SCÈNE PREMIÈRE
Décoration représentant une champagne
DOÑA JUANA, travestie et tout habillée de vert, QUINTANA.
QUINTANA
Maintenant, doña Juana, que la vue de Madrid et de son pont de Ségovie nous fait oublier les jardins de Valladolid, la porte del Campo, Espolon, les ponts, les galères et la rivière Esguéva, avec tout ce qu’elle emporte dans son cours, semblable à un bras justicier qui prouve sa pureté en chassant les immondices; maintenant que vous soucis nous amènent vers ce pont célèbre, aux arches innombrables, où l’on voit le nain Manzanarès rouler sur un sable rouge son humble courant d’eau qui ressemble à une larme pour tant de paupières, saurons-nous que projet vous a conduit ici, et quel danger vous oblige à vous travestir en homme?
DOÑA JUANA
Pour le moment, non, Quintana.
QUINTANA
Voilà aujourd’hui cinq hours que je vous accompagne sans vous interroger. Un lundi, le matin, à Valladolid, vous voulûtes éprouver ma loyauté; vous laissâtes cette ville et vous partîtes pour Madrid, abandonnant la maison d’un père qui vous aime, sans qu’il ait été possible jusqu’à présent de rien appendre de vous, et maintenant vous me priez de ne pas vous demander le motif de votre voyage. Quant à moi, humble instrument de votre volonté, je me tais et je chemine derrière vous comme un mathématicien que ne peut résoudre un problème. Où me conduisez-vous? Tirez-moi de ce doute par pitié! Si je suis venu avec vous, c’est que vous m’y avez contraint, c’est que j’ai craint, si je vous laissais partir seule, de voir votre honneur en danger; c’est que j’ai trouvé plus profitable de vous suivre pour vous protéger que de rester en votre absence à consoler mon maître. Ayez compassion de moi, mon âme est pleine d’inquiétude jusqu’à ce que je connaisse vos desseins.
DOÑA JUANA
Ton étonnement será grand. Écoute.
DOÑA JUANA
Il y a deux mois que son passés les fêtes de Pâques; avril couvrait alors les champs d’un tapis de moire; à cette époque tout Valladolid va se promener vers le pont que firent construire les époux Anzurès. J’étais allée de ce côté comme tout le monde; je revins de ma promenade, mais j’y laissai mon coeur; car près de la Victoire je vis un beau jeune homme, que suivaient du regard toutes les femmes et que les hommes jalousaient. J’eus un pressentiment de ce qui m’attendait, car l’amour est l’alguasil des âmes, et je tremblai comme en présence de mon juge. Je fis un faux pas; il s’approcha de moi après avoir ôté son gant, et me présenta une main blanche comme l’ivoire en me disant: «Señora, prenez garde, il ne faut pas que le séraphin tombe comme l’ange révolté.» Il prit un de mes gants, et (si je dois ne rien cacher), avec ce gant, il prit mon âme. Pendant cette courte soirée (je dis courte quoique les nuit d’avril son longues), mon âme but par mes yeux le poison que me versait son air fier et gracieux. Le soleil se coucha comme s’il eût été jaloux de lui, et le jeune homme prit congé de moi sur le marchepied de la voiture, m’adressant mille protestations d’amour, de jalousie, de constance, entremêlées de soupirs, de craintes, de dédains et de mille artifices, dont il m’enveloppa si bien, qu’il fit succéder l’incendie à la glace dans mon coeur. Je rentrai toute charmée à mon logis; je ne dormis pas. Je me levai les yeux fatigués pour ouvrir une fenêtre, et j’aperçus mon ingrat adoré. Depuis ce moment il assaillit ma liberté et mon repos, et me fit résolûment la cour. Le jour c’étaient des lettres, la nuit des sérénades. Je reçus ses présents, et tu sais à quoi peut conduire une telle imprudence. Mais pourquoi vais-je t’ennuyer