Premier tableau.
Une chambre dans la maison de Cataplasma.
Entrent Cataplasma et Soquette avec un ouvrage à l’aiguille.
Cataplasma.
Eh bien, Soquette ! et votre ouvrage ! Montrez-moi votre ouvrage ! Que vois-je ici?
un néflier et tout à côté un prunier ; mais les feuilles tombent du prunier ; la gomme
jaillit de ses noeuds malades ; ses branches sont ou pourries ou mortes, et cependant
ce n’est qu’un jeune prunier. C’est fort joli, ma foi.
Soquette.
Ce prunier, en vérité, pousse si près du néflier que le néflier suce et pompe toute
sa sève ; il épuise même toute la richesse naturelle du sol, si bien que le prunier
ne peut que dépérir !
Cataplasma.
Vous ne manquez certes pas d’imagination ! mais là tu as fait un arbre qui ne porte
aucun fruit. Pourquoi donc?
Soquette.
Vous ne voyez donc pas qu’un sabinier pousse tout auprès?
Cataplasma.
En vérité, je te trouve un peu trop d’esprit.
Entre Sébastien.
Sébastien.
Avec quelle grâce amoureuse, ce chèvrefeuille s’enroule autour de cette aubépine,
douce madame Cataplasma.
Cataplasma.
Monsieur Sébastien ! Foi d’honnête femme, vous êtes le bienvenu ce soir.
Sébastien.
Eh quoi ! vous en train de moraliser sur la tapisserie de cette gente dame ! Faites
voir...
Cataplasma.
Non, monsieur, je me contente d’examiner si elle rend l’aspect et la vie du modèle.
Sébastien.
Ici vous avez placé un néflier, avec un bouton d’or d’un côté et de l’autre colimaçon.
Ne pensez-vous pas que le bouton d’or devrait hausser la tête d’un air plus fripon
vers le néflier et que colimaçon de l’autre côté, aurait dû être rendu avec une savante
nonchalance ! il faudrait lui allonger la queue du double et ne laisser sortir que
la moitié de sa corne ; et alors on verrait le néflier s’éloigner du colimaçon indolent
pour aller rejoindre le fripon bouton d’or et leurs branches s’épandraient et s’entrelaceraient
comme en une douce étreinte. Mais voici une moralité : Il était une fois un poirier
qui croissait sur la berge d’une rivière ; il semblait toujours regarder l’onde au-dessous,
comme s’il en était énamouré et chaque fois qu’un de ses fruits mûrissait, comme par
amour, il le laissait choir dans le sein de la rivière. Et l’onde lascive, alors,
comme une courtisane, n’avait pas plus tôt reçu le fruit qu’elle l’emportait pour
le donner à quelqu’autre créature, entretenue par elle, et toujours elle semblait
folâtrer et badiner au pied du poirier, si longtemps, qu’elle détacha presque toute
la terre de ses racines et voici que le pauvre arbre restait là, quasi prêt à tomber,
à dépérir par la faute de cette onde qui épuisait toute sa substance.
Cataplasma.
Oui, une moralité pour vous qui aimez ces lascives eaux courantes !
Sébastien.
Mais, Mme. Levidulcia n’est-elle pas arrivée?
Cataplasma.
Son ardeur à venir nous faisait plus tôt espérer sa présence. Coquine, prends ton
luth, et ton livre de musique.
Sébastien.
Voilà qui est fort bien parlé ; une leçon de luth, voilà de quoi tromper l’attente
de sa venue !
Cataplasma.
Sol, fa, mi, la – Mi, mi, mi, tu trouves ça merveilleux ! tu ne vois donc pas le mi
entre les deux noires? Donne ici à la note toute sa valeur. C’est ça, va de l’avant.
C’est une douce mélodie et tu la joues joliment mal ! Ici c’est un mi en largo ; le
signe pointu qui est devant le mi est très long : tu dois prolonger la note. Voyons,
déroule tes croches en aimables modulations. N’oublie aucune note d’agrément dans
ton jeu. Voici une exquise cadence, rends-en tout le rythme, elle met délicatement
la musique en valeur.
Entrent Languebeau Snuffe et Levidulcia.
Languebeau.
Que la Pureté règne dans cette demeure !
Cataplasma.
La Pureté est maintenant entrée !
(À Levidulcia) Que votre bonne Seigneurie soit la bienvenue !
Sébastien.
Cessez de jouer. Voici un instrument bien plus mélodieux.
Levidulcia.
Modérez la liberté de votre langage. Ne voyez-vous donc pas Snuffe?
Sébastien.
Que fait ici cette bête puante? Soufflez-moi sur ce lumignon. Il empoisonne !
