Anónimo, Arden of Faversham

La lamentable et vraie tragédie de M. Arden de Faversham





Texto utilizado para esta edición digital:
Arden de Feversham. Dans: Oeuvres complètes de W. Shakespeare. Traduït par François-Victor Hugo. Deuxième édition. Paris: Pagnerre, 1867, tome Les apocryphes, pp. 263-373.
Marcación digital para Artelope:
  • Ortíz Ramírez, Ainhoa (Artelope)

Elenco

PERSONNAGES

MAITRE ARDEN DE FEVERSHAM
MAITRE FRANCKLIN, son ami.
MOSBY, ancien ouvrier tailleur, amant de mistress Arden.
MICHEL, domestique de maitre Arden, - amoureux de Suzanne.
CLARKE, peintre à Feversham, autre amoureux de Suzanne.
MAITRE GREENE, habitant de Feversham.
DICK REED, marinier à Feversham.
BRADSHAW, orfévre à Feversham.
BLACKWILL, assassin.
SHAKEBAG, assassin.
ADAM FOWLE, hotelier de la Fleur de Lis.
LORD CHEINY
UN APPRENTI
UN BATELIER
UN MATELOT
LE MAIRE DE FEVERSHAM
LE GENS DU GUET
ALICE, femme de maitre Arden, maitresse de Mosby.
SUZANNE, soeur de Mosby, femme de chambre d’Alice.

SCÈNE I.

[Feversham. Chez maître Arden.]
Entrent ARDEN et FRANCKLIN.

FRANCKLIN.
‒ Arden, reprends courage et ne te laisse plus abattre. ‒ Mon gracieux lord, le duc de Somerset, ‒ t’a pleinement concédé, à toi et à tes héritiers, ‒ par lettres patentes de sa majesté, ‒ toutes les terres de l’abbaye de Feversham. ‒ Voici les actes scellés et signés de son nom et de celui du roi. ‒ Lis-les, et laisse là cette humeur mélancolique.

ARDEN.
‒ Francklin, ton affection soutient ma lourde existence. ‒ Sans toi, combien me serait odieuse cette vie ‒ qui ne m’offre rien que des tourments pour mon âme, ‒ et que de tristes objets qui offensent mes regards ! ‒ Je serais tenté de souhaiter qu’au lieu de ce voile céleste ‒ la terre pesât sur ma tête et me recouvrît. ‒ Des lettres d’amour ont été échangées entre Mosby et ma femme, ‒ et ils ont en ville des rendez-vous secrets. ‒ J’ai même aperçu au doigt de cet homme l’anneau ‒ qu’elle avait reçu du prêtre le jour de notre mariage. ‒ Est-il une douleur qui approche de celle-là ?

FRANCKLIN.
‒ Console-toi, doux ami. Il n’est pas étrange ‒ que les femmes soient fausses et capricieuses.

ARDEN.
‒ Oui, mais s’éprendre d’un homme comme lui, ‒ c’est monstrueux, Francklin, et intolérable !

FRANCKLIN.
‒ Mais qu’est-il donc ?

ARDEN.
Un ancien ravaudeur, rien de plus, ‒ qui, grâce à un vil courtage, ayant acquis quelque petit pécule, ‒ s’est insinué au service d’un noble seigneur, ‒ et, à force de flatteries serviles et de bassesses, ‒ est devenu l’intendant d’une grande maison ‒ où il se pavane superbement dans sa robe de soie.

FRANCKLIN.
‒ Pas un noble ne voudrait patronner un pareil manant.

ARDEN.
‒ Si fait, lord Clifford, qui ne m’aime point. ‒ Mais que Mosby ne soit pas trop orgueilleux d’une telle faveur ! ‒ Car, fût-il appuyé par le lord protecteur lui-même, ‒ il ne ferait pas de moi un objet de risée. ‒ Je suis par ma naissance un gentleman de qualité, ‒ et cet infâme ribaud qui essaie ‒ de violer la chasteté de ma chère femme, ‒ dont l’amour m’est aussi cher que le ciel, ‒ verra, sur le lit qu’il prétend polluer, ‒ ses membres dépecés et ses nerfs arrachés, ‒ tandis que sur le plancher palpitera son corps épuisé, ‒ souillé des torrents de son sang impudique.

FRANCKLIN.
‒ Aie, patience, cher ami, et apprends de moi ‒ à modérer ta douleur pour sauver l’honneur de ta femme. ‒ Parle-lui doucement : les bonnes paroles sont les meilleurs engins ‒ pour abattre les parois de marbre du sein d’une femme. ‒ En tout cas, ne sois pas trop jaloux, ‒ et ne mets pas en question son amour pour toi; ‒ mais affecte la sécurité, prends vite un cheval, ‒ et installe-toi chez moi à Londres pour quelque temps; ‒ car les femmes, dès qu’elles peuvent, ne veulent plus, ‒ mais, dès qu’on les contrait, elles deviennent vite rebelles.

ARDEN.
‒ Quoique cet expédient répugne à ma raison, j’en essaierai. ‒ Je vais l’appeler et prendre sur-le-champ congé d’elle. Hé ! Alice !

Entre ALICE.

ALICE.
‒ Mon mari, pourquoi êtes-vous debout de si bonne heure ? ‒ Les nuits d’été sont courtes, et pourtant vous vous levez avant le jour ! ‒ Si j’avais été éveillée, vous ne vous seriez pas levé si tôt.

ARDEN.
‒ Doux amour, tu le sais, tous deux, comme Ovide, ‒ nous avons souvent maugrée contre l’aurore, quand elle commençait à poindre; ‒ et souvent nous avons souhaité que les coursiers aveugles de la sombre nuit, ‒ la tirant par son manteau de pourpre, ‒ la rejetassent à ses amours dans l’Océan; ‒ mais cette nuit, chère Alice, tu m’as frappé au cœur; ‒ je t’ai entendue appeler Mosby dans ton sommeil.

ALICE.
‒ Je devais être endormie quand je l’ai nommé; ‒ car, quand je suis éveillée, il n’occupe point ma pensée.

ARDEN.
‒ Oui, mais vous avez tressailli, et, soudain, au lieu de lui, ‒ vous m’avez embrassé par le cou.

ALICE.
‒ Ai lieu de lui !... Mais qui était là, sinon vous ? ‒ Et quelle méprise pouvais-je faire en compagnie de vous seul ?

FRANCKLIN.
(à part) ‒ Arden, prends garde de la trop presser.

ARDEN.
‒ Au fait, amour, on ne doit pas ajouter foi à un rêve. ‒ Qu’il me suffise de savoir que tu m’aimes bien.

ALICE.
‒ Maintenant je me souviens d’où cela est venu : ‒ n’avons-nous pas parlé de Mosby, hier soir ?

FRANCKLIN.
‒ Mistress Alice, je vous l’ai entendu nommer une ou deux fois.

ALICE.
‒ C’est de là qu’est venu mon rêve; ne me blâme donc pas.

ARDEN.
‒ C’est juste, n’en parlons plus. ‒ Chère Alice, il faut que je parte pour Londres présentement.

ALICE.
‒ Mais, dites.moi, entendez-vous y rester longtemps ?

ARDEN.
‒ Jusqu’à ce que mes affaires soient finies, pas plus longtemps.

FRANCKLIN.
‒ Il y restera un mois, tout au plus.

ALICE.
‒ Un mois ! ciel ! cher Arden, reviens ‒ dans un jour ou deux, ou je meurs.

ARDEN.
‒ Je ne puis être longtemps éloigné de toi, gentille Alice. ‒ Tandis que Michel ira chercher les chevaux à la prairie, ‒ Francklin et moi, nous descendrons jusqu’au quai; ‒ car j’ai là des marchandises à débarquer. ‒ Pendant ce temps, prépare notre déjeuner, chère Alice; ‒ car avant midi, nous voulons monter à cheval et partir.

Sortent Arden et Francklin.

ALICE.
‒ Avant midi il entend monter à cheval et partir : ‒ voilà une douce nouvelle ! ‒ Oh ! si quelque esprit aérien, ‒ prenant la forme d’un cheval, pouvait ‒ galoper avec Arden à travers l’Océan ‒ et le jeter de sa croupe dans les vagues ! ‒ Le cher Mosby est l’homme à qui appartient mon cœur; ‒ Arden l’usurpe, ayant pour lui ceci seulement ‒ que je lui suis attachée par le mariage. ‒ L’amour est un dieu, et le mariage n’est qu’un mot; ‒ donc le titre de Mosby est le meilleur. ‒ Bah ! quoi qu’il arrive, il sera à moi, ‒ en dépit de mon mari, de l’hymen et de ses rites. Entre ADAM de la Fleur de Lis.
‒ Eh ! voici venir Adam de la Fleur de Lis. ‒ J’espère qu’il m’apporte des nouvelles de mon bien-aimé. ‒ Eh bien, Adam, quelles nouvelles ? ‒ N’aie pas peur; mon mari est maintenant hors de la maison.

ADAM.
‒ Celui que vous savez, mistress Alice, Mosby ‒ est venu à la ville et m’envoie vous dire ‒ que dans aucun cas vous ne devez lui rendre visite.

ALICE.
Je ne dois pas lui rendre visite !

ADAM.
‒ Non, ni tenir aucun compte de sa présence ici.

ALICE.
‒ Mais, dites-moi, est-il fâche, mécontent ?

ADAM.
‒ On le dirait, car il est prodigieusement triste.

ALICE.
‒ Fût-il aussi furieux qu’Hercule en démence, ‒ je le verrai. Oui, quand ta maison serait une maison de force, ‒ je la raserai de mes mains jusqu’au sol, ‒ si tu ne me donnes accès auprès de mon bien-aimé.

ADAM.
‒ Ah ! si vous vous impatientez ainsi, je m’en vais.

ALICE.
‒ Arrête, Adam ! Tu avais coutume d’être mon ami. ‒ Demande à Mosby comment j’ai encouru sa colère. ‒ Porte-lui de ma part cette paire de dés d’argent. ‒ Avec ces dés-là, nous avons bien souvent joué des baisers; ‒ quand je perdais, je gagnais, et lui aussi. ‒ Que Jupiter me fasse encore gagner et perdre ainsi !... ‒ Et dis-lui, si son amour n’a pas décliné, ‒ de venir ce matin devant ma porte ‒ et de me saluer là, comme un étranger. ‒ Cela, il peut le faire, sans suspicion no danger.

ADAM.
‒ Je lui répéterai ce que vous dites, et sur ce, adieu.

ALICE.
‒ Fais-le, et un jour je te récompenserai de tous tes services. Sort Adam.
‒ Je sais qu’il m’aime, mais il n’ose pas venir, ‒ parce que mon mari est si jaloux; ‒ et puis tous ces voisins indiscrets qui bavardent ‒ empêchent nos entrevues quand nous voudrions conférer ensemble. ‒ Mais, si je vis, cet obstacle-là sera écarté. ‒ Et toi, Mosby, qui viens me voir à la dérobée, ‒ tu n’auras plus à craindre les propos mordants des hommes, ‒ ni les regards d’Arden; lui, il mourra aussi sûrement ‒ que je l’abhorre et que je t’aime seul. Entre MICHEL.
‒ Eh bien, Michel, où allez-vous ?

MICHEL.
Chercher le bidet de mon maître. ‒ J’espère que vous penserez à moi.

ALICE.
‒ Oui, mais Michel, veillez à tenir votre serment, ‒ et soyez aussi discret que résolu.

MICHEL.
‒ Je ferai en sorte qu’il ne vive pas plus d’une semaine.

ALICE.
‒ A cette condition, Michel, voici ma main. ‒ Nul autre que toi-même n’aura la sœur de Mosby.

MICHEL.
‒ A ce que j’ai ouï dire, le peintre d’à côté ‒ a prétendu qu’il était sûr d’avoir Suzon.

ALICE.
‒ Il n’y a là rien de vrai, Michel. N’en crois rien.

MICHEL.
‒ Mais il lui a envoyé un cœur percé d’un poignard, ‒ avec un vers ou deux volés à quelque tapisserie, ‒ et la fillette, m’a-t-on dit, garde la chose dans son sein. ‒ Au fait, qu’elle la garde ! Je trouverai un compagnon ‒ qui sait lire et écrire, et rimer aussi, ‒ et, dès que je l’aurai trouvé, eh bien, je ne dis que ça, ‒ j’enverrai de Londres une lettre assez gaillarde ‒ pour manger le cœur du peintre à la croque au sel ‒ et lui flanquer son poignard à la tête.

ALICE.
‒ A quoi bon tout cela ? Je dis que Suzanne est à toi.

MICHEL.
‒ Eh bien, alors, je dis que je tuerai mon maître, ‒ ou n’importe qui vous voudrez.

ALICE.
‒ Mais, Michel, aie soin de faire la chose habilement.

MICHEL.
‒ Bah ! quand je serais pris, jamais je n’avouerai ‒ que vous en ayez rien su, et Suzanne, étant vierge, ‒ pourra aisément obtenir ma grâce et me sauver de la hart.

ALICE.
‒ Ne te fie pas à ça, Michel.

MICHEL.
‒ Vous ne pourriez pas m’affirmer que je n’ai jamais vu pareille chose. ‒ Mais, madame, dites-le lui, que je vive ou que je meure, ‒ je la ferai plus cossue que ne le pourraient vingt peintres réunis; ‒ car je me débarrasserai de mon frère aîné, ‒ et alors la ferme de Bocton est à moi. ‒ Qui donc ne risquerait pas quelque chose pour une maison et une terre, ‒ quand il peut les avoir par un bon coup de main ?

Entre MOSBY.

ALICE.
‒ Voilà Mosby. Michel, retire-toi, ‒ et que ni lui ni personne ne se doute de tes projets. Sort Michel.
‒ Mosby ! Mon amour !

MOSBY.
Laissez-moi, vous dis-je, et ne me parlez plus désormais.

ALICE.
‒ Un mot ou deux, cher cœur, et puis je me tairai. ‒ Il est encore de très-bonne heure, tu n’as rien à craindre.

MOSBY.
‒ Où est votre mari ?

ALICE.
‒ C’est maintenant marée haute, et il est sur le quai.

MOSBY.
‒ Qu’il y soit, n’importe. A l’avenir ne me connaissez plus.