de ce verbiage? En deux moins, don Martin de Guzman (tel est le nom de celui que je poursuis ainsi) aplanit les difficultés et me donna sa parole de promesses qui ne devaient pas s’accomplir. Notre amour vint aux oreilles de son père. Quoiqu’il connut ma naissance, sinon ma richese, l’or (ce vil sang de l’intérêt) fit une brêche dans son âme cupide. On lui offrit une alliance avec une certaine doña Inès, qui se fait adorer et applaudir ici avec ses soixante et dix mille ducats. Le vieux père d’Inès écrivit au père de don Martin en lui demandant son fils pour gendre. Il n’osa pas répondre formellement, parce qu’il savait que mon déshonneur devait forcément en résulter. Il fit apprêter des chevaux de poste, et envoya mon époux dans cette ville. En ce moment, Quintana, il est à Madrid. Il lui a fait changer son nom de don Martin en celui de don Gil, pour que si la justice venait à le rechercher à cause de moi, il pût la dépister par ce stratagème. Il écrivit en même temps à don Pedro Mendoza y Velastégui, père de ma rivale, lui donnant à comprendre le regret qu’il avait que la folle jeunesse de son fils l’empêchât de conclure un si heureux mariage, parce qu’il était fiancé à doña Juana Solis, la plus noble, mais non la plus riche qu’il pût choisir. Il envoyait à sa place et au lieu de son fils un don Gil de je ne sais quoi, la fleur de Valladolid. Don Martin partir sous ce faux nom, mais le soupçon ce lynx qui dirige les pensées, me fit deviner mon malheur, et je sus découvrir le secret au moyen de deux diamants que je vendis. Enfin je connus tout, el l’abîme qui sépare la promesse de son exécution. Je trouvai des forces dans ma faiblesse, j’abandonnai la timidité de la femme; l’affront me donna du courage, et l’adresse de la résolution. Je me travestis comme tu vois, et, me confiant à toi, je m’abandonnai aux flots du hasard dans l’espoir d’y rencontrer un port. Depuis deux jours, mon amant est à Madrid; mon amour a mesuré ses étapes. Il n’y a pas à douter qu’il n’ait vu don Pedro, et prépare d’avance ses moyens de séduction et ses mensonges. Et moi, je veux voir mon ingrat amant: par quel moyen? c‘est à moi de le trouver. Il ne me reconnaîtra pas sous ce déguisement, pourvu que tu ne sois pas là. Dispose-toi à partir tout de suite pour Vallécas, qui est à un lieue d’ici. Je pourrai t’écrire ce qui m’arrivera d’heureux ou de malheureux, et te ferai tenir mes lettres par les gens qui viennent apporter le pain.
QUINTANA
Vous avez réalisé les fables de Merlin. Je ne vous donnerai pas de conseils; que Dieu fasse réussir vos projets!
(Quintana sort.)
SCÈNE II
DOÑA JUANA, CARAMANCHEL.
CARAMANCHEL
À quelqu’un, au dehors Puisque tu ne veux pas de moi pour caution, tavernier, viens ici, je t’attends sur ce pont.
DOÑA JUANA
Holà! Qu’y a-t-il?
CARAMANCHEL
Écoutez, seigneur.
DOÑA JUANA
Vous cherchez un maître?
CARAMANCHEL
Oui. S’il pleuvait des maîtres; si on en vendait dans les rues; si Madrid en était pavé, et si je marchais dessus, je n’en trouvarais pas un, car j’ai trop peu de chance.
DOÑA JUANA
Avez-vous servi beaucoup de maîtres?
CARAMANCHEL
Beaucoup, mais pas autant que Lazarille de Tormes. Je servis presqu’un mois un médecin trés-barbu et lippu, quoiqu’il ne fût pas Allemand; gants ambrés, habits de soie, têtu comme une mule, plein de morgue, beaucoup de livres, peu de science; mais je n’avais nul plaisir au salaire qu’il me donnait, parce qu’il gagnait son argent avec trop peu de conscience; aussi, laissant là une si mauvaise condition, je pris la clef des champs.
DOÑA JUANA
Comment donc gagnait-il si mal son argent?