Levidulcia.
Pas du tout. Son honorable compagnie ferme les yeux du soupçon, sur mon absence.
Cataplasma.
Plaît-il à Votre Seigneurie de monter dans le cabinet? Vous y trouverez les voiles
et les coiffures dont je vous ai parlé.
Levidulcia.
Monsieur Snuffe, veuillez patienter un instant ; je ne resterai pas longtemps.
(Elle sort avec Sébastien.)
Languebeau.
Je suis à vos ordres, madame. Les voiles et les coiffures ! Mais je commence à me
douter de ce que vous voulez dire avec vos coiffures et vos voiles tombants ! Ma Dame
et Sébastien font la culbute tandis que je sers de chaperon. Je m’aperçois que la
pureté de mes propos ne sert qu’à voiler l’impureté de leus desseins... Mais la vision
même de la chose fait frétiller l’appétit de chair dans mon sang, et voici que dans
cette demeure j’ai déjà trouvé l’objet de mon désir.
(Il regarde Soquette.) Cette gentille dame, ce me semble, ne peut être qu’encline au mouvement, puisqu’elle
vit dans une maison où abondent tant d’exemples mouvants ! Madame Cataplasma, ma maîtresse
a sans doute ici quelque affaire pour la retenir. La beauté du soir m’invite à prendre
l’air ; vous plairait-il de permettre à cette gentille dame de laisser là son ouvrage
et de venir faire un tour ou deux avec moi en manière d’honnête divertissement?
Cataplasma.
De tout mon coeur, monsieur. Va, Soquette, et surtout suis bien ses instructions ;
tu ne peux que t’ouvrir l’esprit en sa compagnie, j’en suis convaincue.
Languebeau.
Oui, elle sera en état de sainteté, madame Cataplasma.
Cataplasma.
Mon bon monsieur Snuffe, j’attendrai votre retour.
Languebeau.
(À Soquette.) Votre main, gentille dame. Pudique est la chair, jusqu’à ce que l’appétit l’agite
! Mais une fois émue, elle est plus forte que tout.
(Ils sortent.)
Troisième tableau.
Le cimetière.
Entre Charlemont, suivi de Borachio qui le guette. L’horloge frappe douze coups.
Borachio.
C’est l’heure propice ! Le coup, qu’elle frappera bientôt, sera pour quelqu’un !
Charlemont.
Quel lieu bien fait pour la méditation, à cette heure morte de la nuit, parmi les
demeures des morts ! Cette tombe? qui sait si son hôte n’était pas de son vivant en
possession de tout ce qu’il désirait ! Cependant, au sein de sa richesse et de la
grandeur, il était moins riche, moins satisfait que dans ce pauvre coin de terre plus
humble et plus réduit qu’une chaumière ! Ici il ne connaît ni besoin ni soucis, maintenant
que son corps sent la corruption. Il jouit d’un repos plus doux qu’il n’en connut
au sein des plus doux plaisirs de la vie, car rien ici ne le trouble. Et là?... dans
cette tombe gît quelque autre ; et la vie de ce quelqu’un fut peur-être remplie de
misères, comme celle du premier le fut de félicités ! Et voilà ! tout est fini pour
tous deux ! Maintenant leur condition est égale. Oh ! pourquoi l’homme, au prix de
tant d’efforts, aspire-t-il sur terre au rang suprême, puisque ce n’est que dans l’humble
terre qu’il y parvient? pourquoi méprise-t-il ses inférieurs, puisqu’être moins qu’un
ver, c’est être plus qu’un roi !
Borachio.
Tombe donc d’abord pour t’élever ensuite !
(Il décharge son pistolet, qui fait faux feu.)
Charlemont.
Quelle est cette main scélérate? Sauve ta vie, ou tu périras !
(Ils combattent.)
Borachio.
Sangdieu ! Je ne l’ai pas sauvée, je crois.
(Il tombe.)
Charlemont.
Quoi ! je l’ai tué ! Qui que tu sois, j’aurais voulu que tu eusses eu la main plus
heureuse ! car j’étais peu fait pour vivre et tout disposé à mourir. Que faire? m’accuser?
me soumettre à la loi? ce serait mettre rapidement un terme à ce surcroît violent
de malheurs ! Mais c’est commettre un crime que de se faire le complice de sa propre
mort ; ceci, je ne le veux. Je vais profiter de l’occasion pour m’enfuir. Peut-être
le Ciel me destine-t-il à une fin meilleure.
(Il sort.)
Entrent Languebeau Snuffe et Soquette.
Soquette.