ALICE.
‒ Est-ce là la fin de tous tes serments solennels ? ‒ Est-ce là le fruit dont notre réconciliation était la fleur ? ‒ T’ai-je accordé tant de faveurs, ‒ ai-je encouru la haine de mon mari, ai-je, hélas ! ‒ consommé dans tes bras le naufrage de mon honneur ‒ pour que tu me dises : à l’avenir ne me connaissez plus ? ‒ Souviens-toi, quand je te tenais dans mon boudoir, ‒ quelles étaient tes paroles et les miennes : n’avons-nous pas tous deux ‒ résolu de tuer Arden dans la nuit ? ‒ Le ciel peut en témoigner, le monde peut l’affirmer, ‒avant que j’eusse vu ta face décevante, ‒ avant que j’eusse été circonvenue par tes propos séducteurs, ‒ Arden m’était plus cher que mon âme… ‒ et il le sera toujours !... Vil manant, va-t’en, ‒ et ne te vante pas de m’avoir conquise. ‒ Tu ne m’as gagnée que par un noir sortilége. ‒ Car quels sont tes titres à être aimé de moi ‒ qui suis descendue d’une noble maison ‒ et déjà unie à un gentleman ‒ dont tu pourrais être le valet ?... Sur ce, adieu.

MOSBY.
‒ Ingrate, impitoyable Alice ! je le vois maintenant, ‒ ce que j’ai toujours craint n’est que trop réel : ‒ l’amour d’une femme est comme le feu de la foudre ‒ qui se consume en éclatant. ‒ J’ai affecté la froideur pour éprouver ta constance. ‒ Je voudrais n’avoir pas tenté cette épreuve, et vivre encore dans l’illusion.

ALICE.
‒ Qu’avais-tu besoin de m’éprouver, moi que tu n’as jamais trouvée fausse ?

MOSBY.
‒ Eh bien, pardonne-moi; car l’amour est jaloux.

ALICE.
‒ Ainsi, le nautonnier écoute le chant de la sirène ! ‒ Ainsi le voyageur contemple le basilic ! ‒ Je consens à me réconcilier, ‒ mais je sais que ce sera ma ruine.

MOSBY.
‒ Ta ruine ! Qu’auparavant le monde soit anéanti !

ALICE.
‒ Ah ! Mosby, laisse-moi toujours jouir de ton amour, ‒ et, advienne que pourra, je suis résolue à tout. ‒ Mon mari économe amasse des sacs d’or ‒ pour rendre nos enfants riches; à présent il est ‒ allé décharger des denrées qui seront à toi; ‒ et aussitôt lui et Francklin partiront pour Londres.

MOSBY.
‒ Pour Londres ! Alice, si tu veux te laisser guider par moi, ‒ nous le dépêcherons d’une infaillible manière.

ALICE.
‒ Ah ! que je le voudrais !

MOSBY.
‒ J’ai rencontré hier soir un peintre ‒ d’une adresse unique dans toute la chrétienté; ‒ car il sait mélanger du poison avec ses couleurs, ‒ de telle sorte que quiconque fixe les yeux sur son ouvrage ‒ doit avec les rayons mêmes de la vision ‒ aspirer le venin et se tuer. ‒ Chère Alice, il fera ton portrait ‒ pour qu’Arden meure en le contemplant.

ALICE.
‒ Oui, mais, Mosby, cela est dangereux; ‒ car il y aurait risque de mort pour toi, pour moi ‒ ou pour tout autre qui entrerait dans la chambre où le portrait serait pendu.

MOSBY.
‒ C’est juste, mais nous le couvrirons d’un drap, ‒ et nous le pendrons dans le cabinet d’Arden à portée de lui seul.

ALICE.
‒ Impossible, car, dès que le tableau sera là, ‒ je suis sûre qu’Arden viendra me le montrer.

MOSBY.
‒ Ne crains rien. Nous arrangerons la chose à souhait. ‒ Voilà le logis du peintre; je vais l’appeler.

ALICE.
‒ Mais, Mosby, je ne veux pas d’une pareille peinture, moi !

MOSBY.
‒ Je t’en prie, laisse tout à ma discrétion… Appelant par une fenêtre.
Holà, Clarke ! Entre CLARKE.
‒ Oh ! vous êtes un homme de parole ! vous m’avez montré de l’empressement.

CLARKE.
‒ Eh bien, monsieur, j’en agirai toujours ainsi envers vous, ‒ pourvu que, suivant la parole par vous donnée, ‒ je puisse épouser Suzanne Mosby. ‒ De même que les poëtes de génie, dont le vers harmonieux ‒ force les dieux à suspendre leur rasade de nectar ‒ et à prêter l’oreille au bruit infime de la terre, ‒ sont les très-humbles fiancés de leur muse sacrée, ‒ de même nous ayons un amour. Car l’amour est la muse du peintre, ‒ la muse qui lui fait représenter une physionomie parlante ‒ et des yeux en larmes attestant la douleur du cœur. ‒ Ainsi, dites-moi, maître Mosby, aurai-je Suzanne ?

ALICE.
‒ Ce serait dommage qu’il ne l’eût pas; il la traitera bien.

MOSBY.
‒ Clarke, voici ma main. Ma sœur sera à toi.

CLARKE.
‒ Eh bien, frère, en récompense de cette courtoisie, ‒ je veux que vous disposiez de ma vie, de mon savoir, de tout mon bien.

ALICE, à Clarke.
‒ Ah ! si vous étiez discret !

MOSBY, à Alice.
‒ Ne craignez rien, laissez faire; je lui ai parlé suffisamment.

CLARKE, à Alice.
‒ Vous ne me connaissez pas pour m’adresser pareille question. ‒ Que ceci suffise : je sais que vous l’aimez beaucoup ‒ et que vous voudriez bien être débarrassée de votre mari; ‒ en quoi, sur ma parole, vous montrez une âme noble, ‒ vous qui, plutôt que de vivre avec celui qui vous baissez, ‒ préférez risquer votre vie et mourir avec celui que vous aimez. ‒ J’en ferais autant pour ma Suzanne.

ALICE.
‒ Pour me forcer à une pareille action, il fallait ‒ mon amour pour Mosby… Si je pouvais ‒ te posseder sans obstacle, Arden ne mourrait pas; ‒ mais, puisque je ne le puis, qu’il meure !

MOSBY.
‒ Assez, chère Alice, tes affectueuses paroles m’attendrissent… A Clarke.
‒ Nous n’aimons pas votre stratagème de peinture empoisonné : ‒ un autre poison serait bien préférable.

ALICE.
‒ Oui, par exemple, un poison qu’on mettrait dans sa soupe ‒ et qui au goût ne se distinguerait pas.

CLARKE.
‒ Je sais ce que vous voulez, et j’ai ici votre affaire. ‒ Mettez un grain de ceci dans sa boisson ‒ ou dans la soupe, quelle, qu’elle soit, qu’il doit manger, ‒ et il mourra en moins d’une heure.

ALICE.
‒ Foi de femme de qualité, Clarke, ‒ toi et Suzanne vous serez mariés le lendemain.

MOSBY.
‒ Et je la doterai mieux que je ne puis dire, Clarke.

CLARKE.
‒ Voilà votre mari ! Mosby, je pars.

Il sort.
Entrent ARDEN et FRANCKLIN.

ALICE.
‒ Juste à temps ! voilà mon mari… ‒ Maître Mosby, adressez-lui vous-même la question.

MOSBY.
‒ Maître Arden, hier soir, comme j’étais à Londres, ‒ les terres abbatiales, que vous possédez aujourd’hui, ‒ m’ont été offertes à certains conditions ‒ par Green, un des hommes de sir Antony Ager. ‒ Dites-moi, je vous prie, monsieur, ces terres ne sont-elles pas votre propriété ? ‒ Un autre a-t-il quelque droit sur elles ?

ARDEN.
‒ Mosby, nous résoudrons cette question tout à l’heure. ‒ Alice, préparez mon déjeuner, il faut que je parte. Sort Alice.
‒ Pour ces terres, Mosby, elles sont à moi ‒ par lettres patentes de sa majesté. ‒ Mais il faut que j’aie un mandat pour ma femme. ‒ On dit que vous cherchez à me ravir son amour… ‒ Misérable, que fais-tu dans sa société ? ‒ Ce n’est pas la compagne qui convient à un si vil coquin.

MOSBY.
‒ Arden, je ne songeais pas à elle, je venais pour toi; ‒ mais, plutôt que d’empocher cette insulte…

FRANCKLIN.
‒ Que prétendez-vous, monsieur ?

MOSBY.
Je châtierai le plus hardi de vous deux.

Il va pour tirer son épée. Arden la lui enlève.

ARDEN.
‒ Allons, drôle ! vous ne pouvez pas porter une épée; ‒ les statuts l’interdisent aux artisans; ‒ cela, je vous le garantis… Maintenant usez de votre poinçon, ‒ de votre aiguille espagnole, de votre fer à repasser. ‒ Car cette épée restera dans mes mains. Et faites bien attention à mes paroles, ‒ mon petit ravauder, c’est à vous que je m’adresse, ‒ la prochaine fois que je te surprends près de ma maison, ‒ au lieu de jambes, je te ferai ramper sur des moignons !

MOSBY.
‒ Ah ! maître Arden, vous m’avez outragé ! ‒ J’en appelle à Dieu et au monde entier.

FRANCKLIN.
‒ Bah ! peux-tu nier que tu aies été ravauder ?

MOSBY.
‒ Mesurez-moi à ce que je suis, non à ce que j’ai été.

ARDEN.
‒ Eh ! qu’es-tu à présent sinon un goujat vêtu de velours, ‒ un intendant fripon, un ignoble manant ?

MOSBY.
Arden, maintenant que tu as vomi ‒ la venimeuse rancune de ton cœur gonflé de fiel, ‒ laisse-moi parler. Aussi vrai que je désire vivre ‒ au ciel avec Dieu et ses saints d’élection, je n’ai jamais eu l’intention de la séduire, ‒ et cela, elle le sait bien, et tout le monde le verra ! ‒ Je l’ai aimée autrefois, bon Arden, pardonne-moi; ‒ je n’ai pu m’en défendre, sa beauté avait enflammé mon cœur, ‒ mais le temps a éteint ce brasier dévorant; ‒ et, si aujourd’hui je fréquente ta maison, Arden, ‒ c’est pour voir ma sœur, sa femme de chambre, ‒ et non pas elle. Puisses-tu la posséder longtemps ! ‒ Que le feu de l’enfer et une formidable vengeance tombent sur moi, ‒ si je la déshonore ou je te fais injure !

ARDEN.
‒ Mosby, tes protestations ‒ ont apaisé la haine mortelle de mon cœur, ‒ et toi et moi nous serons bons amis, si tu justifies tes paroles. ‒ Quant aux épithètes humiliantes que je viens de t’adresser, ‒ oublie-les, Mosby. J’avais bien sujet de parler, ‒ quand tous les cavaliers et tous les gentilshommes de Kent ‒ jasent communément à table sur elle et toi.

MOSBY.
‒ Qui, dans cette vie, n’est pas atteint par les langues calomnieuses ?

FRANCKLIN.
‒ En ce cas, Mosby, pour ne pas donner prise aux propos des hommes ‒ dans un monde où l’honneur dépend entièrement de l’opinion publique, ‒ évite désormais cette maison.

ARDEN.
‒ Qu’il l’évite ! non, qu’au contraire il la fréquente davantage. ‒ Le monde verra que je ne me défie pas de ma femme. ‒ Le congédier brusquement de chez moi, ‒ ce serait confirmer la rumeur qui s’est répandue.

MOSBY.
‒ Sur ma foi, monsieur, vous dites vrai, ‒ et par conséquent je séjournerai ici provisoirement, ‒ jusqu’à ce que nos ennemis aient jasé tout à leur aise. ‒ Et alors j’espère qu’ils cesseront et qu’ils reconnaîtront enfin ‒ combien étaient peu justifiées leurs calomnies contre elle et moi.

ARDEN.
‒ Et moi, je resterai à Londres tout ce temps, ‒ pour leur faire voir combien peu je me soucie de leurs paroles.

Entre ALICE.

ALICE.
‒ Asseyez-vous, mon mari, votre déjeuner va être froid.

ARDEN.
‒ Allons, maître Mosby, voulez-vous être des nôtres ?

MOSBY.
‒ Je ne puis manger, mais je m’asseoirai pour vous tenir compagnie.

ARDEN.
‒ Coquin de Michel, veille à ce que nos chevaux soient prêts.

ALICE.
‒ Pourquoi vous arrêtez-vous, mon mari, porquoi ne mangez-vous pas ?

ARDEN.
‒ Je ne me sens pas bien. Il y a quelque chose de malsain ‒ dans cette soupe. Est-ce toi qui l’as faite, Alice ?

ALICE.
‒ Oui, et voilà pourquoi vous ne l’aimez pas ! Elle jette la soupe par terre.
‒ Je ne puis rien faire qui soit à votre goût ! ‒ Vous feriez mieux de dire que je vous ai empoisonné ! ‒ Je ne puis dire un mot ni jeter un regard de côté, ‒ qu’il ne s’imagine que j’ai agi de travers. Montrant Mosby.
‒ Voilà celui que vous m’avez si souvent jeté à la tête. ‒ Maintenant je veux être convaincue ou me justifier tout à fait. ‒ Je te somme de parler à cet homme défiant, ‒ toi, Mosby, toi, Mosby, toi qui voudrais me voir pendre. ‒ Quelle faveur as-tu jamais obtenu au-delà d’un baiser ‒ à ton arrivée ou à ton départ de la ville ?

MOSBY.
‒ Vous vous faites tort à vous-même comme à moi, en émettant ces doutes : ‒ votre aimable mari n’est pas jaloux.

ARDEN.
‒ Eh ! ma chère dame Alice, ne puis-je être malade ‒ sans que vous vous accusiez vous-même ? ‒ Francklin, tu as une boîte de mithridate; ‒ j’en prendrai un peu à tout événement.

FRANCKLIN.
‒ Faites, et montons immédiatement à cheval. ‒ Je gage ma vie contre la vôtre que vous allez vous remettre.

ALICE.
‒ Donne-moi une cuiller. Je vais en manger moi-même. Je voudrais qu’elle fût pleine de poison jusqu’au bord. ‒ Alors mes soucis et mes chagrins auraient une fin. ‒ Une faible femme fut-elle jamais aussi tourmentée ?

ARDEN.
‒ De la patience, cher amour ! Je ne me méfie pas de toi.

ALICE.
‒ Dieu t’en punira, Arden, si tu le fais. ‒ Car jamais femme n’a aimé son mari plus que je ne t’aime.

ARDEN.
‒ Je le sais, chère Alice, cesse de te plaindre, ‒ de peur que je ne te réplique par des larmes.

FRANCKLIN.
‒ Allons, laissez là ce badinage, et partons.

ALICE.
‒ Ne me blessez pas avec ce mot amer : départ ! ‒ Arden ira à Londres dans mes bras.