CARAMANCHEL
De mille façons. D’abord, avec quatre aphorismes, deux textes, trois syllogismes, il traitait une rue entière; il n’y a pas de science qui demands plus d’études que la médecine, ni de gens qui étudient moins que les médecins, quand il s’agit pourtant de notre vie. Mais comment étudieraient-ils, puisqu’ils ne s‘arrêtent pas de tout le jour? Je vous conterai ce que faisait mon docteur. En s’éveillant, il déjeunait d’une tranche de jambon rance (car il était vieux chrétien), et avec cel électuaire, aqua vitis, qui est le jus de la vigne, il allait visiter tranquillement les malades du haut et du bas de la cité. Nous rentrions à onze heures. Mon homme, eût-il été de bronze, aprés s’étre rassasié de voir des urines et des fistules, pouvait-il, en conscience, compulser Hippocrate et lire les cures de tant de maladies? Il mangeait alors son olla et un rôti avancé, et aprés le repas, il jouait un cent de piquet ou la poule. Trois heures sonnaient, il retournait à sa médecine, moi le suivant, comme saint Roch et son chien. Quand nous revenions à la maison, il fasait nuit. Il se mettait alors à l’étude, désireux (quoiqu’il fût peu scrupuleux) d’employer quelques instants à lire les commentateurs de ses Rasis et de ses Avicenne. Il s’asseyait, et à peine avait-il jeté un coup d’oeil sur deux auteurs que doña Stéphanie criait: «Holà! Inès! Léonore! allez appeler le docteur, car la casserole refroidit,» et lui, il répondait: Ne m’appelez pas pour souper avant une heure; laissez-moi étudier un moment; dites à votre maitresse que le fils de la comtesse à une esquinancie, et que la Génoise, son amie, souffre d’une fievre scarlatine; il faut que j’examine si l’on doit la saigner dans l’état de grossesse ou elle se trouve; Dioscoride dit oui, mais Galien dit non.» La dame se fâchait alors, et entrant chez le docteur, elle lui répliquait: «Vous avez acquis assez de renommée, et vous en savez assez pour l’argent que vous gagnez. Songez que si vous vous fatiguez ainsi, vous mourrez vite; envoyez au diable Galien s’il doit vous mener à mal. Qu’importe au bout de l’année vingt morts de plus ou de moins!» Sous le coup d’un tel stimulant, le docteur se levait et serrait ses textes morts pour étudier sur le vivant: il soupait, faisant faux bond à la science; il commençait par un plat de chicorée et finissait par des olives, puis, se couchant bien repu, il retournait au point du jour à ses visites sans jeter un coup d’oeil à sa théorie; il montait chez le patient, disait quatre sornettes, écrivait deux recettes, de celles qui d’ordinaire peuvent se formuler sans étude, et leurrait son malade avec des mots vides de sens: «La maladie de Votre Seigneurie est produite par les vapeurs et par l’hypocondrie; le poumon est embarrassé, et pour déterger les flegmes vitreux qu’il renferme, mêlés avec le chyle, il convient (afin d’aider la nature) que vous preniez un alquermès, lequel donnera au foie la substance qui mange le mal.» On lui glissait un doublon, et tout étourdi de ses paroles, on ne cessait de chanter ses louanges et de le proclamer un Salomon. Je jure Dieu que je le vis un jour, ayant quatre malades à purger, copier bravement (ne croyez pas que ce soit un mensonge) dans un antique registre quatre ordonnances toutes rédigées (qu’elles fussent ou non à propos), et en offrant une à celui qui devait se purger, il lui disait; «Grand bien vous fasse!» Pensez-vous qu’il me convient de gagner un pareil argent? Voilià pourquoi j’y renonçai.
DOÑA JUANA
Vous étes un valet pleain de scrupules.
CARAMANCHEL
Je m’accommodai ensuite avec un avocat, un avaleur de bourses; mais je m’ennuyai de le voir, pendant que mille plaideurs attendaient qu’il lui plût: d’étudier leurs procés, passer quatorze heures à se friser, conduite qui méritait une volée de coups de bâton. Ils ont un instrument à moustaches, en manière de tenailles, au moyen duquel ils gommen leur barbe, qu’ils relèvent en pointe. Comme cela va bien, une physionomie gommée! Je le laissai là; de pareilles gens, pour engraisser les alguasils, font le droit tortu. Je passai au service d’un eclésiaslique, pendant à peu près un mois, comme laquais et pourvoyeur. C’était un homme en crédit. Coiffé d’un bonnet brodé, le teint fleuri, grave, joufflu, ressemblant à une mule bien nourrie, le col penché d’un côté, un homme enfin qui nous mettait au pain et à l’eau les vendredis pour économiser la pitance qu’il nous donnait, et lui, il mangeait un chapon (sa conscience était large pour celle d’un théologien), et il disait, en dodelinant de la tête, quand il ne restait plus que les ailerons: «Ah! gouvernante, que Dieu est bon!» Je le quittai pour ne pas voir un saint si épais et si repu ne rendre hommage à Dieu que lorsqu‘il venait de manger. J’entrai alors chez un avare» qui chevauchait sur une haridelle; il me donnait deux réaux pour mes gages et ma nourriture, et si je commettais la moindre faute, oubliant l’Agnus Dei, il ne se souvenait que de Qui tollis ration. Mais la rossinante et sa demi-mesure de grains remédiaient au défaut d'argent, et je vendais sans rémission l’orge que je lui dérobais; par ce moyen j’avais ma ration, et le cheval son salaire. Je servis un étourneau, mari d’une certaine doña Mayor, à qui elle donnait des commissions pour celui-ci ou celui-là, et dont il profitait en homme prévoyant, de façon à n’être pas obligé de pourvoir aux besoins de sa femme. Si je devais vous énumérer tous les maîtres que j’ai servis, aussi nombreux que les poissons dans les golfes de cette mer, je vous fatiguerais inutilement. Qu’il vous suffise savoir que je suis aujourd’hui sans place, parce que ja n’ai trouvé que de mauvaises conditions.