Nenni, mon bon monsieur, je n’ose pas... en vérité, je suis d’une famille, du côté
de mon père et de ma mère, qui a été aussi prolifique que femmes de marchands de pommes
!
Languebeau.
Bah ! alors la tympanite, c’est le plus grand danger qu’on ait à redouter. Leur grossesse,
ce n’est qu’une espèce de maladie flegmatique et flatueuse.
Soquette.
Je vous confie donc mon esprit, monsieur ; je ne voudrais pas que vous me déceviez.
Languebeau.
Et moi, je ne veux pas que vous me conceviez. Cependant tu profiteras de mon enseignement
; ce n’est pas tous les jours que mon corps est tari, fillette.
Soquette.
C’est plutôt, ce me semble, monsieur, le manque d’exercice qui ferait ressembler votre
corps à un puits : moins on y puisse, plus vite il s’épuise !
Languebeau.
Tu vas en faire l’experiénce incontinent.
Soquette.
Mais ni le lieu ni l’heure ne sont favorables !
Languebeau.
Mais si, tous les deux ! Nous sommes derrière le bâtiment que gens superstitieux appellent
l’église de Saint-Winifred : en vérité, c’est un endroit désert et des plus propices
; là, entre les courtines bien fermées de la nuit...
Soquette.
Vous méditez dans les noires ténèbres de me faire l’âme noire !
Snuffe tire de dessous ses vêtements un drap, une perruque et une barbe.
Soquette.
Mais, qu’avez-vous donc là?
Languebeau.
Ce déguisement, c’est en vue de notre sécurité, fillette. Le bruit court, tu le sais,
que le fantôme du vieux Montferrers se promène en ces lieux. C’est dans cette église
qu’on l’a enterré. C’est pourquoi, si un étranger nous voit à l’improviste avant même
que nous ayons consommé notre petite affaire, sous cé déguisement on me prendra pour
le fantôme et on ne me demandera pas de compte, je te garantis. Ainsi nous éviteros
et qu’on nous dérange et qu’on nous découvre ! Dis-moi, fillette, à quoi donc est-ce
que je ressemble sous cet accoutrement?
Soquette.
Vous ressemblez si bien à un fantôme que vous me faites presque dresser les cheveux
sur la tête, et cependant je vous connais !
Languebeau.
Je veux essayer de t’embrasser avec cette barbe. O fi donc ! fi donc ! je vais l’enlever
pour t’embrasser, je la remettrai ensuite, car je puis bien faire le reste, snas embrassements
!
Charlemont rentre en scène, l’air effrayé, l’épée nue ; il tombe sur eux à l’improviste
; ils s’enfuient chacun de leur côté en abandonnant le déguisement.
Charlemont.
Qu’est-ce cela? un drap ! une perruque ! une barbe ! à quelle fin destinait-on ce
déguisement? Qu’importe ! je ne veux pas approfondir les causes de cet heureux hasard,
qui va sans doute favoriser ma fuite, car je crains d’être poursuivi. Pour plus de
sûreté, je vais me cacher dans ce charnier, ce lieu où se donnent rendez-vous les
crânes des morts !
(En entrant dans le charnier, il saisit une tête de mort, elle lui glisse des mains
et il chancelle.)
Tête de mort, tu échappes à mon étreinte? Voilà la confiance que mérite toute chose
mortelle !
(Il se cache dans le charnier.)
Entrent D’Amville et Castabella.
Castabella.
Monseigneur, la nuit avance. Votre Seigneurie ne disait-elle pas qu’elle avait une
requête à m’adresser en mon privé?
D’Amville.
Précisément. La voici : elle a pour objet l’amour... le moindre ornement de ta personne
charmante, cette quintessence de tout plaisir, incite les sens à la passion ; je n’ai
en vue que ta perfection et cependant je t’aime sans faire violence à ma raison :
je puis t’expliquer le mobile de mon amour !
Castabella.
Vous m’aimez, Seigneur? je le crois aisément, ne suis-je pas la femme de celui que
vous aimez?
D’Amville.
C’est vrai ; c’est moi qui t’ai conseillée, forcée même d’épouser un être incapable
de remplir les devoirs d’un époux. J’ai été l’auteur de cette injustice. Ma conscience
en souffre et je voudrais la soulager par une réparation.
Castabella.
Mais comment?
D’Amville.
En te donant moi-même le plaisir que l’autre te refuse.
Castabella.
Êtes-vous un homme ou un démon?
D’Amville.
