonisbe, le Roland: mais ce dernier a cela de plus, que ce fut pour lui proprement, et pour l’amour de lui, que je le fis; l’amitié qu’il avait pour ce Sujet, qui ce me semble, est une des plus riches inventions de l’Arioste, contribua beaucoup à me le rendre plus aimable, et le soin que j’ai toujours eu de lui plaire, me le fit accommoder à la Scène, autant que sa nature l’a pu souffrir. Après une circonstance de si grande marque pour l’Ouvrage, et de si forte considération pour l’Auteur, à qui le pourrait-il adresser avec plus de justice et de bienséance qu’à vous, MONSIEUR? de qui les louables habitudes nous font raisonnablement espérer que vous témoignerez bientôt digne Fils d’un si digne Père, et croire que vous n’avez pas seulement hérité de ses Biens et de sa Noblesse, mais encore de ses Amis et de son Courage. Si le vôtre, pour être plus vivement excité, avait besoin de l’aiguillon des exemples domestiques, je vous prierais d’ajouter au triste souvenir de cette belle Vie, qui fut la source de la vôtre, l’agréable lecture de celle de votre Aïeul paternel, jadis Gouverneur de Paris, et depuis Chevalier des deux Ordres de nos derniers Rois, dont il se vit honoré de la même main, contre laquelle il avait armé la sienne pour la défense des Autels, en ce tragique temps de désordre et de division, où le mauvais Génie de la France tenait en deux partis contraires les volontés de tous ses Peuples: Mais sachant trop combien votre Vertu est active d’elle-même, je vous conjurerais plutôt de la retenir, et d’en modérer pour le moins cette partie qu’on a toujours compté la première entre les meilleures qualités qui font la gloire d’un homme d’épée. Le Destin de ce généreux Aisne, qu’un malheureux combat nous a ravi depuis deux ans par une fin précipitée, ne suffit-il pas à vous enseigner qu’il n’est guère moins dangereux de suivre en toute occasion les mouvements impétueux d’une valeur immodérée, que de courir souvent sur le penchant des précipices, sous la conduite d’un aveugle, ou d’un furieux? Il faut, MONSIEUR, que vous prescriviez des bornes au malheur de votre Maison, et jouissant d’une plus longue vie que ce brave Frère, que vous donniez aussi une carrière de plus longue étendue à votre mérite. C’est l’espérance et le souhait de

MONSIEUR,

Votre très humble et très fidèle serviteur,
MAIRET



PRIVILEGE DU ROY

Louis par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, À nos aimés et féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Baillis, Sénéchaux, Prévost, leurs Lieutenants, et tous autres de nos Justiciers et Officiers qu’il appartiendra, Salut. Notre bien-aimé Augustin Courbé, Libraire à Paris, nous a fait remontrer qu’il désirerait imprimer, Une Tragi-comédie intitulée, Le Roland Furieux, composée par le Sieur de Mairet, s’il avait sur ce nos Lettres nécessaires, lesquelles il nous a très humblement supplié de lui accorder: A ces causes, nous avons permis et permettons à l’exposant d’imprimer, vendre et débiter en tous lieux de notre obéissance la Tragi-comédie, en telles marges, en tels caractères, et autant de fois qu’il voudra, durant l’espace de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la première fois; et faisons très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de l’imprimer, faire imprimer, vendre ni distribuer en aucun endroit de ce Royaume, durant ledit temps, sous prétexte d’augmentation, correction, changement de titre, ou autrement, en quelque forte et manière que ce soit, à peine de quinze cens livres d’amende, payables sans déport par chacun des contrevenants, et applicables un tiers à nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’exposant, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts, à condition qu’il en sera mis deux exemplaires en notre Bibliothèque publique, et une en celle de notre très cher et féal le Sieur Séguier, Chancelier de France, avant que l’exposer en vente, à peine de nullité des présentes: du contenu desquelles nous vous mandons que vous fassiez jouir pleinement et paisiblement l’exposant, et ceux qui auront droit d’icelui, sans qu’il leur sait fait aucun trouble ni empêchement. Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin du livre un bref extrait des présentes, elles soient tenues pour dûment signifiées, et que foi y soit ajoutée, et aux copies d’icelles collationnées par l’un de nos aimés et féaux Conseillers et Secrétaires, comme à l’original. Mandons aussi au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’exécution des présentes tous exploits nécessaires, sans demander autre permission: Car tel est notre plaisir, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, et sans préjudice d’icelles, clameur de Haro, chartre Normande, et autres Lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-troisième de Février, l’an de grâce mil six cents trente-neuf, et de notre règne le vingt-neuvième. Signé, Par le Roy en son Conseil, CONRART.


Les exemplaires ont été fournis, ainsi qu’il est porté par le Privilège.
Achevé d’imprimer le 20 jour de Février 1640.


LES ACTEURS

ROLAND
MÉDOR
ZERBIN
RODOMONT
ARONTE confident de Rodomont
COURRIER d’Agramant
ASTOLPHE
BERTRAND hôte d’Angélique
L’HERMITE
TROIS PAYSANS
ANGÉLIQUE
ISABELLE
BERENICE femme de Bertrand
[PASTEURS]

ACTE PREMIER

SCENE PREMIERE

ROLAND seul après avoir quitté Paris pour chercher ANGÉLIQUE.
STANCES

1
Laisse-moi raison fans pouvoir
2
Qui me parles de mon devoir,
3
Ta remontrance m’importune;
4
Je vois avec trop de douleur
5
Quel danger d’extrême malheur
6
Court Charlemagne et sa fortune:
7
Et qu’ici la cause commune
8
Aurait besoin de ma valeur.
9
Je sais que ce Prince affligé
10
De toutes parts est assiégé
11
De tous les Peuples de l’Afrique;
12
Mais à la veille d’être pris,
13
L’amour dont mon cœur est épris
14
Me force de suivre Angélique,
15
Et ne veut pas que je m’applique
16
A la défense de Paris.
17
Après tout, à bien discourir,
18
C’est moi qu’il faudrait secourir,
19
Et pour moi donner des batailles,
20
Charlemagne et toute sa cour
21
N’ont les Sarrasins qu’à l’entour
22
De leurs forts et de leurs murailles;
23
Moi j’ai l’amour dans les entrailles
24
Qui me dévore nuit et jour.
25
Paris a des gardes par tout
26
Qui le défendront jusqu’au bout,
27
Quelque puissance qui l’enserre:
28
De plus il attend tous les jours
29
De voir du faîte de ses tours
30
Venir l’Écosse et l’Angleterre,
31
Que Renaud ce foudre de guerre
32
Doit amener à son secours.
33
Mais mon cœur d’amour embrasé,
34
Tel qu’un fort détruit et rasé,
35
Est trop faible pour se défendre:
36
Il n’est plus grand, il n’est plus haut,
37
Toute espérance lui défaut,
38
Et le vainqueur qui l’a su prendre
39
Ne le réduit pas mois en cendre
40
Qu’une place prise d’assaut.
41
Enfin bien loin dans mon ennui
42
De pouvoir secourir autrui,
43
Je cherche mon secours moi-même,
44
Et l’amour maître de mon sort
45
Me travaille avec tant d’effort,
46
Que son impatience extrême,
47
Si je ne trouve ce que j’aime,
48
Me fera tôt trouver la mort.
49
O parfait ouvrage des Cieux!
50
Angélique, dont les beaux yeux
51
Font qu’à l’amour tout est possible;
52
Regarde l’état où je suis,
53
Et jugeant par mes longs ennuis
54
Combien ta perte m’est sensible:
55
O bel Ange! Rends-toi visible,
56
Où je croirai que tu me fuis.
57
Hélas! que ce penser a beaucoup d’apparence,
58
Et que j’ai bien sujet d’avoir cette créance,
59
Malheureux que je suis d’avoir abandonné
60
Ce miracle d’amour, qu’Amour m’avait donné:
61
Peut-être cette offense innocemment commise
62
Fait que ce rare objet aujourd’hui me méprise,
63
Et que cherchant un cœur qui ne m’estime plus,
64
Tous mes travaux sont vains, et mes soins superflus.
65
En effet quand j’y pense, une chose si belle
66
Méritait bien un soin plus grand et plus fidèle:
67
Quoi que mon souverain ait pu me commander,
68
C’était moi seulement qui la devais garder:
69
Que je fus imprudent de remettre au Duc Naimes
70
Ce trésor que mes yeux devaient garder eux-mêmes;
71
C’était de mon amour, et non pas de mon Roi
72
Qu’il fallait avoir pris le conseil et la loi:
73
Ma sotte obéissance et mon malheur insigne
74
Me privèrent d’un bien dont je n’étais pas digne,
75
Puis qu’Amour m’obligeait à me perdre plutôt
76
Que de mettre au hasard un si riche dépôt:
77
Oui, je devais plutôt abandonner mon Prince,
78
Que de lâcher un bien qu’il fallait que je tinsse;
79
Possible que lui-même à mes vœux complaisant,
80
Au lieu de me l’ôter, m’en eût fait un présent,
81
Ma force au pis-aller de ma flamme assistée,
82
De toute autre puissance eût l’audace arrêtée.
83
Ni Charles, ni Renaud, ni tout le monde encor
84
Ne m’eût pas enlevé cet amoureux trésor:
85
Avant que cette perle eût peu m’être ravie,
86
Que j’aurais cher vendu sa conquête et ma vie:
87
J’aurais soûlé la mort d’un carnage infini
88
(Car que ne peut l’amour à la vaillance uni?)
89
Mais je ne pense pas qu’une âme bien sensée
90
A cette violence eût porté sa pensée:
91
Ce n’est pas à Roland qu’on voudrait s’attacher
92
Pour lui ravir un bien qu’il estime si cher:
93
Encore mon erreur serait plus pardonnable,
94
Si du moins dans l’enclos d’une place imprenable
95
J’eusse mis ce dépôt, par ma faute perdu,
96
En de fidèles mains qui me l’eussent rendu:
97
Mais de l’avoir laissé comme une chose vile
98
Sous la tente et le soin d’un vieillard mal habile,
99
Qui m’a trahi peut-être, et l’a fait en aller,
100
C’est de quoi ma douleur ne se peut consoler:
101
Mais un autre malheur qui suit cette aventure
102
S’offrant à mon esprit le met à la torture,
103
Notre jalouse humeur ne saurait concevoir
104
Que quelque indigne amant ne l’ait en son pouvoir:
105
O Dieu! que ce soupçon trouble ma fantaisie,
106
Cette mortelle peur dont mon âme est saisie
107
Fait que je crois la voir dans les bras d’un brutal,
108
Qui lui tient un discours à son honneur fatal,
109
La traite indignement, et d’un baiser profane
110
Souille cette beauté plus chaste que Diane,
111
Et qui possible encor s’efforce d’arracher
112
Cette fleur que jamais je n’ai voulu toucher;
113
Cette fleur dont l’espoir a coûté tant de vies,
114
Et pour qui tant de Rois ont conçu tant d’envies,
115
Cette fleur dont le prix gardera de vieillir
116
La gloire de l’Amant qui la pourra cueillir,
117
Désolé que je suis, si cette crainte est vraie,
118
Mon âme pour sortir ne veut point d’autre plaie:
119
Ce coup, sans le secours du feu ni du poison,
120
Ne suffira que trop à rompre sa prison.
121
O Ciel juste et clément! plutôt que cette perte,
122
J’accepte volontiers toute autre peine offerte:
123
Mais pour t’ôter du cœur ces pensers ennuyeux
124
Observe la beauté de ces aimables lieux;
125
Vraiment cette prairie est un charmant Théâtre
126
Que Flore et le Zéphire ont choisi pour s’ébattre,
127
Et ce petit ruisseau au semble un cristal fondu,
128
Qu’à travers cet émail nature a répandu,
129
Afin d’entretenir dessus ses rives molles
130
Un ombrage éternel d’Alisiers et de Saules;
131
Cet arbre a quelques noms gravés tout à l’entour,
132
Avec des doubles nœuds et des chiffres d’amour,
133
Lisons; le beau Médor et la belle Angélique:
134
Suis-je point abusé d’un objet fantastique,
135
Voyons à l’autre écorce, ô ciel! j’y trouve encor
136
Comme partout ailleurs, Angélique et Médor.
137
Ce sont jeux de Bergers et de jeunes Bergères,
138
Mais ces noms sont écrits en lettres étrangères:
139
Ce caractère Arabe aux Bergers non commun,
140
Témoigne assurément que ce n’en est pas un:
141
Dieu sur le front voûté de cette grotte sombre
142
Qui reçoit les Pasteurs et leurs troupeaux à l’ombre:
143
Quelque nouvel écrit se laisse encore voir
144
Fait avec du crayon en caractère noir.
145
Rien que la seule mort jamais ne désassemble
146
Angélique et Médor.
————————————————- O ciel! le cœur me tremble,
147
Plus j’observe ces mots, plus je les lis de près,
148
Plus j’y vois d’Angélique, et la main et les traits:
149
Mais pourquoi me troubler peut-être en cette sorte,
150
Elle a soin de couvrir l’amour qu’elle me porte,
151
Et par discrétion cet esprit excellent
152
Sous ce nom de Médor, veut parler de Roland.
153
Cette façon d’aimer ne m’est pas déplaisante:
154
Mais une autre écriture à mes yeux se présente.
STANCES DE MÉDOR
155
O beau rivage! ô vives fleurs!
156
Beaux Astres de tant de couleurs,
157
Herbes, plantes, fontaine, et toi grotte rustique
158
Où moi pauvre Médor dans les bras d’Angélique,
159
Tempérant doucement du feu de ses beaux yeux
160
L’humide fraîcheur de ton ombre,
161
Ai goûté des plaisirs sans nombre
162
Que l’on ne goûte à la table des Dieux.
163
O doux témoins de mes plaisirs!
164
Je ne puis qu’avec des désirs,
165
Des prières, des vœux, des vers et des louanges,
166
Vous rendre les faveurs et les bienfaits étranges
167
Que j’ai reçus de vous par les mains de l’Amour:
168
Je souhaite donc que Zéphire
169
Jamais de vous ne se retire,
170
Et que la seule Nymphe ait ici son séjour.
171
O funeste écriture! O malheureuse vue!
172
O curiosité qui me blesse et me tue!
173
Je sens avec frisson comme une froide main
174
Qui me presse le cœur et me glace le sein:
175
Un rival toutes fois pour diffamer ma Dame,
176
Ou me jeter la peste et le venin dans l’âme,
177
Pourrait avoir ourdi cette méchanceté:
178
Mais quiconque l’a faite a si bien imité
179
Et la main d’Angélique, et sa façon d’écrire,
180
Que moi qui la connais n’y trouve rien à dire.
181
Voici quelques paysans qui m’éclairciront bien
182
La nuit de ce soupçon qui possible n’est rien;
183
Holà, ho bonnes gens:

SCENE II

ROLAND, BERTRAND, BERENICE

BERENICE
Ce Guerrier nous appelle,
184
Bertrand,

BERTRAND
Allons à lui.

ROLAND
Ma constance chancelle,
185
Je veux à même temps, et n’ose m’enquérir
186
D’un mal dont le soupçon me fait déjà mourir.

BERENICE
187
Seigneur, que vous plaît-il?

BERTRAND
Me sauriez-vous apprendre
188
Qui naguère a gravé sur cette écorce tendre
189
Ce nom de beau Médor, que nous voyons ici,
190
Avez-vous des Bergers qui s’appellent ainsi?

BERTRAND
191
Non, Seigneur, c’est le nom du Chevalier du monde
192
En qui plus de bonheur et plus de gloire abonde,
193
C’est le nom d’un jeune homme en beauté nonpareil,
194
Qui passant en ce lieu les ardeurs du Soleil,
195
A mis avec son nom celui de son Épouse.

ROLAND
196
O Dieu! quelle tourmente a mon âme jalouse:
197
Il est donc marié?

