Odet de Turnèbe

Les contents





Texto utilizado para esta edición digital:
Turnèbe, Odet de. Contents, comedie nouvelle en prose française. Édité et annoté par María del Carmen Aguilar Camacho, pour la Bibliothèque Numérique EMOTHE. Valencia: ARTELOPE-EMOTHE Universitat de València, 2023.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Tronch Valls, Carme

Note sur cette édition numérique

Cette publication fait partie du projet I+D+i "Théâtre espagnol et européen des XVIe et XVIIe siècleS: patrimoine et base de données" référence PID2019-104045GB-C54 (acronyme EMOTHE), financé par MICIN/AEI/10.13039/501100011033


À MONSIEUR DU DAULT, CONSEILLER DU ROI, ET SON AVOCAT GÉNÉRAL
en la cour de Parlement à Bordeaux.

Monsieur, les plaisirs que j’ai reçus de vous, sont si grands et si singuliers, que je suis du tout hors d’espérance de jamais pouvoir acquitter la moindre partie de la dette par laquelle vous me tenez obligé à vous rendre service, tant que je vivrai, si d’aventure vous ne daignez prendre en paiement la bonne et parfaite souvenance des bienfaits dont je vous suis redevable, laquelle je témoigne à toutes sortes de personnes, en tous lieux et en toutes guises. Et véritablement il est bien raisonnable que je fasse ainsi, puisque mon peu de puissance et votre grandeur m’empêchent également de vous guerdonner de pareilles faveurs que celles dont vous avez usé envers moi. Le plus de ce que je puis faire, c’est une confession et aveu de vos libéralités, et un simple récit de vos louanges, afin que je ne me montre être du tout ingrat et indigne des biens que je tiens de vous seul après Dieu. Et encore qu’en tous endroits où je me trouve, je ne fasse rien plus volontiers que conter à un chacun en particulier toutes les courtoisies dont vous m’avez caressé, bien que je ne le méritasse, je ne me suis nonobstant contenté de cela, mais passant outre il m’a semblé toujours que je devais les témoigner généralement à tout le monde, en quelque façon que ce fut. Pour à quoi parvenir le dernier voyage que je fis à Paris m’a servi aucunement. Car me trouvant au logis de quelques miens parents de par-delà, je rencontrai en ma voie une comédie écrite à la main, dont ODET DE TOURNÈBE, qui est allé de vie à trépas n’a pas longtemps été auteur. De laquelle je me saisi, et fis maître comme de chose égarée ou perdue, avec intention dès lors de vous en faire un présent, afin qu’étant lassé par les affaires continuelles que vous maniez pour notre Roi, avec l’honneur et renommée qu’un chacun sait, vous ayez de quoi passer une heure de temps à la dérobée, vous faisant lire, ou lisant cette plaisante histoire. M’assurant que le don que je vous en fais maintenant, ne vous sera que trop agréable, vous étant offert par celui qui jà longtemps s’est à vous dédié et consacré ; partie aussi en considération du nom de l’auteur, qui est assez connu à cause de son père, et maintenant le pourra être de son chef propre, si vous qui êtes l’avocat des veuves et orphelins et autres personnes misérables, daignez entreprendre la défense de ce livret contre ceux qui voudraient lui courir sus par leur médisance et calomnie. Vous suppliant au reste et tous autres, de croire que c’est ici le moindre œuvre de tout ce qu’on se promettait de celui qui le fit en s’ébattant, si Dieu lui eu prêté plus longue vie, comme l’on peut juger par cet échantillon, qui tant pour l’invention du sujet, que pour la pureté et naïveté du langage, est assez recommandable, et que je ne vous louerai plus amplement, de peur qu’on ne me reproche que je loue ma marchandise, afin de la mieux débiter. Tant seulement vous prierai-je d’avoir mémoire de moi, et d’honorer parfois de vos commandements celui qui se sentira trop heureux de vous faire service.

Votre très humble et affectionné serviteur,
PIERRE DE RAVEL



LES PERSONNAGES

Louise, mère de Geneviève
Geneviève, fille
Rodomont, capitaine
Nivelet, laquais de Rodomont
Basile, jeune homme
Antoine, serviteur de Basile
Françoise, vieille femme
Girard, vieillard
Eustache, fils de Girard
Saucisson, écornifleur et maquereau
Gentilly, laquais d’Eustache
Thomas, marchand
Trois sergents
Alix, femme de Thomas
Alphonse, frère de Louise
Perrette, chambrière de Geneviève

ACTE I

SCÈNE I

LOUISE, GENEVIÈVE

LOUISE
1Et bien ! Avez-vous tantôt assez musé ? Ne serez-vous prête d’aujourd’hui ? Vraiment, voilà bien fait des mystères ! Quand j’étais fille comme vous, si j’eusse été si longue à m’habiller et à me coiffer, ma bonne mère, à qui Dieu fasse pardon, m’eût bien hâtée d’aller autrement. Mais à qui parlé-je ? Geneviève !

GENEVIÈVE
2Plaît-il, ma mère ?

LOUISE
3Serez-vous tantôt assez débarbouillée ? Sus qu’on se dépêche de descendre : car je veux qu’aujourd’hui, qu’il est fête à notre paroisse, nous oyons la messe du point du jour. Et puis vous viendrez déjeuner, si vous voulez, avant que l’on dise la grand’ messe.

GENEVIÈVE
4Mon Dieu, ma mère, je ne suis pas encore agrafée. Il me semble qu’il est bien matin pour sortir en ce temps-ci. Ne savez-vous pas bien qu’on se meurt de maladie dangereuse près de l’église ? Et que le médecin vous a dit qu’il ne faut sortir avant le soleil levé ?

LOUISE
5Après causeuse. Ceux qui servent Dieu de bon cœur, et qui disent dévotement l’oraison de monsieur saint Roch ne doivent rien craindre. Prenez en votre bouche un peu d’angélique et une éponge trempée en vinaigre en votre main.

GENEVIÈVE
6Bien, ma mère. Mais je saurais volontiers, s’il vous plaisait me le dire, qui vous meut de sortir si matin.

LOUISE
7Geneviève, pour te dire la vérité, aujourd’hui qu’il est fête à notre paroisse, je crains, si nous y allons plus tard, que nous rencontrions en notre chemin cet importun de Basile, ou le capitaine Rodomont, qui ne faudront à se rendre ici pour nous guetter au passage, sur l’heure du sermon.

GENEVIÈVE
8N’est-ce que cela ? Vraiment je n’ai pas peur de ce beau Capitaine de foin. Quant est du seigneur Basile, la rencontre n’en peut être que bonne, car vous savez que c’est l’homme du monde lequel aime mieux notre maison.

LOUISE
9Voyez-vous cette becquenaud ! D’autant qu’elle sait bien que je ne vois volontiers Basile, elle m’en dit du bien. Mais venez çà : comment savez-vous que Basile nous aime ? Qui vous l’a dit ? Je crois que vous l’avez songé ou que vous êtes de son conseil.

GENEVIÈVE
10Pardonnez-moi, ma mère : je n’en sais rien sinon ce que vous m’en avez appris autrefois, lorsque vous me voulûtes marier avec lui, et aussi d’autant que je le vois nous saluer bien humblement, quand nous passons par devant lui.

LOUISE
11Geneviève, Geneviève, ta bouche sent encore le lait et la bouillie. Tu montres bien que tu n’es qu’un enfant.

GENEVIÈVE
12Pourquoi donc, ma mère ?

LOUISE
13Ne vois-tu pas bien qu’il salue ainsi toutes les filles de la paroisse ?

GENEVIÈVE
14Vous direz ce qu’il vous plaira ; si est-ce que je sais bien ce que je sais.

LOUISE
15Ne l’oublie pas. Par ma foi, tu es encore bien peu rusée, et aurais bon métier d’aller à l’école. Mais, quoi qu’il en soit, ce n’est pas pour lui que le four chauffe, car j’ai bien résolu, avant qu’il soit demain nuit, de t’accorder avec Eustache, fils unique du seigneur Girard, lequel m’en presse fort. Et n’eût été ce beau Basile, qui m’a tenu longtemps le bec en l’eau, ce serait déjà fait. Mais qu’avez-vous à soupirer ?

GENEVIÈVE
16C’est une faiblesse qui m’a prise, pour ce que je n’ai accoutumé de me lever si matin. Mais ce ne sera rien.

LOUISE
17Avez-vous bien entendu ce que j’ai dit ?

GENEVIÈVE
18Trop bien, ma mère.

LOUISE
19Geneviève, je t’ai toujours estimé fille obéissante : c’est à cette heure que tu me le dois montrer.

GENEVIÈVE
20J’aimerais mieux mourir qu’être autre. Toutefois, il me semble que vous ne deviez si tôt vous résoudre de me marier ; et quand vous aurez bien considéré la qualité de celui que vous me voulez donner, encores qu’il soit fils unique, si est-ce que l’avantage n’est point tel que vous dussiez si tôt conclure, sans vous en conseiller, mêmes en ce temps dangereux. Ma mère, pensez-vous que tous les bons marchés soient passés ? Et quand je n’épouserais Eustache, que je vous demeurasse sus les bras, sans trouver qui voulût de moi ? Non, non ; croyez qu’en tout événement le seigneur Basile ne nous manquerait point, avec lequel je serais aussi bien, pour le moins, qu’avec Eustache, qui est assez jeune pour manger tout mon bien et le sien.

LOUISE
21Qu’on ne m’en parle plus, car pour mourir je ne voudrais que Basile fût ton mari !

GENEVIÈVE
22Si est-ce que vous l’avez recherché autrefois.

LOUISE
23Je ne savais ce que je faisais alors, et m’en repens de bien bon cœur.

GENEVIÈVE
24Dieu veuille que vous n’ayez occasion de vous repentir de ce que vous voulez faire !

LOUISE
25Repentir ou non repentir, si faut-il que vous en passiez par-là, et que Basile s’en torche hardiment la bouche.

GENEVIÈVE
26Ce sera donc contre ma volonté.

LOUISE
27Qu’est-ce que vous grommelez entre vos dents, de volonté ?

GENEVIÈVE
28Je dis qu’il me sera force d’en passer par votre volonté.

LOUISE
29Geneviève, si tu m’obéis, avec ce que tu gagneras le royaume de Paradis, tu seras bien la plus heureuse fille de Paris. J’ai connu par beaucoup de signes que Eustache t’aime plus que son cœur, et si j’ai bien pris garde à ces masques qui vinrent hier après souper chez nous, desquels il était l’un ; car il fut à deviser avec toi près d’une grosse heure d’horloge, à quoi je pris un singulier plaisir, d’autant même que je voyais que tu l’écoutais et lui répondais d’assez bonne affection. Je prie à Dieu que ce soit pour la salvation de l’âme de tous deux.

GENEVIÈVE
30A la vérité, j’avais un grand plaisir écoutant les gentils propos du masque qui me mena danser ; mais je ne vous assure pas que c’était Eustache.

LOUISE
31Penses-tu que je ne le connaisse pas ? N’avait-il pas les mêmes habits qu’il avait portés tout le jour ?

GENEVIÈVE
32Mon Dieu, que ma mère est abusée ! Celui qui parla à moi n’était autre que le seigneur Basile, lequel s’était vêtu des accoutrements d’Eustache, qui ne s’est jamais aperçu de l’affection mutuelle que Basile me porte.

LOUISE
33Il m’est avis que l’on sonne pour le dernier coup de la messe : hâtons-nous si nous voulons être au Confiteor. Mais qui est ce garçon habillé de vert qui attend au coin de cette ruelle ? Je vais gager bonne chose que c’est le laquais du capitaine Rodomont.

GENEVIÈVE
34Vous avez bien deviné.

LOUISE
35Je crois qu’il nous a aperçues et qu’il est venu ici exprès pour épier et porter nouvelles de nous à son maître. Passons par cette autre ruelle.

SCÈNE II

NIVELET
36 laquais de RodomontJ’ai eu beau faire, mais je n’ai su empêcher que ces dames ne m’aient aussitôt reconnu qu’elles m’ont vu, bien que mon maître m’ait donné charge de ne me faire connaître ; car il dit que ce n’est une chose guères bienséante que de guetter les passants. Mais qui diable est celui qui ne me connaîtrait en ces rues ici, que je sais par cœur mieux que mon Deus det, et mieux que l’âne qui tire l’eau aux chartreux ne sait son chemin ? Qu’au diable soit l’amour et qui premier le trouva ! Je crois qu’il sera cause, avant peu de temps, que mes souliers ne me feront guères de mal à la vue, pour les voyages extraordinaires qu’il me convient faire tout le long du jour. Encores ne suis-je pas assuré que mon maître m’en redonne bientôt de neufs ; au contraire, j’ai peur qu’il en veuille faire comme de son habit de velours, lequel il porte autant méchant que bon. Cela me tourmenterait peu si c’était en un autre temps qu’en hiver, et en autre lieu qu’à Paris, là où ces vieux escarpins tous décousus qu’il me donne, après les avoir portés un an ou deux, ne me peuvent guères bien remparer la plante des pieds contre le froid et les boues. Patience, encores ne faut-il pas qu’il sache que je m’en plains, car s’il en était averti, ce serait fait de moi : tant il est brave et furieux, comme celui qui fait souvent de son regard tomber les hommes tous morts à terre, et d’un coup de pied met par terre la plus forte porte qui se puisse trouver, tant soit-elle barrée et verrouillée. Je m’en rapporte à ce qui en est ; pour le moins il s’en vante, et je pense qu’il ferait conscience de mentir. Mais il m’est avis que je le vois. Je m’en vais, pour l’apaiser, lui dire que j’ai vu sa maîtresse, avant qu’il me tance ; autrement, je serais en danger de recevoir quelque coup de poing, en faisant ma montre.

SCÈNE III

RODOMONT, capitaine, NIVELET, son laquais

RODOMONT
37Il faut bien dire que ce petit dieu Cupidon est beaucoup plus puissant que Mars, le grand dieu des batailles, puisque sa force m’a pu réduire sous son obéissance et vaincre mon courage invincible, ce qu’un camp de cinquante mille hommes n’eût su faire. Je pense m’être trouvé pour le moins en vingt-cinq batailles rangées, et m’assure d’avoir combattu cent fois, sans la première, en camp clos, armé, désarme, à cheval, à pied, à la masse, à l’estoc, à la lance, à la pique, à l’épée et cape, à l’épée et dague, à la hache et à l’épée à deux mains. Mais je ne pense avoir jamais eu affaire à un si rude ennemi, ni qui me donnât plus de traverses et dures atteintes, que fait le cœur impiteux de cette cruelle Geneviève, de laquelle les regards mortels sont autant de coups de canon qui battent en flanc dans les bastions de mon âme, et mettront bientôt la forteresse par terre, s’il ne lui plaît me recevoir à quelque composition.

NIVELET
38Ne vous avais-je pas bien dit que tous ses propos n’étaient autre chose que fer émoulu, feu et sang ?

RODOMONT
39J’ai entendu la voix de mon laquais. Et bien, Nivelet, as-tu rien découvert en faisant ta ronde ?

NIVELET
40Monsieur, je vous portais de bonnes nouvelles, si vous-mêmes ne fussiez venu les quérir.

RODOMONT
41Dis-moi, qu’y a-t-il ?

NIVELET
42Tout à cette heure, madame Louise et votre maîtresse viennent de passer par ce coin, et s’en vont, comme je pense, ouïr messe. Vous avez maintenant belle commodité de les voir, sans que personne vous en puisse empêcher.

RODOMONT
43Tu dis vrai, mais pour quelque respect que je ne te veux dire, j’aime mieux les attendre ici au repasser que d’aller les voir en l’église.

NIVELET
44Il ne dit pas tout : c’est qu’il craint de rencontrer quelqu’un de ses créanciers, qui au sortir de l’église le fasse mettre en cage.

RODOMONT
45Qu’est-ce que tu dis ?

NIVELET
46Je dis que ce n’est faute de courage qui vous fait faire cela.

RODOMONT
47Tu t’en peux bien assurer, car je puis dire que tous les diables d’Enfer ne me sauraient étonner. Et pour l’amour que je lui porte, je ne craindrais d’affronter le camp du roi d’Espagne, m’assurant que le seul souvenir de ses perfections m’enflerait tellement le courage, et redoublerait mes forces, que je demeurerais facilement victorieux d’une armée de janissaires, spaquis et mamelus. Plût à Dieu qu’il ne tînt qu’à tuer dix ou douze mille hommes d’armes, ou à prendre quelque ville imprenable, que je fusse en ses bonnes grâces ! J’aurais bientôt fait un bon service au roi.

NIVELET
48Monsieur, les filles de Paris ne se plaisent point à ouïr parler de meurtres et carnages. Elles veulent qu’on les entretienne de petits propos joyeux, de chansons, de masques et de danses. Et tant s’en faut que vos discours vous puissent faire aimer d’elles ; au contraire, ils sont cause qu’elles vous fuient comme une mauvaise bête, tant vous leur faites peur.

RODOMONT
49Je connais à tes propos que tu n’as guères bien retenu ce que je t’ai montré touchant le fait de la guerre, car si tu eusses pris plaisir au métier des armes, tu ne parlerais de la sorte que tu fais. Et te dis bien plus, que tu trouverais la fumée des canons et mousquetades plus douce et aromatisante que la civette, le musc, et l’ambre gris ; et le son des trompettes, fifres et tambours, plus harmonieux que celui des violons, luths et épinettes.

NIVELET
50Je ne sais comment vous l’entendez, mais quant à moi, j’aimerais mieux me donner au travers du corps d’une lance de fougère pleine de bon vin blanc d’Anjou, que d’une balle de mousquet ou fauconneau. Et me semble que le pain de munition n’a point si bon goût que le pain de chapitre de Paris.

RODOMONT
51Qu’il ne t’advienne plus d’user de tels propos, principalement quand tu me verras en compagnie de capitaines, car tu ferais tort à ma réputation, même que l’on dit en proverbe commun : « tel maître, tel valet ».

NIVELET
52Bien donc, Monsieur. Mais avez-vous proposé de faire ici longtemps la jambe de grue ? Il me semble qu’il vaudrait mieux que je courusse vous faire apprêter à déjeuner.

RODOMONT
53Je ne veux perdre cette occasion, puisque je la tiens par les cheveux. On recouvre bien toujours à déjeuner.

NIVELET
54Mais, Monsieur, connaissez-vous bien cet homme qui vient ? Il me semble que c’est Basile, votre compétiteur.

RODOMONT
55Il ne nous a point encores vus. Retirons-nous un peu à quartier sous cet auvent, pour épier ce qu’il dira et fera, car je crois qu’il est ici des attendants, aussi bien que moi.

SCÈNE IV

BASILE, jeune homme, ANTOINE, son serviteur, RODOMONT, NIVELET

BASILE
56Antoine, trouves-tu que cet habit neuf me soit bien fait ?

ANTOINE
57Il vous est fait comme de cire, et vous arme fort bien. Mais cela ne vient pas de l’habit, c’est le corps.

BASILE
58Tu as envie de rire.

ANTOINE
59Monsieur, pardonnez-moi, ce que j’en fais n’est que pour vous ôter cette mélancolie qui vous afflige depuis quelque temps, encores que vous n’en ayez point d’occasion, ainsi qu’il me semble.

BASILE
60Antoine, Antoine, si tu étais en ma place, tu ne dirais pas ainsi. Il nous est bien aisé de donner conseil aux malades pendant que nous nous portons bien.

ANTOINE
61Je saurais volontiers quelle cause vous avez d’être si triste. N’êtes-vous pas aux bonnes grâces de Geneviève ? Ne savez-vous pas bien qu’elle n’aime que vous en ce monde ?

BASILE
62J’en suis aussi assuré que je suis de mourir une fois. Mais sa mère, qui tient la queue de la poêle, ne veut point ouïr parler de moi.

ANTOINE
63Sauf votre grâce, c’est vous qui avez la queue de la poêle.

BASILE
64Je vois bien que c’est, tu as envie de gausser.

RODOMONT
65Vertubieu ! Qu’est-ce que j’entends ? Si ce que cet homme-ci dit est vrai, j’en puis bien donner ma part pour un liard.

NIVELET
66Il vous a possible aperçu, et dit ceci pour vous faire enrager tout vif.

ANTOINE
67Si j’étais en votre place, je ne me soucierais beaucoup de la vieille, étant certain du cœur de la fille.

BASILE
68Ne sais-tu pas bien que les filles n’ont d’autre volonté que celle de leurs mères ?

ANTOINE
69Je pense qu’il serait bien malaisé de disposer Geneviève à aimer autre que vous, et sa mère, avec tous ses parents, y serait bien empêchée.

BASILE
70C’est cela qui me tourmente le plus, car je suis bien sûr que la pauvre fille, pour la bonne affection qu’elle me porte, ne s’accordera jamais de prendre celui que sa mère lui veut donner, si ce n’est par contrainte, dont elle prend telle fâcherie, ainsi que je sus hier d’elle, qu’elle en est pire que folle. Que si je n’y remédie en brief, tout le mal retombera sur moi, et je serai contraint de porter son tourment et le mien tout ensemble.

ANTOINE
71Mais se pourrait-il bien faire que madame Louise fût si dépourvue d’entendement que de bailler sa fille à ce capitaine, qui lui fait l’amour à découvert, lequel pour tous biens n’a que quelque vieil harnois tout décloué, et quelque méchant haridelle qu’encores possible il doit.

RODOMONT
72Ah, poltron ! Ma vaillance seule vaut mieux que tous les revenus de ton maître, et tant que j’aurai le bras en la manche, je n’aurai que trop de biens.

BASILE
73Non, non, ne pense pas que ce beau capitaine de trois cuites y puisse jamais parvenir. Vraiment, elle serait pourvue d’une belle happelourde ! Louise est trop accorte pour faire un contrat si peu à l’avantage de sa fille. Elle pourrait bien dire que son douaire serait assigné sur un gibet, car je pense que ce beau traine-gaine n’a point de plus certain héritage.

RODOMONT
74Que me conseilles-tu, Nivelet ? Dois-je endurer une telle bravade ? Que dira le grand Turc, quand il saura que celui qui a tant de fois rompu la tête à ses armées a été bravé par un citadin de Paris ?

NIVELET
75Il me semble qu’ils sont plus forts que nous ; partant, je vous conseille de temporiser.

RODOMONT
76Je te croirai pour ce coup, bien que ce soit contre ma volonté.

ANTOINE
77J’ai bien toujours pensé à ce que vous dites, mais je ne sache point qu’autre lui fasse la cour.