Un homme, oui, un homme, pour te donner ton plaisir avec un corps aussi ardent que
la concupiscence, avec toute l’ardeur d’un corps qui ait jamais fait les délices d’une
femme. Ainsi j’aurai non seulement rempli envers toi les devoirs auxquels se dérobe
un mari épuisé, mais je te donnerai encore la joie d’avoir des enfants pour perpétuer
ta race. Car il ne peut que procréer, l’appétit qui sollicitant secrètement le plaisir
de la femme tend toutes les forces de la chair en vue d’une action commune. L’activité
de l’homme ne vise que l’une ou l’autre de ces fins : le plaisir ou l’intérêt : c’est
pourquoi, dans la douce communion de nos deux amours, ces deux fins se rencontreront.
Ne serais-tu pas affligée de voir un étranger à ta race édifier les premières fondations
de sa maison sur les ruines de la tienne?
Castabella.
Que le Ciel me garde ! Puisse ma mémoire périr à jamais, puisse l’héritier de celui
qui fut l’ennemi de mon père édifier un monument éternel sur nos ruines, avant que
l’intérêt ou le plaisir, si grands soient-ils, puissent m’inciter à perpétuer ma race
par l’inceste !
D’Amville.
L’inceste? Bah ! ces distances qu’observe la parenté, ce ne sont que des clauses de
servitude imposées par nos scrupules à notre liberté ! La Nature n’accorde-t-elle
pas liberté plenière de procréer à toutes les créatures. Pourquoi donc l’homme serait-il
moins libre que toutes les créatures asservies à sa volonté et à son usage?
Castabella.
Ô Dieu, ton omnipotence absolue et infinie est-elle moins libre parce que tu ne fais
pas le mal? Vous vous bornez, monsieur, à invoquer l’argument de nature, n’est-ce
pas vous abâtardir? vous rendre indigne de la prérogative que Nature vous conféra
à vous, son chef-d’oeuvre, puisque vous vous abaissez à prendre pour loi souveraine
l’exemple de ces êtres vils auxquels vous devriez commander. Je pourrais vous confondre,
si l’horreur même des arguments ne confondait mon esprit. N’est-ce pas, monsieur,
vous voulez seulement m’éprouver, dans l’intérêt de votre fils ; vous craignez que
la force de mon sang juvénile ne se puisse contenir devant son impuissance. Croyez-moi,
monsieur, amais je ne lui ai causé préjudice. Mais si vous êtes sous l’empire de la
luxure, assouvissez-la sur cette chair prostituée, dont le métier sacrilège peut satisfaire
le désir avec plus de volupté et moins de risque ! L’haleine empoisonnee qui s’exhale
de votre âme immonde infecte l’air, bien plus que les miasmes des cadavres qui ne
sont encore qu’à demi pourris dans la tombe !
D’Amville.
Donne-moi un baiser ! ja t’assure que douce est mon haleine. Ces ossements de mort
sot là à dessein pour nous convier à combler les vides parmi les vivants. Viens, pour
les combler, nous allons engendrer des jeunes os. Je veux te posséder... Tu ne veux
pas? Eh bien ! invoque ton prétendu Protecteur souverain ; je suis décidé à tout.
Castabella.
Mon prétendu Protecteur souverain? Seriez-vous athée? Hélas ! je le sais, mes prières
et mes larmes sont vaines. O Ciel trop patient ! pourquoi n’exprimes-tu pas ta colère
par la foudre, pour déchirer en pièces le corps de l’homme? Comment la terre peut-elle
supporter le fardeau de cette malignité, sans un tremblement? La face courroucée du
Ciel ne s’enflammera-t-elle pas, à la lueur de l’éclair?
D’Amville.
Conjure le diable et même sa mère ! Implore les tombes de tes cris : les morts peuvent
t’entendre ; invoque leur secours !
Castabella.
Que cette tombe s’entr’ouvre, et qu’éternellement mon corps soit rivé à la carcasse
d’un mort, avant qu’il puisse satisfaire la luxure de ce scélérat honni !
D’Amville.
Comme Térée, je veux me frayer passage dans ta...
Charlemont.
(surgissant sous le déguisement) Le Diable !
Il pourchasse D’Amville épouvanté.
Charlemont.
Eh bien, madame ! c’est la main de Charlemont qui vous arrache aux bras de la luxure.
Ma Castabella !
Castabella.
Mon bien aimé Charlemont !
Charlemont.
Je te remercie, ô Ciel bienveillant, de toutes les injustices que j’ai subies ; ne
les as-tu pas réparées en me réservant pour ce dessein béni? Viens, douce Mort, je
te souhaite la bienvenue. Viens, Castabella, je veux te conduire au logis, puis je
me livrerai aux mains de la justice pour que la loi donne pour couronnement à tous
mes actes cette action méritoire, la meilleure et la dernière de toutes !