ARDEN.
‒ Il m’en coûte de partir, mais il le faut.

ALICE.
‒ Veux-tu donc aller à Londres et me laisser ici ? ‒ Ah ! si tu m’aimes, doux Arden, reste… ‒ Pourtant, si l’affaire est d’une grande importance, ‒ fais comme tu veux, pars. Je supporterai ton absence comme je pourrai. ‒ Mais écris-moi de Londres toutes les semaines, ‒ non, tous les jours, et n’y reste pas plus longtemps ‒ qu’il n’est absolument nécessaire. J’en mourrais de chagrin.

ARDEN.
‒ Je t’écrirai tous les deux jours, ‒ et sur ce, adieu, chère Alice, au revoir !

ALICE.
‒ Adieu, mon mari, puisque vous le voulez. ‒ Et vous, maître Francklin, vous qui l’emmenez, ‒ dans l’espoir que vous le ramènerez vite, je vous donne ceci.

Elle embrasse Francklin.

FRANCKLIN.
‒ S’il reste, ce ne sera pas ma faute. ‒ Mosby, adieu, et veillez à tenir votre serment.

MOSBY.
‒ J’espère qu’il n’est pas jaloux de moi, maintenant.

ARDEN.
‒ Non, Mosby, non; considérez-moi désormais ‒ comme votre meilleur ami, et sur ce, adieu.

Sortent Arden, Francklin et Michel.

ALICE.
‒ Je suis bien aise qu’il soit parti; il a été sur le point de rester. ‒ Mais avez-vous remarque comme je m’en suis tirée ?

MOSBY.
‒ Oui, Alice, et c’était habilement joué. ‒ Mais quel drôle que ce peintre, ce Clarke !

ALICE.
‒ Voilà-t-il pas un beau poison qu’il nous a donné là ! ‒ Eh ! mais Arden se porte aussi bien à présent qu’auparavant. ‒ Il aurait fallu quelque fine mixture ‒ qui eût donné au bouillon un goût délicat. ‒ Cette poudre était trop grossière et trop répulsive.

MOSBY.
‒ N’importe. S’il en avait pris trois cuillerées de plus, ‒ il était mort, et nos amours continuaient.

ALICE.
‒ Et elles continueront, Mosby, quoiqu’il soit vivant.

MOSBY.
‒ C’est impossible; j’ai juré ‒ de ne plus te solliciter désormais ‒ et, tant qu’il vivra, de ne plus t’importuner.

ALICE.
‒ Il n’en est pas besoin, c’est moi qui t’importunerai. ‒ Quoi ! est-ce qu’un serment te fera renoncer à mon amour ? ‒ Comme si moi-même je n’en avais pas juré tout autant, ‒ en lui donnant ma main à l’église. ‒ Bah ! Mosby, les serments sont des mots, et les mots sont du vent, ‒ et le vent est changeant. D’où je conclus ‒ que c’est une puérilité de s’arrêter à un serment.

MOSBY.
‒ Bien raisonné, mistress Alice, mais, avec votre permission, ‒ je veux tenir le mien tant qu’il vivra.

ALICE.
‒ Oui, fais-le, et scrupuleusement : il n’a pas longtemps à vivre; ‒ car, si tu es aussi résolu que moi, ‒ nous le ferons assassiner quand il marchera dans les rues. ‒ A Londres, il y a dans bien des cabarets des bandits ‒ qui, m’a-t-on dit, assassinent les gens pour de l’or; ‒ on les soudoiera largement pour lui régler son compte.

Entre GREENE.

MOSBY.
‒ Alice, quel est celui qui vient là ? le connais-tu ?

ALICE.
‒ Retire-toi, Mosby. C’est quelqu’un, je présume, qui vient justement ‒ pour mettre à exécution notre projet.

Sort Mosby.

GREENE.
‒ Mistress Arden, heureuse rencontre ! ‒ Je suis fâché que votre mari soit absent, ‒ ayant fait le voyage pour le voir; ‒ mais ma peine n’est pas entièrement perdue; ‒ car je suppose que vous pouvez me renseigner pleinement ‒ et résoudre nettement la question qui m’occupe.

ALICE.
‒ De quoi s’agit-il, maître Greene ? Si cela m’est possible, ‒ et si je le puis sans inconvénient, je vous répondrai.

GREENE.
‒ J’ai ouï dire que votre mari a récemment obtenu, ‒ par lettres patentes du roi, ‒ la concession générale de toutes les terres ‒ de l’abbaye de Feversham, en sorte que toutes les concessions antérieures ‒ sont annulées. Comme moi-même j’en avais une, ‒ mon titre serait par là mis à néant. ‒ Voilà tout, mistress Arden; est-ce vrai ou non ?

ALICE.
‒ C’est vrai, maître Greene, les terres sont désormais en sa possession; ‒ et tous les baux qui existaient auparavant ‒ sont nuls pour tout le temps que vivra maître Arden. ‒ Il a la concession sous le sceau de la chancellerie.

GREENE.
‒ Pardonnez-moi, mistress Arden, il faut que je parle, ‒ car je suis lésé ! Votre mari me fait tort, ‒ en m’extorquant le petit bien que j’ai. ‒ Cette terre est ma vie, c’est tout ‒ ce qui me reste de ma fortune. ‒ Maître Arden a au cœur un désir infini d’acquérir; ‒ il est avide, affamé incessamment de bénéfice; ‒ et peu lui importe que les jeunes gens mendient, ‒ pourvu qu’il puisse grappiller et enfouir de l’or dans sa sacoche. ‒ Eh bien, puisqu’il m’a pris mes terres, le souci que j’ai de la vie ‒ est aussi mince qu’est grand le souci qu’il a de s’enrichir. ‒ Dites-lui cela de ma part. Je me vengerai, ‒ et de manière à lui faire souhaiter que les terres de l’abbaye ‒ fussent restées toujours dans les mêmes mains.

ALICE.
‒ Hélas ! pauvre monsieur ! je vous plains. ‒ Loin de moi le désir de voir ruiner qui que ce soit ! ‒ Dieu sait que ce n’est pas ma faute. Mais il n’est point étonnant ‒ qu’il soit dur envers les autres, quand il l’est en vers moi. ‒ Ah ! maître Greene, Dieu sait comme je suis traitée !

GREENE.
Eh quoi ! mistress Arden, se peut-il que le méchant ladre ‒ vous traite mal ! N’a-t-il pas d’égard pour votre naissance, ‒ pour vos honorables parents, pour ce que vous lui avez apporté ? ‒ Mais tout le Kent connaît votre famille et ce que vous êtes.

ALICE.
‒ Ah ! maître Greene, soit dit entre nous, ‒ je n’ai jamais passé une bonne journée, seule avec lui : ‒ quand il est à la maison, je n’ai de lui que des regards maussades, ‒ des paroles dures, et des coups par-dessus le marché; ‒ et, quoique je suffise à satisfaire un si bon mari, ‒ il entretient des gourgandines dans tous les coins, ‒ et, quand il est fatigué des drôlesses du pays, ‒ il galope vite à Londres, et là, sur ma parole, ‒ il se débauche avec de sales créatures ‒ qui lui conseillent de se défaire de sa femme. ‒ Ainsi je vis dans une inquiétude, ‒ dans une douleur continuelle, désespérant de tout redressement, ‒ au point de souhaiter chaque jour ‒ ou sa fin ou la mienne.

GREENE.
‒ Croyez-moi, mistress Alice, je suis désolé ‒ qu’une si belle personne soit ainsi maltraitée. ‒ Qui aurait pu croire si brutal ce cavalier courtois ? ‒ Il a l’air si doux ! Fi de lui, le rustre ! ‒ S’il vit encore un jour, il aura vécu trop longtemps; ‒ mais du courage, madame ! Je serai l’homme ‒ qui vous affranchira de tous ces tourments. ‒ Si le ladre conteste mon titre ‒ et ne veut pas me rendre ma ferme, ‒ je lui réglerai son compte, quoi qu’il m’en advienne.

ALICE.
‒ Mais parlez-vous comme vous pensez ?

GREENE.
‒ Oui, Dieu m’en soit témoin, j’entends n’y pas aller de main morte, ‒ car j’aimerais mieux périr que de perdre ma terre.

ALICE.
‒ Eh bien, maître Greene, suivez mon conseil. ‒ Ne vous exposez pas pour un pareil misérable. ‒ Mais soudoyez quelques coupe-jarrets pour couper court à son existence. ‒ Voici dix livres pour les engager à l’affaire; ‒ quand il sera mort, vous en aurez vingt de plus, ‒ et les terres dont mon mari est possesseur ‒ seront rendues à leur ancien maître.

GREENE.
‒ Tiendrez-vous votre promesse à mon égard ?

ALICE.
‒ Autrement, tenez-moi pour fausse et parjure, tant que je vivrai.

GREENE.
‒ Eh bien, voici ma main. Je vais le faire ainsi expédier; ‒ je pars de ce pas pour Londres, j’y arrive au galop, ‒ et je n’aurai pas de repos que je n’aie réussi. ‒ Jusque-là, adieu.

ALICE.
‒ Que la bonne fortune seconde toutes vos pensées hardies. ‒ Et quant à celui qui tentera la chose, ‒ je lui souhaite une main heureuse; et sur ce, adieu. Sort Greene.
‒ Tout va bien. Mosby, il me tarde de te voir ‒ pour te faire connaître tout ce que j’ai manigancé.

Entrent MOSBY et CLARKE.

MOSBY.
‒ Eh bien, Alice, quelles sont les nouvelles ?

ALICE.
‒ Des nouvelles qui te rendront bien content, cher cœur.

MOSBY.
‒ Ajournons-les pour un moment, et dites-moi, Alice, ‒ ce que vous avez arrangé et décidé avec ma sœur. ‒ Prendra-t-elle, ou non, mon voisin Clarke ?

ALICE.
‒ Ah ! maître Mosby ! laissez-le faire sa cœur lui-même. ‒ Croyez-vous que les filles ne tiennent pas aux doux propos ? ‒ Allez la trouver, Clarke, elle est toute seule en haut. ‒ Michel, mon domestique, n’est plus du tout dans ses papiers.

CLARKE.
‒ Je vous rends grâces, mistress Arden; je vais monter; ‒ et, si la belle Suzanne et moi nous parvenons à nous entendre, ‒ vous pourrez faire de moi ce que vous voudrez ‒ et disposer absolument de mon bien et de ma vie.

Il sort.

MOSBY.
‒ Maintenant, Alice, écoutons tes nouvelles.

ALICE.
‒ Elles sont si bonnes qu’il faut que j’en rie de joie, ‒ avant de pouvoir commencer mon récit.

MOSBY.
‒ Apprends-les-moi donc, que je puisse rire de concert.

ALICE.
‒ Ce matin, maître Greene, tu sais, Richard Greene, ‒ à qui mon mari a enlevé les terres de l’abbaye, ‒ est venu ici tout maugréant, pour savoir si vraiment ‒ mon mari a eu la concession de ces terres. ‒ Je lui ai tout dit; sur quoi il s’est emporté net, ‒ et a juré qu’il réclamerait ses biens de ce ladre, ‒ et que, s’il les lui contestait, ‒ il le poignarderait, quoi qu’il pût lui arriver à lui-même. ‒ Quand j’ai vu sa colère s’échauffer ainsi, ‒ j’ai surexcité le cher homme par mes paroles, ‒ et enfin, Mosby, nous en sommes venus ‒ à composition pour la mort de mon mari. ‒ Je lui ai donné dix livres pour soudoyer les coquins ‒ qui devront par quelque guet-apens faire disparaître le ladre. ‒ Lui mort, Greene doit avoir vingt livres de plus ‒ et rentrer en possession de ses terres. ‒ Voilà ce dont nous sommes convenus, et il est immédiatement parti pour ‒ Londres, afin de consommer le meurtre.

MOSBY.
‒ Et vous appelez ça de bonnes nouvelles ?

ALICE.
Oui, cher cœur; n’ai-je pas raison ?

MOSBY.
‒ Ce serait une réjouissante nouvelle d’apprendre que le ladre est mort. ‒ Mais, croyez-moi, Alice, je trouve extrêmement mauvais ‒ que vous soyez assez étourdie ‒ pour faire part de nos affaires au premier maroufle venu. ‒ Quoi ! révéler nos projets à tous les étrangers, ‒ spécialement dans un cas de meurtre ! Mais c’est justement le moyen ‒ de faire tout savoir à Arden lui-même, ‒ et de provoquer à la fois ta ruine et la mienne. ‒ Être averti, c’est être armé. Qui menace son ennemi ‒ lui prête une épée pour se mettre en garde.

ALICE.
‒ J’ai fait pour le mieux.

MOSBY.
‒ Eh bien, puisque c’est fait, prenons-en gaîment notre parti. ‒ Tu connais ce Greene. N’est-il pas religieux ? ‒ C’est, je crois, un homme d’une grande dévotion.

ALICE.
‒ Oui.

MOSBY.
‒ Eh bien, chère Alice, ne te mets pas en peine. J’ai un expédient ‒ pour réparer tout le dommage.

Entre CLARKE et SUZANNE.

ALICE.
‒ Eh bien, Clarke, vous ai-je trompé ? ‒ N’ai-je pas plaidé vigoureusement pour vous ?

CLARKE.
‒ En effet.

MOSBY.
Et alors, y aura-t-il un mariage ?

CLARKE.
‒ Un mariage ? Oui, ma foi, monsieur. La journée est à moi. ‒ Le peintre peint la réalité sur le vif; ‒ son pinceau ne met pas d’ombre sur son amour : ‒ Suzanne est à moi.

ALICE.
‒ Vous la faites rougir.

MOSBY.
‒ Eh bien, sœur, est-il arrêté que Clarke sera l’homme ?

SUZANNE.
‒ Cela dépend de votre décision. Quelques paroles ont été échangées, ‒ et peut-être irons-nous jusqu’au mariage, ‒ si vous voulez qu’il en soit ainsi.

MOSBY.
‒ Ah ! maître Clarke, cela dépend de ma décision. ‒ Vous voyez, ma sœur est encore à ma disposition. ‒ Or, si vous m’accordez une chose que je vais vous demander, ‒ je consens à ce que ma sœur soit à vous.

CLARKE.
‒ De quoi s’agit-il, maître Mosby ?

MOSBY.
‒ Une fois, je me souviens, dans un entretien secret, ‒ vous m’avez dit pouvoir composer par votre art ‒ un crucifix empoisonné, ‒ capable de rendre aveugle quiconque l’apercevrait seulement ‒ et de suffoquer, avant peu, par ses émanations venimeuses, ‒ quiconque le considérerait attentivement. ‒ Je voudrais que vous me fissiez un crucifix de ce genre, ‒ et alors, je vous accorderai ma sœur.

