Tristan de l’Hermite

Marianne





Texto utilizado para esta edición digital:
L’Hermite, Tristan de. La Marianne [1637]. Edité par José Enrique López Martínez, pour la collection EMOTHE. Valence : ARTELOPE Universitat de València, 2017.
Adaptación digital para EMOTHE:
  • López Martínez, José Enrique (Artelope)

Note à cette édition numérique

Texte de base : La Marianne. Paris, Augustin Courbé, 1637. Bibliothèque Nationale de France, Rés. 4-BL-3483 (3).



LES PERSONNAGES

HÉRODE
PHÉRORE, frère d’Hérode
SALOMÉ, sa sœur
MARIANNE
ALEXANDRA, mère de Marianne
DINA, dame d’honneur et confidente de Marianne
L’ÉCHANSON
LE GRAND PRÉVOT
Deux Juges
SOESME
L’EUNUQUE
LE CONCIERGE
NARBAL, gentilhomme, qui raconte la mort de Marianne
[PHALEG], [1 Juge]
[SADOC], [2 Juge]
THARÉ, Capitaine des Gardes
[LE CHEVALIER D’HONNEUR d’Alexandra]
[L’HUISSIER]

ACTE PREMIER

La scène est en Jérusalem

SCÈNE PREMIÈRE

S'éveillant en sursaut

HÉRODE
Fantôme injurieux qui troubles mon repos,
ne renouvelle plus tes insolents propos ;
va dans l'ombre éternelle, ombre pleine d'envie,
et ne te mêle pas de censurer ma vie.
5
Je suis assez savant en l'art de bien régner,
sans que ton vain courroux me la vienne enseigner,
et j'ai trop sûrement affermi mon Empire
pour craindre les malheurs que tu me viens prédire.
Je donnerai bon ordre à tous les accidents,
10
qui n'étant point prévus, perdent les imprudents.
Mais quoi ? Le front me sue, et je suis hors d'haleine ;
mon âme en ce repos a trouvé tant de peine
à se désabuser d'une fâcheuse erreur,
que j'en suis tout ému de colère et d'horreur.
15
Holà !

Phérore parâit avec le Capitaine des Gardes

SCÈNE DEUXIÈME

THARÉ, Capitaine des Gardes, HÉRODE, PHÉRORE

[CAPITAINE DES GARDES]
Que vous plaît-il, Sire ?

HÉRODE
Ah ! Voici Phérore.

PHÉRORE
On me disait ici que vous dormiez encore.

HÉRODE
Tu m'as bien entendu quand j'ai parlé tout haut.
Je me suis éveillé tout à l'heure en sursaut,
après la vision la plus mélancolique
20
qui puisse devancer un accident tragique.

PHÉRORE
Les songes les plus noirs que l'on puisse inventer,
seraient-ils suffisants de vous épouvanter ?
Vous, qui savez braver les forces indomptables,
et qui craignez si peu les périls véritables ?
25
Ce sont des visions qui n'ont jamais d'effet.

HÉRODE
Mon esprit est troublé du songe que j'ai fait.
Il m'en revient sans cesse une idée importune
qui ne doit m'avertir que de quelque infortune :
c'est un avant-coureur de quelque adversité.

PHÉRORE
30
On ne doit pas en faire une nécessité ;
ces apparitions sont comme les images
qu'un mélange confus forme dans les nuages ;
c'est un sombre tableau d'hommes et d'animaux
qui ne fait arriver ni des biens ni des maux.

HÉRODE
35
Quand tu nous fus ravi par un destin contraire,
mon généreux aîné, brave et fidèle frère,
j'appris ton accident par un même rapport.
Je fus par même voie averti de ta mort :
j'eus aux bords du Jourdain des visions cruelles
40
qui prévinrent le bruit de ces tristes nouvelles.

PHÉRORE
Pour moi j'ai mille fois des songes observé,
sans que de leur présage il soit rien arrivé ;
et selon qu'un rabbin me fit un jour entendre,
c'est les prendre fort bien que de n'en rien attendre.

HÉRODE
45
Quelles fortes raisons apportait ce docteur,
qui soutient que le songe est toujours un menteur ?

PHÉRORE
Il disait que l'humeur qui dans nos corps domine,
à voir certains objets, en dormant, nous incline.
Le flegme humide et froid, s'élevant au cerveau,
50
y vient représenter des brouillards et de l'eau.
La bile ardente et jaune, aux qualités subtiles,
n'y dépeint que combats, qu'embrasements de villes.
Le sang qui tient de l'air, et répond au printemps,
rend les moins fortunés en leurs songes contents :
55
sa douce exhalaison ne forme que des roses,
des objets égayés et d'agréables choses.
Et la mélancolie, à la noire vapeur,
où se logent toujours la tristesse et la peur,
ne pouvant figurer que des images sombres,
60
nous fait voir des tombeaux, des spectres et des ombres.
C'est ainsi que chacun aperçoit en dormant
les indices secrets de son tempérament.

HÉRODE
Ainsi l'on songerait toujours les mêmes choses ?

PHÉRORE
Les songes quelquefois viennent par d'autres causes.
65
De même que les uns expriment nos humeurs,
les autres bien souvent représentent nos mœurs.
L'âme d'un homme noble, encore qu'il repose,
méprise la fortune, et l'honneur se propose ;
et celle du voleur, prévenant son destin,
70
rencontre des prévôts, ou fait quelque butin.
De même l'usurier, en sommeillant, repasse
et les yeux et les mains sur l'argent qu'il amasse ;
et l'amant prévenu de crainte ou de désirs,
éprouve des rigueurs, ou goûte des plaisirs.

HÉRODE
75
Ces expositions ne me contentent guère :
ces principes communs ont des effets vulgaires,
et tu sais qu'autrefois l'Égypte remarquait
aux songes importants que Joseph expliquait.
Qu'il en est, dont l'image est heureux ou funeste,
80
nous annonçant la grâce, ou le courroux céleste.
Quoi qu'il en soit, Phérore, écoute un peu le mien,
n'importe qu'il promette ou du mal ou du bien.

Salomé entre

SCÈNE TROISIÈME

SALOMÉ, HÉRODE, PHÉRORE, SOESME

SALOMÉ
Vous plaît-il que j'entende aussi cette aventure,
qui n'est, à bien parler, qu'une vaine peinture,
85
qu'un énigme confus sur le sable tracé ?

HÉRODE
Ne m'interromps donc pas quand j'aurai commencé.
La lumière et le bruit s'épandaient par le monde,
et lorsque le soleil qui se lève de l'onde
élevant au cerveau de légères vapeurs,
90
rend les songes qu'on fait plus clairs et moins trompeurs ;
après mille embarras d'espèces incertaines,
de rencontre sans suite, et de chimères vaines,
je me suis trouvé seul dans un bois écarté,
où l'horreur habitait avec l'obscurité,
95
lorsqu'une voix plaintive a percé les ténèbres,
appelant « Marianne » avec des tons funèbres.
J'ai couru vers le lieu d'où le bruit s'épandait,
suivant dans ce transport l'amour qui me guidait,
et qui semblait encore m'avoir prêté ses ailes,
100
pour atteindre plutôt ce miracle des belles.
Mes pas m'ont amené sur le bord d'un étang,
dont j'ai trouvé les eaux toutes rouges de sang ;
il est tombé dessus un éclat de tonnerre,
j'ai senti sous mes pieds un tremblement de terre,
105
et dessus ce rivage, environné d'effroi,
le jeune Aristobule a paru devant moi.

SALOMÉ
Oh, Cieux ! Je serais morte étant en votre place !
Le sang à ce récit dans mes veines se glace.

PHÉRORE
Je sens la même horreur dans mes os se couler.

HÉRODE
110
Écoutez donc le reste, et me laissez parler.
Il n'avait point ici la tiare à la tête
comme aux jours solennels de notre grande fête,
où tirant trop d'éclat d'un riche vêtement,
il obligeait les juifs à dire hautement
115
qu'une si glorieuse et si noble personne
méritait de porter la mitre et la couronne.
Je ne l'ai reconnu qu'à la voix seulement :
il semblait retiré de l'onde fraîchement,
son corps était enflé de l'eau qu'il avait bue,
120
ses cheveux tous mouillés lui tombaient sur la vue,
les flots avaient éteint la clarté de ses yeux,
qui s'étaient en mourant tournés devers les cieux.
Il semblait que l'effort d'une cruelle rage
avait laissé l'honneur peinte sur son visage,
125
et que de sang meurtri tout son teint se couvrit,
et sa bouche était morte encore qu'elle s'ouvrit.
Ses propos dès l'abord ont été des injures,
des reproches sanglants, mais tous pleins d'impostures.
Il a fait contre moi mille imprécations,
130
il m'est venu charger de malédictions ;
m'a parlé des rigueurs sur son père exercées,
m'imputant tous les maux de nos guerres passées.
Bref, voyant qu'il osait ainsi s'émanciper,
à la fin j'ai levé le bras pour le frapper,
135
mais pensant de la main repousser cet outrage,
je n'ai trouvé que l'air au lieu de son visage.
Ainsi de violence et d'horreur travaillé,
avec un cri fort haut je me suis éveillé.
Voilà quel est mon songe. Et bien, que vous en semble ?
140
Salomé, qu'en dis-tu ?

SALOMÉ
Moi, je dis que j'en tremble !

PHÉRORE
Je ne cèlerai pas que j'en suis effrayé.

SALOMÉ
C'est quelque avis du Ciel qui vous est envoyé.

HÉRODE
L'avis à déchiffrer est si fort difficile
qu'il n'eût pu m'obliger d'un soin plus inutile.

SALOMÉ
145
L'État d'un changement peut être menacé.

HÉRODE
Ce qu'écrit le destin ne peut être effacé.
Il faut bon gré, mal gré, que l'âme résolue
suive ce qu'a marqué sa puissance absolue.
De ses pièges secrets on ne peut s'affranchir :
150
nous y courons plus droit en pensant les gauchir.
L'homme à qui la fortune a fait des avantages,
est comme le vaisseau sauvé de cent orages,
qui sujet toutefois aux caprices du sort,
peut se perdre à la rade, ou périr dans le port.
155
Mais qui me peut choquer ? Et qu'ai-je plus à craindre
au faîte du bonheur où l'on me voit atteindre ?
Rien n'est assez puissant pour me perdre aujourd'hui,
si le Ciel en tombant ne m'accable sous lui.
Je ne puis succomber que par une aventure
160
dont le coup soit fatal à toute la nature.
Tous les Asmonéens sont dedans le tombeau :
on voit dessus le trône un monarque nouveau,
qui tient sous les lauriers sa couronne et sa tête
pour jamais à l'abri des coups de la tempête.
165
Je sais bien quel support Auguste m'a promis,
me voulant recevoir au rang de ses amis ;
et j'ai tant de faveur auprès de son génie,
que j'y suis assuré contre la calomnie.
Ceux qu'il aime le mieux d'entre ses courtisans
170
font cas de ma vertu, comme de mes présents ;
et j'ai mille secrets par où le Jourdain libre
n'a point à redouter la colère du Tibre.
De tout autre côté, pour braver le malheur
je suis assez muni de force et de valeur :
175
que l'Arabe, le Parthe, et l'Arménie entière,
de trente légions menacent la frontière ;
avec un camp volant j'irai les affronter,
et ferai leurs desseins à leur honte avorter.
J'irai les repousser au fond de leurs provinces,
180
et par tant de progrès humilier leurs princes,
qu'ils viendront confesser, en recevant ma loi,
qu'on ne profite guère à s'attaquer à moi.

SALOMÉ
Les princes vos voisins savent votre courage,
ils en ont fait l'essai dès votre plus bas âge.
185
Ils prêteront l'oreille à des conseils meilleurs,
et leur ambition prendra son cours ailleurs.

HÉRODE
Je n'avais pas quinze ans lorsque je pris les armes,
lorsque j'allai chercher la mort dans les alarmes,
et si dès ce temps-là mon bras, par mille exploits,
190
domptait les nations, et soumettait les rois.
Que j'ai fait de combats, et gagné de batailles ;
que j'ai surpris de forts, et forcé de murailles,
dans un champ spacieux, quand le fruit de Cérès
de ses tuyaux dorés enrichit les guérets.
195
On ne voit guère plus de javelles pressées
que j'ai vu contre moi de piques hérissées,
qui volaient en éclats partout où je donnais,
dans la brûlante ardeur dont je les moissonnais.

PHÉRORE
Vos belles actions se trouvent sans pareilles,
200
jules, quoi que l'on die, avec plus de merveilles,
et par moins de combats et de travaux divers,
s'était fait appeler Maître de l'Univers.
Vous avez surmonté mille fâcheux obstacles,
et toute votre vie est pleine de miracles.