Castabella.
La dernière? la justice? Que Dieu nous garde ! Qu’avez-vous donc fait?
Charlemont.
Eh bien ! j’ai tué un homme ! Si je ne l’avais pas assassiné, ma Castabella, c’est
lui qui m’aurait assassiné.
Castabella.
Vois-tu, Charlemont, c’est la main du Ciel qui a guidé ta défense ! Cet athée scélérat
! je le soupçonne d’avoir urdi ce complot.
Charlemont.
Il en veut à ma vie. Que ne s’en est-il emparé, lui, qui m’a privé des bénédictions
qui me l’auraient fait aimer? Eh bien, je vais la lui livrer !
Castabella.
Non, je ne le veux pas. Je préfère m’exposer à un danger certain que, pour sauver
ma vie, détruire celui qui m’a sauvé de la destruction.
Charlemont.
La plus grande satisfaction que tu puisses me donner, c’est de m’aider à me soustraire
au malheur.
Castabella.
Eh bien ! voici le moyen : la fuite ! Laissez-moi sous la garde de Celui qui toujours
protège l’innocence. Sinon, je veux être associée à votre destinée.
Charlemont.
Mon âme est lourde de chagrins. Viens, repose là, ce sont les oreillers sur lesquels
les hommes dorment le mieux.
Ils se couchent, chacun avec une tête de mort pour oreiller.
Rentre Languebeau Snuffe à la recherche de Soquette.
Languebeau.
Soquette, Soquette, Soquette ! est-tu là?
(Il prend le corps d Borachio pour Soquette.)
En vérité, te voilà déjà étendue dans une posture joliment propice ¡ Viens me baiser,
douce Soquette ! Mais que la pureté me garde du péché de Sodome ! Ceci es una créature
du sexe masculin. En vérité, le corps est flétri, oui, déjà froid et rigide ! Au meurtre,
au meurtre, au meurtre !
D’Amville rentre en scène, l’air égaré, il tressaile à la vue d’une tête de mort.
D’Amville.
Pourquoi son regard me fixe-t-il ainsi? tu n’es pourtant pas l’âme de celui que j’ai
assassiné ! Qui te pousse à tourmenter ainsi ma conscience? Sûrement tu as été la
tête d’un usurier des plus hargneux, car tu es sans pitié ! et cette entremetteuse
de voûte céleste là-haut ! elle aurait pu fermer les fenêtres et les portes de cette
vaste chambre du monde et tirer son rideau de nuages, entre ces clartés et moi, au-dessus
de ce lit de terre, lorsque cette catin, la Mort sanglante et moi-même, nous nous
sommes accouplés pour commettre le péché ! elle aurait pu nous laisser dans la nuit,
jusqu’à ce que l’acte des ténèbres eût été perpétré ! Maintenant que je comence à
sentir l’horreur révoltante de mon crime, que tel un débauché dont la luxure est assouvie,
je désire m’enfouir la face sous mes sourcils, que je voudrais me soustraire à ma
honte, loin de tout regard, voilà qu’elle apparaît et me dévisage de ses yeux lumineux
et pervers, pour me réclamer son dû. Regardez ! n’est-ce pas là-bas le spectre du
vieux Montferrers, qui, en un long suaire blanc, gravit la montagne altière, pour
porter au Ciel sa plainte contre moi. Montferrers? peste soit de ma poltronnerie !
ce n’est rien qu’un beau nuage blanc ! Mais quoi serais-je né couard? Il ment celui
qui l’ose dire ! Pourtant rien que l’aspect d’un ver exsangue serait capable à présent
de changer mon sang en eau ; le frisson d’une feuille de tremble au-dessus de moi
me ferait tressaillir, comme l’ombre même de cette feuille. Je pourrais maintenant
commettre un meurtre, ne serait-ce que pour boire le sang tout chaud de ma victime,
pour compenser la pauvreté et la faiblesse du mien, tant il est devenu glacé et flegmatique
!
Languebeau.
(Derrière la scène) Au meurtre ! au meurtre ! au meurtre !
D’Amville.
Des montagnes m’écrasent ! le fantôme du vieux Montferrers me hante...
Languebeau.
Au meurtre ! au meurtre ! au meurtre !
D’Amville.
Que mon corps n’est-il enveloppé de ce nuage ! car alors le tonnerre qui le déchire
pour s’ouvrir un passage m’anéantirait et disperserait mes cendres dans l’espace !
Languebeau Snuffe rentre en scène, avec le guet.
Languebeau.
Vous trouverez ici le corps de la victime !
D’Amville.
Noir Bezébuth et tous les chiens de l’enfer, venez-vous m’appréhender au corps?