BASILE
78Ne t’es-tu jamais aperçu qu’Eustache ne cesse de lui jeter des œillades, quand il est en l’église ?

ANTOINE
79Il m’en souvient bien. Mais, par mon âme, je n’eusse jamais cru qu’il en eût été amoureux, vous voyant si bons amis ensemble.

BASILE
80Eustache m’est bon ami, mais tu sais bien que l’amour ne veut point de compagnon. Je sais bien qu’il l’aime, mais non pas si ardemment que l’on dirait bien ; même j’ai découvert qu’il n’avait pas délibéré de se marier si tôt, n’eût été son père, qui l’en presse fort, et a la matière tellement à cœur, qu’il ne cesse d’en parler à toute heure à Louise, laquelle lui a déjà baillé les articles.

ANTOINE
81Eustache ne vous en a-t-il jamais parlé ?

BASILE
82Non, encore que je l’aie mis souvent sur ce propos.

ANTOINE
83Si la chose est ainsi que vous dites, il n’y aurait meilleur remède pour vous mettre en repos que de trouver moyen de consommer le mariage avec Geneviève, prenant gentiment un pain sur la fournée ; pour le moins auriez-vous toujours cela sur et tant moins, et puis si Eustache la prenait, à son dam.

BASILE
84Plût à bieu qu’il ne tînt qu’à hasarder ma vie que ta proposition sortît effet ! Mais Geneviève est si craintive et si chaste que pour rien du monde elle ne s’y voudrait accorder.

ANTOINE
85Oui bien, si vous lui demandiez ouvertement, mais il faut faire sans dire. Trouvons seulement moyen d’entrer au logis lorsqu’elle sera toute seule, comme il lui advient souvent.

BASILE
86Je craindrais d’être reconnu de quelqu’un.

ANTOINE
87Un amoureux craintif n’eût jamais belle amie. Toutefois, si vous avez peur que l’on vous connaisse, allez-y habillé des vêtements du seigneur Eustache, lesquels vous portâtes hier en masque ; par ce moyen, si vous êtes vu de quelqu’un, on vous prendra pour lui, ainsi vous serez hors de danger.

BASILE
88Ta raison n’est pas trop mauvaise.

RODOMONT
89Nivelet, entends-tu bien ce qu’ils disent ?

NIVELET
90Oui-da, Monsieur ; mais attendez jusques à amen.

BASILE
91Toute la difficulté sera à l’entrée ; mais, si dame Françoise voulait pousser à la roue et en parler en ma faveur à Geneviève, je me fais fort d’en venir à mon honneur.

ANTOINE
92Monsieur, je m’en vais jusques chez elle pour lui dire que vous l’attendez ici.

BASILE
93Dépêche-toi donc, et reviens incontinent.

RODOMONT
94Nivelet, il me fâche de tant attendre ici, je commence à avoir froid. Il vaut mieux que je m’en aille prendre l’air d’une bourré, et puis je retournerai sur mes brisées. Cependant, prends diligemment garde à ce qu’ils feront et diront.

NIVELET
95Je n’y ferai faute.

BASILE
96Oh Dieu ! Que l’homme amoureux endure de mal ! Je ne pense pas qu’il y ait tourment au monde, tant cruel soit-il, qui se puisse égaler à sa misère. Tantôt il vit en soupçon, tantôt en espoir, tantôt en désespoir, tantôt en crainte et défiance, selon que la dame se montre douce ou cruelle. Encore n’est-ce pas tout, car s’il est tant soit peu favorisé, la crainte qu’il a de perdre ce qu’il a acquis ne le laisse un seul moment en repos. Mais ne vois-je pas déjà revenir mon homme avec dame Françoise ? Il faut bien dire qu’il l’a trouvée en chemin, car il n’eût su aller jusques à son logis et revenir en si peu de temps.

SCÈNE V

FRANÇOISE, vieille, ANTOINE, BASILE

FRANÇOISE
97Mon ami, votre maître a occasion d’aimer Geneviève, pour les bonnes parties qui sont en elle ; et croyez que je n’en eusse mis si avant les fers au feu si je n’eusse bien su de quel bois elle se chauffe, pour l’avoir connue dès le berceau.

ANTOINE
98Madame, si vous continuez à entretenir mon maître en ses bonnes grâces, vous n’aurez fait plaisir à une personne ingrate.

FRANÇOISE
99Antoine, je le sais bien, pour l’avoir déjà par plusieurs fois expérimenté, et assurez-vous que, dussè-je perdre si peu que j’ai vaillant en ce monde, il ne tiendra pas à moi qu’il ne jouisse de sa maîtresse ; j’entends en loyal mariage, autrement, non.

ANTOINE
100Je pense que mon maître l’entend ainsi. Mais le voilà qui nous attend, avançons nous.

FRANÇOISE
101Bonjour, Monsieur ! Il y a dix mille ans qu’on ne vous a vu.

BASILE
102Madame Françoise, je vous eusse été trouver, n’était que je crains d’être vu si souvent en votre quartier. Au demeurant il n’y a qu’un mot qui serve. Il faut que vous me montriez maintenant si vous avez envie de me faire plaisir.

FRANÇOISE
103Commandez et vous serez obéi.

BASILE
104Il faut, s’il vous plaît, que vous trouviez le moyen de me faire parler aujourd’hui à Geneviève, et si je voudrais bien que ce fût en sa maison.

FRANÇOISE
105Benedicite Dominus, que dites-vous ? Jamais elle ne s’y accordera.

BASILE
106Si fera bien pourvu que vous lui conseilliez, car elle ne croit qu’en vous. Et puis j’ai avisé d’y aller habillé des vêtements d’Eustache.

FRANÇOISE
107Pourvu que Dieu n’y soit en rien offensé, je me fais fort de vous y conduire, pendant que sa mère sera au sermon cette après-dinée.

BASILE
108Penseriez-vous bien que je voulusse damner mon âme, pour un plaisir transitoire ?

FRANÇOISE
109Je crois que non, mais la jeunesse, la beauté et la commodité sont bien souvent cause de beaucoup de maux.

BASILE
110Non, non, l’amour que je lui porte n’est tel que celui de plusieurs hommes envers les femmes, lesquels, aussitôt qu’ils en ont eu la jouissance, ne les voudraient jamais voir. Avisez si vous me voulez faire ce plaisir, car le temps nous presse. Comme je traversais tout à cette heure l’église, je l’ai vue avec sa mère, qui n’a pas fait semblant de me voir.

FRANÇOISE
111Je sais bien pourquoi ; mais, motus, on ne saurait empêcher les mauvaises langues de babiller. Puisqu’elle est à l’église, je pourrai bien parler à elle.

BASILE
112Je vous en supplie bien humblement.

FRANÇOISE
113Reposez-vous en hardiment sur moi, car je m’attends bien d’en venir à bout.

BASILE
114Madame Françoise, ma vie et mon salut sont maintenant entre vos mains.

FRANÇOISE
115Allez-vous en chauffer de par Dieu, et de par sa mère, vous ne vous faites que morfondre ici, et me revenez trouver dans une demie heure, ou bien laissez-moi votre homme, mais qu’il me suive de loin, afin que personne n’entre en soupçon.

BASILE
116Antoine, suis madame Françoise, et fais tout ce qu’elle te dira, et garde bien de la perdre de vue.

ANTOINE
117Bien, Monsieur.

SCÈNE VI

NIVELET
118 SeulPar la mort bieu ! Mon maître en a dû une à ce coup, et si j’ai grand peur que ses bravades n’y serviront de rien. Qui eût pensé qu’un tel capitaine, lequel ne mérite rien moins en mariage qu’une princesse, dût être saintré de la sorte par un jeune homme de Paris ? Ha, par Dieu ! c’est cela qu’on dit, argent fait tout, et qui a de l’argent a belle amie. Fi du métier qui ne peut nourrir son maître ! Au temps où nous sommes, le métier des armes ne vaut rien qu’à créer des dettes. Et combien que mon maître fasse aussi bien valoir son état qu’homme de sa robe, soit à piller, rançonner, dérober les gages des soldats, faire trouver force passe-volants à la montre, partir le gain avec le trésorier et le contreroleur, et chauffer les pieds à son hôte, s’il n’a jamais assemblé cent écus en une bourse, qu’il ne les ait aussitôt dépendus aux dés, aux bordeaux et aux cabarets ; et tout le pis que j’y vois, c’est qu’il n’y a si petit en cette ville qui ne le sache, jusques la même quand on veut parler d’un homme libéral, voire plutôt prodigue, on n’use plus d’autre comparaison, sinon que l’on dit : il ressemble au capitaine Rodomont. Vraiment, je ne m’étonne pas si le seigneur Basile est en grâce, puisqu’il a le bruit d’être riche et de ne faire folles dépenses. Quand il serait plus vieil que Mathusalem, plus puant qu’un retrait et plus laid qu’un diable, les bonnes qualités qu’il a auraient bien la puissance de le faire sembler âgé seulement de vingt-cinq ans, mieux fleurant qu’une rose et plus beau qu’un ange. Mais ne vois-je pas la maîtresse de mon maître, qui revient déjà de l’église avec une vieille ? Vraiment ses dévotions ont été bien courtes. Il faut bien dire qu’il y a anguille sous roche, puisqu’elle retourne si tôt, car elle a accoutumé d’être plus à l’église qu’à la maison. Je veux, s’il m’est possible, ouïr ce que lui dit cette vieille. Le jour n’est encores guère clair, elles n’auront garde de me voir en ce petit coin, quand bien elles seraient tout contre moi.

SCÈNE VII

FRANÇOISE, GENEVIÈVE, NIVELET, ANTOINE

FRANÇOISE
119Geneviève, m’amie, je ne vous conseille chose que je ne fisse si j’étais en votre place, et certes vous le devez faire, puisqu’il n’y va en rien de votre honneur.

GENEVIÈVE
120Madame Françoise, il me semble qu’il n’en est point de besoin, d’autant que, si le seigneur Basile eût eu quelque chose à me dire, il me l’eût bien dit hier au soir qu’il vint en masque chez nous habillé des accoutrements d’Eustache.

FRANÇOISE
121Ce qu’il vous veut dire est survenu de nouveau, et faut nécessairement qu’il parle à vous si vous avez envie que le mariage de vous et Eustache soit rompu.

GENEVIÈVE
122Vous le pouvez assurer que jamais Eustache n’aura part en moi.

FRANÇOISE
123M’amie, je vous en crois, mais Basile ne le peut croire, quand je lui dis : il faut qu’il le sache de vous-même.

GENEVIÈVE
124Eh bien donc, je lui ferai savoir par lettres.

FRANÇOISE
125Ne cherchez toutes ces échappatoires ; il faut qu’il parle à vous aujourd’hui en votre maison, quoi qu’il coûte, ou vous lui pouvez bien dire adieu pour tout jamais.

NIVELET
126Voyez comme cette vieille sait bien prêcher, et avec quelle audace ! Je vais gager mes oreilles à couper qu’elle ne cessera tant qu’elle l’ait pas convertie.

GENEVIÈVE
127Voire, mais je crains.

FRANÇOISE
128Vous êtes une hardie lance de craindre vos amis.

GENEVIÈVE
129Ce n’est pas cela : je crains que quelqu’un de nos voisins ne le voie entrer ou sortir.

NIVELET
130La pauvre fille ! Elle n’a peur que de l’entrée et de la sortie, car elle serait bien aise qu’il fût toujours dedans.

FRANÇOISE
131M’amie, nous avons remédié à tout cela. Il viendra habillé de l’habit qu’Eustache lui prêta hier au soir, et se couvrira la face du bout de son manteau pour n’être reconnu, si bien que si on le voit de fortune, on pensera incontinent que c’est Eustache, lequel on a vu plusieurs fois entrer en votre maison à cause du voisinage. Et, pour mieux donner le fil, il sera bon qu’il se retire au logis d’Eustache quand il sortira de chez vous. Mais quand il y viendrait mêmes habillé de ses accoutrements ordinaires, vous ne devez craindre qu’il soit vu des voisins, d’autant que, à cause de la fête, les boutiques sont fermées, et personne ne se tient à la porte à cause du froid. D’avantage ce sera à une heure après midi, cependant que beaucoup de gens sont encores à table et les autres au sermon.

NIVELET
132Je crois que cette vieille sempiternelle a été à l’école de quelque frère frappart, tant elle sait doctement prêcher et amener de vives raisons. Oh, quelle fine femelle !

GENEVIÈVE
133Madame Françoise, je connais à peu près que ce que vous dites a grande apparence de vérité ; mais encores ne puis-je croire que, faisant entrer Basile en notre maison, je ne fasse une grande brèche à mon honneur, et tous ceux qui en ouiront parler ne le pourront interpréter qu’à mal.

FRANÇOISE
134Que vous souciez-vous que dise le peuple ? Ne savez-vous pas bien que c’est une bête à plusieurs testes ? Mais je vous prie, qui est-ce qui le saura si vous-mêmes ne le dites, ou votre servante ?

GENEVIÈVE
135Je n’ai pas peur, Dieu merci, que ma servante en parle ; je me fie bien à elle. Mais je crains...

FRANÇOISE
136Que craignez-vous ?

GENEVIÈVE
137Que sais-je ?

FRANÇOISE
138Vous êtes une amoureuse peu hardie, vous n’avez pas encores monté sur l’ours.

GENEVIÈVE
139Je crains que Basile, se voyant seul avecques moi, ne veuille entreprendre quelque chose sur mon honneur. Que m’en conseillez-vous ? N’ai-je pas occasion de craindre ?

FRANÇOISE
140Geneviève, m’amie, je vous aime comme ma propre fille, et serais bien marrie que Basile, que j’aime aussi comme mon fils, eût fait en votre endroit chose qui ne fût à faire ; mais assurez-vous aussi que je le connais tel et si bien complexionné, qu’il ne voudrait pour mourir faire rien qui soit contre votre volonté, et serait marri de vous avoir tiré un cheveu de la tête, que vous ne lui eussiez mis premièrement le bout en la main. Je vous sais bon gré, toutefois, de ce que vous m’en demandez mon avis, car on dit communément : conseille-toi, et tu seras conseillé ; et on ne saurait trop apprendre, principalement des vieilles gens, qui pour avoir longtemps vécu sont plus fines et ont plus d’expérience que les jeunes barbes ; même j’ai ouï prêcher cet Advient dernier, que le diable est fin pour ce qu’il est vieil.

NIVELET
141Voilà comment il faut faire son profit des sermons. Oh, quelle belle instruction !

FRANÇOISE
142M’amie, en ma conscience, je ne vous conseille rien qui ne soit bon, et pouvez bien penser qu’étant sur le bord de ma fosse, prête de rendre compte à Dieu de ce que j’ai fait en ce monde, ne vous voudrais induire à faire chose qui pût tant soit peu souiller mon âme ou la vôtre, car autant vaut celui qui tient que celui qui écorche. La demande de Basile, qui vous aime de si bon amour, est sainte, juste et raisonnable. Vous avez ouï dire souvent à votre confesseur, comme je crois, qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, et qu’il se faut bien garder de tomber en ce vilain vice d’ingratitude, qui est l’une des branches d’orgueil, lequel a fait trébucher au plus creux abîme d’Enfer les anges, qui étaient les plus belles et les plus heureuses créatures que Dieu eût faites. Ne seriez-vous pas une ingrate, une glorieuse, une outrecuidée, si vous ne faisiez compte des justes prières de celui qui ne voit par autres yeux que par les vôtres ?

GENEVIÈVE
143Vos raisons me semblent si bonnes, que je penserais faire un grand péché si j’ouvrais seulement la bouche pour y contredire.

NIVELET
144C’est à ce coup que la vache est vendue. Mon maître n’a que faire de délier sa bourse.

FRANÇOISE
145Geneviève, ma fille, je vous aime encores mieux que je ne faisais, puisque je vois que vous croyez ceux qui désirent votre bien et avancement. Je m’en vais tout de ce pas faire dire une messe du Saint-Esprit, à celle fin qu’il lui plaise inspirer vos parents à vous donner le mari que vous méritez. Avisez de faire en sorte que vous soyez en la maison pendant que votre mère sera au sermon, laquelle j’entretiendrai le mieux que je pourrai.

GENEVIÈVE
146Je lui ferai à croire que je me trouve un peu mal, à cause du froid que j’ai eu ce matin.

FRANÇOISE
147C’est bien dit. Il faut aussi que vous laissiez la porte entr’ouverte, à celle fin que l’on n’aye que faire de heurter, car ce serait assez pour faire mettre le nez à la fenêtre à quelqu’un des voisins.

GENEVIÈVE
148Mais par qui ferons-nous savoir à Basile ce que nous avons conclu ?

FRANÇOISE
149Ne vous souciez point, voilà son homme qui me suit de loin, par lequel je lui ferai tout savoir.

GENEVIÈVE
150Il sera donc bon que j’entre en la maison et que je n’en sorte de tout le jour.

FRANÇOISE
151C’est bien dit, retirez-vous. Adieu, Geneviève.

GENEVIÈVE
152Adieu, madame Françoise, n’oubliez à faire mes recommandations.

FRANÇOISE
153Je n’y faudrai pas. Antoine, allez dire à votre maître qu’il ne fasse faute de se trouver à une heure après midi habillé des habits qu’il avait hier en masque, au lieu où il sait, et il trouvera la porte ouverte.

ANTOINE
154Bien, Madame.

FRANÇOISE
155Dites-lui aussi que sa maîtresse se recommande à ses bonnes grâces.

ANTOINE
156Aussi ferai-je.

FRANÇOISE
157Allez, dépêchez-vous, et s’il veut parler à moi, il me trouvera en la chapelle de monsieur Saint Roch.

SCÈNE VIII

NIVELET
158 SeulEt par la vertubieu, j’en avertirai mon maître, et puis nous verrons beau jeu si la corde ne rompt. J’ai bien tout entendu, Dieu merci, encores n’en fallait-il pas tant : à bon entendeur il ne faut qu’une charretée de paroles. Si mon maître est galant homme, c’est à ce coup qu’il aura sa Geneviève entre ses bras, bon gré mau gré, au moins s’il sait bien prendre l’occasion par le poil ; mais s’il la laisse échapper, qu’il s’assure que jamais elle ne se présentera si belle. S’il me croit, il s’habillera de l’habit que doit porter Basile, et il lui sera fort aisé de l’avoir, pour la familiarité qu’il a avec Eustache. Et puis, quand il sera entré chez Geneviève, s’il ne sait jouer de ses outils, à son dam. Je m’en vais l’avertir tout de ce pas, encores qu’il m’aye enchargé de l’attendre ici ; mais, pour ce coup, je ne craindrai de transgresser son commandement, puisqu’il est besoin d’user de diligence.


ACTE II

SCÈNE I

GIRARD, vieillard, EUSTACHE, fils de Girard

GIRARD
159Eustache, tu vois que de tous les enfants qu’il a plu à Dieu de me donner, il ne me reste que toi en ce monde ; et par là tu peux penser que ce que j’en fais n’est que pour ton avancement ; aussi que je suis bien aise, avant que Dieu m’ôte de ce monde, de te voir bien pourvu et allié à quelque bonne maison, car quant est des biens, Dieu merci, tu en auras assez, et je serais bien maraud si, ta mère et moi étant morts, tu ne pouvais vivre seul de ce qui suffit bien maintenant à en entretenir trois. Partant, il te faut te résoudre sans plus différer, d’autant que j’espère cette après-dînée t’accorder à Geneviève ou demain pour le plus tard ; et puis, j’ai appris dès mon jeune âge qu’il ne faut jamais laisser traîner une affaire, mais qu’il faut battre le fer tandis qu’il est chaud.

EUSTACHE
160Mon père, pardonnez-moi, s’il vous plaît ; mais je ne puis si tôt lâcher une parole qui me pourrait préjudicier tout le temps de ma vie.

GIRARD
161Comment dis-tu cela ? Tes propos montrent bien que tu n’es qu’un enfant. Il n’y a pas encore deux jours que tu ne cessais de m’en rompre la tête, et maintenant il semble que tu veuilles retirer ton épingle du jeu.

EUSTACHE
162Vous dites vrai, je ne suis qu’un enfant, et je vous dis bien plus, qu’étant encore enfant, et ne me pouvant pas bien gouverner moi-même, à grand peine en pourrais-je gouverner deux. Mon père, il me semble qu’il sera temps de me marier quand j’aurai atteint l’âge de discrétion.

GIRARD
163Si est-ce que je ne t’estime point si volage, et de si peu de jugement, que sans occasion tu aies déposé l’affection que tu portais à Geneviève. Il faut bien dire qu’il y a autre chose. Eustache, ne me cèle rien, et pense que je ne te suis moins bon ami que bon père.

EUSTACHE
164Pardonnez-moi. Rien ne m’a détourné de mon premier propos, sinon qu’il me semble que rien ne nous presse.

GIRARD
165Cela s’appelle, en bon français, tourner la truie au foin. Dis-moi hardiment la cause qui t’en a fait perdre le goût, ou sois assuré que tu ne me fais pas plaisir.

EUSTACHE
166Je ne voudrais pour rien au monde entrer en votre male grâce. Sachez donc que hier au soir, comme nous étions allés en masque, Basile et moi, au logis de madame Louise, je m’aperçus de ce dont je ne m’étais douté auparavant, et vis clairement que si Geneviève avait par ci-devant fait semblant de m’aimer, ce n’avait été que pour complaire à sa mère, laquelle, à la vérité, voudrait bien que je fusse son gendre ; mais j’ai connu que Basile était mieux dans les bonnes grâces de la fille que moi.

GIRARD
167Notre-Dame ! Que me dis-tu ? Je suis plus étonné que si des cornes m’étaient venues ! Mais possible que l’amour, lequel est ordinairement accompagné de jalousie, te fait croire cela ; et possible qu’elle prenait Basile pour toi, d’autant qu’il était vêtu de tes habits.

EUSTACHE
168Je vous dirai comment tout se passa. Quand nous fûmes entrés dans la salle, et que nous eûmes dansé un petit ballet, Basile, en rompant la promesse qu’il m’avait faite de ne prendre Geneviève, s’adressa de plain saut à elle, et moi à sa cousine, pour danser un branle, lequel étant fini, chacun se mit à deviser avec celle qu’il menait. Ce fut alors que je connu clairement l’affection mutuelle qu’ils se portaient, tant aux façons de faire de Geneviève qu’à leurs propos, que j’entendais parfois, m’étant assis tout exprès auprès d’eux ; et cependant que je faisais semblant de deviser avec sa cousine, j’avais, comme l’on dit, une oreille aux champs et l’autre à la ville. Ils furent plus d’une bonne demi-heure en discours et menus devis, et m’assure qu’ils ne s’ennuyaient pas. Je vous laisse à penser s’ils parlaient d’enfiler des perles ou d’enchérir le pain.