HÉRODE
205
Dans ma condition, je serais trop heureux
si je n'étais pressé d'un tourment amoureux,
d'un feu continuel, d'une ardeur sans mesure,
qui tient incessamment mon âme à la torture ;
ou si je pouvais vaincre une sévérité
210
qui s'oppose au courant de ma prospérité.
Oh, bonheur imparfait ! Oh, rigueur importune !
J'ai pour mes compagnons l'amour et la fortune.
Ils ne me quittent point, ils suivent tous mes pas,
mais l'un m'est favorable, et l'autre ne l'est pas.
215
L'un fait qu'à tout un peuple aujourd'hui je commande,
et l'autre me refuse un cœur que je demande,
un cœur que je ne puis ranger sous mon pouvoir
en possédant le corps où je le sens mouvoir.
Aveugles déités : égalez mieux les choses,
220
mêlez moins de lauriers avecque plus de roses ;
faites qu'avec plus d'heur je sois moins renommé,
et n'étant point si craint, que je sois plus aimé.
C'est avecque raison que mon humeur est sombre :
ma gloire n'est qu'un songe, et ma grandeur qu'une ombre.
225
Si lorsque tout le monde en redoute l'effet,
je brûle d'un désir qui n'est point satisfait.

SALOMÉ
Depuis qu'en votre lit Marianne est entrée,
et par tant de soins elle est idolâtrée,
votre maison sans cesse est ouverte aux douleurs :
230
on observe en vous deux que plaintes et que pleurs.

HÉRODE
Mes plaintes sont toujours plus justes que ses larmes.
Pourquoi me parut-elle avecque tant de charmes,
tant de rares vertus, et de divins appas,
pour entrer dans ma couche, et pour ne m'aimer pas ?
235
Faut-il que deux moitiés soient si mal assorties ?
Qu'un tout soit composé de contraires parties ?
Que je sois si sensible, elle l'étant si peu ?
Que son cœur soit de glace, et le mien soit de feu ?

PHÉRORE
Après avoir acquis des honneurs à la guerre,
240
qui vous font envier aux deux bouts de la terre,
succombant dans la paix à d'invisibles coups,
vous voulez que partout on ait pitié de vous.

HÉRODE
L'erreur dont on m'accuse a troublé de grands hommes,
soit aux siècles passés, soit au temps où nous sommes.
245
L'amour est tellement fatal à la valeur,
qu'il n'est point de héros exempts de ce malheur ;
celui qui de son poil tenait toute sa force,
ne sut se détourner de cette douce amorce ;
et ce petit berger qui devint un grand roi,
250
fut en ses derniers jours plus insensé que moi.
Antoine sous ce joug abaissant son courage,
à de moindres clartés s'éblouit davantage :
pour suivre Cléopâtre il quitta son bonheur,
et s'embarquant ainsi, fit naufrage d'honneur.
255
De moi tous mes desseins sont sans honte et sans crime,
le feu qui me consume est un feu légitime ;
je n'ai pas des désirs que l'on puisse blâmer,
car j'aime seulement ce que je dois aimer.

PHÉRORE
Si dans la passion d'une amour conjugale,
260
de la Reine et de vous l'ardeur était égale,
qui pourrait condamner votre ressentiment,
ou voudrait s'opposer à cet embrasement ?
Mais quoi ? Votre raison est vraiment endormie :
vous faites vanité d'aimer une ennemie
265
qui pour récompenser un traitement si doux
n'applique son esprit qu'à médire de vous.

SALOMÉ
Sans mentir, cette erreur est digne de reproche.
Quel plaisir prenez-vous de chérir une roche,
dont les sources de pleurs coulent incessamment,
270
et qui pour votre amour n'a point de sentiment ?

HÉRODE
Si le divin objet dont je suis idolâtre
passe pour un rocher, c'est un rocher d'albâtre,
un écueil agréable, où l'on voit éclater
tout ce que la nature a fait pour me tenter.
275
Il n'est point de rubis vermeils comme sa bouche,
qui mêle un esprit d'ambre à tout ce qu'elle touche ;
et l'éclat de ses yeux veut que mes sentiments
les mettent pour le moins au rang des diamants.

PHÉRORE
La beauté toutefois doit être dédaignée
280
qui de bon naturel n'est point accompagnée.

HÉRODE
Toute cette rigueur vient de sa chasteté,
mais son humeur hautaine est pleine de bonté.
Quand le Parthe inhumain prit Hyrcane et Pharselle,
je dus ma délivrance à son conseil fidèle ;
285
sans cet insigne effet de sa secrète amour,
je perdais à la fois et le sceptre et le jour ;
c'était fait de ma vie, et le traître Antigone
en me foulant aux pieds, remontait sur le trône.
Cette obligation me touche tendrement,
290
et me fait excuser ses dédains aisément.
Je vois beaucoup d'orgueil en ses beautés divines ;
mais on voit rarement des roses sans épines,
et puis il est bien juste à dire vérité,
qu'elle garde entre vous un peu de majesté.
295
Mille rois glorieux sont ses dignes ancêtres,
et on peut la nommer la fille de nos maîtres.

SALOMÉ
Elle en use donc bien, car on sait au palais,
qu'elle parle de nous comme de ses valets ;
et c'est de quoi pourtant nous ne ferions que rire,
300
n'était mille discours que l'on nous vient redire,
par où son cœur ingrat, avec émotion,
témoigne contre vous sa noire intention.

HÉRODE
Nous ne pouvons jamais, avecque bienséance,
aux rapports des valets donner tant de créance :
305
ainsi que l'intérêt les a rendus flatteurs,
notre facilité les peut rendre menteurs ;
et même le mensonge est assez ordinaire
à ces petites gens dont l'âme est mercenaire.

SALOMÉ
Les miens n'ont pas le cœur, ni l'esprit d'inventer
310
tout ce que de la Reine ils me viennent conter.

HÉRODE
Apprends-nous quelque trait de cette violence ?

SALOMÉ
Elle parle de vous avec une insolence,
que sans beaucoup d'horreur on ne peut révéler,
et que sans crime aussi l'on ne saurait celer.
315
Vous nomme à tous propos l'auteur de ses misères,
le tyran de l'État, le meurtrier de ses pères ;
et de mille raisons anime son courroux
pour faire soulever le peuple contre vous.

HÉRODE
La judée aujourd'hui soumise à ma puissance,
320
ne trouve son bonheur qu'en son obéissance.
On ne peut l'émouvoir ainsi facilement,
et je ne crois pas tout aussi légèrement.
Je connais Marianne, et sais qu'elle est trop sage
pour s'être abandonnée à tenir ce langage.
325
Si les grands s'arrêtaient à tout ce qu'on leur dit,
l'imposture auprès d'eux aurait trop de crédit ;
on verrait dans les Cours une guerre éternelle,
il faudrait chaque jour faire maison nouvelle.

SALOMÉ
En cas de ces avis, pour se gouverner bien,
330
il ne faut pas tout croire, et ne négliger rien.

HÉRODE
Je la verrai bientôt, cette belle indiscrète,
Je lui reprocherai cette injure secrète,
et sa bouche pourtant, avec un seul baiser,
quand elle aurait tout dit, pourra tout apaiser.
335
Soesme écoute un mot.

Il appelle Soesme et lui parle à l'oreille
Parlant a Phérore

SALOMÉ
Oh, foiblesse indicible !
Il est ensorcelé, le charme est tout visible,
mais il faut s'employer à faire adroitement,
dissiper la vertu de cet enchantement.
Madame, cette amour est une maladie,
340
à laquelle il faudra que le temps remédie.
Nos avis aujourd'hui ne sont pas de saison :
ce mal envenimé résiste à la raison.

Achevant d'instruire Soesme

HÉRODE
Observe bien surtout en faisant ce message,
et le ton de sa voix, et l'air de son visage.
345
Si son teint devient pâle, ou s'il devient vermeil,
j'en saurai la réponse en sortant du Conseil.


ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

MARIANNE, DINA

MARIANNE
Je croirais ton conseil, s'il était raisonnable,
mais quoi ? Veux-tu que j'aime un monstre abominable,
qui du trépas des miens me parait tout sanglant ?

DINA
350
Si vous ne l'aimez pas, faites-en le semblant ;
en cette occasion vous devez vous contraindre.
C'est un art excellent que de savoir bien feindre,
lorsque l'on est réduit à cette extrémité
de ne pouvoir agir avecque liberté.

MARIANNE
355
Moi ? Que je me contraigne ? Étant d'une naissance,
qui peut impunément prendre toute licence,
et qui, sans abuser de cette autorité,
ne règle mes désirs que par l'honnêteté ?
Que mon cœur se démente, et trouve du mérite
360
à plaire au sentiment d'un barbare, d'un scythe,
meurtrier de mes parents !

DINA
Madame, parlez bas.

MARIANNE
Si mon corps est captif, mon âme ne l'est pas.
Je laisse la contrainte aux serviles personnes ;
je sors de trop d'aïeux qui portaient des couronnes,
365
pour avoir la pensée et le front différents,
et devenir esclave en faveur des tyrans.
Qu'Hérode m'importune, ou d'amour ou de haine,
on me verra toujours vivre et mourir en reine.

DINA
Madame, le palais est tout plein d'espions
370
qui veillent jour et nuit dessus vos actions ;
depuis un certain temps Salomé tient à gages,
pour cet office seul, des filles et des pages ;
sans cesse à cette porte ils viennent écouter
quels sont tous vos propos, qu'ils lui vont rapporter.

MARIANNE
375
N'importe, laissons-les écouter à leur aise ;
ils n'auront pas le bien d'ouïr rien qu'il lui plaise.

DINA
Le Roi vous a-t-il fait quelque nouvel ennui
pour causer ces dédains que vous avez pour lui ?

MARIANNE
Quoi ? T'imagines-tu que la tragique histoire
380
de mes plus chers parents sorte de ma mémoire ?
Toujours les vieux Hyrcane et mon frère meurtris
me viennent affliger de pitoyables cris ;
soit lorsque je repose, ou soit lorsque je veille,
leur plainte à tous moments vient frapper mon oreille ;
385
ils s'offrent à toute heure à mes yeux éplorés,
je les vois tous sanglants et tous défigurés.
Ils me viennent conter leurs tristes aventures,
ils me viennent montrer leurs mortelles blessures,
et me vont reprochant, pour me combler d'ennuis,
390
qu'avecque leur bourreau je dors toutes les nuits.
Il faut que le perfide achève ma disgrâce :
il en veut à mon sang, il en veut à ma race ;
il n'est pas satisfait pour avoir massacré
un vieillard vénérable, un pontife sacré
395
qui le mit dans ses droits et dans son alliance,
logeant en son appui toute sa confiance ;
ni pour avoir éteint d'une étrange façon
un innocent beau-frère, un aimable garçon :
le jeune Aristobule. Hélas ! Lorsque j'y pense
400
le cours de ma douleur emporte ma constance.
J'ai le cœur si serré que je ne puis parler,
et mon âme affligée est prête à s'envoler.
À peine il arrivait en son quatrième lustre,
et l'on voyait en lui je ne sais quoi d'illustre :
405
sa grâce, sa beauté, sa parole, et son port
ravissaient les esprits dès le premier abord.
Il était de mon poil, il avait mon visage,
il était ma peinture, ou j'étais son image.
Puis les Cieux en son âme avaient mis des trésors
410
qui répondaient encore à ceux d'un si beau corps,
et leurs grâces sur lui semblaient être tombées
pour relever l'honneur des braves Maccabées.
Celui qui vers le Nil emporta les portraits
confessait tout ravi de ses charmants attraits,
415
que dans la Palestine on élevait un homme
qui valait bien les dieux qu'on adorait à Rome.
Le peuple que sa vue au temple ravissait,
admirant ses appas tout haut le bénissait,
et ce tyran cruel en conçut tant d'envie
420
qu'il fit soudain trancher le beau fil de sa vie.
Ce clair soleil levant adoré de la cour
se plongea dans les eaux comme l'astre du jour,
et n'en ressortit pas en sa beauté première,
car il en fut tiré sans force et sans lumière.
425
Et puisque après cela je flatte l'inhumain,
qui ne vient que d'ôter la vie à mon germain ?
Plutôt le feu me brûle, ou l'onde son contraire
rende mon sort pareil à celui de mon frère.

DINA
Tous ces traits de malheur depuis longtemps passés
430
de votre souvenir doivent être effacés.
Faut-il qu'à tous propos cette triste peinture
renouvelle vos pleurs sur une vieille injure ?
Que toujours votre esprit en vos ans les plus beaux
erre si tristement à l'entour des tombeaux ?
435
Madame, faites trêve avecque ses pensées,
vos célestes beautés y sont intéressées.
Votre teint composé des plus aimables fleurs
sert trop longtemps de lit à des ruisseaux de pleurs.
Le temps et la raison sans doute vous invitent
440
à bannir ces ennuis qui vos jours précipitent.
On vous a fait des maux, mais pour ne rien celer,
on prend beaucoup de soin pour vous en consoler.

MARIANNE
Comment !

DINA
Le Roi vous aime.

MARIANNE
Il m'aime ? Oh, l'innocente !

DINA
Il soupire toujours quand vous êtes absente,
445
il vous nomme à toute heure, il compte tous vos pas :
n'est-ce pas vous aimer ?

MARIANNE
He quoi ? Ne sais-tu pas
que cette âme infidèle est pleine d'artifices,
que ma perte dépend de ses premiers caprices,
et qu'au moindre hasard qu'il s'attend de courir
450
il ordonne aussitôt qu'on me fasse mourir ?
C'est le soin principal de cette amour extrême,
et c'est à quoi naguère il obligeait Soesme,
lorsque tout effrayé pour Rhodes il partait,
redoutant d'y trouver la mort qu'il méritait.