Languebeau.
Non, mon bon Seigneur, nous venons nous emparer du meurtrier.
D’Amville.
Grand Pluton, le fantôme n’était qu’un fol indigne d’être employé aux affaires sérieuses
de l’empire des enfers ! Que ne m’a-t-il permis de couronner la montagne de mes crimes
d’un crime plus infernal encore, pour me précipiter ensuite dans l’abîme ! Voilà qu’on
s’empare de moi juste dans l’intervalle, entre la conception de l’acte et son exécution
!
Le Guet.
Et-ce lui le meurtrier? Il tient de propos suspects.
Languebeau.
Mais non, c’est monseigneur d’Amville ; sa follie, je le crois, vient du chagrin que
lui causa la perte d’un serviteur fidèle ; car je ne me trompe pas : c’est Borachio
qu’on a tué.
D’Amville.
Oh ! Borachio tué? Dis-moi, ne ressembles-tu pas à Snuffe?
Languebeau.
Si fait, en toute sincérité, monseigneur.
D’Amville.
Écoute bien, ne vois-tu pas un fantôme?
Languebeau.
Un fantôme? où donc, monseigneur? Je flaire un renard.
D’Amville.
Là, dans le cimetière.
Languebeau.
Bah ! bah ! tous vos esprits errants ne sont que fables imaginaires, il n’y a rien
de tel in rerum natura. Il n’y a ici qu’un homme égorgé et à la lumière de la réflexion,
je crois que le meurtrier, c’est celui qui a pris le déguisement, bien plutôt que
le hochet de vos imaginations !
D’Amville.
Je commence à remettre de l’ordre dans mes idées, je conçois maintenant qui tu es.
C’est bein cela. Borachio, dussé-je explorer le centre de la terre, je découvrirai
le meurtrier !
Le Guet.
Par ici ! par ici !
D’Amville.
(devant la fosse où reposent Castabella et Charlemont.) Arrêtez ! endormis? si profondément, si doucement sur ces têtes de morts et en un
endroit rempli d’épouvante et d’horreur ! À coup sûr, il est une félicité pour une
conscience pure que je n’ai jamais pu connaître. Oh ! oh ! oh !
Charlemont.
Je vous souhaite la bienvenue, mon oncle. Que n’êtes-vous venu plus tôt, je vous l’aurais
souhaitée déjà : je suis l’homme que vous cherchez. Point n’est besoin de m’interroger
!
D’Amville.
Mon neveu avec ma fille ? Ô mon sang si cher que je pleure ! quel destin vous a ainsi
mêlés à ce malencontreux événement?
Charlemont.
Vous le savez, monsieur, elle est aussi pure que la Chasteté !
D’Amville.
Ou plutôt que sa chasteté à elle. L’heure, l’endroit, les circostances, tout atteste
son impureté.
Castabella.
Monsieur, je me reconnais coupable, et dans mon repentir, je veux subir le châtiment
que la justice infligera à Charlemont.
Charlemont.
Injustement elle renie son innocence !
Le Guet.
Mais, monsieur, on l’a trouvé avec vous, il faut donc qu’elle vous suive en prison.
D’Amville.
Le mal est sans remède. Cependant, si elle n’outrageait pas la couche de mon fils,
mon bien se disperserait au vent ; on doit donc leur pardonner à tous deux.
(Ils sortent.)
Quatrième tableau.
Un appartement dans l’hôtel de Belforest.
Entre Belforest avec un serviteur.
Belforest.
Ma femme n’est-elle pas rentrée?
Le serviteur.
Non, monseigneur.
Belforest.
Elle montre, ce me semble, depuis quelque temps, une vive inclination pour la société
du jeune Sébastien. Mais j’ai peur de concevoir de la jalousie, c’est un tel tourment
! Cependant, plus j’évite les occasions d’aborder le mal directement, plus j’ai lieu
de décevoir mon esprit ! D’abord, je le sais, sa concupiscence n’est jamais assouvie
et puis ses rencontres fréquentes avec un gaillard d’une hardiesse impudente et lascive
comme Sébastien, si alléchant de sa personne, ne peuvent qu’induire en tentation son
sang corrompu.
Entre Fresco secrètement.
Fresco.
L’aventure n’est pas banale ! Sa dame m’a envoyé voir si son seigneur était couché.
J’aurais dû me dissimuler, ne pas me faire voir ; voilà-t-il pas que je tombe sur
eux, à l’improviste !
(Il sort.)
Belforest.
(À son serviteur.) Connais-tu la gente dame, que ma femme a amenée chez elle?
Le serviteur.