DOÑA JUANA
Si tu te fais l’historien des divers personnages qui se distinguent par leurs défauts, place-moi dès à présent sur ta liste, parece que dès à présent je te prends à mon service.
CARAMANCHEL
C’est du nouveau! Qui jamais vit un page avoir un laquais!
DOÑA JUANA
Je ne vis que de mes revenus, et je n’ai jamais été page. Je viens ici prendre l’habit et solliciter une commanderie; ayant laissé mon valet malade à Ségovie, j’ai besoin de quelqu’un pour me servir.
CARAMANCHEL
Vous commencez jeune à solliciter; vous obtiendrez quand vous seres vieux
DOÑA JUANA
J’aime ton humeur.
CARAMANCHEL
Aucun de mes maîtres n’a jamais possedé ni poëte ni chapon; vous me paraissez être de cette dernière espèce; donc gardez-moi pour valet, car je me mets à votre discrétion; j’espère en tirer plus d’avantages qu‘en vous servant à forfait, et je vous serai très-fidèle.
DOÑA JUANA
Comment te nomme-t-on?
DOÑA JUANA
Je t’aime pour ta bonne mine et ton air intelligent.
CARAMANCHEL
Et vous, comment vous nommez-vous?
CARAMANCHEL
Don Gil de quoi?
DOÑA JUANA
Don Gil! pas davantage.
CARAMANCHEL
Jusqu’à votre nom qui n’est qu’un demi-nom d’homme; pourtant, si on y regarde de près, les moustaches sont en germe sur le visage comme dans le prénom.
DOÑA JUANA
Pour le moment mon nom doit demeurer secret! Connais-tu ici une hôtellerie propre et convenable?
CARAMANCHEL
Je vous en enseignerai une des plus fraîches et des plus élégantes de Madrid.
DOÑA JUANA
Y a-t-il une hôtesse?
DOÑA JUANA
De bonne humeur?
CARAMANCHEL
Elle rit toujours.
DOÑA JUANA
À part. Allons me faire indiquer la demeure de don Pedro. Madrid, prends ce nouvel étrager sous ta protection!
CARAMANCHEL
Qu’il est gentil ce petit jeune homme à la voix fûtée!
DOÑA JUANA
Ne viens-tu pas, Caramanchel?
CARAMANCHEL
Me voici, seigneur don Gilito!
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Une salle dans la maison de don Pedro.
DON PEDRO, lisant une lettre, DON MARTIN, OSORIO.
DON PEDRO
Lisant «Je dis, pour conclure, que don Martin, s’il était aussi sensé qu’il est jeune, aurait rendu ma vieillesse heureuse en changeant en parenté l’amitié qui me lie à vous. Il a engagé sa parole à une dame de cette ville, laquelle est jeune et belle, mais pauvre, et vous savez ce que dans notre temps promettent les beautés sans fortune. Cette affaire a produit ce que produisent ordinairement les choses de cette sorte, le repentir et les poursuites judiciaires de la dame. Jugez vous-même le chagrin de celui qui perd votre alliance avec ses avantages de noblesse et de fortune, et une femme aussi distinguée que doña Inès. Pourtant, puisque mon mauvais sort me prive d’un tel bonheur, je suis tout compensé en vous envoyant le seigneur don Gil d’Albornoz, porteur de cette lettre, jeune homme à marier et désireux d’une alliance comme la vôtre. Sa naissance, sa bonne conduite, son âge et sa fortune (car il héritera bientôt de dix mille ducats de rente), peuvent vous faire oublier la faveur que vous me destiniez, et à moi me laisser des regrets. La grâce que vous lui accorderez je la recevrai au nom de don Martin, qui vous baise les mains. Donnez-moi de bonnes et fréquentes nouvelles de votre santé et de votre contentement. Que le ciel augmente, etc. Valladolid, juin, etc: Signé, DON ANDRÉS DE GUZMAN.»
(A don Martin). Soyez, seigneur, mille fois le bienvenu; remplissez de joie cette maison qui est vôtre, et venez confirmer ce que je viens de lire relativement à votre mérite. Doña Inès aurait été heureuse si, pour illustrer notre sang, l’alliance projetée avait réjoui mes derniers jours. Il y a nombre d’années que nous entretenons une réciproque amitié devenue une affection réelle (on oublie peu dans ses derniers jours les sentiments de ses jeunes années). II y a longtemps que nous ne nous sommes vus, et à cause de cela j’aurais voulu, sur la fin de notre carrière, échangeant nos gages, unir nos biens comme nos coeurs. Mais puisque don Martin, par son étourderie, rend ce mariage impossible, et puisque vous êtes venu pour le remplacer, seigneur don Gil, je me tiens pour satisfait. Je ne dis pas que mon Inès gagne à cet échange de mari (ce compliment serait en quelque sorte une offense pour mon ami), mais croyez bien que je le pense si je ne le dis pas.