CLARKE.
‒ Quelle que soit ma répugnance (car il y va de la vie), ‒ plutôt que de perdre l’amour de cette chère Suzanne, ‒ je ferai la chose, et avec toute la rapidité possible. ‒ Mais, pour qui est-ce ?

ALICE.
‒ C’est notre affaire. Mais, Clarke, comment vous est-il possible ‒ de dessiner et de peindre vous-même ‒ avec des couleurs malfaisantes et empoisonnées, ‒ sans en ressentir vous-même aucun préjudice ?

MOSBY.
Bonne question, Alice. ‒ Clarke, comment répondez-vous à cela ?

CLARKE.
‒ Bien aisément. Je vais vous dire tout de suite ‒ comme j’emploie ces drogues empoisonnées; ‒ je fixe mes besicles si hermétiquement ‒ que rien ne peut plus blesser ma vue; ‒ puis je me bouche le nez avec une feuille ‒ de rhubarbe pour combattre les émanations, ‒ et je peins aussi tranquillement que s’il s’agissait d’un autre ouvrage.

MOSBY.
‒ C’est fort bien. Mais quand aurai-je la chose ?

CLARKE.
‒ D’ici à dix jours.

MOSBY.
Ça suffira. ‒ Maintenant, Alice, allons voir quelle chère vous nous avez préparée. ‒ A présent que maître Arden est absent, j’espère ‒ que vous me permettrez de jouer le rôle de votre mari.

ALICE.
‒ Mosby, vous le savez, celui qui est maître de mon cœur ‒ peut aussi bien être le maître de la maison.

Ils sortent.

SCÈNE II.

[La dune de Raynham.]
Entrent GREENE et BRADSHAW.

BRADSHAW.
Voyez-vous ceux qui arrivent, là-bas, maître Greene ?

GREENE.
Oui, parfaitement. Les connaissez-vous ?

Entrent BLACKWILL et SHAKEBAG.

BRADSHAW.
Il y en a un que je ne connais pas, mais ce doit être un coquin, si j’en juge par son compagnon; pour celui-ci, il n’existe pas sur la terre d’aussi franc vaurien, d’aussi vil chenapan; son nom est Blackwill. Je vais vous dire, maître Greene, lui et moi, à Boulogne, nous avons été soldats ensemble; il y faisait de telles frasques que le camp tout entier le redoutait pour sa vilenie; il a l’âme si méchante que, pour un écu, il tuerait un homme, je vous le garantis.

GREENE.
(à part) Morbleu, il n’en fera que mieux mon affaire.

BLACKWILL.
Eh bien, camarade Bradshaw, où vas-tu de si bonne heure ?

BRADSHAW.
Ah ! Will, les temps sont changés; nous ne sommes plus camarades à présent, quoique nous ayons été ensemble sur le champ de bataille; pourtant je reste ton ami suffisamment pour te rendre un service.

BLACKWILL.
Bah ! Bradshaw, n’avons-nous pas été tous deux compagnons d’armes à Boulogne ? J’étais caporal, quand tu n’étais qu’un vil mercenaire. Et maintenant nous ne serions plus camarades, parce que vous êtes orfévre et que vous avez un peu d’argenterie dans votre échoppe ! Autrefois vous étiez bien aise de m’appeler camarade Will, et vous me saluiez jusqu’à terre en me disant : Un morceau, bon caporal ! alors que je volais la moitié d’un bœuf à John le vivandier pour m’en régaler un soir avec de bons lurons.

BRADSHAW.
Oui, Will, ces jours sont passés pour moi.

BLACKWILL.
Oui-dà, mais ils ne le sont pas pour moi. Car je garde toujours les mêmes goûts honorables. Ainsi, voisin Bradshaw, vous êtes trop fier pour être mon camarade; mais moi, si je ne voyais pas un surcroît de compagnie descendre la colline, je ferais volontiers avec vous un dernier acte de camaraderie, en partageant avec vous vos écus. Mais laissons cela, et dites-moi où vous allez.

BRADSHAW.
A Londres, Will, pour une affaire où tu pourras peut-être m’être utile.

BLACKWILL.
De quoi s’agit-il ?

BRADSHAW.
Dernièrement, lord Cheiny perdit de l’argenterie qu’un individu m’apporta et vendit à ma boutique, disant qu’il était au service de sir Antony Cooke. Une perquisition fut faite, l’argenterie fut trouvée chez moi, et je suis sommé de répondre aux assises. Maintenant, lord Cheiny jure solennellement que, pour peu que la loi s’y prête, il me fera pendre. Moi, je vais à Londres, dans l’espoir de découvrir le filou. Mais toi, Will, tu connais, je le sais, tous ces gaillards-là.

BLACKWILL.
Quelle manière d’homme était-ce ?

BRADSHAW.
Un drôle à la figure maigre et grimaçante, au nez de faucon, à l’œil très-cave, avec d’énormes rides sur un front torve, et de longs cheveux frisés sur les épaules; son menton était ras, mais à la lèvre supérieure il avait une moustache qu’il enroulait autour de son oreille.

BLACKWILL.
Quel costume avait-il ?

BRADSHAW.
Un pourpoint de satin bleu clair si déguenillé que l’envers avait encore meilleure apparence que l’endroit, des hauts-de-chausses râpés et décousus, de gros bas de laine retombant déchirés sur ses souliers, enfin un manteau de livrée, dégarni de tout galon, mauvais, mais encore assez bon pour cacher l’argenterie.

BLACKWILL.
Parbleu ! Shakebag, te rappelles-tu la ripaille que nous fîmes à Sittingburn, le jour où je cassai la tête au sommelier du Lion avec un rotin ?

SHAKEBAG.
Oui, très-bien, Will.

BLACKWILL.
Eh bien, c’était avec l’argent provenant de la vente de l’argenterie. Voyons, Bradshaw, que donneras-tu à celui qui te dira le nom du vendeur de l’argenterie ?

BRADSHAW.
Qui était-ce, dis-moi, bon Will ?

BLACKWILL.
C’était un certain Jack Fitten; il est maintenant à Newgate pour avoir volé un cheval, et il sera jugé aux prochaines assises.

BRADSHAW.
Eh bien, que lord Cheiny poursuive Jack Fitten. Moi, je vais retourner lui dire qui lui a volé son argenterie. Ceci me réjouit le cœur. Maître Greene, je vais vous laisser, car il faut que je me rende vite à l’île de Sheppy.

GREENE.
Avant que vous partiez, je vous prierai de remettre cette lettre à mistress Arden de Ferversham, et de lui faire mes humbles compliments.

BRADSHAW.
Je le veux bien, maître Greene, et, sur ce, adieu ! Tiens, Will, voilà un écu pour ta bonne nouvelle.

BLACKWILL.
Adieu, Bradshaw. Je veux ne pas boire d’eau à ta santé, tant que ceci durera. Sort Bradshaw. A Greene.
Maintenant, mon gentilhomme, aurons-nous votre compagnie jusqu’à Londres ?

GREENE.
Arrêtez un moment, mes maîtres. J’ai besoin de votre aide dans une affaire de grande conséquence; si vous y montrez de la discrétion et de l’adresse, je vous donnerai vingt anges d’argent pour votre père.

BLACKWILL.
Comment ! vingt anges ! Donne-nous vingt anges à mon camarade George Shakebag et à moi; et, si tu veux faire tuer ton propre père pour hériter de son bien, nous nous chargeons de l’occire.

SHAKEBAG.
Oui, ta mère, ta sœur, tom frère, toute ta famille.

GREENE.
Eh bien, voici la chose : Arden de Feversham m’a fait un si grand tort dans l’affaire des terres de l’abbaye, que sa mort est la seule vengeance qui puisse me satisfaire. Voulez-vous le tuer ? Voici les anges. Je dresserai moi-même le plan du meurtre.

BLACKWILL.
Ne me flanque pas de plan, donne-moi l’argent, et, la première fois qu’il s’arrête à piser contre un mur, je le tue d’un coup de poignard.

SHAKEBAG.
Où est-il ?

GREENE.
Il est maintenant à Londres, dans Aldergate-Street.

SHAKEBAG.
Il est mort, comme s’il avait été condamné par acte du Parlement, dès qu’une fois, Blackwill et moi, nous aurons juré sa mort.

GREENE.
Voici dix livres. Quand il sera mort, vous en aurez vingt de plus.

BLACKWILL.
Les doigts me démangent d’étreindre le maroufle ! Ah ! si je pouvais avoir de l’ouvrage comme ça toute l’année, et si le meurtre pouvait devenir un métier qu’un homme pût exercer sans danger de procès ! Sangdieu ! je vous garantis que je serais le directeur de cette compagnie-là. Allons, partons; nous relâcherons à Rochester où je t’offrirai un gallon de Xérès pour étrenner le marché.

Ils sortent.

SCÈNE III.

[Londres. Devant la cathédrale de Saint-Paul.]
Entre MICHEL.

MICHEL.
‒ J’ai sur moi une lettre ‒ qui va porter un coup au peintre. La voici. Entrent ARDEN et FRANCKLIN qui écoutent la lecture de la lettre.
Avec l’offre de mon hommage, mistress Suzanne, et dans l’espérance que, grâce à Dieu, vous êtes en bonne santé, comme il est vrai que moi, Michel, j’ai présidé à la confection de cette missive, ceci est pour vous certifier que, de même que la tourterelle fidèle demeure seule quand elle a perdu son mâle, de même moi, désolé de votre absence, je ne fais qu’errer en tous sens dans Saint-Paul, si bien qu’un jour je suis tombé endormi et j’ai perdu les pantoufles de mon maître. Ah ! mistress Suzanne, supprimez ce misérable peintre, coupez-lui les jarrets par la sombre mine de votre visage renfrogné, et pensez à Michel qui enivré de la lie de votre faveur, doit tenir à votre amour comme un emplâtre de poix à l’échine d’un cheval écorché. Espérant ainsi que vous laisserez ma passion pénétrer ou plutôt impétrer la merci de vos mains indulgentes, je finis.
Votre Michel qui n’est Michel qu’à cette condition.

ARDEN.
Comment ! méchant maraud, ‒ vous voilà à flâner, quand vous savez que mes affaires ‒ réclament un prompt départ pour le Kent !

FRANCKLIN.
En vérité, l’ami Michel, c’est bien mal; ‒ vous savez que votre maître n’a plus que vous, ‒ et vous négligez ses affaires pour les vôtres.

ARDEN.
‒ Où est cette lettre, drôle, que je la voie ? Lisant la lettre que lui tend Michel.
‒ Voyez donc, maître Francklin, voilà un beau galimatias ! ‒ Suzanne, ma femme de chambre, le peintre, et mon domestique, ‒ une bande de ribauds, tous à faire l’amour ! ‒ Maraud, que je n’entende plus parler de cela; ‒ si tu tiens à ta peau, n’écris plus désormais à Suzanne. Entrent GREENE, BLACKWILL et SHAKEBAG.
‒ Veux-tu donc épouser une pareille drôlesse, ‒ la sœur de Mosby ? Dès que je serai rentré chez moi, ‒ je l’empêcherai rudement d’y rester. ‒ Eh bien, maître Francklin, promenons-nous dans Saint-Paul. ‒ Allons, rien qu’un tour ou deux, et puis nous partons.

GREENE, à Blackwill et à Shakebag.
‒ Le premier est Arden, et voilà son valet; ‒ l’autre est Francklin, le plus cher ami d’Arden.

Arden, Francklin et Michel disparaissent dans la cathédrale.

BLACKWILL.
‒ Sangdieu ! Je les tuerai tous les trois.

GREENE.
‒ Non, mes maîtres, ne touchez en aucun cas à son valet; ‒ mais approchez-vous, choisissez le meilleur poste, ‒ et, dès qu’il sortira, expédiez-le. ‒ A la tête de cheval, c’est là le gîte de ce couard. ‒ Mais maintenant je vous laisse jusqu’à ce que l’affaire soit faite.

SHAKEBAG.
‒ Si son compte n’est pas réglé, ne vous fiez plus à Shakebag.

Sort Greene.

BLACKWILL.
‒ Morbleu, Shakebag, dès qu’il sortira, ‒ je le transperce, et puis, à Blackfriars ! ‒ Là nous passons l’eau, et en route.

SHAKEBAG.
‒ Oui, c’est cela; mais aie soin de ne pas le manquer.

BLACKWILL.
‒ Comment pourrais-je le manquer quand je songe aux quarante ‒ anges que je dois toucher encore ?

Il se postent contre une boutique à la croisée de laquelle paraît un apprenti.

L’APPRENTI.
‒ Il est bien tard; je ferai bien de fermer mon échoppe; ‒ car la vieille filouterie va s’en donner ici, quand la foule sortira ‒ de Saint-Paul.

Il laisse tomber le châssis de la croisée qui atteint la tête de Blackwill.

BLACKWILL.
‒ Sangdieu ! dégaîne, Shakebag, dégaîne, je suis presque.

L’APPRENTI.
‒ Nous vous donnerons une leçon, je vous le garantis.

BLACKWILL.
‒ Sangdieu ! la leçon est assez rude comme ça.

Entrent ARDEN, FRANCKLIN et MICHEL.

ARDEN.
‒ Quelle bagarre, quelle querelle avons-nous là ?

FRANCKLIN.
‒ Ce n’est qu’un méchant tapage ‒ imaginé pour attrouper les passants et vider leurs poches.

ARDEN.
‒ N’est-ce que cela ? Eh bien, Francklin, partons.

Ils sortent.

BLACKWILL.
‒ Quel dédommagement aurai-je pour ma tête brisée ?

L’APPRENTI.
‒ Ce dédommagement que, si vous ne détalez pas ‒ au plus tôt, vous allez être bâtonné et envoyé en prison.

BLACKWILL.
‒ C’est bon, je m’en vas, mais attention à vos enseignes, ‒ car je vous les arracherai toutes. L’apprenti disparaît.
‒ Shakebag, ce qui me peine, ce n’est pas tant ma tête rompue ‒ que la pensée d’avoir ainsi laissé échapper Arden.

Entre GREENE.

GREENE.
‒ Je les ai aperçus, lui et son compagnon… ‒ Eh bien, mes maîtres, Arden se porte aussi bien que moi. ‒ Je l’ai rencontré retournant gaîment à l’ordinaire avec Francklin. ‒ Quoi ! vous n’osez donc pas !