BERTRAND
Son hymen s’accomplit
198
Dans ma propre maison et dans mon propre lit:
199
Il est simple soldat, à ce qu’il dit lui-même,
200
Mais sa femme en Cathay lui garde un diadème,
201
Elle est fille du Roy, comment l’appelle-t’on?
202
Bérénice, aide-moi:

BERENICE
C’est le Roy Galaffron.

BERTRAND
203
Justement, c’est lui-même.

ROLAND
O rage insupportable!

BERTRAND
204
Et pour vous témoigner que je suis véritable,
[parlant à sa femme.]
205
Monstre le bracelet qu’à faute d’autre bien
206
Elle s’ôta du bras pour l’attacher au tien.

BERENICE
207
Il regarde le ciel, et change de visage.

ROLAND
208
O fureur!

BERENICE
Gardez bien d’en dire davantage:

BERTRAND
209
Suffit, j’y prendrai garde.

ROLAND
Et ces nouveaux Époux
210
Sont-ils encor ici? Sont-ils encor chez vous?

BERTRAND
211
Cette toute Angélique et céleste merveille
212
A pris depuis six jours la route de Marseille,
213
Et c’est en nous quittant qu’elle nous a donné
214
Ce bracelet si riche et si bien façonné.

BERENICE
215
Il n’est pas maladroit:

BERTRAND
Mais, Seigneur, je vous prie
216
D’accepter le couvert dans notre métairie,
217
Cependant que ma femme ou mon petit garçon
218
Prendra votre cheval qui paît dans ce buisson,
219
Et le fera venir par-dessus la chaussée
220
Repasser la même eau que vous avez passée;
221
Car nos prés fleurissants sont comme vous voyez
222
Du côté du chemin tous clos et fossoyés,
223
Pour sauver notre herbage autant qu’il est possible,
224
Et le rendre aux passants d’autant moins accessible;
225
San cela les chevaux des Chevaliers errants
226
Nous feraient tous les jours des dommages très grands,
227
Et ne trouveraient pas de dans nos écuries
228
Ce que nous ménageons en fermant nos prairies.

BERENICE
229
Il songe ailleurs, Bertrand.

BERTRAND
Vous plaît-il donc, Seigneur,
230
Laisser à mon logis cette marque d’honneur?

ROLAND
231
Je vous suis obligé de votre courtoisie;
232
Mais un si grand chagrin trouble ma fantaisie,
233
Qu’abhorrant le repos autant que le repas,
234
Je tourne où la fortune adressera mes pas;
[Il entre dans la forêt.]
235
Adieu: cette forêt jusqu’à tant que je meure
236
Sera ma noire hôtesse et ma triste demeure.

SCENE III

BERTRAND, BERENICE

BERENICE
237
Cet homme assurément s’en va désespéré,
238
On lit la jalousie à son œil égaré:
239
Et vous avez bien fait, remarquant sa tristesse,
240
D’inventer le départ de notre belle hôtesse,
241
De tant d’Amants qu’elle a, sans doute c’en est un:
242
Mais que votre discours me semblait importun,
243
Quand vous lui présentiez la maison pour retraite.

BERTRAND
244
Je lui faisais exprès cette offre assez adroite,
245
Afin qu’à ma franchise ajoutant plus de foi,
246
Il crût que nos Amans ne logeaient plus chez moi:
247
Que s’il m’eût pris au mot,

BERENICE
Dieu! j’en mourrais de crainte.

BERTRAND
248
Je t’allais envoyer avec une autre feinte:
249
Prier nos Amoureux de se tenir couverts
250
A l’ombre des rochers et des feuillages verts,
251
Et prendre pour ce soir le logis de mon frère,
252
Qui pour l’amour de nous leur eût fait bonne chère:
253
Ainsi j’eusse empêché le désordre ou le mal
254
Qu’eût pu faire à Médor ce dangereux rival.

BERENICE
255
De fait, à dire vrai, Médor est plein de charmes,
256
Mais je ne pense pas qu’il soit fort propre aux armes,
257
Au moins il me le semble,

BERTRAND
Il me le semble aussi,
258
C’est pourquoi nous devons l’avertir de ceci;
259
Ils reviendront bientôt, la lumière décline,
260
Charge-toi cependant du soin de la cuisine:
261
Va-t’en par ce chemin, tiens le souper tout prêt,
262
Et moi j’apporterai du bord de la forêt
263
Le petit rameau vert et l’épine fleurie,
264
Qui sont ma cassolette et ma tapisserie.

SCENE IV

MÉDOR, ANGÉLIQUE

MÉDOR
265
Ma Reine, à la faveur de ces ombrages frais,
266
Nous pouvons regagner notre petit palais,
267
D’où sans cajolerie il me semble[,] ou je meure[,]
268
Que je viens seulement de sortir à cette heure,
269
Tans les jours et les nuits, en tous lieux, en tout temps,
270
Sont de courte durée aux amoureux contents:
271
Pour moi, votre présence étant toute ma joie,
272
Rien ne m’est ennuyeux pourvu que je vous voie;
273
Dans l’aise où je me perds contemplant vos appas,
274
La nuit vient que mon œil ne s’en aperçoit pas:
275
Dans ce ravissement les plus longues journées
276
Semblent à mes transports de courtes matinées,
277
Et je me plains du temps qui donne à mes amours,
278
Et des désirs si longs, et des soleils si courts.

ANGÉLIQUE
279
Hé! Dieux, mon cher Médor, que je serais heureuse,
280
Si vous aviez toujours cette ardeur amoureuse:
281
Mais, hélas! que je crains que l’excès du plaisir
282
N’émousse en votre cœur la pointe du désir,
283
Et qu’un certain dégout qui suit la jouissance,
284
Joint au mépris du bien qu’apporte l’abondance,
285
Ne vous fasse haïr ce temps dont nous parlons,
286
D’avoir fait ses soleils et mes désirs trop long.

MÉDOR
287
Cela peut arriver alors qu’on n’aime guères,
288
Ou que celle qu’on aime a des attraits vulgaires:
289
Mais quand on est piqué d’un objet bien charmant,
290
Dans la possession on est toujours amant:
291
Les yeux de vos sujets jouissent d’ordinaire
292
Des plus grandes clartés du plus grand luminaire,
293
Et pour voir tous les jours ce merveilleux flambeau,
294
Ils ne le trouvent pas, ni moins clair, ni moins beau;
295
Leur idolâtre ardeur, pour ce Dieu qui sommeille,
296
Avec lui se rallume, avec lui se réveille,
297
Et courant sur les monts pour lui faire la cour,
298
Par leur impatience ils montrent leur amour:
299
Certes les autres feux de lumière commune,
300
Tels que les faux ardents, les étoiles, la lune,
301
Comme ils n’ont pour les yeux qu’une faible splendeur,
302
Ils en sont souhaités d’une vulgaire ardeur;
303
C’est moi, pauvre Médor, qui pour beaucoup de causes
304
Devrais appréhender l’inconstance des choses,
305
Oui, moi que vos bontés ont tiré du néant,
306
Et d’un nain de fortune en ont fait un géant.

ANGÉLIQUE
307
Médor, quand le Soleil par un désordre étrange
308
Achèverait sa course au rivage du Gange,
309
Ou quand les Alcions sur les flots se mouvants
310
Aimeraient le broüillas, la tempête et les vents;
311
Enfin quand vous verriez changer contre nature
312
De la terre et du ciel l’admirable structure,
313
Quoique je fois d’un sexe inconstant et léger,
314
Ne croyez pas, encor que je puisse changer,
315
Ne vous ayant choisi pour gouverner mon âme,
316
Ni par occasion, ni par humeur de femme;
317
Vos rares qualités qui causent mes amours,
318
Sans aucun changement, les causeront toujours.

MÉDOR
319
Dieux! comment m’acquitter de ce bienfait extrême?

ANGÉLIQUE
320
Aimez-moi seulement autant que je vous aime,
321
Ainsi votre brasier étant pareil au mien
322
Sera ma récompense et mon souverain bien:
323
Par là facilement vous pouvez satisfaire
324
Au bien que je vous veux, et que je vous veux faire:
325
Du feu de mon amour votre cœur bien épris,
326
Est de tous mes bienfaits l’inestimable pris;
327
Il a déjà payé dessous un toit de chaume
328
Le don que notre hymen vous y fit d’un Royaume,
329
Et ce rare trésor qu’on ne prend qu’une fois,
330
Qui fut en vain l’objet des vœux de tant de Rois;
331
Ce gage précieux dont je vous ai fait maître,
332
Au mépris d’un Roland qui brûle encor de l’être,
333
Et qui pour sa défense a fait de si grands coups,
334
Vous doit bien assurer que je suis toute à vous,
335
Et que je n’aurai point le repos que j’espère
336
Que vous n’ayez rempli le trône de mon père:
337
C’est là que cet éclat qui suit la royauté
338
Doit redoubler en vous celui de la beauté,
339
Et que ces doux regards, ce ris et cette grâce
340
Seront accompagnés d’une séante audace:
341
O qu’il fera beau voir ces yeux et ces cheveux!
342
D’où sortent tant d’éclairs, d’où pendent tant de vœux:
343
Ceux-ci par la couleur que nature leur donne,
344
Faire pâlir sur eux l’or de votre Couronne,
345
Et ceux-là par ce feu qu’Amour leur a prêté,
346
Gagner sur vos brillants le prix de la clarté:
347
Certes parmi les fleurs de notre solitude,
348
J’ai toujours cette épine et cette inquiétude,
349
Qui pour votre respect me va sollicitant
350
De mettre notre amour dans un trône éclatant;
351
De là vient que déjà ma fortune présente,
352
Depuis deux ou trois jours me semble moins plaisante,
353
Et que n’étant ici qu’hôtes et passagers,
354
Je me lasse d’y vivre avecque des Bergers:
355
Ce soin qui par le Sceptre au départ me convie,
356
Trouble insensiblement le repos de ma vie,
357
Et me rend ce séjour moins beau qu’auparavant
358
Par l’objet d’un plus cher qui m’attire en Levant;
359
En Cathay mieux qu’en France on trouve des fontaines,
360
On trouve des rochers, des montagnes, des plaines,
361
Des fleurs, des promenoirs, des costaux, des vallons,
362
Et des prés bien plus verts que ceux que nous foulons;
363
L’hiver qui tous les ans les couvre ici de glace,
364
Là d’un simple brouïllas à peine les efface;
365
Là règne un air si bon, si calme, si bénin,
366
Et dans sa pureté si contraire au venin,
367
Que ce nom odieux, et de pourpre et de peste,
368
S’y connait aussi peu que son effet funeste;
369
On y mange en tout temps toutes sortes de fruits
370
Sur la foi du Soleil dont le feu les a cuits:
371
Les eaux pareillement s’y boivent sans mélange,
372
Et les eaux qu’on y boit, et les fruits qu’on y mange,
373
Que par le seul excès ne font jamais de mal
374
Au plus faible estomac du plus faible animal;
375
Ainsi presque toujours le nombre des années,
376
Comme par un sommeil y clôt nos destinées.

MÉDOR
377
Je tiens ce beau climat plus heureux mille fois
378
Parce qu’il est soumis à l’honneur de vos lois,
379
Qu’à cause que le ciel par d’insignes caresses
380
L’a fait le cher objet de toutes ses largesses:
381
Mais attendant le temps que la faveur des Dieux
382
Nous permette de vivre en ces aimables lieux,
383
Jouissons des plaisirs que ceux-ci nous fournissent
384
Dans les sacrés liens qui nos âmes unissent,
385
Et par ce chemin vert dont je sais le détour,
386
Faisons notre retraite avec l’Astre du jour.

FIN DU PREMIER ACTE

ACTE II

SCENE PREMIERE

ANGÉLIQUE, MÉDOR

ANGÉLIQUE
387
Enfin comme notre hôte en dépeint le visage,
388
La couleur des cheveux, la hauteur du corsage,
389
Et la fente de l’œil d’audace étincelant,
390
Il faut que ce guerrier sait le Comte Roland:
391
Mais d’ailleurs deux raisons m’empêchent de le croire;
392
Ses armes (ce dit-il) qui sont de couleur noire,
393
Et l’extrême besoin que son Prince a de lui
394
En l’état malheureux qu’il se trouve aujourd’hui:
395
Car quand ce Paladin, contre toute apparence,
396
Aurait perdu le soin du salut de la France,
397
Et des murs attaqués dont il est gouverneur,
398
Il aurait conservé celui de son honneur;
399
La gloire de Roland trop avant engagée
400
A la protection de sa Ville assiégée,
401
Ne lui permettrait pas d’abandonner son Roi,
402
Son sang et ses autels pour courir après moi:
403
Si bien que mon esprit qui flotte dans la doute,
404
Ne peut encor tenir qu’une incertaine route:
405
Mais que ce soit Renaud, Roland ou Sacripant,
406
Il porte dans le sein ce noir et froid serpent
407
Qui glace un cœur jaloux dont il s’est rendu maître
408
Pour y faire mourir l’amour qui l’a fait naître;
409
Ainsi vous cueillez seul un fruit d’autant plus doux
410
Que pour vous le donner je le dérobe à tous:
411
Ainsi dans notre hymen vous goûtez des délices
412
Qui sont à vos rivaux des sujets de supplices,
413
Et le bruit des faveurs dont je vous ai comblé,
414
De celui dont je parle a le repos troublé:
415
D’où vient que je craindrais d’une amoureuse crainte,
416
Qu’en la juste douleur dont son âme est atteinte
417
Il ne vomît sur vous qui marchez désarmé
418
Tout le fiel du dépit dont il est enflammé,
419
Passant dans le transport qui suit la jalousie
420
Les bornes de l’honneur et de la courtoisie.

MÉDOR
421
Madame, assurez-vous qu’auprès de vos beautés,
422
Vos Amants les plus fiers et les plus redoutés
423
N’auront pas le pouvoir ni possible l’envie,
424
Ou d’étonner mon âme, ou de nuire à ma vie,
425
Assisté d’un regard de vos yeux amoureux,
426
Ni Roland, ni Renaud, ni de plus dangereux,
427
Fussent-ils préservés par la force des charmes,
428
N’auront point de valeur qui ne cède à mes armes;
429
S’il vous souvenait bien que vous m’avez trouvé
430
En l’état d’un soldat par le sang éprouvé,
431
Auriez-vous bien encore après ce témoignage
432
L’injurieuse peur qu’un rival ne m’outrage?
433
Non, non, comme l’Amour, j’ai le cœur en bon lieu,
434
Et vos embrassements qui m’ont fait demi-Dieu
435
M’inspirent une audace à nulle autre seconde,
436
Qui me fait mépriser tous les dangers du monde.

ANGÉLIQUE
437
Médor, si votre cœur qui m’est assez connu
438
S’offense du discours que je vous ai tenu,
439
Qu’il excuse l’amour comme un enfant timide
440
Qui peut faire un faux pas quand la crainte le guide.

MÉDOR
441
Ma Reine, à cette offense et cette crainte près,
442
Allons sous cette grotte et ces ombrages frais
443
Ouïr des Rossignols la musique innocente
444
Qu’échauffe à son retour la lumière naissante,
445
Et graver sur la roche et sur les arbres verts
446
Des devises d’amour, des chiffres et des vers,
447
Afin que les passants lisent notre aventure,
448
Et sur l’écorce tendre, et sur la pierre dure:
449
Mais d’un pas diligent je retourne au hameau.

ANGÉLIQUE
450
Pourquoi?

MÉDOR
Je n’ay sur moi ni poinçon ni couteau,
451
En venant mon étui m’est tombé de la poche.

ANGÉLIQUE
452
Courez, je vous attends au pied de cette roche.

MÉDOR
453
Mais puis-je vous laisser en ce bord écarté?

ANGÉLIQUE
454
Oui, Médor, cet anneau me tient en sûreté,
455
Mis du doigt à la bouche, il me rend invisible,
456
Et détourne de moi tout accident nuisible.

MÉDOR
457
Sait donc,

ANGÉLIQUE
Souvenez-vous que je languis d’amour,
458
Et pour cette raison hâtez votre retour.

