Robert Garnier

Les juives





Texto utilizado para esta edición digital:
Garnier, Robert. Les juives. Tragédie [1583]. Edité par José Enrique López Martínez, pour la collection EMOTHE. Valence : ARTELOPE Universitat de València, 2018.
Adaptación digital para EMOTHE:
  • López Martínez, José Enrique (Artelope)

Nota a la edición digital

Texte de base : Les juives. Tragédie. À Paris, par Mamert Patisson, Imprimeur du Roi, chez Robert Étienne, 1583. Bibliothèque Nationale de France, Rés. p-Yc-1171 (3).


À Monseigneur de Joyeuse, Duc et Pair de France

Je m’étais résolu, Monseigneur, de quitter l’ingrat et laborieux exercice des Muses, où je ne me suis que trop inutilement ébattu ; mais étant sur le point de prendre congé, je me suis avisé que deux choses principalement me restaient : de chanter quelque cas de notre Dieu, digne d’un homme chrétien, et de vous présenter de mes vers, comme à celui qui leur est révérable par sus tous. De quoi je me semble être aucunement acquitté par le sujet et adresse de cette Tragédie. Car tout ainsi que c’est un discours chrétien et religieux, il s’est convenablement adressé à vous, Monseigneur, qui l’êtes autant ou plus que nul autre de ce royaume. Et de vérité j'eusse autrement craint d’être justement repris d'Apollon et des Muses mêmes, si entre tous ceux qui se sont efforcés de monter sur leurs saints coupeaux, j’étais seul n’honorant votre vertu, et ne reconnaissant la continuelle bienveillance qu’ils reçoivent de vous, leur unique Mécène. Car combien que, ou par l’infélicité du siècle, ou par défaut de mérites, ou par un malheur particulier, les peines que j’ai prises à caresser les Muses m’aient été autant infructueuses jusques ici que les assidus et désagréables labeurs de ma vacation : si veux-je, Monseigneur, vous regracier des bienfaits que les lettres reçoivent journellement de vous, comme si j’étais du nombre des mieux fortunés, et vous en demeurer autant redevable que l’un d’iceux. Or vous ai-je ici représenté les souspirables calamités d’un peuple, qui a comme nous abandonné son Dieu. C’est un sujet aussi peu délectable qu'il est de bonne et sainte édification. Vous y voyez le châtiment d’un prince issu de l’ancienne race de David, pour son infidélité et rébellion contre son supérieur ; et voyez aussi l’horrible cruauté d’un roi barbare vers celui qui, battu de la fortune, est tombé en ses mains par un sévère jugement de Dieu. La prérogative que la vérité prend sur la mensonge, l’histoire sur la fable, un sujet et discours sacré sur un profane, m’induit à croire que ce traité pourra préceller les autres, et moins désagréer à sa Majesté s’il lui plaît l’honorer de sa vue, lui étant dédié en général avec les précédents, tout ainsi que je vous le viens particulièrement vouer et présenter. C’est peu de chose à vrai-dire, et le reconnais ainsi : mais c’est tout ce que je vous puis donner de témoignage du respect et obéissance que je vous porte, et de l’humble sujétion que je dois à sa Majesté. En cela je me confie, Monseigneur, asseuré que l’affection de l’auteur tiendra lieu de recommandation de son œuvre, et le garantira de contemnement.

Votre très-affectionné serviteur, ROBERT GARNIER.


Ad Robertum Garnierium, rerum capitalium praefectum, Coenomanis, Petrus Amyus ibidem, Cos. Mag.

Quam Cirrha procul, et cantatis Phocidos antris,
quam Caelo, Garniere, remoto
Castaliae pereunt duce te volitare Camoenae.
En qua foecundo rigat amne
Nilus arenosi sitientia rura Canopi,
quaque Palestinae recutitis
palmae frondosas sociarunt gentibus umbras,
te obseruant, tua signa sequuntur.
Haec passis, illa in nodum religata capillos:
et cinctae omnes tempora myrto,
suspensae lyras humero, mirantur et ardent
quos pergis, sua mella, labores.
Illa alias inter quae te almo sydere natum
fouit Melpomene, anxia rerum
quicquem adolere nouarum operi nouo, at unde, ait, aut quid?
Dum Thesiden, dum Astyanacta,
relliquias Troiae, dum ciuica bella Quiritum,
ternis exantlata duellis
terno complexus dedit expallere theatro,
nos illi pulchra omnia, opumque
addidimus, quantum ex adytis Heliconis opimis
mortales ditescere fas est.
Quid superest? Quid non dictum illi? Non sibi solus
jam ipse est, qui se comparet ipsi?
Est humana tenus quo sese audacia fundat,
uana aliquid supra meditari:
est lex quatenus immortales uatibus adsunt,
ultra quam conata, refringit
qui lycios regnat saltus, Delum Pataramque
Cynthius et Thymbreus Apollo.
Subsistit paulum, et mox mutato altera uultu,
at si, inquit, nihil amplius illi
defluit unde potest reliquis, si nostra, Sorores,
illum aduorsum copia friget,
i propriis pollens numeris, i te tibi Teucro,
teque ipso, Garniere, beatus
aude securus quicquid lubet, ardua pennae
numina prome tuae: Ecce Sionem
sponte subit, Libanique intonsa cacumina cedros
Parnassus bifida arce biuertex:
aude hic quod paueant Reges, atrocia Iudae
fata, et lamentabile regnum
Sedeciae, prolemque neci affictam, ante caduci
lumina mox peritura parentis.
Te labor iste manet postremus, inhospita edaci
quem senio expectant loca, ubi inter
aeternas spirant lauros cecinisse peritae
Threissae, Smyrnae aeque Camoenae.


Argument de la Tragédie des Juives

Nabuchodonosor, roi des Assyriens, ayant ordonné Sédécie, roi de Jérusalem, au lieu de Joachim, son neveu, après qu’il lui eût juré la foi de lui être toujours bon et loyal vassal, et de ne prendre jamais l’alliance et confédération du roi d’Égypte son ennemi, fut neuf ans après contraint de lui faire guerre pour avoir faussé sa foi, prenant le parti de Nechun, roi d’Égypte, et avoir son peuple révolté contre lui. À cette cause il mit aux champs une très forte armée, avec laquelle il brûla et saccagea le pays de Judée, et mit le siège devant Jérusalem, capitale de la province. De quoi l’Égyptien averti marcha incontinent avec ses forces pour le contraindre de lever le siège, ou de venir au combat. Mais Nabuchodonosor pour le prévenir lève incontinent les enseignes, et le va rencontrer sur le chemin, où il le combat et met son armée en pièces, avec grand carnage et mortalité de ses gens ; puis retourne camper devant Jérusalem, qu’il fait battre plus furieusement qu’auparavant. Le siège dura dix-huit mois entiers, pendant lequel il se retira avec sa cour en la ville de Reblate, qui est Antioche de Syrie, relaissant la charge de l’armée à Nabuzardan et autres vaillants capitaines : lesquels serrèrent les assiégés de si près que tous moyens de recouvrer vivres leur étant ôtés, ils furent incontinent réduits en très grande détresse et nécessité, mourant journellement de faim. En fin comme ils étaient fort débilités de courage et amoindris de nombre, leur est donné un roide et furieux assaut sur la minuit, qu’ils ne purent soutenir, et fut la ville emportée de vive force. La cruauté fut extrême tant envers les hommes qu’édifices. Le temple fut pillé et embrasé, la ville mise à feu et à sang, et grand nombre de seigneurs et autres du populaire emmenés pour esclaves. Sédécie, informé de ce désastre, sort hâtivement avec sa mère, femmes, enfants, et aucuns de ses amis par une porte secrète, et prend le chemin des montagnes, où il est poursuivi par quelques gens de cheval, qui l’acconçurent aux campagnes de Jéricho, le prindrent et lièrent, et le menèrent avec toute sa maison en Antioche, où il fut présenté au roi Nabuchodonosor. Lequel après lui avoir reproché en grande colère son ingratitude et déloyauté, fit en sa présence égorger ses enfants, et décapiter le grand Pontife avec les principaux seigneurs de Jérusalem, puis il lui fit crever les yeux. Ce fait, l’envoya chargé de pesantes chaînes en Babylone, où il finit depuis misérablement ses jours. Ce sujet est pris des 24 et 25 chapitres du 4 livre des Rois, du 36 chapitre du 2 livre des Chroniques, et du 29 de Jérémie, et plus amplement traité par Josèphe au 9 et 10 chapitres du 10 des Antiquités.


ENTREPARLEURS

Le Prophète
Nabuchodonosor, roi d’Assyrie
Nabuzardan, lieutenant général en l’armée
Amital, mère de Sédécie
Les Reines, femmes de Sédécie
La Reine, femme de Nabuchodonosor
La Gouvernante, de la Reine
Sédécie, roi de Jérusalem
Sarrée, grand Pontife
Le Prévôt, de l’hôtel de Nabuchodonosor
Le Chœur, des Juives

ACTE I

LE PROPHÈTE
Jusques à quand, Seigneur, épandras-tu ton ire ?
Jusqu’à quand voudras-tu ton peuple aimé détruire,
l’infortuné Juda, que tu as tant chéri,
que tu as quarante ans par les déserts nourri,
5
comme un enfant tendret que sa nourrice allaite,
et ores en rigueur ta dure main le traite ?
Oh, seigneur notre Dieu, ramolli ton courroux,
rassérène ton œil, sois pitoyable et doux ;
nous t’avons offensé de crimes exécrables
10
et connaissons combien nous sommes punissables.
Mais las, pardonne-nous ! Nous te crions merci,
si nous avons péché, nous repentons aussi.
Souvienne-toi d’Isaac et de Jacob nos pères,
à qui tu as promis des terres étrangères
15
avec postérité, qui s’écroître devait
comme un sable infini qu’aux rivages on voit :
ne veuille de la terre effacer leur mémoire.
Qui t’invoquerait plus ? Qui chanterait ta gloire ?
Qui te sacrifierait ? Qui de tous les mortels
20
se viendrait plus jeter au pied de tes autels ?
Serait-ce le Medois ? Serait-ce l’Ammonite ?
Las ! Serait-ce celui qui en Cedar habite ?
Oh, Seigneur, oh, Seigneur, veuille prendre pitié
d’Israël ton enfant durement châtié.
25
Tu l’aurais vainement élevé sur la terre,
vainement défendu de ses voisins en guerre ;
pournéant arraché le fardeau de son dos
et conduit à pied sec par le milieu des flots,
qui pour lui donner voie en deux parts se fendirent,
30
et, comme boulevards, par les flancs le couvrirent.
En vain, hélas !, en vain tu l’aurais tous les jours
repu de sainte manne aux sauvages détours
de l’austère Arabie, et sa soif étanchée
de l’onde jaillissant d’une roche touchée ;
35
tu l’aurais pournéant par ces déserts conduit
sous un nuau de jour, et sous un feu de nuit,
prenant de son salut sollicitude telle
qu’on a de conserver de ses yeux la prunelle.
Si ores, l’ayant fait nombreux multiplier,
40
en son adversité tu le viens oublier,
tu le livres captif entre les mains profanes,
et le vas confiner aux terres chaldéanes.
Oh, peuple malhereux ! Peuple cent fois maudit,
tu sais bien que j’avais tes désastres prédit !
45
Que j’avais annoncé du grand Dieu la menace,
afin qu’humilié devant sa digne face
le pusses reconnaître, et qu’à force de pleurs,
de jeûnes et de cris prévinsses tes malheurs !
Mais tu as méprisé ces menaces prophètes,
50
et m’as voulu meurtrir pour te les avoir faites ;
ton cœur obstiné fut et tes sens endurcis :
aussi es-tu butin d’un peuple incirconcis
qui a mis au couteau la plus part de tes frères ;
arraché tes enfants du giron de leurs mères ;
55
tes femmes violé, le saint temple pollu,
ses joyaux mis en proye au soldat dissolu,
qui les a teint de sang, et fait du sanctuaire,
naguière inviolable, un tombeau mortuaire.
Le poil m’en dresse au chef, j’en frissonne d’horreur,
60
ce triste souvenir me remet en fureur.
Hà, chétive Sion ! Jadis si florissante,
tu sens ores de Dieu la dextre punissante !
L’onde de Siloé court sanglante, et le mur
de tes tours est brisé par les armes d’Assur :
65
ton terroir plantureux n’est plus que solitude,
tu vas languir captive en triste servitude.
Hélas ! Voilà que c’est d’offenser l’Éternel,
qui te portait, Sion, un amour paternel :
tu as laissé sa voie, et d’une âme rebelle
70
préféré les faux dieux qu’adore l’infidèle.
Ingrate nation : tu as sur les hauts lieux
osé sacrifier à la reine des Cieux,
lui consacrer des bois ; tu as d’argile molle,
poitrie entre tes mains, façonné mainte idole,
75
que tu as adorée - abominable fait ! -
immolant à un dieu que toi même t’es fait.
Il a des yeux ouverts, toutefois n'en voit goutte,
des oreilles il a, et si point il n’écoute ;
on lui voit une bouche, et ne saurait parler,
80
il a double narine et ne respire l’air ;
ses mains sans maniement lui pendent inutiles,
et ses pieds sans marcher sont plantés immobiles.
Semblables soient ceux-là qui tels dieux vont suivant
au lieu de l’Éternel, de notre Dieu vivant,
85
qui a fait ciel et terre, et qui jaloux n’endure
de voir l'homme incliner devant sa créature.
Retourne-toi vers lui, peuple fautier, afin
qu’à tes calamités il mette quelque fin ;
amende, amende-toi, jeûne, pleure, soupire,
90
afin que de ton dos ses glaives il retire.

CHŒUR
Pourquoi Dieu, qui nous a faits
d’une nature imparfaits,
et pécheurs comme nous sommes,
s'irrite si grièvement
95
du mal que journellement
commettent les pauvres hommes ?
Sitôt que nous sommes nés
nous y sommes adonnés :
notre âme, bien que divine
100
et pure de tout méfait,
entrant dans un corps infet
avec lui se contamine.
Nul ne se peut empêcher
en ce monde de pécher :
105
tant est notre humaine race
encline à se dévoyer,
si Dieu ne vient déployer
sur nous sa divine grâce.
Dès lors qu’au verger d’Éden
110
il créa le père Adam,
de la terre sa naissance,
et que de son gras limon
de l’homme fut pris le nom
comme avait été l’essence :
115
le péché, qui dans les os
du serpent couvait enclos,
se glissa par une pomme
dans le crédule cerveau
d’Eve, épreinte de nouveau
120
des côtes du premier homme.
Sitôt ce poison ne fut
dedans son oreille chut,
qu’il s’épandit en son âme,
et qu’Adam, qui le sentit,
125
aussitôt se repentit
de la faute de sa femme.
Il était en ce beau lieu
ainsi qu’un terrestre dieu,
commandant aux créatures,
130
qui volaient et qui nageaient,
qui dans les plaines logeaient
et dans les forêts obscures.
Il foisonnait en tout bien,
il n’avait souci de rien,
135
la terre toute bénigne
sans le dur coutre souffrir,
venait tous les jours offrir
les trésors de sa poitrine.
Ses prés étaient toujours verts,
140
ses arbres de fruits couverts,
et ses jardins de fleurettes ;
zéphyr éventait le ciel,
des chênes coulait le miel
sans artifice d’avettes.
145
L’orgueilleuse ambition,
ni l’avare passion,
la haine et l’amour encore,
l’espérance, ni la peur,
ne lui gênaient point le cœur,
150
comme elles nous gênent ore.
Mais sitôt qu’il fut taché
de la bourbe de péché,
Dieu le bannit de sa vue,
ses enfants furent maudits,
155
lui chassé de Paradis
avec sa femme déçue.
Depuis, sa postérité
n’a commis qu’iniquité :
le frère meurtrit le frère,
160
si bien que Dieu se fâchant
d’un animal si méchant,
résolut de le défaire.
Il fit regorger les eaux
des fleuves et des ruisseaux,
165
il enfla la mer bruyante,
le ciel si longuement pleut
que toute son onde chut
dessus la terre ondoyante.
Lors cet élément moiteux
170
couvrit les monts raboteux
de quinze humides coudées,
les pins, qui croissent si hauts,
ne purent atteindre égaux
à la hauteur des ondées.
175
Aussi tout périt dedans,
fors ceux qui eurent, prudents,
l’arche de Dieu pour refuge ;
mais ores, que les forfaits
sont plus nombreux que jamais,
180
je crains un autre déluge.