GIRARD
169S’il n’y a que cela, non force ; peut-être que Basile n’y pensait pas à mal, mais comme il est accort, s’étant mis en quelque propos, il voulait montrer qu’il n’était apprenti d’entretenir les filles ; ou bien il faisait cela pour éprouver ta patience et te donner un peu de martel en tête. Je connais l’humeur du pèlerin.

EUSTACHE
170Il serait bien homme pour l’avoir fait à cette intention, et vous puis assurer que peu s’en fallut que je ne lui ravisse Geneviève d’entre les mains.

GIRARD
171Cela n’eût été ni beau ni honnête.

EUSTACHE
172Croyez que je ne savais sur quel pied danser, et me servit bien que j’étais masqué : autrement un chacun eût pu connaître facilement aux changements de ma face l’altération en laquelle j’étais ; car pour ne vous déguiser les matières, je serais bien content d’épouser Geneviève, quand je saurais qu’elle m’aimerait ; mais aussi si elle ne m’aimait, je ne daignerais faire un pas.

GIRARD
173Nous nous en éclaircirons quand il faudra qu’elle dise oui.

EUSTACHE
174Avisez au moins que ce ne soit trop tard.

GIRARD
175Nous ne saurions savoir plutôt que cette après-dînée que l’on fera, comme j’espère, le premier ban.

EUSTACHE
176Si Basile l’aime, je ne voudrais entreprendre sur ses marches, car il m’est trop mon ami.

GIRARD
177Si j’ai quelque peu d’entendement, elle ne nous peut échapper. Tu lui as ouï dire souvent qu’elle n’a autre volonté que celle de sa mère : or, quant est de sa mère, elle est toute à notre dévotion.

EUSTACHE
178Mon père, les filles bien souvent disent d’un et pensent d’autre ; puis, quand ce vient au faire et au prendre, c’est alors qu’elles montrent leur tête, et puis je vous laisse à penser si ce n’est pas pour rendre un homme bien camus. Mais voilà madame Louise et sa commère Françoise qui s’en reviennent de l’église.

GIRARD
179Je serai donc relevé de la peine de l’aller chercher, car je n’eusse été en repos avant que j’en eusse sue le tu autem. Allons au-devant d’elles.

SCÈNE II

LOUISE, FRANÇOISE, GIRARD, EUSTACHE

LOUISE
180Mon Dieu, ma commère, que le sermon m’a ennuyée cette matinée ! Jamais je n’ai pensé voir l’heure que ce jacobin sortirait de chaire, tant j’avais froid aux pieds.

FRANÇOISE
181Je n’ai pas été à l’église si longtemps que vous, et si je suis toute gelée. Mais, dites-moi, où est madame l’accordée ?

LOUISE
182Quelle accordée ?

FRANÇOISE
183Votre fille Geneviève.

LOUISE
184Par mon âme, vous êtes une mauvaise femme ! Je l’avais amenée ce matin avec moi, mais le froid l’a chassée de l’église, après qu’elle a ouï une basse messe.

FRANÇOISE
185Vous êtes donc sorties du logis avant que les chats fussent chaussés ; c’était, comme je crois, de peur des mouches.

LOUISE
186Vous dites mieux possible que vous ne pensez ; mais qui vous a dit qu’elle était accordée ?

FRANÇOISE
187Me le demandez-vous ? Les petits enfants en vont à la moutarde.

LOUISE
188Ma commère, m’amie, Geneviève est une mauvaise fille, car il n’a tenu qu’à elle qu’elle n’ait été accordée.

FRANÇOISE
189À qui donc ? Au seigneur Basile ?

LOUISE
190Ne me parlez jamais de cet homme-là, si vous voulez me faire plaisir !

FRANÇOISE
191Pourquoi, ma commère ?

LOUISE
192Par Saint Jean ! pour ce que ma fille n’est pas pour lui, et qu’il s’en torche hardiment le bec.

FRANÇOISE
193Si est-ce qu’il a le bruit d’être honnête homme, et je pensais en bonne foi (Dieu me le veuille pardonner !) que votre fille le dût avoir, d’autant que vous lui en avez fait autrefois parler et que je pensais qu’ils s’aimaient l’un l’autre.

LOUISE
194Ma commère, je sais bien que Basile est de vos bons amis et voisins, et à cause du voisinage, il n’est pas qu’il ne vous ait rien communiqué de ses affaires ; d’autant même qu’il vous voit hanter avec nous assez privément de votre grâce ; mais je vous supplie, sur tous les plaisirs que vous me voudriez faire, de ne parler de lui à Geneviève, car j’ai délibéré de la donner à Eustache, fils de Girard, lequel me presse bien fort, et lui fait de beaux avantages, ayant déjà accordé les articles ainsi que je les lui ai proposés.

FRANÇOISE
195Sainte-Dame ! Je n’ai garde de lui sonner mot, puisque vous me l’avez défendu, mais j’ai grand peur que Girard et Eustache aient ouï ce que nous avons dit, car les voilà tout contre nous. Voyez comme ils sont émerillonnés et sentent déjà tout leur rôt.

GIRARD
196Bonjour, mesdames.

LOUISE
197Dieu vous garde du mal, messieurs.

GIRARD
198Je ne pensais, en bonne foi, que nous dussions ce matin faire si bonne rencontre.

LOUISE
199Si vous l’estimez bonne, nous la pensons avoir faite encore meilleure.

GIRARD
200Eh bien ! Madame, ne mettrons-nous jamais fin à ce dont nous avons tant parlé depuis un mois en çà ?

LOUISE
201Je vous promets ma foi qu’il ne tiendra pas à moi.

GIRARD
202Il ne tiendra donc à personne, si ce n’est possible à Geneviève.

LOUISE
203Non, non, ma fille voudra tout ce que je voudrai ; mais parce que le froid me presse d’aller trouver les tisons, et que j’ai bonne envie de vous dire beaucoup de choses, je vous prie, entrons en la maison. Et puis ce que je vous veux dire n’est pas chose qui se doive traiter en rue.

GIRARD
204Je le veux bien.

LOUISE
205Adieu, ma commère ; excusez-moi si je vous fausse compagnie.

EUSTACHE
206Mon père, mais que j’ait dit deux mots à madame Françoise, je vous irai trouver.

GIRARD
207Ne faux donc pas, car je crois que nous aurons affaire de toi.

FRANÇOISE
208Ce jeune homme-ci pense me tirer les vers du nez ; mais il y viendra à tard. Fin contre fin n’est pas bon à faire doublure.

EUSTACHE
209Madame Françoise, et bien ! Que dit le cœur ? Quelle femme êtes-vous ?

FRANÇOISE
210Une pauvre pécheresse qui court à la mort au grand galop, et qui a trois pauvres filles à marier sur les bras, sans savoir où est le premier denier de leur mariage.

EUSTACHE
211Ceux qui ont bonne espérance en Dieu ne sont que trop riches.

FRANÇOISE
212Cela est bien vrai ; mais ce qui me fâche le plus c’est mon hôte, lequel menaçait encore hier de m’envoyer un sergent, pour deux termes que je lui dois.

EUSTACHE
213N’avez-vous point quelque ami qui vous les prête ?

FRANÇOISE
214Une pauvre femme n’a que trop d’amis de bouche, mais bien peu de bourse.

EUSTACHE
215Que n’employez-vous le seigneur Basile, votre voisin ? Car je m’assure qu’il vous prêterait volontiers dix écus, et davantage si vous l’en requériez.

FRANÇOISE
216Hélas ! Monsieur, je n’oserais de peur d’être éconduite ; c’est celui que je ne connais comme point, et je ne pense pas avoir parlé à lui plus de deux fois, encore il y a plus de sept semaines.

EUSTACHE
217Touchez là. Si vous me voulez dire la vérité de quelque chose que je vous demanderai, ne vous souciez : je paierai ce que vous devez.

FRANÇOISE
218Je vous remercie, monsieur. Croyez que l’aumône sera aussi bien employée en moi qu’en autre qui vive.

EUSTACHE
219Dites-moi, ne vous êtes-vous point aperçue que Basile fait l’amour à la fille de madame Louise ?

FRANÇOISE
220S’il en était quelque chose, je le saurais. Il est bien vrai qu’on en a autrefois parlé, mais il y a plus d’un an que les choses sont demeurées là. Et si je vous dirais bien quelque chose, n’était que je crains que vous soyez babillard.

EUSTACHE
221Dites hardiment.

FRANÇOISE
222Je veux devant que me promettiez de ne le redire à personne, non pas même à votre père.

EUSTACHE
223Je vous le promets sur ma foi.

FRANÇOISE
224Monsieur, vous savez comme je hante privément chez madame Louise, et qu’elle me communique toutes ses affaires, de telle façon qu’elle ne tournerait pas un œuf, par manière de dire, sans m’en demander conseil. Vous pouvez penser que sa fille n’en fait pas moins, et que je suis comme la trésorière de ses menus affaires. Sachez donc que hantant et fréquentant en la maison, j’ai connu que, si la mère a grande affection que, vous soyez son gendre, la fille ne désire pas moins que vous soyez son mari, bien qu’elles soient induites à faire ce souhait par diverses raisons.

EUSTACHE
225Dites-moi quelles.

FRANÇOISE
226Je ne me ferais prier de vous les dire, n’était que vous m’ayez en réputation d’une flatteuse.

EUSTACHE
227Madame Françoise, vous me faites tort. Je vous ai en opinion de la plus femme de bien de toute notre paroisse, et suis bien sûr que vous ne voudriez, pour mourir, tacher votre conscience de ce vilain vice de flatterie.

FRANÇOISE
228Vous dites bien quant à ce dernier point ; mais quant au premier, je ne vous l’accorde pas. Au contraire, je confesse et reconnais que je suis une pauvre femme qui offense Dieu plus souvent qu’il n’y a de minutes au jour, et que, si Dieu ne m’use de miséricorde, à grand’peine le pourrai-je jamais contempler en sa gloire.

EUSTACHE
229Ma foi, si vous n’êtes sauvée, beaucoup de gens de bien doivent avoir belle peur. Mais, je vous prie, laissons ces propos, et ne craignez de me dire tout ce qu’il vous plaira.

FRANÇOISE
230Donc, puisque vous le trouvez bon, je vous dis que Louise, étant avertie des grands biens que vous avez, désire surtout votre alliance. Quant à sa fille, j’ai su d’elle que devant qu’elle sut qui vous étiez, une fois pour vous avoir vu danser en une noce dont vous étiez tous deux, elle devint ce jour-là si extrêmement amoureuse de votre beauté et de vos bonnes grâces, qu’elle délibéra dès lors, s’il lui était possible, de vous avoir pour mari, ou plutôt d’être religieuse que d’en épouser un autre ; si bien que la pauvre fille endure la plus cruelle passion que l’on saurait imaginer, car étant de nature fort honteuse et nourrie en la crainte de Dieu et de ses parents, elle est contrainte de ronger son frein à part soi, sans oser montrer par aucun signe l’amitié qu’elle vous porte.

EUSTACHE
231Vraiment, si je pensais qu’elle m’aimât tant soit peu, l’affection que je lui porte redoublerait en moi de moitié.

FRANÇOISE
232M’estimeriez-vous bien si méchante et malheureuse que je voulusse mentir, même aujourd’hui qu’il est notre fête ?

EUSTACHE
233Votre prud’homie sera donc cause que je croirai plutôt votre bouche que mes yeux.

FRANÇOISE
234Monsieur, vous faites fort bien d’aimer Geneviève ; car outre qu’elle vous aime uniquement et qu’elle vous porte continuellement dans son cœur et dans ses yeux, elle a beaucoup de bonnes qualités qui la rendent aimable autant que fille qui soit en France. Elle est bonne catholique, riche et bonne ménagère. Elle dit bien, elle écrit comme un ange. Elle joue du luth, de l’épinette, chante sa partie sûrement, et sait danser et baller aussi bien que fille de Paris. En matière d’ouvrages de lingerie, de point coupé et de lassis elle ne craint personne ; et quant est de besogner en tapisserie, soit sur l’étamine, le canevas ou la gaze, je voudrais que vous eussiez vu ce que j’ai vu. Et outre tout cela, elle est des plus belles de tout le quartier ; et croyez que sa beauté n’est point de celles que l’on enferme dans des boëtes et que l’on prend le matin quand on se lève : elle est naturelle, et je suis sûre que tout le fard dont elle use pour la face, pour les dents et pour les mains n’est autre chose que la belle eau claire du puits de sa maison.

EUSTACHE
235Je crois que tout ce que vous dites est vrai, et je vous dis davantage que cette beauté naïve, dont elle montre ne tenir grand compte, me plaît sans comparaison plus que ces grandes dames si attifées, goderonnées, licées, frisées et pimpantes qui ne font autre chose tout le long du jour que tenir leur miroir pour voir si elles sont bien coiffées et si un cheveu passe l’autre, et à toute heure ont la main à leur tête ou à leur collet. Surtout une femme fardée me déplaît quand elle serait belle comme une Hélène, et je ne la voudrais baiser pour grand chose, d’autant que je sais bien que le fard n’est autre chose que poison. Il me souvient d’avoir une fois gouverné une femme fardée, et par mignardise il m’advint de lui baiser le front et la joue ; je vous jure Dieu que les lèvres m’enlevèrent aussitôt et je pensai bien être empoisonné.

FRANÇOISE
236Il ne se faut donc plus étonner si ces visages blanchis, vermillonnés, et qui ont une croûte de fard plus épais que les masques de Venise, commencent à perdre leur crédit entre gens de bon esprit ; puisqu’au temps où nous sommes, les jeunes hommes de dix-huit ans savent plus de besognes que les vieilles gens qui vivaient lorsque j’allais à l’école.

EUSTACHE
237Pensez-vous que les jeunes hommes fassent la cour aux dames pour savoir quel goût a le sublimé, le talc calciné, la biaque de Venise, le rouge d’Espagne, le blanc de l’œuf, le vermillon, le vernis, les pignons, l’argent vif, l’urine, l’eau de vigne, l’eau de lis, le dedans des oreilles, l’alun, le camphre, le boras, la pièce de levant, la racine d’orcanète, et autres telles drogues, dont les dames se plâtrent et enduisent le visage, au grand préjudice de leur santé ? D’autant que, avant qu’elles aient atteint l’âge de trente-cinq ans, cela les rend ridées comme vieil cordouan, ou plutôt comme de vieilles bottes mal graissées, leur fait tomber les dents et leur rend l’haleine puante comme un trou punais. Croyez que, quand je pense seulement à de telles vilenies, peu s’en faut que je ne rende ma gorge.  

FRANÇOISE
238Saint-Jean ! Vous êtes plus savant que je ne pensais ! Mais vous ne devez craindre que Geneviève use de tous ces artifices.

EUSTACHE
239Je penserais avoir commis un grand péché, si je l’en avais soupçonnée tant seulement.

FRANÇOISE
240Je vous assure que, si elle vous plaît maintenant, avant qu’il soit un mois elle vous reviendra davantage.

EUSTACHE
241Vous voulez dire, comme je crois, après qu’elle ait senti le mâle ?

FRANÇOISE
242Sauf votre grâce, ce n’est pas cela.

EUSTACHE
243A quoi tient-il donc qu’elle n’est aussi belle qu’elle sera quelque jour ?

FRANÇOISE
244Je vous le dirai, à la charge d’être secret. Vous devez savoir que la pauvre fille est infiniment tourmentée d’un chancre qu’elle a à un tétin, il y a près de trois ans, et n’y a autre que sa mère et moi qui en sachent rien. Mais nous avons bonne espérance qu’elle se portera bien avant qu’il soit quinze jours.

EUSTACHE
245Je suis bien aise et marri tout ensemble d’avoir su cela, et vous en remercie bien fort.

FRANÇOISE
246N’était que je suis sûre que vous l’aimez et que vous supporterez facilement cette petite imperfection, qui n’est comme rien, je me fusse bien gardée de vous en entamer le propos. Avisez seulement de tenir cela secret, car si vous le redites, c’est assez pour me ruiner.

EUSTACHE
247N’en ayez point de peur.

FRANÇOISE
248Vous plaît-il de me commander quelque chose ?

EUSTACHE
249Vous savez bien que je vous voudrais obéir.

FRANÇOISE
250Adieu donc, monsieur, et ne vous déplaise si je vous sommerai bientôt de votre promesse.

EUSTACHE
251Vous n’en aurez la peine, car je satisferai à votre hôte avant qu’il soit demain nuit.

FRANÇOISE
252Je vous en remercie bien fort, monsieur.

SCÈNE III

EUSTACHE
253 seulVraiment, j’en avais bien dans le dos, si je n’eusse trouvé cette bonne femme, laquelle sans y penser, m’a découvert un vice de Geneviève, qui est suffisant pour éteindre toute l’affection que je lui ai jusques ici portée. Je crois, en bonne foi, qu’il n’y a eu que cela qui a tant fait traîner le mariage de Basile et d’elle, et a été cause à la fin de le rompre du tout. Je ne m’étonne plus de ce que Geneviève n’ouvrait jamais son collet par-devant, comme font les autres filles, ni de ce que je la voyais parfois si triste et si décontenancée ; c’était sans doute le mal qu’elle sentait qui causait tout cela. Or je remercie Dieu de ce qu’il m’a envoyé aujourd’hui cette bonne femme, comme l’ange à Tobie, pour m’avertir de mon salut. Je serais une grande bête si j’en faisais jamais un pas, et partant, que mon père m’attende tout son saoul chez Louise ; il perdra ses peines, car je n’ai pas délibéré d’y mettre jamais le pied. Au contraire, je vais chercher quelque compagnie pour me désennuyer, car encore que j’aie proposé de quitter cette poursuite, si est-ce que toutes les fois que je pense à Geneviève, il ne se peut faire que je n’y aie regret. Mais ne vois-je pas là le capitaine Rodomont, qui vient tout rêvant et parlant à part soi ? Vraiment, je suis bien aise de l’avoir rencontré.

SCÈNE IV

RODOMONT, EUSTACHE, GENTILLY, laquais d’Eustache

RODOMONT
254J’avais toujours jusques ici pensé que tout ce qu’on lit dans Perceforest, Amadis de Gaule, Palmerin d’Olive, Roland le furieux et autres romans, fussent des choses controuvées à plaisir, comme parfaitement impossibles, ne me pouvant mettre en la tête que l’amour ait pu induire ces chevaliers et paladins à faire des choses si étranges ; et toutes les fois que je lisais le désespoir du beau Ténébreux, les preuves de Florisel, les combats d’Agesilan, les folies de Roland et autres semblables, je ne pouvais croire qu’une seule défaveur de leurs dames, ou une petite jalousie qu’ils se forgeaient en la tête les put faire entrer en telle furie, que les uns en perdaient le sens, les autres ne craignaient de s’exposer à des aventures étranges, qu’ils mettaient heureusement à fin, échappant des dangers incroyables. Mais maintenant que j’éprouve en moi-même quelles sont les passions qu’une beauté cruelle peut donner, je ne m’étonne plus des armes que ces anciens preux faisaient, et il me semble encore qu’ils s’y portaient assez lâchement ; car l’amour qui me brûle me ferait entreprendre non de conquérir une Île Ferme, de tuer un Cavalion ou un Endrague, mais d’assaillir une armée de cent mille hommes, voire toutes les forces du Turc, du Sophi et du grand kan de Tartarie, quand elles seraient ensemble.

EUSTACHE
255Il serait bien facile de les assaillir, mais malaisé de les défaire.

RODOMONT
256J’entends quelqu’un parler auprès de moi. Ha ! Seigneur Eustache, c’est donc vous ? Que dit le cœur ? Vous me semblez tout triste : quelqu’un vous a-t-il fait tort ? Dites-moi qui c’est et me laissez faire, car pardieu ! J’ai bien délibéré de lui faire voler la tête de dessus les épaules, et fût-ce un César ou Charlemagne.

EUSTACHE
257Seigneur Rodomont, pardonnez-moi ; autre ne m’a fait tort que mon propre vouloir, duquel je ne puis avoir raison.

RODOMONT
258Vous me faites tort, si vous ne me dites que c’est.

EUSTACHE
259Excusez-moi, s’il vous plaît, je ne puis pour cette heure ; une autre fois nous aurons tout le loisir d’en parler.

RODOMONT
260Il ne me veut dire ce qu’il a, mais je le sais aussi bien que lui. Et bien ! Je ne vous importunerai maintenant touchant cela ; je vous prierai seulement de me faire un autre plaisir.

EUSTACHE
261Je le ferai s’il est en ma puissance.

RODOMONT
262J’ai entendu que vous fûtes hier en masque avec Basile ; je ne me suis autrement enquis en quelle compagnie vous allâtes.

EUSTACHE
263Plût à Dieu que je n’y eusse point été !

RODOMONT
264Que parlez-vous d’été, maintenant qu’il fait si froid ?

EUSTACHE
265Rien, rien ; je dis seulement que j’y ai été.

RODOMONT
266Or je vous voudrais prier qu’il vous plût me prêter votre habit que Basile portait, et je vous le rendrai avant qu’il soit quatre heures d’ici.

EUSTACHE
267Je le veux bien, mais il faut devant que je le renvoie quérir, car Basile ne me l’a pas encore rendu. Toutefois, si vous voulez, je vous en ferai bien bailler un tout de même le mien, que le cousin René fit faire pour une noce, de laquelle nous étions tous deux.

RODOMONT
268Je serais bien aise d’avoir le vôtre, et pour cause que je vous dirai puis après.

EUSTACHE
269Je m’en vais donc envoyer mon laquais le requérir. Laquais !

GENTILLY
270Plaît-il, monsieur ?

EUSTACHE
271Va-t’en chez le seigneur Basile.

GENTILLY
272Bien, monsieur, j’y vais.

EUSTACHE
273Veux-tu attendre ! Où cours-tu si vite ?

GENTILLY
274Chez le seigneur Basile.

EUSTACHE
275Eh bien ! Que lui diras-tu ?

GENTILLY
276Je ne sais.

EUSTACHE
277C’est ce qu’il me semble. Tu es si étourdi, que tu n’as pas la patience que je te dise ce qu’il faut que tu fasses. Dis-lui que je le prie qu’il me renvoie mon habit, et que j’en ai bien affaire.

GENTILLY
278Bien, monsieur.

EUSTACHE
279Entrons cependant en la maison, et en attendant qu’il revienne nous jouerons un coup de trictrac, et puis nous dînerons. Aussi bien je pense que mon père ira faire un tour hors la ville, et qu’il ne dînera céans.