MÉDOR
459
Cette raison d’amour avec vous m’est commune,
460
Près de vous tout me plaît sans différence aucune,
461
Et loin de votre aspect les moments les plus courts
462
Me semblent aussi longs que les plus tristes jours.
463
Adieu: mais qu’un baiser de la bouche et de l’âme
[Il baise.]
464
Jusques à mon retour entretienne ma flamme.
465
O bouche qui baisez avec tant de pudeur!
466
Bouche où la violette exhale son odeur,
467
Bouche qui faites honte à l’incarnat des roses,
468
Qu’on pense en vous baisant à d’agréables choses;
469
Encore un, et je meurs.

ANGÉLIQUE
Suffit pour le départ,
470
Il faut que le retour en ait aussi sa part;
471
Et je vous garde encor, si vous ne tardez guères,
472
Quelques autres baisers qui ne sont pas vulgaires.

MÉDOR
473
O Dieux! puisque le prix est selon mon désir,
474
Que je tarderai peu,

ANGÉLIQUE
Vous me ferez plaisir:
475
Qu’il va légèrement, qu’il court de bonne grâce,
476
Et que tout lui sied bien, quelque chose qu’il fasse?
477
Mais j’aperçois venir à travers ce buisson
478
Une jeune beauté d’excellente façon,
479
Elle prend le sentier qui coupe à la fontaine;
480
Apprenons, s’il se peut, le sujet qui l’amène.

SCENE II

ISABELLE, ANGÉLIQUE

ISABELLE
481
voyant Angélique.
O Dieux! quelle Diane hôtesse de ces lieux,
482
Ou quel Ange plutôt est descendu des cieux
483
Pour me charmer en terre et l’esprit et la vue?

ANGÉLIQUE
484
Je vois que les attraits dont le Ciel m’a pourvue
485
La surprennent d’abord, et moi de mon côté
486
Je ne puis m’empêcher d’admirer sa beauté;
487
Et pourvu que l’esprit au visage réponde,
488
Certes j’ai rencontré la merveille du monde.
489
L’épreuve s’en peut faire avec un compliment.
[Elles s’abordent.]
490
Le sort ou le Soleil m’oblige infiniment,
491
En ce que son ardeur vous doit avoir portée
492
A prendre comme moi cette route écartée;
493
Vous pour mettre à couvert votre extrême blancheur,
494
Et moi pour le plaisir de la seule fraîcheur,
495
N’ayant point de beautés qui ne soient bien à preuve
496
De l’air et du Soleil des lieux où je me treuve.

ISABELLE
497
Madame, vos beautés n’ayant rien de mortel,
498
Je pense qu’en effet leur privilège est tel,
499
Que tout ce qu’ici-bas fait la guerre aux plus belles
500
Leur porte du respect, ou ne peut rien sur elles:
501
Quant à moi, mon esprit aussi faible que nu,
502
Sans la religion dont il est soutenu,
503
Tombait dans ce penser aussi faux que profane,
504
Que vous étiez Vénus, Proserpine, ou Diane:
505
Mais pour ne sortir pas des termes de ma loi,
506
Je crois voir un bel Ange alors que je vous voi.

ANGÉLIQUE
507
C’est dire en m’obligeant que vous êtes Chrétienne,
508
Et que votre créance est contraire à la mienne;
509
Surtout, si vous croyez (ce que je ne crois pas)
510
Qu’on voit briller en moi de célestes appas,
511
N’ayant de mes défauts que trop de connaissance
512
Pour éloigner de moi cette fausse créance:
513
Mais brisons, s’il vous plaît, cet obligeant discours,
514
De qui ma modestie appréhende le cours,
515
Et me dites plutôt quel destin vous amène
516
Aux bords de cette chaire et coulante fontaine;
517
Après, à la pareille, avant partir d’ici
518
Vous saurez le sujet qui m’y conduit aussi.

ISABELLE
519
Je ne suis en ce lieu par autre destinée
520
Que celle que d’abord vous avez devinée;
521
J’y suis pour éviter les ardeurs du Soleil,
522
Pendant qu’un Chevalier en vertu nonpareil
523
Cherche nos deux chevaux avec beaucoup de peine
524
Qui se sont enfoncés dans la forêt prochaine
525
Pour suivre une jument qui paissait ici près,
526
Tandis que nous prenions le repos et le frais.

ANGÉLIQUE
527
C’est peut-être Roland?

ISABELLE
Ce n’est pas lui, Madame,
528
Mais un qui le chérit à l’égal de son âme,
529
Puisque ce Chevalier qui m’aime plus que soi,
530
Par sa rare valeur jouit encor de moi;
531
Le généreux Zerbin (c’est ainsi qu’on l’appelle)
532
Doit au bras de Roland le salut d’Isabelle.

ANGÉLIQUE
533
Pour montrer que vos noms m’étaient déjà connus,
534
Aussi bien que le lieu d’où vous êtes venus;
535
Votre sang est royal.

ISABELLE
Nous avons cette gloire,
536
Au moins jusqu’à présent on nous l’a fait accroire;
537
L’Ecosse où notre hymen me promet tant de bien,
538
Obéit à son père, et la Galice au mien.
539
Mais si vous ne trouvez ma franchise importune,
540
Faites-moi donc savoir quelle est votre fortune?

ANGÉLIQUE
541
Moi qui crois que les Dieux aiment que les humains
542
Étalent les bienfaits qu’ils ont eus de leurs mains,
543
Et que le plus heureux ne l’est pas bien encore,
544
Ni ses plaisirs parfaits alors qu’on les ignore.
545
Je vais vous raconter d’autant plus librement
546
Ma fortune, ma gloire, et mon contentement.
547
Sachez donc, très aimable et discrète estrangère.
548
Que sous ces vêtements de Nymphe et de Bergère
549
Je cueille en ce désert des plaisirs innocents,
550
Qui ne sont bien connus que des cœurs jouissants;
551
Le visage que j’aime a les beautés d’un Ange,
552
Et mon affection est d’autant plus étrange,
553
Qu’étant fille de Roy, j’ai choisi pour Amant
554
Un simple aventurier des troupes d’Agramant;
555
Moi qui sans me flatter, ou sans faire la vaine,
556
Ai pu sur quatre Rois régner en Souveraine:
557
Mais l’amour qui se rit de l’inégalité
558
Des biens de la fortune, et de la qualité,
559
Me fait toujours paraître en l’ardeur qui me brûle
560
Ce respect aussi vain que faible et ridicule;
561
Ce qui me plaît m’égale, et l’objet du plaisir
562
Attire seulement mon amoureux désir:
563
Enfin suivant l’esprit du Dieu qui me commande,
564
J’aime pour être heureuse, et non pour être grande.
565
Je sais bien que mon nom, quand vous l’aurez appris,
566
Vous fera condamner le dessein que j’ai pris;
567
Et que tout l’Univers apprenant mon histoire,
568
Dira que mon amour a fait tort à ma gloire,
569
Que je suis une ingrate, et sans cœur et sans foi,
570
D’avoir fait un Amant si peu digne de moi,
571
Au mépris des travaux de tant de braves hommes,
572
Les plus grands de la terre et du siècle où nous sommes;
573
Chacun me blâmera, mais dès qu’on aura vu
574
La grâce et la beauté dont mon ange est pourvu
575
Sur tant, quand pour sa gloire in aura connaissance
576
Du sujet dont ma flame a tiré sa naissance,
577
Les plus rudes censeurs des amoureux appas,
578
S’ils n’approuvent mon choix, ne le blâmeront pas:
579
Mais le voici qui vient en diligence extrême.

ISABELLE
580
Qui, votre cher Amant?

ANGÉLIQUE
Oui, Madame, lui-même,
581
Qui vous fera mieux voir, étant plus près d’ici,
582
Le sujet de ma faute, et son excuse aussi.

MÉDOR
583
revenu.
D’où vient cette inconnue et charmante merveille?

ANGÉLIQUE
584
Enfin ne dites plus que je suis sans pareille,
585
Vous voyez maintenant un soleil de beauté,
586
Auprès de qui la mienne est un feu sans clarté.

MÉDOR
587
Il est vrai que Madame est parfaitement belle,
588
Mais j’ai des yeux pour vous, que je n’ai pas pour elle:

ANGÉLIQUE
589
Il faut donc les punir, ou les traiter du moins
590
De juges corrompus et de mauvais témoins,
591
Condamnant avec eux l’amour qui les pratique,
592
Pour rendre en ma faveur ce jugement inique.

ISABELLE
593
Je déclare pour moi qu’il s’en est acquitté
594
A la rigueur des lois que prescrit l’équité,
595
Et que mon propre aveu confirme sa sentence.

ANGÉLIQUE
596
J’ordonne toutes fois que pour sa pénitence
597
De l’avoir prononcée un peu trop librement,
598
Il conte sa fortune en trois mots seulement,
599
Et que pour ma décharge il vous fasse connaître
600
Notre commun bonheur, et ce qui l’a fait naître.

ISABELLE
601
J’apprendrai volontiers de si belles amours.

MÉDOR
602
Et moi la honte au front je commence un discours
603
Où nécessairement il faut que je me loue
604
Par une vanité que mon cœur désavoue;
605
Entre mille Héros que la mort moissonna
606
En ce dernier combat que Charles nous donna,
607
Le vaillant Dardinel à sa vingtième année
608
En digne fils d’Almont finit sa destinée,
609
Je ne vous dirai pas les merveilles qu’il fit,
610
Le nombre ni le nom de ceux qu’il déconfit;
611
C’est assez, si je dis qu’il ne perdit la vie
612
Qu’après l’avoir lui-même a cent autres ravie,
613
Le soin de retirer le corps désanimé
614
D’un maître que j’aimais, et dont je fus aimé,
615
Fit que sans vanité j’entrepris un ouvrage
616
Qui pouvait étonner le plus hardi courage;
617
Assisté d’un fidèle et généreux ami,
618
J’entre sans être vu dans le camp endormi,
619
Où près des feux éteints reposait sur la terre
620
Le Chrétien harassé des travaux de la guerre;
621
Là plus de cent esprits poussés dans les Enfers,
622
Sont aux mânes du Prince en sacrifice offerts;
623
Cela fait, nous passons dans la plaine effroyable,
624
Où nous cherchons longtemps cet objet pitoyable
625
Entre mille monceaux de morts et de blessés,
626
Parmi des flots de sang pêle-mêle entassés,
627
Outre l’empêchement du désordre et du nombre,
628
Un nuage opposé qui rendait la nuit sombre,
629
Eut rendu jusqu’au jour inutiles et vains
630
Le travail de nos yeux, et celui de nos mains
631
Nous étions hors d’espoir de jamais reconnaître
632
Le corps froid et sanglant de notre jeune maître,
633
Quand nous l’apercevons à la prompte clarté
634
Qui descendit sur lui du nuage écarté:
635
Car soit miracle pur, ou soit pure fortune,
636
Le Ciel heureusement nous découvrit la Lune.
637
Après avoir sur lui fait parler nos douleurs,
638
Et lavé son visage et les nôtres de pleurs,
639
Nos partageons le poids de cette charge aimée,
640
Afin de l’emporter où campait notre armée:
641
Mais comme nous marchons sans repos et sans bruit,
642
(O Dieux! C’est à présent que la clarté nous nuit)
643
Aux premiers traits du jour que l’Aurore nous monstre,
644
Un escadron Chrétien nous vient à la rencontre;
645
Alors mon compagnon le voyant approcher;
646
Mon frère (me dit-il)[,] si le jour nous est cher[,]
647
Cherchons notre salut dans la forêt prochaine,
648
Et quittons ce fardeau que nous portons à peine,
649
Songez qu’on nous y force, et que nous aurions tort
650
De perdre deux vivants pour conserver un mort.

ISABELLE
651
Il parlait sagement.

MÉDOR
Achevant ces paroles
652
Il laisse aller le faix qui chargeait ses épaules,
653
Coupe dans la forêt par un petit sentier,
654
Et me laisse en fuyant le fardeau tout entier.

ISABELLE
655
O l’infidèle ami! bon Dieu que je le blâme,
656
Bon Dieu que je le hais!

MÉDOR
Pardonnez-lui, Madame,
657
Son erreur fait sa faute, il croit que je le sui,
658
Et que je cours sans charge aussi vite que lui;
659
L’ennemi cependant avance ses approches,
660
Mon maître sur le dos, y esquive entre les roches,
661
Parmi les chemins creux, les arbres, les halliers,
662
Et trompe ainsi longtemps la main des Cavaliers:
663
Or, mon cher Cloridan, au bruit de leurs menaces,
664
Sur les pas de sa mort dont il suivait les traces,
665
Au lieu de se sauver par les détors du bois,
666
Revient me secourir pour la dernière fois:
667
A couvert d’un buisson il décoche trois flèches,
668
Qui sur trois Cavaliers font trois mortelles brèches;
669
Ces coups tirés d’un bras aussi juste que fort,
670
Causent à même temps ma blessure et sa mort:
671
Leur Chef qui voit l’archer, commande qu’on le tue,
672
Et son commandement aussi-tost s’effectue;
673
Après venant à moi qui reculais en vain,
674
Et dans ma chevelure entortillant sa main,
675
Il m’allait immoler à sa juste colère,
676
Quand j’en calmai les flots avec cette prière:
677
Je ne désire pas, en l’état ou je suis,
678
De prolonger ma vie avec que mes ennuis,
679
Celle de mon cher frère, à qui tu l’as ravie,
680
Avec trop de raison autres pas me convie:
681
Mais souffre seulement que je rende à mon Roi
682
Le funèbre devoir qu’il exige de moi,
683
Ou commande toi-même, avant que je finisse,
684
Qu’on rende au fils d’Almont ce pitoyable office.
685
Ma voix et ma jeunesse émurent ce vainqueur,
686
Qui déjà me traitait avec moins de rigueur,
687
Ayant baissé l’épée à frapper toute prête,
688
Et retire sa main des anneaux de ma tête.

ISABELLE
689
Quand un soldat brutal, après s’être éloigné,
690
Sans respect de son Chef, qui vous eût épargné,
691
Vint fondre dessus vous avec tant d’insolence,
692
Que du choc du cheval, et du coup de la lance
693
Vous chûtes demi-mort et pâmé de douleur.

MÉDOR
694
O bienheureuse chute! et bienheureux malheur!
695
Mais qui vous a parlé de cette circonstance?

ISABELLE
696
Un miracle d’honneur, d’amour et de constance,
697
Le généreux Zerbin, qui vous aurait sauvé,
698
Et dont votre assassin eût le glaive éprouvé,
699
S’il n’en eût évité par une heureuse fuite,
700
Et la juste colère, et la chaude poursuite.

MÉDOR
701
Ainsi tout à jamais lui succède à souhait.

ISABELLE
702
Soit, mais ne laissez pas votre conte imparfait.

MÉDOR
703
Ma Reine, s’il lui plaît, achèvera le reste.

ANGÉLIQUE
704
Par ce silence adroit, autant qu’il est modeste,
705
Vous voulez à dessein qu’on cache par ma voix
706
Comment votre beauté me soumit à ses lois;
707
N’importe, je veux bien vous donner cette gloire;
708
Voici donc en deux mots la fin de notre histoire:
709
La Fortune et l’Amour, cet invisible Archer,
710
Que déjà mon orgueil commençait à fâcher,
711
Adressèrent mes pas sur la sanglante voie
712
Où l’aimable sujet de ma future joie
713
Se noyait sans secours sous un arbre étendu
714
Dans un fleuve de sang qu’il avait répandu;
715
Tel qu’une belle fleur sur la terre couchée,
716
Quand la rigueur du froid ou le soc l’a touchée;
717
Sa misère m’émeut, sa beauté me surprit,
718
Et me servant de l’art que Chiron nous apprit,
719
Exercé des Rois même au lieu de ma naissance,
720
Je cueille un simple chaud dont j’avois connaissance,
721
Qui rappelle sa force, apaise sa douleur,
722
Et ranime en son cœur la mourante chaleur;
723
J’avais de sa disgrâce une douleur bien vraie:
724
Mais lorsqu’il m’eût conté le sujet de sa plaie,
725
Ce récit pitoyable augmenta ma pitié,
726
Et ma compassion causa mon amitié;
727
Son Prince et son cher frère ayant eu sépulture
728
A l’aide d’un paysan qui passait d’aventure,
729
La jument du pasteur nous servit au besoin
730
A le porter chez lui qui ne logeait pas loin;
731
Là, comme ses douleurs, ses faiblesses cessèrent,
732
Et dans mon cœur atteint les miennes commencèrent,
733
Sa fièvre s’éteignit, la mienne s’alluma
734
Dans mon sang amoureux que son feu consuma,
735
Jusque-là que mon mal eut tant de violence
736
Qu’il força ma pudeur à rompre le silence,
737
Enfin ce beau vainqueur ne fut pas si cruel
738
Qu’il ne brulât pour moi d’un brasier mutuel;
739
Hymen après cela, qui rend tout légitime,
740
Nous permit de goûter des voluptés sans crime.