DINA
455
Ce trait est, sans mentir, cruel et tyrannique.
Je ne demande plus quelle chose vous pique ;
les ordres inhumains de cet esprit jaloux
font voir en cet endroit qu'il s'aime mieux que vous.
Mais quoi ? Vous trouvant hors de ce péril extrême,
460
vous aimant mieux que lui, dissimulez de même.
Vous verrez quelque jour vos aimables enfants
les tiares au front, heureux et triomphants ;
au moins si par un trait de mauvaise conduite
votre mépris ne rend leur fortune détruite,
465
ne perdez pas le soin qui les doit conserver :
si le Roi vous attend il faut l'aller trouver.

Salomé se montre a l'entrée de la chambre

MARIANNE
J'irai, mais ce sera pour lui faire paraître
qu'il est un parricide, un scélérat, un traître,
et que je ne sais point de loi, ni de devoir
470
qui me puisse obliger désormais à le voir.
Le conseil en est pris.

DINA
Oh, Cieux ! Je tremble toute.

MARIANNE
Pourquoi ?

DINA
Tout est perdu, Salomé nous écoute !
Que je hais ces esprits méchants et curieux !

SCÈNE DEUXIÈME

MARIANNE ET SALOMÉ

MARIANNE
Approchez-vous plus près, vous nous entendrez mieux.

SALOMÉ
475
Je m'allais retirer vous croyant empêchée,
et l'on dirait aussi que vous êtes fâchée.

MARIANNE
Une juste colère animait mon discours.

SALOMÉ
C'est une passion qui vous émeut toujours.

MARIANNE
Je souffre aussi toujours une rigueur insigne.

SALOMÉ
480
Vous avez des malheurs dont vous n'êtes pas digne.

MARIANNE
Je crois qu'on ne voit rien dans mes déportements,
qui puisse mériter ces mauvais traitements.

SALOMÉ
Vous êtes fort à plaindre en l'état où vous êtes,
mais toutes les beautés ne sont pas satisfaites.

MARIANNE
485
Pour vous en vos destins vous n'avez que du bien.

SALOMÉ
Vous sentez votre mal, et moi je sens le mien.

MARIANNE
Votre cœur relevé se plaint de la fortune ?

SALOMÉ
J'ai bien d'autres ennuis dont le cours m'importune.
Mais ainsi que j'entrais, que disiez-vous du Roi.

MARIANNE
490
Je me plaignais de lui comme il se plaint de moi.

SALOMÉ
Je ne puis deviner ces grands sujets de plainte.

MARIANNE
C'est que ses espions me tiennent en contrainte.

SALOMÉ
L'innocence partout peut avoir des témoins.

MARIANNE
J'aurais plus de repos s'ils m'importunaient moins.

SALOMÉ
495
Vous devriez dire au Roi combien cela vous blesse.

MARIANNE
Vous devriez l'avertir aussi de sa foiblesse.

SALOMÉ
S'il a de la foiblesse, à votre jugement,
on ne l'aperçoit guère à son gouvernement.

MARIANNE
Le déplorable état où l'on me voit réduite,
500
est le plus rare effet de sa grande conduite.

SALOMÉ
Vous y remarqueriez moins d'imperfection,
si vous n'aviez pour lui beaucoup d'aversion.

MARIANNE
Je n'ai d'aversion que pour l'horreur du crime,
mais tous les gens de bien l'ont en la même estime.

SALOMÉ
505
S'ils ont ces sentiments ils en parlent bien bas.

MARIANNE
C'est qu'ils craignent la mort, et je ne la crains pas.

SALOMÉ
C'est en dire un peu trop ; vous devez, ce me semble,
portez plus de respect au nœud qui vous assemble.

MARIANNE
Les respects qu'on lui doit me sont assez connus,
510
car je n'ignore pas d'où vous êtes venus.

SALOMÉ
Moi, j'ignore d'où vient cette haine apparente.

MARIANNE
Cette mauvaise humeur vous est indifférente.

SALOMÉ
Si vous aviez pourtant quelque division,
je m'offrirais à vous à cette occasion,
515
et vous présenterais mes très humbles services.

MARIANNE
Vous me rendez toujours assez de bons offices.

SALOMÉ
Je vous en rends bien moins que vous n'en méritez.

MARIANNE
Le Ciel reconnaîtra toutes ces charités.

SALOMÉ
L'honneur de vous servir m'est trop de récompense.
Se lève
520
Chacune de nous deux sait bien ce qu'elle en pense.

SALOMÉ
Vous allez voir le Roi ?

MARIANNE
Oui, j'y vais de ce pas
lui tenir un discours qui ne lui plaira pas.

SALOMÉ
Vous ne lui direz rien qui lui puisse déplaire :
il aime tout de vous, jusqu'à votre colère.

MARIANNE
525
Et moi, qu'il a rendue un objet de pitié,
j'abhorre tout de lui, jusqu'à son amitié.

SALOMÉ
Seule
Superbe, dédaigneuse, au courage invincible,
ne t'imagine pas que je sois insensible.
Non, non, je ne suis pas de ces lâches esprits,
530
qui peuvent aisément supporter un mépris.
Souviens-toi que le mien ne reçoit point d'injure,
qu'il ne rende aussitôt avec beaucoup d'usure.
Salomé sait fort bien comme il faut obliger,
et n'est pas ignorante en l'art de se venger.
535
Nous n'aurons pas longtemps à souffrir ses caprices ;
mon intrigue est fatale à tous ses artifices.
J'ai gagné depuis peu le premier Échanson,
qui doit lancer contre elle un trait de ma façon ;
un trait noir qui, portant la tristesse et la crainte,
540
donne à l'âme crédule une mortelle atteinte,
trouble les sentiments, et fait qu'en un instant
l'ardente amour se change en courroux éclatant.
Cet homme en est capable, il est ma créature,
et veut mettre pour moi sa vie à l'aventure.
545
Il faut hâter l'effet de ce juste dessein,
de peur que ce secret lui pèse sur le sein
qu'il en aille avertir un tiers, qui nous trahisse,
ou qu'en raisonnant trop il ne se refroidisse.
Mais ne le vois-je pas qui s'en vient droit à moi ?
550
Déjà sur ce projet la peur lui fait la loi :
il porte sur le front une morne tristesse.

SCÈNE TROISIÈME

L'ÉCHANSON, SALOMÉ

L'ÉCHANSON
Pourrais-je dire encore un mot à votre Altesse,
sur l'exécution de son commandement ?

SALOMÉ
Oui je l'écouterai ; parle donc hardiment.

L'ÉCHANSON
555
Madame, en vous servant j'affronte des supplices :
je m'en vais me conduire entre des précipices,
dans un sentier glissant, où faisant un faux pas
je suis tout assuré d'arriver au trépas.
Il ne faudrait au Roi qu'une seule pensée
560
pour rallumer le feu de son amour passé :
un doux ressouvenir de sa tendre amitié,
un regard tout chargé de traits de la pitié,
la moindre émotion qui vienne à la traverse,
une larme, un soupir. Me choque et me renverse ;
565
j'y vois mille périls, mais je les brave tous,
car mon obéissance est aveugle pour vous,
et puis vous m'assurez que par cette industrie
je m'expose à la mort pour sauver ma patrie.

SALOMÉ
Si tu fermes les yeux pour m'exprimer ta foi
570
je le veux reconnaître ouvrant la main pour toi.
Mais tu fais ta fortune, et t'acquiers une gloire,
qui pourrait égaler l'honneur d'une victoire,
Tu préserves ton Roi d'un funeste accident,
tu nous retires tous d'un naufrage évident,
575
et dans cette entreprise où je te sers de guide,
le labeur est léger et le prix est solide.
Tu vas en cet exploit par ma commission,
tu n'avances du tien que sous ma caution ;
c'est moi qui te présente, et c'est moi qui t'avoue,
580
qui vais donner le branle et pousser à la roue.
Tu sais bien que le Roi croit assez de léger,
et que c'est un esprit que je sais ménager.
Ton rapport va surprendre une âme défiante,
crédule, furieuse, et fort impatiente.
585
Dans ce trouble excité, si tu fais ton devoir,
il mordra l'hameçon sans s'en apercevoir ;
c'est un appas subtil que je lui ferai prendre,
sans qu'il ait le moyen de s'en pouvoir défendre.
Puis pour ta sûreté tu seras averti,
590
que Marianne même est de notre parti ;
son cœur envenimé d'une rage nouvelle,
s'entend avecque nous pour conspirer contre elle ;
tout à l'heure, en deux mots, elle m'a fait juger
qu'elle va voir le Roi pour le désobliger.
595
Tu sais de quelle sorte il supporte une injure :
sers-toi donc à propos de cette conjecture.
Tout rit à nos desseins, tout répond à nos vœux :
l'occasion paraît, prends-la par les cheveux.

L'ÉCHANSON
Ces puissantes raisons mettraient en assurance
600
l'âme la plus timide et la plus en balance ;
mais puisque votre Altesse et les Cieux l'ont voulu,
mon cœur sur ce sujet est assez résolu.
Tout ce qui me retient c'est que je vais paraître
et devant un grand prince et devant un grand maître,
605
qui sait ce qu'on veut dire avant qu'on ait parlé,
et qui peut découvrir un cœur dissimulé.
Madame, en peu de mots, vous plaît-il de m'apprendre
la meilleure façon dont je puis le surprendre ?
Ajoutez à mon ordre un peu d'enseignement,
610
afin que mon effort succède heureusement.

SALOMÉ
Il faut dans ce rapport, par une adresse extrême,
que pour le mieux tromper tu te trompes toi-même :
figure-toi un fait d'un penser ingénu,
comme si sans mensonge il était advenu,
615
Puis ayant en ton âme imprimé cette image,
laisse agir là-dessus ta langue et ton visage.
Je ne puis te donner de meilleure leçon,
mais dis toujours le fait de la même façon ;
crois toi-même l'horreur que tu veux faire croire,
620
et prends garde en parlant de manquer de mémoire.
Dis ces mots à peu près : « Sire, de jour en jour,
la Reine m'entretient sur un philtre d'amour,
qu'elle voudrait mêler parmi votre breuvage,
afin de vous porter à l'aimer davantage.
625
Mais connaissant assez l'excès de votre ardeur,
je trouve que ce philtre est de mauvaise odeur.
Vu même que tandis qu'elle m'en sollicite,
elle est mal assurée, et paraît interdite,
là-dessus, mu de zèle et de fidélité,
630
j'en viens donner avis à votre majesté,
de peur que par l'emploi de quelque autre ministre,
vous soyez prévenu d'un accident sinistre.

L'ÉCHANSON
Je trouve ce discours fort propre à l'émouvoir,
et j'espère, Madame, y faire mon devoir.

SALOMÉ
635
La Reine en son quartier se sera retirée.
Porte donc ce propos d'une voix assurée.
Je m'y rencontrerai. Feras-tu cet effort ?

L'ÉCHANSON
Oui, Madame, dussé-je y rencontrer la mort.

SCÈNE QUATRIÈME

HÉRODE, MARIANNE
Chassant Marianne de sa chambre

HÉRODE
Va, va, je te tiendrai ce que je te promets.
640
Sors vite de ma chambre, et n'y rentre jamais.
Te rendre inexorable alors que je te prie ?
Ingrate, mon amour se transforme en furie,
et déjà tous ses traits qui sortent de mon cœur,
se changent en serpents pour punir ta rigueur.
645
Ce mépris me découvre un désir de vengeance,
que je veux observer avecque diligence.
Désormais de ta part tout me sera suspect :
je n'aurai plus pour toi ni bonté ni respect,
et s'il advient jamais que dans cette humeur noire,
650
tu lances quelque trait qui ternisse ma gloire,
je le repousserai d'un air qui fera foi,
qu'on ne doit pas manquer de respect à son Roi.

Salomé entre

SCÈNE CINQUIÈME

SALOMÉ, HÉRODE

SALOMÉ
Quel est donc le sujet qui vous met en colère ?

HÉRODE
Celui qui tous les jours ne fait que me déplaire.

SALOMÉ
655
C'est possible la Reine avec sa cruauté ?
Car ces traits de rigueur n'ont point de nouveauté.

HÉRODE
Tu l'as bien deviné ; oui, c'est cette cruelle,
et le dernier affront que je recevrai d'elle.

SALOMÉ
Vous en direz de même encore au premier jour.

HÉRODE
660
Nullement, son mépris a détruit mon amour.
Je la hais maintenant à l'égal de la peste,
et trouve que pour moi c'est un fléau céleste.

SALOMÉ
Puis-je savoir quel est ce mécontentement ?