RODOMONT
280Je le veux bien, puisqu’il vous plaît.

SCÈNE V

SAUCISSON, écornifleur et maquereau, EUSTACHE

SAUCISSON
281Holà ! Seigneur Eustache, encore un mot : où allez-vous si vite ?

EUSTACHE
282Est-ce toi, Saucisson ? Pardonne-moi, je ne t’avais pas aperçu.

SAUCISSON
283Monsieur, il y a plus de huit jours que je suis gros de vous voir. Et bien ! Quel homme êtes-vous ? Il y a longtemps que je ne vous ai vu tenir le verre, et je ne sais plus par ma foi de quelle main vous buvez.

EUSTACHE
284Viens-t’en dîner avec nous, et tu le sauras. Au reste, je te donnerai du meilleur vin bourru de France.

SAUCISSON
285J’irai volontiers ; mais j’ai peur que je ne mette la famine chez vous. Vous avez plusieurs fois vu de mes prouesses, et comme je sais jouer dextrement de l’épée à deux mains à table quand j’ai mes coudées franches. Partant, si vous voulez avoir le plaisir de me voir bâfrer, faites en sorte que la table soit si bien couverte qu’on ne puisse voir la nappe et qu’il n’y ait manque de breuvage. Je crois que vous m’avez ouï dire souvent, quand je mange un coq d’Inde ou un cochon de trente-cinq sols, qu’il m’est avis que je casse une noix.

EUSTACHE
286Ne te soucie que d’apprêter tes dents et tes ongles.

SAUCISSON
287Ce sera donc à pis faire, à ce que je vois.

EUSTACHE
288Tu en feras comme tu l’entendras.

SAUCISSON
289Attendez un peu. Quelle heure est-ce là qui sonne ?

EUSTACHE
290Ce ne saurait être que dix heures.

SAUCISSON
291Touchez là. Avant qu’il soit une heure d’ici, je vous ferai voir une autant garce que vous ayez vue de cette année.

EUSTACHE
292Je vois bien que c’est. Pour nous flatter, tu nous veux produire quelque reste de chanoines, ou quelque lampe de couvent.

SAUCISSON
293Par la vertu ! Sans jurer Dieu, c’est quelque chose de respect.

EUSTACHE
294Ainsi en disent tous ceux de ton métier.

SAUCISSON
295Contentez-vous de savoir que c’est une marchande de la rue Saint-Denis, qui a fait accroire à son mari qu’elle allait en pèlerinage à Notre-Dame de Liesse, et au lieu d’y aller, s’est gentiment retirée en ma maison, pour faire plaisir aux compagnons, et prendre du bon temps pendant ces jours gras.

EUSTACHE
296Voilà vraiment un gentil trait, et duquel je n’avais encore été déjeuné. Mais, dis-moi, quel bague ?

SAUCISSON
297Je ne vous veux point vanter ma marchandise et vous paître de paroles. La vue n’en coûtera rien.

EUSTACHE
298Va-t’en donc la quérir et l’amène céans, car je pense que mon père n’y viendra pas dîner, et quand bien il nous surprendrait, je la cacherais en mon cabinet.

SAUCISSON
299Je m’y en vais. Avisez cependant de faire coucher au feu, et que nous ayons quelque chose qui ait bec.

SCÈNE VI

EUSTACHE, RODOMONT, GENTILLY

EUSTACHE
300Vîtes-vous jamais un plus gentil falot que ce vénérable Saucisson ?

RODOMONT
301Nenni, par ma foi. Il a la gueule fraîche, et dit des mots nouveaux.

EUSTACHE
302Il n’y a que le vin et les friands morceaux qui le gâtent, et sans cela je vous promets que ce serait le plus gentil poisson d’avril qui soit d’ici à Rome.

RODOMONT
303Il est venu tout à temps pour chasser votre mélancolie.

EUSTACHE
304Ma mélancolie n’était pas grande, et quand bien elle eût été extrême, votre présence m’est si agréable qu’elle me l’eût bientôt fait mettre sous le pied. Mais il me semble que je vois mon laquais qui revient.

RODOMONT
305C’est lui-même. J’ai grand peur que nous aurons de mauvaises nouvelles, car il ne rapporte rien.

EUSTACHE
306Gentilly, as-tu trouvé Basile ?

GENTILLY
307Oui, monsieur.

EUSTACHE
308Eh bien ! Que t’a-t-il dit ?

GENTILLY
309Il m’a dit ainsi, qu’il vous priait de l’excuser s’il ne vous pouvait rendre vos habits plus tôt que sur les quatre heures du soir.

RODOMONT
310Je m’en doutais aussi bien.

GENTILLY
311Et qu’il vous viendrait trouver tout à cette heure, pour faire lui-même ses excuses.

EUSTACHE
312Il n’en était point de besoin.

GENTILLY
313J’ai trouvé en chemin monsieur votre père, qui m’a dit qu’il ne reviendrait dîner à la maison, et qu’il s’en allait jusques à Charenton.

EUSTACHE
314Ne t’a-t-il dit autre chose ?

GENTILLY
315Non, monsieur, sinon qu’il est bien marri qu’il n’a fait ce qu’il pensait.

EUSTACHE
316Et moi, tout au contraire, j’en suis bien aise. Seigneur Rodomont, puisque vous voyez que nous ne pouvons avoir mes habits, je m’en vais envoyer quérir ceux-là du cousin, qui sont tout de même semblables aux miens.

RODOMONT
317Je vous en supplie bien humblement.

EUSTACHE
318Gentilly, va-t’en chez mon cousin René, et dis-lui que je le prie bien fort qu’il m’accommode pour une heure ou deux, de son pourpoint et chausses de satin incarnat, et de son manteau de taffetas, et qu’il te les baille tout à cette heure.

GENTILLY
319Bien, monsieur.

EUSTACHE
320Entrons cependant, car je vois venir vers nous une femme encappé que je pense connaître.

SCÈNE VII

FRANÇOISE, BASILE

FRANÇOISE
321Je ne sais où je pourrai trouver Basile. Je voudrais avoir payé beaucoup et l’avoir rencontré en mon chemin, pour lui dire des nouvelles qui le réjouiront, car depuis que j’ai laissé Eustache j’ai épié l’heure que Girard sortirait de chez Louise, et aussitôt que je l’ai vu sortir, je suis venue tout bellement écouter à la porte ce que l’on disait. Et ai entendu que Louise tançait sa fille, lui disant entre autres choses : « Et bien ! Madame la glorieuse, vous avez tant fait par vos journées, qu’Eustache ne sera point votre mari ; mais allez chercher qui prendra jamais la peine de vous en trouver d’autre ! C’est raison, il vous faut peindre des maris. » Par ces propos, j’ai pu comprendre que tout était rompu, ce dont je suis très aise ; et je le serais encore davantage si j’avais trouvé Basile, pour le faire participant de ma joie. Mais on dit bien vrai : quand on parle du loup on en voit la queue. Monsieur, je prie Dieu qu’il vous donne ce que vous désirez.

BASILE
322Ha ! Madame Françoise, si Dieu me donnait ce que je souhaite, je serais plus heureux que l’empereur.

FRANÇOISE
323N’y pensez plus, vous l’aurez. Mais, monsieur, encore faut-il faire une résolution, et ne se donner en proie à la passion ainsi que vous faites. Si votre maîtresse vous voyait, que dirait-elle ? En bonne foi, elle aurait occasion de vous estimer homme de lâche courage. Sus, réjouissez-vous ! Ne savez-vous pas bien que cent livres de mélancolie n’acquittent jamais pour un sol de dettes ? Et puis, je vous prie, dites-moi de quoi vous vous plaignez.

BASILE
324Je ne me plains de rien, Dieu merci ; mais je suis en une perpétuelle crainte que l’on ne me fasse torcher la bouche avant que d’avoir dîné.

FRANÇOISE
325Je veux que vous ôtiez tous ces doutes de votre entendement.

BASILE
326Je ne puis, si je ne suis assuré d’une autre façon.

FRANÇOISE
327Voulez-vous une meilleure assurance que les paroles de Geneviève, que je vous ai fait savoir par Antoine ?

BASILE
328Je crois bien que Geneviève ne me voudrait faire un faux bon ; mais je crains la mère.

FRANÇOISE
329Si vous saviez ce que je sais, vous ne diriez pas ainsi.

BASILE
330Hé ! Madame Françoise, je vous prie de ne m’être point chiche de si bonnes nouvelles ; mais je crois que vous vous moquez de moi.

FRANÇOISE
331Je me moque ? Jà à Dieu ne plaise !

BASILE
332Si n’en croirai-je rien autre chose, jusques à ce que je sache ce qu’il y a de nouveau.

FRANÇOISE
333Allez, je le veux bien. Il faut donc que vous sachiez que j’ai ouï de mes propres oreilles que tout est rompu, au moins quant à Eustache.

BASILE
334Je n’en crois rien, si vous ne me dites de qui vous l’avez su.

FRANÇOISE
335Je vois bien ce que c’est : vous ne croyez Dieu que sur bon gage ; mais n’est-ce pas assez que je vous le dise ? Et quand bien je ne l’aurais ouï dire à madame Louise, il n’y a pas une heure, si est-ce que je pense que malaisément Eustache en voudrait.

BASILE
336Ne dites pas cela, je sais qu’il l’aime. Et si je sais bien que son père l’en sollicite fort.

FRANÇOISE
337Voilà grand cas. Vous êtes des confrères de saint Thomas et ne voulez jamais croire les choses si vous ne les voyez. Soyez assuré que si Eustache l’a aimée par ci-devant, il la hait maintenant comme un poison.

BASILE
338Comment le savez-vous ?

FRANÇOISE
339Je ne vous veux point déguiser les matières. Aussitôt que je vous eus renvoyé Antoine, j’allai ouïr la grand’messe auprès de madame Louise ; et quand le service fut fini, nous sortîmes de l’église ensemble. Alors je commence à la raisonner, et lui ayant demandé comment elle se portait et s’il était vrai ce que j’avais ouï dire, que sa fille était accordée, elle me fit réponse qu’il n’en était rien, et qu’il n’avait tenu qu’à Geneviève ; toutefois, qu’elle espérait d’en faire bientôt le mariage.

BASILE
340Ce commencement-là ne me plaît guère.

FRANÇOISE
341Écoutez jusques à la fin. Comme nous étions sur ces propos, surviennent Girard et son fils Eustache ; lesquels, après nous avoir saluées, Girard entra avec Louise en la maison, et me laissa deviser avec son fils.

BASILE
342Encore il n’y a rien là à mon avantage.

FRANÇOISE
343Je commence à me fondre en discours avec lui et comme l’on entre de propos en propos, je vins à lui dire que je savais de bon lieu que Geneviève l’aimait parfaitement ; et lui me répond qu’il ne le pensait pas, mais qu’à la vérité il perdait les pieds pour son amour. Quand je vis qu’il était ainsi aux altères, je lui dis tous les biens du monde de la fille, et qu’il faisait bien d’asseoir ses pensées en si bon lieu. Tant que j’ai connu clairement qu’à mesure que nos propos croissaient, son affection aussi s’augmentait.

BASILE
344Madame Françoise, vous m’avez ruiné. Au lieu de verser de l’eau sur son feu, vous y avez répandu de l’huile.

FRANÇOISE
345Laissez-moi achever. Quand je vis qu’il m’écoutait attentivement, et qu’il me croyait tout ce que je disais, je vins à muer de chance, et à lui dire que Geneviève était la plus vertueuse fille de Paris, et qu’elle le montrait bien, car encore qu’elle eût une mamelle toute mangée de chancre, si est-ce qu’elle portait son mal avec une telle patience, que personne ne s’en était jamais aperçu.

BASILE
346A ce coup, vous m’avez ressuscité. Et bien ! Que dit-il là-dessus ?

FRANÇOISE
347Je le vis à l’instant changer de couleur, demeurer muet, et enfoncer son chapeau sur les yeux, par lesquels signes je connu clairement que l’amour commençait déjà à faire place à la haine, car bientôt après il me dit adieu, et ne daigna aller trouver son père qui l’attendait chez Louise, encore qu’il lui eût enchargé de ce faire.

BASILE
348Ô, madame Françoise ! Vous êtes la plus galante femme de France, si Eustache a cru cette fable si bien inventée.

FRANÇOISE
349Assurez-vous qu’il l’estime vraie comme Évangile. Mais avez-vous avisé à ce que je vous ai mandé par Antoine ?

BASILE
350Je n’ai garde de faillir à l’assignation.

FRANÇOISE
351C’est assez dit. Retirez-vous donc de peur que quelqu’un ne vous voie parler à moi.

BASILE
352Vous plaît-il pas venir dîner chez moi ?

FRANÇOISE
353Allons, j’en suis contente.

BASILE
354Je vous prierai de me raconter une autre fois toute cette histoire, tant j’y prends plaisir. J’avais proposé d’aller faire un tour chez Eustache, mais je crois qu’il est maintenant à table. Il vaut mieux remettre mon voyage à une autre fois.


ACTE III

SCÈNE I

THOMAS, marchand, TROIS SERGENTS

THOMAS
355L’on dit bien vrai que pour faire plaisir, on reçoit souvent déplaisir, et pour prêter à un mauvais rendeur, d’un ami on en fait un ennemi. Je le connais clairement par moi-même, qui n’avais un meilleur ami que le capitaine Rodomont. Avant que je lui eusse baillé à crédit de ma marchandise, il avait accoutumé de me venir voir fort souvent ; même il venait parfois manger et boire en ma maison, et était la plus grande part du jour en ma boutique à deviser avec moi ou avec ma femme. Mais depuis un an en çà que je le fis ajourner en reconnaissance de cédule, et qu’il fut dit par sentence du prévôt de Paris que quatre mois passés il serait contraint par corps, tant s’en faut que nous soyons amis, que au contraire il me menace de me tailler en pièces et de me faire passer son cheval sur le ventre. Mais je ne le crains pas, Dieu merci. D’autant que je sais bien qu’il y a plus de braverie en son fait que de hardiesse, et aussi que nous sommes en une ville où la justice règne. J’ai été averti par un de mes valets qu’il était entré au logis de Girard et qu’il parlait d’y dîner. Je serais bien mal de mon pays si je perdais cette opportunité de le faire payer, ou de le mener en prison. Partant, mes amis, je le vous recommande. Guettez-le ici au passage, et ne plaignez pas vos peines de l’attendre plutôt jusques à la nuit, car je vous contenterai bien.

SERGENT
356Monsieur, il ne nous échappera pas ; mais à quoi le reconnaîtrons-nous ?

THOMAS
357Vous le reconnaîtrez à ses grandes moustaches noires, retroussées en dents de sanglier, et à un grand abreuvoir à mouches qu’il a sur la joue gauche ; et puis il mène ordinairement après lui un laquais habillé de vert, et assez mal chaussé.

SERGENT
358C’est assez dit, retirez-vous.

THOMAS
359J’aime mieux attendre un peu et vous le montrer quand il sortira, de peur qu’il n’y ait abus. Mais j’entends que l’on ouvre la porte de Girard. Le voilà qui sort. Aussitôt qu’il aura la tête tournée, ne faillez de vous ruer sur lui. Je vais pendant ce temps vous faire apprêter la collation.

SCÈNE II

RODOMONT, NIVELET, TROIS SERGENTS

RODOMONT
360Adieu, seigneur Eustache. Je vous retournerai trouver incontinent, s’il m’est possible ; mais si je ne reviens si tôt, ne laissez pour moi à dîner. Il m’est avis que je vais maintenant me présenter à quelque brèche, le rondache au bras et l’estoc au poing. Et quand je pense là où je vais, il me souvient de la prise d’Issoire ou de Mastric. Encore je suis sûr que la place où je vais donner l’assaut est de plus difficile accès, et plus malaisée à gagner que ne le sont les châteaux de Milan, de Corfou, de la Goullete, ou la citadelle d’Anvers. Mais amour, qui me conduit sous son étendard, me promet que je demeurerai maître de la place sans effusion de beaucoup de sang, pourvu que je conduise mes troupes en silence, pendant que ceux de dedans ne se doutent de l’embuscade que je leur ai dressée, et qu’ils se préparent de se rendre à Basile, sur lequel je ravirai aujourd’hui une belle victoire. J’ai envoyé mon homme faire une patrouille autour des avenues, et, selon le rapport qu’il m’en fera, je jetterai mes gens à la campagne et ferai marcher mes bataillons. Le voilà qui s’en revient. Je crois qu’il m’apporte de bonnes nouvelles.

NIVELET
361Monsieur, hâtez-vous ! J’ai vu à l’instant Louise qui s’en va toute seule au sermon.

RODOMONT
362Es-tu bien sûr que c’est elle ?

NIVELET
363Apprenez-moi à connaître mouches en lait. Il ne faut tant de propos. Dépêchez-vous ! Et quand vous serez entré, ne faillez de fermer la porte, afin que si Basile vient, il trouve visage de bois.

RODOMONT
364S’il vient, il ne s’en retournera sans bête vendre, je t’en assure.

LES SERGENTS
365Demeurez, monsieur, ou vous êtes mort !

RODOMONT
366Hé ! Mes amis, que me voulez-vous ? Pourquoi m’ôtez-vous mes armes ?

LES SERGENTS
367Nous vous faisons commandement de par le roi de payer deux cents écus que vous devez au sire Thomas, envers lequel vous êtes condamné par cette sentence.

RODOMONT
368Mes amis, je vous prie me laisser aller à un affaire dont le roi m’a expressément enchargé, et ensuite je ne faudrai de vous satisfaire incontinent, car aussi bien je n’ai pas cette somme dessus moi.

LES SERGENTS
369Tout cela sont paroles. Si vous ne les payez présentement, et les dépens compris en cette exécutoire, nous vous faisons prisonnier de par le roi.

NIVELET
370Pardieu ! Il vaut mieux que je gagne le haut, de peur que ces beaux sergents ici ne me mènent avec mon maître au logis des gens de pied.

RODOMONT
371Hé ! Messieurs, n’userez-vous point de miséricorde en mon endroit ?

LES SERGENTS
372Allons, allons, c’est trop caqueté ! Encore s’il avait l’esprit de nous graisser la main, on le pourrait faire évader ; mais au diable la maille qu’il nous présente !

RODOMONT
373S’il vous plaît de me mener à mon logis, je vous rendrai contents.

LES SERGENTS
374Ce ne serait pas sagement fait à nous.

RODOMONT
375Attendez pour le moins une heure, que j’aie mis le commandement du roi à exécution.

LES SERGENTS
376Voir, pardieu ! Je crois tantôt que le roi voulût se servir de gens comme vous. C’est trop contesté. Marchez, si vous ne voulez qu’on vous fasse avancer à coups de bâton !

RODOMONT
377Hé ! Mes amis, ayez pitié de moi !

LES SERGENTS
378Nous ne pouvons. C’est trop prêché ! Sus ! Sus ! Menons-le par-dessous les bras comme une mariée !

RODOMONT
379Ha Dieu ! Que je suis misérable ! Au lieu d’aller fiancer ma maîtresse, l’on me fait épouser une prison !

SCÈNE III

BASILE
380 seulJ’ai eu du plaisir pour plus de dix mille francs de voir ce fendeur de naseaux si empêché, au milieu de ces sergents qui veulent, comme je crois, mettre en cage pour lui apprendre à parler. Mon Dieu, qu’il filait doux ! Qu’il faisait le courtois et gracieux ! N’était que je l’ai reconnu à sa balafre, je n’eusse jamais pensé que ce fût lui, et qu’un homme de faction, qui a accoutumé de manger les charrettes ferrées, se fût laissé dévaliser par trois pauvres malotrus de sergents. Vraiment, il avait bien affaire de se faire si brave aujourd’hui, pour aller à de telles noces. Mais, à propos, quand j’y songe, il était habillé comme moi. Je vais gager bonne chose qu’il avait su mon entreprise, et qu’il avait délibéré de me prévenir. C’est cela sans doute, et pense qu’Eustache n’avait envoyé requérir son habit que pour l’en accommoder, car j’ai su de son laquais qu’ils dînaient ensemble. Or j’ai bien délibéré de prendre l’occasion au poil, puisque mon bonheur m’a tant favorisé que de m’avoir ôté cet empêchement, qui, à la vérité, n’eût été petit, si ce grand pendard fût entré avant moi, ainsi qu’il lui eût été bien aisé sans ces sergents, à qui Dieu donne bonne et longue vie.

SCÈNE IV

SAUCISSON, écornifleur, ALIX, femme de Thomas, BASILE

SAUCISSON
381Vous verrez un jeune homme aussi gaillard que vous en ayez éprouvé.

ALIX
382Nous verrons tantôt si vous dites vrai.

SAUCISSON
383Tenez, le voilà qui se cache le visage, de peur d’être connu. Je crois qu’il venait au-devant de nous.

ALIX
384Vraiment, il est de belle taille, et a la grève assez bien faite.

SAUCISSON
385Il a encore quelque chose de plus beau. Mais arrêtons-le, car il fait semblant de passer outre. Seigneur Eustache ! Et bien ! Suis-je homme de promesse ? Que vous en semble ? Le tendron ne mérite-t-il pas un bon péché ou deux ?

BASILE
386Quel tendron ? Quelle promesse ? Ma foi, vous rêvez des genoux, ou vous me prenez pour un autre.   

SAUCISSON
387Ho ! Ho ! Ne vous souvient-il plus que je vous ai promis de mener cette dame en votre maison pendant que votre père n’y est pas ?

BASILE
388L’ami, je crois que tu as bu de la lessive. Va, va, passe ton chemin et me laisse aller.

SAUCISSON
389Pensez-vous que je ne vous connaisse pas bien, encore que vous contrefaisiez votre voix, et que vous ayez changé d’habillement depuis ce matin ?

BASILE
390Tu es un importun. Regarde ! Me connais-tu à cette heure ?

SAUCISSON
391Monsieur, pardonnez-moi. L’habit que vous portez m’a fait faire cette faute.

BASILE
392Va, va, je ne m’en soucie, et veux bien te dire qu’Eustache est l’un de mes meilleurs amis ; et suis bien aise de ce que tu lui mènes une si belle garce, qui lui pourra faire passer beaucoup de tintouins qu’il a dans la tête. Au reste, dis-lui que tu as trouvé un homme vêtu de ses habits, qui va boire à lui de bon courage, s’il est si hardi que de le pleger. Adieu, j’ai affaire un peu en cette prochaine porte. Antoine, attends-moi en cette ruelle.