BLACKWILL.
‒ Si fait, monsieur, nous osons bien; mais si mon consentement était encore à donner, ‒ nous ne ferions pas la chose à moins de dix livres en sus. ‒ J’évalue chaque goutte de mon sang à un écu de France. ‒ J’ai eu dix livres pour voler un chien. ‒ Ah ! si un marché n’était pas un marché, ‒ vous auriez à faire la chose vous-même.

GREENE.
‒ Mais, dis-moi, comment as-tu la tête fendue ?

BLACKWILL.
‒ Oui, tu vois qu’elle est fendue, pas vrai ?

SHAKEBAG.
‒ Il était posté contre une boutique, guettant la venue d’Arden, ‒ quand un apprenti a fait tomber le châssis de sa fenêtre et l’a atteint à la tête. ‒ Sur quoi s’est élevée une querelle, et dans le tumulte ‒ Arden s’est échappé inaperçu. ‒ Mais sursis n’est pas quittance. ‒ Une autre fois nous ferons l’affaire, je te le garantis.

GREENE.
‒ Je t’en prie, Will, lave ton front sanglant, ‒ et avisons un autre endroit ‒ où l’on puisse commodément accoster Arden. ‒ Rappelle-toi avec quelle ferveur tu as juré ‒ de tuer le misérable. Song à ton serment.

BLACKWILL.
‒ Baste ! j’ai rompu cinq cents serments ! ‒ Mais, si tu veux me fasciner pour l’accomplissement de cette action, ‒ parle-moi de l’or, cette prime de ma résolution. ‒ Montre-moi Mosby s’agenouillant à mes genoux ‒ et s’attachant à mon service pour cette haute entreprise; ‒ montre-moi cette chère Alice Arden, son tablier plein d’écus, ‒ s’approchant, en me saluant jusqu’à terre, ‒ pour me dire : « Accepte tout ceci, rien que pour ton trimestre, ‒ je veux t’offrir ce tribut d’une année. » ‒ Ah ! cela suffirait pour acérer la plus molle couardise, ‒ un vice dont Blanckwill n’a pas encore été atteint. ‒ Je te le déclare, Greene, le voyageur égaré ‒ dont les lèvres sont collées par la chaleur brûlante de l’été ‒ n’est pas plus impatient d’apercevoir une eau vive ‒ que je ne le suis de finir la tragédie d’Arden. ‒ Vois-tu ce caillot qui adhère à mon visage ? ‒ Eh bien, je ne laverai pas cette tache sanglante, ‒ que le cœur d’Arden ne soit resté palpitant dans ma main.

GREENE.
‒ Voilà qui est bien dit; mais que dit Shakebag ?

SHAKEBAG.
‒ Je ne sais pas peindre ma valeur avec des mots; ‒ mais fournis-moi le lieu et l’occasion, ‒ et je veux avoir pour Arden toute la pitié ‒ que la lionne affamée ‒ dont les mamelles ont été taries par ses petits avides ‒ montre pour la première proie qui s’offre à elle.

GREENE.
‒ Ainsi doivent agir les gens de ferme résolution. ‒ Et maintenant, mes maîtres, puisque la chance ‒ de rencontrer notre homme à Saint-Paul a été infructueuse, ‒ cherchons quelque autre endroit ‒ où la terre ouisse boire le sang de cet Arden. Entre MICHEL.
‒ Voyez, voilà son valet qui arrive; et, savez-vous une chose ? ‒ l’imbécile est épris de la sœur de Mosby, ‒ et pour l’amour de la belle dont il ne peut obtenir l’agrément, ‒ s’il n’est appuyé par Mosby, ‒ le maroufle a juré d’égorger son maître. ‒ Nous allons l’interroger, car il peut nous être fort utile… ‒ Eh bien, Michel, où allez-vous ?

MICHEL.
‒ Mon maître vient de souper, ‒ et je vais préparer sa chambre.

GREENE.
‒ Où a soupé maître Arden ?

MICHEL.
‒ A la Tête de cheval, à l’ordinaire de dix-huit pences. ‒ Eh quoi ! maître Shakebag ! Comment ! Blackwill ! ‒ Notre Dame de Dieu ! par quelle chance avez-vous le visage ainsi ensanglanté ?

BLACKWILL.
‒ Drôle, il y a là, parbleu, bien de la chance ! ‒ Votre impertinence va vous attirer des horions.

MICHEL.
‒ Ah ! si vous vous fâchez, je m’en vais.

GREENE.
‒ Restez, Michel, vous ne pouvez pas vous échapper ainsi. ‒ Michel, je sais que vous aimez fort votre maître.

MICHEL.
‒ Eh bien, oui, mais pourquoi cette remarque ?

GREENE.
‒ Parce que je crois que vous aimez mieux votre maîtresse.

MICHEL.
‒ Moi, je ne crois pas ça, mais quand ce serait ?

SHAKEBAG.
‒ Allons, au fait ! Michel, on dit ‒ que vous avez à Feversham une jolie amoureuse.

MICHEL.
‒ Eh ! j’en ai deux ou trois. Qu’est-ce que ça te fait ?

BLACKWILL.
‒ Vous u allez trop doucement avec le drôle. Voici la chose : ‒ nous savons que vous aimez la sœur de Mosby; ‒ nous savons, en outre, que vous avez fait le serment ‒ d’aider Mosby à épouser votre maîtresse ‒ et de tuer votre maître, pour obtenir Suzanne. ‒ Or, mon cher, un pus misérable poltron que vous ‒ n’a jamais été élevé sur la côte de Kent. ‒ Comment se fait-il donc qu’un cuistre comme vous ‒ ose prendre un engagement d’une telle conséquence ?

GREENE.
‒ Ah ! Will !

BLACKWILL.
Bah ! laissez-moi achever. Voici ce qui me reste à dire : ‒ puisque tu as fait ce serment, nous n’hésitons pas à te révéler tout; ‒ et, si tu en souffles un mot, ‒ nous avons, sous main, concerté un moyen, ‒ quoi qu’il puisse nous advenir, ‒ pour t’envoyer rondement au diable de l’enfer. ‒ Donc écoute : je suis justement l’homme ‒ qu’à l’heure de sa naissance les destins ont marqué ‒ pour mettre un terme à la vie d’Arden sur la terre. ‒ Toi, tu n’es qu’un instrument bon tout au plus à aiguiser le couteau ‒ dont la lame doit fouiller le repaire de son cœur ! ‒ Ton office est simplement de désigner le lieu ‒ et d’entraîner ton maître à la tragédie; ‒ le mien est de la conclure, quand l’occasion se présentera. ‒ Donc pas de scrupule, et cherche ici avec nous ‒ le meilleur moyen de consommer son trépas.

SHAKEBAG.
‒ Ainsi tu te feras un ami de Mosby, ‒ et, avec son amitié, tu obtiendras l’amour de sa sœur.

GREENE.
‒ Ainsi ta maîtresse te deviendra favorable, ‒ et tu seras déchargé du serment que tu as fait.

MICHEL.
‒ Eh bien, messieurs, je suis obligé de convenir, ‒ puisque vous me pressez si vivement, ‒ que j’ai juré la mort du maître Arden. ‒ Cet homme, dont la bienveillance et la générosité ‒ ne réclament de moi que de bons services, ‒ je vais le remettre entre vos mains. ‒ Venez cette nuit à son logis d’Aldersgate; ‒ je laisserai les portes fermées au loquet pour votre arrivée. ‒ Dès que vous aurez franchi le seuil, ‒ vous trouverez une cour intérieure, ‒ et, à votre main gauche, l’escalier ‒ qui conduit directement à la chambre de mon maître. ‒ Là, surprenez-le, et disposez de lui comme il vous plaira. ‒ Maintenant il serait bon de nous séparer; ‒ ce que j’ai promis, je l’accomplirai.

BLACKWILL.
‒ Si vous nous trompiez, ça irait mal pour vous.

MICHEL.
‒ J’exécuterai de point en point ce que j’ai déclaré.

BLACKWILL.
‒ Eh bien, allons boire; la colère m’a altéré comme un chien.

Sortent Blackwill, Greene et Shakebag.

MICHEL, seul.
‒ Ainsi l’agneau se repaît tranquillement sur la dune, ‒ tandis que, dans l’épaisseur des broussailles, ‒ le loup, mordu par la faim, le guette ‒ et choisit son moment pour le dévorer. ‒ Ah ! inoffensif Arden ! quel mal as-tu fait ‒ pour que ta douce existence soit ainsi traquée ? ‒ Tous les bons procédés que tu as eus pour moi, ‒ il faut que je les reconnaisse aujourd’hui en te trahissant. ‒ Moi, qui devrais mettre l’épée à la main ‒ pour te protéger contre de méchants ennemis, ‒ j’abuse de ta confiance pour te conduire ‒ à la boucherie avec un perfide sourire. ‒ Voilà ce que j’ai juré à Mosby et à ma maîtresse. ‒ Voilà ce que j’ai promis à ces hommes de sang. ‒ Et, si je n’agissais pas franchement avec eux, ‒ leur rage effrénée se vengerait sur moi… ‒ Baste ! je foulerai aux pieds la compassion pour cette fois; ‒ que la pitié se loge chez de faibles femmes ! ‒ J’y suis résolu, Arden doit mourir.

Il sort.

SCÈNE IV.

[Londres. Une maison dans Aldersgate Street.]
Entrent ARDEN et FRANCKLIN.

ARDEN.
‒ Non, Francklin, non ! Si la frayeur, si la violence des menaces, ‒ si son affection pour moi, si le respect de son sexe, ‒ si la crainte de Dieu ou de l’opinion publique ‒ qui déchire une réputation avec des paroles blessantes ‒ en flétrissant le déshonneur dans son germe, ‒ pouvaient faire naître un remords dans sa pensée impure, ‒ il est certain qu’elle tournerait la page ‒ et pleurerait sur sa corruption. ‒ Mais elle est tellement enracinée qu’elle dans sa vilenie, ‒ elle est si perverse et si endurcie qu’elle ne saurait être régénérée. ‒ Les bons conseils sont pour elle comme la pluie pour les mauvaises herbes; ‒ et les remontrances font renaître ses vices, ‒ comme les têtes de l’hydre, en les frappant mortellement. ‒ Il me semble que ses fautes sont peintes sur mon visage, ‒ lisibles pour tout regard scrutateur, ‒ et que le nom de Mosby, opprobre du mien, ‒ est gravé profondément sur mon front rougissant. ‒ Ah ! Francklin, Francklin, quand je songe à cela, ‒ les angoisses de mon cœur torturent tout mon être ‒ plus cruellement que les affres de l’agonie.

FRANCKLIN.
‒ Doux Arden, laisse là ces tristes lamentations : ‒ elle se corrigera, et alors vos chagrins cesseront, ‒ ou elle mourra, et alors vos tourments finiront. ‒ Et, si ni l’une ni l’autre de ces choses n’arrive, ‒ consolez-vous dans la pensée que d’autre supportent ‒ des maux quadruples à force de patience.

ARDEN.
‒ Ma maison m’est insupportable, je ne puis y rester.

FRANCKLIN.
‒ Eh bien, demeurez avec moi à Londres, ne retournez pas chez vous.

ARDEN.
‒ Alors cet infâme Mosby usurpe ma place, ‒ et triomphe de mon absence ! ‒ Chez moi, hors de chez moi, où que je sois, ‒ il y a toujours quelque chose là, là. Il met la main sur son cœur.
Il y a là quelque chose, Francklin, ‒ qui ne s’en ira pas, que le misérable Arden ne soit mort.

Entre MICHEL.

FRANCKLIN.
‒ Faites taire un moment vos chagrins. Voici votre valet.

ARDEN.
‒ Quelle heure est-il, maraud ?

MICHEL.
Près de dix heures.

ARDEN.
‒ Voyez, voyez comme s’enfuient les tristes moments. ‒ Allons, maître Francklin, nous mettrons-nous au lit ?

FRANCKLIN.
‒ Allez devant, de grâce; je vous suis. Sortent Arden et Michel.
‒ Ah ! quel enfer que cette cruelle jalousie ! ‒ Que de paroles lamentables ! que de soupirs profonds ! ‒ que de douloureux sanglots ! que de navrantes afflictions ‒ accompagnent ce gentil gentleman ! ‒ Tantôt il agite sa tête bourrelée de soucis; ‒ tantôt il fixe ses yeux tristes sur la terre morne, ‒ comme honteux de regarder l’humanité en face; tantôt il lève les yeux au ciel, ‒ comme pour chercher là-haut le redressement de ses griefs; ‒ tantôt il essaie de tromper sa douleur ‒ en commençant un récit avec l’accent de l’attention; ‒ alors le dés honneur de sa femme lui revient à la pensée ‒ et lui coupe la parole au milieu de sa narration, ‒ en versant de fraîches douleurs sur son être épuisé. ‒ Jamais homme ne fut plus éprouvé. Jamais homme ‒ n’eut à porter une telle charge de malheur, et n’en fut aussi accablé.

Entre MICHEL.

MICHEL.
‒ Mon maître désirerait que vous vous missiez au lit.

FRANCKLIN.
‒ Est-il, lui-même, déjà couché ?

MICHEL.
‒ Oui, et il voudrait que les lumières fussent éteintes. Sort Francklin.
‒ Des pensées contraires se heurtent dans mon cœur ‒ et m’éveillent avec l’écho de leurs coups; ‒ et moi, juge entre elles, ‒ je ne sais de quel côté décider la victoire. ‒ Les bontés de mon maître implorent de moi sa vie ‒ avec une juste insistance, et je devrais la leur accorder. ‒ Mais mistress Arden m’a obligé à faire, ‒ pour l’amour de Suzanne, un serment que je ne puis rompre; ‒ car l’amour d’une maîtresse est plus profond que l’amour d’un maître. ‒ Ce gaillard à face sinistre, l’impitoyable Blackwill, ‒ et ce Shakebag, si acharné aux sanglants stratagèmes, ‒ les deux plus rudes sacripants qui aient jamais vécu dans le Kent, ‒ ont juré ma mort, si j’enfreignais mon serment. ‒ Chose terrible à considérer ! ‒ Il me semble, ô Arden ! que je les vois, les cheveux hérissés, ‒ l’œil hagard, grinçant des dents devant ton doux visage, ‒ brandir leurs dagues d’une main impitoyable ‒ et t’insulter d’un tas d’imprécations, ‒ pendant que toi, implorant humblement du secours, ‒ tu te sens déchiré par leurs couteaux furieux. ‒ Il me semble que je les entends demander où est Michel, ‒ et l’implacable Blackwill s’écrie : Poignardons le misérable ! ‒ Ce rustre va révéler toute la tragédie !... ‒ Les rides sur son visage affreux et menaçant ‒ s’ouvrent béantes comme des fosses pour engloutir les hommes. ‒ Ma mort pour lui ne sera qu’un badinage, ‒ et il va m’égorger en se jouant. ‒ Il vient ! il vient !... Ah ! maître Francklin, au secours ! ‒ Appelez les voisins, ou nous sommes morts !