ACTE II

NABUCHODONOSOR, NABUZARDAN, son lieutenant général

NABUCHODONOSOR
Pareil aux dieux je marche, et depuis le réveil
du soleil blondissant jusques à son sommeil,
nul ne se parangonne à ma grandeur royale.
En puissance et en biens Jupiter seul m’égale,
185
et encores n’était qu’il commande immortel,
qu’il tient un foudre en main dont le coup est mortel,
que son trône est plus haut, et qu’on ne le peut joindre :
quelque grand Dieu qu’il soit, je ne serais pas moindre.
Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vents,
190
aux grêles, aux frimas, et aux astres mouvants,
insensibles sujets : moi je commande aux hommes,
je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes.
S’il est, quand il démarche , armé de tourbillons,
je suis environné de mille bataillons
195
de soudards indomptés, dont les armes luisantes,
comme soudains éclairs, brillent étincelantes.
Tous les peuples du monde ou sont de moi sujets,
ou nature les a delà les mers logés.
L’Aquilon, le Midi, l’Orient je possède,
200
le Parthe m’obéit, le Persan et le Mède,
les Bactres, les Indois : et cet Hébrieu cuidait,
rebelle, s’affranchir du tribut qu’il me doit !
Mais il a tout soudain éprouvé ma puissance,
et reçu le guerdon de son outrecuidance.

NABUZARDAN
205
Celui qui entreprend d’être plus qu’il ne peut,
souvent, trompé d’espoir, déchet plus qu’il ne veut.

NABUCHODONOSOR
Ce brave me pensait si failli de courage,
de souffrir m’être fait un si vilain outrage,
et ne m’en ressentir, n’avoir point la raison
210
d’une si détestable et lâche trahison.
Mais devant que le jour ait sa course finie,
je jure qu’il verra sa lâcheté punie.
S’élever contre moi ? Se distraire de moi ?
Contre ma volonté se penser faire roi ?
215
C’est faire proprement aux étoiles la guerre,
c’est vouloir arracher de Jupin le tonnerre.

NABUZARDAN
Il est assez puni de son ambition.

NABUCHODONOSOR
Je lui veux bien donner autre punition.

NABUZARDAN
À un roi ? Que peut-il endurer d’avantage
220
que de se voir réduit en si honteux servage ?
Que de se voir priver de son sceptre ancien ?
Que d’avoir tout perdu ? Que, de roi, n’être rien ?

NABUCHODONOSOR
Pour cela n’est encore ma vengeance assouvie.

NABUZARDAN
Et que voulez-vous plus ?

NABUCHODONOSOR
Je veux avoir sa vie.

NABUZARDAN
225
Le voulez-vous meurtrir ?

NABUCHODONOSOR
Qui tient son ennemi
et ne le meurtrit point, n’est vengé qu’à demi.

NABUZARDAN
Au contraire, en sa mort il perd toute vengeance.
Car l’ennemi qui meurt sort de notre puissance.

NABUCHODONOSOR
Le laisserai-je vivre étant sous mon pouvoir ?

NABUZARDAN
230
Vous l’y devez contraindre or qu’il n’en eût vouloir.

NABUCHODONOSOR
Celui que je hais tant, contraindrai-je de vivre ?

NABUZARDAN
Oui, de peur que la mort de vos mains le délivre.
La mort l’affranchira de ses tourments cruels,
qui lui seraient, vivant, trépas continuels.
235
Ce n’est rien de mourir : la mort, tant soit amère,
n’est aux calamiteux qu’une peine légère :
elle ferme la porte à tous maux douloureux,
et purge de malheur les hommes malheureux.

NABUCHODONOSOR
Pourquoi s’il souffre tant à secours ne l’appelle ?

NABUZARDAN
240
C’est par faute de cœur qu'il ne recourt à elle,
la redoutant sans cause, et pourrait être aussi
qu’il se nourrît d’espoir que lui ferez merci.

NABUCHODONOSOR
À un tel déloyal ? Qui s’est joint d’alliance
avec mon ennemi pour me faire nuisance ?
245
Qui s’est ingratement élevé contre moi
pour loyer de l’avoir de son peuple fait roi ?
Il l’a bien mérité : par le soleil je jure,
que si mon propre enfant m’avait fait telle injure,
mes peuples rebellant qui lui seraient commis,
250
pour se bander contraire avec mes ennemis,
je le ferais mourir. Tous crimes on pardonne,
fors celui seulement qui touche à la couronne.

NABUZARDAN
C’est nourrir un rebelle avecque de l’appas,
qu’en supporter le crime et ne le punir pas.

NABUCHODONOSOR
255
Chacun entreprendrait pareille félonie,
si celle de ce roi demeurait impunie.
Je ne serais plus craint, on m’aurait à mépris
s’asseurant un chacun de n’en être repris.

NABUZARDAN
Tout prince doit au crime attacher le supplice,
260
et de ses bons sujets guerdonner le service,
afin qu’on soit à bien incité par bienfait,
et par peines dému de commettre un méfait.

NABUCHODONOSOR
J’en ferai tout ainsi.

NABUZARDAN
Mais gardez-vous de faire
que la punition excède le salaire.
265
Toujours un roi doit être au châtiment tardif,
mais à faire du bien se montrer excessif.

NABUCHODONOSOR
Le service des miens soigneux je rémunère.

NABUZARDAN
Mais gardez qu’à punir vous gagne le colère,
soyez y retenu, si que la cruauté
270
ne puisse donner tache à votre royauté.
Jamais homme cruel n’eut l’âme magnanime.

NABUCHODONOSOR
Si un roi n’est sévère on n’en fait point d’estime.

NABUZARDAN
On l’est toujours assez : un monarque irrité
a toujours, se vengeant, trop de sévérité.
275
L’on ne voit à grand peine homme qui s’y tempère :
s’il n’est par trop vengé, c’est qu’il ne le peut faire.
Mais un roi qui peut tout, n’a qu’à se retenir,
si quelqu’un l’a fâché, de ne le trop punir.
Que de ce roi la faute inhumain ne vous rende.

NABUCHODONOSOR
280
En un crime si grand doit la peine être grande.

NABUZARDAN
Le supplice au délit ne veuillez mesurer.

NABUCHODONOSOR
Voudriez-vous que j’allasse un tel crime endurer ?

NABUZARDAN
Non, mais que son état à pitié vous incite.

NABUCHODONOSOR
Pour être roi, sa faute est-elle plus petite ?

NABUZARDAN
285
Non pas, mais il mérite un moindre châtiment.

NABUCHODONOSOR
Ce sont les grands qu’on doit punir plus grièvement.

CHŒUR
Hélas ! Ce n’est pas de cette heure,
hé !, ce n’est pas de ce jourd'hui,
que tu es cause que je pleure,
290
et que je sanglote d’ennui,
Égypte ! Las tu vois en cendre
notre lamentable cité,
pour vouloir ton parti défendre
trébucher en captivité.
295
Tu vois notre infortuné prince
sous le faix de ses fers ployer :
et notre fertile province
réduite en déserts, larmoyer.
Tu en es cause : cette guerre
300
n’a pris fondement que de toi,
tout le malheur qui nous atterre
n’est que pour te garde la foi.
Que maudit soit ton voisinage,
maudite soit ton amitié,
305
que sur ton pestilent rivage
n’eussions-nous jamais mis le pied,
et jamais Jacob notre ancêtre
n’y fût pour la faim éviter,
avecques sa troupe champêtre
310
allé de Canaan habiter.
Ce fut là que sa race folle
offensa Dieu premièrement,
adorant le bois d’une idole
pour le grand Dieu du firmament :
315
le Dieu que nos antiques pères
avaient seul toujours invoqué,
non ces idoles étrangères,
dont chacun d’eux se fût moqué.
C’est un poison opiniâtre,
320
qui depuis qu’il s’est encharné,
ne saurait d’une âme idolâtre
être jamais déraciné :
encores que le Dieu céleste,
de l’honneur qu’on lui doit jaloux,
325
entre toute chose déteste
ce crime, exécrable sur tous.
Quand il nous eut, à main puissante
tirés de ton servage dur,
que la mer eut, obéissante,
330
fait de ses eaux un double mur,
découvrant sa déserte arène,
pour nous donner passage seur,
ainsi qu’au travers d’une plaine,
contre l’ennemi pourchasseur ;
335
que la manne il nous eut donnée,
qu’il nous eut ressasiés d’eau,
couverts d’un nuau la journée,
et guidés la nuit d’un flambeau :
toutefois pleins d’ingratitude
340
après tant de miracles saints,
nous appliquâmes notre étude
à forger un dieu de nos mains.
Le peuple, qui l’idole vaine
moula, fondit et burina,
345
d’une révérence vilaine
vers elle son chef inclina,
et de mainte folâtre danse,
avec la flûte et le tabour,
épris de sotte éjouissance
350
alla caroler tout autour.
Il dressa des banquets publiques,
dessous le veau déifié,
des holocaustes pacifiques
qu’il lui avait sacrifié.
355
« Voilà – ce disaient les vieux pères –
notre Dieu, peuple, notre Dieu,
qui nous a par les eaux amères
d’Égypte, conduits en ce lieu.
Mais l’Éternel, qui de la nue
360
ces voix de blasphème entendit,
eut l’âme de colère émeu,
et son bras vengeur étendit :
si que, sans les pleurs de Moïse,
qui apaisèrent son courroux,
365
sa fureur, justement éprise,
nous eût dès l’heure abîmés tous.

AMITAL, LES REINES, LE CHŒUR DES JUIVES

AMITAL
Tous les cuisants malheurs qui sur nos chefs dévalent,
et dévalèrent onc, mes encombres n’égalent ;
je suis le malheur même, et ne puis, las ! ne puis
370
souffrir plus que je souffre en mon âme d’ennuis.
Mais mon plus grief tourment est ma vie obstinée,
que les désastres n’ont ni les ans terminée.
Je vis pour mon martyre. Hélas ! Ciel endurci,
quand seras-tu lassé de me gêner ici ?
375
Ne m’auras-tu fait naître en ce monde immortelle,
afin que ma douleur me tenaille éternelle ?
Oh, cruelle influence ! Oh méchef ! Oh destin !
Quand veux-tu m’infecter de ton dernier venin ?
Ne viendra point le jour que mes langueurs je noye
380
dans un sombre tombeau, faite des vers la proye ?
Hélas ! Je crois que non, il y a trop longtemps
qu’en vain je le réclame, et qu’en vain je l’attends.
Non, il ne viendra point, ma peine est perdurable,
la mort, prompte au secours, ne m’est point secourable ;
385
elle me fuit, peureuse, et n’ose m’approcher,
son dard, qui ne craint rien, a peur de me toucher.
Elle craint les malheurs où je languis confite,
ou pense qu’immortelle en ce monde j’habite ;
que j’y erre à jamais, m’ayant l’ire de Dieu,
390
comme dans un Enfer, confinée en ce lieu.
Dieu du Ciel, Dieu d’Aron, mets fin à ma misère,
arrache-moi, mon Dieu, de cette vie amère.

CHŒUR
Reine, mère des rois du désastreux Sion,
ores notre compagne en dure affliction :
395
soupirez, larmoyez nos cruels infortunes,
et comme ils sont communs, soient nos larmes communes.

AMITAL
Mes yeux n’ont point séché depuis le jour maudit
que le Roi, mon époux, la bataille perdit
au champ de Magedon, et qu’une errante flèche
400
fit dedans sa poitrine une mortelle brèche ;
que ses troupes, pleurant autour du char saigneux,
mourable en son palais le conduirent soigneux.
Las ! Pauvre je le vis, comme son âme chère
se déliait du corps, et s’envolait légère !
405
Il me tendit la main, que je baisai cent fois,
poussant mille sanglots qui m’étoupaient la voix,
si qu’étreinte de mal je ne lui peux rien dire,
sinon entre mes dents son désastre maudire,
accuser son destin, et forsenant d’ennui,
410
me désirer sans cesse un même sort que lui.
Cependant ses deux yeux en la nuit se plongèrent,
le pouls lui défaillit, les membres lui gelèrent,
et lors, comme en fureur (je meurs y repensant !)
j’allai contre mon chef mes deux mains élançant ;
415
je m’éclatai de cris a sa bouche colée,
et les restes serrant de son âme envolée.
Depuis je n’eus que mal, et les adversités
ont sans cesse depuis mes vieux ans agités.

CHŒUR
Las, sa mort fut la nôtre, et depuis, les misères,
420
renaissant coup sur coup, nous furent ordinaires.
Avec lui le royaume eut un même trépas,
car nous vîmes soudain les fers de Joacaz,
votre chétif enfant, que l’Égypte infidèle,
de fraudes abusé, tient encore chez elle.

AMITAL
425
Pauvre Prince et chétif, à peine tu avais
tenu le royal sceptre en ta dextre trois mois,
que de roi fait esclave, au lieu de lui tu portes
des manicles aux bras, sur le fleuve aux sept portes.

CHŒUR
Plus heureux n’a régné son frère Joachim,
430
qui son règne borna d’une sanglante fin.
Car cet Assyrien, contre sa foi promise,
Jérusalem pilla comme par force prise,
et Joachim meurtrit avec les citoyens,
puis leurs corps massacrez fit dévorer aux chiens.
435
De son enfant ne fut la fortune plus douce.

AMITAL
Hélas ! Il reçut d’elle une rude secousse.
Il était bien foiblet, et pour son âge bas
il ne vaquait encore qu’aux enfantins ébats ;
le soleil, qui avait sa naissance amenée,
440
ne tournoyait sur lui que la huitième année ;
de couronne il n’avait ni de sceptre souci,
quand ce même tyran le transporta d’ici,
entraina ses parents et sa dolente mère,
pour dévider leur âge en servitude austère.

CHŒUR
445
Dieu ne punira point un fait tant inhumain ?

AMITAL
A mon fils Sédécie il mit le sceptre en main
pour régner en Juda, malheureuse province,
province malheureuse, et plus malheureux prince !

CHŒUR
Las ! Qui est la cité, qui est la nation,
450
qui a tant comme nous de tribulation ?
Qui a Jérusalem surpassée en misères ?
Qui a tant éprouvé du grand Dieu les colères ?

AMITAL
Celui pourrait nombrer les célestes flambeaux,
les feuilles des forets, et les vagues des eaux,
455
les sables qui légers dans l’Arabie ondoient,
qui pourrait raconter les maux qui nous guerroient.

CHŒUR
Il nous les faut pleurer, car, las !, à nos malheurs
pour tout allègement ne restent que les pleurs.