SCÈNE V

ALIX, SAUCISSON

ALIX
393Vraiment, Saucisson, vous avez bonne grâce de me mener chez un homme que vous ne connaissez. Que sais-je s’il n’a point quelque mal sur lui ? En bonne foi, je ne fusse jà venue si j’eusse pensé que vous m’eussiez voulu faire ce tour.

SAUCISSON
394Foi d’homme de bien, il n’y a point de ma faute, et tout homme y eût été trompé comme moi.

ALIX
395Regardez bien qu’il ne nous advienne un pareil scandale.

SAUCISSON
396J’y mettrai bon remède, car je ne parlerai de ma vie à homme qui aura son manteau devant le nez. Pour ce coup, non force ; je serai une autre fois plus sage. On dit vrai, le chat, une fois échaudé, craint l’eau froide. Nous voilà maintenant arrivés près de son logis. Je m’en vais heurter. Mais puisque la porte est ouverte, entrons dedans, sans faire tant de cérémonies.

SCÈNE VI

ANTOINE
397 seulC’est à ce coup que mon maître sera payé content de tous les travaux et peines qu’il a soufferts en cette poursuite. C’est à ce coup qu’il tiendra à plaisir entre ses bras cette cruelle Geneviève, qui s’est jusques ici montrée si sauvage. Je suis sûr qu’elle ne sera point si farouche qu’elle ne permette bien qu’on la baise et qu’on lui fasse quelque autre chose, bien qu’au commencement elle fasse semblant d’y résister ; car une fille ne veut jamais accorder de parole ce qu’elle laisse prendre de fait, et est bien aise d’être ravie. Si mon maître ne sait à ce coup user de sa fortune, et insinuer gentiment sa nomination, il mérite d’être dégradé des armes, et de ne combattre jamais sous le drapeau d’amour. Ô Antoine ! Si tu étais à sa place, ou si tu avais un aussi beau sujet pour piéger ton maître avec même commodité, dis par ta foi, que ferais-tu ? T’amuserais-tu seulement à lui faire des contes de la cigogne, lui demander comment elle se porte et lui lécher le morveau (comme font un tas d’amoureux de carême qui ne touchent point à la chair) sans exécuter ce qui importe le plus ? Je crois que tu ne te ferais point prier de danser le branle de un dedans et deux dehors. Que je sois cocu si je ne lui faisais la folie aux garçons, et il n’y aurait excuse ou empêchement qui tienne ! Non, non, je ne demanderais point à remettre la partie à demain, car en ce cas qui remet la partie il la doit perdre. Et je n’aurais que faire de manger du satyrion, des culs d’artichauts, des huîtres à l’écaille, ni des truffes, comme j’ai vu que faisait un vieillard que j’ai servi autrefois, le jour qu’il se maria à sa troisième femme. Plût à Dieu que Perrette fût venue à la porte ! J’avais bien délibéré de lui offrir mon service, et tout ce que je porte ; mais cette friande de Geneviève l’aura envoyée quelque part en commission, afin de demeurer toute seule au logis, et avoir plus de commodité. Mais, mon Dieu, qu’est-ce que je vois ? Pardieu ! Nous sommes vendus. Voilà Louise qui s’en revient de l’église. Que ferai-je ? En avertirai-je mon maître ? Je ne puis entrer en la maison sans être aperçu d’elle, et moins en sortir. Il y aura tantôt beau ménage, quand elle verra mon maître avec sa fille en bel état ! Je n’y saurais que faire. Ils ont fait la folie, qu’ils la boivent !

SCÈNE VII

LOUISE, ANTOINE

LOUISE
398Jamais je ne vis un temps si morfondant, si ce n’a été possible l’année du grand hiver. S’il gelait à pierre fendre, je n’aurais aussi froid de la moitié. J’ai vêtu un manteau fourré, et si j’ai un bon plisson et deux cottes bien doublées l’une sur l’autre ; mais tout cela n’a pu si bien me couvrir que le froid ne m’ait chassée de l’église, comme le sermon ne faisait que de commencer. Je vois bien qu’il faudra que je perde vêpres aujourd’hui, mais nous les dirons, Geneviève et moi, auprès du feu. Aussi bien je pense qu’il lui ennuie d’être toute seule en la maison. Vraiment le bon vraiment, je serais bien marrie si cette fille-là avait mal, car c’est bien la meilleure fille, et la plus obéissante, qui soit dans Paris. Tout le long du jour, après qu’elle a donné ordre à mon ménage, au lieu de lire dans les livres d’Amadis, de Ronsard et de Desportes, elle ne fait que dire ses heures ou prier Dieu en son petit oratoire, à genoux devant un crucifix et une Notre-Dame de Pitié. Je prie Dieu qu’il la veuille tenir en sa sainte protection, et lui donner un mari tel qu’elle le mérite. Mais qui a laissé ainsi la porte ouverte ? Vierge Marie ! Les larrons seraient-ils bien venus pendant mon absence ? J’ai grand’peur qu’ils n’aient emporté toute la vaisselle d’argent qui était dans la salle. Il n’y a remède ; je m’y en vais voir.

ANTOINE
399Nous sommes perdus, car c’est en la salle que mon maître gouverne sa Geneviève. Je lui disais bien qu’il montât en haut. Il n’y a plus moyen d’échapper. Ce sera grand’pitié de la vie qu’elle fera tantôt, mais que tout notre mystère soit découvert. Mais contre fortune bon cœur. Au pis-aller, mon maître en sera quitte pour la prendre à femme, ce qui est tout ce qu’il souhaite ; car je ne pense pas que Louise soit si dépourvue d’entendement que de faire déclarer sa fille putain par arrêt de la cour de Parlement, comme l’ont fait quelques autres, qui s’en sont repenties après tout à loisir. La voilà qui sort. Je me veux retirer dans l’allée de cette maison voisine pour ouïr ce qu’elle dira.

LOUISE
400Vrai Dieu ! Qu’est-ce que j’ai vu ! Qui eût jamais pensé que Geneviève eût voulu faire une telle plaie à son honneur ? J’en suis si étonnée que je ne sais si je songe ou si je veille. J’avais peur que les larrons fussent entrés en ma salle, et pour m’en éclaircir, avant que d’y entrer, je me suis mise à regarder par le trou de la serrure de l’huis ; mais je n’y ai vu qu’un larron qui volait l’honneur de ma fille et le mien. Ô, Eustache ! Je t’avais une autre opinion, et n’eusse jamais pensé que tu m’eusses voulu jouer un si lâche tour. C’est toi sans doute, et encore que le lieu où est le lit vert soit assez obscur, je t’ai bien reconnu à ton habit incarnat que tu portes souvent.

ANTOINE
401Tout va bien, puisqu’elle prend mon maître pour Eustache. Si je le puis faire sortir sans qu’elle le voie, à eux deux le débat.

LOUISE
402Geneviève, Geneviève, ce n’est pas là l’instruction que ton père, à qui Dieu face pardon, et moi t’avons donnée. J’y ai été trompée la première, car, te voyant si dévote et faire tant la sainte nitouche, par mon âme, j’avais toujours eu peur que tu ne te fisses religieuse.

ANTOINE
403Il n’est pire eau que celle qui dort.

LOUISE
404Mais quel conseil puis-je prendre en ce cas si inespéré ? Dois-je envoyer quérir le commissaire ? Si je le mets en justice, un chacun se rira de moi, et qui plus est, on me jouera aux pois pilés et à la basoche. Si, d’autre côté je lui fais épouser ma fille, je ne serai pas assez satisfaite de l’outrage qu’il m’a fait. Mais aussi, lui dois-je lui donner la clef des champs, afin qu’il se vante partout de son beau chef-d’œuvre ? Non, non, je les tiendrai prisonniers dans ma salle, que j’ai fermée à double ressort, attendant que j’aie su de mes parents et amis ce que j’en dois faire. Je m’en vais premièrement trouver Girard, pour me plaindre à lui de son fils, et le menacer, s’il ne m’en fait raison, de le faire mettre en une basse fosse, où il ne verra ni soleil ni lune de longtemps. Mais voilà son laquais qui tient une bouteille. Je vois savoir de lui, sans faire semblant de rien, si Girard est en la maison.

SCÈNE VIII

GENTILLY, LOUISE

GENTILLY
405Qu’au diable soit donné le brouillon de tavernier qui m’a fait attendre près d’un quart d’heure, avant que de me rendre ma bouteille ! J’ai peur que mon maître ne m’en tance. Mais je ferai comme les femmes, je crierai le premier.

LOUISE
406Mon ami, attends un peu, que je te dise un mot.

GENTILLY
407Que vous plaît-il, madame ? Dites vite, car j’ai hâte.

LOUISE
408Girard, il est à la maison ?

GENTILLY
409Nenni, il n’y a que son fils.

LOUISE
410Voyez comme ce petit coquin est déjà fait au badinage, et comme il ment assurément. Mais, dis-moi, où pourrai-je trouver Girard ?

GENTILLY
411Il est allé à Charenton, et ne reviendra possible aujourd’hui. Voulez-vous autre chose de moi ? Adieu.

LOUISE
412Mon Dieu ! Que ferai-je ? Que dira le monde, quand il saura la faute de ma fille ? Nous voilà déshonorées à jamais, si mon frère ne trouve quelque expédient pour sauver l’honneur de l’une et de l’autre. Je m’en vais le trouver et lui conter tout le fait, et puis je me gouvernerai selon le conseil qu’il me donnera.

SCÈNE IX

ANTOINE, PERRETTE, chambrière de Geneviève, BASILE

ANTOINE
413Encore ai-je bonne espérance que tout se passera bien, s’il est possible de tirer mon maître de sa prison. Aussi faut-il y tâcher, et puis nous aviserons au demeurant. Je vais voir si je pourrai entrer au logis pendant que Louise est allée trouver son frère, qui demeure assez loin d’ici. Mais je ne sais comment j’y pourrai entrer, car la porte est fermée. Je m’en vais heurter de toutes mes forces. Tic, toc, tac.

PERRETTE
414Qui est là-bas, qui frappe si rudement ?

ANTOINE
415Est-ce toi, Perrette ? Je ne te pensais pas ici. Ouvre-moi la porte !

PERRETTE
416Par saint Jean ! Non ferai, si tu ne me donnes premièrement assurance de ne me rien faire.

ANTOINE
417Tes fièvres quartaines ! Ai-je accoutumé de te faire mal ?

PERRETTE
418Que sais-je ?

ANTOINE
419Essayes-en, et puis tu le sauras ! Aussi bien n’engendré-je point.

PERRETTE
420Vraiment, tu veux deviser ; mais retourne hardiment d’où tu viens, car il n’y a rien céans pour toi. L’aumône est faite dès le matin.

ANTOINE
421Ho ! Ho ! Depuis quand es-tu devenue si glorieuse que tu refuses tes serviteurs, maintenant que tu as si bon loisir d’exercer les œuvres de miséricorde, et loger les nuds ?

PERRETTE
422Je ne puis pour cette heure.

ANTOINE
423Pourquoi donc ? Aurais-tu bien la fièvre rouge qui prend aux femmes tous les mois ?

PERRETTE
424Voyez-vous ce vilain, comme il est fort engueulé !

ANTOINE
425Perrette, ouvre-moi, je te prie, et pour cause.

PERRETTE
426Tu me veux abuser de ton caquet. Je n’en ferai rien pour cette heure, et tu peux bien traîner tes dandrilles ailleurs.

ANTOINE
427Ouvre-moi, si tu es sage, et ne t’en fais plus prier. Je ne veux pas faire ce que tu penses, et que possible tu voudrais bien.

PERRETTE
428Hé ! Mon ami, tant vous êtes bon fils et sage ! Je vous connais comme si je vous avais nourri.

ANTOINE
429Voilà ce que c’est : si on dit à un larron que l’on va ouïr la messe, il pensera incontinent que ce soit pour aller dérober un calice, ou les ornements d’un autel. Mais il n’est plus temps de se moquer ; c’est trop barguigné. Dépêche-toi de descendre et de m’ouvrir la porte, si tu veux sauver ta vie et l’honneur de ta maîtresse ! Car je te puis assurer que dame Louise ne fait que de partir d’ici, et a vu par le trou de la serrure mon maître qui jouait beau jeu avec Geneviève, car il couchait gros.

PERRETTE
430Vierge de grâce ! Qu’est-ce que tu dis ? Mais comment a-t-elle pu entrer sans heurter ?

ANTOINE
431Mon maître avait oublié de fermer la porte.

PERRETTE
432Mon Dieu ! Mon père ! Mon créateur ! Dis-tu vrai, ou si tu me donne la baye ?

ANTOINE
433Vrai comme Évangile. Et si tu t’en veux mieux assurer, tu trouveras qu’elle les a enfermés dans la salle.

PERRETTE
434J’y vais voir, et si tu dis vrai, je te ferai entrer.

ANTOINE
435Ce diable de sexe féminin ne veut croire les choses, si on ne les lui fait toucher avec la main !

PERRETTE
436Antoine, mon ami, nous sommes perdues, si Dieu n’a pitié de nous ; et tout le mal retombera sur moi, d’autant que l’on pensera que j’en aurai été la courtière.

ANTOINE
437Ne saurait-on sortir de la salle par les fenêtres qui répondent sur la cour ?

PERRETTE
438Si fera bien. Mais, par Notre-Dame ! J’étais si troublée que je ne pensais plus à ce moyen.

ANTOINE
439Va-t’en donc vite faire sortir mon maître par là ; et dis à Geneviève qu’elle ne s’étonne de rien, mais qu’elle ait bon bec à nier tout. Dis-lui aussi que je lui mande qu’avant qu’il soit une heure j’espère de remédier à tout. L’on dit bien vrai que l’amour est aveugle, c’est-à-dire que ceux qui aiment ne savent ordinairement ce qu’ils font, et se mettent souvent en des dangers dont ils se passeraient bien. Je vous prie, quel besoin avait mon maître de venir voir sa maîtresse de cette sorte ? Et la ravir jusques dans le logis de sa mère ? Aussi fallait-il en venir là, puisqu’il en était si fort coiffé que, si je ne lui eusse trouvé ce moyen d’alléger ses passions, il était près de se désespérer et de jeter, comme l’on dit, le manche après la cognée, de la crainte qu’il avait qu’Eustache ne lui coupât l’herbe sous le pied. Mais le voilà qui sort du sépulcre. Dieu soit loué ! J’espère que tout se portera bien.

BASILE
440Antoine, mon ami, j’ai eu aujourd’hui la plus grande de mes peurs, non tant pour mon regard que pour l’amour de cette pauvre fille, qui me porte une amitié si grande.

ANTOINE
441Monsieur, il faut compter pour une, et n’y retourner plus à telles enseignes.

BASILE
442Mais encore ne la veux-je abandonner, que premièrement je ne sache le moyen d’apaiser sa mère.

ANTOINE
443Je vous promets, foi de pauvre garçon, que je pourvoirai bien à tout, pourvu que vous disiez la vérité de ce que je vous demanderai. Avez-vous eu d’elle ce que vous prétendiez ?

BASILE
444Sans point de faute nous avons vidé les points principaux et les plus fâcheux, et j’étais prêt à rentrer en lice, lorsque j’ai ouï quelqu’un fourgonner à la serrure. Mais je te puis dire que tout ce que j’en ai eu a été plus de force que de son bon gré.

ANTOINE
445Il se peut bien faire ; toutefois, difficilement en fussiez-vous jamais venu à bout, si elle n’y eut prêté son consentement, et qu’elle ne se fût aidée de ses membres. Mais venez-çà, avez-vous délibéré de continuer à lui faire la cour ?

BASILE
446Je serais bien malheureux si je faisais autrement. Et pense que toute l’eau qui passe sous le Pont-aux-meuniers ne serait suffisante à laver mon péché, si je récompensais de trahison une faveur si signalée.

ANTOINE
447Ce qui m’a fait vous tenir tel propos, c’est que je sais beaucoup de personnes qui ne voudraient pour rien épouser une femme de qui ils auraient joui avant le jour des noces, quand bien elle les aimerait uniquement.

BASILE
448Ceux-là méritent d’épouser une potence ou un pilori.

ANTOINE
449Puisque vous avez cette ferme résolution, il ne faut point perdre le temps en vains discours ; mais tout de ce pas il nous faut aller chez Eustache, qui vous est tant ami, et lui conter comme le tout s’est passé.

BASILE.
450Pour quoi faire ? Ne sais-tu pas bien qu’il a fait longtemps la cour à Geneviève, de laquelle possible il voudra venger, s’il sait une fois ce qui s’est passé entre elle et moi ?

ANTOINE
451Non fera ; je le connais de trop bon naturel.

BASILE
452Je ne m’y voudrais pas trop fier.

ANTOINE
453Je vous dirai ce dont je me suis avisé. Il a maintenant en sa maison une jeune femme, que Saucisson lui a amenée. S’il voulait vous permettre de la vêtir de l’habit que vous portez, et la mettre à votre place avec Geneviève, ce serait un brave trait pour la réconcilier avec sa mère ; et cependant le temps nous donnera conseil de ce que nous avons à faire. Pour le moins son honneur lui sera sauvé.

BASILE
454Il y a quelque apparence en ton dire ; mais j’ai peur qu’Eustache me la refuse.

ANTOINE
455Il ne le fera pas, quand il verra que le fait vous touche de si près. Allons vite l’accoutrer, et l’instruire de ce qu’elle aura à faire et dire.

BASILE
456Allons, au nom de Dieu.


ACTE IV

SCÈNE I

THOMAS, BASILE, ALIX, ANTOINE

THOMAS
457C’est grand cas que plus on se pense avancer, tant plus on se recule. Je pensais avoir à ce coup ma dette entière, mais je suis contraint de me contenter de la moitié, car ainsi que mes sergents menaient ce capitaine vers le Châtelet, et que je le suivais de loin, de peur qu’ils ne le laissassent aller en prenant de lui un pot-de-vin, est survenu un gentilhomme, mien ami, lequel ayant reconnu Rodomont, m’a prié de ne lui faire passer le guichet, me promettant que lui-même me paierait présentement la moitié de sa dette, et qu’il me priait de l’atermoyer pour l’autre, ce que je n’ai voulu refuser pour lui faire plaisir, et aussi d’autant que je craignais que mon homme, se voyant prisonnier et sans moyen de s’acquitter envers moi, ne me payât d’une belle cession de Dieu. Ainsi je l’ai laissé aller après que j’aie touché deniers, et après qu’ils se sont obligés, tous deux solidairement de me payer dans six mois le reste de mon dû. Par ce moyen, je crois que je ne perdrai rien, d’autant même que mon nouveau débiteur est un homme riche et qui a pignon sur rue. Et, par ma foi, quand je n’en aurais jamais autre chose, encore me devrais-je contenter, d’autant que cette dette est pour marchandise vendue à perte de finance que je lui ai fait acheter au double de ce qu’elle valait. Mais qui sont ces gens qui viennent vers moi ? Je pense connaître les deux de vue ; et quant au troisième, qui est habillé d’incarnat et qui se couvre la face, je ne sais qu’il est. En bonne foi, tant plus je le regarde, il me semble qu’il a la façon d’une femme, plutôt que d’un homme. Je crois que c’est quelque bonne pièce déguisée, qui va planter des cornes au plus haut des biens de quelque pauvre mari. Ô Dieu ! Que l’homme est malheureux, qui épouse de telles chiennes et bagasses ! Quant à moi, je remercie Dieu de ce qu’il m’a donné une des plus prudes femmes qui soit d’ici à Notre-Dame-de-Liesse, là où elle est allée faire un pèlerinage, sans que l’hiver et le temps dangereux l’aient peu détourner de sa dévotion.   

BASILE
458Allons, madame, et ne craignez rien. Il ne vous reconnaîtra jamais, sur mon honneur. Ayez seulement l’avisement de vous couvrir bien le visage du pan de votre manteau.

ALIX
459Monsieur, je suis perdue si une fois il me regarde entre deux yeux.

BASILE
460S’il fait tant soit peu semblant de vous toucher, assurez-vous qu’il ne portera son péché fort loin.

THOMAS
461Il me semble que ces messieurs ne prennent pas plaisir que je les regarde. Partant, il vaut mieux que je me retire en ma maison, pour voir si tous mes écus sont de poids.

BASILE
462À la fin, il est escampé. Ne laissons donc de parachever notre entreprise. Vous savez que tout mon salut est maintenant entre vos mains, lequel j’aurai incontinent recouvré si vous jouez dextrement votre personnage.

ALIX
463Laissez-moi seulement faire, et vous connaîtrez que je ne suis pas une petite novice.

BASILE
464Antoine, cours-t’en vite devant faire ouvrir la porte, afin que madame Alix n’attende point.

ANTOINE
465Bien, monsieur, je m’y en vais.

BASILE
466Je crois que vous avez bien retenu ce que nous avons dit, et qu’il n’est besoin de vous rafraîchir la mémoire de ce que vous avez à dire à la mère et à la fille.

ALIX
467Je ne me fourvoierai pas aisément.

BASILE
468Je vous supplie d’avoir cette affaire pour recommandée. Voilà la chambrière qui a ouvert la porte. Entrez vite, que vous ne soyez vue de quelqu’un. 469Antoine, va-t’en jusques au logis de madame Françoise, voir si elle y est, car je voudrais bien parler à elle, et viens me le dire au logis, où je t’attendrai de pied coi. Mais n’arrête guère, et ne t’amuse nulle part en chemin.

ANTOINE
470Je serai incontinent de retour.

SCÈNE II

EUSTACHE, RODOMONT

EUSTACHE
471Que je suis marri que le seigneur Basile ne m’a plus tôt déclaré l’affection mutuelle que Geneviève et lui se portaient ! Je me fusse bien gardé de m’y embarrasser si avant, et lui eusse toujours de bien bon cœur quitté la place, pour l’intérêt que j’y puis prétendre. Il mérite certes une bonne fortune, et il n’y a si grande dame dans Paris qui ne se dût sentir heureuse d’être courtisée d’un si galant homme, pour les bonnes et grandes parties qu’il a. Mais quand tout est bien considéré, il ne pouvait mieux s’adresser qu’à Geneviève, puisqu’il est vrai que l’affection qu’elle lui porte est si démesurée qu’elle n’a point craint même de hasarder son honneur, pour lui montrer le bien qu’elle lui voulait. Mais ne vois-je pas Rodomont qui vient tout échauffé ? Serait-il bien homme pour avoir mis la main à l’épée contre quelqu’un ? Je m’en vais lui demander. Seigneur Rodomont, Dieu vous garde de mal !

RODOMONT
472Ha ! Seigneur Eustache, pardonnez-moi ; la colère m’avait si fort transporté que je ne vous apercevais point.

