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Corneille, Pierre. Cinna ou La clemence d'Auguste. Tragédie [1643]. Edité par José Enrique López Martínez, pour la collection EMOTHE. Valence : ARTELOPE Universitat de València, 2017.
- López Martínez, José Enrique (Artelope)
Note à cette édition numérique
Texte de base : Cinna ou La clemence d’Auguste. Tragédie. Imprimé à Rouen aux dépenses de l’auteur, et se vendent à Paris, chez Toussaint Quinet, 1643. Bibliothèque Nationale de France, Rés. Yf-620.
À monsieur de Montoron
Monsieur,
Je vous présente un tableau d'une des plus belles actions d'Auguste. Ce monarque était
tout généreux, et sa générosité n'a jamais paru avec tant d'éclat que dans les effets
de sa clémence et de sa libéralité. Ces deux rares vertus lui étaient si naturelles
et si inséparables en lui, qu'il semble qu'en cette histoire que j'ai mise sur notre
théâtre, elles se soient tour à tour entre-produites dans son âme. Il avait été si
libéral avec Cinna, que sa conjuration ayant fait voir une ingratitude extraordinaire,
il eut besoin d'une extraordinaire effort de clémence pour lui pardonner, et le pardon
qu'il lui donna fut la source des nouveaux bienfaits dont il lui fut prodigue, pour
vaincre tout à fait cet esprit qui n'avait peut être gagné par les premiers ; de sorte
qu'il est vrai de dire, qu'il eut été moins clément envers lui s'il eut été moins
libéral, et qu'il eut été moins libéral s'il eut été moins clément. Cela étant, à
qui pourrais-je plus justement donner le portrait de l'une de ses héroïques vertus
qu'à celui qui possède l'autre en un si haut degré, puisque dans cette action ce grand
Prince les a si bien attachées, et comme unies l'une à l'autre, qu'elles ont été tout
ensemble et la cause et l'effet l'une de l'autre ? Vous avez des richesses, mais vous
savez en jouir, et vous en jouissez d'une façon si noble, si relevée, et tellement
illustre, que vous forcés la voix publique d'avouer que la fortune a consulté la raison
quand elle a répandu ses faveurs sur vous, et qu'on a plus de sujet de vous en souhaiter
le redoublement, que de vous en envier l'abondance. J'ai vécu si éloigné de la flatterie
que je pense être en possession de me faire croire quand je dis du bien de quelqu'un,
et lorsque je donne des louanges, ce qui m'arrive assez rarement, c'est avec tant
de retenue, que je supprime toujours quantité de glorieuses vérités pour ne me rendre
pas suspect d'étaler de ces mensonges obligeants, que beaucoup de nos modernes savent
débiter de si bonne grâce. Aussi je ne dirai rien des avantages de votre naissance,
ni de votre courage, qu'il a si dignement soutenu dans le profession des armes, à
qui vous avez donné vos premières années. Ce sont des choses trop connues de tout
le monde : je ne dirai rien de ce prompt et puissant secours que reçoivent chaque
jour de votre main tant de bonnes familles ruinées par les désordres de nos guerres,
ce sont des choses que vous voulez tenir cachées. Je dirai seulement un mot de ce
que vous avez particulièrement de commun avec Auguste : c'est que cette générosité
qui compose la meilleure partie de votre âme, et règne sur l'autre, et qu'à juste
titre on peut nommer l'âme de votre âme, puisqu'elle en fait mouvoir toutes les puissances,
c'est dis-je que cette générosité à l'exemple de ce grand Empereur prend plaisir à
s'étendre sur les gens de lettres, en un temps où beaucoup pensent avoir trop récompensé
leurs travaux quand ils les ont honorés d'une louange stérile. Et certes, vous avez
traité quelques unes de nos Muses avec tant de magnanimité qu'en elles vous avez obligé
toutes les autres, et qu'il n'en est point qui ne vous en doive un remerciement. Trouvez
donc bon, Monsieur, que je m'acquitte de celui que je reconnais vous en devoir par
le présent que je vous fait de ce poème, que j’ai choisi comme le plus durable des
miens, pour apprendre plus longtemps à ceux qui le liront, que le généreux Monsieur
de Montoron, par une libéralité inouïe en ce siècle, s'est rendu toutes les Muses
redevables et que je prends tant de part aux bienfaits dont vous avez surpris quelques
unes d'elles, que je m'en dirai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très
obligé serviteur.
Corneille.
Seneca, Lib. I De Clementia, chap. 9.