AMITAL
Pleurons doncques, pleurons sur ces moiteuses rives,
460
puisque nous n’avons plus que nos larmes, captives :
ne cessons de pleurer, ne cessons, ne cessons
de nous baigner le sein des pleurs que nous versons.
Pleurons Jérusalem, Jérusalem détruite,
Jérusalem en flamme et en cendres réduite :
465
ne soient plus d’autre chose occupés nos esprits,
ne faisons que douloir, que jeter pleurs et cris.
Devons-nous avoir plus autre sollicitude ?
Pouvons-nous autre part appliquer notre étude ?
Nous est-il rien resté qu’un esprit gémissant,
470
qu’un esprit adeulé dans un corps languissant ?

CHŒUR
Pleurons doncques, pleurons, et de tristes cantiques
lamentons sur ce bord nos malheurs Hébraïques.

AMITAL
Rompons nos vêtements, découvrons notre sein,
élançons contre lui notre bourrelle main ;
475
n’épargnons nos cheveux et nos visages tendres,
couvrons nos dos de sacs, et nos têtes de cendres.

CHŒUR
Nous te pleurons lamentable cité,
qui eut jadis tant de prospérité,
et maintenant, pleine d’adversité
480
gis abattue.
Las ! Au besoin tu avais eu toujours
la main de Dieu levée à ton secours,
qui maintenant de remparts et de tours
t’a dévêtue.
485
Il t’a, Sion, le visage obscurci,
voyant le roc de ton cœur endurci
être imployable, et n’avoir plus souci
de sa loi sainte.
Tu as, ingrate, oublié ton devoir,
490
tu as osé d’autres dieux recevoir,
au lieu, Sion, que tu devais avoir
toujours sa crainte.
Il t’a laissée au milieu du danger,
pour être esclave au soudard étranger,
495
qui d’Assyrie est venu saccager
ta riche terre.
Comme l’on voit les débiles moutons,
sans le pasteur, courus des loups gloutons,
ainsi chacun, quand Dieu nous reboutons,
500
nous fait la guerre.
Mille couteaux nous ont ouvert le flanc,
des corps meurtris s’est fait un rouge étang,
dans le saint temple a découlé le sang
de tes prophètes.
505
Le Chaldéen l’a barbare pillé,
et sans horreur d’ornement dépouillé,
le tabernacle il a sanglant souillé
de mains infetes.

AMITAL
Oh, trois fois malheureuse nuit,
510
que tu nous as de mal produit !
Jamais autres ténèbres
ne furent si funèbres !
Il me semble encor que je vois
les hommes tomber devant moi,
515
que j’entends des mourables
les regrets lamentables.
Que j’ois les fifres et tabours,
les trompettes dessus les tours,
dont le son encourage
520
le vainqueur au carnage.
Que le feu de tous côtés bruit,
que sur les toits la flamme luit,
que les enfants on rue
des maisons en la rue.
525
Pleurons les malheurs de Sion,
calamiteuse nation,
pleurons, tourbe compagne,
notre sainte montagne.

CHŒUR
Mais plutôt prions notre Dieu
530
qu’il ait pitié du peuple Hébrieu,
qu’il apaise son ire,
et sa verge retire.
Qu’il veuille sauver notre roi,
pour désormais vivre en sa loi,
535
gardant son âme pure
d’idolâtre souillure.

AMITAL
Levons nos mains au ciel et nos larmoyants yeux,
jetons-nous à genoux d’un cœur dévotieux,
et soupirant ensemble à sa majesté haute,
540
le prions qu’il lui plaise effacer notre faute.
Oh, seigneur notre Dieu, qui nous sauvas jadis
par le milieu des flots qu’en deux parts tu fendis,
conduisant de ta main ton peuple Israélite,
quand tu l’eus délivré du joug Madianite ;
545
qui l’armée ennemie abîmas sous la mer,
qui aux profonds déserts nous gardas d’affamer ;
qui sur le mont Oreb apparus à nos pères,
et leur fis recevoir tes édits salutaires ;
qui leur donnas secours par les anges du Ciel ;
550
qui leur baillas la terre ondoyante de miel
d’Aphée et de Hébron, brisant les exercites
de Bethel, de Gaser, et des forts Ammonites ;
qui naguères sauvas Manassé notre roi
des ceps de Babylon, se retournant à toi :
555
pardonneur, pitoyable, étends sur nous ta vue,
et vois l’affliction dont notre âme est repue !
Prends, Seigneur, prends, Seigneur, de nous compassion,
aie, Seigneur, pitié de la pauvre Sion ;
ne l’extermine point : nous sommes la semence
560
d’Isaac ton serviteur, tes infants d’alliance ;
ne nous reprouve point, père, fais nous merci,
délivre Sédécie et ses enfants aussi.
Ainsi puissions toujours rechanter tes louanges,
et bannir loin de nous tous autres dieux étranges.

CHŒUR
565
Madame, levons-nous, levons-nous, car voici
la Reine avec son train qui s’approche d’ici.

LA REINE, SA GOUVERNANTE, AMITAL, LE CHŒUR

LA REINE
Oh, beau soleil luisant, qui redores le monde
aussitôt que la nuit te voit sortir de l’onde ;
rayonnante lumière, œil de tout l’univers,
570
qui déchasses le somme et rends nos yeux ouverts :
tu sois le bienvenu sur ces belles campagnes,
bienvenu le bonheur de qui tu t’accompagnes.
Ta clairté nous fait voir le désirable fruit
du sort victorieux, dont nous oyons le bruit.
575
Nous voyons maintenant les rois israelites,
et leurs peuples restés à nos fiers exercites,
amener par troupeaux misérable butin :
la fin de nos travaux nous voyons ce matin.
Mais qu’est-ce que je vois ?

LA GOUVERNANTE
C’est la tourbe étrangère
580
des filles de Juda, qui pleurent leur misère.

LA REINE
Hélas ! Quelle pitié, j’ai le cœur tout ému,
je voudrai n’avoir point un tel désastre vu !

LA GOUVERNANTE
Elles viennent vers nous.

LA REINE
Cette ancienne femme,
qui marche la première, est quelque grande dame.
585
Je vois qu’on la respecte. Hé, que c’est que de nous !
Que voilà, ma compagne, un beau mirouer pour tous.

AMITAL
Reine, à qui la fortune est constamment prospère,
s’il se trouve constance en chose si légère ;
épouse d’un grand roi, qui va seigneuriant
590
sous le vouloir de Dieu les peuples d’Orient :
soyez-nous favorable, et que les durs esclandres
de nous et de Sion, maintenant mise en cendres,
vous mollissent le cœur, si qu’oh Reine ! par vous,
le Roi notre vainqueur nous soit propice et doux.
595
Tout ce troupeau captif d’une voix vous supplie,
las, pour Dieu, que votre âme à la pitié se plie !
Que nos humides pleurs et nos cris ne soient vains,
nous sommes à vos pieds, nous vous joignons les mains :
voyez de nos enfants les prières tendrettes,
600
prenez compassion de ces créaturettes.
Ils réclament à vous : sus mignons, approchez,
et tout ainsi que nous à ses pieds vous couchez.
Elle a de vous sauver le pouvoir et l’envie,
d’elle seule dépend votre douteuse vie.

LA REINE
605
Madame, levez-vous.

AMITAL
Ce nom ne m’appartient,
ainçois le nom de serve à mon malheur convient,
je suis ores de reine esclave devenue.
Prenez pour vous servir ma vieillesse chenue,
je vous la viens offrir : votre condition
610
adoucira l’aigreur de ma sujétion.
La dignité du maître est aux serfs honorable,
et leur joug, bien que dur, en est plus supportable.

LA REINE
Ma mère, levez-vous, et vous dames aussi,
qu’un désastre commun fait lamenter ici.
615
Votre malheur ne fait que moins je vous honore,
mais fait qu’avec douleur vos ennuis je déplore.
Il ne faut que Fortune élève notre cœur,
pour vous maintenant voir éprouver sa rigueur,
que tous hommes mortels doivent sans cesse craindre,
620
soit roi, soit laboureur, le grand plus que le moindre.
Hélas ! Que savons-nous si ce jour seulement
ternira point notre heur de quelque changement ?
Nul ne vit asseuré des présents de Fortune :
elle est aux hommes mère et marâtre commune ;
625
ses instables faveurs volant sur notre chef,
bien souvent en leur place y laissent du méchef,
et comme peu de temps avec nous ils séjournent,
souvent le mal chassé, derechef y retournent.
Partant consolez-vous, mes dames, et pensez
630
que les présents malheurs contre vous élancés
ne vous rendent vers moi plus viles que naguières,
qu’en bonheur vous teniez vos dignités premières.

AMITAL
Dieu pour cette bonté vous bienheure toujours,
et jamais le malheur n’amertume vos jours.
635
En vous seule après Dieu gît notre confiance.

LA REINE
Tout dépend du Roi seul, nul que lui n’a puissance.

CHŒUR
Suppliez-le pour nous, Madame, nous savons
que si vous le priez nos maris nous sauvons,
nous sauvons Sédécie...

AMITAL
Hé, misérable prince,
640
que jamais n’eusses-tu commandé sur province !
Ne nous refusez point, Madame, ainsi jamais
ne vous puisse toucher le désastre mauvais ;
puissiez-vous dévider une longue jeunesse,
et saine parvenir en heureuse vieillesse,
645
abondante en enfants, abondante en honneur,
abondante en l’amour du Roi votre seigneur.

LA REINE
Je m’emploierai pour vous, n’en ayez point de doute,
mais j’ai peur qu’irrité ma prière il n’écoute.

AMITAL
Si fera si Dieu plaît.

LA REINE
Vous l’avez outragé.

AMITAL
650
Il est vrai, mais Madame, il en est bien vengé.

LA REINE
Un roi vainqueur n’a point de borne en sa vengeance.

AMITAL
Si la faut-il toujours conformer à l’offense.

LA REINE
Voire, mais il sera juge en sa passion.

AMITAL
Tout brave cœur est lent à la punition.

LA REINE
655
Il est tout magnanime, et ne tend qu’à la gloire.

AMITAL
Il se doit contenter d’avoir eu la victoire.

LA REINE
Ainsi puisse advenir.

AMITAL
Le généreux Lion.

LA REINE
J’entends bien, mais le crime est de rébellion.

AMITAL
Nous sommes rebellés, voire, je le confesse.

LA REINE
660
Jamais un roi tel crime impuni ne relaisse.

AMITAL
Las ! Sommes-nous sans peine ? Hé Dieu, vous nous voyez !

LA REINE
Hélas ! Je ne dis pas que sans peine soyez,
vous souffrez trop de mal, je m’en compassionne,
mais je crains que le Roi de plus griève en ordonne.

AMITAL
665
Que saurait-il pis faire ?

LA REINE
Il vous ferait mourir.

AMITAL
Ce n’est pas nous mal faire, ains notre mal guarir.
Madame, plût à Dieu, plût à Dieu notre père,
que je fusse (hà, quel heur !) morte en ma primevère,
et que cette vieillesse en sillons n’eût creusé
670
mes tremblotantes mains, et mon visage usé !
La mort, bien que hâtive, eût affranchi mon âme
de tant de passions que j’ai souffert, Madame.
Je n’eusse vu deux fois ardre notre cité,
le massacre du peuple et sa captivité ;
675
hélas ! je n’eusse vu ce que voir me faut ores,
et que voir me faudra si je survis encores.
Oh, Mort, ne tarde plus, tourne ici, viens à moi,
de ton dard secourable arrache mon émoi.

LA REINE
Ne vous désolez point : il n’est si dure vie,
680
qui sans déplaire à Dieu, à la mort nous convie.
Confortez-vous d’espoir.

AMITAL
Je n’ai plus qu’espérer,
mais j’ai beaucoup à craindre et beaucoup endurer.

LA REINE
Il n’est malheur si grand que l’espoir n’adoucisse.

AMITAL
Il n’est malheur si grand que l’espoir ne nourrisse.

LA REINE
685
Voire, mais un chacun l’espérance reçoit.

AMITAL
Voire, mais un chacun l’espérance déçoit.

LA REINE
La mort ne manque point, elle vient trop hâtive.

AMITAL
La mort aux affligés vient toujours trop tardive.

LA REINE
Votre bonheur peut bien retourner derechef.

AMITAL
690
Plutôt hélas ! Plutôt croîtra notre méchef.

LA REINE
Comment vous est venu ce comble de misères ?

AMITAL
Nous avons du grand Dieu provoqué les colères.

LA REINE
Comme advint votre prise ?

AMITAL
Hé, hé, le cœur me fend,
la trop grande douleur le parler me défend.

LA REINE
695
Laissez donc ce propos.

AMITAL
Non, s’il vous plaît, Madame,
combien que mes tourments en reblessent mon âme.
Mais ce n’est plus à moi d’éviter les ennuis,
je m’en repais le cœur, toute en douleurs je suis.

LA REINE
Contez-nous ce malheur s’il ne vous désagrée.

AMITAL
700
Je me plais en mon mal, ce discours me recrée.
Déjà le grand flambeau, qui court perpétuel,
avait fait dessus nous un voyage annuel,
et déjà retraçait une course seconde,
ayant par deux saisons retournoyé le monde,
705
depuis que votre armée, effroyable en soudards,
notre ville assiégeait, close de toutes parts.
Vos balistes avaient sa muraille percée,
Jérusalem était à demi renversée,
la plus grand’ part du peuple et des chefs étaient morts ;
710
nous avions soutenu mille sanglants efforts,
résolus à la mort, plus que lionnes fières
défendant leurs petits qu’on force en leurs tanières ;
la faim, plus que le fer, pâles nous combattait,
et la férocité de nos cœurs abattait.
715
Le peuple alangouré, sans courage, sans force,
décharné se traînait, n’ayant rien que l’écorce
qui lui couvrait les os, et cette maigre faim
étouffait les enfants en demandant du pain.
Nous ressemblions, errants par les places, dolentes,
720
non des hommes vivants, mais des larves errantes,
et jà cette fureur tellement nous pressait,
que de son propre enfant la mère se paissait.
Las ! Je transis d’horreur, je forcene, j’affole,
ce triste souvenir m’arrête la parole !

LA REINE
725
Ne vous adeulez point, reprenez vos esprits,
et relaissez plutôt ce discours entrepris.

AMITAL
Je le continurai, combien qu’il me déplaise.

LA REINE
Ne vous y forcez point, faites-en à votre aise.