Entrent FRANCKLIN et ARDEN.

FRANCKLIN.
‒ Quelle clameur terrible m’arrache à mon repos ?

ARDEN.
‒ Quelle est la cause de ce cri effrayant ? ‒ Parle, Michel, quelqu’un t’a-t-il fait mal ?

MICHEL.
‒ Nullement, monsieur; mais, comme j’étais tombé endormi ‒ sur le palier, au haut de l’escalier, ‒ j’ai fait un rêve effrayant qui m’a troublé; ‒ et j’ai cru, dans mon sommeil, être attaqué ‒ par des brigands qui venaient me dévaliser. ‒ Mes membres tremblants attestent ma crainte profonde; ‒ je vous demande pardon de vous avoir ainsi dérangé.

ARDEN.
‒ Je n’ai jamais entendu crier si fort pour rien. ‒ Voyons, les portes sont-elles bien fermées, et tout est-il en sûreté ?

MICHEL.
‒ Je ne saurais dire, je crois avoir fermé les portes.

ARDEN.
‒ Je n’aime pas cela; je vais moi-même m’en assurer… ‒ Sur ma parole, les portes n’étaient pas verrouillées ! ‒ Cette négligence est loin de me satisfaire. ‒ Allez vous coucher, et si vous tenez à ma faveur, ‒ ne me jouez plus de pareils tours… ‒ Venez, maître Francklin, allons nous mettre au lit.

FRANCKLIN.
‒ Oui, ma foi; l’air est très-froid… ‒ Bonsoir, Michel. Je t’en prie, ne fais plus de rêves.

Ils sortent.

SCÈNE V.

[Londres. Devant la maison d’Aldersgate-Street.]
Entrent BLACKWILL, GREENE et SHAKEBAG.

SHAKEBAG.
‒ La nuit noire a enfoui les joies du jour; ‒ les ténèbres flottantes balayent la terre, ‒ et, dans les plis sombres de leur robe brumeuse, ‒ nous dissimulent aux yeux du monde. ‒ Doux silence où nous triomphons ! ‒ Les minutes paresseuses ralentissent leur marche, ‒ comme si elles craignaient d’offrir leur tribut à l’heure, ‒ ayant que le projet qui nous tient en éveil soit accompli, ‒ et qu’Arden soit lancé dans la nuit éternelle ! ‒ Greene retirez-vous, et promenez-vous aux alentours; ‒ dans une heure environ, revenez, ‒ et nous vous donnerons la preuve de sa mort.

GREENE.
‒ Coûte que coûte, réussissez au gré de mes vœux. ‒ Sur ce, je vous laisse pour une heure ou deux.

Il sort.

BLACKWILL.
‒ Je te le déclare, Shakebag, je voudrais que cette affaire fût finie. ‒ Je suis si appesanti que je puis à peine marcher. ‒ Cette somnolence chez moi ne présage rien de bon.

SHAKEBAG.
‒ Eh quoi ! Will devient superstitieux ! ‒ Alors, allons nous coucher, et que les épouvantails et les paniques ‒ abattent notre courage par leur action chimérique !

BLACKWILL.
‒ Allons, Shakebag, tu me méconnais grandement, ‒ et tu m’outrages en me parlant de panique. ‒ Si l’affaire qui nous occupe n’était pas si sérieuse, ‒ je la remettrais pour me battre avec toi, ‒ afin de te prouver que je ne suis pas un couard, moi ! ‒ Je te déclare, Shakebag, que tu m’offenses.

SHAKEBAG.
‒ C’est que ton langage décelait une sorte d’inquiétude intime ‒ et semblait annoncer une défaillance d’esprit. ‒ Poursuis maintenant l’entreprise que nous avons commencée, ‒ et ensuite tu me provoqueras si tu l’oses.

BLACKWILL.
‒ Si je ne le fais pas, que le ciel m’extermine. ‒ Mais laissons cela, et conduis-moi à la maison. ‒ Là, tu verras que j’en ferai tout autant que Shakebag.

SHAKEBAG.
‒ Voici la porte… Mais doucement ! il me semble qu’elle est fermée ! ‒ Ce misérable Michel nous a trompés !

BLACKWILL.
‒ Doucement ! Laisse-moi voir, Shakebag… Elle est vraiment fermée ! ‒ Frappe avec ton épée : le maroufle entendra peut-être.

SHAKEBAG.
‒ Oh ! non ! Le drôle au foie livide est allé se coucher ‒ et s’est gaussé de nous deux.

BLACKWILL.
‒ Il me paiera cher cette plaisanterie, plus cher ‒ que n’a jamais coûté à un poltron une farce aussi chétive ! ‒ Puisse cette épée ne jamais m’assister en cas de besoin, ‒ puisse-t-elle, après ce serment, être dévorée par la rouille, ‒ si, la première fois que je rencontre le rustre, ‒ je ne lui fais pas sauter une jambe, un bras, ou tous les deux !

SHAKEBAG.
‒ Et moi, puissé-je ne jamais tirer l’épée ‒ avec succès dans les pénombres du crépuscule, ‒ quand je voudrai dévaliser le voyageur cossu, ‒ puissé-je être jeté et languir dans une fosse infecte, ‒ exposé aux malédictions et aux crachats des passants, ‒ et mourir ainsi sans trouver de pitié, ‒ si, la première fois que je rencontre le maroufle, ‒ je ne lui coupe le nez, à ce lâche, ‒ et si je ne le foule pas aux pieds pour sa vilenie !

BLACKWILL.
‒ Allons à la recherche de Greene. Je suis sûr qu’il va pester.

SHAKEBAG.
‒ Ce serait un pleutre, s’il ne pestait pas. ‒ Être ainsi bafoué par un maroufle, ‒ ça ferait pester, au milieu même de ses enfants, un rustre, ‒ qui n’aurait encore osé dire que oui et non !

BLACKWILL.
‒ Shakebag, allons chercher Greene. Puis, dans la matinée, ‒ du cabaret contigu à la maison d’Arden, ‒ tu épieras la sortie de ce matin essorillé, ‒ et alors laisse-moi l’arranger.

Ils sortent.

SCÈNE VI.

[Londres. La maison d’Aldersgate-Street].
Entrent ARDEN, FRANCKLIN et MICHEL.

ARDEN, à Michel.
‒ Maraud, retournez à Billingsgate ‒ et sachez à quelle heure la marée sera pour nous, ‒ puis venez nous rejoindre à Saint-Paul. Faites le lit d’abord; ‒ ensuite vous vous informerez de l’heure du flot. Sort Michel.
‒ Allons, maître Francklin, vous partirez avec moi. ‒ Cette nuit j’ai rêvé que dans un parc ‒ un filet était tendu pour surprendre le daim, ‒ et que moi, placé sur une petite colline, ‒ j’épiais silencieusement l’arrivée de la bête. ‒ A ce moment même, il m’a semblé qu’un doux sommeil me gagnait, ‒ et conviait tous mes sens à un délicieux repos. ‒ Mais, pendant que je jouissais de cette sieste dorée, ‒ un chasseur malappris déplaça le filet ‒ et me recouvrit de cette enveloppe perfide ‒ qui venait d’être tendue, me semblait-il, pour attraper le daim. ‒ Cela fait, il souffla dans son cor une sinistre fanfare; ‒ et, à ce bruit, un autre chasseur survint ‒ avec un coutelas nu qu’il dirigea sur ma poitrine, ‒ en s’écriant : Tu es le gibier que nous cherchons !... ‒ Sur ce, je me suis éveillé, tremblant de tous mes membres, ‒ comme un homme qui, caché par un mince buisson, ‒ voit un lion fourrager en tous sens : ‒ même, quand le formidable roi des forêts a disparu, ‒ il regarde avec inquiétude ‒ par les croisées épineuses de la broussaille, ‒ et ne se croit pas hors de danger, ‒ mais tremble et frissonne, bien que le péril ait disparu. ‒ Ainsi, ma foi, Francklin, en m’éveillant, ‒ je doutais encore si je dormais ou non, ‒ tant cette fantastique alerte m’avait fait d’impression. ‒ Dieu veuille que cette vision ne m’annonce pas de malheur !

FRANCKLIN.
‒ Ce songe a pour cause la frayeur de Michel ‒ qui, éveillé par le bruit même qu’il a fait, ‒ n’a pu donner de repos à ses sens troublés. ‒ Voilà, je vous assure, d’où est venu votre rêve.

ARDEN.
‒ C’est possible. Que Dieu arrange tout pour le mieux, ‒ mais mes rêves n’ont que trop souvent présagé la vérité.

FRANCKLIN.
‒ Ceux qui tiennent note de leurs visions nocturnes, ‒ peuvent y ajouter foi une fois sur vingt; ‒ mais n’en fais rien. Chimère que tout cela !

ARDEN.
‒ Venez, maître Francklin, nous allons faire un tour à Saint-Paul, ‒ et nous dînerons ensemble à l’ordinaire; ‒ puis, suivant les renseignements de mon valet, nous gagnerons le quai, ‒ et nous descendrons avec la marée jusqu’à Feversham. ‒ Dites, maître Francklin, est-ce convenu ?

FRANCKLIN.
A votre guise, monsieur. ‒ Je vous tiendrai compagnie.

Ils sortent.

SCÈNE VII.

[Aldersgate-Street. D’un côté la maison de maître Francklin. De l’autre, un cabaret.]
MICHEL entre sur la scène par la porte de la maison. GREENE, BLACKWILL et SHAKEBAG entrent par la porte du cabaret.

BLACKWILL.
‒ Dégaîne, Shakebag; car voila ce coquin de Michel.

GREENE.
‒ Écoutons d’abord ce qu’il a à dire.

BLACKWILL.
‒ Parle, misérable soupe au lit, et que ce soient tes dernières paroles.

MICHEL.
‒ Au nom du ciel, mes maîtres, laissez-moi m’excuser. ‒ J’en jure ici par le ciel, par la terre, par tout au monde, ‒ j’ai accompli ma tâche jusqu’au bout, ‒ en laissant les portes non verrouilles et non fermées. ‒ Mais voyez le hasard ! Francklin et mon maître ‒ s’étaient attardés à causer sous le porche, ‒ et Francklin avait laissé, à la place où il était assis, un mouchoir ‒ avec un peu d’or enveloppé dedans, à ce qu’il a dit. ‒ Étant au lit, il s’en est souvenu; ‒ il est descendu, a trouvé les portes ouvertes, ‒ les a fermées et a rapporté les clefs; ‒ mon maître m’a fort grondé de ma négligence. ‒ Maintenant je vais voir où en est la marée, ‒ car mon maître veut partir avec le flot. ‒ Vous pourrez donc parfaitement le surprendre sur la dune de Rainham, ‒ un lieu bien choisi pour un pareil stratagème.

BLACKWILL.
‒ Votre excuse a quelque peu amolli ma colère. ‒ Eh bien, Greene, la chose se présente mieux encore qu’auparavant.

GREENE.
‒ Mais, Michel, est-ce bien vrai ?

MICHEL.
Aussi vrai que je le dis.

SHAKEBAG.
‒ Alors, Michel, pour pénitence, ‒ vous allez nous régaler tous à la Salutation, ‒ où nous conviendrons pleinement de notre plan.

GREENE.
‒ Et puis, Michel, vous n’annoncerez pas cette marée-ci à votre maître, ‒ pour qu’eux deux puissent se rendre avant lui sur la dune de Raynham.

MICHEL.
‒ Soit ! Je consens à tout ce que vous voudrez de moi, ‒ pouvru que vous acceptiez ma compagnie.

Ils sortent.

SCÈNE VIII.

[Feversham. La maison d’Arden.]
Entre MOSBY.

MOSBY.
‒ Mes pensées en désordre me font fuir la société ‒ et dessèchent à force d’anxiété la moelle de mes os. ‒ Le trouble continuel de mon cerveau sombre ‒ m’affaiblit comme par un excès d’ivresse, ‒ et me flétrit, ainsi que l’aigre vent du nord ‒ étiole les tendres bourgeons du printemps. Heureux l’homme, si maigre que soit son repas, ‒ qui ne s’attable pas avec la noire inquiétude ! ‒ Celui-là ne fait que languir au milieu des mets les plus délicats ‒ dont l’âme troublée est bourrelée de remords. ‒ La vie pour moi était d’or quand je n’avais pas d’or. ‒ Alors, malgré mes besoins, je dormais tranquille. ‒ La fatigue de ma journée me faisait une nuit de repos, ‒ et le repos de ma nuit me rendait douce la lumière du jour. ‒ Mais, depuis que j’ai monté au sommet de l’arbre ‒ et que j’ai cherché à bâtir mon nid dans les nues, ‒ la plus légère brise du ciel agite ma couche ‒ et me fait craindre de tomber à terre. ‒ Mais où m’entraîner la réflexion ? ‒ Le chemin que je cherche, celui du bonheur, ‒ est si bien fermé derrière moi, que je ne puis reculer. ‒ Il faut que j’avance jusqu’au seuil même du péril (12)[N]
X
Nota del traductor

"(12)"

Macbeth fait une réflexion analogue lorsqu’il dit après le meurtre de Banquo : « Je suis allé si loin dans le sang que j’aurais autant de peine à reculer qu’à avancer. »

. ‒ Ainsi, Arden, ta mort est décidée; car Greene, chargé de labourer le sol, doit t’en extirper ‒ pour que ma récolte soit toute de pur froment. ‒ Pour sa peine, je le l’étoufferai afin d’avoir sa cire. ‒ Il ne faut pas que des abeilles comme Greene vivent assez pour piquer. ‒ Ensuite, il y a Michel, et puis le peintre, ‒ principaux acteurs de la perte d’Arden : ‒ quand ceux-là me verront ainsi installé dans le siége d’Arden, ‒ ils récrimineront contre mon succès, ‒ et me menaceront de révéler sa fin. ‒ Je ne veux pas de cela; je saurai jeter un os ‒ entre ces deux chiens, pour qu’il se sautent à la gorge, ‒ et alors je serai le seul maître de ma fortune… ‒ Pourtant mistress Arden voit encore !... Mais elle, c’est moi-même, ‒ et les saintes cérémonies de l’Église auront fait un seul être de nous deux… ‒ Mais qu’importe !... Non, Alice, je ne puis plus me fier à vous; ‒ vous avez exterminé Arden pour l’amour de moi, ‒ et vous m’extermineriez pour en implanter un autre. ‒ Il est dangereux de dormir dans le lit d’un serpent, ‒ et je veux absolument me débarrasser d’elle. ‒ Mais la voici, et il faut que je la flatte. Entre ALICE.
‒ Comment va, Alice ? Quoi ! morose et agitée ! ‒ Fais-moi part de ta préoccupation. ‒ Feu divisé brûle moins violemment.