EUSTACHE
473Comment ? Vous a-t-on fait quelque tort ?

RODOMONT
474Non pas autrement, sinon que trois grands pendards de matois, armés à blanc jusques au collet, me sont venus m’assaillir, et pensant avoir aisément la raison de moi, d’autant qu’ils me voyaient seul, de tout loin qu’ils m’ont aperçu se sont mis à crier : « Mets la main à l’épée, poltron ! » Alors, voyant qu’ils n’étaient que trois, je n’ai daigné tourner le dos, encore qu’ils fussent armés à l’avantage. Mais, mettant bravement la main à ma flamberge, je les ai reçus d’une telle façon, que d’une imbroncade que j’ai ruée au milieu de la panse du premier, je l’ai jeté tout plat dans le ruisseau, et il n’a eu autre mal à cause de la cuirasse qu’il avait, sinon qu’il s’est évanoui. Aux deux autres, en deux revers et deux maindroits, j’ai coupé les jarrets droits, et avalé les épaules gauches.

EUSTACHE
475Voilà vraiment bien exploité. Il n’était pas possible, en si peu de coups, de faire plus de pièces.

RODOMONT
476Oui bien, ce dites-vous. Mais je puis vous assurer qu’à la bataille de Moncontour, d’un seul coup donné en taille ronde, j’ai coupé deux hommes par la ceinture ; vrai est qu’ils n’étaient armés que de jaques de maille. Et de cette façon je pense avoir fait mourir plus de quarante hommes, à la rencontre de Jarnac, en moins de quinze coups. Plût à Dieu que vous eussiez été avec moi à la journée de Lépantho ! Vous m’eussiez vu souvent abattre quatre têtes de Turcs, d’un seul coup d’épée.   

EUSTACHE
477Cela est un peu sujet à caution ; mais pour vous faire plaisir je le croirai, car je voudrais faire davantage pour vous.

RODOMONT
478Sans mentir, ceux qui ne sont jamais sortis de la ville, comme vous, et qui ne virent de leur vie combattre en bataille rangée, ne peuvent pas bonnement croire ces histoires véritables ; mais il n’y a si petit caporal, sergent de bande, lancepessade, soldat, voire même goujat, qui ne vous dise que c’est le moins de ce que je sais faire. Je vous demande : pourquoi pensez-vous que je suis quasi tout le jour aux boutiques des armuriers ?   

EUSTACHE
479Je ne sais, si ce n’est pour acheter quelque corselet ou salade.   

RODOMONT
480Ha ! Je veux vous le dire : aussitôt que quelque capitaine veut acheter un corps de cuirasse ou une rondache, il me prie de lui faire compagnie, pour éprouver ces armes, et si elles sont si bien trempées qu’elles puissent résister à un coup de poing déchargé de toute ma force sans être faussées, alors il les achète, s’assurant bien qu’il n’y a mousquet qui les puisse enfoncer.   

EUSTACHE
481Vous me dites merveilles. Je connais bien à cette heure que je suis nouveau au fait des armes; car je n’avais encore été déjeuné de telles prouesses, et ne les croirais pas facilement si un autre me les racontait. Dieu me le veuille pardonner !

RODOMONT
482Je ne suis homme qui prenne plaisir de me vanter ; mais si ma rapière pouvait parler, elle dirait choses qui vous feraient faire le signe de la croix. Seulement, je vous puis dire, sans vanterie, que mon bras fait plus d’échec en une bataille que ne ferait une couleuvrine de dix-sept pieds.

EUSTACHE
483Votre épée doit être d’une merveilleuse trempe.

RODOMONT
484Vous pouvez le penser, et quand vous saurez d’où elle est venue, vous ne vous en étonnerez pas fort, d’autant qu’elle a été faite en Damas, par le même ouvrier qui forgea Durandal et Flamberge. C’est pourquoi je la nomme Flamberge, encore que son droit nom soit Pleuresang, ainsi qu’un grand clerc m’a dit avoir trouvé écrit sur la poignée en lettres grecques, que je n’ai pu jamais lire, ni tous mes parents, car jamais homme de ma race n’eut le cœur si lâche que de s’adonner aux lettres.

EUSTACHE
485Tout beau ! Tout beau ! Vous vous égarez en votre discours. J’ai vu de braves seigneurs, et autant vaillants que l’on peut dire, qui prenaient bien la peine de feuilleter les livres, pour y apprendre la vertu. Mais achevez votre compte.

RODOMONT
486Ce grand clerc que je vous disais m’a aussi dit qu’il y avait en écrit sur la lame tels mots : Cette épée a été forgée pour le Soudan de Babylone. Et quant à moi, je le trouve bien vraisemblable, d’autant que je la conquis sur le Sangiac d’Alexandrie, que je défis sur mer entre Chypre et Damiette, lorsque je délivrai plus de deux mille chrétiens, qu’il avait faits chevaliers de la chiorme de ses galères, lesquelles j’ai mené à Venise, et vous les pourrez voir encore à l’Arsenal, car pour lors j’étais à la solde des Vénitiens.   

EUSTACHE
487J’en ai appris aujourd’hui plus que je ne pensais ; mais c’est dommage qu’une lame si singulière soit tombée entre vos mains.

RODOMONT
488Pourquoi ? Mort Dieu ! Y a-t-il homme qui mérite mieux de la porter que moi ?

EUSTACHE
489Je ne le dis pas pour cela ; mais elle devrait être à quelque roi, pour la garder en un cabinet bien précieusement, et ne la mettre en œuvre tous les jours, comme vous faites.

RODOMONT
490Non, non, je ne la dégaine pas si souvent que vous penseriez bien. Car si j’ai affaire à quelque poltron, ou quelque homme qui ne soit gentilhomme, je me contente de l’erner à coups de bâton ; et je vous dis bien plus, que mon épée est encore vierge de sang de poltron.

EUSTACHE
491Je vous en crois sans jurer, mais non pas demain.

RODOMONT
492Que dites-vous de main ?

EUSTACHE
493Je dis que chacun doit bien craindre votre main.

RODOMONT
494Par Dieu ! Je puis bien dire que je suis plus craint qu’aimé, sinon possible des médecins, barbiers et chirurgiens, auxquels je donne force pratiques.

EUSTACHE
495Laissons, je vous prie, ces beaux contes pour une autre fois ; car, encore qu’ils soient joyeux, si ne sont-ils bons à tous mets. Et puis il me semble que je vois mon père qui s’en revient. Je serais bien aise qu’il me trouvât en la maison. Adieu, seigneur Rodomont.

RODOMONT
496Adieu, seigneur Eustache ; nous nous reverrons quand il vous plaira. Cependant commandez-moi, et vous assurez que je vous ferai service d’aussi bon cœur que je revins jamais de l’école.

EUSTACHE
497Je vous en remercie bien fort ; mais quand vous aurez fait de l’habit du cousin, renvoyez-le-moi.

SCÈNE III

RODOMONT, GIRARD

RODOMONT
498Amour est une étrange passion car, pour tout le malheur qui m’est aujourd’hui arrivé, je ne saurais tant faire que je ne pense toujours aux beautés de Geneviève, et à la belle commodité que ce poltron de mercadant m’a fait perdre. Mais contre fortune bon cœur ; encore n’entrerai-je en désespoir pour cela. Et si je puis trouver la porte ouverte, je ne laisserai de tenter l’aventure, voire au hasard de ma vie et de mon honneur, que j’estime beaucoup plus. Ha ! Mon Dieu ! Je crois bien que Basile a pris la place, puisque la porte est fermée. Je crois que si j’attends ici plus longtemps, je n’y gagnerai que de la honte et du froid.

GIRARD
499Je pensais aller me promener jusques à Charenton, mais j’ai été étonné de voir le chemin si vilain, et n’ai pas été si tôt à la Râpée que j’ai senti tomber une guillée d’eau, ce qui a été cause que j’ai tourné bride, et ai remis mon voyage à une autre fois. Mais n’est-ce pas là mon fils ? Eustache, où vas-tu à cette heure ?   

RODOMONT
500Bonhomme, passez votre chemin. Vous me prenez pour un autre, et chaussez un peu mieux vos bésicles une autre fois.

GIRARD
501Penses-tu que je ne te connaisse pas bien, encore que tu te caches la face ?

RODOMONT
502Ha, seigneur Girard ! Vous me connaissez pour l’un des meilleurs amis de votre fils. Regardez, je suis Rodomont.

GIRARD
503Vous avez raison ; pardonnez-moi si je vous ai été importun. L’habit que vous portez m’a trompé, sans point de faute.

RODOMONT
504Là où il n’y a point d’offense il n’y faut point de pardon. Adieu, seigneur Girard.

SCÈNE IV

GIRARD, LOUISE, ALPHONSE

GIRARD
505Je ne sais quel temps il fait maintenant ; pour un mois de janvier, il fait merveilleusement vilain, au lieu qu’il devrait faire sec et geler à bon escient. Si ce temps-ci dure, j’ai grand peur qu’à ce renouveau la maladie ne se réveille plus forte que devant, qui serait par mon âme grand’pitié, principalement pour une infinité de pauvres artisans, lesquels n’auront pas le moyen de gagner leur vie s’il faut que les plus riches abandonnent la ville, comme ils ont fait l’année passée. Mais n’est-ce pas là ma commère Louise et son frère Alphonse ? Elle me semble toute troublée. Je crois que c’est de ce que nous n’avons pu rien conclure. Je ne veux laisser pour cela de lui faire la révérence. Bon vêpre, ma commère ! Où allez-vous à cette heure ?

LOUISE
506Je suis bien aise de vous avoir trouvé, car j’ai bien à parler à vous, et de près.

GIRARD
507Comment ? Avez-vous reçu quelque injure de ma part ? Je ne le pense pas. Et si nous n’avons contracté ensemble, vous savez bien à qui il a tenu. Mais j’ai bonne envie que nous ne laissions pour cela à demeurer amis comme avant.

LOUISE
508Il n’est pas possible que vous ne soyez consentant du malheureux acte que votre fils a commis, et vous proteste que si vous ne m’en faites raison, il me coûtera tout mon bien, ou je lui ferai perdre la tête sur un échafaud !

GIRARD
509Ma commère, ne dites pas cela. Mon fils est homme de bien, et n’y a homme qui m’osât dire le contraire, que je ne lui donnasse un démenti par la gorge.

LOUISE
510Comment ? Est-ce fait en homme de bien, que de venir en plein jour ravir l’honneur de ma fille ?

GIRARD
511Qui le dit ?

LOUISE
512Moi, qui l’ai vu de mes propres yeux.

GIRARD
513Vous aviez la berlue ! Eustache est de trop bonne maison pour avoir fait un péché si exécrable.

LOUISE
514Afin que vous n’en doutiez plus, je vous avertis que je l’ai surpris avec ma fille, et l’ai enfermé dans ma salle, d’où je vous assure qu’il ne sortira pas aisément sans mon congé.

ALPHONSE
515Ma sœur, ma sœur, ne vous fâchez. Puisque Girard ne vous veut faire raison, et qu’il use encore de menaces, nous lui apprendrons bien à tourner au bout. Il y a bonne justice en cette ville, Dieu merci, et nous avons assez de parents et amis qui embrasseront notre cause et ne nous laisseront au besoin.

GIRARD
516Je ne puis croire que mon fils se soit tant oublié ; et, quand bien il aurait fait la faute, il en serait quitte pour l’épouser.

LOUISE
517Dites-vous ? Pensez-vous donc que je fasse si peu de compte de mon honneur ? Le cas me touche de trop près. Venir en plein midi débaucher ma fille et la ravir, par manière de dire, jusque dans mes bras ! Et puis vous pensez qu’il en soit quitte pour l’épouser ? Par la merci Dieu, il ne sera pas vrai.

GIRARD
518Je ne pense pas qu’Eustache soit méchant au point d’avoir eu affaire à elle sans que premièrement il lui ait promis foi de mariage.

LOUISE
519Il se peut bien faire ; mais il n’y a si beau mariage qu’une corde ne défasse.

GIRARD
520Cela est bien vrai entre gens barbares, et qui voudraient user de toute rigueur ; mais entre chrétiens cette maxime ne peut avoir lieu, d’autant qu’il est écrit qu’il n’appartient pas à l’homme de séparer ce que Dieu a conjoint. Davantage, il me semble, quand vous aurez mis mon fils en justice, vous y gagnerez peu. Car l’on ne vous croira pas toute seule ; et puis votre fille ne sera pas si éhontée, comme quelques-unes ont été, que de dire qu’elle a été dépucelée. Cela ne serait ni beau ni honnête, et serais bien marri, tant pour vous que pour moi, qu’il nous en fallût venir là. Partant, il me semble que vous feriez bien de vous tenir à mes offres, qui sont que mon fils épouse votre fille, aux conditions que vous m’avez baillées, lesquelles, encore qu’elles soient un peu dures, je suis content qu’il les accepte, comme pour punition de sa folie, s’il est vrai qu’il l’ait faite

ALPHONSE
521Ma sœur, je trouve que Girard commence à se ranger à la raison. Encore faut-il faire une fin.

LOUISE
522Mais, mon frère, pourrais-je endurer qu’Eustache fût mon gendre après avoir ainsi déshonoré ma maison ? Serais-je bien si sotte que de livrer mon propre sang entre les mains de mon mortel ennemi ? Je ne le ferai jamais.

GIRARD
523Madame, quand la colère vous aura laissée, je suis bien sûr que vous trouverez mes offres plus que raisonnables. Vous en ferez néanmoins ce qu’il vous plaira, et si vous êtes délibérée de nous assaillir, je suis aussi prêt de me défendre. Je vous prie cependant d’aviser deux fois à ce que vous voulez faire.

LOUISE
524Ne vous souciez de mes affaires ; je ne ferai rien sans conseil. Mais j’ai bien en la tête de ne laisser un tel forfait impuni, quoi qui me doive coûter. Mon frère, allons trouver ce fameux avocat, monsieur Bartole, qui demeure tout ici contre, pour avoir son conseil.

ALPHONSE
525Allez devant, je vous suivrai incontinent. Seigneur Girard, ne vous tourmentez point, je vous prie ; et j’espère que cette faute sera cause d’une bonne alliance, ou bien je ne serai pas cru. Il ne faut pas prendre garde à ma sœur, car c’est une femme qui est en colère.

GIRARD
526Il me déplaît bien que mon fils se soit tant oublié ; mais, puisqu’il a fait la folie, qu’il la boive. Je ne vous puis dire autre chose, sinon que je vous prie bien humblement de faire tant qu’il épouse Geneviève, à quelque prix que ce soit, et qu’il ne soit point mis en prison, s’il est possible.

ALPHONSE
527Assurez-vous que je m’y emploierai comme pour moi-même, puisque je vous vois homme de raison. Adieu.

SCÈNE V

GIRARD, EUSTACHE

GIRARD
528Ô, Dieu ! Que ceux-là sont heureux qui n’ont jamais mis sur leur col le pesant joug du mariage ! Que ceux-là pareillement sont heureux qui, étant mariés, se sont vus aussitôt en liberté par la mort de leurs femmes ! Ou bien (si le malheur a voulu que leurs femmes fussent de longue vie) n’en ont eu aucun enfant, ou s’ils en ont eu ils les ont perdus pendant leur bas âge, avant qu’ils eussent le moyen de tourmenter leurs pères par leurs folies et débauches. Si la mort eut ravi dès le berceau mon Eustache, je ne serais maintenant en peine pour lui, et ne serais en crainte de le voir châtier comme un ravisseur de filles. Faudra-t-il que celui que j’ai élevé avec tant de peine, et que j’ai nourri si délicatement, serve bientôt d’exemple à tout un peuple au milieu d’une Grève et d’une halle ? Mon Dieu, je te prie de m’ôter de ce monde, plutôt aujourd’hui que demain, s’il est arrêté que mon fils doive être la pâture des corbeaux, ou forçat d’une galère. Mais pourquoi est-ce que je me déconforte ainsi ? Dois-je croire aux premières paroles de ceux-ci, qui possible ont controuvé cette fable de dépit qu’ils ont que je n’ai voulu accorder leurs articles déraisonnables ? Vraiment, ce n’est pas sagement agir que de me rendre malheureux avant le temps. Je m’en vais faire un tour en mon logis, pour m’enquérir de mes gens de ce qu’est devenu Eustache. La porte est fermée : j’ai peur qu’ils soient tous allés à vêpres. Tic, toc, tac.   

EUSTACHE
529Qui est là-bas ?

GIRARD
530Il me semble que j’entends sa voix. Tic, toc, tac.

EUSTACHE
531Qui diable est-ce qui frappe ainsi ?

GIRARD
532C’est lui, sans doute. Dieu soit loué ! Il faut bien dire qu’il aura trouvé moyen d’échapper. Eustache, ouvre-moi !

EUSTACHE
533Ô, mon père ! Je ne pensais pas que vous dussiez revenir si tôt. Avez-vous dîné ? Vous plaît-il pas d’entrer ?

GIRARD
534Attends, je te veux dire ici deux mots en la rue, pendant que personne ne passe. Eustache, Eustache, je n’eusse jamais pensé que tu eusses été si volage et outrecuidé que de faire une si lourde faute. Ce n’est pas là la leçon que je t’ai montrée.

EUSTACHE
535Comment, mon père ? Quelques envieux vous auraient-ils bien fait accroire quelque mensonge, afin de me mettre en votre mal grâce ?

GIRARD
536Tu ne gagnes rien à me le nier. Je sais comme le tout s’est passé.

EUSTACHE
537Mon Dieu ! J’ai peur que quelqu’un des voisins ait vu entrer céans la femme de Thomas.

GIRARD
538Tu me mets la mort entre les dents de ne me vouloir confesser une chose que tu ne saurais nier.

EUSTACHE
539Mon père, je vous supplie bien humblement de me vouloir pardonner. La jeunesse et l’amour m’avaient aveuglé de telle sorte, que je me suis laissé tomber en ce péché.

GIRARD
540Mais ne craignais-tu autrement le danger auquel tu me mettais ?

EUSTACHE
541Quel danger ? Il n’y en avait point, que je sache.

GIRARD
542Eustache, Eustache, tu es encore bien jeune. Tu penses donc qu’il n’y ait autre mal de ravir une fille de bonne maison, jusques dans le logis de sa mère ?

EUSTACHE
543Qui vous a dit cela ? Jamais je n’y pensai.

GIRARD
544Et de par Dieu, si tu y eusses bien pensé, tu ne l’eusses certes pas possible osé entreprendre ; car faute de bien considérer l’événement des choses, tu as fait un acte qui est suffisant pour te ruiner, si Dieu ne t’aide.

EUSTACHE
545Je vous prie de croire que ce n’est une garce publique, et qui fasse métier et marchandise de se prêter. Partant, vous ne devez avoir peur que j’y aie gagné quelque mal.

GIRARD
546Je le sais bien, de par Dieu ! Mais il vaudrait mieux que tu eusses gagné la vérole et la pelade, que de t’être adressé en tel lieu, car l’on pourrait te faire guérir à moins de cinquante écus ; mais si on te garde la rigueur, tout mon bien ne te pourra sauver la vie, si sa mère ne te veut regarder en pitié et permettre que tu la prennes pour femme.

EUSTACHE
547Que dites-vous ? Elle est mariée !

GIRARD
548Geneviève est mariée ? À qui ?

EUSTACHE
549Ce n’est pas d’elle que je parle

GIRARD
550Comment donc ? Aurais-tu bien fait une seconde faute ? Ô Dieu, quel enfant ai-je nourri ! Au lieu que je le pensais accuser d’une simple paillardise, il me confesse en outre un adultère qualifié.

EUSTACHE
551Mon père, je vous prie de me pardonner la faute que j’ai faite, et ne garder votre courroux à l’encontre de moi, vous assurant que je ne retomberai facilement en semblable erreur, puisque je sais que cela vous est désagréable.

GIRARD
552Eustache, j’ai trop supporté tes jeunesses. Si je t’eusse été ainsi rude et sévère que sont plusieurs pères à leurs enfants, tu cheminerais mieux dans la crainte de Dieu que tu ne fais. J’ai grand peur que Dieu ne me punisse de ce que je t’ai été trop doux et facile.

EUSTACHE
553N’ayez regret, je vous prie, d’avoir fait du bien à celui qui ne sera jamais enfant ingrat.

GIRARD
554Je n’y ai pas regret, non ; mais il me déplaît que ma bonté ait été cause que tu as fait aujourd’hui deux fautes, pour lesquelles il faudra que tu vuide le pays.

EUSTACHE
555Je ne pense avoir fait autre faute que d’avoir reçu chez nous en votre absence une femme que Saucisson m’a amenée.

GIRARD
556Que gagnes-tu de me nier la vérité ? Penses-tu que je ne sache pas bien que tu as été voir Geneviève, pendant que sa mère était au sermon ?

EUSTACHE
557Je vous entends à ce coup; mais qui vous a fait ce beau conte ?

GIRARD
558C’est Louise même, laquelle a juré ses grands dieux qu’elle nous en ferait repentir ; et il ne m’a rien servi de lui dire que tu l’épouserais.

EUSTACHE
559Moi ? Que je l’épouse ? Je m’en garderai fort bien, puisqu’un autre en a fait ses choux gras. Qu’elle aille chercher un gendre ailleurs !

GIRARD
560Notre-Dame, qu’est-ce que j’entends ?

EUSTACHE
561Je ne vous veux rien celer. Il faut que vous entendiez que celui que Louise a vu avec sa fille, habillé d’un habit incarnat, n’est autre que Basile, lequel a trouvé moyen de sortir par les fenêtres de la salle et s’en est venu rendre céans, où après qu’il m’a eu conté tout au long l’amour que Geneviève lui portait, le long temps qu’il l’a servie, et le moyen qu’il avait tenu pour parler à elle privément, il m’a prié de lui prêter cette dame que Saucisson m’avait amenée, ce que je ne lui ai refusé ; puis il l’a fait vêtir du même habit qu’il avait, et l’a mise en sa place avec Geneviève.

GIRARD
562Voilà une plaisante histoire. Vraiment, je n’en voudrais pas tenir un fer chaud, et suis bien aise que tu n’es point embrouillé en ce patelinage. Mais puis-je croire en sûreté ce que tu viens de conter ?

EUSTACHE
563Quel profit y aurais-je à le dire s’il n’était vrai ? Au demeurant, Basile, se défiant de pouvoir entrer facilement en la bonne grâce de Louise, m’a prié de faire ce qui serait en moi, pour lui faire avoir Geneviève à femme, et de vous parler en sa faveur, pour la familiarité que vous avez avec Louise.