HÉRODE
Je m'en vais te l'apprendre, assis-toi seulement.
665
Désirant de la voir, non sans impatience,
je l'avais demandée, avec beaucoup d'instance,
quand cet esprit ingrat qui s'est senti presser,
m'a rendu ce devoir afin de m'offenser.
En vain je l'ai traitée avec toute l'adresse
670
dont un parfait amant oblige une maîtresse,
car travaillant sans fruit dans le soin que j'ai pris,
mes faveurs ont toujours irrité ses mépris.
Toutes mes passions n'ont fait que lui déplaire :
ses yeux étincelaient d'une injuste colère,
675
et dans ses mouvements cruels et furieux,
elle m'a dit des mots si fort injurieux,
que ne pouvant souffrir une telle insolence,
enfin je l'ai chassée avecque violence.
Voilà ce qui me pique, et me trouble si fort ;
680
vois quelle est sa manie, et me dis si j'ai tort.

SALOMÉ
Oui, vous avez grand tort, et son ingratitude
devait vous affliger d'un traitement plus rude,
puisque sans redouter ses dangereux effets,
vous l'irritez sans cesse à force de bienfaits.
685
C'est un monstre d'orgueil et de méconnaissance
à qui votre bonté donne trop de licence :
si la faveur du Ciel ne détourne ses coups,
sa malice à la fin se défera de vous.

HÉRODE
Étant assez instruit de sa mauvaise envie,
690
je l'empêcherai bien d'attenter sur ma vie.

SALOMÉ
J'en doute : notre sexe est fort vindicatif,
et dans ses trahisons se rend bien inventif.
La tigresse qui voit enlever sa portée,
est moins à redouter qu'une femme irritée.
695
Veuillez considérer que dans un juste effroi,
pour votre sûreté je parle contre moi.

HÉRODE
Je mettrai tant de gens à veiller autour d'elle,
que son âme offensée, après cette querelle,
n'aura pas le moyen de prendre aucun parti,
700
sans que tout à l'instant on m'en tienne averti.
Son meilleur est d'avoir toujours la bouche close.
Autrement qu'est-ce ?

L'Huissier s'avance vers la chaire d'Hérode

SALOMÉ
On vient vous dire quelque chose.

SCÈNE SIXIÈME

L'HUISSIER, HÉRODE, SALOMÉ, L'ÉCHANSON, ET LE CAPITAINE DES GARDES

L'HUISSIER
Un de vos échansons, à la porte arrêté,
désire de parler à votre Majesté,
705
et proteste que c'est un avis d'importance,
dont il doit tout soudain vous donner connaissance.

HÉRODE
Un avis d'importance ? Et bien, fais-le avancer.
Quel serait cet avis ?

SALOMÉ
Je n'en sais que penser.

HÉRODE
Il est tout interdit ; qu'as-tu donc à me dire ?

L'ÉCHANSON
710
Un complot qui regarde et vous et votre Empire

HÉRODE
Viens me conter ici le tout distinctement.

SALOMÉ
Si la fin se rapporte à son commencement,
la victoire est à nous, et pour cette orgueilleuse,
cette nouvelle ruse est assez périlleuse ;
715
nous courons dans la lice, et nos fronts à peu près
ont, le mien du laurier, et le sien du cyprès.

HÉRODE
Oh, noire perfidie ! Oh, trahison damnable !
Oh, femme dangereuse ! Oh, peste abominable !
Elle t'a pratiqué pour me faire périr,
720
moi, qui voulais tout perdre afin de l'acquérir.
Il t'en faut assurer, ou bien tu te hasardes,
Parlant à part à son Capitaine des Gardes
Holà ! Qu'on vienne à moi, Capitaine des Gardes :
prenez vos compagnons, sans bruit et promptement.
Allez trouver la Reine en son appartement ;
725
dites-lui qu'il s'agit au conseil d'une affaire,
où je tiens sa présence être fort nécessaire.
N'oubliez pas cet ordre ; allez-y de ce pas,
conduisez-la vous-même et ne la quittez pas,
car si vous y manquez, vous me répondrez d'elle.

LE CAPITAINE DES GARDES
730
Je ferai le devoir d'un serviteur fidèle.

SCÈNE SEPTIÈME

PHÉRORE, SALOMÉ, HÉRODE

PHÉRORE
Madame, qu'a le Roi, qui paraît interdit ?

SALOMÉ
Nous le saurons tantôt, il ne m'en a rien dit.

PHÉRORE
Voilà qu'il vient à nous tout changé de visage.

HÉRODE
La Reine pour me perdre a mis tout en usage.

SALOMÉ
735
Vous rebutiez toujours nos fidèles avis.

HÉRODE
J'ai beaucoup de regret qu'ils n'ont été suivis.
Mais voyant le péril j'ose bien me promettre,
que vous approuverez l'ordre que j'y vais mettre.
Il faut prévenir ceux qui se veulent venger,
740
et courir de bonne heure au-devant du danger.
Assistez au procès qu'aujourd'hui je veux faire.
Se tournant vers l'Échanson
Toi, ne t'éloigne pas, car tu m'es nécessaire.


ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Au Conseil

HÉRODE
Observant de l'État la blessure inhumaine,
ôtons-en la partie où paraît la gangrène,
745
opposons sagement l'antidote au poison,
et gardons la rigueur contre la trahison.
Quoi, n'amène-t-on point encor ma criminelle ?
Pour la faire hâter, qu'on aille au devant d'elle,
en cette occasion je veux l'interroger,
750
et mettre son procès en état de juger.
Mais la voici qui vient avec autant d'audace,
que si je l'attendais pour implorer sa grâce :
on dirait que l'altière, en mesurant ses pas,
dépite ma justice, et brave le trépas.

SCÈNE DEUXIÈME

HÉRODE, MARIANNE, L'ÉCHANSON, PHÉRORE, SALOMÉ, deux juges, LE GRAND PRÉVÔT, et le CAPITAINE DES GARDES

HÉRODE
755
Avance, malheureuse, hé bien méchante femme,
à qui j'avais donné la moitié de mon âme,
et qui par le seul droit de cette sainte ardeur,
partageais avec moi ma gloire et ma grandeur.
Dès sa conception ta race est avortée,
760
ton piège est découvert, ta mine est éventée,
et m'ayant pris pour but, par une juste loi,
la pointe de tes dards retourne contre toi ;
voudrais-tu pallier ce crime manifeste,
que nous a découvert la justice céleste ?

MARIANNE
765
Ces discours ambigus ont des obscurités,
qui se rapportent fort au sang dont vous sortez.

HÉRODE
Insolente, oses-tu me dire ces paroles ?

MARIANNE
Osez-vous m'accuser de ces crimes frivoles ?

HÉRODE
Ce n'est que sur son Roi simplement attenter.

MARIANNE
770
Ce crime est fort nouveau, l'on vient de l'inventer.
Mais jamais votre esprit n'a manqué d'artifice
pour perdre l'innocent sous couleur de justice.

HÉRODE
La mort émoussera tous ces piquants propos,
qui blessant mon honneur traversent mon repos.
775
Au lieu de s'excuser, l'ingrate en sa défense
ne saurait proférer un mot qui ne m'offense.
Mais voici le témoin de ce noir attentat,
formé contre ma tête et le corps de l'État.
Montrant l'Échanson
Pour sa confusion il faut qu'on lui confronte :
780
déjà l'apercevant, elle rougit de honte.
Viens confirmer ici ton fidèle rapport,
et dis de quelle adresse on dessinait ma mort,
Mais que la vérité se montre toute nue
ne fais pas que le crime ou croisse ou diminue.

L'ÉCHANSON
785
Sire, que sur ma tête un foudre soit lancé,
si je n'ai dit le tout ainsi qu'il s'est passé.

HÉRODE
Viens donc lui soutenir, et mettre en évidence
un fait qu'elle dénie avec tant d'impudence.
Parle.

L'ÉCHANSON
Si le devoir d'un fidèle sujet,
790
permettait de celer cet important projet,
Madame, je serais encore à me produire,
mais le salut du Roi me force de vous nuire ;
veuillez me pardonner si j'ai tout révélé.

MARIANNE
Quoi, méchant ?

L'ÉCHANSON
Le poison dont vous m'avez parlé.

MARIANNE
795
Monstre issu de l'Enfer pour nuire à l'innocence !
Oses-tu bien mentir avec tant d'assurance ?
De ta noire action tu recevrais le fruit
si tu n'étais porté par ceux qui t'ont instruit.
Ce témoignage faux est digne du supplice,
800
mais pour t'en garantir mon juge est ton complice.
De bon cœur je pardonne à ta mauvaise foi :
tu sers par intérêt de plus méchant que toi,
cette injure est contrainte et n'a rien qui me fâche ;
de tous mes ennemis tu n'es pas le plus lâche.

HÉRODE
805
Tu devrais t'efforcer de te défendre mieux,
sur un crime abhorré de la terre et des Cieux,
car répondant au fait que ce témoin dépose,
il faut ou dénier ou confesser la chose.

MARIANNE
Par force ou par adresse, il sera malaisé
810
qu'on me fasse avouer un crime supposé,
et n'était mes malheurs, je suis assez bien née
pour n'appréhender pas d'en être soupçonnée ;
mon esprit, que le sort afflige au dernier point,
souffre les trahisons, mais il n'en commet point,
815
encore qu'il en eût un sujet assez ample,
s'il était obligé de faillir par exemple.

HÉRODE
Quels exemples as-tu de ces déloyautés ?

MARIANNE
J'ai mille trahisons, et mille cruautés :
le meurtre d'un aïeul, l'assassinat d'un frère.

HÉRODE
820
À peine en cet endroit je retiens ma colère !
Ah ! Cerbère têtu, fatal à ma maison,
tu sais bien contre moi produire du poison.
Mais inutilement ta bouche envenimée,
jette son aconit contre ma renommée.
825
Elle est d'une candeur que rien ne peut tacher,
et sans impiété l'on n'y saurait toucher.
Je me ris de ta rage, et par ces vains blasphèmes,
en pensant me piquer, tu te blesses toi-même :
ce reproche insolent choque la vérité,
830
et fait voir clairement ton animosité ;
par là ta perfidie est assez découverte,
cette confession suffira pour ta perte.
Il fait signe au Capitaine des Gardes d'éloigner Marianne, tandis qu'il recueill les voix
Mes amis, prononcez ce qu'ordonnent les lois
contre les attentats qui regardent les rois.
835
Dépêchez, c'est un droit qu'il faut que l'on me rende :
la justice le veut, et je vous le demande.
Je trouve que ce crime est sans rémission.

SALOMÉ
C'est trop peu qu'une mort pour sa punition.

PHALEG, 1 JUGE
Si votre Majesté ne lui fait point de grâce,
840
le crime est capital, la loi veut qu'elle passe.

SADOC, 2 JUGE
Ou qu'elle soit au moins confinée en prison,
en cas que l'on ne puisse avérer le poison.

HÉRODE
Regardant en colère le second Juge
Il semble que la chose est assez avérée.
Quoi, n'en avons-nous pas une preuve assurée ?
845
Les attentats passés, et les discours présents,
pour éclaircir ce fait, sont-ils pas suffisants ?
Le témoin qui l'accuse est homme irréprochable,
c'est un vieux officier qui me sert à la table.
Quel ministre plus propre eût-elle pu choisir,
850
pour faire exécuter son horrible désir ?
Fallait-il pour tramer cette lâche pratique
qu'elle en parlât tout haut en la place publique ?
Et n'avait-elle pas assez de cet agent
si sa rage l'eût pu corrompre par argent ?

MARIANNE
855
Poursuis, poursuis barbare, et sois inexorable !
Tu me rends un devoir qui m'est fort agréable,
et ta main obstinée à me priver du jour
m'oblige beaucoup plus que n'a fait ton amour.
Ici ta passion répond à mon envie :
860
tu flattes mon désir en menaçant ma vie ;
je dois bénir l'excès de ta sévérité,
car je vais de la mort à l'immortalité.
Ma tête bondissant du coup que tu lui donnes,
s'en va dedans le Ciel se charger de couronnes,
865
dont les riches brillants n'ont point de pesanteur,
et que ne peut ravir un lâche usurpateur.
Si je me plains encore d'un arrêt si sévère,
c'est à cause que j'ai des sentiments de mère ;
je laisse des enfants, et m'afflige pour eux,
870
ces malheureux enfants d'un père malheureux.
Ils sortent d'une souche en gloire si féconde
qu'elle a fait de l'ombrage aux quatre coins du monde ;
Elle se porte un mouchoir sur les yeux
ces petits orphelins sont dignes de pitié,
ces aimables objets de ma tendre amitié,
875
qu'une rude marâtre, ainsi qu'il est croyable,
maltraitera bientôt d'un air impitoyable

HÉRODE
Au point que mon courroux était le plus aigri,
par le cours de ses pleurs mon cœur s'est attendri ;
il semble que l'Amour, qui se rend son complice,
880
déchire le bandeau que porte ma justice,
afin qu'en la voyant je lui puisse accorder
le pardon que pour elle il me vient demander.
Déjà mon âme incline à la miséricorde :
tu demandes sa grâce, Amour, je te l'accorde,
885
mais veuille agir près d'elle, et me faire accorder,
un bien qu'en même temps je lui veux demander.
Fais qu'à jamais son cœur, repentant de son crime,
réponde à mes bontés avecque plus d'estime ;
qu'elle quitte pour moi cet insolent orgueil
890
qui pourrait quelque jour nous ouvrir le cercueil ;
fais-lui voir que je l'aime à l'égal de moi-même,
et s'il se peut encore, Amour, fais qu'elle m'aime.
Il fait signe à ceux qui son du Conseil qu'ils se retirent
Veuille essuyer tes yeux, objet rare et charmant,
la qualité de roi cède à celle d'amant :
895
ma justice pouvait à mes lois te soumettre,
mais mon affection ne le saurait permettre.
Je me sens trop touché de tes moindres douleurs ;
je trouve que mon sang coule parmi tes pleurs ;
j'interromps cet arrêt, car ma colère extrême,
900
te faisant ton procès, me le fait à moi-même,
et si dans un moment je n'arrêtais ton deuil,
je sens bien qu'avec toi j'irais dans le cercueil.
Je mourrais de ta mort, et les mêmes supplices
traiteraient ta partie ainsi que tes complices.
905
Vois de quelle façon mon sort dépend du tien,
et si je t'importune en te voulant du bien ;
si tu conçois pour moi quelque cruelle envie,
n'use plus de poison pour abréger ma vie :
s'il te prend un désir d'avancer mon trépas,
910
tu n'as rien qu'à montrer que tu ne m'aimes pas ;
tu n'as qu'à m'exprimer cette haine secrète,
et bientôt mes ennuis te rendront satisfaite.
Mais confesse-moi tout, afin de faire voir
que tu veux aujourd'hui rentrer en ton devoir,
915
et que ton cœur touché d'un remords véritable,
déteste avec horreur un crime détestable.