Divus Augustus mitis fuit Princeps, si quis illum a Principatu suo aestimare incipiat : In communi quidem Republica, duodevicesimum egressus annum, jam pugiones in sinu amicorum absconderat, jam insidiis M. Antonii consulis latus petierat, jam fuerat Collega proscriptionis ; sed quum annum quadragesimum transisset, et in Gallia moraretur, delatum est ad eum indicium, L. Cinnam, stolidi ingenii virum, insidias ei struere. Dictum est et ubi, et quando, et quemadmodum aggredi vellet. Unus ex consciis deferebat ; statuit se ab eo vindicare. Consilium amicorum advocari jussit. Nox illi inquieta erat, quum cogitatet adolescentem nobilem, hoc detracto integrum, Cn. Pempeii nepotem damnandum. Jam unum hominem occidere non poterat, quum M. Antonio proscriptionis edictum inter coenam dictarat. Gemens subinde voces varias emittebat et inter se contrarias : Quid ergo ? Ego percussorem meum securum ambulare patiar, me sollicito ? Ergo non dabit poenas, qui tot civilibus bellis frustra petitum caput, tot navalibus, tot pedestribus proeliis incolume, postquam terra marique pax parta est, non occidere constituat, sed immolare ? Nam sacrificantem placuerat adoriri. Rursus silentio interposito, majore multo voce sibi quam Cinnae irascebatur : Quid vivis, si perire te tam multorum interest ? Quis finis erit suppliciorum ? Quis sanguinis ? Ego sum nobilibus adolescentulis expositum caput, in quod mucrones acuant. Non est tanti vita, si, ut ego non peream, tam multa perdenta sunt. Interpellavit tandem illum Livia uxor, et : Admittis, inquit, muliebre consilium ? Fac quod medici solent ; ubi usitata remedia non procedunt, tentant contraria. Severitate nihil adhuc profecisti : Salvidienum Lepidus secutus est, Lepidum Muraena, Muraenam, Caepio, Caepionem Egnatius, ut alios taceam quos tantum ausos pudet ; nunc tenta quomodo tibi cedat clementia. Ignlosce L. Cinnae ; deprehensus est ; jam nocere tibi non potest, prodesse famae tuae potest. Gavisus sibi quod advocatum invenerat, uxori quidem gratias egit ; renuntiari autem extemplo amicis quos in consilium rogaverat imperavit, et Cinnam unum ad se accersit, dimissisque omnibus e cubiculo, quum alteram poni Cinnae cathedram jussisset : Hoc, inquit, Primum a te peto, ne me loquentem interpelles, ne medio sermone meo proclames ; dabitur tibi loquendi liberum tempus. Ego te, Cinna, quum in hostium castris invenissem, non factum tantum mihi inimicum, sed natum, servavi ; patrimonium tibi omne concessi ; hodie tam felix es et tam dives, ut victo victores invideant : sacerdotium tibi petenti, praeteritis, compluribus quorum parentes mecum militaverant, dedi. Quum sic de te meruerim, occidere me constituisti. Quum ad hanc vocem exclamasset Cinna, procul hanc ab se abesse dementiam : Non praestas, inquit, fidem, Cinna ; convenerat ne interloquereris. Occidere, inquam, me paras." Adjecit locum, socios, diem, ordinem insidiarum, cui commissum esset ferrum ; et quum defixum videret, nec ex conventione jam, sed ex conscientia tacentem : Quo, inquit, hoc animo facis ? Ut ipse sis princeps ? Male, mehercule, cum republica agitur, si tibi ad imperandum nihil praeter me obstat. Domum tuam tueri non potes ; nuper libertini hominis gratia in privato judicio superatus es. Adeo nihil facilius putas quam contra Caesasem advocare ? Cedo, si spes tuas solus impedio, Paulusne te et Fabius Maximus et Cossi et Servilii ferent, tantumque agmen nobilium, non inania nomina praeferentium, sed eorum qui imaginibus suis decori sunt ? Ne totam ejus orationem repetendo magnam partem voluminis occupem, diutius enim quam duabus horis locutum esse constat, quum hanc poenam qua sola erat contentus futurus, extenderet : Vitam tibi, inquit, Cinna, iterum do, prius hosti, nunc insidiatori ac parricidae. Ex hodierno die inter nos amicitia incipiat. Contendamus utrum ego meliore fide vitam tibi dederim, an tu debeas. Post haec detulit ultro consulatum, questus quod non auderet petere ; amicissimum, fidelissimumque habuit ; haeres solus fuit illi ; nullis amplius insidiis ab ullo petitus est.
Montagne, liv. I de ses Essais, chap. 23.