MÉDOR
741
C’est par cette fortune et cet heur amoureux
742
Que j’appelais tantôt mon malheur bienheureux,
743
Et que ma piété servait récompensée
744
D’un bien de qui l’excès excède ma pensée.

ISABELLE
745
Ce fut une action que le Ciel en effet
746
N’eût peu récompenser par un moindre bienfait,
747
Et j’excuse un grand cœur alors qu’il se consume
748
Aux légitimes feux qu’un honnête homme allume,
749
En qui nature a joint par de charmants accords
750
La bonté du courage à la beauté du corps:
751
Mais nous ne ferions pas une faute légère,
752
Sachant comme aux Amants la solitude est chère,
753
Si notre compagnie empêchait plus longtemps
754
Les secrets entretiens de vos esprits contents.

ANGÉLIQUE
755
C’est vous par aventure, ô Princesse discrète!
756
Qui preniez pour rêver cette route secrète,
757
Et nous ferions nous-même une incivilité
758
D’empêcher plus longtemps votre commodité,
759
C’est pourquoi nous allons par une autre prairie
760
Regagner le chemin de notre métairie.

MÉDOR
761
Nous vous laissons rêver.

ISABELLE
Fort bien, puis qu’il vous plaît;
762
Mais chacun de nous trois sait bien qu’il en est.

ANGÉLIQUE
763
Adieu, nous vous laissons maîtresse de la place.

ISABELLE
764
Au moins, heureux Amants, faites-moi cette grâce,
765
Qu’ayant su vos amours, je sache aussi vos noms.

ANGÉLIQUE
766
Le soin de conserver le bien que nous tenons,
767
Pour de certains respects nous oblige à les taire
768
Durant notre séjour en ce lieu solitaire;
769
Vous les saurez pourtant, mais à condition
770
D’avoir huit jours entiers cette discrétion,
771
Que par votre moyen aucun d’entre les hommes
772
Sans exempter Zerbin, n’apprendra qui nous sommes:
773
Me le promettez-vous?

ISABELLE
Oui, je vous le promets,
774
Et même, s’il vous plaît, de n’en parler jamais.

ANGÉLIQUE
775
Non, non, j’aime bien mieux que vous rendiez publique
776
La gloire de Médor, et l’amour d’Angélique:
777
Adieu Madame.

ISABELLE
Adieu les Amants fortunés.
778
O Ciel! que ce rencontre a mes sens étonnés,
779
Serait-ce bien ici cette jeune merveille
780
Dont le nom tant de fois a frappé mon oreille,
781
De qui les Ferragus, les Renauds, les Rolands,
782
Et les plus dignes Rois ont été les Galants?
783
C’est elle, et sa beauté dont je reste charmée,
784
S’accorde à ce grand bruit qu’en fait la renommée;
785
Au reste elle veut bien que ses autres Amants
786
Apprennent leurs malheurs par ses contentements;
787
Mais elle cherche aussi, m’obligeant au silence,
788
Une précaution contre leur violence;
789
Etant à présumer que durant ces huit jours
790
Elle veut éloigner ses obscures amours:
791
Mais j’aperçois Zerbin, il faut que je me montre,
792
Et pour mieux faire encor que j’aille à sa rencontre.

SCENE IV

ZERBIN, ISABELLE

ISABELLE
793
Et bien, sont-ils perdus, sommes-nous démontés?

ZERBIN
794
Ils sont tous deux encore en ces bois écartez,
795
Où je n’ay pu les voir, ni les suivre à la piste:
796
Mais un autre accident davantage m’attriste.

ISABELLE
797
Comment?

ZERBIN
J’ai rencontré dans ce prochain buisson
798
Un coursier qui paissait la bride sur l’arçon
799
Superbe d’un harnois brodé d’or et de soie.

ISABELLE
800
C’est sans doute un cheval que le Ciel vous envoie,
801
Que ne le preniez-vous?

ZERBIN
Je l’ai bien pris aussi:
802
Mais le sort de Roland me tient en grand souci.

ISABELLE
803
Et qu’a-t-il de commun avec cette aventure?

ZERBIN
804
Tout, car je suis trompé si ce n’est sa monture;
805
Je ne veux pourtant pas m’en assurer encor.

ISABELLE
806
Ha! Zerbin, s’il est vrai que ce soit Bride-d’or,
807
Nous devons bien douter du salut de son maître,
808
Mandricart l’a tué.

ZERBIN
L’un et l’autre peut-être
809
Ont mis fin par la leur à ce fameux duel,
810
Dont le commencement fut déjà si cruel;
811
Il se peut faire aussi que notre peur est vaine,
812
Et que la vérité nous ôtera de peine.

ISABELLE
813
Voyons donc ce cheval.

ZERBIN
Le connaîtrez-vous bien?

ISABELLE
814
Aussi certainement que le vôtre ou le mien.

FIN DU SECOND ACTE

ACTE III

SCENE PREMIERE

ROLAND, seul, sortant du bois.
STANCES

815
Assez dans ces forêts taciturnes et sombres
816
J’ai troublé de mes cris le silence et les ombres,
817
Il est temps que les fleurs,
818
Les échos des vallons, et les herbes des plaines,
819
Ecoutent à leur tour le récit de mes peines,
820
Et reçoivent mes pleurs.
821
Depuis qu’en ce désert je plains mon infortune,
822
On aveu par trois fois le Soleil et la Lune
823
Partager l’Horizon;
824
La douleur néanmoins dont je sens l’amertume,
825
Loin de diminuer, croît contre la coutume,
826
Et contre la raison.
827
De mon corps abattu la force diminue,
828
Et sur mon triste esprit le regret continue
829
Des efforts si puissants,
830
Que s’ils ne causent pas la perte de ma vie,
831
Celle de mon repos sera bientôt suivie
832
De celle de mon sens.
833
Heureux, si les vapeurs de l’humeur la plus noire
834
Avec le jugement m’emportaient la mémoire,
835
Ou me privaient du jour;
836
Et plus heureux encor, si le Ciel favorable
837
M’abandonnant au fer, m’eût fait invulnérable
838
Aux atteintes d’amour.
839
Amour, cruel Archer, dont l’invisible flèche
840
De tout mon sein ouvert n’en a fait qu’une brèche,
841
Serpent envenimé,
842
Qui caches sous les fleurs l’aiguillon qui nous blesse,
843
Dis-moi par quel miracle un cœur brûle sans cesse,
844
Et n’est point consumé?
845
Par quelle invention ou puissance de charmes
846
As-tu fait de ma tête une source de larmes,
847
Qui jamais ne tarit?
848
Dis-moi par quel secret je vis sans nourriture,
849
Et par quel art enfin tu sauves la nature
850
Alors qu’elle périt?
851
Mais il n’est pas besoin qu’à travers mille obstacles
852
Je cherche en mon destin des sujets de miracles
853
Nouveaux et superflus;
854
Non, non, quoi que peut-être à Roland je ressemble,
855
Il est plus apparent et plus vrai tout ensemble
856
Que Roland ne vit plus.
857
L’inconstance et la main de l’ingrate Angélique
858
L’ont mis dans le tombeau, sans le secours tragique
859
Du poison ni du fer.
860
Je ne suis que son ombre errante et malheureuse,
861
Qui souffre en la rigueur de ma peine amoureuse
862
Toutes celles d’enfer.
863
C’est ainsi que mon sort apprend à tout le monde
864
Que ceux de qui l’espoir dessus l’amour se fonde
865
Se tromperont souvent:
866
Et qu’après une ardeur en toute chose extrême,
867
Ils n’en retireront et ne seront eux-même
868
Qu’un peu d’ombre et de vent.
869
Mais insensiblement mon destin me ramène
870
A cette détestable et maudite fontaine,
871
Où mon cœur par mes yeux bût le premier poison
872
De qui la jalousie infecta ma raison;
873
Ce venimeux aspic plus froid que de la glace
874
Se coula dans mon sein en cette même place,
875
Et je retombe encor dessus les mêmes pas
876
Où me fut prononcé l’arrêt de mon trépas:
877
Quand j’appris du vieillard et de sa jeune femme
878
La fuite d’Angélique, et son amour infâme;
879
Ici le bracelet de bleu pâle émaillé,
880
Si riche de matière et si bien travaillé,
881
Que j’attachai moi-même au bras de l’infidèle,
882
En cet aimable temps ou j’espérais tout d’elle,
883
Après cent coups de fouet que l’Amour me donna,
884
Fut en fin le poignard dont il m’assassina:
885
O malheureux joyau! dont la fatale vue
886
Alluma dans mon sein la fureur qui me tue,
887
Par quel étrange effet de l’amour et du sort
888
Deviens-tu maintenant l’instrument de ma mort?
889
Seras-tu donc auteur de mes derniers supplices,
890
Toi qui fus autrefois témoin de mes délices?
891
O triste souvenir! ô rapport déplaisant
892
De ma gloire passée à mon état présent!
893
Ha! trompeuse, ha! perfide et parjure Indienne,
894
De l’infidélité fidèle gardienne,
895
As-tu rompu si tôt, ou si tôt oublié
896
Les serments dont ton cœur au mien s’était lié?
897
Ame ingrate au-delà de toute ingratitude,
898
Mon invincible amour, ma longue servitude,
899
Et tant d’assauts donnez et soutenus pour toi,
900
Avaient-ils mérité ce manquement de foi?
901
Moi de qui les exploits ont promené ta gloire
902
Des flots de la Mer Rouge, aux flots de la Mer Noire,
903
Et comme ta beauté fait connaître ton nom
904
Du Bosphore de Thrace, au rivage Breton;
905
Moi qui[,] gardant la foi que je t’avais donnée,
906
Du Levant au Couchant où je t’ai ramenée,
907
Epargnai ton honneur à ma garde commis,
908
En des temps et des lieux où tout m’était permis:
909
Sotte discrétion, nuisible retenue,
910
Et trop bien observée, et trop mal reconnue;
911
J’aurai donc ménagé cet amoureux trésor
912
Afin d’en enrichir ton illustre Médor;
913
Et ce roc où ta main a gravé ton parjure,
914
De peur que le secret n’amoindrit mon injure,
915
Et cet arbre où ton nom dans le sien est gravé,
916
Seront comme un trophée à ma honte élevé.
917
O Ciel! à ce penser ma tristesse redouble,
918
La fureur me saisit, et ma raison se trouble;
919
Oui, l’outrage est trop grand, et je dois pour le moins,
920
Au défaut des auteurs, en perdre les témoins,
921
Et garder que cet arbre abattu sous ma force
922
Ne nourrisse ma honte avecque son écorce;
923
Que ces noms odieux que le fer a tracés,
924
Soient aussi par le fer et mon bras effacés.
925
Sus, Roland, par des coups, à tout autre impossibles,
926
Fais sentir ta vengeance aux sujets insensibles;
[Ici il coupe les arbres.]
927
Que jamais cet ombrage auparavant si beau
928
Ne serve de retraite à Pasteur ni troupeau:
929
Que de mille cailloux cette source comblée
930
Cherche un nouveau passage à son onde troublée;
931
Fauche l’herbe et les fleurs de ces bords empestés
932
Qu’ont foulés tant de fois ces Amants détestés:
933
Surtout, que ces rochers au dedans les complices,
934
Au dehors les témoins de leurs sales délices;
935
Cette voûte où la main d’un indigne rival
936
A peint un Epigramme aussi vain que brutal:
937
Cette odieuse grotte en mille éclats coupée,
938
Gémisse sous le poids des coups de ton épée.
939
Après ce long effort, je brûle, et meurs de chaud,
[Ici il devient furieux.]
940
Quand la force me croît, l’haleine me défaut:
941
Mais jette cette épée et ces armes pesantes,
942
Tes mains à tous exploits sont assez suffisantes,
943
Va chercher dans la plaine un remède à ta faim,
944
Et pour perdre Médor perd tout le genre humain.

SCENE II

ZERBIN, ISABELLE

ZERBIN
945
Comme le bûcheron le marque et le raconte,
946
Il ne faut plus douter que ce ne soit le Comte,
947
Et le Comte affligé, puisque sa triste voix
948
Trouble depuis trois jours le silence des bois;
949
Je crains que Mandricart, dont l’orgueilleuse envie
950
Est d’avoir Durandal, ou de perdre la vie,
951
N’ait eu par sa fortune avantage sur lui,
952
Et que cet accident n’ait causé son ennui.

ISABELLE
953
Roland, comme Isabelle, a pu savoir des choses
954
Qui sont de sa douleur les véritables causes,
955
Vous les saurez un jour.

ZERBIN
Et bien dites-les-moi;

ISABELLE
956
C’est ce que je ne puis sans violer ma foi;
957
Apprenez seulement que son deuil procède
958
Que de ce qu’il désire, et qu’un autre possède.

ZERBIN
959
Autant vaut me le dire aujourd’hui que demain.

ISABELLE
960
Je ne le dirai pas, vous m’en pressez en vain.

ZERBIN
961
Chacun sait qu’Angélique est l’objet qu’il adore,
962
Que Renaud, Sacripant, et Ferragus encore,
963
Par tant de beaux exploits dont ils sont renommés,
964
Recherchent comme lui le bien d’en être aimés:
965
Mais Renaud qu’elle aima n’est plus en sa pensée,
966
Toujours pour Ferragus son âme fut glacée,
967
Ainsi donc Sacripant est le rival heureux
968
Qui possède tout seul ce trésor amoureux;
969
Et voilà le secret que vous me voulez taire.

ISABELLE
970
Vous avez en effet deviné le mystère,
971
Mais nos pas pénétré; puis qu’en fin il est seur
972
Que pas un de ces trois n’en est le possesseur.

ZERBIN
973
Qui donc?

ISABELLE
Un plus heureux, et que Zerbin lui-même,
974
A mis en cet état de Fortune suprême.

ZERBIN
975
Que j’ai fait un heureux aux dépens de Roland!
976
Moi qui sais les ardeurs de son feu violent,
977
Moi qui lui dois la vie et l’honneur d’Isabelle,
978
C’est me traiter d’ingrat, de lâche et d’infidèle.

ISABELLE
979
Vous saurez dans sept jours que c’est la vérité,
980
Et que vous l’avez fait par générosité:
981
Non, non, assurez-vous qu’il n’y va rien du vôtre.

ZERBIN
982
Vous me jetez encor d’un Dédale en un autre:
983
Mais je crois qu’en ceci vous voulez inventer,
984
Afin de vous ébattre et de m’inquiéter,
985
Achevons cependant notre amoureux voyage,
986
Et cherchons le repos au frais de cet ombrage:
987
Où l’Hermite a promis de nous venir trouver,
988
Pour chose (ce dit-il) qui nous doit arriver,
989
Et que l’Esprit de Dieu lui peut faire connaître;
990
Pour moi, quoi que ce soit, ou quoi que ce puisse être,
991
J’ai l’âme préparée à tous les accidents
992
Qui me peuvent toucher et dehors et dedans.