AMITAL
Or le sac de Sion, et sa captivité,
730
prédits étaient venus à leur temps limité ;
jà le mal nous touchait (telle était l’ordonnance
du grand Dieu, qui voulait châtier notre offense)
et comme lorsqu’il veut nous punir rudement,
il fait que nous perdons tout humain jugement.
735
Nous en fûmes ainsi, car n’ayant corps de garde,
sentinelle ni ronde, et sans nous donner garde,
comme si retirés fussent nos ennemis,
en nos couches sans peur reposions endormis,
quand - oh cruel méchef ! - lorsque la nuit ombreuse
740
vers le jour sommeillant cheminait paresseuse
dans le ciel ténébreux, que le somme enchanteur
versait dedans nos yeux une aveugle moiteur,
qu’en la terre et au ciel toute chose était coie,
tous animaux dormants fors la plaintive orfraie,
745
le camp de Babylon, sans crainte des hasards,
avec grands hurlements échelle les remparts ;
donne dedans la brèche, et ne trouvant défense,
rangé par escadrons dans la ville s’élance ;
gagne les carrefours, s’empare des lieux forts,
750
et sur le temple sains fait ses premiers efforts.
Tout est mis aux couteaux, on n’épargne personne,
à sexe ou qualité le soldat ne pardonne :
les femmes, les enfants, et les hommes âgés
tombent sans nul égard pêle-mêle égorgés.
755
Le sang, le feu, le fer, coule, flambe, résonne,
on entend les tabours, mainte trompette sonne,
tout est jonché de morts, l’ennemi sans pitié
meurtrit ce qu’il rencontre, et le foule du pied.
Or le Roi, qui soudain entendit cet esclandre,
760
troublé saute du lit, et va ses armes prendre,
mais retenu par nous, et ayant entendu
de ses gens effroyés que tout était perdu,
descend secrètement avecques sa famille,
et par une poterne abandonne la ville.
765
Un chemin se présente, aux montagnes tendant,
pour gagner l'Arabie et laisser l’Occident ;
il est rude, pierreux, raboteux et sauvage,
les rocs des deux côtés malaisent le passage :
ores il faut grimper à mont un rocher droit,
770
ore il faut dévaler par un chemin étroit,
vous voyez à vos pieds l’horreur d’un précipice,
qui fait en le voyant que le poil en hérisse ;
un torrent bruit à bas, qui court en bouillonnant,
entrainant maints ormeaux qu’il va déracinant.
775
Là le Roi, ses enfants, et nous autres pauvrettes,
cheminons en frayeur par des voies secrètes.
La nuit était obscure, et nos humides yeux
ne voyaient pour conduite aucune lampe aux cieux,
toutefois en bronchent, en tombant à toute heure,
780
nous franchissons en fin cette rude demeure ;
descendons en la plaine et hâtons notre pas,
chaque mère portant son enfant en ses bras.
Vous eussiez eu pitié de nous voir demi-nues
courant et haletant par sentes inconnues,
785
le front échevelé, regardant à tous coups
si l’ennemi sanglant accourait après nous.
Mais las ! Comme le jour, encommençant sa peine,
nous éclairait errants par la déserte plaine,
auprès de Jéricho nous entendons hennir
790
des chevaux, et soudain nous les voyons venir ;
alors nous commençons à nous battre et détordre,
de-ça de-là courir en un confus désordre,
les hommes s’écarter où les chassait la peur.
Le Roi seul demeura trop attendri de cœur
795
de voir nos passions, et ses petites âmes
qui lui tendaient les mains près les reines ses femmes.
Aussitôt les coureurs nous viennent enfermer,
se saisissent de nous, font le Roi désarmer,
nous amènent ici, hommes, femmes ensemble,
800
comme à même destin le malheur nous assemble.
Las ! Prenez-en pitié, merci nous vous crions,
nous n’espérons qu’en vous, seule nous vous prions.

LA REINE
Hà Dieu, quel déconfort ! Que la fortune adverse
ce pauvre peuple hébrieu cruellement traverse !
805
Le cœur me bat au sein d’ouïr tant de malheurs.

LA GOUVERNANTE
Pourquoi vous gênez-vous d’inutiles douleurs ?
Madame, et que vous sert d’affliger votre vie
pour les calamités d’une tourbe asservie ?

LA REINE
Ah pour Dieu, taisez-vous ! Il nous en pend autant,
810
le sort n’est pas vers nous plus que vers eux constant !

CHŒUR
Hé hé hé !

AMITAL
Las ! Madame.

LA REINE
Et que vous puis-je faire ?

AMITAL
Employez-vous pour nous.

LA REINE
C’est un fâcheux affaire.

AMITAL
Nous refuserez-vous ?

CHŒUR
Nous délaisserez-vous ?

LA REINE
Non, mais je crains du Roi l’imployable courroux
815
encontre votre race, et qu’impétrer ne puisse
qu’en rigueur de vos chefs l’offense il ne punisse.

CHŒUR
Hélas ! Que ferons-nous ?

LA REINE
Ne vous déconfortez,
ains avec bon espoir vos ennuis supportez.

CHŒUR
Disons adieu, mes compagnes,
820
à nos chétives campagnes,
où le Jourdain doux coulant
va sur le sable ondelant.
Adieu terre plantureuse,
naguère si populeuse,
825
terre promise du Ciel,
toute ondoyante de miel.
Adieu Siloé, fontaine
dont la douce eau se pourmène
dans le canal de Cedron,
830
serpentant à l’environ.
Adieu costaux et vallées,
adieu rives désolées,
adieu verdureux Hébron,
vieil territoire d’Efron.
835
Adieu rives désolées,
adieu verdureux Hébron,
vieil territoire d’Efron.
Sur toi, montagnette sainte,
le bon Abram fit sa plainte,
840
comme il fit sur toi, Bethel,
fumer son premier autel.
Adieu cité, renommée
sur les cités d’Idumée,
que jadis un roi conquit
845
du Jébuséen, qu’il vainquit.
Et vous, naguière édifice
le plus rare en artifice,
et en ornements divers,
qu’il fût temple en l’univers.
850
Las ! Nous vous laissons, pauvrettes,
de ces barbares sujettes,
qui nous traînent inhumains
en des royaumes lointains,
où faudra que notre vie,
855
à leur vouloir asservie,
languisse éternellement
en déplorable tourment.
Car comme aurions-nous courage,
étant en un tel servage,
860
le cœur serré de douleurs,
de donner trêve à nos pleurs ?
Quand nous ne pouvons tant faire,
qu’il puisse à notre âme plaire
de chanter à l’Éternel
865
un cantique solennel ?
Et qu’adeulés nous souvienne,
sur la rive assyrienne,
des innombrables bienfaits
que sa bonté nous a faits ?
870
Et crains qu’en même oubliance
ne tombe la souvenance,
avecques l’affection
que nous devons à Sion.
Si est-ce pourtant, si est-ce
875
qu’il ne faut que la tristesse,
bien que dure, ait le pouvoir
de nous tirer du devoir :
ains quelque grand que puisse être
notre malheur, reconnaître
880
que nous le méritons bien,
et que Dieu veut notre bien.
Faut invoquer sa clémence,
avoir du mal repentance,
et ferme propos en soi
885
de vivre selon sa loi.
Élever vers lui la face,
avoir recours à sa grâce,
qui est promise à celui
qui met son attente en lui.
890
Sus donc prions-le captives,
sur ces infidèles rives,
qu’il veuille après son courroux
se ressouvenir de nous.


ACTE III

NABUCHODONOSOR, LA REINE

NABUCHODONOSOR
Je le tiens, je le tiens, je tiens la bête prise,
895
je jouis maintenant du plaisir de ma prise ;
j’ai chassé de tel heur que rien n’est échappé,
j’ai lesse et marcassins ensemble enveloppé.
Le cerne fut bien fait, les toiles bien tendues,
et bien avaient été les bauges reconnues ;
900
les veneurs ont bien fait, je le vois, c’est raison
que chacun ait sa part de cette venaison.
Quant au surplus je veux qu’il en soit fait curée.

LA REINE
Vous avez en vos mains la proye désirée :
selon votre vouloir en pouvez ordonner,
905
soit pour punir leur coulpe ou pour leur pardonner.

NABUCHODONOSOR
Pardonner ? Hà, plutôt le ciel sera sans flammes,
la terre sans verdure, et les ondes sans rames ;
plutôt, plutôt l’Euphrate encontre mont ira,
et plutôt le soleil en ténèbres luira.

LA REINE
910
Qui pardonne à quelqu’un le rend son redevable.

NABUCHODONOSOR
Qui remet son injure il se rend méprisable.

LA REINE
Pardonnant aux vaincus on gagne le cœur d’eux.

NABUCHODONOSOR
Pardonnant un outrage on en excite deux.

LA REINE
La douceur est toujours l’ornement d’un monarque.

NABUCHODONOSOR
915
La vengeance toujours un brave cœur remarque.

LA REINE
Rien ne le souille tant qu’un fait de cruauté.

NABUCHODONOSOR
Qui n’est cruel n’est pas digne de royauté.

LA REINE
Des peuples vos sujets l’avis est au contraire.

NABUCHODONOSOR
Ce que le prince approuve à son peuple doit plaire.

LA REINE
920
Le vice, où qu’il puisse être, est toujours odieux.

NABUCHODONOSOR
La haine des sujets nous rend plus glorieux.

LA REINE
Quelle gloire de n’être honoré que par feinte ?

NABUCHODONOSOR
Mais c’est une grandeur de l’être par contrainte.
La louange et l’amour sont communs à chacun,
925
mais de contraindre un peuple à tous n’est pas commun.
Il n’appartient qu’aux grands : les rois sont craints de force,
et les petits aimés par une douce amorce.

LA REINE
Vous le serez comme eux n’aimant que la vertu.

NABUCHODONOSOR
Cela sentirait trop son courage abattu.
930
Celui ne règne pas qui son vouloir limite :
aux Rois qui peuvent tout, toute chose est licite.

LA REINE
Un prince qui peut tout ne doit pas tout vouloir.

NABUCHODONOSOR
La volonté d’un prince est conforme au pouvoir.

LA REINE
Conformez-vous à Dieu, dont la force est suprême.

NABUCHODONOSOR
935
Dieu fait ce qu’il lui plaît, et moi je fais de même.

LA REINE
Hà, Monsieur, je vous prie ayez propos plus sains.
Dieu rabaisse le cœur des monarques hautains
qui s’égalent à lui, et qui n’ont connaissance
que tout humain pouvoir provient de sa puissance.
940
Vous voyez par ce roi (dont les ancêtres ont
porté si longuement le diadème au front,
et ores votre esclave, accablé de misères)
combien les royautés sont choses passagères.
Maintenant nous marchons sur tous rois triomphants,
945
mais las ! nous ne savons quels seront nos enfants.
Que dis-je nos enfants ? Quels nous serons nous-mêmes,
si nous aurons toujours au chef ces diadèmes.
Plus le sort nous caresse et plus craindre il nous faut,
car plus il nous élève et plus cherrons de haut.

NABUCHODONOSOR
950
Je n’en ai point de crainte.

LA REINE
Et c’est ce qui m’en donne.
La défiante peur asseure une couronne :
elle fait la prudence, et rarement s’est vu
qu’un homme soit tombé sous le malheur prévu.

NABUCHODONOSOR
Laissons-là ce discours, il est plein de tristesse.

LA REINE
955
Laissons-le, mais aussi laissez toute rudesse :
je vous pri’ pardonner à ce peuple captif,
ne vous souillez au sang de son prince chétif.

NABUCHODONOSOR
C’est un peuple méchant qui toujours se rebelle,
l’autre est un roi parjure, un traître, un infidèle.

LA REINE
960
Encore qu’il soit tel, si ne devez-vous pas
le meurtrir de froid sang, c’est trop que du trépas.

NABUCHODONOSOR
Bien que j’eusse à bon droit de l’égorger envie,
pour vous gratifier je lui donne la vie.
Non qu’il ne soit puni, car un si grand forfait
965
ne doit couler sans peine à celui qui l’a fait.
Je veux voir son maintien et ses raisons entendre.
Sus, amenez-le moi.

LA REINE
Je ne veux pas l’attendre,
j’aurais trop de pitié de voir ce pauvre roi
par désastre réduit en si grand désarroi.

NABUCHODONOSOR
970
Hà, je jure le Ciel que votre félonie
sera plus grièvement que de la mort punie.
Vous vivrez, vous vivrez, mais sera tellement
que vos jours rouleront en continu tourment.
Vous requerrez la mort de borner vos tortures,
975
voyant devant vos yeux meurtrir vos créatures,
égorger vos amis, les prêtres de la loi,
qui mutins vous ont fait élever contre moi.
Mais qu’est-ce que j’entends ? Qui sont ces voix plaintives ?
D’où part cette tristesse ? Hà, sont ces tourbes juives,
980
elles tournent vers moi : c’est en vain, par leurs cris
les malheurs qu’elles ont ne seront désaigris.

AMITAL, LES REINES, NABUCHODONOSOR, LE CHŒUR

AMITAL
Allons, dolent troupeau ! Possible nos prières
et les cris redoublés de tant de prisonnières
attendriront son cœur : il n’est pas un rocher,
985
il n’est pas un dragon qui se paisse de chair.
Approchez donc mes brus, lâchez la bonde aux larmes,
soupirez, sanglotez, déployez toutes armes ;
guerroyez vos cheveux, n’épargnez votre teint,
que votre sein d’albâtre en votre sang soit teint.

LES REINES
990
D’ennuis et de langueurs nos larmes sont nourries,
sans cela dés longtemps elles fussent taries,
mais la source en est vive, et ne faut débonder
leurs canaux, pour les faire en larmes abonder.

AMITAL
Je le vois. Las mon Dieu ! viens et nous favorise,
995
inspire nous, mon Dieu, conduis notre entreprise.
Oh, qui, dompteur du monde, avez sous votre loi
ce terrestre univers, grand monarque, grand Roi,
chéri de l’Éternel, qui de faveur assiste
en tous lieux et desseins vous et votre exercite :
1000
comme vous l’imitez en courage indompté
et en toute puissance, imitez sa bonté.
Toujours il ne foudroie, et toujours, en menace
pour nos impiétés, il ne ride sa face ;
souvent il se tempère, et rompant son courroux
1005
après la repentance il se montre plus doux.
Hélas, soyez-nous tel, montrez-vous débonnaire
envers nous crimineux, Dieu soit votre exemplaire.
Pardonnez nos forfaits : humbles à deux genoux
nous demandons pardon. Hélas, pardonnez-nous !

NABUCHODONOSOR
1010
Quel pardon voulez-vous ?

AMITAL
Délivrez Sédécie.

NABUCHODONOSOR
Ce méchant, de qui l’âme est au mal endurcie !

AMITAL
Il est assez puni de ses crimes passés.

NABUCHODONOSOR
Sa faute ne saurait être punie assez.

AMITAL
Un grand crime demande une clémence grande.

NABUCHODONOSOR
1015
Un grand crime toujours un grand tourment demande.
Levez-vous, je ne veux que vous soyez ainsi.

AMITAL
Nous sommes comme il faut pour demander merci.
Ne nous refusez point : s’il n’était point d’offense,
un roi n’aurait moyen de montrer sa clémence.
1020
Sire, il est tout certain : le crime d’un sujet
sert aux bontés d’un roi d’honorable sujet,
et plus ce crime est grief et plus grande est sa gloire,
acquérant sur lui-même une belle victoire.
C’est plus de se dompter, dompter ses passions,
1025
que commander monarque à mille nations.
Vous avez subjugué maintes belles provinces,
vous avez combattu les plus belliqueux princes,
et les plus redoutés ; mais vous l’étiez plus qu’eux,
tous ensemble n’étaient tant que vous belliqueux.
1030
Mais en vous surmontant, qui êtes indomptable,
vous acquerrez victoire à jamais mémorable.
Vous aurez double honneur de nous avoir défaits,
et d’avoir, comme Dieu, pardonné nos méfaits.

NABUCHODONOSOR
Le naturel des dieux est de punir le vice.

AMITAL
1035
Dieu préfère toujours la clémence à justice,
et ne reboute point de sa grâce celui,
quelque pécheur qu’il soit, qui se retourne à lui.
Soyez tel, soyez, Sire, un sauveur de coupables,
jetez sur nous un rais de vos yeux pitoyables.
1040
La douceur en un prince est un céleste don.
Hélas, pardonnez-nous, et faites-nous pardon !

NABUCHODONOSOR
Vous ne parliez ainsi quand, en fière arrogance,
vos enfants rebellés dépitaient ma puissance,
amorcés du secours dont l’Égypte a manqué,
1045
car alors sans raison vous m’avez attaqué.