DON MARTIN
Vous commencez, en prenant le pas sur moi par votre gracieuseté, seigneur don Pedro; craignant de ne pouvoir m’acquitter, même en paroles (les paroles ont leur prix quand alles viennent d’un coeur honnête), je me tais en vous remerçiant, vous qui triomphez de moi en actions comme en paroles, et je montre ainsi que je ne m’appartiens plus, mais que je suis tout à vous. J’ai des parents à la cour, et parmi eux beaucoup de gens de qualité qui pourront vous dire qui je suis, si vous désirez le savoir; le sort me fut en cela favorable; et pourtant, si vous prenez des informations, ce sera du temps perdu pour notre amitié. Mon pére, du reste (qui voulait à Valladolid me donner une femme plus au goût de son âge qu’à mon propre goût), m’atttend d’un moment à l’autre, et s’il apprend qu’en dépit de lui je me marie ici, il le prendra si mal, que s’il ne meurt pas, il s’opposera au bonheur que vous pouvez me donner en me gardant le secret.
DON PEDRO
Je ne prise pas si peu le crédit et l’opinion de mon ami, que sa signature ne me suffise pas, sans chercher des témoins qui me garantissent votre mérite. Nous avons négocié l’affaire, et fussiez-vous le plus pauvre des gentilshommes, que je vous donnerais mon Inès sur la recommandation de don Andrès.
DON MARTIN
Bas, à Osorio. La ruse a réussi.
OSORIO
De même, à don Martin. Pressez le mariage avant que doña Juana vienne y mettre obstacle.
DON MARTIN
Je mènerai promptement l’affaire à bien.
DON PEDRO
Je ne veux pas, don Gil, annoncer brusquement la nouvelle à doña Inès, et sans la préparer prudemment, à cause de la frayeur que donne d’ordinaire un plaisir que l’on n’attend pas... Si vous désirez la voir, elle ira ce soir au jardin du Duc, où elle est invitée, et, sans qu’e|le sache qui vous êtes, vous lui ferez la cour.
DON MARTIN
O ma bien-aimée! que le soleil s’éloigne car voici un autre soleil: qu’il arrête sa marche, qu’il rende sa lumière immobile pour que tes yeux jouissent d’une lumière éternelle!
DON PEDRO
Si vous n’avez pas retenu un logis, et si ma maison est digne d’un hôte aussi distingué, vous me ferez la grâce d’en disposer.
DON MARTIN
On aperçoit d’ici, m’a-t-on assuré, la maison d’un de mes cousins; j’aurais été heureux si j’avais pu rester dans votre logis, où résident mes affections les plus chères.
DON PEDRO
Je vous attends au jardin.
DON MARTIN
Que le ciel vous garde!
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
DOÑA INÈS, DON JUAN, puis DON PEDRO.
DOÑA INÈS
Si vous soupçonnez toujours, nous ne finirons pas aujourd’hui!
DON JUAN
Vous êtes bien presée de rompre?
DOÑA INÈS
Vous êtes aujourd’hui étrange et insupportable!
DON JUAN
Le chagrin ne peut-il produire cet effet? N’allez-vous pas aujourd’hui (et vous y tenez beaucoup) au jardin du Duc?
DOÑA INÈS
Si, ma cousine m’y a invitée…
DON JUAN
Quand on ne veut pas faire les choses, on trouve facilment des pétextes.
DOÑA INÈS
Quel déplaisir puis-je vous causer en y allant?
DON JUAN
La crainte qui me poursuit ne me présage qu’un triste accident auquel mon amour ne saurait remédier. En fin, êtes-vous déterminée à aller à ce jardin?
DOÑA INÈS
Venez-y aussi, et vous verrez que vous avez tort de douter de ma constance.
DON JUAN
Puisque vous commandez à toutes mes volontés, il faut bien que je vous obéisse.
DOÑA INÈS
La jalousie et les scrupules ont une même origine, et un homme qui veut tout savoir semble douter, don Juan, du coeur le plus scrupuleux.
(Don Pedro revient et s’arrête au fond pour écouter) Vous seul, vous serez mon époux. Venez là-bas ce soir.
(Entre don Pedro)
DON PEDRO
(À part) Son époux! qu’est-ce que cela veut dire?
DON JUAN
Je sors en tremblant. Adieu!
DOÑA INÈS
Que le ciel vous conserve pour moi!
(Don Juan s’éloigne.)