ISABELLE
993
Dieu! si j’avais la mienne ou moins forte ou moins saine,
994
Qu’un songe que j’ai fait me donnerait de peine,
995
Je ne le dirai pas, quoi qu’il vienne à propos,
996
Il a pourtant troublé mon somme et mon repos.

ZERBIN
997
C’est un monstre engendré des vapeurs de la rate;
998
Mais j’observe un endroit où quelque chose éclate,
999
Voyons-y de plus près. C’est un plastron luisant,
1000
Et d’un fort bel ouvrage; ô Dieu qu’il est pesant,
1001
Celui qui le portait a de fortes épaules;
1002
Tout proche gît l’armet, plus loin entre les saules
1003
Des cuisses et des bras, l’habillement complet,
1004
Là la cotte de maille, ici le gantelet,
1005
Et je découvre enfin la cuirasse et l’épée.

ISABELLE
1006
Ha Dieu! c’est Durandal, ou je suis bien trompée;
1007
Mais je la connais trop pour en pouvoir douter:
1008
O toi de qui le bras l’a tant fait redouter,
1009
Invincible Roland, pourquoi parmi les herbes
1010
As-tu laissé de toi ces dépouilles superbes?
1011
Est-ce pour illustrer cet ignoble séjour,
1012
Ou pour en embellir le triomphe d’Amour?
1013
Oui, Zerbin, vous verrez que c’est la jalousie
1014
Qui de noires vapeurs troublant sa fantaisie,
1015
A fait sur son esprit des efforts si puissants,
1016
Qu’en fin l’extravagance a vaincu le bon sens:
1017
Recueillons cependant et lavons de nos larmes
1018
Ces reliques d’honneur, ces précieuses armes.

ZERBIN
1019
Pendons-les maintenant aux branches de ce Pin,
1020
Pour en faire un trophée au vaillant Paladin:
1021
Mais un grand Chevalier descend de la colline,
1022
Evitons son abord dans la grotte voisine,
1023
Et du brûlant Midi la croissante chaleur;
1024
O! Comte infortuné que je plains ton malheur.

ISABELLE
1025
Zerbin, ce Chevalier vient droit à la fontaine,
1026
Entrons sans être vus dans la grotte prochaine.

ZERBIN
1027
Dieu! D’où vient ce dégât épouvantable aux yeux,
1028
Quel homme, ou quel démon ennemi des beaux lieux,
1029
A coupé ces rochers, et gâté ces rivages?

[Ils entrent dans la grotte.]

ISABELLE
1030
Roland en sa fureur aura fait ces ravages.

SCENE III

RODOMONT
1031
Je ne me repens pas du détour que j’ai fait,
1032
Pour voir un paysage en beauté si parfait,
1033
Ni ne m’offense plus que ceux de la contrée
1034
Aux hommes seulement en permettent l’entrée,
1035
Et qu’un fossé si large et de si long travail
1036
Empêche nos chevaux de gâter cet émail;
1037
Heureux si la douceur de cette solitude
1038
M’ôtait le souvenir de ton ingratitude,
1039
Infame Doralice, inconstante beauté,
1040
Qui n’aimes que le change et la déloyauté:
1041
Mais plus heureux encor si tes actes infâmes
1042
Me rendaient odieux tout le reste des femmes,
1043
Oui mon cœur indigné hait à cause de toi
1044
Ce sexe où la nature amis si peu de foi,
1045
Sexe à qui la beauté sert d’agréable masque
1046
A déguiser sa fraude et son humeur fantasque;
1047
Sexe de qui l’esprit est un sable mouvant
1048
Qui va toujours au gré de la mer et du vent,
1049
Enfin: mais depuis quand peut être ici venue
1050
La mode du trophée à la France inconnue?
1051
Détachons cette épée, ô Dieux qu’elle me plaît,
1052
Voyons si le tranchant en est tel qu’il paraît,
[Il coupe le pin.]
1053
Il est aisé de voir aux dépens de cet arbre
1054
Qu’elle pourrait couper des colonnes de marbre.

ZERBIN
1055
sortant de la grotte.
Il faut voir d’où provient ce bruit et ce fracas:
1056
Dieu! voila le trophée et les armes à bas,
1057
Demeurez à couvert dans cette grotte obscure,
1058
Et me laissez le soin de venger cette injure.

ISABELLE
1059
O! Ciel assistez-nous.

SCENE IV

ZERBIN, RODOMONT

ZERBIN
Chevalier insolent
1060
Ou relève à genoux les armes de Roland,
1061
Ou te mets en état de défendre les tiennes,
1062
Sois-tu du camp d’Afrique, ou des troupes Chrétiennes.

RODOMONT
1063
Tu ne pourrais parler ni plus mal, ni plus haut,
1064
Quand tu serais Roland, Mandricart, ou Renaud,
1065
De ces trois néanmoins pas un ne te ressemble;
1066
Mais quand tu pourrais seul ce qu’ils peuvent ensemble,
1067
Apprends que Rodomont dans Paris si vanté
1068
N’a jamais rien connu qui l’ait épouvanté;
1069
Songe donc que ta mort doit réparer l’outrage
1070
Que ta sotte harangue a fait à mon courage,
1071
Ou par ton repentir m’obligeant au pardon
1072
Reçois de moi l’épée et la tête en pur don.

ZERBIN
1073
Garde pour des enfants ces menaces frivoles,
1074
On ne m’étonne pas avecque des paroles,
1075
Et pour toute réplique à ce langage vain,
1076
Je repars de l’épée, et réponds de la main.

RODOMONT
1077
Accablé sous l’effort d’un bras qui te méprise,
1078
Tu te repentiras de ta folle entreprise.

ZERBIN
1079
Colosse audacieux, fanfaron mal appris,
1080
Vois si cette estocade est digne de mépris.

[Ils combattent longtemps.]

RODOMONT
1081
Et toi par ce revers appliqué de mesure
1082
Qu’en matière de coups je paie avec usure.

ZERBIN
1083
O! Ciel je n’en puis plus, la force me défaut.

RODOMONT
1084
Il tombe, s’en est fait, il est mort autant vaut;
1085
Emporte cependant cette excellente épée,
1086
Qui de son défenseur a la trame coupée:
1087
Le Tartare orgueilleux qui brûle de l’avoir
1088
Ne saura pas plutôt qu’elle est en ton pouvoir,
1089
Et combien sa conquête est fatale à sa vie,
1090
Qu’avec que l’espérance il en perdra l’envie.

ISABELLE
1091
Il faut qu’ils aient remis ou fini leur duel,
1092
Je n’entends plus de bruit; ô spectacle cruel!
1093
Je vois encor debout ce Chevalier superbe
1094
Qui laisse mon Époux étendu dessus l’herbe,
1095
Accourons à son aide; ô prompt, ô triste effet,
1096
Noir éclaircissement du songe que j’ai fait!
1097
Il tourne devers moi sa mourante prunelle,
1098
Me connaît-il encor?

ZERBIN
Ha! Ma chère Isabelle,
1099
Ma vie avec mon sang est preste à me quitter,
1100
Et vos soins vainement la voudraient arrêter,
1101
Laissez-moi donc en paix finir ma destinée.

ISABELLE
1102
O Fortune! O Fortune! à ma perte obstinée.

ZERBIN
1103
Recueillez en faveur de nos chastes amours,
1104
Et mes derniers soupirs, et mes derniers discours:
1105
La peine de la mort, quoi qu’extrêmement dure
1106
Ne peut être égalée à celle que j’endure,
1107
De n’avoir pu défendre avec plus de bonheur
1108
Les armes de celui qui vous sauva l’honneur:
1109
Mais je sens bien encore une plus vive atteinte
1110
De voir que ma lumière est si près d’être éteinte,
1111
Et que ce même honneur que Roland secourut
1112
Courra possible encor les dangers qu’il courut;
1113
Hélas! c’est là le glaive où la plaie invisible
1114
Qui me cause une mort plus prompte et moins paisible;
1115
J’espère néanmoins, et crois pour mon repos
1116
Que Dieu ce même Dieu qui vous tira des flots,
1117
Qui du traître Odoric arrêta l’insolence
1118
Avant qu’à votre honneur il eût fait violence,
1119
Et par qui de Roland les redoutables mains
1120
Vous ôtèrent depuis aux brigands inhumains;
1121
Dieu de qui les bontés sont pour nous sans limite
1122
Ne vous quittera point encor que je vous quitte;
1123
Vivez donc, je vous prie, autant qu’il lui plaira,
1124
Ainsi jamais Zerbin qu’avec vous ne mourra,
1125
Ainsi vivra toujours la moitié de moi-même,
1126
Si vous m’aimez toujours autant que je vous aime,
1127
Enfin si votre grâce, et le titre d’Époux
1128
Me donnèrent jamais quelque pouvoir sur vous,
1129
Quelques rudes assauts que la douleur vous livre
1130
Je vous commande encor de m’aimer et de vivre.

ISABELLE
1131
Hélas! comment t’aimer et conserver le jour,
1132
O! loi, sévère loi, contraire à mon amour,
1133
Et qui visiblement se détruit d’elle-même
1134
Puisque je dois mourir s’il est vrai que je t’aime;
1135
Mon Seigneur de la bouche, ou de l’œil seulement
1136
Rétracte en ma faveur ce dur commandement
1137
Qui défend le trépas à ta chère Isabelle,
1138
En un temps que la vie est un enfer pour elle:
1139
O Ciel! j’ adresse en vain à celui qui n’est plus
1140
Des discours douloureux autant que superflus,
1141
La mort a fait sur lui si peu de violence
1142
Qu’elle semble en sa bouche un gracieux silence,
1143
Et dans ses yeux fermés un paisible sommeil;
1144
Mais Dieu l’un est sans fin et l’autre sans réveil,
1145
Différence mortelle! horrible circonstance!
1146
Qui me prive à la fois d’espoir et de constance:
1147
Sus donc, puis qu’en mourant le malheureux Zerbin
1148
Me défend en Seigneur d’accourcir mon destin,
1149
Et que l’expresse loi du vrai Dieu que j’adore
1150
Avec plus de rigueur me le défend encore:
1151
O! rage, ô! désespoirs, ô! tragiques transports,
1152
Bourreaux de mon esprit, soyez-le de mon corps,
1153
Epargnez à ma main un meurtre illégitime,
1154
Et mourant par vos coups que je meure sans crime;
1155
Quoi douleurs vos couteaux ne suffiront-ils pas
1156
A me donner sur l’heure un innocent trépas;
1157
Ayant déjà perdu la moitié de ma vie,
1158
L’autre avec peu d’effort me doit être ravie.

SCENE V

L’HERMITE, [ISABELLE], BERTRANT

L’HERMITE
1159
Hâtons-nous, et croyez que c’est l’Esprit de Dieu,
1160
Qui pour un grand sujet vous amène en ce lieu
1161
Où votre charité nous sera nécessaire.

ISABELLE
1162
Ha! douleur trop cruel et trop lent adversaire,
1163
Veux-tu par ta rigueur qui tarde à me tuer
1164
Ou prolonger ma peine, ou la perpétuer?
1165
Non, non, voici de quoi m’affranchir sous la tombe
1166
Des maux sous qui déjà ma constance succombe,
1167
Et le Ciel, s’il lui plaît, quand je perdrai le jour,
1168
Excusera ma rage, et Zerbin mon amour.

L’HERMITE
1169
accourant.
Ha! ma fille, arrêtez cette main homicide,
1170
Pensez où vous conduit la fureur qui vous guide,
1171
Que vous allez d’un coup tuer l’âme et le corps,
1172
Et vous faire un passage à d’immortelles morts.

ISABELLE
1173
Oui, mon Père, il est vrai; mais quoi qu’il en arrive
1174
Puisque Zerbin est mort il faut que je le suive.

L’HERMITE
1175
Vous parlez de le suivre, et vous courez devant
1176
Quoi ne voyez-vous pas qu’il est encor vivant,
1177
Et que son œil qui craint et cherche la lumière
1178
Ouvre et ferme aussitôt sa pesante paupière?

BERTRAND
1179
Il faut d’un peu d’eau fraîche éveiller ses esprits.

ISABELLE
1180
Ha! Zerbin ma chère âme, es-tu sourd à mes cris?

L’HERMITE
1181
C’est à faute de sang que ce guerrier expire,
1182
De même qu’un flambeau meurt à faute de cire.

BERTRAND
1183
Portons-le chez mon frère à cent pas dans le bois.

L’HERMITE
1184
Fort bien, partageons donc la charge entre nous trois,
1185
De vos bras et des miens faisons une litière,
1186
Et sa triste moitié le tiendra par derrière.

FIN DU TROISIÈME ACTE

ACTE IV

SCENE PREMIERE

ANGÉLIQUE, cherchant Médor.
STANCES

1187
O Révolution en amour non pareille,
1188
Au beau nom de Médor appelé tant de fois
1189
Les rochers les plus sourds répondent à ma voix,
1190
Et celui que j’appelle y fait la sourde oreille;
1191
Quelle indiscrétion pour un nouvel Amant!
1192
Sortir dès que le jour a sa torche allumée,
1193
Et pour augmenter mon tourment
1194
Manquer de revenir à l’heure accoutumée.
1195
Déjà ta procédure était bien rigoureuse
1196
De me laisser au lit dans les bras du sommeil,
1197
Et de m’abandonner au plus fâcheux réveil
1198
Qui puisse ouvrir les yeux d’une femme amoureuse:
1199
Ha! trop cher ennemi de mon contentement,
1200
Sachant l’extrême ardeur dont je suis consumée,
1201
Au moins après ce manquement,
1202
Ill fallait revenir à l’heure accoutumée.
1203
Ce n’est pas qu’en effet je ne fusse blâmable
1204
De vouloir nuit et jour arrêter ta beauté,
1205
Je sais bien que l’hymen aime la liberté,
1206
Et que la liberté rend l’hymen plus aimable,
1207
On peut prendre ou chercher du divertissement
1208
Ailleurs que dans le sein de la personne aimée:
1209
Mais il ne faut pas d’un moment
1210
Manquer de revenir à l’heure accoutumée.
Cet Astre de beauté, ce miracle de grâce,
1211
Ce beau visage, Amour, que ta mère aima tant,
1212
Tout mortel qu’il était abandonna pourtant
1213
Pour suivre quelquefois les plaisirs de la chasse:
1214
Mais outre que jamais sur cet éloignement
1215
Il ne laissa Venus la paupière fermée
1216
Tous les jours cet objet charmant
1217
Allait et revenait à heure accoutumée.
A la fin toutes fois abattu sous la hure
1218
Du plus fier animal des forêts d’alentour,
1219
Il manqua de parole à la mère d’Amour,
1220
Qui mêla tant de pleurs au sang de sa blessure;
1221
Ha! Médor, que je crains qu’un sanglier écumant,
1222
Ou d’un mortel aspic la dent envenimée,
1223
Ne sait cause que justement
1224
Tu n’as pu revenir à l’heure accoutumée.
1225
Dieux quelle inquiétude à l’esprit d’une Amante!
1226
Que ce penser me trouble, et que pour mon malheur
1227
Un songe du matin et de triste couleur
1228
En tous ses accidents le confirme et l’augmente;
1229
Mais que je crains bien plus, et apparemment
1230
Que de tes doux regards quelque Nymphe charmée
1231
Ne t’ait traité si doucement
1232
Qu’il ait fallu manquer à l’heure accoutumée.
1233
Que si de cette amour, dont le soupçon me presse,
1234
Je découvre à ce soir le véritable effet,
1235
Quelque essai de plaisir que Médor en ait fait,
1236
J’en ai de plus charmants que n’a cette maîtresse;
1237
Ma légitime ardeur aura tant d’agrément
1238
Que si d’une nature au vice confirmée
1239
Il n’aime trop le changement,
1240
Il ne manquera plus à l’heure accoutumée.
1241
Mais je vois Bérénice, elle vient droit ici,
1242
Peut-être son rapport m’ôtera de souci.

SCENE II

BERENICE, ANGÉLIQUE

BERENICE
1243
Madame Dieu vous garde.