MARIANNE
On connaît à ce style, et doux et décevant,
comme en l'art de trahir ton esprit est savant ;
c'est avec trop de soin m'ouvrir la sépulture ;
920
pour me perdre il suffit d'une seule imposture.

HÉRODE
Mauvaise, tu crois donc que je sois un trompeur,
et toute cette audace est l'effet de ta peur.
Ne crains point, pour ta grâce, elle est entérinée :
je tiendrai ma parole après l'avoir donnée.
925
Cesse de m'affliger avecque tes douleurs.

MARIANNE
Mais fais plutôt cesser ma vie et mes malheurs ;
tous les miens sont passés, je brûle de les suivre.

HÉRODE
Comment ? Veux-tu mourir pour m'empêcher de vivre ?
Et violant encore toutes sortes de droits ?
930
Attenter sur ton Roi pour la seconde fois ?
Bien que tu sois de glace, et que je sois de flamme,
les Cieux ont attaché mon esprit à ton âme.
Le beau fil de tes jours ne peut être accourci,
sans que du même temps le mien le soit aussi.

MARIANNE
935
Lorsque ta vie au moins finira sa durée,
la mienne il est certain sera mal assurée,
car les précautions de ta soigneuse amour
me feront, s'il se peut, partir le même jour :
certes ce sont des traits d'une amitié bien tendre.

HÉRODE
940
Ce propos est obscur, je ne saurais l'entendre.

MARIANNE
Ne perdons point le temps en discours superflus,
la chose est trop récente.

HÉRODE
Il ne m'en souvient plus.

MARIANNE
Quand tu crains lâchement la justice d'Auguste,
ma mort est résolue, et tu la trouves juste ?

HÉRODE
945
D'Auguste ? Ah ! Par ce mot je suis assez instruit,
et de ce qui t'anime et de ce qui me nuit ;
je connais les raisons qui tes dédains aigrissent,
et l'ingrate façon dont mes gens me trahissent.
Soesme t'en a fait un secret entretien ?

MARIANNE
950
Il ne m'en a rien dit, mais je le sais fort bien.

HÉRODE
Se tournant vers le Grand Prévôt
Ah ! Perfide Soesme, avoir trompé ton maître.
Allez diligemment vous saisir de ce traître,
que tout chargé de fers il me vienne trouver.
Mais ne lui donnez pas le temps de se sauver,
955
qu'en de divers cachots à même heure on dévale
ceux qui seront suspects d'être de sa cabale.
Vite, et que les bourreaux ne les épargnent point.
Sire, j'accomplirai le tout de point en point.

HÉRODE
L'eunuque de la Reine est de l'intelligence.
960
Faites qu'on me l'amène avecque diligence :
ce fut à sa faveur que je fus offensé,
mais il me répondra de ce qui s'est passé.
Oh, maudite aventure ! Oh, dures destinées !
Pourquoi ne suis-je mort en mes jeunes années ?
965
Voyant pour mon malheur tant de maux assemblés,
de colère et d'horreur tous mes sens sont troublés ;
la fureur me saisit, et ce cruel outrage,
me mettant hors de moi, m'abandonne à la rage.
Parlant à Marianne
Soesme sur ce point t'a dit la vérité.
970
Mais quel prix a reçu son infidélité ?
Il était dans ma cour en fort bonne posture ;
il n'a pas mis pour rien sa vie à l'aventure ;
tu n'as pu l'éblouir par l'éclat des trésors :
tu n'as pu le tenter que par ceux de ton corps.
975
Il en fut possesseur, comme dépositaire,
lorsqu'il te révéla cet important mystère.
Tes faveurs ont été les biens qu'il a reçus.
Ne lève point les yeux, et réponds là-dessus :
l'aurais-tu satisfait par d'autres récompenses ?

MARIANNE
980
Crois tout ce que tu dis, et tout ce que tu penses.

HÉRODE
Oui, oui, je le veux croire, et te faire sentir
de cette perfidie un cuisant repentir.

MARIANNE
Tu peux m'ôter la vie, et non pas l'innocence.

HÉRODE
Ah ! Je suis assuré de cette jouissance !
985
Tu ne te riras plus de m'avoir outragé !
J'en ai reçu l'affront, mais j'en serai vengé !
Tu m'as mis dans les fers, tu m'as mis dans la flamme,
tu m'as percé le cœur, tu m'as arraché l'âme,
mais ne te flatte pas de cette vanité,
990
d'avoir fait tant de maux avec impunité.
La mort pour t'enlever est déjà préparée.

MARIANNE
Elle viendra plus tard qu'elle n'est désirée,
et me la proposant pour finir ma langueur,
je n'en puis redouter que la seule longueur.

HÉRODE
995
On verra ta constance au milieu des supplices.
Mais voici ton amour et tes chères délices.
Parlant au Capitaine des Gardes
Je m'en vais réjouir avec lui de ce pas.
Conduis la dans la tour, et ne la quitte pas.

SCÈNE TROISIÈME

HÉRODE, SOESME, LE GRAND PRÉVÔT

HÉRODE
Exécrable sujet de mon impatience,
1000
qui t'a fait lâchement trahir ma confiance,
et porté ton audace au mépris de la mort,
découvrant un secret qui m'importait si fort ?
Réponds, tu connais bien l'attente qui me blesse.
Hé Sire ! Je commis ce crime par foiblesse !
1005
Ce fut par imprudence et par légèreté
que je fis cette offense à votre Majesté.
Mais le vif repentir qui dans mon cœur s'imprime,
devrait bien effacer l'image de mon crime ;
Prince, rare en clémence aussi bien qu'en valeur,
1010
excusez un défaut arrivé par malheur.

HÉRODE
Ce n'est donc pas un trait d'une âme déloyale,
que semer le divorce en la Maison Royale,
et porter une femme à perdre son époux ?
N'est qu'une erreur légère indigne de courroux ?
1015
Oses-tu dire encore un mot pour ta défense ?
Ton excuse perfide aggrave ton offense,
tu ferais mieux pour toi de n'en rien déguiser.
Sire, j'ai trop failli pour vouloir m'excuser,
je suis trop criminel, ayant pu vous déplaire.
1020
Je n'ai point de raisons contre votre colère ;
aussi dans le péril où je me suis jeté,
je n'attends mon salut que de votre bonté.

HÉRODE
Oui, mais par un moyen qui n'est pas ordinaire,
j'ai bien su le secret de toute cette affaire.
1025
Si tu veux excuser cet acte plein d'horreur,
confesse que l'amour a causé ton erreur.
On sait de quels appas Marianne est pourvue ;
l'éclat de sa beauté te donna dans la vue,
tu ne peux soutenir ses regards tous puissants,
1030
et voilà le sujet qui te troubla le sens :
c'est ainsi que la Reine est cause de ton crime.
Mais afin que ma grâce en ta faveur s'exprime,
apprends-moi bien au long, par ta confession,
la naissance et le cours de cette passion.
1035
Trouvas-tu dans son âme un peu de résistance ?
Et quels progrès fis-tu devant la jouissance ?
Cet étrange propos m'étonne tellement
que j'en pers la parole avec le sentiment.
J'y voudrais répartir, mais il m'est impossible.

HÉRODE
1040
Pour un amant discret cette atteinte est sensible,
mais reprends tes esprits, et m'en fais le discours.
Oh, Prince ! La merveille et l'honneur de nos jours,
peut-on croire qu'une âme et si noble et si belle
conçoive des soupçons qui sont indignes d'elle ?
1045
Et qu'un roi dont l'esprit agit si sagement,
pour troubler son repos trompe son jugement ?
Ce qui m'est imputé rend mon sort pitoyable.
Puis-je m'en accuser, et me rendre croyable ?
Soesme à ces desseins peut-il avoir pensé
1050
sans être devenu tout à fait insensé ?
Et s'il était tombé dans cette maladie,
qui croira qu'un esclave eût l'âme assez hardie
pour aimer une reine, et pour lui découvrir
une témérité qui le ferait mourir ?
1055
Mais une reine encore, si chaste et si sage,
qu'elle sert de miroir à celles de cet âge ?
Vous lui faites grand tort de prendre ces soupçons.

HÉRODE
Traître, je suis lassé d'entendre tes leçons.
Crois-tu donc t'excuser en louant ta complice,
1060
et d'un charme subtil endormir ma justice ?
Si je parle autrement je paraîtrai menteur.

HÉRODE
Que l'on aille égorger ce fâcheux orateur.
On répandra du sang qui doit crier vengeance.

HÉRODE
Dépêchez ce perfide avecque diligence ;
1065
Et l'eunuque est-il là ?
Oui Sire, le voici.

HÉRODE
Il faut qu'en même temps on l'expédie aussi.
Il était du complot, cet animal infâme,
qui ne saurait passer pour homme ni pour femme.

SCÈNE QUATRIÈME

HÉRODE, L'EUNUQUE, LE GRAND PRÉVÔT

HÉRODE
Horreur de la nature et le mépris des Cieux !
1070
Monstre sans jugement, dragon pernicieux,
je t'avais confié le trésor le plus rare,
dont avecque raison je pouvais être avare.
Tu donnas cependant assistance au voleur,
tu servis de ministre à mon dernier malheur,
1075
tu fus le confident de ce bel adultère,
tu connus cette intrigue et me la sus bien taire.
Quand Soesme en mon lit contentait son amour,
tu fermais les rideaux et veillais à l'entour.
Ainsi tu ménageais le temps de mon absence ?

L'EUNUQUE
1080
Sire, un Dieu tout-puissant qui connaît l'innocence
pourra faire connaître à votre Majesté
comme je l'ai servie avec fidélité.

HÉRODE
Avec fidélité, méchant ? Que l'on l'entraîne,
et que jusqu'à la mort on l'applique à la gêne :
1085
il découvrira tout au plus fort du tourment,
s'il n'est fortifié par quelque enchantement.


ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

HÉRODE, SALOMÉ, PHÉRORE

HÉRODE
Un démon diligent qui sans cesse regarde
les dépôts que le Ciel a commis à sa garde,
veille pour mon salut, et me fait dissiper
1090
les malheurs où le sort me veut envelopper :
ce ministre céleste à toute heure m'inspire
ce qui doit résulter au bien de mon empire,
et lorsque je me trouve au plus fort d'un danger,
il s'avance à mon aide, et me vient dégager.
1095
Il préserve ma tête, il soutient ma couronne,
au milieu des combats son aile m'environne,
et d'un secours fatal qui n'est point attendu,
me fait voir triomphant lors qu'on me tient perdu.
Oui, le fidèle soin qu'il a de me conduire,
1100
me garantit toujours lorsqu'on me veut détruire :
soit par la guerre ouverte ou par la trahison,
à Rome, à la campagne, ou bien dans ma maison.
Mais j'ai nouvellement des grâces à lui rendre,
sur ce lâche attentat que vous venez d'apprendre.
1105
C'est le plus rare effet du soin qu'il a de moi,
sans lui vous n'auriez plus de frère ni de roi.
S'il n'eût point inspiré cet officier fidèle,
je me trouvais surpris d'une embûche mortelle.
L'amour qui m'aveuglait m'aurait fait ignorer
1110
cet autre embrasement qui m'allait dévorer ;
et riant de ma mort, une méchante femme,
eût partagé mon sceptre avecque son infâme.
Sans cet heureux avis Hérode était perdu.

SALOMÉ
Déjà pour cet effet le piège était tendu.

PHÉRORE
1115
Si l'avertissement eût tardé davantage,
Marianne eut fini son malheureux ouvrage.