ALICE.
‒ Mais, moi, j’emprisonnerai ce feu dans mon sein, ‒ jusqu’à ce que sa violence me consume tout entière. Ah ! Mosby !

Elle pleure.

MOSBY.
‒ Ces profonds sanglots, pareils à l’explosion d’un canon ‒ déchargé contre une muraille en ruine, ‒ brisent en mille pièces mon cœur défaillant. ‒ Cruelle Alice, ta souffrance est ma plaie, ‒ tu le sais bien, et tu t’ingénies ‒ à simuler des airs de désespoir pour blesser une poitrine ‒ où bat un cœur qui se meurt quand tu es triste. ‒ Ce n’est pas l’amour qui aime à torturer l’amour.

ALICE.
‒ Ce n’est pas l’amour qui aime à assassiner l’amour.

MOSBY.
Que voulez-vous dire ?

ALICE.
‒ Tu sais avec quelle tendresse m’aimait Arden.

MOSBY.
Eh bien ?

ALICE.
‒ Eh bien… Cachons la suite, car elle est trop coupable, ‒ et je craindrais que le vent n’emportât mes paroles ‒ et ne les répandît dans le monde pour notre honte à tous deux. ‒ Je t’en prie, Mosby, flétrissons notre amour à son printemps, ‒ nous n’en recueillerions pour toute moisson, qu’une répulsive zizanie. ‒ Oublie, je te prie, ce qui s’est passé entre nous; ‒ car maintenant je rougis et je tremble d’y penser.

MOSBY.
‒ Quoi ! allez-vous donc changer ?

ALICE.
‒ Oui ! mon existence actuelle pour ma vie d’autrefois ! ‒ Arrière le nom odieux de prostituée ! ‒ La femme de l’honnête Arden veut redevenir l’honnête femme d’Arden. ‒ Ah ! Mosby ! c’est toi qui m’as dépouillée de ce titre, ‒ et qui as fait de moi l’opprobre de toute ma famille ! ‒ Ton nom est gravé sur mon front, ‒ le nom d’un méchant artisan, d’un homme de basse naissance : ‒ J’ai été ensorcelée ! Maudites soient l’heure fatale ‒ et toutes les causes qui m’ont enchantée !

MOSBY.
Ah ! tu récrimines ! A mon tour maintenant de proférer les imprécations ! ‒ Si vous tenez avec tant de scrupule à votre réputation, ‒ laisse-moi regretter le crédit que j’ai perdu. ‒ J’ai négligé des affaires importantes ‒ qui auraient élevé ma fortune au-dessus de la tienne : ‒ j’ai laissé passer les occasions et gaspillé le temps. Oui, Mosby a lâche la main droite de la fortune ‒ pour prendre de la gauche une impure gourgandine. ‒ J’ai renoncé à épouser une honnête fille, ‒ dont la dot pesait plus que tout ce que tu possèdes, ‒ et qui avait certes plus de beauté et de vertu que toi. ‒ J’ai échangé pour un mal un bien très-certain, ‒ et j’ai perdu mon crédit dans ta société. ‒ Tu prétends avoir été ensorcelée ! Cette excuse ne t’appartient pas. ‒ C’est toi, impie, qui m’as enchanté; ‒ mais je romprai tes charmes et tes exorcismes, ‒ et je rendrai la vue à ces yeux, ‒ qui ont présenté à mon cœur un corbeau pour une colombe. ‒ Tu n’es pas jolie, jusqu’ici je ne te voyais pas; ‒ tu n’es pas bonne, jusqu’ici je ne te connaissais pas. ‒ Et maintenant que la pluie a enlevé ta dorure, ‒ ton misérable cuivre se montre dans toute sa fausseté. ‒ Je ne m’afflige pas d’avoir jamais crue blanche (13)[N]
X
Nota del traductor

"(13)"

On se rappelle ici le sonnet XVII, adressé par Shakespeare à son infidèle maîtresse : « J’ai juré que tu étais blanche et cru que tu étais radieuse, toi qui es noire comme l’enfer et ténébreuse comme la nuit. »

. ‒ Va, éloigne-toi, digne compagne de ta valetaille; ‒ je m’estime trop pour être ton favori.

ALICE.
‒ Oui, ce que m’ont si souvent affirmé mes amis ‒ ne se vérifie que trop tôt; je le reconnais maintenant, ‒ ce n’est pas moi que Mosby aime, c’est ma fortune; ‒ et trop incrédule, je ne voulais jamais le croire… ‒ Ah ! Mosby, laisse-moi te dire un ou deux mots; ‒ je mordrai ma langue si elle parle amèrement. ‒ Regarde-moi, Mosby, ou je vais me tuer. ‒ Rien ne me dérobera à ton regard foudroyant. ‒ Si tu proclames la guerre, il n’y aura pas de paix pour moi. ‒ Je ferai pénitence pour t’avoir offensé, ‒ et je brûlerai ce livre de prières où j’ai trouvé ‒ la sainte parole qui m’avait convertie. ‒ Vois, Mosby, je vais en arracher les feuilles, ‒ toutes les feuilles, et sous cette couverture dorée, ‒ je réunirai tes douces phrases et tes lettres; ‒ et je les méditerai constamment, ‒ et je n’aurai plus d’autre religion que ma dévotion pour toi ! ‒ Tu ne veux pas me regarder ? C’en est donc fait de tout to amour ! ‒ Tu ne veux pas m’entendre ? Quel maléfice bouche donc tes oreilles ? ‒ Pourquoi ne parles-tu pas ? Quel silence enchaîne donc ta langue ? ‒ Je t’ai regardé, moi, comme on regarde l’aigle, ‒ je t’ai écouté avec l’oreille attentive d’un lièvre inquiet, ‒ je t’ai parlé avec les tempéraments du plus doux orateur; ‒ et, quand à mon tour je te demande de m’écouter, de me regarder, de me parler, ‒ tu es insensible à toutes mes prières ! ‒ Mets tous mes bons procédés en balance avec cette petite faute, ‒ tu verras que je ne mérite pas les airs moroses de Mosby. ‒ Le ressentiment d’une peine ne doit pas être de l’endurcissement. Reprends ‒ ta sérénité, et je ne te ferai plus de peine.

MOSBY.
‒ Oh ! non ! je suis un vil artisan; ‒ mes ailes ne sont faites que pour une humble volée. ‒ Fi ! Mosby !... Non, pas pour mille livres ! ‒ Lui, vous faire l’amour, ce serait impardonnable ! ‒ Nous autres mendiants, nous ne devons pas respirer le même air que les gens bien nés.

ALICE.
‒ Le doux Mosby est aussi bien né qu’un roi, ‒ et je suis trop aveuglée pour le juger autrement. ‒ Les fleurs poussent parfois dans les terres en friche, ‒ et les mauvaises herbes dans les jardins. Les roses croissent sur les ronces. ‒ Aussi, quel qu’ait été le père de Mosby, ‒ il est ennobli lui-même par sa propre valeur.

MOSBY.
‒ Ah ! comme, vous autres femmes, vous savez insinuer, ‒ et effacer un tort par la douceur de votre langage ! ‒ Je veux bien oublier cette querelle, charmante Alice, ‒ pourvu que vous ne me provoquiez plus ainsi.

ALICE.
‒ Scelle donc avec tes lèvres cette réconciliation.

Entre BRADSHAW.

MOSBY.
‒ Doucement, Alice ! voici quelqu’un qui vient.

ALICE.
‒ Eh bien, Bradshaw, quelles nouvelles ?

BRADSHAW.
‒ J’ai peu de nouvelles, mais voici une lettre ‒ que maître Greene m’a instamment prié de vous remettre.

ALICE.
‒ Entre là, Bradshaw, et demande un verre de bière. ‒ C’est bientôt l’heure de souper; tu resteras avec nous. Bradshaw sort. Elle lit la lettre:
Nos avons manqué notre projet à Londres, mais nous l’accomplirons en route. Nous remercions notre voisin Bradshaw. Votre Richard Greene.
‒ Que pense mon amour de la teneur de ce billet ?

MOSBY.
‒ Plût au ciel que la date fût échue et expirée !

ALICE.
Ah ! je le voudrais bien. ‒ Alors commencerait mon bonheur. ‒ Jusque là ma joie est mêlée d’un fiel amer. ‒ Allons, rentrons pour éloigner les soupçons.

MOSBY.
‒ Oui, je te suivrai jusqu’aux portes de la mort.

Ils sortent.

SCÈNE IX.

[La dune de Raynham et ses environs.]
Entrent GREENE, BLACKWILL et SHAKEBAG.

SHAKEBAG.
‒ Allons, Will, vois si tes instruments sont en bon état. ‒ Ta poudre est-elle pas humide ? Ta pierre peut-elle faire feu ?

BLACKWILL.
‒ Demande-moi plutôt si mon nez est sur mon visage, ‒ ou si ma langue est gelée dans ma bouche. ‒ Mordieu ! en voilà, des embarras ! Vous feriez mieux de me demander, ‒ sous la foi du serment, combien de pistolets m’ont passé par les mains, ‒ ou si j’aime l’odeur de la poudre à canon, ‒ ou si j’ose supporter le bruit d’une couleuvrine, ‒ ou si je ne cligne pas de l’œil lorsque la flamme en jaillit. ‒ De grâce, Shakebag, que cette réponse te suffise : ‒ j’ai pris pus de bourses sur cette dune ‒ que tu n’as manié de pistolets dans ta vie.

SHAKEBAG.
‒ Oui, mais peut-être as-tu escamoté dans la foule la plupart de ces bourses-là. ‒ Quant à moi, si je déclarais toutes les prises que j’ai faites, ‒ je crois que l’excédant de mon butin sur le tien ‒ monterait à une somme d’argent plus grande ‒ que vous ne valez, toi et tous tes pareils. ‒ Mordieu ! je les hais, comme je hais un crapaud, ‒ ceux qui portent un mousquet dans leur langue, ‒ et pas une arme sérieuse à la main.

BLACKWILL.
Oh ! Greene, c’est intolérable ! ‒ Mon honneur ne saurait endurer cela. ‒ Il n’est pas une action, Shakebag, dont tu puisses te vanter, ‒ tandis que moi, j’ai servi le roi à Boulogne.

SHAKEBAG.
‒ Eh ! Jack de Ferversham peut dire qu’il en fait autant, ‒ lui qui s’évanouissait en recevant une chiquenaude sur le nez, ‒ et qui, pour peu qu’en la lui donnant on lui hurlât dans l’oreille, ‒ s’imaginait avoir été frappé par un boulet de canon.

Ils vont pour se battre.

GREENE, les séparant.
‒ De grâce, mes maîtres, écoutez le récit d’Ésope : ‒ « Tandis que deux vigoureux mâtins se battaient pour un » os, ‒ survint un roquet qui le leur vola à tous deux. » Ainsi, pendant que vous restez là à ergoter sur votre bravoure, ‒ Arden nous échappe et se joue de nous tous.

SHAKEBAG, montrant Blackwill.
‒ Eh ! c’est lui qui a commencé.

BLACKWILL.
Et tu verras aussi que j’en finirai. ‒ Je veux bien ajourner la chose jusqu’à un moment plus propice. ‒ Mais, si je l’oublie…

Ici il s’agenouille, et lève les mains au ciel.

GREENE.
‒ C’est bon, choisissez le meilleur affût, et, encore une fois, ‒ tendez bien vos gluaux pour attraper cet oiseau circonspect. ‒ Je vous laisse, et, à la détonation de vos pistolets, ‒ je m’élance comme le barbet impatient ‒ qui se couche jusqu’à ce que le coup de feu soit parti ‒ et qui alors se jette avidement sur la proie. ‒ Ah ! si je pouvais le vois raidir ses ergots à terre, ‒ comme je l’ai vu jusqu’ici battre des ailes !

SHAKEBAG.
‒ Eh ! tu vas le voir, s’il passe par ici.

GREENE.
‒ Oui, il y passera, Shakebag, je te le garantis. ‒ Surtout ne vous chamaillez plus quand je serai parti; ‒ mais faites en sorte, mes maîtres, de l’expédier dès qu’il arrivera. ‒ Dans cet espoir, je vous laisse pour une heure.

Sort Greene, Blackwill et Shakebag se mettent à l’écart.
Entrent ARDEN, FRANCKLIN et MICHEL.

MICHEL.
‒ Je ferais mieux de retourner à Rochester; ‒ le cheval boite tout à fait, et il ne serait pas bon ‒ qu’avec cette douleur-là il allât jusqu’à Feversham. ‒ Peut-être qu’en changeant un fer on le soulagerait.

ARDEN.
‒ Soit ! retournez à Rochester; mais, maraud, veillez ‒ à nous rejoindre avant que nous atteignions la dune de Raynham; car il sera bien tard quand nous arriverons chez nous.

MICHEL.
(à part) ‒ Oui, Dieu le sait, et Blackwill et Shakebag le savent aussi, eux, ‒ tu n’iras pas plus loin que cette dune. ‒ Aussi ai-je blessé mon cheval tout exprès ‒ pour ne pas assister au massacre.

Il sort.

ARDEN.
‒ Allons, maître Francklin, continuez votre récit.

FRANCKLIN.
‒ Je vous assure, monsieur, que vous m’imposez là une rude tâche. ‒ Un sang épais s’amasse sur mon cœur, ‒ et ma respiration est devenue soudain si courte ‒ que je puis à peine articuler un mot. ‒ Jamais je n’ai été saisi d’une si terrible défaillance.

ARDEN.
‒ Eh bien, maître Francklin, allons doucement. ‒ L’excès de poussière, ou peut-être un plat ‒ dont vous aurez mangé à dîner, vous aura sans doute incommodé. ‒ J’ai été souvent indisposé ainsi, et vite remis.

FRANCKLIN.
‒ Vous rappelez-vous où s’arrêtait mon récit ?

ARDEN.
‒ Oui, au moment où le gentleman réprimandait sa femme.