GIRARD
564Vraiment, il mérite qu’on lui fasse plaisir. Laisse-moi faire : j’espère qu’avant qu’il soit nuit nous aurons mis ses amours en bon train. Mais j’ai peur qu’on ne le trouve guère bon de nous, et qu’en ce fait même il nous ait un peu bravé.

EUSTACHE
565Il ne le voudrait pas avoir pensé seulement. Vous savez que toute l’affection que j’ai portée à Geneviève n’était que pour obéir ; et puis j’ai su que Basile lui a fait l’amour plus d’un an devant moi.

GIRARD
566Si tout ce que tu me dis est vrai, je t’absous de bien bon cœur de l’autre offense que tu as faite, pourvu que Dieu te la veuille pardonner. Allons, pendant que la chose est toute fraîche, trouver Louise pour voir si elle est encore courroucée.

EUSTACHE
567Je le veux bien. Allez devant ; je vous suivrai d’assez loin, afin de voir quelle mine elle tiendra à l’aborder. Et puis quand elle sera bien en colère, je sortirai de mon embuche. Tenez, la voilà qui sort de chez monsieur Bartole.

GIRARD
568Je la vois bien. Retire-toi un peu en arrière.

SCÈNE VI

LOUISE, ALPHONSE, GIRARD, EUSTACHE

LOUISE
569Voilà un grand cas : tous tant que vous êtes à qui je conte ma fortune, me conseillez de ne le mettre point en procès, et accepter le parti que l’on me présente. Mais vous avez beau faire, je ne vous croirai pour ce coup.

ALPHONSE
570Ma sœur, ma sœur, il fait bon croire conseil, et non sa propre tête. Quant à moi, d’autant que le fait me touche aussi bien que vous, je vous conseille en saine conscience, comme je voudrais que l’on fît en mon endroit, si la fortune m’était advenue, dont je prie Dieu de me vouloir garder.

LOUISE
571Vous dites autrement que ne pensez, et êtes bien aise de vous en laver les mains, de peur d’avoir la male grâce de Girard.

ALPHONSE
572Je ne vous conseillerais pas d’accorder avec lui, si je ne voyais qu’il se soumet à la raison, vous baillant, par manière de dire, la carte blanche. Et quand vous vous serez consumée à plaider l’espace de trois ou quatre ans, je ne vois point que vous en puissiez avoir meilleure raison que celle qu’il vous offre. Au demeurant, j’ai toujours ouï dire que l’on ne saurait avoir trop d’amis. Voilà Girard ; je crois qu’il vient nous trouver. Avisez, je vous prie, à le contenter.

GIRARD
573Eh bien ! Ma commère, vous plaît-il pas que nous demeurions bons amis ?

LOUISE
574Quant à moi, je ne vous hais point ; mais qu’Eustache s’assure bien n’avoir affaire à une grue.   

GIRARD
575Mais, ma commère, c’est un jeune homme : il faut lui pardonner ; il n’y retournera plus.

LOUISE
576Saint Jean ! Je l’en garderai bien, car je le mettrai en lieu d’où je répondrai bien de lui.

GIRARD
577Dites-vous ? N’aurez-vous autrement pitié de celui qui a pensé être votre gendre ? Vraiment, vous lui ferez tort, et ne sais homme qui lui voulut donner par ci-après sa fille en mariage.

LOUISE
578Aussi ne sera-il en cette peine, si la justice règne à Paris.

GIRARD
579Ma commère, touchez-là. Pardonnez-lui, et il vous pardonnera les injures que vous lui avez dites.

LOUISE
580Où pensez-vous être arrivé ? Il ne vous suffit pas d’avoir déshonoré ma maison, encore vous vous en moquez.

GIRARD
581Je vous promets ma foi que je suis bien marri qu’il ne vous plaise rentrer en grâce avec lui ; car je suis sûr que s’il sait ce que vous avez dit de lui et que vous l’avez menacé de le mettre en prison, il ne voudra jamais ouïr parler de votre fille.

LOUISE
582Non, non ; aussi bien n’est-ce pas pour lui ! Et par la merci Dieu, puisque vous parlez des grosses dents, avant qu’il soit une demi-heure d’ici, il sera en une basse-fosse.

ALPHONSE
583Girard, je vous estimais homme de bien et entier, mais je vous connais maintenant pour un homme double. Ne m’aviez-vous pas dit tantôt que vous vouliez qu’Eustache épousât ma nièce à quelque prix que ce fût ?

GIRARD
584Il est vrai, mais je ne savais pas son vouloir. Depuis, il m’a dit qu’il n’en voudrait pour tout l’or du monde.

ALPHONSE
585Comment avez-vous pu lui parler ?

GIRARD
586Demandez-lui. Le voilà qui vient à nous.

LOUISE
587Vierge de grâce ! Comment a-t-il pu sortir ?

EUSTACHE
588Madame, je prie Dieu qu’il vous garde de mal. J’ai été averti que vous aviez l’opinion que j’avais fait tort à votre fille. Cela a été cause que je suis venu vous trouver, pour m’en purger.

LOUISE
589Méchant déloyal ! Osez-vous bien vous présenter devant moi, après m’avoir fait un tel tort ? Au larron, mes amis ! Prenez ce voleur !

EUSTACHE
590Tout beau, madame, tout beau ! Apprenez à parler autrement, car de tout ce que vous venez de dire, il n’en est rien.

LOUISE
591Que t’avais-je fait, méchant, pour me jouer un si lâche tour ? Mais qui t’a ouvert la porte ? Il faut bien que ce ait été cette méchante carogne de Perrette.

EUSTACHE
592Madame, personne n’avait que faire de m’ouvrir, puisque je n’y étais pas entré.

LOUISE
593Ne t’ai-je pas enfermé dans ma salle, il y a environ une bonne heure et demie ?

EUSTACHE
594Vous rêvez, ou bien vous me prenez pour un autre, car je n’ai bougé de la maison.

LOUISE
595Mon frère, qu’est-ce à dire ceci ? Voilà Eustache que je pensais avoir enfermé étroitement, et si il ne porte plus l’habit qu’il avait tantôt.

ALPHONSE
596Regardez bien que vous ne vous abusiez. Je vous conseille de faire un tour jusques en votre salle, pour voir si votre prisonnier y est encore.

LOUISE
597C’est bien dit. Cependant que j’y vais, je vous prie, entretenez Girard et son fils.

ALPHONSE
598Messieurs, ne prenez garde à ce que dit ma sœur ; c’est une femme soupçonneuse, et qui s’émeut aussitôt qu’il lui passe une mouche devant le nez. Au demeurant, elle est bien du meilleur naturel du monde, quand elle a passé sa colère.

GIRARD
599Je la connais telle que vous me la dépeignez. Aussi n’ai-je pas délibéré de prendre pied à ses paroles.

EUSTACHE
600Mais cependant elle nous fait grand tort de me soupçonner d’avoir eu affaire avec sa fille.

ALPHONSE
601Cela n’empêchera pas que nous n’achevions ce que nous avons déjà si bien commencé.

EUSTACHE
602Vous me pardonnerez, s’il vous plaît. Jamais Geneviève ne me sera rien, et pour cause.

GIRARD
603Vous voyez comme il ne tient pas à moi, et si ce que je vous disais est vrai. Mais voilà votre sœur qui revient. Eh bien ! Ma commère, est-ce mon fils qui vous a offensé ?

LOUISE
604Seigneur Girard, il me déplaît de vous avoir tenu de si fâcheux propos ; mais je crois que vous serez plus raisonnable que moi, et que vous me pardonnerez plutôt la faute que j’ai faite, que je n’ai voulu pardonner à votre fils celle qu’il n’avait pas faite.

GIRARD
605Faites-moi ce bien de me dire qui est celui que vous avez surpris avec votre fille.

LOUISE
606C’est une jeune femme de la rue Saint-Denis habillée en homme, que je connais aucunement pour avoir autrefois acheté de la marchandise en sa boutique.   

ALPHONSE
607Mais quelle excuse prend-elle, d’être venue voir ma nièce en accoutrement d’homme ?

LOUISE
608Elle ne m’a dit autre chose, sinon que son mari la traite mal, à cause d’une garce qu’il entretient exprès. De quoi se voulant éclaircir et le voulant surprendre sur le fait, a pris une porte pour l’autre, et ayant trouvé ma maison ouverte, y est entrée en délibération de bien crier après son mari, si elle l’y avait trouvé. Depuis, ayant reconnu ma fille, elle est entrée en discussion avec elle, jusques à l’heure que je les ai surprises ensemble.

GIRARD
609Voilà une plaisante farce ; mais quand tout est bien considéré, il ne se faut guère émerveiller qu’une femme s’habille en homme en cette ville, pour la liberté qu’elles y ont. J’ai toujours ouï dire que Paris était le purgatoire des plaideurs, l’enfer des mules et le paradis des femmes.

LOUISE
610S’il vous plaît d’entrer, vous verrez que je dis vrai.

GIRARD
611Nous le croyons bien, sans y aller voir, et il n’en est point besoin pour cette heure. Adieu, madame.

LOUISE
612Adieu, messieurs. Mon frère, entrons en la maison, pour mettre ordre un peu à nos affaires.

ALPHONSE
613Je le veux bien, passez devant


ACTE V

SCÈNE I

ANTOINE, BASILE, FRANÇOISE

ANTOINE
614J’ai fait comme je pense près de deux mille lieues depuis une heure par cette ville, pour trouver Françoise ; mais au diable si je l’ai pu jamais rencontrer ! J’ai été en son logis, où j’ai trouvé une petite fille qui m’a dit qu’elle était allée ouïr le Salut au Saint-Esprit. Où je suis allé en toute diligence, pensant l’y trouver, mais elle n’y était pas. De là j’ai été à Saint-Jean, Saint-Gervais, Saint-Paul, Saint-Antoine, l’Ave Maria, pour voir si je la trouverais, d’autant qu’elle est plus souvent aux églises qu’à sa maison. Après, j’ai passé par les Blancs-Manteaux, les Billettes, Sainte-Croix, et m’en suis venu à Saint-Merry, Saint-Jacques, Saint-Eustache, Saint-Germain, et autres églises et lieux de dévotion ; mais jamais je n’ai trouvé personne qui m’en put dire certaines nouvelles. Voilà que c’est : quand on a besoin des personnes, on ne peut finer, mais quand l’on n’en a que faire on ne les rencontre que trop. Je ne sais ce que je dirai à mon maître, d’avoir si mal employé le temps. Mais le voilà qui vient au grand pas vers moi. Il faut trouver quelque bourde pour l’apaiser.

BASILE
615Antoine, où as-tu tant musé tout cet après-dîner ?

ANTOINE
616Monsieur, j’ai été chercher Françoise, et, voyant que je ne la trouvais point, je me mis à épier ici autour, si je verrais rien qui vous peut nuire, ou à Geneviève, pour vous en avertir.

BASILE
617Tu as bien fait. Mais dis-moi : que me conseilles-tu de faire ?

ANTOINE
618Monsieur, si j’avais affaire de conseil, je vous en voudrais demander, et il me semble que vous qui en donnez aux autres en pouvez bien retenir pour vous, sans aller ailleurs aux emprunts.

BASILE
619Ne sais-tu pas bien que nous voyons bien les fautes de notre voisin, mais que nous sommes aveugles aux nôtres ? Comment pourrais-je donc bien me résoudre en ce fait d’amour, qui me touche de si près, vu même que l’on ne peint l’amour aveugle pour une autre cause, sinon pour montrer que ceux qui aiment ne savent le plus souvent ce qu’ils font, où ils vont ni ce qu’ils disent.

ANTOINE
620Cela est bien certain. Mais aussi je crois que l’amour n’a point tant aveuglé votre esprit qu’il ne vous ait laissé l’usage de la raison pour vous conduire en vos affaires, et puis la jouissance doit vous avoir mis en repos de conscience. Toutefois, si vous avez le désir de prendre conseil, voilà madame Françoise qui vient vers vous, laquelle pour son âge et l’expérience au fait d’amours, vous en pourra départir plus que ne pourrait faire un pauvre jeune garçon ignorant comme moi.

BASILE
621Allons donc au-devant d’elle. Bonsoir, madame Françoise !

FRANÇOISE
622Bon vêpre, monsieur ! Je suis bien aise de vous avoir trouvé, pour vous conter des nouvelles que j’ai apprises, toutes fraîches.

BASILE
623Qu’y a-t-il de nouveau ?

FRANÇOISE
624Je vous veux bien avertir que vos affaires iraient fort bon train, n’était une chose. Sachez donc que je viens du logis de Louise, où j’ai trouvé la femme du sire Thomas habillée en homme, et tout à l’heure je me suis imaginée qu’il y avait là de votre invention, et que vous l’aviez supposée à votre place, ainsi que peu après j’ai su de Geneviève qui, m’ayant tirée à part, m’a tout conté, et qui plus est m’a dit que vous l’aviez épousée. Est-il pas vrai ?

BASILE
625Oui, grâce à Dieu.

FRANÇOISE
626Peu après, je me suis mise à deviser avec Louise et son frère, tâchant toujours de vous mettre sur les rangs, mais aussitôt que je vous ai eu nommé, Louise m’a renvoyée bien loin, jurant ses grands dieux qu’elle aimerait mieux être morte que vous fussiez son gendre. Quand j’ai vu qu’elle était si fort en colère, je n’ai plus rien voulu dire touchant votre fait ; mais changeant de propos, nous nous sommes mis à deviser de plusieurs choses, et allant de fil en aiguille l’on est venu à faire mention du capitaine Rodomont. Tout aussitôt elle a commencé à dire que ce serait bien le cas de sa fille, et qu’elle lui en voulait faire parler dès aujourd’hui.

BASILE
627Mon Dieu, que me dites-vous !

FRANÇOISE
628Aussitôt qu’elle a eu lâché cette parole, j’ai trouvé moyen de le redire à Geneviève, qui s’était retirée en sa chambre ; mais la pauvre fille, ne pouvant dissimuler la douleur qu’elle sentait de si fâcheuses nouvelles, s’est mise à pleurer avec telle abondance de larmes, que j’en ai eu très grande pitié.

BASILE
629Ô, Dieu ! Comment pourrai-je jamais reconnaître cette constante amitié ? Non, non, je suis résolu de perdre la vie, ou d’arracher celle de ce glorieux capitaine, et je serais un lâche poltron si je faisais autrement.

FRANÇOISE
630Monsieur, vous avez grand tort de prendre une telle délibération, pardonnez-moi si je vous le dis. Ne voyez-vous pas bien que si Rodomont meurt par votre main, vous augmentez toujours les difficultés, et faites que Louise vous haïra comme la peste, étant même en danger de perdre avec la vie le bien qui ne vous peut échapper, comme l’ayant conquis avec un si grand heur ? Faites, si vous m’en croyez, de deux choses l’une : trouvez le moyen de faire votre paix avec Louise, ou faites en sorte que le capitaine sache ce qui s’est passé entre vous et Geneviève. Voilà le seul moyen de lui faire laisser la poursuite, en laquelle il est si chaud.

BASILE
631Je suis plus marri du mal que Geneviève endure à mon occasion, que je ne suis de ce que vous dites qu’on la veut donner à ce mangefer, car je pense que malaisément il pourra entendre à se marier, maintenant qu’il tient garnison dans le Château de Saint-Prix.

FRANÇOISE
632Dites-vous ? Eh bien ! Voilà déjà un bon commencement ; il ne se faut désespérer.

BASILE
633J’ai, Dieu merci, bon espoir de venir à bout de mes desseins, mais je voudrais bien avoir consolé cette pauvre fille. Je m’en vais voir si je pourrai parler à elle, vienne qui plante.

FRANÇOISE
634Regardez-y bien à deux fois, et que pour un mal vous ne lui en donniez deux. Toutefois, je vous conseille de vous y acheminer, puisque voilà Louise qui en sort avec son frère. Retirons-nous un peu à quartier, de peur qu’elle ne nous voie.

SCÈNE II

LOUISE, ALPHONSE

LOUISE
635Je vous dis que je ne suis point bien édifiée de cette mascarade, et ne suis guère aise que cette belle madame Alix, que nous avons fait sortir par l’huis de derrière, soit venue voir ma fille.

ALPHONSE
636Quant à moi, je ne sais qu’en penser ; toutefois elle me semble d’assez bonne sorte. Au pis aller, quand elle serait la plus débauchée de Paris, si ne pourrait-elle avoir fait grande plaie à l’honneur de ma nièce.

LOUISE
637Je ne sais ; ne vous souvient-il point que maître Damian notre médecin nous disait dernièrement qu’il y avait des hommes qui avaient les deux sexes, et les nommait, ce me semble, garçons-fillettes et barbes-fleuries ?

ALPHONSE
638Vous voulez dire hermaphrodites. Je ne crois pas que dame Alix soit de ce nombre ; mais vous faites bien en ce cas ici de craindre et prendre toujours les choses au pire.

LOUISE
639Voilà pourquoi je suis bien délibérée de marier ma fille à ce capitaine, qui lui fait la cour, et qui a le bruit d’avoir beaucoup de bien, avant que le monde soit abreuvé de cette histoire. Je sais que Girard est de ses amis, et, partant, allons le trouver pour lui en faire porter la parole.

ALPHONSE
640Je ne trouve pas bon que Girard s’en mêle.

LOUISE
641Pourquoi ?

ALPHONSE
642Pour autant qu’il vous en a prié autrefois pour son fils, et j’aurais peur que maintenant il vous fît un faux bond, et qu’il la voulût encore faire avoir à Eustache.

LOUISE
643J’ai bien pensé à ce que vous dites ; mais quand bien il la voudrait retenir pour Eustache, je n’en serais pas trop marrie. Au reste, je le pense tant homme de bien, et tant de mes amis, qu’il tâchera à faire que Rodomont épouse Geneviève, s’il voit que son fils n’en veut point.

ALPHONSE
644Vous voulez dire que vous avez deux cordes en votre arc. Ce n’est pas trop mal avisé. Entrons en sa maison, puisque la porte est ouverte.

SCÈNE III

FRANÇOISE, BASILE, PERRETTE, GENEVIÈVE

FRANÇOISE
645Eh bien, que vous en semble ? Vous voyez maintenant si j’ai dit vrai.

BASILE
646Hâtons-nous pendant que la commodité se présente et qu’il fait déjà assez obscur. Antoine, fais le guet, cependant que je vais heurter à la porte. Tic, toc, tac.

PERRETTE
647Qui est là ?

BASILE
648Perrette, m’amie, je te prie, ouvre-moi la porte.

PERRETTE
649Est-ce vous, monsieur ? Mananda, je suis bien marrie que je ne le puisse. Madame a emporté la clef.

BASILE
650N’y a-t-il point de moyen de parler à ta maîtresse ?

PERRETTE
651Si a bien, mais ce ne sera que par cette fenêtre.

BASILE
652Ce m’est tout un, pourvu que je puisse avoir l’heur de la voir et de lui dire trois ou quatre mots.

PERRETTE
653Ayez donc un peu de patience, que je l’aille quérir en sa chambre, où elle s’est retirée pour pleurer et gouverner ses pensées mieux à son aise.

BASILE
654Dépêche-toi. Ô, que je suis un homme misérable, d’avoir été cause que cette pauvre fille soit tombée en la male grâce de sa mère, pour aimer trop ardemment ! Il ne sera jamais en ma puissance, quand je vivrais jusques à la fin du monde et que je posséderais tous les honneurs et richesses de l’univers, d’acquitter la centième partie de l’obligation qu’elle a sur moi, si ce n’est qu’il lui plaise de prendre pour argent contant ma bonne volonté, et le ferme amour que je lui porte. Lequel je sens d’heure en heure croître dans mon cœur, et avec ses traits d’or y engraver en cent endroits le beau portrait de ma belle Geneviève. Ô, Dieu ! Que je fus abusé quand je pensai que ma passion amoureuse prendrait quelque relâche par la jouissance, tout ainsi que la faim s’apaise par les viandes, la soif par le boire, et le froid par un beau grand feu ! Au contraire, ayant découvert tant de beautés et douceurs, auparavant inconnues à mes sens, je brûle maintenant d’un ardent désir de les posséder ; lequel ne me laisse en repos, pour la crainte que j’ai qu’on ne me les ravisse. Ainsi qu’un avaricieux qui, ayant peur qu’on ne lui dérobe ses écus, passe et repasse cent fois en un jour autour du lieu où ils sont ensevelis ; et quand il en est absent, son cœur néanmoins ne laisse d’être avec son trésor.

FRANÇOISE
655Vraiment, vous avez grand tort de vous tourmenter de la sorte, maintenant que vous avez occasion de vous réjouir. Mais écoutez, je l’entends venir.

BASILE
656Ô, mes yeux ! Repaissez-vous goulûment de cette douce lumière qui sort des siens, et vous, mes oreilles, écoutez attentivement cette voix angélique, et ne perdez une seule parole de cette belle bouche.

GENEVIÈVE
657Perrette, il m’est avis que j’entends quelqu’un parler là-bas. Ouvre la fenêtre.

BASILE
658Madame, je prie Dieu qu’il vous veuille rendre contente.

GENEVIÈVE
659Monsieur, je le prie qu’il lui plaise de vous donner ce que votre gentil cœur désire, car je serai assez contente si vous l’êtes.

BASILE
660Je suis maintenant assez content, puisque j’ai le bonheur de vous voir ; mais aussitôt que je vous aurai perdu de vue, je demeurerai plus étonné et confus que celui qui en une nuit d’hiver chemine par un mauvais pays, le vent lui ayant éteint sa lumière.

GENEVIÈVE
661Si ce que vous dites est vrai, je désire de pouvoir entrer dans vos yeux sans vous faire mal, et y demeurer perpétuellement, à cette fin que vous soyez toujours content, voyant devant vous celle qui ne vit d’autre viande que du souvenir de vos perfections.

BASILE
662Vous faites donc une maigre chère, si vous vous repaissez seulement de mes perfections ; mais si vous eussiez dit de l’amour que je vous porte, je n’eusse lors craint de dire que vous ne sauriez être nourrie d’une viande plus exquise. Et m’en pouvez hardiment croire, comme celui qui aime la plus belle, la plus gentille dame qui soit en l’univers.

GENEVIÈVE
663Cela procède de votre grande courtoisie d’aimer ainsi celle qui tient à grande faveur de vous être humble servante ; mais je puis dire aussi que votre amour n’est point plus extrême que le mien, et, n’était que je crains d’offenser mon seigneur et maître, je dirais que je ne pense pas être aimée de la façon que je vous aime.