De vue, monseigneur ; son serviteur était ici à l’instant !
Belforest.
Son serviteur? Je t’en prie, cours vite l’appeler ! le scélérat ! je ne cesse de le
soupçonner depuis que je l’ai trouvé chaché derrière la tapisserie.
Fresco rentre en scène.
Belforest.
Fresco, tu es le bienvenu, Fresco.
(Au serviteur) Toi, laisse-nous.
(Le serviteur sort.)
Écoute-moi bien, Fresco. Ma femme n’est-elle pas chez ta maîtresse?
Fresco.
Je l’ignore, monseigneur.
Belforest.
Je t’en prie, dis-moi, Fresco – nous sommes entre nous – ta maîtresse n’est-elle pas
une fille obligeante?
Fresco.
Que veut dire Votre Seigneurie par la? une fille publique?
Belforest.
Oui, en vérité, Fresco ; c’est cela même, une fille publique.
Fresco.
Oh non, monseigneur ! Ces maladies de femmes qui tombent amènent la calvitie, or ma
maîtresse la guérit, car elle fait des perruques.
Belforest.
Et pas autre chose?
Fresco.
Si fait, elle vend des voiles tombante et des coiffures et des vêtements pour la personne
des dames et autres articles similaires...
Belforest.
Vraiment, monsieur? et elle aide ma femme à tomber et lui procure des personnes de
temps à autre, n’est-ce pas?
Fresco.
Suivant le bon plaisir de votre dame, monseigneur.
Belforest.
Suivant le von plaisir, maraud? tu te fais le pourvoyeur de ses plaisirs, coquin,
entends-tu? Tu es au courant des manigances de Sébastien et de ma femme? Dis-moi la
vérité ou par cette main, je te cloue à terre. Ne bouge pas, chien ! Allons vite,
la vérité !
(Il hurle comme un crieur public.)
Belforest.
Ta maîtresse ne sert-elle pas d’entremetteuse à ma femme?
Belforest.
N’est-ell pas au courant de ses stratagèmes, de ses intrigues, de ses supercheries?
Fresco.
Oui, oui ! Si jamais courtisan, citadin ou manant, a couché avec Madame Levidulcia,
à l’exception de monseigneur Belforest, c’est bien Sébastien.
Belforest.
Quoi ! tu oses le crier, le proclamer, scélérat !
Fresco.
Qui vous empêche d’en rire, monseigneur? Je croyais que c’était votre dessein de proclamer
vous-même votre cocuage.
Entre le guet.
Belforest.
Le guet arrive à point nommé ; il me faut requérir vos bons offices !
(Fresco s’enfuit.)
Morbleu ! arrêtez le scélérat ! poursuivez-le !
(Ils sortent.)
Cinquième tableau.
Une chambre dans la demeure de Cataplasma.
Entre Languebeau Snuffe en train de lutiner Soquette.
Soquette.
Non, si jamais vous me reprenez dans le cimetière !
Languebeau.
Voyons, Soquette, je ne t’ai encore jamais prise là-bas !
Soquette.
Prise là-bas? Non, vous ne me ferez pas d’enfant !
Languebeau.
Je t’ai promis que non, n’ai-je pas tenu parole?
Soquette.
En tous cas, vos paroles valaient mieux que vos actes ! Mais glissez-vous dans la
petite chambre du haut, celle qui a des nattes, et qui est à main gauche.
Languebeau.
Je t’en prie, que ce soit la bonne main cette fois ! car naguère tu m’as abandonné
en de mauvaises mains et je n’ai pas aimé ça !
Soquette.
Je ferais très vite : dès que ma maîtresse sera couchée, j’irai vous rejoindre.
(Languebeau sort.)
Entrent Sébastien, Levidulcia et Cataplasma.
Cataplasma.
Je me demande pourquoi Fresco est si en retard.
Sébastien.
Madame Soquette, un mot je vous prie.
(Il lui chuchote à l’oreille.)
Levidulcia.
S’il me mande que mon mari est au lit, je veux bien risquer une nuit dehors ! Quelle
folle passion j’ai pour cet homme ! elle me rappelle cette sympathie naturelle qui
pousse même les créatures dépourvues de raison l’une vers l’autre, d’un commun accord
! Cette passion a beau, en apparence, être le libre en effet de ma seule volonté,
cependant je ne puis ni la contenir, ni me l’expliquer. Mais, ce qui est fait est
fait et il est en votre pouvoir de me sauver l’honneur, ou de me le faire perdre.
Cataplasma.