AMITAL
Las ! Qu’y eussè-je fait ? Je ne m’en suis pas tue :
je prédis ces malheurs, mais je ne fus point crue,
ni Jérémie aussi, Jérémie à qui Dieu
faisait voir les destins du pauvre peuple Hébrieu.
1050
Je prédis, je prédis avecques maintes larmes
le mal qui nous viendrait de provoquer vos armes.
Mais la jeunesse ardente et prompte aux changements,
toujours mit sous le pied nos amonnestements,
si que mon fils, poussé de leurs voix indiscrètes,
1055
et des prédictions de quelques faux prophètes,
a son dam et au nôtre, et de notre cité,
s’allia de Néchon, dont fûtes irrité.

NABUCHODONOSOR
Eus-je tort de poursuivre un rompeur d’alliance,
et qui print contre moi d’Égypte l’accointance ?

AMITAL
1060
Non, vous n’eûtes pas tort, et non non, ce fut nous :
nous-mêmes de nos maux sommes cause, et non vous.

NABUCHODONOSOR
Qui a fait le dommage en doit porter la peine.

AMITAL
Ne l’avons-nous portée ? Hà qu’elle est inhumaine !
Hà, qu’elle est angoisseuse !

NABUCHODONOSOR
Et qu’avez-vous souffert ?

AMITAL
1065
Et n’est-ce rien souffrir quand un royaume on perd ?
Sire, Dieu vous en garde : il n’est rien plus étrange
que faire d’un royaume à des prisons échange.
Quels supplices plus grands peuvent être soufferts
par un prince, que d’être incessamment aux fers ?
1070
Voir ses enfants captifs, ses femmes en servage,
son peuple mis à mort, et sa ville au pillage ?
Soit de tant de malheurs votre cœur satisfait.

NABUCHODONOSOR
Ce n’est encores rien au prix de son forfait.

AMITAL
Hé que voulez-vous plus ? Êtes-vous implacable ?
1075
Êtes-vous un tyran, un prince inexorable ?
Un homme sans pitié ? Donnez-vous pour repas
a votre âme, à vos yeux, des princes le trépas ?
Voulez-vous qu’à jamais la belle renommée
de vos victoires soit de meurtres diffamée ?
1080
La voulez-vous souiller ? La voulez-vous ternir ?
Vous rendre abominable aux races à venir ?
Hà ne le faites pas, ne le faites pas, Sire,
ne contaminez point de meurtres votre empire ;
épargnez notre sang, vous aurez des remords,
1085
si vous nous massacrez, pires que mille morts.

NABUCHODONOSOR
Je pardonne à votre âge.

AMITAL
Hélas ! Je vous rends grâce.
Je ne demande point que pardon on me fasse :
faites-moi démembrer, faites-moi torturer,
faites à ce vieil corps tout supplice endurer,
1090
soûlez-vous en ma peine, et que je satisfasse
seule pour Sédécie, et pour toute sa race.
Il ne peut recevoir effort plus violant
que voir devant ses yeux sa mère bourrelant.
Là donc martyrez-moi, versez sur moi votre ire,
1095
le tourment que j’aurai sera double martyre,
torturant mère et fils par ma seule douleur.
Sauriez-vous inventer un outrage meilleur ?

NABUCHODONOSOR
Je ne veux l’innocent souffrir pour le coupable.

AMITAL
Innocente je suis, partant non punissable.

NABUCHODONOSOR
1100
Je ne veux pas aussi qu’aucun mal vous souffrez.

AMITAL
Il faut donc que mon fils ores vous délivrez,
car il ne peut souffrir que je ne m’en ressente,
à son bien et son mal je suis participante.
Si doncques il vous plaît m’exempter de tout mal,
1105
faites, las ! que ce bien à nous deux soit égal.

NABUCHODONOSOR
Vous êtes sans délit, mais il n’est pas de mêmes.

AMITAL
Punissez donc son crime en moi qui suis lui-mêmes,
soit votre cœur vengé par mon sanglant trépas,
que ma mort vous suffise et qu’il ne meure pas.
1110
Ne suis-je assez coupable ? Et si suis, étant celle
qui au monde ai produit ce roi votre rebelle.
Hélas, c’est bien assez ! Je suis cause de tout,
sans moi notre cité fût encores debout,
le sacré temple en gloire, et sans moi le colère
1115
ne vous forcerait d’être envers nous sanguinaire,
qui nous étiez ami, nous chérissant sur tous.

NABUCHODONOSOR
J’ai toujours bien aimé Josie votre époux.

AMITAL
Hélas ! Aimez-le encore après la sépulture,
conservez cet amour en sa progéniture ;
1120
souvenez-vous de lui, c’était un prince bon,
qui toujours honorait les rois de Babylon.
Qu’il vous était dévot ! Sa propre seigneurie
ne lui était de rien au prix de l’Assyrie.
Et me disait souvent ne rien tant désirer
1125
que de voir votre empire en tout bien prospérer
et s’accroître en pouvoir : le soin de votre gloire
a possédé son cœur jusqu’en la tombe noire.

NABUCHODONOSOR
Qui a son fils ému de s’armer contre moi ?

AMITAL
Je ne sais qui l’a mû de vous fausser la foi.
1130
Mais pourtant, je vous prie ne vous y vouloir prendre,
ains plutôt dessus lui votre douceur étendre.
Que la bonté du père efface en votre cœur
et de l’enfant la coulpe, et de vous la rancœur.
Il a bien mérité que l’on le reconnaisse
1135
que son loyal service en son fils apparaisse.
Hélas, montrez-le donc ! Vous savez qu’il est mort
en combattant pour vous sur l’arabique bord,
lors que le roi d’Égypte atraînant son armée,
jusqu’à l’Euphrate entra par la terre idumée.
1140
Oh, Prince généreux ! Oh, cœur vraiment royal !
qui fus à ton ami si constamment loyal :
maintenant que tu vis sur les voûtes célestes,
regarde de Juda les misérables restes ;
et si tu as encore des tiens quelque souci,
1145
si tes yeux immortels pénètrent jusqu’ici,
mon Époux, mon Seigneur, aide-nous à cette heure,
assiste Sédécie, et fais tant qu’il ne meure.
Supplie à l’Éternel, qui les courages meut
des grands rois de la terre à faire ce qu’il veut,
1150
qu’ores à la douceur ce monarque il inspire,
si que de notre sang son poignard il retire.

NABUCHODONOSOR
Je sais bien que Josie en ma querelle est mort,
mais cela ne fait pas que votre fils n’ait tort.

AMITAL
Il a tort voirement, personne ne le nie,
1155
je ne l’excuse point, sa faute est infinie ;
mais faites, je vous prie, que votre humanité
le soit encores plus, ait plus d’infinité.
Reguerdonnez en lui le trépas de son père,
et la captivité de Joacaz son frère.
1160
Que dirait-on de vous, si des rois vos amis
les enfants, pour loyer, à la mort étaient mis ?
Qui voudrait plus vous suivre, et aux combats dépendre,
comme fit mon époux, sa vie à vous défendre ?
Las ! Par vous je suis veuve, et par vous à Memphis
1165
pleure dessous les fers mon misérable fils,
héritier de son père au royal diadème,
et encore héritier en un désastre même.
Ne vous en chaut-il point ? N’avez-vous point au cœur
quelque epoinçonnement de ma juste langueur ?

NABUCHODONOSOR
1170
Quand ressemblant Josie un prince israélite
n’a pris pour m’assaillir le parti memphitique,
je l’ai gratifié l’assistant au besoin,
et les bornes jetant de ses terres plus loin ;
mais se liguant en guerre avec mes adversaires,
1175
qu’il ne fasse bouclier des vertus de ses pères ;
je ne les pèse point, pour n’être libéral
à ceux qui sans raison me pourchassent du mal.

AMITAL
Hé, qu’ai-je fait, pauvrette ? En quoi pouvez-vous dire
que j’aie oncque entrepris d’éperonner votre ire ?
1180
A ce été quand Josie armé vous secourut ?
Qu’il combattit pour vous ? Que pour vous il mourut ?
A ce été quand mon fils, lié comme un forçaire,
fut esclave pour vous, sa ville tributaire ?
Las ! Toujours le malheur nous tombe sur les bras,
1185
et vous étant amis et ne vous l’étant pas.

NABUCHODONOSOR
Je ne me plains de vous, n’en ayez peine aucune ;
au contraire, Amital, je plains votre infortune,
de voir vos ans chenus retomber derechef
en un second esclandre, en un second méchef.

AMITAL
1190
Et qui peut mieux que vous sereiner ma tristesse ?
Qui peut donner repos à ma foible vieillesse ?
Nul certes : c’est de vous, Sire, c’est de vous seul,
que nous devons attendre ou la joie, ou le deul ;
faites cesser mes pleurs, et qu’avant que je meure,
1195
j’aie par votre grâce encor quelque bonne heure,
revoyant mon cher fils non en sa dignité,
mais vivre seulement hors de captivité.

NABUCHODONOSOR
Bien que sa forfaiture ait la mort desservie,
pour le respect de vous je lui laisse la vie.

AMITAL
1200
Que les fers il ne porte, affranchi désormais.

NABUCHODONOSOR
Devant qu’il soit une heure il n’en verra jamais.

AMITAL
Oh, suprême bonté ! Que vos genoux j’embrasse.
Hélas, je ne suis pas digne de telle grâce.
Vous redonnez la vie à mon corps qui mourait,
1205
vous comblez de liesse un cœur qui soupirait.

LES REINES
Prenez de ces enfants quelque sollicitude.

NABUCHODONOSOR
Je les affranchirai du joug de servitude,
et de tous les malheurs qui chétivent un roi,
sous la main de celui qui lui donne la loi.

AMITAL
1210
Il est temps, Israël, de rendre à Dieu louange,
qui a soin de son peuple en une terre étrange.
Sus, touchons le tabour, sus, la flûte entonnons !
Prenons harpe et guitare, et toutes en sonnons !
Le Seigneur, l’Éternel, le seul Dieu de nos pères
1215
s’est souvenu de nous au fort de nos misères ;
il a des ennemis détrempé la rigueur,
du Roi en sa colère il a touché le cœur.
Que tout Jacob l’entende, et que Juda s’accorde
à le regracier de sa miséricorde.

CHŒUR
1220
Comme veut-on que maintenant
si désolées
nous allions la flûte entonnant
dans ces vallées ?
Que le luth, touché de nos dois,
1225
et la cithare
fassent résonner de leur voix
un ciel barbare ?
Que la harpe, de qui le son
toujours lamente,
1230
assemble avec notre chanson
sa voix dolente ?
Trop nous donnent d’affliction
nos maux publiques,
pour vous réciter de Sion
1235
les saints cantiques.
Hélas ! Tout soupire entre nous,
tout y larmoie :
comment donc en attendez-vous
un chant de joie ?
1240
Notre âme n’a plus de chanter
envie aucune,
mais bien de plaindre et lamenter
notre infortune.
Celui doit qui est en bonheur
1245
chanter et rire,
mais il faut qu’un homme en malheur
toujours soupire.
Aussi tandis que nous aurons
cette détresse,
1250
jour et nuit nous lamenterons,
pleurant sans cesse,
et remplirons l’air de soupirs,
sortant à peine,
qui renforceront des Zéphyrs
1255
la foible haleine.
Hélas ! Il n’y a que la mort,
que la mort dure,
qui mette fin au déconfort
qui nous torture,
1260
que si son javelot mortel
ne nous délivre,
en un tourment perpétuel
nous faudra vivre.
Car hélas ! qui se contiendra
1265
de faire plainte,
lors que de toi nous souviendra,
Montagne sainte ?
Or tandis qu’en son corps sera
notre âme enclose,
1270
Israël jamais n’oubliera
si chère chose.
Nos enfants nous soient désormais
en oubliance,
si de toi nous perdons jamais
1275
la souvenance.
Notre langue tienne au gosier,
et notre dextre
pour les instruments manier
ne soit adextre.
1280
Que toujours notre nation
serve captive,
si jamais j’oublie Sion
tant que je vive.


ACTE IV

SÉDÉCIE, SARRÉE, NABUCHODONOSOR

SÉDÉCIE
Peuples qui méprisez le courroux du grand Dieu,
1285
comme assis inutile en un céleste lieu,
sans cure des humains, ni des choses humaines,
et qui prenez ses lois pour ordonnances vaines !
Hélas ! Corrigez-vous, délaissez votre erreur,
que l’exemple de nous vous apporte terreur !
1290
Voyez comme enchaînés en des prisions obscures,
nous souffrons jour et nuit de cruelles tortures ;
comme on nous tient en serre étroitement liés,
le col en une chaîne, et les bras et les pieds.
C’est pour avoir péché devant ta sainte face,
1295
et n’avoir craint, oh, Dieu !, le son de ta menace,
te réputant semblable à ces dieux que l’on fond,
ou qu’en pierre et en bois les statuaires font,
qui n’ont âme ni force, abominable ouvrage
à ceux mêmes, à ceux qui leur vont faire hommage.
1300
J’ai failli, j’ai péché, j’ai suivi les sentiers
des rois, qui reprouvés m’ont été devanciers ;
mais je l’apprends trop tard, la saison est passée,
j’ai par trop dessus moi de Dieu l’ire amassée.
Je chemine à la mort, jà mon supplice est prêt,
1305
on me va prononcer mon rigoureux arrêt.
Oh, l’incrédulité de mon âme obstinée !
Oh, piteux infortune ! Oh, dure destinée !

SARRÉE
Noble sang de David, tous nos regrets sont vains,
notre mal ne décroît pour nous en être plains.
1310
Où le remède faut, rien ne sert de se plaindre,
il n’y pend que la mort, est-elle tant à craindre ?

SÉDÉCIE
Je n’en ai point de peur, je désire mourir,
je ne puis pour mon bien qu’a son dard recourir :
c’est mon port de salut, par qui sera ma vie
1315
de tant d’adversités pour jamais affranchie.
C’est vergogne à un roi de survivre vaincu :
un bon cœur n’eût jamais son malheur survécu.

SARRÉE
Et qu’eussiez-vous pu faire ?

SÉDÉCIE
Un acte magnanime,
qui malgré le destin m’eût acquis de l’estime.
1320
Je fusse mort en roi fièrement combattant,
la mort et la fortune à mes pieds abattant.

SARRÉE
Dieu conduit toute chose, et du Ciel y commande,
nous n’avons rien mortels qui de lui ne dépende.
Ces royales grandeurs dont on fait tant d’état
1325
lui sont comme un roseau, de qui le vent s’ébat.

SÉDÉCIE
Que nous sommes trompés, humaines créatures,
qui flottons par ce monde avec tant d’aventures ;
que nous sommes trompés, cherchant la fermeté
en un frêle bonheur plein de légèreté !

SARRÉE
1330
Et n’est-ce pas grand cas, n’est-ce pas chose étrange,
qu’une prospérité si promptement se change ?
Hélas ! Vous le voyez, nous le voyons tous deux,
et que tout notre bien est un bien hasardeux.

SÉDÉCIE
Nous avons délaissé de Dieu la sainte voye,
1335
c’est pourquoi des gentils nous sommes faits la proye,
que Jacob est esclave, et que l’alme Sion
pour jamais est tombée en désolation.

SARRÉE
Au moins, Seigneur, pardonne à cette multitude,
a ce peuple ignorant, ne lui sois point si rude :
1340
il ne sait ce qu’il fait, le péché vient de nous,
pardonne-leur, pardonne, et nous puni pour tous.

SÉDÉCIE
Adouci-toi, Seigneur, ne me sois trop sévère,
n’afflige les enfants pour le péché du père ;
préserve-les de mal, que leur postérité
1345
puisse un jour rebâtir notre sainte cité.

SARRÉE
Or sus allons mourir ! Que ce prince infidèle
étanche en nous la soif de son âme cruelle.
Je mourrais moins dolent si c’était pour l’honneur
et non pour le mépris de Dieu notre seigneur.