L'empereur Auguste, étant en la Gaule, reçut certain avertissement d'une conjuration que lui brassait L. Cinna. Il délibéra de s'en venger, et manda pour cet effet au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuit d'entre deux il la passa avec grande inquiétude, considérant qu'il avait à faire mourir un jeune homme de bonne maison et neveu du grand Pompée, et produisait en se plaignant divers discours : « Quoi donc - faisait il - sera il dit que je demeurerai en crainte et en alarme, et que je lairrai mon meurtrier se promener cependant à son aise ? S'en ira il quitte, ayant assailli ma tête, que j'ai sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles par mer et par terre ? Et après avoir établi la paix universelle du monde, sera il absout, ayant délibéré non de me tuer seulement, mais de me sacrifier ? » Car la conjuration était faite de le tuer comme il ferait quelque sacrifice. Après cela, s'étant tenu coi quelque espace de temps, il recommençait d'une voix plus forte, et s'en prenait à soi-même : « Pourquoi vis tu, s'il importe à tant de gens que tu meures ? N'y aura il point de fin à tes vengeances et à tes cruautés ? Ta vie vaut elle que tant de dommage se fasse pour la conserver ? » Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses : « Et les conseils des femmes y seront ils reçus ? - lui dit elle -. Fais ce que font les médecins : quand les recettes accoutumées ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par sévérité, tu n'a jusques à cette heure rien profité : Lepidus a suivi Salvidienus ; Murena, Lepidus ; Caepio, Murena ; Egnatius, Caepio ; commence à expérimenter comment te succéderont la douceur et la clémence. Cinna est convaincu, pardonne-lui, de te nuire, désormais il ne pourra, et profitera à ta gloire. » Auguste fut bien aise d'avoir trouvé un avocat de son humeur, et ayant remercié sa femme, et contremandé ses amis qu'il avait assignés au conseil, commanda qu'on fit venir à lui Cinna tout seul ; et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait donner un siège à Cinna, il lui parla en cette manière : « En premier lieu, je te demande, Cinna, paisible audience ; n'interromps pas mon parler : je te donnerai temps à loisir d'y répondre. Tu sais, Cinna, que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'étant fait mon ennemi, mais étant né tel, je te sauvai, je te mis entre les mains tous tes biens, et t'ai enfin rendu si accommodé et si aisé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu ; l'office du sacerdoce que tu me demandas, je te l'octroyai, l'ayant refusé à tant d'autres, desquels les pères avaient toujours combattu avec moi. T'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. » À quoi Cinna s'étant écrié qu'il était bien éloigné d'une si méchante pensée : « Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m'avais promis - suivit Auguste - ; tu m'avais assuré que je ne serai interrompu. Oui, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en tel compagnie, et en telle façon. » Et le voyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience : « Pourquoi - ajouta il - le fais-tu ? Est-ce pour être Empereur ? Vraiment il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moi qui t'empêche d'arriver à l'Empire. Tu ne peux pas seulement défendre ta maison, et perdis dernièrement un procès par la faveur d'un simple libertin. Quoi ! N'as-tu pas moyen ni pouvoir en autre chose qu'à entreprendre César ? Je le quitte, s'il n'y a que moi qui empêche tes espérances. Penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosséens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles, mais qui par leur vertu honorent leur noblesse ? » Après plusieurs autres propos (car il parla à lui plus de deux heures entières) : « Or va - lui dit il -, je te donne, Cinna, la vie à traître et à parricide que je te donnai autrefois à ennemi ; que l'amitié commence de ce jourd'hui entre nous, essayons qui de nous deux de meilleure foi : moi t'aie donné ta vie, ou tu l'aies reçue. » Et se départit d'avec lui en cette manière. Quelque temps après, il lui donna le consulat, se plaignant de quoi il ne lui avait osé demander. Il l'eut depuis pour fort ami, et fut seul fait par lui héritier de ses biens. Or depuis cet accident qui advint à Auguste au quarantième an de son âge, il n'y eut jamais de conjuration ni d'entreprise contre lui, et reçut une juste récompense de cette sienne clémence.
ACTEURS
ÉMILIE, fille de C. Toranius, tuteur d'Auguste, et proscrit par lui durant le Triumvirat |
AUGUSTE, Empereur de Rome |
CINNA, , fils d'une fille de Pompée, chef de la conjuration contre Auguste |
MAXIME, autre chef de la conjuration |
LIVIE, Impératrice |
FULVIE, confidente d'Émilie |
POLYCLÈTE, affranchi d’Auguste |
ÉVANDRE, affranchi de Cinna |
EUPHORBE, affranchi de Maxime |
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
SCÈNE III