Jouissex de votre plaisir, madame, sans crainte : jamais je ne trahirai la confiance
que vous avez mise en moi. Vous vous faites tort à vous-même à molester ainsi votre
conscience avec l’image du péché. N’est-il pas injuste, ce me semble, de blâmer une
femme qui pèche avec un seul homme, alors que c’est péché mignon pour un mari de se
commettre avec maintes femmes?
Levidulcia.
C’est bien ce qui me semble ! Eh bien, quoi? voilà Sébastien qui fait la cour à cette
gente dame? Combien de maîtresses avez-vous donc, si vous êtes fidèle à la vérité
!
Sébastien.
De fidèles, je n’en ai pas ! car je crois qu’aucune ne l’est ! d’infidèles, j’en ai
autant que de chemises propres. L’amour d’une femme, c’est un champignon : il pousse
en une nuit et procure quelque plaisir le lendemain à déjeuner mais bientôt il sent
fort et vous empoisonne...
Cataplasma.
Non, par saint Winifred, l’amour d’une femme dure aussi longtemps que le fruit d’hiver
!
Sébastien.
C’est vrai, jusqu’à l’apparition du fruit nouveau ; d’après mon expérience, pas plus
longtemps, certes !
Entre Fresco en courant.
Fresco.
Quelqu’un nous a trahis ! et il y a des chances pour que cela nous coûte cher !
Sébastien.
Nous coûte cher? pourquoi donc?
Fresco.
Comment voulez-vous que ce ne soit pas une somme onéreuse si une demi-douzaine de
gaillards vient nous réclamer des comptes, chacun ayant en mains, en guise de note,
une bonne hallebarde, contre laquelle nous ne pouvons rien !
(On cogne la porte.)
Cataplasma.
Colère du Ciel ! que veut dire ce tintamarre? Madame, retirez-vous.
Levidulcia.
Sébastien, s’il est vrai que vous m’aimez, sauvez mon honneur !
(Ils sortent tous, sauf Sébastien.)
Sébastien.
Quelle violence ! Que cherchez-vous? Morbleu, vous ne passerez pas.
Entre Belforest avec le guet.
Belforest.
Porsuivez la ribaude.
(Le guet sort.)
Scélerat, fais-moi place ou je vais me frayer un passage dans ton sang.
Sébastien.
C’est un passage glissant, monseigneur, que celui de mon sang. Vous feriez mieux de
choisir un autre chemin, autrement vous pourriez choir !
(Ils luttent, ils s’entretuent, Sébastien tombe le premier.)
Sébastien.
J’ai mon compte, en vérité.
(Il meurt, tandis que Belforest chancelle. Levidulcia entre.)
Levidulcia.
Dieu ! mon époux ! mon Sébastien ! mon époux ! aucun d’eux ne parle et cependant tous
les deux, ils proclament ma honte ! Mon honneur est-il sauf, lorsque leur sang coule
à flots et que ma luxure ets la source d’où il coule? Cher époux, que ton âme défunte
ne s’irrite pas, si de mes lèvres adultères je baise ta joue ! Je vois en ce moment
toute l’horreur de ma luxure ! C’est elle qui me fait m’agenouiller pour embrasser
mort ce corps que vivant il me répugnait de toucher. Maintenant, je puis pleurer.
Mais quel bien peuvent faire mes larmes, ces larmes d’eau? les leurs ne sont-elles
pas des larmes de sang? Que ne puis-je faire un océan de mes larmes, pour que sombre
dans ses flots ce vaisseau brisé qu’est mon corps, avec sa lourde cargaison de luxure
frivole et pour y noyer avec lui ma honte ! Mes larmes auraient alors leur utilité,
mais hélas ! la mer elle-même n’a pas assez d’eau pour laver la souillure qui s’attache
à mon nom. Oh ! à voir leurs blessures, je sens que mon honneur est blessé à mort
! dois-je survivre à mon honneur? Ma vie doit-elle servir d’exemple au monde? fatalement
! dans ce cas, pour prouver combien mon forfait m’est odieux, et pour que l’exemple
tende à renforcer encore la vertu, je mets le sceau final à ma vie par une mort aussi
pleine d’horreur que ma vie le fut de péchés.
(Elle se poignarde.)
Entre le guet avec Cataplasma, Fresco, Languebeau Snuffe et Soquette.
Le Guet.
Arrêtez, madame. Dieu, quelle étrange nuit !
Languebeau.
Ne permettrez-vous pas à Snuffe de sortir d’ici tout seul?
Le Guet.
Pas plus à vous qu’aux autres. Vous devez tous nous suivre ! Par quelle vertu faut-il
donc combattre la luxure, puisque c’est un feu qu’on éteint rarement sans effusion
de sang !
(Ils sortent.)