ANGÉLIQUE
Et vous ma chère hôtesse,
1244
Et vous ôte à jamais tout sujet de tristesse.

BERENICE
1245
Ce souhait non commun suivi d’un grand soupir
1246
Monstre que votre cœur a quelque déplaisir,
1247
Ne me le celez point, il en est quelque chose?

ANGÉLIQUE
1248
Il est vrai je suis triste, et Médor en est cause.

BERENICE
1249
Comment?

ANGÉLIQUE
Il est sorti dès la pointe du jour.

BERENICE
1250
Je sais bien, mais depuis?

ANGÉLIQUE
Il n’est pas de retour;
1251
Ne l’avez-vous point vu dans la forêt prochaine?

BERENICE
1252
Non, mais j’ai bien ouï de grands bruits dans la plaine,
1253
Ce qui m’a fait juger sans m’émouvoir beaucoup
1254
Que c’étaient nos Bergers qui repoussaient le loup.

ANGÉLIQUE
1255
En fin après un lieu dont je suis déjà proche,
1256
Hors de notre fontaine, et hors de notre roche,
1257
Je ne sais plus d’endroit où le pouvoir chercher,
1258
Voyons donc ce Réduit si charmant et si cher.

BERENICE
1259
En effet harassé du travail de la chasse
1260
Il n’aurait pu choisir une plus belle place
1261
Pour prendre le repos, le frais et le sommeil:
1262
Mais Dieux qui vit jamais un désordre pareil!
1263
Ces arbres par le fer étendus sur la terre,
1264
Et ce roc emporté d’un éclat de tonnerre
1265
Font voir avec horreur en ces aimables lieux
1266
Les courroux assemblés de la Terre et des Cieux.

ANGÉLIQUE
1267
Grand Dieu! c’est Durandal cette foudre de guerre
1268
Qui seule a détaché ces grands quartiers de pierre,
1269
C’est elle qui naguère a tant d’arbres coupes,
1270
Et le bras d’un jaloux a ces grands coups frappés:
1271
Ha! Roland, ha! Médor, je tremble et meurs de crainte
1272
Qu’il ne t’ait foudroyé d’une mortelle atteinte,
1273
Et que de jalousie et de haine animé
1274
Il n’ait fait cent morceaux de ton corps bien-aimé.

BERENICE
1275
Madame, venez voir, je trouve encor sur l’herbe
1276
Les armes que portait ce Chevalier superbe
1277
Qui demeura si triste et si fort étonné
1278
A l’aspect du présent que vous m’avez donné.

ANGÉLIQUE
1279
Ce ne sont point ici ces glorieuses armes
1280
Qui par tout l’Orient ont causé tant d’alarmes,
1281
Au moins n’ont-elles pas ce casque merveilleux
1282
Qui fut du grand Almond l’ornement orgueilleux,
1283
Le Comte néanmoins les a prises, peut-être
1284
Pour avoir moins sujet de se faire connaître,
1285
Et leur a fait donner cette obscure couleur
1286
Comme étant la propre à peindre sa douleur:
1287
Mais il s’est fait ici quelque horrible mêlée,
1288
La place tout autour est sanglante et foulée;
1289
Helas! à voir ce sang fraîchement répandu,
1290
Que peut s’imaginer mon esprit éperdu?
1291
Si Roland a trouvé la moitié de ma vie,
1292
Il ne faut pas douter qu’il ne me l’ait ravie:
1293
Ha! Médor, mon amour t’aura donc fait mourir,
1294
Et ta rare beauté n’a pu secourir.

BERENICE
1295
Il me semble, Madame, avec votre licence
1296
Que ce sujet de crainte a bien peu d’apparence,
1297
Pour voir du sang à terre, il ne faut pas encor
1298
Inférer la blessure ou la mort de Médor,
1299
Vois êtes trop crédule à ce qui vous tourmente;
1300
Mais il faut excuser une nouvelle Amante.

ANGÉLIQUE
1301
Hélas! si vous saviez comme il est dangereux
1302
De trouver un rival aussi fort qu’amoureux,
1303
A qui la jalousie inspire la vengeance,
1304
Vous diriez que je crains avec trop d’apparence;
1305
Car si le désespoir de ce fâcheux amant
1306
A fait tant de ravage en un lieu si charmant,
1307
En haine de l’amour aussi juste que forte
1308
Que je porte à Médor, et que Médor me porte,
1309
Enfin si son beau nom en mille endroits gravé
1310
A par tout de son fer le tranchant éprouvé;
1311
Quels actes d’injustice, et de fureur extrême
1312
N’exercerait-il pas sur la personne même,
1313
Aussi quand mes regards s’arrêtent sur ce sang,
1314
Ce beau sang qui possible est sorti de son flanc,
1315
Je sens que tout le mien se trouble et se remue.

BERENICE
1316
Madame, vous plaît-il tourner un peu la vue,
1317
Vous verrez que Médor se présente à propos
1318
Pour vous mettre le corps et l’esprit en repos.

SCENE III

MÉDOR, ANGÉLIQUE, BERENICE

ANGÉLIQUE
1319
Ha! Mon âme accourez, avancez vos approches;
1320
Mais avant que je passe aux amoureux reproches,
1321
Que du moins un baiser aussi long qu’attendu
1322
Sit l’intérêt du temps que nous avons perdu.

BERENICE
1323
Leur violente ardeur croît toujours ce me semble;
1324
Mais ayant la jeunesse et l’amour tout ensemble,
1325
Je ne m’étonne pas s’ils cueillent des plaisirs
1326
Dont l’âge d’un mari me défend les désirs.

MÉDOR
1327
Et bien[,] Bertrand et vous baisez-vous de la sorte?
1328
Non, votre âge et le sien n’ont rien qui se rapporte,
1329
D’où vient que ses baisers à demi morfondus
1330
Sont donnés froidement, et froidement rendus.

BERENICE
1331
Vous avez votre compte, et moi je me contente
1332
De celui que je trouve à régler mon attente,
1333
Mon plaisir me suffit, si je le sais borner
1334
Aux forces de celui qui me le peut donner,
1335
En pouvant plus avoir j’en voudrais davantage.

MÉDOR
1336
Pourquoi ne preniez-vous un mari de votre âge?

ANGÉLIQUE
1337
Mais vous pourquoi si tard êtes-vous revenu?
1338
Et quel empêchement vous a tant retenu?

MÉDOR
1339
Une biche blessée en est cause en partie,
1340
Qui du milieu du bois dans la plaine est sortie,
1341
Et puis de la campagne a regagné le bois
1342
Faisant ces longs retours jusqu’à cinq ou six fois,
1343
Ainsi cherchant mes chiens qui ne l’ont point quittée,
1344
J’ai pris un faux fuyant, dont la route écartée
1345
M’éloignant de la bête et de mes chiens perdus
1346
Avec mon jugement à mes pas confondus;
1347
A la fin mon bonheur m’a fait prendre une voie
1348
Où le sort m’a produit une nouvelle proie,
1349
Un petit faon de biche à coups de trait percé
1350
A fini mes erreurs, et m’a récompensé,
1351
Cela fait[,] j’ai repris avec beaucoup de peine
1352
Le chemin reconnu qui conduit à la plaine,
1353
Ou d’abord deux paysans sont accourus à moi
1354
Sans couleur, hors d’haleine, et demi-morts d’effroi:
1355
Ha! Seigneur, m’ont-ils dit, défendez-nous de grâce
1356
Contre la cruauté d’un monstre qui nous chasse,
1357
Et vomit dans nos champs sa brutale fureur
1358
Aussi bien sur le bœuf, que sur le laboureur,
1359
Il a déjà tué dix ou douze des nôtres,
1360
Et du corps d’un qu’il tue il assomme les autres
1361
Ils me parlaient ainsi d’une tremblante voix
1362
Quand à l’aspect du monstre ils gagnèrent le bois,
1363
Je vis venir à moi du côté du village
1364
Un jeune homme écumant de fureur et de rage
1365
Devant qui s’enfuyaient deux ou trois malheureux
1366
Qui semblaient me prier de combattre pour eux;
1367
Aussi-tôt d’une main et d’une âme assurée
1368
Je lui tire une flèche assez bien acérée
1369
Pour ne reboucher pas contre un corps désarmé
1370
Qui du moins par le fer pourrait être entamé;
1371
Cependant ce grand coup, ni trois autres en suite
1372
Ne purent arrêter sa mortelle poursuite,
1373
Il attrape un Berger qu’il déchire à mes yeux,
1374
Et puis tournant à moi d’un regard furieux
1375
Un bâton en la gauche, et dans l’autre une flèche,
1376
(La même qui sur lui n’avait pu faire brèche)
1377
Il m’allait immoler à sa brutalité,
1378
Si ma précaution n’eût fait ma sûreté;
1379
Car ayant reconnu sa force épouvantable,
1380
Et qu’il avait un corps au fer impénétrable,
1381
Soudain qu’il vint à moi je lui tournai le dos:
1382
Mais quoi s’il est très fort, il n’est pas moins dispos,
1383
Aussitôt il me suit, il m’approche et me presse,
1384
Si bien que pour courir avec plus de vitesse
1385
Je ne pus faire mieux au danger où j’étais
1386
Que de me décharger du fan que je portais;
1387
Ce petit animal fut comme une barrière
1388
A ce Tigre affamé qui demeura derrière
1389
Pour en faire un repas tout sanglant et tout cru
1390
Au juste étonnement de mes yeux qui l’ont vu;
1391
Ainsi j’ai pris le bois, ainsi je dois ma vie
1392
A ce même animal à qui je l’ai ravie.

BERENICE
1393
O Dieu!

ANGÉLIQUE
J’avais songé qu’un serpent vous piquait,
1394
Et voilà l’accident que mon songe marquait;
1395
Apprenez cependant que ce fou si terrible
1396
Est le Comte Roland.

MÉDOR
Serait-il bien possible?

ANGÉLIQUE
1397
Lui-même, et ses fureurs vous doivent avertir
1398
Que pour notre salut il est temps de partir.

BERENICE
1399
Madame, son épaule est toute ensanglantée.

ANGÉLIQUE
1400
Ha! Médor.

MÉDOR
Rassurez votre âme épouvantée,
1401
Il est vrai qu’en fuyant, cet illustre insensé
1402
Ma de ma propre flèche à l’épaule offensé,
1403
La blessure pourtant n’est pas fort dangereuse.

ANGÉLIQUE
1404
O! funeste journée, ô chasse malheureuse!
1405
Hélas! est-ce un destin, faut-il incessamment
1406
Que je trempe mes mains au sang de mon Amant?
1407
Et que de temps en temps quelque étrange aventure,
1408
Pour exercer mon art, lui cause une blessure.

BERENICE
1409
A ce qu’il en paraît le coup est léger,
1410
Et comme sans douleur il sera sans danger,
1411
Au reste il ne faut pas que son sang vous effraie,
1412
Il en sort quantité d’une petite plaie.

ANGÉLIQUE
1413
Il est vrai que le fer n’ayant fait qu’effleurer
1414
Nous avons moins sujet de plaindre et de pleurer;
1415
Mais nous tremblons encor de la peur qui nous reste
1416
Qu’il n’arrive à Médor un malheur plus funeste:
1417
C’est pourquoi sans délai, je veux absolument
1418
Travailler dès ce soir à notre partement;
1419
Médor il en est temps, le danger nous y presse,
1420
Enfin cela sera si je suis la maîtresse.

MÉDOR
1421
Oui vous l’êtes, Madame, et moi je suis tout prêt
1422
D’obéir en esclave à tout ce qu’il vous plaît.

ANGÉLIQUE
1423
Il faut guérir devant votre épaule blessée.

BERENICE
1424
Mon mari vient à nous d’une allure pressée,
1425
Il a quelque nouvelle à nous faire savoir.

SCENE IV

BERTRAND, ANGÉLIQUE, MÉDOR, BERENICE

BERTRAND
1426
O Dieu! si vous saviez que je viens de voir;
1427
Les habitants armés de deux ou trois villages
1428
Voulaient d’un furieux arrêter les ravages,
1429
Et déjà tout le monde en bon ordre rangé
1430
S’apprêtait au combat contre cet enragé,
1431
Déjà la cloche sonne, et la troupe chemine,
1432
Quand un guerrier superbe et d’armes et de mine
1433
Sur un cheval volant dont il charge le dos,
1434
Nous arrête tout court par de semblables mots:
1435
Mes enfants, nous dit-il, votre Roy Charlemagne
1436
Est oncle de celui qui détruit la campagne,
1437
C’est le Comte Roland, dont l’esprit s’est perdu,
1438
Mais qui dans peu de jours lui doit être rendu;
1439
C’est pourquoi respectez une tête si chère,
1440
De tout votre pouvoir soulagez sa misère,
1441
Et si quelqu’insolent entreprend rien sur lui,
1442
Vous me répondrez tous de la faute d’autrui.
1443
Cela dit son Griffon remonte dans la nue,
1444
Et lui reprend en l’air une route inconnue,
1445
Alors chacun de nous du spectacle étonné,
1446
Autant que de l’avis qu’il nous avait donné,
1447
S’en va qui dans son bourg, qui dans sa métairie,
1448
Résolu d’éviter le Comte et sa furie.

BERENICE
1449
Hélas! à voir encor ces armes dans ce pré,
1450
Surtout à voir ce sang dont il est empourpré,
1451
Il ne faut pas douter que quelque misérable
1452
Ne soit mort par les mains de ce fol déplorable.

BERTRAND
1453
Non ce n’est pas de là que ce sang est venu;
1454
C’est un autre malheur qui vous est inconnu,
1455
C’est un autre accident le plus digne de larmes
1456
Que jamais ait produit la fortune des armes,
1457
Je veux que le récit vous en coûte des pleurs.

ANGÉLIQUE
1458
O! grands Dieux que ce jour est fertile en malheurs.

BERTRAND
1459
Allons-nous-en chez nous, où mon esprit timide
1460
Craindra moins de Roland la fureur homicide.

ANGÉLIQUE
1461
Il faut donc recueillir ces armes que voici,
[Ici ils ramassent les armes de Roland.]
1462
Ces reliques d’honneur et de vaillance aussi,
1463
Qui tomberaient possible en quelque main profane.

MÉDOR
1464
Oui, portons-les plutôt dedans notre cabane,
1465
Et Bertrand en chemin nous dira, s’il lui plaît,
1466
L’aventure du sang.

BERTRAND
Allons, je suis tout prêt.

SCENE V

RODOMONT, ARONTE

ARONTE
1467
Mais, Seigneur, que je sache, avec votre licence,
1468
D’où cette ardeur nouvelle a tiré sa naissance?
1469
Tantôt le cœur purgé d’un amoureux venin
1470
Vous aviez en horreur le sexe féminin,
1471
Vous prêchiez ses défauts, ses fraudes, ses malices
1472
Toutes femmes pour vous étaient des Doralices,
1473
En fin vous appeliez sur ce sexe odieux
1474
La haine et le mépris des hommes et des Dieux:
1475
Cependant votre humeur par un prodige étrange
1476
En moins d’un demi-jour se dément et se change,
1477
Et ce perfide Amour, tant de fois détesté,
1478
Triomphe encor un coup de votre liberté.

RODOMONT
1479
Il est vrai que je souffre avec beaucoup de honte
1480
Les nouvelles ardeurs d’une flamme si prompte,
1481
Et qu’ayant fait serment de n’aimer jamais rien,
1482
Je vois que mon parjure est contraire à mon bien:
1483
Mais depuis que j’ai vu la triste et belle Dame
1484
Du Chevalier Chrétien dont j’ai coupé la trame,
1485
Tantôt qu’elle appuyait et suivait en pleurant
1486
Son malheureux Epoux dans ses bras se mourant,
1487
Depuis que les destins ont offert à ma vue
1488
Cette jeune beauté de tant d’éclat pourvue,
1489
Amour comme mes yeux a mes sens éblouis,
1490
Et mes premiers desseins se sont évanouis,
1491
Nous avons Doralice et sa faute oubliée,
1492
Une nouvelle chaisne a notre âme liée,
1493
Et je n’ai pu garder de s’en aller au vent
1494
Les serments que ma haine avait faits si souvent.