SCÈNE V
DON PEDRO, DOÑA INÈS
DOÑA INÈS
Seigneur! faut-il prendre ma mante? Ma cousine doit m’attendre?
DON PEDRO
Je m’étonne que déjà tu promettes ta main. Ai-je donc perdu beaucoup de temps pour te marier? Es-tu si vieille que tu te croies en droit de préparer ma mort en prenant de tels engagements! Que faisait ici don Juan?
DOÑA INÈS
Ne vous fâchez pas, ce ne serait pas juste. En engageant ma parole, j’ai cru alier au-devant de vos souhaits. Don Juan peut prétendre à s’alliar à vous, puisque vous savez qu’il est un parti digne de notre famille.
DON PEDRO
J’ai à t’offrir un parti plus avantageux. Ne te hâte pas tant; je ne comptais point te révéler si tôt mes projets; mais tu es si impatiente dans tes désirs (je ne dis pas cela pour t’offenser), que je veux t’y faire renoncer en changeant tes résolutions. Il vient d’arriver ici un cavalier de bon air, très-riche el très-bien né; il est de Valladolid. Avant de l’agréer tu le verras. Il héritera de dix mille ducats de rente, et il en attend davantage; je garde donc pour mon compte la parole que tu as donnée à don Juan.
DOÑA INÈS
Les bons partis manquent-ils à Madrid pour vous tant hâter? Madrid n’est-il pas une mer, et Valladolid un ruisseau de cette mer? Délaisserez-vous pour un ruisseau les richesses de l’Océan? Est-il convenable que vous entraviez mon inclination, et lorsque l’amour s’est emparé de mon coeur, pouvez-vous m’offrir une main que je ne connais pas? Si l’avidité, qui est la funeste passion de la vieillesse, vous a vaincu, sachez que c‘est un vice honteux. Comment appelez-vous cel homme?
DOÑA INÈS
Don Gil ?Un mari de chanson? Gil! bon Dieu! ne prononcez pas ce nom; donnez-lui une houlette et une casaque de peau de bête.
DON JUAN
Ne regarde pas au nom quand l’homme est noble et riche. Tu le verras, et je suis sûr qu’avant demain tu seras folle de lui.
DOÑA INÈS
Je n’y manquerai pas.
DON PEDRO
Ta cousins t’attend à porte dans la voiture.
DOÑA INÈS
À part Je n’irai pas à cette promenade avec le plaisir que je me promettais.
(Haut.) Donnez-moi une mante.
DON PEDRO
Il doit se trouver au jardin.
DOÑA INÈS,
À part On veut me marier avec ce don Gil? Suis-je un enfant? hélas!
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
LES MÈMES, un peu à l’écart, DON JUAN, DOÑA INÈS
DOÑA CLARA, MUSICIENS avec des guitares.
LES MUSICIENS
Chantant: «Peupliers de la prairie, fontaines du Duc, réveillez ma maîtresse afin qu’elle m’écoute, et dites-lui de comparer à ses dédains et à ses grâces mon amour et mes peines; et puisque vos ruisseaux jaillissent et bouillonnent, réveillez ma maîtresse afin qu’elle m’écoute.»
DOÑA JUANA
Ces treilles qui bordent les peupliers et qui laissent échapper comme des joyaux les grappes des raisins gracieusement suspendues au milieu de leur feuillage, nous donneront un ombrage plus épais.
DON JUAN
Enfin vous avez voulu venir à ce jardin.
DOÑA INÈS
Pour vous donner un démenti, seigneur, et une preuve de ma constance.
DOÑA INÈS,
À Caramanchel. N’est-ce pas un belle personne?
CARAMANCHEL
L’argent n’est pas plus beau, quoique pourtant je préfère votre beauté à la sienne.
DOÑA JUANA
Je meurs d’amour pour cette femme, et je veux lui parler.
CARAMANCHEL
Vous le pouvez bien.
DOÑA JUANA
Saluant doña Inès et ceux qui l’accompagnent. Je baise les mains de Vos Grâces et vous demande la permission pour un étranger de prendre place au milieu d’une si charmante réunion.
DOÑA CLARA
Elle le serait moins si vous y manquiez.
DOÑA INÈS
De quel pays est Vostre Grâce?
DOÑA JUANA
Je naquis à Valladolid.
DOÑA INÈS
Don Juan, faites place à ce gentilhomme.
DON JUAN
Je suis courtois envers lui, puisque je le place auprès de moi.
(A part.) J’éprouve un mouvement de jalousie.
DOÑA INÈS
À part Quelle tournure fine et élégante! quel joli visage!
DOÑA CLARA
À part Hélas! Regarde-t-il Inès? Oui! que je lui porte envie!