HÉRODE
Ah ! Que je suis piqué de ce cruel affront :
j'en ai la rage au cœur comme la honte au front,
et de quelque façon que ma rigueur la traite,
1120
jamais ma passion n'en sera satisfaite.
Cependant le désir que j'ai de me venger,
va mettre mon salut dans un autre danger :
je m'aigris contre moi lorsque je la menace,
ma perte est enchaînée avecque sa disgrâce ;
1125
je puis bien m'assurer qu'éteignant ce flambeau,
je ne verrai plus rien d'aimable ni de beau.
Bien que l'on me console, et qu'on me divertisse,
mon âme en tous endroits portera son supplice ;
à toute heure un remords me viendra tourmenter,
1130
un vautour sans repos me viendra becqueter.
Oh, Cieux ! Pourquoi faut-il qu'elle soit infidèle ?
Vous deviez la former moins perfide ou moins belle,
et les traits de sa grâce, ou ceux de sa rigueur,
ne devaient point trouver de place dans mon cœur.
1135
Je ne devais point voir au fort de ces misères
mes pensers divisés en deux partis contraires.
Je voudrais que mon nom fût encore inconnu,
ne me voir point au rang où je suis parvenu,
être encore à monter au temple de la gloire,
1140
être encore à gagner la première victoire,
me trouver en l'état où j'étais en naissant,
et que ce cœur ingrat se trouvât innocent.

SALOMÉ
Ce vif ressentiment d'une amour véritable,
aggrave son offense et la rend plus coupable,
1145
et son ingratitude est une lâcheté
pire que l'homicide et l'impudicité.
Apprenant la noirceur de cette âme infidèle,
tout le monde vous plaint et murmure contre elle ;
mais sans vous consommer en tous ses vains regrets,
1150
il faut l'ôter du monde, et la raison après :
vous faisant voir sa rage et son hypocrisie,
ôtera ces ennuis de votre fantaisie.

HÉRODE
Je suis à la punir justement animé,
mais quoi, faire périr ce que j'ai tant aimé ?
1155
Pourrai-je me résoudre à foudroyer un temple,
que j'ai tenu si cher et qui n'a point d'exemple ?
Mon esprit y résiste, et se trouve étonné.

SALOMÉ
Respectez-vous si fort un temple profané ?
Le meurtre, l'adultère, et l'ingrate arrogance,
1160
n'en ont-ils pas ôté toute la révérence ?

HÉRODE
L'adultère n'est pas trop bien vérifié ;
Soesme en expirant s'en est justifié.

PHÉRORE
Il a cru le niant avoir plus d'espérance
de recevoir de vous quelque trait de clémence.

SALOMÉ
1165
Elle fait semblant de pleurer
Quoi, ce trait déloyal ne peut vous étonner ?
Vous ne l'examinez que pour le pardonner ?
Vous voulez que sa haine enfin se satisfasse,
et qu'elle vous détruise, et toute votre race :
suivez vos sentiments, nous les approuvons tous,
1170
il faut bien se résoudre à périr avec vous !

PHÉRORE
Votre esprit est contraint par un charme effroyable,
de prendre contre vous ce dessein pitoyable.

HÉRODE
Nullement, le biais que j'y voudrais tenir,
ne la conserverait que pour la mieux punir.
1175
En lui donnant la mort je finis sa misère,
une longue prison lui serait plus sévère :
là toujours le dépit, la honte et le regret
donneraient à son âme un châtiment secret ;
à jamais sa mémoire offrant à ses pensées
1180
sa disgrâce présente et mes faveurs passées,
et lui représentant son crime et mon amour,
la tiendront à la gêne, et la nuit et le jour.

PHÉRORE
Avec cette pitié qui nous paraît suspecte,
vous tentez des bontés dignes qu'on les respecte.
1185
Croyez-vous qu'à jamais les desseins qu'elle fait,
pour vous priver du jour demeurent sans effet?
Et que toujours le Ciel y mettant des obstacles
pour votre sûreté produise des miracles ?
Sachez que bien souvent ses avis négligés
1190
lui font abandonner ceux qu'il a protégés.

SALOMÉ
Puisque de vos malheurs vous aimez tant la cause,
vous ne deviez donc pas faire éclater la chose :
ce procéder nouveau ne fait rien qu'animer
un esprit qui flatté n'avait pu vous aimer.
1195
Que ne fera-t-il point après ce grand outrage,
si même vos bontés ont excité sa rage ?

PHÉRORE
Lorsque l'on veut choquer un puissant ennemi,
il ne faut pas penser le détruire à demi :
en ces occasions l'indiscrète indulgence,
1200
expose notre vie au cours de sa vengeance.
Si dès lors qu'on offense on ne pardonne point,
lorsqu'on est offensé l'on hait au dernier point,
et sous quelque serment qu'on se réconcilie,
l'affront demeure au cœur, jamais on ne l'oublie.
1205
Hyrcane le parjure a pu vous l'enseigner :
ce malheureux vieillard inhabile à régner,
ce dernier déshonneur de cette race ingrate,
qui vivait relégué sur les bords de l'Euphrate,
et que votre bonté par un pieux souci,
1210
avecque tant d'honneur fit revenir ici.
Tous vos bons traitements le purent-ils distraire,
du désir de venger ses nepeux et son frère ?
Et si quelqu'un des siens ne vous eût averti
comme avec Malicus il formait un parti,
1215
n'aurait-il pas enfin d'une embûche traîtresse
impitoyablement payé votre tendresse ?

SALOMÉ
Pourriez-vous conserver, sans appréhension,
ce levain de révolte et de sédition,
dont le cœur offensé ne pense qu'à vous nuire,
1220
et dont le cœur outré brûle de vous détruire ?
S'il arrivait qu'Auguste entrât au monument,
que le peuple vît jour à quelque changement,
ce serait un prétexte à sa mutinerie :
il viendrait de vos mains tirer cette furie,
1225
on la verrait marcher avecque le flambeau,
pour brûler le palais, et vous mettre au tombeau.
Quand pour votre malheur cette Érynne infernale
aurait fait dans l'état une forte cabale,
vous auriez du regret de voir que vous deviez
1230
prévenir ces desseins lorsque vous le pouviez.
Vous vous repentiriez d'en avoir fait la faute,
mais ce serait trop tard.

HÉRODE
Bien, qu'on l'ôte, qu'on l'ôte,
il sera nécessaire incontinent après
d'en avertir César par un courrier exprès,
1235
de crainte que l'envie avec ses artifices,
me rende près de lui quelques mauvais offices,
et me fasse passer, la vérité celant,
pour un prince ombrageux, injuste et violant.

SCÈNE DEUXIÈME

MARIANNE
En prison
Pour augmenter l'affront que l'injuste licence
1240
a fait à l'innocence,
un absolu pouvoir rend mon corps prisonnier :
mais en quelque péril que le malheur m'engage,
j'aurai cet avantage
que mon cœur pour le moins se rendra le dernier.
1245
Ce jour s'en va borner la longueur de ma vie ;
je vois bien que l'envie
travaille puissamment à creuser mon tombeau,
et que la cruauté du tyran qui m'opprime
ne me suppose un crime
1250
que pour avoir sujet d'en commettre un nouveau.
Qu'il en use à son gré ! Me voilà toute prête,
de payer de ma tête,
afin de contenter ce cœur dénaturé,
quelque horreur qu'en la mort on puisse reconnaître :
1255
elle n'a qu'à paraître,
j'irai la recevoir d'un visage assuré.
Il est temps désormais que le Ciel me sépare
d'avecque ce barbare,
son humeur et la mienne ont trop peu de rapport ;
1260
la vertu respirant parmi l'odeur du vice
éprouve le supplice
du vivant bouche à bouche attaché contre un mort.
Auteur de l'univers, souveraine puissance,
qui depuis ma naissance
1265
m'as toujours envoyé des matières de pleurs :
mon âme n'a recours qu'à tes bontés divines ;
au milieu des épines,
Seigneur, fais-moi bientôt marcher dessus des fleurs.
Mais j'entends quelque bruit, suis-je point exaucée ?
1270
De ce dernier espoir je flatte ma pensée,
après avoir passé les plus beaux de mes ans
à porter des liens si durs et si pesants.

SCÈNE TROISIÈME

LE CONCIERGE, MARIANNE

LE CONCIERGE
Pleurant
Madame, on vous attend dedans la salle basse.
C'est de la part du Roi.

MARIANNE
Mon Dieu ! Je te rends grâce.
1275
D'où vient qu'en me parlant tu parais si troublé ?

LE CONCIERGE
D'avoir vu là dehors tout le peuple assemblé,
dont les cris et les pleurs sont de mauvais présage
pour votre Majesté.

MARIANNE
Le peuple n'est pas sage
d'affliger son esprit et de se tourmenter
1280
d'un bien que mes amis me doivent souhaiter.
Mais ils pourraient là-bas s'ennuyer de m'attendre :
dis-leur donc de ma part que je m'en vais descendre.
Avant que de les voir je veux parler aux miens,
et départir entre eux si peu que j'ai de biens.

SCÈNE QUATRIÈME

ALEXANDRA et son CHEVALIER d'honneur

ALEXANDRA
1285
On te mène égorger, innocente victime ;
tu vas donc au supplice, et n'as point fait de crime.
On t'a donc vu sortir du sang de tant de rois,
pour te voir opprimer par ces injustes lois ?
Oh, sentence cruelle ! Oh, jugement inique !
1290
Oh, dure violence ! Oh, pouvoir tyrannique !
Lâche et cruel arabe : aujourd'hui sans pitié
tu fais sentir ta rage à ta chaste moitié.
Mais la bonté du Ciel, en courroux convertie,
saura dans peu de temps frapper l'autre partie :
1295
un Dieu qui de là-haut voit les secrets des cœurs
te punira bientôt de ces grandes rigueurs.
Un jour qui n'est pas loin sa justice animée
vengera dessus toi l'innocence opprimée ;
s'il a les pieds de laine, il a le bras de fer,
1300
et c'est pour tes pareils qu'il a bâti l'Enfer.
Oh, grand Dieu ! Je t'invoque au fort de ma misère :
veuille prendre la fille, et conserver la mère.

LE CHEVALIER D'HONNEUR
Madame, c'est ici qu'on la fera passer.

ALEXANDRA
J'aperçois bien l'endroit où je me dois placer.
1305
Prends garde seulement que tes yeux ne produisent,
voyant ce triste objet, des larmes qui me nuisent.
Ayons à sa rencontre un visage assuré,
et qui ne montre pas que nous ayons pleuré,
car il faut aujourd'hui, pour éviter l'orage,
1310
trahir ses sentiments, et cacher son courage.

SCÈNE CINQUIÈME

LE CAPITAINE DES GARDES, MARIANNE et DINA

LE CAPITAINE DES GARDES
Madame, à contre cœur je sers à cet office :
je vous rends à regret ce funeste service,
mais mon obéissance et ma fidélité
me tiennent ici lieu d'une nécessité.

MARIANNE
1315
Cette compassion m'est fort peu nécessaire,
ma mort est à la fois contrainte et volontaire.
Mène-moi sans scrupule affronter le trépas :
Hérode le désire, et je ne le crains pas.
En cet heureux départ si quelque ennui me presse,
1320
il vient de la pitié des enfants que je laisse,
qui dans la défaveur et l'abandonnement
seront pour mon sujet traités indignement.
Ils restent sans appui, mais oh, grand Dieu, j'espère,
que tu leur serviras de support et de père,
1325
et que pour les conduire en ce temps dangereux,
ta haute providence ouvrira l'œil sur eux.
Imprime dans leurs cœurs ton amour et ta crainte,
fais qu'ils brûlent toujours d'une ardeur toute sainte ;
qu'ils conçoivent sans cesse un résolu penser
1330
de mourir mille fois plutôt que t'offenser ;
que jamais nul excès de tristesse ou de joie,
ne détourne leurs pas de ta céleste voie,
et s'ils sont opprimés en observant ta loi,
que, vivant sans reproches, ils meurent comme moi.
1335
Et toi monstre cruel, âme dénaturée,
qui de sang innocent es toujours altérée
puisque ta cruauté ne saurait se fléchir,
je m'en vais te verser de quoi te rafraîchir.
Pour étancher ta soif, et pour finir mes peines,
1340
je m'en vais te donner tout le sang de mes veines ;
bois-le, tigre inhumain, mais ne présume pas
qu'un reproche honteux survive à mon trépas ;
que le débordement de cette humeur si noire,
en éteignant ma vie éteigne aussi ma gloire,
1345
et qu'un jour nos neveux m'accusent d'un forfait,
où je n'ai point trempé de penser ni d'effet.
Le temps qui met au jour la vérité cachée,
fera voir ma vertu qui n'est point tachée,
et qu'en précipitant mon funeste procès,
1350
ton injuste rigueur faillit avec excès.
L'aveugle cruauté dont tu me fais la guerre,
va détruire de moi ce qui n'est rien que de terre ;
mais mon âme immortelle, et mon nom glorieux,
malgré les mouvements de ton cœur furieux,
1355
et toute ta maison contre moi conjurée,
obtiendront un éclat d'éternelle durée.
Mais j'aperçois ma mère, elle attend en ce lieu,
afin de m'honorer d'un éternel adieu :
je voudrais que son cœur put borner sa tristesse,
1360
et que pour mon sujet elle eût moins de tendresse.
Souffre que je lui donne, en l'allant apaiser,
et la dernière larme et le dernier baiser ;
ce sera bientôt fait.