SÉDÉCIE
1350
Las ! c’est pour nos méfaits et non pas pour sa gloire.
Je n’ai oncques voulu à ses prophètes croire,
qui m’ont par tant de fois ces esclandres prédit,
ains je me suis moqué de tout ce qu’ils m’ont dit.
Voyez comme il m’en prend, peuple, oh peuple, qui êtes,
1355
comme moi, incrédule à la voix des prophètes ;
patronnez-vous à moi, de peur que sur vos chefs
tombent à l’avenir de semblables méchefs.

SARRÉE
Mais voici le tyran ! Oh Dieu, le sang me glace
de voir son fier regard et sa tétrique face.

SÉDÉCIE
1360
Père, puis qu’il te plaît faire le châtiment
de nos impiétés par juste jugement,
et que ta volonté maintenant ne s’accorde
de nous faire jouir de ta miséricorde,
fais-nous cette faveur de loger nos esprits
1365
avec nos pères saints au céleste pourpris,
expiant nos forfaits par une mort sévère
que nous fera souffrir ce prince sanguinaire.

NABUCHODONOSOR
Que je fusse en mon cœur si lâche et si remis,
si foible de courage envers mes ennemis,
1370
demeurant sans vengeance, et trahissant la gloire
et le fruit doucereux d’une telle victoire ?
Ils mourront, ils mourront ! et s’il en reste aucun
que je veuille exempter du supplice commun,
ce sera pour son mal : je ne laisserai vivre
1375
que ceux que je voudrai plus aigrement poursuivre,
afin qu’ils meurent vifs, et qu’ils vivent mourant,
une présente mort tous les jours endurant.
Mais ne les vois-je pas ? Les voilà mes rebelles,
mes traîtres, mes mutins, mes sujets infidèles.
1380
Amenez, atraînez : hà, rustres je vous tiens,
vous êtes à la fin tombés en mes liens.
Toi, méchant déloyal, le pire de la terre,
tu as induit ton peuple à me faire la guerre
après t’avoir fait roi, t’avoir au trône mis
1385
de ton père, et pour toi les justes rois démis ?
Homme ingrat et parjure, abominable prince,
as-tu pour mon loyer révolté ma province ?
Est-ce ainsi, malheureux, que tu le reconnais ?
Est-ce ainsi que tu rends le bien que tu reçois ?
1390
Qui t’a mis en l’esprit de fausser ta parole ?
N’en faire non plus cas que de chose frivole ?
De parjurer ta foi ? Serait-ce point ton dieu,
ton dieu, qui n’a crédit qu’entre le peuple hébrieu ?
N’est-ce point ce pontife, et ces braves prophètes,
1395
les choses prédisant après quelles sont faites ?
Réponds, traître, réponds ! Où t’es-tu confié
de guerroyer celui qui t’a gratifié ?

SÉDÉCIE
Le Dieu que nous servons est le seul Dieu du monde,
qui de rien a bâti le ciel, la terre et l’onde ;
1400
c’est lui seul qui commande à la guerre, aux assauts,
il n’y a Dieu que lui, tous les autres sont faux.
Il déteste le vice, et le punit sévère,
quand il connait surtout que l’on y persévère.
Il ne conseille aucun de commettre un méfait,
1405
au contraire, c’est lui qui la vengeance en fait.
Ses prophètes il a, que par fois il envoie
pour radresser son peuple alors qu’il se dévoie ;
par eux de nos méchefs il nous fait avertir,
afin qu’en l’invoquant les puissions divertir.
1410
Mais hélas ! bien souvent notre âme est endurcie,
ne faisant conte d’eux ni de leur prophétie,
et c’est quand il nous laisse, et nous donne en butin
au peuple assyrien, arabe, ou philistin.
Autrement soyez seur que toute force humaine,
1415
quand il nous est propice, encontre nous est vaine,
et qu’encor vos soudards, bien qu’ils soient indomptés,
ne nous eussent jamais comme ils ont surmontés,
sans qu’il a retiré de nous sa bienveillance
pour nous faire tomber dessous votre puissance.
1420
Or vous ai-je offensé, je confesse ce point :
je vous ai offensé, mais qui n’offense point ?
Ma vie est en vos mains, vengez-vous dessus elle :
passez-moi votre estoc jusques à la pommelle,
et ce peuple sauvez, qui n’a fait autre mal
1425
sinon de se défendre et de m’être loyal.

NABUCHODONOSOR
Tu as donc, malheureux, par ton ingratitude
mis le glaive en la gorge à cette multitude :
quel supplice est sortable à ta méchanceté ?

SÉDÉCIE
Un supplice trop grief ressent sa cruauté.

NABUCHODONOSOR
1430
Peut-on être cruel envers un tel parjure ?

SÉDÉCIE
Comme en une autre chose y faut garder mesure.

NABUCHODONOSOR
Tu en as bien gardé en me faussant la foi.

SÉDÉCIE
Faisant comme j’ai fait, vous faudriez comme moi.

NABUCHODONOSOR
Ton crime est excessif.

SÉDÉCIE
Et gardez qu’excessive
1435
la vengeance ne soit sur une âme chétive.

NABUCHODONOSOR
Penses-tu qu’on te traite autrement qu’en rigueur ?

SÉDÉCIE
Cela dépend de vous, qui êtes le vainqueur.

NABUCHODONOSOR
Voire il dépend de moi, qui suis ton adversaire.

SÉDÉCIE
Le devoir cous défend de m’être trop sévère.

NABUCHODONOSOR
1440
Sévère ? Et quel tourment n’as-tu point mérité ?

SÉDÉCIE
Vous pesez mon mérite et non ma qualité.

NABUCHODONOSOR
Quelle ? Tu n’en as point.

SÉDÉCIE
Non par mon infortune.

NABUCHODONOSOR
Sans que je t’ai fait roi, tu n’en aurais aucune.

SÉDÉCIE
J’étais auparavant fils et frère de roi.

NABUCHODONOSOR
1445
Je t’ai baillé leur sceptre en t’obligeant à moi.

SÉDÉCIE
Ne leur étais-je pas successeur légitime ?

NABUCHODONOSOR
J’eusse pu confisquer le royaume pour crime.

SÉDÉCIE
Qu’ainsi soit, je suis prince issu de sang royal.

NABUCHODONOSOR
Tu es prince voir’ment, mais prince déloyal.

SÉDÉCIE
1450
En qui sauriez-vous mieux montrer votre clémence ?

NABUCHODONOSOR
En celui qui n’aura commis si griève offense.

SÉDÉCIE
N’aurez-vous donc égard à ma condition ?

NABUCHODONOSOR
Je ne veux de personne avoir acception.

SÉDÉCIE
Ne regardez au crime, ainçois à votre gloire,
1455
soyez fier en bataille et doux en la victoire,
votre honneur est de vaincre et savoir pardonner.

NABUCHODONOSOR
Mon honneur est de vaincre et de reguerdonner.

SÉDÉCIE
Quel honneur trouvez-vous à faire un grand carnage
de ceux que la fortune a sauvés de l’orage ?
1460
Et qui chargés de fers et chétifs, comme nous,
implorent votre grâce embrassant vos genoux ?

NABUCHODONOSOR
Quelle grâce veux-tu qu’à mes haineurs je fasse ?

SÉDÉCIE
Que voudriez qu’on vous fît étant en notre place ?

NABUCHODONOSOR
Comment ? Étant rebelle et traître comme toi ?
1465
Un ingrat, un infâme, un violeur de foi ?
Plutôt mille couteaux plongent en ma poitrine,
plutôt tombe sur moi la céleste machine !

SÉDÉCIE
Sire, considérez que tout homme mortel
pèche cent fois le jour encontre l’Éternel,
1470
qui sait bien qu’en naissant nature nous y pousse :
c’est pourquoi, le sachant, tant moins il s’en courrouce.
Sire, faites ainsi, vous êtes en ce lieu,
le temple, la vertu, la semblance de Dieu :
n’exercez dessus nous un pouvoir tyrannique,
1475
ains sauvez pour le moins cette tourbe hébraïque.
Ainsi le Tout-puissant soit à votre secours,
bénisse votre race, et l’assiste toujours.

NABUCHODONOSOR
Tu as beau raisonner, ta peine est résolue :
ce n’est de tes propos que parole perdue.
1480
Je suis comme un rocher élevé sur la mer,
que les flots ni les vents ne peuvent entamer.
On pourrait écrouler plutôt la terre toute
que de me démouvoir d’une chose résoute.
Non, vous serez punis, et l’infidélité
1485
de vos cœurs recevra le guerdon mérité.

SÉDÉCIE
Sus tyran, homicide, assouvi ton courage,
enivre-toi de sang, rempli-toi de carnage !
Là bourreau ne te lasse, infecte l’air de corps,
égorge les enfants, tire le cœur des morts,
1490
et le mange affamé, développant ta rage
pire que d’un lion et d’un tigre sauvage !
Tu n’as le cœur royal, et aussi n’es-tu pas
sorti de noble race, ains d’un lignage bas,
de la fange d’un peuple, et d’une main brigande
1495
as couru l’Assyrie, où ta fureur commande.

NABUCHODONOSOR
Tu parles bravement, mais devant que bouger,
peut-être on te verra de langage changer.

SÉDÉCIE
Fais ce que tu voudras, monstre horrible, dégorge
tout le fielleux venin de ta vilaine gorge ;
1500
je ne te crains, bourreau, carnassier, massacreur,
je ne redoute plus ni toi ni ta fureur !

NABUCHODONOSOR
Tu sembles un mâtin, qui abbaye et qui grogne.

SÉDÉCIE
C’est toi-même mâtin, qui te pais de charogne.

NABUCHODONOSOR
Empoignez-le, soudards, et le tirez d’ici,
1505
je ne tarderai guère à le rendre adouci.

SÉDÉCIE
Cherche nouveaux tourments, et sur moi les déploye,
consulte tes bourreaux, tout cela ne m’effroye.

NABUCHODONOSOR
Le désespoir qu’il a le rend audacieux,
ou bien pour m’émouvoir il fait le furieux :
1510
mais son effort est vain, il ne saurait tant faire
qu’il évite sa peine, elle est trop exemplaire.

CHŒUR
Pauvres filles de Sion,
vos liesses sont passées,
la commune affliction
1515
les a toutes effacées.
Ne luiront plus vos habits
de soie avec l’or tissue,
la perle avec le rubis
n’y sera plus aperçue.
1520
La chaîne qui dévalait
sur vos gorges ivoirines,
jamais comme elle soulait
n’embellira vos poitrines.
Vos seins, des cèdres pleurants
1525
en mainte larme tombée,
ne seront plus odorants,
ni des parfums de Sabée.
Et vos visages, déteints
de leur naturel albâtre,
1530
n’auront souci que leurs teints
soient peinturés de cinabre.
L’or crêpé de vos cheveux
qui sur vos tempes se joue,
de mille folâtres nœuds
1535
n’ombragera votre joue.
Nous n’entendrons plus les sons
de la soupireuse lyre,
qui s’accordait aux chansons,
que l’amour vous faisait dire.
1540
Quand les cuisantes ardeurs
du jour étant retirées,
on dansait sous les tiédeurs
des brunissantes soirées,
et que ceux-là, dont l’amour
1545
tenait les âmes malades,
faisaient aux dames la cour
de mille douces aubades,
contant les affections
de leurs amitiés fidèles,
1550
et les dures passions
qu’ils souffraient pour l’amour d’elles.
Las ! Que tout est bien changé,
nous n’avons plus que tristesse,
tout plaisir s’est étrangé
1555
de nous, et toute liesse.
Notre orgueilleuse cité,
qui les cités de la terre
passait en félicité,
n’est plus qu’un monceau de pierre.
1560
Dessous ses murs démolis,
comme en communs cimetères,
demeurent ensevelis
la plus grand’ part de nos frères.
Et nous, malheureux butin,
1565
allons soupirer captives,
bien loin dessous le matin,
sur l’Euphrate aux creuses rives,
où confites en tourment,
toute liberté ravie,
1570
en pleurs et gémissement
nous finirons notre vie.

LE PRÉVÔT DE L’HÔTEL, AMITAL, LES REINES

LE PRÉVÔT
Plût aux dieux immortels de n’avoir onque été,
plutôt qu’être réduit à cette extrémité
d’obéir aux fureurs d’un tyrannique maître
1575
ou, refusant ma charge, en sa défaveur être.
Oh, qu’heureux est celui qui vit tranquillement
en son petit ménage avec contentement.
Il ne voit tant d’horreurs commettre en sa présence,
il ne voit égorger une foiblette enfance,
1580
et les rois, desastrés en misérables serfs,
couchés dessus la paille acravanter de fers.
Le cœur m’en attendrit, et crois qu’il n’est personne,
quelque cruel qu’il soit, qui ne s’en passionne.
Mais mon malheur est tel, dont plus je me complains,
1585
qu’à ces immanités me faut mettre les mains.
Il me vient de commettre, oh chose misérable !,
pour enlever d’un roi la race lamentable,
voulant qu’aux yeux du père on la fasse meurtrir,
afin de le contraindre à d’autant plus souffrir.
1590
Je ne pourrai porter les complaintes amères
et les cris éclatants de leurs dolentes mères :
partant me faut couvrir cet outrageux dessein,
et les trompant, en feindre un autre plus humain.

LES REINES
Qui est ce gentilhomme, ayant le front si sombre ?

AMITAL
1595
Las ! Je crains qu’il ne vienne annoncer quelque encombre.

LES REINES
Non fera, si Dieu plaît, je n’en ai point de peur.

AMITAL
Hélas ! Si ai bien moi, j’en tremble dans le cœur.

LES REINES
Dieu nous veuille être en aide.

AMITAL
Ainsi soit.

LE PRÉVÔT
J’ai grand’joie
de voir qu’un si grand roi sa clémence déploie.

LES REINES
1600
Il ne vient point pour mal, Madame, asseurons-nous.

LE PRÉVÔT
J’eusse pensé qu’il dût les perdre en son courroux.

AMITAL
Réjouis-toi, mon âme, et donne à Dieu louange.

LE PRÉVÔT
Comme le cœur des rois en un moment se change !

LES REINES
Abordez-le, Madame.

AMITAL
Hé, la peur me retient.

LE PRÉVÔT
1605
De leur rébellion plus il ne lui souvient.
Ne vois-je pas la Reine ?

AMITAL
Et quoi ? Votre venue
est-elle pour détresse encores survenue ?
Nous veut-on point occire ? Ou d’injustes rigueurs,
après tant de travaux, renforcer nos langueurs ?
1610
Dites-nous, je vous prie, la fortune outrageuse
nous rendra désormais toute chose douteuse.

LE PRÉVÔT
Ne soyez en émoi, votre mal a pris fin.
Le Roi s’est apaisé, c’est un prince bénin.
AMITAL
1615
Et mon fils Sédécie ?

LE PRÉVÔT
Il était à cette heure
devisant avec lui.

AMITAL
Las, pourvu qu’il ne meure !

LE PRÉVÔT
Hà vraiment il n’a garde.

AMITAL
Hé que j’en prends d’ennui !

LE PRÉVÔT
Il verra trépasser maint autre devant lui.

AMITAL
Dieu nous le veuille rendre.

LES REINES
Et nous autres captives ?

LE PRÉVÔT
1620
Vous reverrez bientôt vos paternelles rives.

LES REINES
Oh vrai Dieu, quand sera-ce ? Et quand viendra le jour,
le jour tant désiré de notre heureux retour ?

AMITAL
Et ces petits enfants, si tendrelets encore,
qu’en veut-il être fait ?