DOÑA INÈS
Vous êtes donc de Valladolid? Vous y connaissez peut-être un certain don Gil, votre compatriote, qui vient d’arriver à Madrid?
DOÑA JUANA
Don Gil de quoi?
DOÑA INÈS
Que sais-je? Peut-il y avoir deux don Gil dans l’univers?
DOÑA JUANA
Ce nom est-il donc si commun?
DOÑA INÈS
Qui croirait qu’un don pût accompagner un Gil?
CARAMANCHEL
C’est un nom honorable et que j’achèterais de mon argent. Sans cela...
DOÑA JUANA
Tais-toi, rustre!
CARAMANCHEL
Gil est mon maître; c’est la chanterelle et le bourdon de tout nom; il y en a mille qui finissent en Gil, et nous avons à Valladolid la porte de Teresa Gil.
DOÑA JUANA
Et moi, l’on m’appelle aussi don Gil, à votre service.
DOÑA JUANA
Si le nom que je signe ne vous plaît pas, je le changerai dès aujourd’hui. Je ne veux me nommer don Gil que si cela peut être de votre goût.
DON JUAN
Il importe peu à ces dames qu’on vous appelle Gil ou Bertrand. Vous êtes un jeune homme bien élevé et non un rustre.
DOÑA JUANA
Pardonnez-moi si je vous ai offensé, mais pour le bon plaisir d’une dame ....
DOÑA INÈS
Modérez-vous, don Juan!
DON JUAN
S’il se nomme don Gil, qu’est-ce qu’il veut dire?
DOÑA INÈS,
À part. C’est sans doute celui qui vient pour m’épouser. Il ne déplaît pas; sa figure est charmante.
DOÑA JUANA
Je regrette de vous avoir causé un déplaisir...
DON JUAN
Et moi à vous, si par hasard je me suis oublié.
DOÑA CLARA
Que la musique vous réconcilie!
(Tous se lèvent.)
DOÑA INÈS
À doña Juana. Allons seigneur, il faut danser.
DON JUAN
À part Ce don Gil me donne à penser; mais, quoi qu’il en soit, doña Inès sera à moi, et s’il y a rivalité ou altercation, arrive que pourra!
DOÑA INÈS
À don Juan Vous ne venez pas?
DON JUAN
Je ne danse point.
DOÑA INÈS
Et le seigneur don Gil?
DOÑA JUANA
Je ne veux pas chagriner ce gentilhomme.
DON JUAN
Ma mauvaise humeur est pasée. Dansez.
DOÑA INÈS
Dansez avec moi.
DON JUAN
À part Voilà où conduit la politesse!
DOÑA CLARA
À part Ce jeune homme est un ange. Je le suis comme son ombre. Je veux danser avec doña Inès.
DOÑA INÈS
À part J’aime vraiment ce don Gil; c’est un vrai bijou.
(Les dames dansent avec doña Juana.)
LES MUSICIENS
chantant: «La jeune enfant va au moulin de l’Amour pour moudre ses espérances; plaîse à Dieu qu’elle en revienne en paix. Sous la meule de la jalousie, l’Amour moud son grain; on en tamise la farine et on en fait du pain blanc. Ses pensées sont une rivière; les unes viennent, les autres vont; à peine a-t-elle touché ses rives, qu’elle entend ainsi chanter: «Les eaux bouillonnent quand elles voient passer ma bien-aimée; elles chantent, elles sautent, elles bouent, elles courent entre des coquilles de corail; les petits oiseaux désertent leurs nids, et sur les branches du myrte ils volent, ils se croisent, ils sautillent, ils becquètent la citronnelle et la fleur de l’oranger. Les boeufs du soupçon vont tarissant la rivière; là où il prend racine il y a peu d’espérances; et voyant que faute d’eau le moulin ne va plus, la belle enfant qui commence à aimer le supplie de cette façon: «Petit moulin, pourquoi ne mouds-tu pas? pourquoi les boeufs boivent-ils mon eau? Elle aperçoit l’Amour plein de farine qui moud la liberté des âmes qu’il tourmente, et elle lui chante ceci: Vous êtes meunier, Amour, et vous êtes un fâcheux! –Oui, je le suis, retire-toi, ou je t’enfarinerai.»
(On finit de danser.)
DOÑA INÈS
(Bas à doña Juana) Don Gil plein de gentillesse, à chaque tour et à chaque reprise mon coeur a fait mille bonds vers vous. Je sais que vous venez pour m’épouser. Pardonnez-moi si j’ai eu l’ingratitude de vous refuser avant de vous avoir vu: je suis folle de vous.
DOÑA CLARA
(À part) Ce don Gil m’a vraiment fait tourner la tête.