LE CAPITAINE DES GARDES
Dépêchez donc, Madame,
car de cette longueur je porterais le blâme.
1365
Mon ordre est fort exprès, et doit être observé.

SCÈNE SIXIÈME

MARIANNE, ALEXANDRA, LE CAPITAINE DES GARDES, DINA

MARIANNE
Tu verras ce discours en trois mots achevé.
Madame, on me contraint de changer de demeure,
mais j'en vais habiter une beaucoup meilleure,
où les vents ni l'envie, avecque leurs rigueurs,
1370
n'excitent point d'orage en l'air ni dans les cœurs ;
où sans aveuglement on connaît l'innocence,
où la main des tyrans n'étend point sa puissance,
où l'âme, pour le prix de sa fidélité,
goûte en repos la gloire, et l'immortalité.
1375
Toute cette disgrâce est à mon avantage,
je me résous sans peine à franchir ce passage :
consolez-vous-en donc, et veillez m'embrasser.
Adieu, Madame, adieu, je m'en vais vous laisser.

ALEXANDRA
Achève tes destins, méchante et malheureuse,
1380
cette mort pour ton crime est trop peu rigoureuse :
il fallait que la flamme expiât ton péché,
ou que sur une croix ton corps fût attaché.
Va, monstre plus cruel que tous ceux de l'Afrique,
va recevoir le prix de ta noire pratique ;
1385
vouloir empoisonner ainsi cruellement
un mari qui toujours t'aima si chèrement ?
Femme sans pitié, nouvelle Danaïde,
inhumaine, traîtresse, assassine perfide,
qui voulût lâchement attenter sur ton Roi :
1390
je ne te connais point, tu ne viens pas de moi,
car de ces trahisons je ne suis pas capable.

MARIANNE
Vous vivrez innocente, et je mourrai coupable.

LE CAPITAINE DES GARDES
Allons, Madame, allons.

MARIANNE
Par où ?

LE CAPITAINE DES GARDES
De ce côté.

DINA
Oh, Cieux ! Quelle constance, et quelle cruauté !

ALEXANDRA
1395
Seule
Oh, lâche stratagème ! Oh, cruel artifice !
Je devais bien plutôt passer pour sa complice.
Pour éviter la mort fallait-il recourir
à ce fâcheux secret qui me fera mourir ?
Mon cœur triste et glacé, qu'une horreur environne,
1400
est tout meurtri des coups que la douleur lui donne.
Mon âme se va rendre à l'excès de ce deuil,
je vais me mettre au lit, ou plutôt au cercueil.


ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

HÉRODE
Seul
Serpent couvert de fleurs, dangereuse vipère,
jaune fille d'amour qui fais mourir ton père ;
1405
dragon toujours veillant avec cent yeux ouverts,
qui prends tout à rebours, et vois tout de travers ;
vautour insatiable, horrible jalousie,
qui de cent faux objets brouilles ma fantaisie :
a'as-tu pas pleinement satisfait ta rigueur,
1410
et n'as-tu point encore assez rongé mon cœur ?
Ne m'importune plus, conseillère indiscrète,
infidèle espionne, et mauvaise interprète,
qui troubles mon repas en me troublant le sens,
et me fais sans horreur perdre des innocents.
1415
T'ai-je pas satisfaite en t'immolant Soesme,
et donnant des terreurs à Marianne même ?
Mais donné des terreurs, ah ! Ne t'abuse pas !
Ta bouche a prononcé l'arrêt de son trépas,
et comme criminelle, et comme condamnée
1420
on l'aura promptement au supplice menée.
Elle n'est plus au monde, ou bien l'on m'a trahi,
et c'est m'avoir perdu que m'avoir obéi.
Ma vie est en péril s'il est vrai qu'elle vive,
et si la belle est morte il faut que je la suive.
1425
Oh, tourment sans égal ! Oh, dures cruautés !
Le malheur à mes yeux s'offre de tous côtés,
et par quelque sentier que mon penser s'adresse,
j'y rencontre toujours la crainte ou la tristesse.
Allons nous enquérir du cours de son destin,
1430
et si cette beauté tire encore à sa fin,
changeons par un effet d'une bonté célèbre,
en triomphe d'honneur cette pompe funèbre.
Mais un des miens s'avance, et je vois mes malheurs
tracés sur son visage avec l'eau de ses pleurs,
1435
Il en parle tout seul.

SCÈNE DEUXIÈME

NARBAL, HERODE

NARBAL
Oh, Cieux ! Cette aventure
met de grandes vertus dans une sépulture.
La constance et l'honneur, comme la piété,
viennent de rendre l'âme avec cette beauté.

HÉRODE
Quel accident t'oblige à pleurer de la sorte ?

NARBAL
1440
Un grand sujet de deuil.

HÉRODE
Quoi ? Marianne est morte ?

NARBAL
Oui Sire, cette reine est au nombre des morts :
on vient de séparer sa tête de son corps.
Hérode tombe en foiblesse
Il devient tout changé, le voilà qui succombe,
le coup de cette mort le mettra dans la tombe !
1445
Voici le triste effet qui fut prévu de tous !
Hé ! Sire, ouvrez les yeux, et revenez à vous.

HÉRODE
Marianne a des morts accru le triste nombre ?
Ce qui fut mon soleil n'est donc plus rien qu'une ombre ?
Quoi ? Dans son orient cet astre de beauté,
1450
en éclairant mon âme, a perdu la clarté ?
Tu dis que Marianne a perdu la lumière,
et le flambeau du monde achève sa carrière ?
On le vit autrefois retourner sur ses pas
à l'objet seulement d'un funeste repas,
1455
et d'une horreur pareille il se trouve incapable,
quand on vient devant lui d'éteindre son semblable.
Astre sans connaissance, et sans ressentiment,
tu portes la lumière avec aveuglement ?
Si l'immortelle main qui te forma de flamme,
1460
en te donnant un corps t'avait pourvu d'une âme,
tu serais plus sensible au sujet de mon deuil :
de ton lit aujourd'hui tu ferais ton cercueil,
et partout l'univers ta lumière éclipsée
établirait l'horreur qui règne en ma pensée.
1465
Marianne a senti la rigueur du trépas ?
La mort n'a point d'empire où règnent ses appas.
Je sais que cet ouvrage à son auteur ressemble,
et qu'il n'est pas céleste et mortel tout ensemble.
Quoi ? Dans si peu de temps aurait-on abattu
1470
le temple le plus beau qu'eût jamais la vertu ?
Aurait-on renfermé dans les moindres espaces
la retraite d'amour, et le séjour des grâces ?
Les astres de ses yeux seraient-ils éclipsés,
et les lys de son teint seraient-ils effacés ?
1475
Aurait-on dissipé ce recueil de miracles ?
Aurait-on fait cesser mes célestes oracles ?
Aurait-on de la sorte enlevé tout mon bien,
et ce qui fut mon tout ne serait-il plus rien ?
Non, non, c'est un discours qui privé d'apparence
1480
ne doit jamais trouver de place en ma créance.
Dis-tu qu'on a détruit ce chef-d'œuvre des Cieux ?

NARBAL
Sire, ce triste coup s'est fait devant mes yeux.

HÉRODE
Viens m'en conter au long la pitoyable histoire :
je n'en saurais douter, et je ne la saurais croire.

NARBAL
1485
Alors que dans la tour on la vint avertir,
qu'un rigoureux arrêt la pressait d'en sortir,
le funeste récit de sa triste sentence,
ébranla tous les cœurs, mais non pas sa constance,
car bravant ses malheurs, elle fit assez voir
1490
que ce choc furieux n'avait pu l'émouvoir.
Elle n'exprima point des sentiments timides :
ses yeux restèrent secs parmi cent yeux humides,
et des rayons de joie éclairant ses appas
firent voir que la mort ne lui déplaisait pas.
1495
Après qu'elle eût fait part de quelques pierreries
à ses filles d'honneur qu'elle a le plus chéries,
et qu'en les embrassant, elle leur eût enjoint
de ne la suivre pas, ou de ne pleurer point,
elle tourna ses pas, et plus gaie et plus belle,
1500
où l'échafaud dressé prenait le deuil pour elle.
Jamais on ne la vit dans un plus noble orgueil,
On lisait sur son front le mépris du cercueil :
jamais reine amazone avecque plus de gloire
ne parut triomphante après une victoire.
1505
Le peuple, en la suivant, se fondait tout en pleurs,
admirant sa constance, et plaignant ses malheurs ;
même beaucoup de gens disaient parmi la presse
qu'on perdait sans raison cette grande princesse ;
que son cœur sans exemple en générosité
1510
n'avait pu concevoir aucune lâcheté ;
que vous regretteriez l'absence de ses charmes,
et que son sang versé vous coûterait des larmes,
dès que de son trépas vous seriez averti.

HÉRODE
Ah ! Que n'ai-je évité ce qu'ils ont pressenti !

NARBAL
1515
Sa mère en l'abordant changea par quelque crainte
sa pitié véritable en une rigueur feinte ;
son esprit inventif, pour ôter le soupçon
qu'il trempât en son crime en aucune façon,
cachant les sentiments que donne la nature,
1520
sembla se réjouir de sa triste aventure.
Mais notre grande Reine affligée à ce point,
connut son artifice, et ne s'en émut point,
et passant, répartit à cette vaine offense
d'un modeste souris, et d'une révérence.

HÉRODE
1525
Ah ! Je suis tout percé des traits de la pitié !
Mon cœur à ce discours se fend par la moitié.
Quoi, dans ce triste état sa mère la querelle,
et sa seule vertu se déclare pour elle ?
Achève tout le reste.

NARBAL
Étant sur l'échafaud,
1530
elle joignit les mains, leva les yeux en haut,
conjurant à genoux la Divine Puissance,
de rendre manifeste à tous son innocence,
et que jamais aux siens il ne fût reproché
des forfaits dont son cœur ne fut jamais taché.
1535
Protesta que c'était par une calomnie
qu'on la voyait traitée avec ignominie,
et que vous aviez cru par une aveugle erreur
ce dont le seul penser lui donnait de l'horreur.
Elle prit à témoin les ordres angéliques
1540
qu'elle n'avait point fait de ces lâches pratiques ;
s'assura que le Ciel viendrait vous inspirer,
qu'un regret de sa mort vous ferait soupirer,
et que vous montreriez encor quelque tendresse
aux jeunes orphelins d'une grande princesse ;
1545
qui dans le mauvais sort sut constamment souffrir,
qui vécut sans reproche, et sut fort bien mourir.
À ces mots prononcés d'un zèle tout de flamme,
elle voulut au Ciel recommander son âme,
qui sur mille vertus s'apprêtait d'y voler.
1550
Puis elle offrit sa gorge, et cessa de parler,
et lors l'exécuteur, la voyant ainsi prête,
d'un prompt éclair d'acier lui fit voler la tête.
Là-dessus un grand cri tout autour s'entendit,
qui pénétra les airs que son âme fendit.
1555
On vit sourdre aussitôt mille chaudes fontaines,
des yeux de tout le peuple ainsi que de ses veines.
Voilà comme finit votre illustre moitié,
avec un monde entier qui mourut de pitié.

HÉRODE
Avoir ôté la vie à des beautés si rares !
1560
Oh, rigueur inconnue aux cœurs les plus barbares !
Un sarmate inhumain ne pourrait l'exercer,
un Scythe sans horreur ne pourrait y penser.
Quel fleuve ou quelle mer sera jamais capable
d'effacer la noirceur de ce crime exécrable ?
1565
Quelle affreuse montagne et quel antre écarté
pourront servir d'asile à mon impiété ?
Trouverai-je un refuge au centre de la terre
où mon crime se trouve à couvert du tonnerre ?
Où je me puisse voir sans peine et sans effroi,
1570
où je ne traîne point mon Enfer avec moi ?
Mais attends-je en mon deuil que rien me réconforte ?
Comment, je vis encore, et Marianne est morte ?
Cette belle est partie, et je ne la suis pas,
comme si j'ignorais les chemins du trépas !
1575
Ha ! Voici le plus court ! Il faut que cette lame
d'un coup blesse mon cœur, et guérisse mon âme.
Il se jette sur l'épée de Narbal
Prête-la moi de grâce en ce juste dessein,
ou si tu l'aimes mieux, pousse-la dans mon sein.

NARBAL
Hé Sire, revenez de ces transports extrêmes !

HÉRODE
1580
C'est empêcher l'arrêt que tu donnes toi-même.
Ne m'as-tu pas déjà frappé mortellement ?
Tu m'as dit que la Reine est dans le monument.
Penses-tu que sans elle ici-bas je demeure ?
Fais qu'elle ressuscite, ou souffre que je meure.
1585
Je ne puis supporter un remords si pressant,
je veux faire justice à son sang innocent !
Il veut encore prendre son épée
Ne me diffère point la peine qui m'est due.
Il faut que je me perde après l'avoir perdue.

NARBAL
Sire !