LE PRÉVÔT
C’est pourquoi je viens ore.

LES REINES
1625
Hé bon Dieu qu’est-ce-la ?

LE PRÉVÔT
Le Roi, vous conservant
aux droits de votre sceptre, ainsi qu’auparavant,
et remettant l’injure à sa majesté faite,
vous veut tenir sujets, et votre foi sujette.

AMITAL
Qu’il n’ait peur que jamais nous manquons de devoir.

LE PRÉVÔT
1630
Il veut pour s’asseurer des otages avoir.

LES REINES
Quoi ? Ces petits enfants ?

LE PRÉVÔT
Ce sont ceux qu’il demande.

LES REINES
Las ! Que tout autre cas plutôt il nous commande.
Retienne le royaume, et nous-mêmes plutôt,
que ravir nos enfants, les tenir en dépôt.
1635
Aurait-il bien le cœur de priver une mère
de son cher enfançon, qui est son âme chère ?
Plutôt, plutôt la mort ! La mort nous aimons mieux :
qu’il nous fasse plutôt mourir devant ses yeux.

LE PRÉVÔT
Et quoi ? Sauraient-ils être en lieu plus honorable ?

LES REINES
1640
Las ! Ils ne sauraient être en lieu moins souhaitable.

LE PRÉVÔT
En la cour d’un grand roi, royalement nourris
avecques ses enfants, et des princes chéris.

AMITAL
Excusez s’il vous plaît la tendreur maternelle.

LE PRÉVÔT
Las ! Je l’excuse bien, c’est chose naturelle.

AMITAL
1645
J’ai crainte que mon fils en porte déplaisir.

LE PRÉVÔT
N’en ayez point de peur, c’est son plus grand désir.
C’est pour sa délivrance et pour leur avantage :
c’est lui-même, c’est lui qui les offre en otage.
Hà qu’il y a de rois qui seraient triomphants,
1650
s’il avaient ce crédit d’y mettre leurs enfants,
pour avoir même table avec nos petits princes,
qui les feront un jour gouverneurs des provinces,
les chefs de leur conseil, aimés des grands seigneurs,
qui les suivront partout, mendiant leurs faveurs.
1655
En gloire ils paraîtront sur les tourbes menues,
comme luisants soleils qui écartent les nues,
comme un mont élevé sur les petits costaux,
ou un cèdre au Liban sur les arbres moins hauts.
Que vous aurez de joie, alors qu’on viendra dire
1660
que vos enfants tiendront les rênes de l’empire :
régiront les Medois, et les peuples qui sont
les premiers œilladés du soleil vagabond.
Non, non, ne craignez point, ne portez point d’envie
a l’heureuse fortune où le Roi les convie.
1665
Livrez-les vitement sans plus délibérer,
quand un bien se présente il ne faut différer.

AMITAL
Allez donc mes enfants : allez à la bonne heure,
que par vous Sédécie en prison ne demeure,
allez allégrement ; mes filles, et pourquoi
1670
gémissez-vous ainsi ? Qui cause votre émoi ?

LES REINES
Qui pourrait retenir ses larmes ruisselantes ?
Pourrions-nous en ce mal n’être point larmoyantes ?
Ne point gémir voyant nos enfançons ravir
afin de les occire, ou les faire servir ?
1675
Oh, que nos lits nociers eussent été stériles,
puisque nous devions être et nos enfants serviles !

AMITAL
Hélas ! Que voulez-vous ? Il nous faut endurer.
Voudriez-vous maintenant contre Dieu murmurer ?
Hà qu’il ne le faut pas, gardez-vous en mes filles,
1680
sa volonté se fasse en nous et nos familles.

LE PRÉVÔT
Vous ne devez pleurer, sinon que les grandeurs
de vos enfants vous soient juste cause de pleurs.

LES REINES
Nous pleurons à bon droit, nos malheurs sont pleurables.
Permettez-nous pleurer nos enfants misérables,
1685
nous ne les verrons plus : hé les pauvres petits,
que feront-ils sans nous entre vos mains captis ?

AMITAL
Ils iront, otagers, décaptiver leur père.

LE PRÉVÔT
Mais ils l’iront remettre au trône héréditaire.

LES REINES
Que c’est chose douteuse !

AMITAL
Et mais quoi ? Pouvons-nous
1690
autrement espérer de ravoir votre époux ?

LES REINES
Nous ne l’espérons point.

LE PRÉVÔT
N’en ayez défiance.

AMITAL
Je ne l’espère aussi que sur votre asseurance.

LE PRÉVÔT
Confiez-vous à moi, qu’il ne verra jamais
de la grand’ Babylon les murs ni les palais.

AMITAL
1695
Mes filles, vous voyez qu’il n’y a point de feinte,
que sa parole est vraie, et sa promesse sainte.
Car qui le contraindrait de feintement user
de propos mensongers, et de nous abuser ?
Pour prendre nos enfants il n’a besoin d’amorce,
1700
il les peut emmener sans cautèle ne force.
Qui l’en empêcherait ? Quel obstacle aurait-il ?
Tout notre foible effort y serait inutile.
Nous n’avons entre nous pour recours que les larmes,
les plaintes et les cris ce sont nos seules armes.
1705
Ainsi, mes chères brus, nous ne devons douter
de bailler ces enfants, qu’il nous pourrait ôter.

LES REINES
Or allez de par Dieu chétives créatures,
de votre géniteur courez les aventures ;
vivez serfs comme lui, vous êtes bien jeunés,
1710
mais jà comme forçats vous estes emmenés :
au moins que vos prisons le tirent de servage !
Saurait-on de sa foi prendre un plus certain gage ?
Et vous, oh, mes enfants !, sauriez-vous au bon Dieu
requérir de meilleur qu’être mis en son lieu ?
1715
Oh, que pour vous le Roi toutes nous voulût prendre
et, piteux, épargner votre jeunesse tendre !
Nous irions volontiers, irions nous présenter
à souffrir tous les maux qu’on pourrait inventer.

AMITAL
Or adieu mes mignons, adieu mon espérance !
1720
Adieu de tant de rois l’héroïque semence !
Race du bon David, je ne vous verrai plus,
vous serez loin de nous en un sérail reclus.
Puis de mes ans vieillards la trame est achevée,
au bout de mes travaux je suis presque arrivée,
1725
et longtemps du soleil, qui me luit ennuyeux,
les rayons éthérés n’éclaireront mes yeux :
outre que tant de maux ont mon âme outragée,
qu’il lui tarde qu’ell’ n’est de son corps dégagée.
Adieu donc ma lumière, adieu pour tout jamais,
1730
car je n’espère pas vous revoir désormais.

LE PRÉVÔT
Pour néant vous pleurez, et que servent vos plaintes ?

LES REINES
Nous sommes de douleur à larmoyer contraintes.

LE PRÉVÔT
Plutôt égayez-vous, qui vous peut effrayer ?

LES REINES
Quiconque est en malheur ne se peut égayer.
1735
Enfants, souvenez-vous de vous rendre agréables,
de servir vos seigneurs, de n’être intolérables,
superbes ni fâcheux ; las ! ce n’est pas à vous
de vous enfler de gloire, ains de complaire à tous.

AMITAL
Mais surtout, mes enfants, ayez de Dieu mémoire,
1740
servez-le en votre cœur, ne tendez qu’a sa gloire,
cheminez en sa voie, et n’en soyez distraits
ni pour commandements qui vous en seront faits,
ni pour crainte de mort : souffrez la mort cruelle
plutôt cent fois, que d’être à votre Dieu rebelle.
1745
N’adorez qu’un seul Dieu, qu’un seul Dieu seulement,
qui a fait mer et terre avec le firmament,
qui peut tout, qui fait tout, immortel, impassible,
qui ne se peut comprendre, à nos yeux invisible.
Aimez-le et l’honorez, craignez de l’offenser,
1750
aux faux Dieux des gentils gardez-vous d’encenser,
il en serait jaloux : car pour certain il n’aime
qu’on leur fasse l’honneur qui n’est dû qu’à lui-même.
C’est lui qui nous fait vivre, et qui pour notre bien
en six jours a bâti tout ce monde de rien.
1755
Ne l’oubliez jamais, mes enfants, je vous prie,
et tant que vous vivrez fuyez l’idolâtrie.
Adieu mon cher souci, vous me fendez le cœur,
je transis de pitié, je perds force et vigueur,
je me sens affoiblir : si est-ce hélas ! si est-ce
1760
que je veux vous baiser devant que je vous laisse !

LES REINES
Oh, malheureux destin ! Oh, fière cruauté !
Déplorable grandeur ! Chétive royauté !
Que la mort n’a plutôt dévidé notre vie !
Que n’a notre pauvre âme été plutôt ravie !
1765
On vous emmène, enfants, on vous emmeine hélas !,
et vous ne serez plus pendants entre nos bras,
nous baisotant le sein de caresses mignardes,
et tirant nos cheveux de vos mains frétillardes ;
parlant votre enfantin, et les heures passant
1770
avec vos compagnons en ébat innocent.
Que nous baisions vos yeux et vos bouches tendrettes,
hélas ! vous nous laissez à ces rives seulettes.

CHŒUR
Las ! C’est grand cas qu’on ne trouve personne
de courage assez haut,
1775
qui la fortune et malheureuse et bonne
supporte comme il faut,
sans se troubler de ses présents volages,
qui n’arrêtent non plus
que l’Océan, qui mouille ses rivages
1780
de flux et de reflux ;
car le bonheur, ou l’enfle outre mesure,
quand il le va flattant,
ou du malheur, survenant d’aventure,
il se rabaisse autant.
1785
Ainsi, selon que fortune est muable,
nous le sommes aussi :
comme elle change, adverse ou favorable,
nous changeons tout ainsi.
Rien d’arrêté ne se voit en ce monde,
1790
on y brouille toujours,
le ciel, la terre, et la mer vagabonde,
se changent tous les jours.
Si maintenant le ciel est sans nuage,
serein en son contour,
1795
incontinent vous verrez un orage
nous embrunir le jour ;
et si la mer en tempête foudroie
contre les rocs battus,
en moins de rien nous la reverrons coie,
1800
et les vents abattus.
Ainsi la terre est ores soleillée,
poudroyante d’ardeur,
ore est humide aux entrailles mouillée,
ore a trop de froideur.
1805
Toi que fortune accompagne riante,
bienheurant tes desseins,
crains qu’elle tourne, et te plonge inconstante
en désastres soudains.
Ne t’orgueillis de l’heur de ta victoire,
1810
car c’est un don de Dieu,
qu’il peut reprendre, et t’en ôtant la gloire
mettre un malheur au lieu.
Car lui qui maître et terre et ciel tempère,
qui tout fait et défait,
1815
comme il est bon, âprement se colère
d’un tyrannique fait.
Et c’est pourquoi, variant la fortune,
qui de sa dextre part,
après un bien départ un infortune,
1820
puis autre bien départ,
car il s’aigrit, quand il voit que sa grâce
nous rend audacieux,
puis quand il a rabattu notre audace,
il sereine ses yeux.
1825
Celui prudent, la fortune modère
en ses instables tours :
qui en malheur un meilleur temps espère,
en bonheur craint toujours.
Mais Babylon n’en use en cette sorte,
1830
que la prospérité
en arrogance et cruauté transporte
sans peur d’adversité.
Se baigne au sang du peuple israélite,
non contente d’avoir,
1835
par glaive et feu Jérusalem détruite,
tombée en son pouvoir.
Sur nous vaincus elle vomit sa rage,
et n’a, cruelle, horreur
de déployer sur le royal lignage
1840
sa brutale fureur.
Mais Dieu qui juste a voulu notre offense
châtier par ses mains,
ne laissera, bien que tard, sans vengeance
ses meurtres inhumains.


ACTE V

LE PROPHÈTE. AMITAL, LES REINES

LE PROPHÈTE
1845
Oh, barbare cruel, homme avide de sang !
Qu’une tigre félonne a porté dans son flanc,
ennemi des mortels et leur commune peste,
exécrable instrument de la rancœur céleste,
que tu es impiteux ! Que tu es sans merci !
1850
Que tu as en rigueur le courage endurci !
Penses-tu qu’il y ait un Dieu dessus ta tête,
de tonnerres armé, d’éclairs et de tempêtes,
vengeur de cruautés ? Et encor penses-tu
qu’il soit, comme tes Dieux, un bronze sans vertu ?
1855
Je t’atteste, Éternel, à secours je t’appelle,
spectateur des forfaits de ce prince infidèle,
descends dans une nue, et avec tourbillons,
grêle, tourmente, éclaire, brise ses bataillons,
comme on te vit briser la blasphémante armée
1860
du grand Sennachérib, à nos murs assommée :
et le chef de ce roi foudroie aux yeux de tous,
qui superbe ne craint ni toi ni ton courroux.
Trouble le ciel de vents, qu’en orage il noircisse,
qu’il s’emplisse d’horreur, que le soleil pâlisse ;
1865
que le feu qui brûla les deux enfants d’Aron,
qui brillant consomma les fauteurs d’Abiron,
qui dévora les murs de Sodome et Gomorrhe,
descende, pétillant, et ces bourreaux dévore.
Es-tu Dieu de Juda pour sans fin l’affliger ?
1870
Pour nous donner sans cesse en proye à l’étranger ?
Englouti-nous plutôt dans les terrestres gouffres,
fais nous fondre aux Enfers, plutôt que tu nous souffres
opprimer des gentils, lesquels ne font sinon,
ton peuple bourrelant, que blasphémer ton nom.
1875
Ils se gaussent de toi, ta force méprisée
par nos adversités, leur sert d’une risée.
Et c’est ce qui nous grève en notre affliction,
c’est de nos passions l’extrême passion.

AMITAL
Ah bon Dieu !

LE PROPHÈTE
L’arrogant pense que son épée
1880
ait contre ton vouloir notre terre occupée.
En est plus outrageux, n’attribuant qu’à soi,
qu’à soi, tout le bonheur qu’il a reçu de toi.

AMITAL
Las ! J’ai crainte.

LES REINES
Il y a quelque nouvel esclandre.

LE PROPHÈTE
Bourreler des enfants en un âge si tendre !

LES REINES
1885
Oh, piteux accident !

AMITAL
Oh, dure cruauté !

LES REINES
Hé, hé.

AMITAL
Oh, roi parjure ! Oh la déloyauté !

LE PROPHÈTE
Et encor les meurtrir devant les yeux du père !

LES REINES
Oh, bourreau de monarque !

AMITAL
Oh, bête sanguinaire !

LE PROPHÈTE
Pauvres dames, comment pourrez-vous supporter
1890
un si funeste encombre, et moi le rapporter ?

AMITAL
Ah, Dieu, quel déconfort !

LES REINES
Hé, hé, chétives mères,
mères plaines de deuil, d’esclandre et de misères !

LE PROPHÈTE
Ce mal est incrédible, il n’y faut point de pleurs :
les pleurs et les soupirs sont pour moindres douleurs.

AMITAL
1895
Oh, méchant ! Détestable ! As-tu bien le courage
de ravir des enfants pour les mettre au carnage ?

LES REINES
Hà, le monstre infernal !

LE PROPHÈTE
Il a fait pirement.

AMITAL
Pirement ? Et en quoi ? Las ! Dites-nous comment.