DOÑA JUANA
(Bas à doña Inès) Ce n’est pas seulement en paroles que je veux vous payer ce que je vous dois, mais ce jeune homme vous regarde et me lance des coups d’oeil soupçonneux. Je me retire.
DOÑA INÈS
Est-ce par jalousie?
DOÑA INÈS
Connaissez-vous notre maison?
DOÑA INÈS
Vous viendrez m’y faire visite, puisque vous êtes mon fiancé?
DOÑA JUANA
J’irai au moins cette nuit rôder auteur de votre logis.
DOÑA INÈS
Je veillerai toute cette nuit à la fenêtre.
DOÑA CLARA
À part. Il s’en va, hélas!
DOÑA INÈS
N’y manquez pas!
DOÑA JUANA
Je m’en garderai bien!
SCÉNE X
LES MÊMES, DON MARTIN, DON PEDRO.
DOÑA INÈS
Mon père chéri, don Gil n’est pas un home: c’est la grâce, l’esprit, la gentillesse, le bon goût que l‘amour garde dans son ciel. Je l’ai vu, je l’aime déjà; déjà je l’adore, et tout retard sera une souffrance pour mon coeur.
DON PEDRO
À don Martin Don Gil, quand mon Inès vous a-t-ell donc vu?
DON MARTIN
Si ce n’est en sortant de chez vous pour venir à ce jardin, je ne sais vraiment pas quand.
DON PEDRO
Il suffit. Ça été un miracle produit par votre gracieuse présence; vous avez bien fait vos affaires, approchez et présentez-lui vos compliments.
DON MARTIN
Señora, je ne sais où trouver des mérites, des actions, des paroles, pour remercier le sort qui me fait un si grand présent. Est-il possible que vous ayez pris cette bonne opinion de moi rien qu’en me voyant passer dans la rue? Est-il possible que vous acceptiez mes hommages, cher objet de mon amour? Donnez-moi...
DOÑA INÈS
Qu’est-ce donc? Êtes-vous fou? Moi, éprise de vous? Moi, votre femme? Quand vous ai-je jamais vu de ma vie? Conçoit-on une telle prétention?
DON PEDRO
(À part, à sa fille). Ma fille, vous perdez l’esprit!
DON MARTIN
Ciel! qu’est-ce que cela veut dire?
DON PEDRO
Ne disais-tu pas à l’instant que tu avais vu don Gil?
DON PEDRO
Ne louais-tu pas son bon air?
DOÑA INÈS
Je dis encore que c’est un ange.
DON PEDRO
N’offrais-tu pas de l’épouser?
DOÑA INÈS,
Avec impatience. Que concluez-vous de là? Vous me faites sortir de mon caractère!
DON PEDRO
Que don Gil est là, devant toi!
DON PEDRO
Celui-là même dont tu faisais l’éloge.
DON MARTIN
Je suis don Gil, chère Inès.
DON PEDRO
Sur ma vie, c’est lui-même.
DOÑA INÈS
Don Gil avec toute cette barbe? Le don Gil que j’aime est un petit bijou de don Gil!
DON PEDRO
Elle est sans doute devenue folle!
DON MARTIN
Valladolid est ma patrie.
DOÑA INÈS
Mon don Gil est aussi de cette ville.
DON MARTIN
Dans tout Valladolid, Inès de mon âme, il n’y a pas d’autre don Gil que moi.
DON PEDRO
Quel est son signalement? Regard.
DOÑA INÈS
Un visage pur comme de l’or, des paroles de sucre, des chauses vertes. Il sort d’ici tout à l’heure.
DON PEDRO
Il se nomme don Gil de quoi?
DOÑA INÈS
Je le nomme don Gil aux chausses vertes, et cela suffit.
DON PEDRO
Elle a perdu la tête! Qu’est-ce que cela veut dire, doña Clara?
DOÑA JUANA
Cela veut dire que j’aime don Gil!
DOÑA CLARA
Oui; et en rentrant à la maison je demanderai à mon père la permission de l’épouser.
DOÑA INÈS
Auparavant je te tuerai!
DON MARTIN
Y al-t-il vraiment un tel don Gil?
DON PEDRO
Tes caprices m’obligeront à...
DOÑA INÈS
Don Gil sera mon mari.
DON MARTIN
Je suis don Gil, mon Inès, et je serai le mari que vous cherchez.
DOÑA INÈS
J’ai dit don Gil aux chausses vertes.
DON PEDRO
Vit-on jamais un tel amour pour des chausses?
DON MARTIN
Je m’habille demain tout de vert; si cette couleur vous plaît tant.
DON PEDRO
(À sa fille) Viens, folle!
DOÑA INÈS
Ah! Don Gil de mon âme.