BASILE
664Madame, quant est de l’amour que je vous porte, je dis que vous devez être plus assurée de mon amour que moi du vôtre ; d’autant que votre beauté est suffisante, non seulement pour attirer les hommes à soi, mais elle peut forcer même les bêtes les plus cruelles. D’un autre côté, vous savez comme je vous suis obligé, principalement pour les récentes faveurs que de votre grâce vous m’avez départies. Mais, je vous prie, comment puis-je être assuré d’être justement aimé de vous, n’ayant chose en moi qui mérite d’arrêter votre affection, et n’ayant jusques ici fait chose qui vous puisse exciter à m’aimer ? Combien qu’à la vérité je pense être assez bien voulu de vous, tant pour votre douceur et gentillesse que pour l’envie que vous savez que j’ai de m’employer à votre service, quand l’occasion se présentera, et qu’il vous plaira de m’honorer de vos commandements.

GENEVIÈVE
665Mon grand ami, je vous remercie bien humblement de cette offre si libérale. Seulement je vous prie, sur tous les plaisirs que vous me voudriez faire, de parler à ma mère le plus tôt que vous pourrez, ou lui faire parler par vos parents et amis, et de mettre ordre que le mariage de Rodomont et de moi ne se fasse.

BASILE
666Je le ferai, n’en ayez doute. Cependant, je vous prie de ne vous contrister de chose que vous oyez. J’espère mettre si bon ordre à tout, que ce beau balafré, au lieu de vous, ne trouvera que du vent entre ses bras. Au demeurant, vous n’avez occasion de craindre que votre mère lui en parle, maintenant qu’il est prisonnier en la Conciergerie ou au Châtelet, que je ne mente.

GENEVIÈVE
667Mon Dieu, que vous me faites aise de me dire de telles nouvelles ! Mais en êtes-vous bien assuré ?

BASILE
668Je l’y ai vu mener par trois sergents, qui l’ont pris cet après-dîner près de votre logis, un peu devant que je vous eusse épousée.

GENEVIÈVE
669Monsieur, excusez-moi si je ne vous puis tenir plus long propos. Je crois que ma mère reviendra incontinent, car elle n’est allée loin.

BASILE
670Je serais bien marri qu’elle m’eût vu parler à vous, avant que ce trouble-ci soit apaisé. Adieu, madame.

GENEVIÈVE
671Adieu, monsieur. Je vous prie de vous souvenir de la promesse que vous m’avez faite. Perrette, ferme la fenêtre.

BASILE
672Madame Françoise, nous avons assez été en ce lieu.

FRANÇOISE
673Retirons-nous en mon logis.

BASILE
674Je le veux bien. Antoine, je te prie de ne bouger d’ici, et de prendre garde soigneusement à ce que tu verras ou entendras dire de moi.

SCÈNE IV

RODOMONT, NIVELET, ANTOINE

RODOMONT
675Que j’endure une telle bravade ! Il sera donc dit qu’un petit bourgeois de Paris ait parlé tant au désavantage d’un homme tel que moi ? Et non seulement mal parlé, mais qui plus est lui ait volé sa maîtresse ? Non, non, il me coûtera plutôt la vie que je n’en ait la raison ! Mais avant que je meure, je suis sûr que ma Flamberge fera une belle échec, abattant plus de têtes qu’un faucheur ne fait d’herbes au mois de juin. Nivelet !

NIVELET
676Plaît-il, monsieur ?

RODOMONT
677Va-t’en quérir ma rondache et mon casquet, car je veux entrer de cul et de tête chez Louise, et enlever Geneviève. Que si elle ne veut venir d’amitié, je veux mettre le feu au logis, et brûler toute la rue, voire, pardieu, la moitié de Paris ; et puis après, j’irai trouver ce galant de Basile, pour le hacher plus menu que chair à pâté, tant que les fourmis en puissent aisément emporter chacun leur lopin.

ANTOINE
678Ho ! Le mauvais ! Il tuera tantôt un peigne pour un mercier.   

NIVELET
679Il serait donc bon que vous eussiez compagnie pour vous seconder.

RODOMONT
680Tu as raison. Cours-t’en au corps de garde du Louvre, et dis au corporal que je lui prie de m’envoyer trois ou quatre arquebusiers, et autant de mousquetaires, pour me faire compagnie en un affaire qui importe au service du roi.

ANTOINE
681Pardieu ! Si vous y venez, on vous chargera de bois comme un âne.

NIVELET
682Il me semble que vous vous mettez en grand danger sans propos ni apparence. N’avez-vous pas bien ouï que Basile se vantait d’avoir épousé Geneviève ? Voudriez-vous bien ravir une femme à son mari ? Ce serait assez pour vous ruiner.

RODOMONT
683Tu dis vrai, ne bouge d’ici pour cette heure ! Je suis d’avis de remettre l’assaut à demain, sur la diane.

ANTOINE
684Vous faites que sage.

RODOMONT
685Mais que dira-t-on quand on saura que j’ai été ainsi moqué ?

NIVELET
686Qui le dira, je vous prie, si vous-même ne le dites ? Mais je sais bien que vous n’aurez garde ; vous voudriez plutôt faire croire d’avoir tué une douzaine d’hommes, que de confesser d’avoir été bravé.

RODOMONT
687Je me trouve parfois assez bien de ton conseil, et pense qu’il ne sera pas trop mauvais pour ce coup.

NIVELET
688Vous ferez fort bien de me croire. Mais, je vous prie, seriez-vous bien si poltron que de prendre le reste de Basile ? Par ma foi, jamais je n’aurais bonne opinion de vous.

RODOMONT
689Penses-tu que Basile ait eu le pucelage de Geneviève ?

NIVELET
690Doutez-vous d’une chose si claire ? Penseriez-vous bien qu’il eût été si lâche que de faillir à l’assignation ? Et puis, vous avez ouï ce qu’ils se disaient l’un à l’autre ; car vous étiez assez près d’eux, sans qu’ils vous puissent voir, tant à cause du temps obscur qu’il fait qu’à cause d’une charrette qui vous cachait.

RODOMONT
691Qu’ils te remercient hardiment du conseil que tu m’as donné, car, en la colère où j’étais, si j’eusse poursuivi ma pointe, j’eusse fait mourir cinq cents hommes pour le moins, lesquels peuvent bien dire ne tenir la vie après Dieu que de toi. Allons trouver Eustache. Puisque j’ai failli à mon entreprise, j’ai délibéré de faire comme lui, et de prendre le temps ainsi qu’il vient, sans plus m’embrouiller le cerveau de ces amoureuses passions.

NIVELET
692Si vous voulez parler à Girard, il m’est avis que le voilà avec une femme et un autre homme.

RODOMONT
693S’il me voit, je parlerai à lui ; sinon, je passerai outre.

SCÈNE V

GIRARD, LOUISE, RODOMONT, ALPHONSE, ANTOINE

GIRARD
694Quant à moi, je ne pense pas de pouvoir disposer le capitaine à épouser votre fille, quelque mine qu’il fasse de l’aimer, et je ne le lui conseillerais, ni à vous aussi.

LOUISE
695Pourquoi donc, mon compère ? Ma fille ne le vaut-elle pas bien ?

GIRARD
696Je n’en doute point ; mais il me semble qu’elle ne serait trop à son aise d’être mariée à un homme qui possible ne la verrait quatre fois en un an. Vous savez qu’aussitôt qu’il est bruit de guerre, il est des premiers à cheval.

ALPHONSE
697A la vérité, je craindrais qu’il se fît brave des biens de ma nièce, et qu’il employât l’argent de son mariage à se monter.

LOUISE
698Si ai-je été avertie de bonne part qu’il jouit pour le moins de quatre mille livres de rente.

GIRARD
699Je crois bien qu’il en jouirait, et de plus, s’il ne devait rien.

ALPHONSE
700Sans mentir, il se voit peu souvent qu’un homme de sa condition n’ait affaire aux confrères de Saint-Mathieu.   

GIRARD
701Je ne laisserai toutefois de lui en parler, si vous voulez.

LOUISE
702Je vous en prie bien humblement, et à cela je connaîtrai que nous sommes bons amis. Il me semble que le voilà ; au moins je le pense reconnaître à son laquais habillé de vert.

GIRARD
703Seigneur Rodomont, je suis bien aise de vous avoir trouvé pour vous communiquer un affaire qui vous importe.

RODOMONT
704Comment ! Avez-vous eu des nouvelles que l’on va en Flandres à ce coup, ou en Portugal ?

GIRARD
705Je ne vous veux point parler de guerre, mais de paix. J’ai charge de savoir si vous avez désir de vous marier.

RODOMONT
706Je vous dirai. Tous mes amis me le conseillent, et me disent qu’il est temps que j’y pense si je veux voir mes enfants avancer aux armes.

GIRARD
707Si vous voulez entendre à un bon parti que je sais, j’espère de faire tant par mes journées que vous l’emporterez facilement.

RODOMONT
708Dites-moi donc qui c’est.

GIRARD
709Connaissez-vous bien madame Louise que vous voyez ici présente ?

RODOMONT
710Oui, vraiment, et je vous assure que je voudrais faire tout service.

LOUISE
711Monsieur, je vous en remercie bien humblement. Vous plaît-il pas vous couvrir ?

GIRARD
712Je crois aussi que vous connaissez sa fille Geneviève, ou je suis bien trompé.

RODOMONT
713Je la connais pour une des plus belles de tout le quartier.

GIRARD
714C’est d’elle que je vous voulais parler ; et si vous lui portez affection, comme je me suis laissé dire, je me fais fort de vous en faire bientôt passer votre envie.

RODOMONT
715Vous me faites plus d’honneur que je ne mérite, de me vouloir faire avoir une si belle femme ; mais je suis d’une humeur bizarre qui ne sympathiserait pas fort bien avec la sienne. Partant, je vous prie de m’excuser si je n’y puis en entendre pour cette heure.

GIRARD
716Comment ? L’on m’avait dit que vous perdiez les pieds pour son amour, et maintenant que vous êtes en beau chemin pour en jouir, vous reculez arrière ? Il semble en bonne foi que vous craigniez la touche.

RODOMONT
717Sans mentir, je l’ai aimée, pendant qu’elle était fille, d’aussi bonne amour que jamais gentilhomme aima ; mais depuis que j’ai découvert qu’un autre était le mieux venu en son endroit, et qu’elle avait laissé aller le chat au fromage, je ne suis pas délibéré de m’en rompre jamais la tête.

LOUISE
718Vraiment, monsieur, vous avez tort, Geneviève est fille de bien.

ALPHONSE
719Mon capitaine, vous montrez bien, à vos sots propos, que vous avez la tête sans cervelle, de parler ainsi au désavantage de ma nièce, qui vaut mieux que vous.

RODOMONT
720Je ne pense point avoir parlé autrement que je ne dois.

LOUISE
721Ce n’est pas parler en homme de bien d’accuser les filles d’un péché où elles ne songèrent de leur vie.

ALPHONSE
722C’est bien loin de soutenir leur honneur et de couvrir leurs fautes, quand elles seraient coupables, ainsi que faisaient les anciens chevaliers de la Table ronde !

RODOMONT
723Je ne dis rien que je n’aie vu et ouï. Voudriez-vous bien que votre fille eût deux maris à la fois ? Madame, puisqu’elle a choisi Basile pour son mari, je suis bien d’avis que vous lui laissiez, et crois que leur mariage se portera bien.

LOUISE
724Qui vous a fait croire cette belle bourde ?

ALPHONSE
725Je vais gager que c’est une invention de Basile.

RODOMONT
726Basile ne me l’a point dit ni fait dire. Je l’ai vu tout maintenant parler à votre fille ; et j’ai entendu d’eux que le mariage avait été consommé cet après-dîner, et que Basile était venu accoutré des habits d’Eustache.

ANTOINE
727Il me semble que l’on parle de mon maître. Je veux m’approcher plus près, pour ouïr ce qu’ils disent.

LOUISE
728Vous vous trompez : c’était une femme déguisée en homme, qui était venue pour voir ma fille et lui porter un mommon. Voici mon compère, qui vous en pourrait assurer.

GIRARD
729Ma commère, puisque le capitaine a tout su aussi bien que moi, il n’est plus temps de déguiser les matières. Je crois que vous êtes si équitable, que vous seriez marrie d’ôter la femme à celui à qui elle appartient, pour la donner à un autre. Assurez-vous que le capitaine dit vrai, et que Basile a épousé votre fille, et qui plus est, a consommé le mariage.

LOUISE
730Vrai Dieu ! Que me dites-vous ?

GIRARD
731La vérité, que Basile même m’a confessée.

LOUISE
732Ô Dieu, que je suis misérable ! Ha ! Traître et déloyal Basile ! Je me doutais bien que tu me jouerais quelque méchant tour, mais encore ne le puis-je croire, car comment serait-il sorti sans que je l’eusse vu ?

GIRARD
733Fort bien, par les fenêtre de la salle. Et puis, pour sauver l’honneur de votre fille, il a mis madame Alix en sa place.

ALPHONSE
734Mais regardez bien à ce que vous dites.

GIRARD
735Je sais bien ce que je dis et ne parle point par cœur.

LOUISE
736Ne suis-je pas bien fortunée, d’avoir nourri une fille qui sera cause de ma mort ?

GIRARD
737Ma commère, le seigneur Basile est un honnête jeune homme, riche et de bonne parenté. Il vous aime, il vous respecte plus qu’homme qui vive. Je pense que vous ferez fort bien de lui bailler votre fille ; aussi bien est-elle déjà à lui.

LOUISE
738J’ai grand peur qu’il n’en veuille plus, maintenant qu’il en a fait à sa volonté.

GIRARD
739Ne dites pas cela. Je le connais trop homme de bien pour commettre un acte si lâche.

LOUISE
740S’il la veut, qu’il la prenne. Je ne m’en tourmenterai pas autrement, puisqu’aussi bien je n’y gagnerais rien.

ANTOINE
741Je m’en vais avertir mon maître, qui n’est pas loin d’ici, des nouvelles que je viens d’ouïr. Mon Dieu, qu’il sera aise !

LOUISE
742Mes amis, je vous prie ne me laisser au besoin.

GIRARD
743Pourquoi dites-vous cela ? Ne savez-vous pas bien que je voudrais, pour vous, faire la fausse monnaie ?

LOUISE
744Ha ! Mon compère, j’ai grand’peur qu’il n’en veuille point ; mais, s’il la refuse, je le ferai le plus misérable homme de la France. Je vous prie, si nous en venons là, de me servir, au besoin, de votre témoignage.

GIRARD
745J’aimerais mieux mourir que de faire autrement.

RODOMONT
746Non, non, madame ; s’il ne vous fait raison, mon épée et mon bras le lui feront faire malgré ses dents.

LOUISE
747Mes amis, vous m’obligez beaucoup. Hélas, mon Dieu ! Je connais à cette heure que ce que l’on dit est vrai : que les mariages se font au Ciel et se consument en la terre. Il fallait de nécessité que Basile fût mon gendre, et je ne l’en pouvais empêcher, puisque Dieu l’avait résolu en son conseil privé.

GIRARD
748Je vous puis bien dire en l’oreille ici, entre vous et moi, que vous ne perdez pas au change. Je vous prie, quel avantage est-ce qu’eût eu votre fille avec ce beau traîne-gaine de foin ?

LOUISE
749Elle n’eût été des mieux mariées ; mais la crainte que j’avais des choses faites cet après-dîner m’avait fait hâter de vous en parler.

GIRARD
750Je vois bien que Dieu nous aide : voyez-vous comme il fait tomber Basile entre nos mains ?

RODOMONT
751Pardieu, il épousera votre fille tout présentement, ou je lui plongerai dans le corps mon épée jusques aux gardes.

LOUISE
752Attendons-le ici de pied coi ; aussi bien vient-il droit à nous.

SCÈNE VI

BASILE, ANTOINE, LOUISE, GIRARD, ALPHONSE, RODOMONT

BASILE
753Es-tu bien assuré que Louise a tout su ?

ANTOINE
754Je ne le dirais s’il n’était vrai.

BASILE
755Et que j’avais été voir sa fille ?

ANTOINE
756Vous vous en pouvez assurer.

BASILE
757Et que je me suis échappé, laissant Alix à ma place ?

ANTOINE
758Elle le sait aussi bien que vous et moi.

BASILE
759Mais dis-moi qui lui a dit ?

ANTOINE
760Le capitaine et Girard.

BASILE
761Ne s’en est-elle point davantage courroucée contre moi ?

ANTOINE
762Si est bien, mais enfin elle a été apaisée par Girard, auquel elle a promis de vous donner sa fille si vous lui faites cet honneur que de la prendre.

BASILE
763Comment cet honneur ? Pense-t-elle que je sois homme pour refuser une offre si à mon avantage ? Allons les trouver plutôt aujourd’hui que demain, de peur qu’elle ne change d’opinion.

ANTOINE
764Nous n’avons que faire d’aller loin : les voilà devant vous.

BASILE
765Bonsoir, madame. Bonsoir, messieurs. J’ai été averti que vous aviez envie de parler à moi, pour une chose qui ne m’importe rien moins que de la vie. Je vous prie de me faire ce bien que de me commander, et vous verrez si puis après je serai prompt à vous obéir.

LOUISE
766Basile, je vous avais jusques ici estimé homme sage, mais la faute que vous avez faite montre bien le contraire. Remerciez hardiment ces messieurs de ce qu’ils ont tant fait envers moi, que je n’ai délibéré de punir autrement votre offense, que de vous condamner à vivre avec celle qui est des complices de votre méchanceté ; de laquelle, si vous eussiez été si amoureux que le bruit courait, vous n’eussiez pas entrepris de ravir l’honneur, comme vous avez fait.

BASILE
767Madame, toute la faute que j’ai faite a été en ce que je n’ai point attendu votre consentement, ainsi que je devais ; mais je vous puis dire que je n’ai point ravi l’honneur de votre fille, d’autant que j’estime son honneur être le mien propre, puisqu’il lui a plu de m’accepter pour son mari ; et, s’il vous plaît me reconnaître pour tel, j’espère vous faire paraître un jour, par mes bons services, que vous ne pouviez élire un meilleur gendre, quand bien vous eussiez cherché par tout Paris.

LOUISE
768Je suis marrie seulement de la façon dont vous y avez procédé.

BASILE
769Madame, quand vous aurez bien pesé les raisons d’une part et d’autre, vous approuverez ce que j’ai fait. Il vous peut souvenir qu’il y a plus d’un an que je suis après, pour faire cette alliance, aux conditions que vous m’avez offertes autrefois ; vous savez que j’ai perdu ma peine, et que n’y avez jamais voulu. D’autre côté, vous vous êtes bien pu apercevoir, si vous n’étiez du tout aveugle, de l’affection que votre fille me portait. Je vous demande maintenant : qu’eussé-je pu faire autre chose pour m’assurer, que ce que j’ai fait ? Devais-je attendre votre parole, laquelle vous ne m’eussiez jamais donnée ? Devais-je attendre qu’un autre prît la place, et puis me fermât la porte au nez ? Madame, je vous prie de considérer de près toutes ces raisons, et vous reconnaîtrez que mon dire est fondé sur quelque raison apparente.

GIRARD
770Ma commère, vous avez tort de tant contester avec Basile ; recevez-le hardiment pour votre gendre, puisque Dieu l’a marié avec votre fille.

LOUISE
771Je serais bien marrie de vous contredire.

ALPHONSE
772Puisque Dieu a permis que les choses se fissent ainsi, ce ne serait bien fait de penser les corriger.

BASILE
773Ma mère, vous ne vous repentirez point d’avoir fait alliance avec moi. Et puisque je vous trouve si bénigne en mon endroit que de me pardonner une faute qui à la vérité de prime face semble bien grande, assurez-vous que vous n’aurez plutôt aujourd’hui donné un mari à votre fille qu’acquis un humble serviteur pour vous.

LOUISE
774Basile, mon ami, je prie à Dieu qu’il vous veuille pardonner ; car, quant à moi, je vous pardonne de bon cœur. Mes amis, il me semble qu’il est bien près de six heures. Je vous prie de me faire ce bien que de venir souper en mon logis, pour achever ce que de votre grâce vous avez si bien commencé.

GIRARD
775Si nous pensions que notre présence vous pût servir à quelque chose, nous ne nous ferions pas prier deux fois.

LOUISE
776Entrons donc, car je suis sûre que nous aurons encore affaire de vous. J’enverrai quérir Eustache et dame Françoise, afin que la compagnie soit plus complète.

GIRARD
777Je ne m’en ferai tirer l’oreille deux fois, puisqu’il vous plaît.

RODOMONT
778Et moi je serais bien marri de vous dédire. Mesdames, qui avez pris patience de nous ouïr cet après-dîner, s’il vous plaît de revenir en ce lieu le jour des noces de Basile et Geneviève, vous aurez le plaisir de voir courir la bague, rompre la lance en la lice, combattre à la barrière, à la pique et à l’épée, et dix mille autres passe-temps, desquels une bonne troupe de capitaines, mes amis et moi, honorerons ce bienheureux mariage. Et là vous pourrez connaître avec quelle dextérité je manie un cheval à courbettes, au galop, à bons, à ruades, et lui donne carrière, et de quelle grâce j’emporte une bague, de quelle force je sais rompre une lance de droit fil jusques à la poignée, branler la pique et manier l’épée. Mais, mesdames, gardez que les éclats qui en voleront ne vous touchent, et que le vent de mon épée, lequel a fait souvent évanouir les hommes d’armes, ne vous fasse choir à la renverse toutes plates contre terre, car ce serait fait de vous, et pourriez bien dire votre In manus. Cependant vous ferez bien de vous retirer chez vous ; car voici l’heure que l’on commence à souper aux bonnes maisons. Et si notre comédie vous a été agréable, je vous prie de nous le faire connaître à quelque signe d’allégresse.
SONNET
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779
Réjouis-toi, Paris, œil unique de France,
780
Un de tes citoyens monte sur l’échafaud
781
Du théâtre français, à qui point il ne chaut
782
De céder la couronne au comique Térence.
783
Ains, si nous voulons poiser à la balance
784
Du sage Critolas le fait ainsi qu’il faut,
785
Nous trouverons enfin que de Tournebu vaut
786
Trop plus que l’Africain, et que son éloquence.
787
Térence ne faisait lui seul son beau latin,
788
Deux grands seigneurs romains avoient part au butin
789
Et au los qu’il gagnait par sa douce Thalie.
790
Il n’est ainsi du nôtre; ains il a ce bonheur
791
Qu’il n’a second ni tiers qui partisse l’honneur,
792
N’ayant pour compagnons Scipion ne Lélie.

FIN