ARONTE
1495
La belle est ici proche, et cette nuit, peut-être,
1496
Elle abandonnera ce logement champêtre.

RODOMONT
1497
J’en ai peur, cher Aronte, et pour cette raison
1498
Va, fais dresser ma Tente auprès de sa maison,
1499
Et que de tous côtés la cabane investie
1500
Les yeux de tous mes gens observent sa sortie,
1501
Je donne cette nuit à ses justes douleurs;
1502
Mais demain que le temps aura séché ses pleurs,
1503
J’irai lui présenter mon amoureux service;
1504
Et pour n’en faire pas une autre Doralice
1505
C’est que résolument la force ou la douceur
1506
A toute extrémité m’en rendra possesseur.

ARONTE
1507
C’est comme il s’y faut prendre.

RODOMONT
Aronte je te prie
1508
Va donc, laisse-moi seul avec ma rêverie,
1509
Et fais que dans une heure on m’apprête à manger.

ARONTE
1510
Sire, vos Officiers viennent de décharger
1511
Deux poinçons de muscat le meilleur de la terre,
1512
Qu’ils ont pris (disent-ils) à la petite guerre,
1513
Et n’était notre loi qui nous défend le vin
1514
Je vous ferais garder ce breuvage divin.

RODOMONT
1515
Ne croyant de ma loi que ce qu’il en faut croire,
1516
Surtout quand il s’agit de manger et de boire,
1517
S’il est tel que tu dis j’en prendrai largement.

ARONTE
1518
Et votre Majesté fera très sagement.

RODOMONT
1519
Dieux! que veut ce Courrier qu’un de mes gens amène?
1520
PAGE DE RODOMONT Adieu, vous voyez.

COURRIER
1521
[Au Page.]
Grand merci de la peine:
[Parlant à Rodomont.]
1522
De la part d’Agramant, dont je suis Messager,
1523
J’apporte cette lettre au vaillant Roy d’Arger,
1524
Avec cent baise-mains des Princes de l’armée,
1525
Où sa prompte assistance est de tous réclamée.

RODOMONT
1526
De la part d’Agramant, dites-vous?

COURRIER
Oui, Seigneur.

RODOMONT
1527
Vraiment sa Majesté me fait beaucoup d’honneur;
1528
Mais ouvrons le paquet.

COURRIER
O ciel! que son visage
1529
Du dépit de son cœur donne un clair témoignage.
1530
Ma réponse est écrite en ces yeux où je voi
1531
Un orgueilleux mépris des prières du Roi.

RODOMONT
1532
Le Monarque Africain monstre bien sa faiblesse
1533
D’implorer mon secours au danger qui le presse
1534
Après la violence et le public affront
1535
Qui par son jugement m’a fait rougir le front,
1536
Il ne lui souvient plus que de son injustice
1537
Appuyant lâchement celle de Doralice,
1538
En faveur d’un rival qu’elle m’a préféré,
1539
Il s’est ouvertement contre moi déclaré?
1540
Moi qui seul évitai par un saut incroyable
1541
Cette bouche d’Enfer, cette fosse effroyable,
1542
Où dix mille des miens à l’assaut préparés
1543
Furent jusqu’au dernier par les feux dévorés
1544
Moi qui perçant Paris jusque dans les entrailles
1545
Y causai tant de pleurs et tant de funérailles,
1546
Et l’embrasai si bien de l’un à l’autre bout
1547
Que le sang et la flamme y coururent partout;
1548
Là d’une main qui brûle, et d’une autre qui tue,
1549
Je fis de si grands maux dans la plus grande rue,
1550
Que n’y trouvant plus rien qui s’opposât à moi
1551
Je poussai ma fureur jusqu’au Palais du Roi,
1552
Où l’orage mortel des flèches et des tuiles,
1553
Les pesants soliveaux, ni les bouillantes huiles
1554
Ne purent empêcher que des pieds et des mains,
1555
Imitant le Bélier des Grecs et des Romains,
1556
Je ne fisse un grand trou dans la porte ébranlée
1557
Par ou je contemplai la tourbe désolée,
1558
Qui voyant mon visage et mes regards ardants
1559
Pensa qu’avec la mort je passais au-dedans,
1560
Les plus hardis soldats de crainte se cachèrent,
1561
Cent femmes sur la place, avant-terme, accouchèrent,
1562
Et sans que Charlemagne, autre part engagé,
1563
Accourut au secours de son peuple assiégé,
1564
Mon bras à qui la Parque offrait tant de matière
1565
Eût fait de son Palais un sanglant Cimetière:
1566
Depuis quand cet ingrat qui m’a désobligé,
1567
D’assiégeant qu’il était fut lui-même assiégé,
1568
Après la mémorable et dernière sortie
1569
Qui défit de son camp la meilleure partie,
1570
Fut-ce pas Rodomont, au jugement de tous,
1571
Qui pour le dégager frappa de plus grands coups,
1572
Et qui lui redonnant les clefs de la campagne,
1573
Pour la deuxième fois enferma Charlemagne;
1574
Cependant il est vrai que cet indigne Roi
1575
Sachant le différend du Tartare et de moi,
1576
Au lieu de le blâmer du rapt de Doralice,
1577
Au lieu de me la rendre avec tout justice,
1578
Au lieu de me venger d’un affront si cruel
1579
Me défendit encor l’usage du duel;
1580
Il fallut obéir, j’étais dans son armée
1581
Où ma prompte assistance est en vain réclamée,
1582
Réservant désormais la force de mon bras
1583
Plutôt à châtier qu’à servir des ingrats.

COURRIER
1584
Ainsi donc des Chrétiens il deviendra la proie.

RODOMONT
1585
J’apprendrai ses malheurs avec beaucoup de joie.

COURRIER
1586
Mais les cœurs généreux pardonnent aisément.

RODOMONT
1587
Mais les cœurs généraux ont du ressentiment.

COURRIER
1588
à genoux.
Ha! Sire, outre Agramant tout le Camp vous supplie
1589
D’oublier cette injure.

RODOMONT
O! Ciel, que je l’oublie!
1590
Non, j’oublierais plutôt que je suis Rodomont,
1591
Et plutôt le Zéphire emporterait ce mont:
1592
Mais que veut ce Pasteur si défait et si blême?

SCENE VI

UN PASTEUR, ROLAND, RODOMONT, COURRIER

PASTEUR
1593
Ha! Seigneur, évitez en diligence extrême
1594
L’abord d’un furieux, contre qui ne peut rien
1595
La force des humains.

RODOMONT
Je l’attesterai bien,
1596
Et puisque la fureur est jointe à sa folie,
1597
Pour le repos public, il faut que je le lie.

PASTEUR
1598
O! Dieu secourez-moi, le voici qui me court.

RODOMONT
1599
Holà ho, Maistre fol, demeurez-là tout court,
1600
Ou cent coups de bâton seront votre Ellébore.

ROLAND
1601
Quoi donc en m’attestant tu m’outrages encore?
1602
Je l’aurai malgré toi ce ridicule amant.

COURRIER
1603
O! Dieux tel qu’un sanglier de fureur écumant
1604
Il passe, et d’un effort aussi prompt que la foudre
1605
Laisse le Roy de Sarce étendu sur la poudre.

[Rodomont se relevant.]

RODOMONT
1606
Voilà ce que jamais ne m’était arrivé,
1607
Mais le rustre qu’il est m’a pris au pied levé,
1608
Et m’a porté par terre avec un tour de lutte.

COURRIER
1609
Il faut pour l’obliger que j’excuse sa chute:
1610
Oui, Sire, je l’ai vu, le pied vous a glissé,
1611
Et vous n’y songiez pas quand il vous a poussé.

RODOMONT
1612
De fait il m’a surpris; mais allons dans ma Tente
1613
Où sans vous ennuyer d’une plus longue attente
1614
Je répondrai sur heure à celle d’Agramant,
1615
Tandis que vous prendrez du rafraîchissement.

FIN DU QUATRIÈME ACTE

ACTE V

SCENE PREMIERE

ISABELLE, L’HERMITE

ISABELLE
1616
Vous voyez clairement quelle est mon infortune,
1617
Quelle est du Sarrasin la recherche importune,
1618
Et jugez bien aussi que ses sales amours
1619
N’auront jamais de fin qu’en celle de mes jours,
1620
Vous voyez qu’en tous lieux j’ai du monde à ma suite
1621
Qui m’ôte le moyen et l’espoir de la fuite,
1622
Et que je suis contrainte en un si triste sort
1623
De sauver mon honneur dans les bras de la mort,
1624
C’est à quoi du moment qu’il m’a persécutée
1625
Ma résolution s’est toujours arrêtée,
1626
Et c’est pour accomplir ce dessein généreux
1627
Que j’ai voulu tromper ce brutal amoureux,
1628
Jetant les fondements de la sanglante ruse
1629
Dont pour ma délivrance il faut que je l’abuse;
1630
J’ai ses mauvais discours et ses baisers soufferts,
1631
Et souffert avec eux la peine des enfers,
1632
Comme la vanité tend une âme crédule
1633
J’ai feint de m’échauffer à l’ardeur qui le brûle,
1634
Fait semblant d’admirer sa force et sa valeur,
1635
Quoique l’une par l’autre eût causé mon malheur;
1636
Et de plus j’ai promis à cet esprit farouche
1637
Qu’aujourd’hui, s’il voulait, j’entrerais dans sa couche,
1638
Ainsi l’ayant flatté de l’espoir de jouir
1639
Il n’a plus d’autre soin que de se réjouir,
1640
Et noyer dans le vin, qu’il boit en abondance,
1641
Ce qu’il a de raison, de sens et de prudence,
1642
Si bien qu’apparemment quand l’ivrogne viendra
1643
Je le perdrai lui-même, ou bien il me perdra.

L’HERMITE
1644
Croyez qu’en ce combat c’est Dieu qui vous inspire
1645
De gagner aujourd’hui la palme du martyre
1646
Pour sauver votre honneur vous pouvez vous servir
1647
De la main du brutal qui vous le veut ravir,
1648
En l’obligeant lui-même à vous ôter la vie
1649
Plutôt que d’assouvir son impudique envie;
1650
Mille exemples fameux, dans l’Eglise reçus,
1651
En vous fortifiant vous règlent là-dessus:
1652
O! combien de Martyrs ont pour la même cause
1653
Produit le même effet et fait la même chose.
1654
Oui, ma fille, achevez ce vertueux dessein
1655
Puisque l’Esprit divin vous l’amis dans le sein,
1656
Et que depuis la mort de votre Amant fidèle
1657
Un vœu de chasteté, dont la garde est si belle,
1658
Comme un don fait au Ciel qu’on ne peut révoquer,
1659
Vous oblige à mourir plutôt que d’y manquer.

ISABELLE
1660
C’est de lui que j’attends la force et la constance
1661
Que veut une action de si haute importance:
1662
Mais, mon Père, ôtez-vous de ce funeste lieu,
1663
De peur que le méchant qui ne craint aucun Dieu,
1664
Me voyant dans le port par un heureux naufrage
1665
Ne tourne contre vous les transports de sa rage.

L’HERMITE
1666
Je veux de mon secours vous aider au besoin.

ISABELLE
1667
Non, n’ayez pas pour moi ce charitable soin,
1668
Celui qui m’a donné ce mouvement céleste
1669
Pour sa gloire et mon bien achèvera le reste;
1670
Adieu, retirez-vous, le tyran vient ici.

L’HERMITE
1671
Adieu donc, puis qu’en fin vous voulez ainsi:
1672
O Ciel! que ta puissance opère de merveilles.

SCENE II

RODOMONT, ISABELLE

RODOMONT
1673
[Parlant à ses Officiers.]
Qu’on mette rafraîchir les dernières bouteilles,
1674
Et qu’encore à ce soir on me dresse un festin
1675
Aussi grand pour le moins que celui du matin.

ISABELLE
1676
Achevons de tromper ce Prince des impies,
1677
Qui, l’âme et la raison dans le vin assoupies,
1678
A sa confusion fera ce que je veux.

RODOMONT
1679
Enfin je n’en puis plus, beau sujet de mes feux,
1680
Vous dont les yeux en pleurs ont embrasé mon âme.
1681
Quoiqu’elle eût résolu de n’aimer jamais femme,
1682
Je me sens si pressé de l’amour et du temps
1683
Que si je n’ai de vous le bien que j’en attends,
1684
Si vous ne me tenez la parole donnée,
1685
On voit luire aujourd’hui ma dernière journée.

ISABELLE
1686
Qu’en mon adversité je trouve de bonheur
1687
De me voir prisonnière avec que tant d’honneur,
1688
Que le Mars de l’Afrique et le Démon des armes
1689
D’une amoureuse main daigne essuyer mes larmes:
1690
Oui, Seigneur, je vous plains; mais mon fidèle Amant
1691
Que votre propre bras a mis au monument,
1692
Trouverait bien étrange et de mauvaise grâce
1693
Qu’un jour après sa mort je vous mise en sa place,
1694
Que si par un excès de générosité
1695
Vous me voulez remettre en pleine liberté,
1696
Et me faire serment de ne rien entreprendre
1697
Sur ce corps affligé qui ne se peut défendre,
1698
J’atteste le séjour des bienheureux Esprits,
1699
Que je vous garde un don d’inestimable prix
1700
Par l’effet éprouvé d’un secret admirable
1701
Je vous rendrai le corps au fer invulnérable.

RODOMONT
1702
Comment? glaives ni dars ne pourront rien sur moi,
1703
Ne vous moquez-vous point?

ISABELLE
L’épreuve en fera foi:
1704
Mais la cérémonie a deux lois importunes,
1705
C’est qu’il faut la refaire à toutes les trois Lunes,
1706
Et que l’enchantement, quoiqu’il soit des plus forts,
1707
N’embrasse que la tête, et tout le tronc du corps,
1708
Il n’est pas étendu comme celui d’Achille.

RODOMONT
1709
N’importe, il est encore extrêmement utile;
1710
Mais pourquoi sur Zerbin ne fut-il éprouvé?
1711
N’est-ce qu’après sa mort que vous l’avez trouvé?
1712
Ou si par vanité cet imprudent courage
1713
N’eût pas voulu combattre avec cet avantage?

ISABELLE
1714
Ce n’est pas qu’en effet il n’en voulut user;
1715
Mais la Religion le lui fit refuser,
1716
Croyant que notre Dieu, qui déteste les charmes,
1717
Le soutiendrait assez par la force des armes.

RODOMONT
1718
Vous voyez toutefois comme il l’a soutenu.

ISABELLE
1719
Ne parlez point d’un Dieu qui vous est inconnu.

RODOMONT
1720
Soit faible qui voudra, pour moi je vous assure
1721
Que pour me garantir de la moindre blessure
1722
L’Enfer n’a point de sort qui ne me fut plus cher
1723
Que le respect du Ciel qui s’en pourrait fâcher.

ISABELLE
1724
O! l’impudent Athée.

RODOMONT
Or à cela ne tienne
1725
Que votre volonté ne réponde à la mienne,
1726
Si vous pouvez me rendre invulnérable au fer,
1727
Je jure parle Dieu du Ciel et de l’Enfer
1728
De n’user envers vous d’aucune violence,
1729
Ni de vous offenser de la moindre insolence,
1730
Je m’abandonne donc au pouvoir de votre art.

ISABELLE
1731
Apres ce grand serment tenez-vous à l’écart,
1732
Pendant qu’à deux genoux et la tête tournée
1733
Du côté que l’Aurore annonce la journée,
1734
J’invoquerai pour vous et dirai ce qu’il faut
1735
A l’accomplissement d’un mystère si haut,
1736
Qui sans herbes ni fleurs consiste en trois paroles
1737
Dont la moins énergique ébranlerait les Pôles,
1738
Il n’entre en tout le sort qu’un simple toujours vert,
1739
Déjà par aventure ici près découvert,
1740
Qu’il faut tremper trois fois dans une eau pure et claire
1741
De qui l’aspersion est encor nécessaire,
1742
Enfin je sais le charme, il n’y manquera rien,
1743
Vous en verrez l’effet, allez.