HÉRODE
Ah, je suis l'auteur de ce meurtre inhumain !
1590
Ma bouche à son bourreau mit le fer à la main.
Ma bouche complaisante à ma rage animée,
d'un seul mot pour jamais rend la sienne fermée.
Ah ! Bouche sanguinaire, et pleine de rigueur,
mon regret te convainc d'avoir trahi mon cœur !
1595
Funeste truchement de mon âme insensée,
qui sus pour mon malheur exprimer ma pensée :
sers-moi dans ton office avec plus de raison,
et produit le remède en suite du poison.
Vous, peuples oppressés, spectateurs de mes crimes,
1600
qui portez tant d'amour à vos rois légitimes,
montrez de cette ardeur un véritable effet,
employant votre zèle à punir mon forfait.
Venez, venez venger sur un tyran profane,
la mort de votre belle et chaste Marianne ;
1605
punissez aujourd'hui mon injuste rigueur,
accourez me plonger des poignards dans le cœur,
apaisez de mon sang votre innocente Reine
que je viens d'immoler à ma cruelle haine.
Mais vous n'en ferez rien, timide nation,
1610
qui n'osez entreprendre une belle action ;
vous avez trop de peur d'acquérir de la gloire,
vous auriez du regret de vivre dans l'histoire,
et qu'un trait de courage et de fidélité
vous rendît remarquable à la postérité.
1615
Témoin de sa bassesse, et de ma violence,
Cieux, qui voyez le tort que souffre l'innocence :
versez sur ce climat un malheur infini,
punissez ces ingrats qui ne m'ont point puni,
donnez-les pour matière à la fureur des armes,
1620
qu'ils flottent dans le sang, qu'ils nagent dans les larmes !
Faites marcher contre eux des scythes, des gelons,
et s'il se peut encore des monstres plus félons,
qui mettent sans horreur, en les venant surprendre,
et leurs troupes en sang et leurs maisons en cendre ;
1625
qu'on leur vienne enlever leurs enfants les plus chers,
et qu'une main barbare en frappe les rochers ;
qu'on force devant eux leurs femmes et leurs filles,
que la peste et la faim consomment leurs familles,
que leur temple orgueilleux parmi ces mouvements,
1630
se trouve renversé jusqu'à ses fondements.
Et si rien doit rester de leur maudite race,
que ce soit seulement des sujets de disgrâce,
des gens que la fortune abandonne aux malheurs ;
qu'ils vivent dans la honte et parmi les douleurs,
1635
qu'ils se trouvent toujours couverts d'ignominie,
qu'on les traite partout avecque tyrannie,
que sans fin par le monde ils errent dispersés,
qu'ils soient en tous endroits, et maudits et chassés,
qu'également partout on leur fasse la guerre,
1640
qu'ils ne possèdent plus un seul pouce de terre,
et que servant d'objet à votre inimitié
l'on apprenne leurs maux sans en avoir pitié.
Faites pleuvoir sur eux de la flamme et du soufre !
De tout Jérusalem ne faites rien qu'un gouffre,
1645
qu'un abîme infernal, qu'un palud plein d'horreur,
dont le nom seulement donne de la terreur !
Marianne est donc morte, on me l'a donc ravie,
et pour mon désespoir on me laisse la vie ?
Oh, mort ! En mes ennuis, j'implore ta pitié,
1650
viens enlever le tout dont tu pris la moitié.

SCÈNE TROISIÈME

SALOMÉ
Narbal, que fait le Roi ?

NARBAL
Madame, il se tourmente ;
sa douleur est si vive, et si fort véhémente,
que si vos bons conseils n'en détournent le cours,
vous le verriez bientôt à la fin de ses jours.

SALOMÉ
1655
Lui serait-il venu des nouvelles d'Auguste,
ou quelque changement rendit ce trouble juste ?

NARBAL
Non, Madame.

SALOMÉ
Quoi donc ? Qui le rend affligé ?

SALOMÉ
Le trépas de la Reine.

PHÉRORE
Ah ! Je l'ai bien jugé.

SALOMÉ
Il conçoit trop d'ennui d'un sujet d'allégresse.

PHÉRORE
1660
Il faudra l'aborder avec beaucoup d'adresse.
Son courroux là-dessus doit être appréhendé.

SALOMÉ
Nullement, son esprit veut être gourmandé.

PHÉRORE
Le voici qui revient troublé de sa manie,
mille tristes pensers lui tiennent compagnie ;
1665
il a le teint tout pâle, et les yeux égarés :
observez sa démarche, et la considérez.

SALOMÉ
Seigneur, vos sentiments sont bien mélancoliques.

SALOME, NARBAL, PHERORE, HERODE, [LE CAPITAINE DES GARDES]N
X
Nota del editor digital

Comme dans le premier acte, le text de 1637 écrit ici “Tharé”, pour faire référence au Capitaine des Gardes, et aussi dans toutes les didascalies de cette troisième scène.

HÉRODE
C'est que j'ai trop de soins des affaires publiques,
mais je veux aujourd'hui prendre un peu de repos.

SALOMÉ
1670
Ce serait fort bien fait.

PHÉRORE
Il serait à propos.

HÉRODE
À parler librement, ce qui me tient en peine
c'est que depuis hier je n'ai point vu la Reine.
Commandez de ma part qu'on la fasse venir.

SALOMÉ
Son jugement s'égare, il perd le souvenir.

HÉRODE
1675
Envoyez-la quérir, faites-moi cette grâce.

PHÉRORE
Hé ! Seigneur, le moyen que l'on vous satisfasse ?

HÉRODE
Qu'on aille l'avertir que je veux lui parler.
Est-il si mal aisé, n'y veut-on pas aller ?

SALOMÉ
Vous peut-elle parler, et vous peut-elle entendre ?
1680
C'est un corps sans chaleur qui se réduit en cendre.

HÉRODE
Quoi, Marianne est morte ? Oh, destins ennemis !
La Parque l'a ravie, et vous l'avez permis ?
Vous avez donc souffert cette triste aventure
sans imposer le deuil à toute la nature ?
1685
Quoi ? Son corps sans chaleur est donc enseveli,
et l'univers n'est point encore démoli ?
Vous avez donc rompu l'agréable harmonie
que vous aviez commise à son divin génie ;
vous avez donc fermé sa bouche, et ses beaux yeux,
1690
et n'avez point détruit la structure des Cieux ?
Cruels dans cette perte, à nulle autre seconde,
vous deviez faire entrer celle de tout le monde,
enlever l'univers hors de ses fondements,
et confondre les cieux avec les éléments ;
1695
rompre le frein des mers, éteindre la lumière,
et remettre ce tout en sa masse première.
Marianne est en cendre, et l'ombre du tombeau
reçoit donc le débris d'un chef-d'œuvre si beau ?
Laisse agir ta douleur, mets tes mains en usage,
1700
arrache tes cheveux, déchire ton visage,
oblige tous les tiens à te faire périr,
ou bien meurs du regret de ne pouvoir mourir.
Ne te console point, monarque misérable !

PHÉRORE
Oubliez cette perte, elle est irréparable,
1705
et si vous employant à la considérer,
vous ne la voudriez pas vous-même réparer.

SALOMÉ
Vous direz quelque jour que ce trait exemplaire,
était pour votre État un mal fort nécessaire,

HÉRODE
Ministres de mes maux, à me nuire obstinés,
1710
vous m'osez consoler, vous qui m'assassinez ?
Vous m'avez fait donner par vos mauvais offices
cette atteinte mortelle à toutes mes délices ;
vous m'avez inspiré ce funeste dessein,
vous m'avez fait entrer des bourreaux dans le sein.
1715
Allez, couple infernal, sortez, race maudite,
ou je vous traiterai selon votre mérite !
S'adressant à Narbal et à son Capitain des Gardes
Et vous, mes vrais amis et mes chers serviteurs,
qui n'êtes point comme eux, ni traîtres, ni flatteurs,
qui séparant de moi l'éclat de ma couronne,
1720
attachez votre zèle à ma seule personne ;
vous, qui m'avez toujours aimé sincèrement,
joignez à ma douleur votre ressentiment,
mêlons nos pleurs ensemble, et regrettons sans cesse,
la mort de cette belle, et divine princesse.
1725
Mais elle n'est point morte, elle vit dans les Cieux,
et ses rares vertus l'ont mise au rang des dieux.
Il faut que l'on construise un temple à cette belle,
qui soit de son mérite une marque éternelle,
un temple qui paraisse un ouvrage immortel,
1730
et que sa belle image y soit sur un autel.
Oui, je veux que sa fête en ces lieux s'établisse,
et qu'on la solennise, ou bien que l'on périsse.

NARBAL
S'adressant [au Capitaine des Gardes]
La douleur de ce prince est sans comparaison,
le trouble de son âme offusque sa raison.

[LE CAPITAINE DES GARDES]
1735
On voit à ces propos qu'il perd la connaissance.

HÉRODE
Je ne saurais souffrir plus longtemps son absence,
ce long éloignement me met au désespoir.
Dites-lui de ma part qu'elle me vienne voir,
par sa seule présence elle cause ma joie.
1740
Je lui pardonne tout, pourvu que je la voie.
On mettra son eunuque en pleine liberté,
quand j'aurai là-dessus appris sa volonté.

NARBAL
L'excès de cet ennui brouille sa fantaisie.

[LE CAPITAINE DES GARDES]
En effet l'on dirait qu'il est en frénésie.

HÉRODE
1745
Alors que je commande on ne m'obéit pas !
Quoi, pour me faire entendre ai-je parlé trop bas ?

NARBAL
Sire, que vous plaît-il ?

HÉRODE
Qu'on aille en diligence
faire venir la Reine. Ah ! J'ai trop d'indulgence.

NARBAL
Vous demandez la Reine ? Hé Sire ?

HÉRODE
Pourquoi non ?

NARBAL
1750
Il ne reste plus rien d'elle que son beau nom.

HÉRODE
Son nom seul est resté ? Serait-elle expirée ?

NARBAL
Je vous en ai porté la nouvelle assurée.

HÉRODE
Ah ! Narbal, je commence à m'en ressouvenir ;
cet objet affligeant revient pour me punir,
1755
et ma triste mémoire en m'offrant son image,
devient en cet endroit fidèle à mon dommage.
Elle est trop diligente à me représenter
ce qui ne me paraît que pour me tourmenter.
Erreurs, qui me causez des remords si sensibles,
1760
procédés violents : vous m'êtes trop visibles,
et faites trop bien voir à mes sens confondus,
dans les maux que j'ai faits, les biens que j'ai perdus.
Mais j'aperçois la Reine, elle est dans cette nue
on voit un tour de sang dessus sa gorge nue ;
1765
elle s'élève au Ciel pleine de majesté,
sa grâce est augmentée ainsi que sa beauté.
Des esprits bienheureux la troupe l'environne,
l'un lui tend une palme et l'autre une couronne ;
elle tourne sur moi ses regards innocents
1770
pour observer l'excès des peines que je sens.
Oh, belle Marianne ! Écoute ma parole,
toi dont l'aspect divin me trouble et me console :
sujet de mes pensers, objet de mes désirs,
ministre de ma joie et de mes déplaisirs,
1775
malgré tant d'ennemis qui te firent la guerre,
doux et puissant esprit, tu vainquis sur la terre,
et dans un char de feu te perdant à nos yeux,
tu vas donc aujourd'hui triompher dans les cieux.
Goûte en paix le doux fruit que parmi tant d'alarmes,
1780
je te fis arroser, et de sang et de larmes ;
mais oubliant tes maux de qui je fus l'auteur,
oh, bel ange !, pardonne à ton persécuteur.
Je devais t'estimer par-dessus toutes choses,
tu ne devais jamais marcher que sur des roses,
1785
et tes grandes vertus, et tes rares beautés,
devaient toujours régner dessus mes volontés ;
et troublé toutefois d'une aveugle furie
je t'ai vraiment traitée avecque barbarie.
Mais à tout l'univers je m'en viens accuser,
1790
et l'ennui que j'en ai te doit bien apaiser ;
si mon forfait est grand, si mon crime est horrible,
j'en conçois un regret bien vif et bien sensible.
Merveille de beauté ! Rare exemple d'honneur,
qui t'envolant là-haut y portes mon bonheur !
1795
Chaste hôtesse du Ciel, cher sujet de mes plaintes,
ne t'imaginant pas que mes douleurs soient feintes.
pour t'aller témoigner quel est mon repentir
mon âme avec mes pleurs s'efforce de sortir.
Vois l'excès de l'ennui dont elle est désolée,
1800
et comment pour te suivre elle prend sa volée.

[LE CAPITAINE DES GARDES]
La force lui défaut, et le teint lui pâlit.
Il est évanoui : portons-le sur un lit,
possible que des sens il reprendra l'usage,
quand on aura jeté de l'eau sur son visage.

NARBAL
1805
Oh, Prince pitoyable en tes grandes douleurs !
Toi-même es l'artisan de tes propres malheurs :
ton amour, tes soupçons, ta crainte et ta colère
ont offusqué ta gloire, et causé ta misère !
Tu sais donner des lois à tant de nations,
1810
et ne sais pas régner dessus tes passions.
Mais les meilleurs esprits font des fautes extrêmes,
et les rois bien souvent sont esclaves d'eux-mêmes.

FIN