LE PROPHÈTE
Derrière le château, où le bruyant Oronte
1900
coule en le traversant d’une carrière prompte,
s’étend une grand’ place, enfermée à l’entour
d’une longue muraille, où flanque mainte tour :
là les rois syriens, quand ils voulaient s’ébattre,
enfermaient les lions, pour les faire combattre.
1905
Le Roi, que la fureur embrasait au dedans,
comme un bûcher farci de gros charbons ardents,
y entre forcené, montrant à son visage,
et à ses yeux affreux, l’horreur de son courage.
Fait venir notre roi, pâle, maigre, hideux,
1910
et les princes du peuple attachés deux à deux :
le poil long et mêlé leur tombait sur la face,
leur barbe mal peignée épaississait de crasse ;
leur dos courbé pliait sous le servile poix,
des chaines qui serraient leurs bras couchés en croix,
1915
les jambes leur enflaient sous les fers écorchées,
et leur sein dégoutait de larmes épanchées.

AMITAL
Oh, spectacle funèbre !

LES REINES
Oh, vainqueur inhumain !

AMITAL
Peut un roi si félon avoir un cœur humain ?

LE PROPHÈTE
Hélas ! Ce n’est pas tout, car tout soudain nous vîmes
1920
présenter vos enfants comme simples victimes.
Sitôt que Sédécie entrer les aperçut,
transporté de fureur, se contenir ne sut :
il s’élança vers eux, hurlant de telle sorte
qu’une tigre qui voit ses petits qu’on emporte.
1925
Les pauvres enfantés avec leurs dois menus
se pendent à son col et à ses bras charnus,
criant et lamentant d’une façon si tendre,
qu’ils eussent de pitié fait une roche fendre.
Ils lui levaient les fers, et d’efforcements vains,
1930
tachaient de lui saquer les menottes des mains :
les allaient mordillant, et ne pouvant rien faire,
priaient les assistants de déferrer leur père.
Lui, ayant le parler arrêté de sanglots,
s’entre-poussant l’un l’autre aussi dru que les flots
1935
d’une mer courroucée, élevait, pitoyable,
ses yeux enflés de pleurs vers le ciel implacable,
le corps roide et transi, comme si le tourment
eût de son âme ôté tout humain sentiment.
Chacun en eut pitié : nos plus durs adversaires
1940
ne purent, sans pleurer, regarder ces misères.
Les uns se retiraient, ou détournaient les yeux ;
les autres, gémissants, détestaient terre et cieux,
se battaient l’estomac, grinçaient les dents de rage,
et bas, contre leur roi, vomissaient maint outrage.
1945
Mais lui non plus ému que le cœur d’un rocher,
les fait des bras du père outrageux arracher ;
puis d’un regard meurtrier le guignant se renfrogne,
découvrant son dessein par son austère trogne.
Lui reproche les biens qu’il avait eus de lui,
1950
qu’il l’avait toutefois délaissé pour autrui,
comme un traître, un ingrat, un rebelle, un parjure,
mais qu’il veut son forfait payer avec usure.
Quand il lui eut tout dit ce qu’il avait vouloir,
il commande aux bourreaux de faire leur devoir.
1955
Lors le cœur nous transit, le sang de notre face
s’écoula dans le sein, notre front devint glace ;
nous tremblons éperdus, comme feuilles aux bois,
et sentons au gosier attacher notre voix.
Un silence, un effroi par les troupes se glisse.
1960
Nous pâlissons d’horreur, tout le poil nous hérisse.
Que je taise le reste : hélas, je n’en puis plus !
Quelque autre surviendra qui dira le surplus.

AMITAL
Achevez je vous prie.

LES REINES
Ne nous laissez en doute.

AMITAL
Je désire savoir ce que plus je redoute.

LE PROPHÈTE
1965
Le pontife Sarrée, à ce commandement,
se présente au bourreau sans épouvantement :
met les genoux à terre, élève au ciel la vue,
prie à Dieu que son âme aux saints lieux soit reçue,
qu’il veuille par pitié ses fautes oublier,
1970
et du joug des gentils son peuple délier.
Cette parole à peine il avait achevée,
que la tête lui est de son col enlevée.
Le sang tiède jaillit, qui la place tacha,
et le tronc immobile à terre trébucha.
1975
Miséricorde !

LE PROPHÈTE
Alors une grande allégresse
saisit les condamnés, chacun d’eux s’entre-presse
pour courir à la mort ; tous s’y viennent offrir,
l’un veut prévenir l’autre et le premier souffrir.
Qui a vu quelquefois, quand une ville prise
1980
par l’ennemi vainqueur est au pillage mise,
le peuple épouvanté, pour la mort éviter,
a la foule, à la foule aux portes se jeter,
s’étouffer, se gauchir, à cause du grand nombre
des fuyards accourus, qui s’entre-font encombre :
1985
cetui-là se pourrait représenter l’effort,
que ces seigneurs faisaient de se hâter la mort.
Le tyran eut dépit en son âme bourrelle
de leur voir au martyre une asseurance telle,
et tôt se repentit de les avoir contraints
1990
d’échapper par la mort ses violentes mains.

LES REINES
Hélas ! Mais nos enfants ?

AMITAL
Hélas ! Mais Sédécie ?

LE PROPHÈTE
Cela n’a du tyran la rancœur adoucie,
ains forsenant plus fort, et se voulant gorger
du sang de vos enfants, les fait tous égorger.

LES REINES
1995
Oh, monstre abominable !

LE PROPHÈTE
Et cependant le père,
voyant choir à ses pieds sa géniture chère,
qui l’appelle en mourant, et qui lui tend les bras,
transpercé de douleur, donne du chef à bas,
s’outrage de ses fers, se voître contre terre,
2000
et tâche à se briser le têt contre une pierre ;
rugit comme un lion, ronge ses vêtements,
adjure terre et ciel, et tous les éléments.
Puis voyant les bourreaux à la hideuse face,
teints de sang s’approcher, humblement leur rend grâce
2005
de venir terminer par une prompte mort
l’indomptable douleur qui ses entrailles mord.
Mais eux, branlant le chef, et montrant à leur trogne
qu’ils s’allaient empêcher à une autre besogne,
l’étendent sur le dos, la face vers les cieux,
2010
et lui cernent d’un fer la prunelle des yeux.

AMITAL
Oh, cruauté barbare ! Oh, prodige du monde !
LES REINE
Oh, fière Babylon, en outrages féconde !

AMITAL
Oh, trop sévère Ciel !

LES REINES
2015
Oh, vengeance de Dieu !
Oh, Dieu trop implacable envers le peuple Hébrieu !

AMITAL
Las, que ferons-nous plus ? Que ferons-nous plus ores ?
Qu’avons-nous que la mort pour requérir encores ?
Viens Mort, viens Mort heureuse ! Et ne viendras-tu pas ?
2020
Tu cours à tant de gens qui craignent le trépas,
et tu me fuis dolente ! Au moins viens à cette heure,
il est temps, si jamais, il est temps que je meure.
Mes filles soupirez, pleurez, soyez en deul,
ayez durant vos jours cet exercice seul.
2025
Vos enfants sont occis, votre époux vénérable
déplore entre ses fers son destin lamentable.
Ses jours sont aveuglés, et vous allez errant
entre une tourbe serve à ces bords soupirant.
Mes filles soupirez, et lamentez sans cesse,
2030
alambiquez en pleurs votre belle jeunesse,
dédiez-vous au mal, et ne pensez, hélas !,
tandis que vous vivrez avoir autre soulas.
Mes filles soupirez, pleurez vos infortunes,
comme ils ne sont communs, ne soient vos pleurs communes :
2035
je vous plains plus que moi, qui vivrez plus longtemps,
et qui êtes encore en votre beau printemps.
Mais pleurez, soupirez, et que le temps n’essuye
l’eau tombant de vos yeux en une large pluye.

LES REINES
Oh, désastres cruels ! Oh, rages ! Oh, fureurs !
2040
Oh, détestables faits ! Oh, scythiques horreurs !
Oh, la déloyauté d’un monstre sanguinaire !
Oh, des rois ensceptrés l’éternel vitupère !
Oh, meurtrier d’innocents ! Oh, parjure ! Bourreau !
qui au sein des enfants enfonces le couteau :
2045
égorge, égorge nous, ne te feins homicide,
viens amortir ta soif dans notre sang liquide.
Nos enfants n’en avaient pour te rassasier,
prends le nôtre et le bois, nous tendons le gosier.

AMITAL
Est-ce ainsi qu’ils devaient demeurer en otage,
2050
et le Roi, leur seigneur, délivrer de servage ?
Est-ce ainsi qu’ils devaient de l’Asie ordonner
quand ils seraient en âge, et les rois gouverner ?
Oh, propos mensongers ! Oh, promesse trompeuse !
Oh, déloyal courage ! Oh, fraude malheureuse !

LES REINES
2055
Hé cruel ! Tu disais que le Roi ne mourrait,
et que jamais, captif, Babylon ne verrait.
Oh, que tu disais vrai ! Car jamais de sa vue
ne sera Babylon ni autre cité vue.
Oh, misère ! Oh, méchef ! Pauvre Roi aveuglé,
2060
par ton malheur le nôtre est du tout redoublé.
Employons notre vie à soupirer et plaindre,
puisque nous n’avons plus qu’espérer ni que craindre.

AMITAL
Oh, Dieu, qui vois du ciel nos esclandres divers,
tout ainsi que te sont nos forfaits découverts,
2065
qui des prêtres sacrés à ta gloire immortelle
viens de voir ici-bas l’occision cruelle :
ne puniras-tu point ce roi persécuteur,
bien que de ta colère il soit l’exécuteur ?
Le sang des innocents jusqu’à ton trône monte,
2070
se présente à tes yeux, las, n’en feras-tu compte ?

LES REINES
Plutôt fais nous meurtrir, fais-nous meurtrir plutôt,
nous n’avons plus désir que de mourir bientôt.

AMITAL
Il faut auparavant que notre soin procure,
que les corps trépassés soient mis en sépulture,
2075
de peur qu’ils soient la proye et des loups affamés
et des corbeaux bécus, s’ils n’étaient inhumés.

LES REINES
Allons, Madame, allons, nous sommes toutes prêtes
pour garder nos enfants de la gueule des bêtes.
Qui fournira de pleurs à nos yeux tarissants ?
2080
Qui fournira de force à nos corps languissants ?
Quels funèbres soupirs tirés de nos entrailles
pourront suffire au deuil de tant de funérailles ?

AMITAL
Or allons de par Dieu, rendons leur ce devoir,
et puis fasse de nous la Parque son vouloir.
2085
Ce nous sera grand heur si la mort nous enferre,
sans voir de Babylon l’injurieuse terre.

LE PROPHÈTE
Hélas, dames, hélas ! Jamais affliction
si étrange ne fut à filles de Sion.
Las ! Qu’il faut bien que Dieu ait la poitrine pleine
2090
d’un amas de courroux, pour lancer telle peine
contre son peuple élu ! Qu’il faut bien que son cœur
fut de longtemps épris de mortelle rancœur !
Tu reçois, Israël, les rigoureux salaires
de tes propres péchés et de ceux de tes pères.
2095
Tu endures pour eux. Mais quoi ? Ne vois-je pas
notre infortuné roi tourner ici ses pas ?
Hà, chose pitoyable ! Un roi de la semence
du fidèle David être en telle souffrance !
Comme ses yeux éteints vont découlant à val
2100
le sang au lieu de pleurs, par leur double canal !
Las, que c’est grand pitié ! Vrai Dieu, comme il soupire,
Hà qu’il souffre, hà qu’il souffre un angoisseux martyre !

SÉDÉCIE, LE PROPHÈTE

SÉDÉCIE
Astres, qui sur nos chefs éternels flamboyez,
regardez mes tourments, mes angoisses voyez,
2105
mes yeux ne verront plus votre lumière belle,
et vous verrez toujours ma passion cruelle.
Vous me verrez un roi privé de liberté,
de royaume, d’amis, d’enfants et de clairté.
Qui est si misérable ? Autour de cette masse
2110
voyez-vous un malheur qui mon malheur surpasse ?

LE PROPHÈTE
Non, il est infini, de semblable il n’a rien.
Il en faut louer Dieu tout ainsi que d’un bien.

SÉDÉCIE
Toujours soit-il bénit, et que par trop d’angoisse
jamais désespéré je ne le déconnaisse.
2115
Je sais bien que je l’ay mille fois irrité,
que j’ai trop justement mes peines mérité ;
que j’ai son ire émue, et que par mon seul crime
j’ai incité à mal toute Jerosolyme.
Je suis cause de tout, je le sais, mais pourquoi
2120
me fait-il torturer par un pire que moi ?
Par ce roi chaldéen qui rien ne le redoute,
qui sa grâce n’invoque, ainçois qui la reboute ?

LE PROPHÈTE
Et ne savez-vous pas qu’il le fait tout exprès,
le souffre en ses horreurs, pour l’en punir après ?
2125
Il use de sa dextre à venger son colère,
comme fait d’une verge une prudente mère
envers son cher enfant quand une mauvaitié
qu’il a fait à quelqu’un, veut qu’il soit chatié,
car après cet usage en la flamme on la rue,
2130
ou avecques mépris est en pièces rompue.
Ainsi Dieu vengera les massacres commis
par ce roi carnassier, bien qu’il les ait permis.
Les maux qu’il nous a faits il lui saura bien rendre,
et quelquefois sera Babylon mise en cendre.

SÉDÉCIE
2135
Qu’ainsi puisse avenir, et qu’elle sente un jour,
qu’elle y pensera moins, nos malheurs à son tour ;
qu’elle entende qu’au monde il n’est rien perdurable,
qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui ne soit périssable,
qui hait les cruautés, de carnages comblant
2140
la maison de celui qui ha le cœur sanglant.

LE PROPHÈTE
Non, non, asseurez-vous qu’une étrangère race
en bref rabaissera son orgueilleuse audace.
Comme foudres je vois les peuples d’Aquilon
descendre par milliers sur ton chef, Babylon.
2145
Je vois les morions éclater sur leurs têtes,
les scadrons indomptés bruire comme tempêtes,
de piques hérissés, faisant de leurs bouclairs
comme d’un ciel sortir un orage d’éclairs.
Je les vois jà camper autour de tes murailles,
2150
briser tour et remparts, remplir de funérailles
tes temples et maisons, tes vierges captivant,
et au sang des occis leurs chevaux abreuvant.
Toi, qui le temple saint de notre Dieu suprême
as cruel profané, vomissant maint blasphème
2155
contre sa majesté, qui révéré n’as point
celui qu’il a pour roi par ses pontifes oint ;
qui ses prêtres as mis au tranchant de l’épée,
qui l’as dans le gosier des innocents trempée,
te voîtrant sur leurs corps : prendras, homme sanglant,
2160
la figure d’un bœuf pâturant et beuglant.
Dieu le veut, Dieu l’ordonne ! Et par moi, son prophète,
prédit sa volonté devant qu’elle soit faite.

SÉDÉCIE
Oh, seigneur notre Dieu !, ton cœur soit adouci
vers ton affligé peuple, et le prends à merci :
2165
tire ses pieds des ceps, et clément le délivre,
ne le souffre longtemps les idolâtres suivre.

LE PROPHÈTE
Le soleil septante ans dessus nos chefs luira
tandis qu’en Babylon Israël servira :
mais le cours achevé de ses dures années,
2170
ses infélicités se verront terminées.
Un roi persan viendra, plein de bénignité,
qui fera rebâtir notre antique cité :
ses tours s’élèveront et ses murailles fortes,
les portaux redressés se fermeront de portes ;
2175
et au temple dévot par nous réédifié,
Dieu mieux qu’auparavant sera glorifié :
les autels fumeront de placables hosties,
et seront des faux Dieux nos âmes diverties.
Quelques siècles après le Seigneur enverra
2180
son Christ, qui les péchés des peuples nettoiera
détruisant les Enfers, et désiré messie
viendra pour mettre fin à toute prophétie.