RODOMONT
Charmez-moi bien,
1744
Je me tire à quartier dans cette grotte sombre.

ISABELLE
1745
à genoux.
O! bienheureux Zerbin, ô! belle âme, ô! chère ombre,
1746
Impètre-moi du Ciel un courage aussi fort
1747
A souffrir constamment qu’à désirer la mort,
1748
Offre pour cet effet, si tu m’aimes encore,
1749
Ta prière et la mienne au vrai Dieu que j’adore.
Prière d’Isabelle.
1750
Toi de qui l’Univers en toute sa rondeur,
1751
Ni la Mer en sa profondeur,
1752
Ni le Ciel en son tour tout immense et tout vaste
1753
Ne peuvent contenir la gloire et la grandeur,
1754
Dieu pour qui les soupirs d’une personne chaste
1755
Ont un parfum si rare et de si bonne odeur,
1756
Reçois ceux que je t’offre avec que tant d’ardeur:
1757
Suffit, l’Esprit divin dont je suis inspirée
1758
Me fait courir sans crainte à la mort désirée:
1759
Sire, le charme est fait, vous pouvez revenir.

RODOMONT
1760
sortant de la grotte.
Il faut tout lui promettre, et ne lui rien tenir;
1761
Mais le grand jour m’offusque, et le Ciel ce me semble
1762
S’abaissant doucement à la terre s’assemble,
1763
Tout tourne, ce pré marche et branle sous mes pas.

ISABELLE
1764
C’est un effet du sort qui ne durera pas:
[Sentiment caché.]
1765
C’est le vin qui le trouble; il ne faut plus rien faire
1766
Sinon vous arroser de cette eau vive et claire;
1767
C’est fait.

RODOMONT
Et vous pourquoi vous mouillez-vous ainsi?

ISABELLE
1768
Parce que j’ai dessein de me charmer aussi;
1769
Or il ne reste plus qu’à faire expérience
1770
Du miracle évident qu’a produit ma science.

RODOMONT
1771
Sur qui?

ISABELLE
Sur vous.

RODOMONT
Sur moi? je suis trop chatouilleux
1772
Pour souffrir sur mon corps cet essai périlleux,
1773
Faites-le sur quelqu’autre.

ISABELLE
Et bien je m’abandonne.
1774
J’en soutiendrai l’épreuve en ma propre personne;
1775
Non, non, ne craignez rien, mettez l’épée au poing,
1776
Poussez de votre force, et ne m’épargnez point.

RODOMONT
1777
Je n’ose.

ISABELLE
Pensez-vous qu’à moi-même cruelle
1778
Je veuille recevoir une atteinte mortelle?

RODOMONT
1779
De fait, elle a raison, sus donc tenez-vous bien
1780
Je m’en vais vous frapper; je crains.

ISABELLE
Ne craignez rien,
1781
Poussez sur ma parole:
[Il pousse.]
O! Dieu que je réclame,
1782
M’ayant sauvé l’honneur, sauvez aussi mon âme.
1783
Et toi qui m’as contrainte à rechercher la mort,
1784
Afin de prévenir ton impudique effort,
1785
Souviens-toi, si tu peux, qu’Isabelle est ravie
1786
De tromper ta luxure aux dépens de sa vie.

[Elle meurt.]

RODOMONT
1787
Je pense qu’elle est morte, elle est morte en effet,
1788
Imprudent, qu’ai-je cru? Crédule, qu’ai-je fait?
1789
Avec tous mes plaisirs j’ai ma gloire perdue;
1790
O! ma crédulité que tu m’es cher vendue;
1791
O! mon bras innocent quel crime as-tu commis?
1792
Et toi coupable Ciel pourquoi l’as-tu permis?
1793
Si jaloux des autels que la race mortelle
1794
Eût sans doute élevés aux beautés d’Isabelle,
1795
Tu voulais par la mort la retirer à toi,
1796
Que ne te servais-tu d’un autre que de moi?
1797
Mais Ciel, mon ennemi, je ne suis plus en peine
1798
D’apprendre le sujet d’où procède ta haine,
1799
Tu ne saurais encor t’empêcher de haïr
1800
Les neveux de Nembroth qui pensa t’envahir:
1801
Mais dans le souvenir de cette illustre atteinte
1802
S’ils réveillent ta haine ils réveillent ta crainte,
1803
De moi qui ne suis pas ni moins fort, ni moins fier,
1804
Ni moins entreprenant que fut mon devancier,
1805
Je veux renouveler cette guerre ancienne,
1806
Du faîte d’une tour plus haute que la sienne,
1807
Que vingt mille artisans employés nuit et jour
1808
Me dresseront bientôt, par force ou par amour,
1809
Le haut m’élèvera dans la voûte Etoilée,
1810
Le bas me servira de vaste Mausolée
1811
A mettre en un Cercueil deux objets de pitié
1812
Dont j’ai rompu la trame et non pas l’amitié;
1813
Ainsi chère beauté j’apaisera tes mânes
1814
Qui s’offensent encor de mes baisers profanes,
1815
Ainsi quelques défauts que Doralice ait eus,
1816
Le sacré souvenir de tes rares vertus,
1817
Ton esprit, ta constance, et ta mort honorable,
1818
Me rendront ton beau sexe à jamais adorable.
1819
Dieu! que cette aventure et mon ressentiment
1820
Ont bientôt dissipé cet étourdissement,
1821
Qui troublant ma raison par mon ivrognerie
1822
M’a laissé consentir à cette barbarie:
1823
O! maudite liqueur qui coules du raisin,
1824
A bon droit défendue au peuple Sarrasin,
1825
C’est par toi que j’ai cru, par toi j’ai fait le reste,
1826
C’est toi qui m’as surpris, c’est toi que je déteste:
1827
Mais portons dans la Tente auprès de son Amant
1828
Ce beau corps qui tout mort est encore charmant.

SCENE III

ROLAND, LES PASTEURS

FLORANT (pasteur)
1829
Pour moi je ne fuis plus, et quoiqu’il m’en advienne,
1830
Je ferai cet essai de ma force à la sienne.

RAIMONT (deuxième Pasteur)
1831
Florant tu te perdras, crois-moi, fais comme nous.

FLORANT
1832
Non, dites mal de moi si de ces deux cailloux
1833
Je n’arrête tout court sa mortelle poursuite.

ARDILLAN (troisième Pasteur)
1834
Le voici qui revient, sauvons-nous à la fuite.

ROLAND
1835
survenant.
Quoi, vilain, non content de m’avoir attendu,
1836
Tu me frappes encore.

FLORANT
O Dieu je suis perdu!

ROLAND
1837
le jetant par-dessus la montagne.
Va dans la région d’où sortent les tonnerres
1838
Apprendre à tes pareils à me jeter des pierres,
1839
A force de chercher, à force de courir,
1840
J’en attraperai tant, j’en ferai tant mourir,
1841
Que Médor à la fin se trouvera du nombre:
[Ici le Sommeil sort de sa grotte.]
1842
Mais de l’humide sein de cette grotte sombre
1843
Sort un Monstre emplumé, quid d’un pas chancelant
1844
Vient encore éprouver la force de Roland!
1845
Il vient à bras ouverts, allons à lui de même,
1846
Sus Monstre, embrasse-moi. Dieu! sa force est extrême!
1847
J’ai beau me travailler, il ne s’ébranle pas,
1848
Si faut-il néanmoins que je le jette à bas,
1849
Sous mes propres efforts moi-même je succombe,
1850
Je me sens défaillir, je chancelle, je tombe.

[Roland tombe endormi.]

SCENE DERNIERE

ASTOLPHE, ROLAND

ASTOLPHE
1851
Laisse ton Hippogriffe à ce roc attaché,
1852
Et va de ton parent, sous ces arbres couché,
1853
Guérir la passion et la fureur extrême,
1854
Suivant l’ordre du Ciel, reçu dans le Ciel même:
1855
Dieu! qu’il est bien changé de ce que je l’ai vu,
1856
Quand, de force et d’esprit également pourvu,
1857
Il était des Français le Nestor et l’Achille;
1858
Mais ce raisonnement à son mal inutile
1859
Ne doit pas différer les effets plus qu’humains
1860
Du céleste présent que je tiens en mes mains,
1861
Rends-lui donc promptement, cependant qu’il repose,
1862
Sa première raison dans ce cristal enclose,
1863
De peur que le Sommeil qui l’arrête en ce lieu,
1864
Et qui pour satisfaire au mandement de Dieu,
1865
A pris pour le combattre une visible forme,
1866
Avec ces froids pavots toi-même ne t’endorme;
1867
Suivant l’ordre sacré par l’Apôtre prescrit
1868
Il lui faut par l’oreille entonner son esprit;
1869
C’est fait, l’Ampoule est vide, et bientôt, je m’assure,
1870
On verra les effets d’une si belle cure:
1871
Mais du bruit de ton Cor écartant le Sommeil,
1872
De ce prochain buisson observe son réveil.

ROLAND
1873
D’où vient que mon esprit n’a plus d’inquiétude?
1874
Et d’où vient que mon corps a tant de lassitude?
1875
Ai-je tant fait d’efforts, ai-je tant travaillé?
1876
D’où procède ce sang dont je suis tout souillé?
1877
Surtout par quel moyen, ou surprise de charmes,
1878
Avec mon souvenir, ai-je perdu mes armes?
1879
Quel homme, ou quel démon, après m’avoir ôté
1880
Le fer qui nuit et jour était à mon côté,
1881
M’a donné ce bâton par un indigne échange?
1882
O! perte inestimable, ô! pronostic étrange
1883
Des étranges malheurs, et proches d’advenir
1884
Dont le Ciel irrité s’apprête à me punir.

ASTOLPHE
1885
Il faut se découvrir, et le tirer de peine.
1886
Non, Comte, assurez-vous, votre frayeur est vaine.

ROLAND
1887
D’où peut sortir la voix qui vient de me parler?

ASTOLPHE
1888
D’un qui n’est en ce lieu que pour vous consoler,
1889
De votre cher Astolphe à vos maux secourable,
1890
Dans le sort le plus triste et le plus déplorable,
1891
Qu’une personne illustre ait jamais éprouvé.

ROLAND
1892
Je vois bien qu’en l’état où vous m’avez trouvé,
1893
Un malheur non commun et plein d’ignominie,
1894
Par un coup que j’ignore, a ma gloire ternie;
1895
J’ai perdu mon épée et mes armes aussi,
1896
Perte qui me tiendra d’autant plus en souci
1897
Que j’en tire pour moi les présages funestes
1898
Du plus ardant courroux des puissances Célestes.

ASTOLPHE
1899
Vous n’avez pas toujours, comme il a trop paru,
1900
Ni si bien raisonné, ni si bien discouru;
1901
Et je suis trop discret pour vous faire le conte
1902
D’un accident fameux par votre propre honte;
1903
Si Dieu qui veut de nous un juste repentir
1904
Ne m’avait commandé de vous en avertir,
1905
Pour avoir préféré l’amour d’une Païenne
1906
Au salut de la France et de la Foi Chrétienne,
1907
De mépris du devoir vous êtes descendu
1908
A la perte du sens que je vous ai rendu.

ROLAND
1909
O! Dieu.

ASTOLPHE
Parmi les bois et parmi les prairies,
1910
Les Pasteurs, les troupeaux, les bourgs, les métairies,
1911
Et le Forez entier autant vaut déserté,
1912
Montrent bien la fureur où vous avez été,
1913
Et dont les chauds accès vous dureraient encore,
1914
Si je n’eusse apporté le céleste Ellébore
1915
Que je viens d’employer à votre guérison
1916
En rallumant en vous les feux de la raison,
1917
Et vous rendant le sens qu’une amour non commune
1918
Me fit aller quérir dans le Ciel de la Lune,
1919
Où tout (jusques au temps que l’on perd ici-bas)
1920
Se retrouve étalé par ordre et par compas,
1921
C’est là qu’en un endroit où la main de l’Apôtre
1922
Entre les sens perdus avait placé le vôtre,
1923
Je pris cette fiole, ou plutôt ce trésor,
1924
Où votre nom éclate en grosses lettres d’or,
1925
Vous en saurez tantôt les plus hautes merveilles
1926
Qui jamais aient surpris les yeux ni les oreilles;
1927
Apprenez cependant que Dieu vous a remis
1928
En état de marcher contre vos ennemis,
1929
N’ayant plus dans le cœur, ni dans la fantaisie
1930
Les rages de l’amour, ni de la jalousie.

ROLAND
1931
O! Ciel que ce discours a mes sens étonnés,
1932
Et que vous êtes bon si vous me pardonnez
1933
Oui, les larmes aux yeux, et les genoux en terre,
1934
Ma faute, je l’avoue, est digne du tonnerre,
1935
Et je vous dois bien plus d’avoir brisé mes fers,
1936
Que d’avoir accourci les maux que j’ai soufferts,
1937
Puisque ne suivant plus cet esprit infidèle,
1938
J’irai sans résistance où la vertu m’appelle.

ASTOLPHE
1939
Allez donc secourir le peuple et les autels
1940
Du Dieu qui vous a fait le plus fort des mortels,
1941
Et par un privilège à jamais mémorable
1942
Vous a voulu douer d’un corps invulnérable;
1943
Allons devant Paris du sang des Sarrasins
1944
Croître et rougir la Seine et les ruisseaux voisins.

ROLAND
1945
O! ma fidèle épée indignement perdue,
1946
Que ne ferais-je pas si tu m’étais rendue?
1947
Et toi, cher Bride-d’or, si bon et si connu,
1948
Quel maître te possède, et qu’es-tu devenu?

ASTOLPHE
1949
Cousin, il ne faut pas ce soin vous attriste
1950
Puisque par les discours du saint Evangéliste
1951
J’ai su qu’en peu de temps un célèbre combat*
[*C’est le combat que Roland eut contre le Roy Agramant]
1952
Vous rendra l’un et l’autre avec beaucoup d’éclat,
1953
Servez-vous cependant d’une lame commune,
1954
Et me laissant le soin de vous en trouver une,
1955
Montons sur ce rocher d’où nous prendrons l’essor
1956
Sur le cheval d’Atlas qui vaut bien Bride-d’or.

ROLAND
1957
Adieu terre odieuse, adieu théâtre infâme
1958
Sur lequel je rougis d’avoir représenté
1959
Un personnage indigne, et si digne de blâme,
1960
Comme tu fus témoin de ma captivité,
1961
Comme tu fus témoin des troubles de mon âme,
1962
Sois-le de mon repos et de ma liberté.
1963
Mais pour vous, cher parent, que faut-il que je fasse,
1964
Quels services rendus, quelle action de grâce
1965
Me peuvent acquitter de ce je vous doi?

ASTOLPHE
1966
Ce que j’ai fait pour vous, vous le feriez pour moi
1967
S’il arrivait un jour que pour une infidèle
1968
Un semblable accident me troublât la cervelle.

ROLAND
1969
Bien donc à la pareille.

ASTOLPHE
A la pareille allons;
1970
Pour vous sautez en croupe et piquez des talons,
1971
Quand à moi j’entre en selle en qualité de guide,
1972
Connaissant mieux que vous et son vol et sa bride.

ROLAND
1973
Soit comme il vous plaira, je m’abandonne à vous.

[Ils montent tous deux sur l’Hippogriffe.]

ASTOLPHE
1974
Etes-vous en assiette?

ROLAND
Oui.

ASTOLPHE
Serrez les genoux
1975
J’enfile un grand chemin où les plus belles bottes
1976
Peuvent impunément faire la nique aux crottes,
1977
Et si l’on n’a fermé le passage des airs
1978
Nous verrons aujourd’hui Charlemagne et ses Pairs.

FIN de ROLAND FURIEUX