FRANCKLIN.
‒ L’acte dont la femme était accusée ‒ étant attesté par un témoin qui l’avait prise sur le fait, ‒ par la production d’un gant qu’elle avait oublié, ‒ et par maintes autres preuves évidentes, ‒ le mari lui demanda si elle convenait de la chose…

ARDEN.
‒ Voyons sa réponse. Je me demande quelle contenance elle pouvait faire, ‒ après avoir nié avec de si véhémentes protestations ‒ la faute qui venait d’être prouvée à l’instant même.

FRANCKLIN.
‒ D’abord, elle baissa les yeux à terre, ‒ considérant les larmes qui s’en échappaient à flots, ‒ puis elle tira doucement son mouchoir, ‒ et essuya timidement sa figure mouillée de pleurs; ‒ puis elle toussa pour s’éclaircir la voix sans doute, ‒ et s’apprêta avec majesté ‒ à réfuter toutes leurs accusations… ‒ Pardon, maître Arden, je n’en puis plus; ‒ ces battements de cœur me coupent la respiration.

ARDEN.
‒ Allons, nous voici presque à la dune de Raynham : ‒ votre émouvant récit trompe la fatigue du chemin; ‒ je voudrais que vous fussiez en état de le terminer.

SHAKEBAG, à Blackwil.
(à part) ‒ Attention, Will ! je les entends venir.

BLACKWILL.
‒ A l’œuvre, Shakebag, et du courage !

Entre lord CHEINY, suivi de ses gens.

LORD CHEINY.
‒ La nuit est-elle réellement aussi proche ? ‒ ou ce sombre crépuscule contient-il seulement une averse ? ‒ Tiens ! maître Arden !... Heureux de vous rencontrer. ‒ Voilà quinze jours que je désire vous parler. ‒ Vous êtes un étranger, mon cher, pour l’île de Sheppy.

ARDEN.
‒ Tout dévoué toujours au service de votre honneur.

LORD CHEINY.
‒ Viendriez-vous de Londres, sans avoir même un valet avec vous ?

ARDEN.
‒ Mon valet est en arrière, ‒ mais voici mon honnête ami qui est venu avec moi.

Il présente Francklin.

LORD CHEINY, à Francklin.
‒ Vous êtes, je crois, de la maison de milord Protecteur ?

FRANCKLIN.
‒ Oui, mon bon lord, et votre tout dévoué.

LORD CHEINY, à Arden.
‒ Venez souper chez moi, vous et votre ami.

ARDEN.
‒ Je supplie votre honneur de m’excuser… ‒ J’ai promis a un gentleman, ‒ un des mes bons amis, de le rencontrer chez moi. ‒ L’affaire est importante; autrement je serais à vos ordres.

LORD CHEINY.
‒ Voulez-vous venir dîner demain avec moi, ‒ et amener votre honnête ami ? ‒ j’ai à causer avec vous de diverses choses

ARDEN.
‒ Demain nous serons aux ordres de votre honneur.

LORD CHEINY, à ses gens.
‒ Qu’un de vous retienne mon cheval au sommet de la côte. Apercevant Blackwill.
‒ Comment, Blackwill ! A la bourse de qui en veux-tu ? ‒ Tu finiras par être pendu dans le comté de Kent.

BLACKWILL, s’avançant.
‒ Pendu ! non pas ! Dieu garde votre honneur ! ‒ Je suis votre aumônier, voué à prier pour vous (14)[N]
X
Nota del traductor

"(14)"

‒ I am your beadsam, bound to pray for you. De même, dans les Deux gentilshommes de Vérone, Protée dit à Valentin :
Commend thy grievance to my holy prayers,
For I will be thy beadsman, Valentine.
« Recommande ton chagrin à mes saintes prières, car je serai ton aumonier, Valentin. »

.

LORD CHEINY.
‒ Je crois que tu n’as jamais dit une prière de ta vie. ‒ Qu’on lui donne un écu !... ‒ Et toi, drôle, renonce à ce genre de vie. ‒ Si tu te fais pincer, quand ce serait pour une affaire d’un penny, ‒ tu es sûr de tâter de la hart… ‒ Allons, maître Arden, mettons-nous en marche; ‒ vous et moi, nous avons quatre milles à faire ensemble.

Tous sortent, excepté BLACKWILL et SHAKEBAG.

BLACKWILL.
‒ Que le diable vous rompe tous vos cous au bout des quatre milles ! ‒ Mordieu ! je pourrais me tuer de colère. ‒ Sa seigneurie se flanque à la traverse, au moment même où ‒ je le visais au cœur. ‒ Je voudrais que lord Cheiny eût son écu fondu dans la gorge.

SHAKEBAG.
‒ Arden, tu as une chance prodigieuse. ‒ Jamais homme échappa-t-il comme tu l’as fait jusqu’ici ? ‒ Soit ! Je vais décharger mon pistolet dans le ciel, ‒ car Arden ne pourrait pas mourir de cette balle-là.

Il décharge en l’air son pistolet. Entre GREENE.

GREENE.
‒ Eh bien ! est-il à bas ? Est-il dépêché ?

SHAKEBAG.
‒ Oui, dépêché sur Feversham, en parfaite santé, pour notre grande honte.

GREENE.
‒ Mais comment diable, mes maîtres, a-t-il échappé ?

SHAKEBAG.
‒ Au moment où nous allions tirer, ‒ est survenu lord Cheiny qui a empêché sa mort.

GREENE.
‒ Le Seigneur du ciel l’a encore préservé.

BLACKWILL.
‒ Préservé ! Fi donc ! c’est le seigneur ‒ Cheiny qui l’a préservé. ‒ Il l’a invité à dîner chez lui à Shurland; ‒ mais, encore une fois, je saurai bien le retrouver sur la route; ‒ et, quand tous les Cheiny du monde se récrieraient, ‒ je lui logerai demain même une balle dans la poitrine. ‒ Ainsi, Greene, allons à Feversham.

GREENE.
‒ Oui, et excusons-nous auprès de mistress Arden. ‒ Oh ! comme elle enragera en apprenant ceci !

SHAKEBAG.
‒ Eh ! elle croira, je vous le jure, que nous n’osons pas agir.

BLACKWILL.
‒ Eh bien, allons lui conter la chose, ‒ et concertons-nous pour le faire disparaître dès demain.

Ils sortent.

SCÈNE X.

[Feversham. La maison d’Arden.]
Le jour se lève. Entrent ARDEN, ALICE, FRANCKLIN et MICHEL.

ARDEN.
‒ Voyez comme les heures, gardiennes des portes du ciel, ‒ ont balayé les sombres nuages, ‒ en sorte que le soleil puisse bien distinguer le sentier battu ‒ où il a coutume de guider son char d’or. ‒ Le temps est propice. Allons, Francklin, partons.

ALICE.
‒ Je croyais que vous aviez en tête quelque partie de chasse, ‒ en abrégeant ainsi le moment du repos.

ARDEN.
‒ Ce n’est pas la chasse qui m’a fait lever de si bonne heure; ‒ mais, comme je te l’ai dit hier, je dois aller à l’île de Sheppy ‒ pour y dîner chez milord Cheiny, ‒ qui vient de m’inviter d’une façon pressante.

ALICE.
‒ Oui, les bons maris comme vous manquent rarement d’excuse. ‒ L’intérieur est un tracas pour une humeur vagabonde. ‒ Il fut un temps, plût à Dieu qu’il ne fût pas passé ! ‒ où ni honneur, ni titre, ni invitation seigneuriale ‒ n’eût pu vous arracher de mes bras. ‒ Est-ce mon mérite ou votre bienveillance qui a baissé ? ‒ ou l’un et l’autre ?... Toujours est-il que, si le véritable amour peut passer pour un mérite, ‒ je suis toujours digne de votre compagnie.

FRANCKLIN.
‒ Ah ! je vous en prie, monsieur, laissez-la venir avec nous. ‒ Je suis sûr que sa seigneurie l’accueillera bien, ‒ et nous mieux encore, pour l’avoir amenée.

ARDEN.
‒ J’y consens. A Michel.
Maraud, sellez le cheval de votre maîtresse.

ALICE.
‒ Non ! Une faveur mendiée mérite peu de reconnaissance. ‒ Si je partais, notre maison irait à la dérive ‒ ou serait volée. Je resterais donc.

ARDEN.
‒ Ah ! voyez comme vous prenez les choses de travers… ‒ Je t’en prie, viens.

ALICE.
Non, non, pas maintenant.

ARDEN.
‒ Eh bien, qu’en partant je te laisse au moins cette conviction ‒ que ni temps, ni lieu, ni personne ne pourra me changer ‒ et que tu me seras toujours plus chère que ma vie.

ALICE.
‒ C’est ce qui sera prouvé par votre prompt retour.

ARDEN.
‒ Et il aura lieu avant ce soir, si je vis. ‒ Au revoir, douce Alice, nous comptons bien souper avec toi. ‒

Sort Alice.

FRANCKLIN.
Allons, Michel, nos chevaux sont-ils prêts ?

MICHEL.
Oui, vos chevaux sont prêts, mais moi, je ne le suis pas. Car j’ai perdu ma bourse avec trente-six schillings dedans, en rattrapant le cheval de ma maîtresse.

FRANCKLIN, à Arden.
Eh bien, partons en avant, je vous prie, tandis qu’il restera ici à chercher sa bourse.

ARDEN.
Soit, maraud, mais ayez soin de nous rejoindre à l’île de Sheppy, chez milord Cheiny où nous devons dîner.

Sortent Arden et Francklin.

MICHEL, seul.
‒ Que le beau temps vous escorte ! ‒ Car devant vous, dans les ajoncs, Blackwill et Shakebag ‒ sont embusqués, et trop bien embusqués; ‒ et ils vous feront passer l’eau pour un lointain parage ! Entre CLARKE.
Mais qui vient là ? Le peintre, mon rival, celui qui voudrait tant obtenir mistress Suzanne !

CLARKE.
Eh bien, Michel, comment se porte ma maîtresse, et tout le monde ici ?

MICHEL.
Qui ? Suzanne Mosby ? C’est elle qui est votre maîtresse ?

CLARKE.
Oui; comment va-t-elle, elle et tout le reste ?

MICHEL.
Tout le monde va bien, excepté Suzanne : elle est malade.

CLARKE.
Malade ! de quelle maladie ?

MICHEL.
D’une forte frayeur.

CLARKE.
Frayeur de quoi ?

MICHEL.
D’un grand fléau.

CLARKE.
D’un fléau ! Le ciel l’en préserve !

MICHEL.
Oui, certes, d’un fléau tel que vous !

CLARKE.
Ah ! Michel ! la bile vous irrite ! Allons, vous surveillez d’un peu près mistress Suzanne.

MICHEL.
Oui, pour la préserver du peintre.

CLARKE.
Pourquoi plutôt du peintre que d’un valet comme vous ?

MICHEL.
Parce que, vous autres peintres, vous faites toujours un tableau d’une joie fille et que vous gâtez sa beauté sous les coups de brosse.

CLARKE.
Que voulez-vous dire par là ?

MICHEL.
Que, vous autres peintres, vous peignez des brebis sous les cotillons des filles, et que, nous autres valets, nous faisons de vous des béliers, en vous faisant porter des cornes.

CLARKE.
Un autre mot de ce genre vous coûtera une taloche ou un coup.

MICHEL.
Quoi ! un coup de pinceau en guise de coup de dague ? Franchement, votre pinceau est trop faible. Donc tu es trop faible pour avoir Suzanne.

CLARKE.
Je voudrais que l’amour de Suzanne dépendît de ce coup-là.

Il frappe Michel à la tète.
Entrent MOSBY, GREENE et ALICE.

ALICE.
‒ Sur ma vie, je parierais que c’est pour l’amour de Suzanne. A Michel.
‒ Est-ce pour cela que vous n’êtes pas parti avec votre maître ? ‒ N’avez-vous pour vous chamailler d’autre moment ‒ que celui-ci, un moment où de si graves affaires sont en question ?... Au peintre.
‒ Eh bien, Clarke, as-tu fait la chose que tu avais promise ?

CLARKE.
‒ Oui, la voici; un simple coup d’œil, c’est la mort.

ALICE.
‒ Alors, si tout le reste manque, ‒ j’espère que ceci attrapera maître Arden ‒ et rendra sage par la mort celui qui vécut comme un niais. A Mosby.
‒ Pourquoi mettrait-il sa faux dans notre blé ? ‒ Qu’a-t-il à faire avec toi, mon amour ? ‒ Ou pourquoi me gouvernerait-il, moi qui dois me diriger moi-même ? ‒ En vérité, pour une question de décorum il fallait je te quittasse ! ‒ Non, c’est à lui de quitter la vie, afin que nous puissions aimer, ‒ c’est-à-dire que nous puissions vivre. Car qu’est-ce la vie, sinon l’amour ? ‒ Et l’amour doit durer aussi longtemps que persiste la vie, ‒ et la vie doit finir avant que cesse mon amour.

MOSBY.
‒ Ah ! qu’est-ce que l’amour sans la véritable constance ? ‒ C’est un pilier bâti de plusieurs pierres, ‒ dont les membrures n’ont pas été soudées ‒ par du ciment, ni par de bon mortier : ‒ il tremble à la moindre rafale de vent, ‒ et, pour peu qu’on le touche, s’écroule à terre aussitôt, ‒ ensevelissant toute sa splendeur superbe dans la poussière. ‒ Non ! que notre amour soit un roc de diamant ‒ que ne puisse briser ni temps, ni lieu, ni orage !

GREENE.
‒ Mosby, laisse là pour le moment les protestations, ‒ et avisons à ce que nous avons à faire. ‒ J’ai placé Blackwill et Shakebag ‒ dans le fourré, pour y guetter l’arrivée d’Arden. ‒ Allons voir ce qu’ils ont fait.

Ils sortent.

SCÈNE XI.

[Une plage.]
Entrent ARDEN et FRANCKLIN.

ARDEN.
Holà ! batelier ! par où es-tu ?

Entre LE BATELIER.

LE BATELIER.
Voilà ! voilà ! Allez en avant jusqu’au bateau. Je vous suis.

ARDEN.
Nous sommes très-pressés; je t’en prie, partons.

LE BATELIER.
Diantre ! quel brouillard il fait !

ARDEN.
Ce brouillard est symbolique, mon ami; il ressemble au cerveau enfumé d’un bon compagnon qui toute la nuit s’est à moitié noyé dans de l’ale nouvelle.

LE BATELIER.
Il serait fâcheux que le crâne de ce compagnon-là ne fût pas un peu fêlé, pour rendre la cheminée plus large.

FRANCKLIN, au batelier.
L’ami, que penses-tu de ce brouillard ?

LE BATELIER.
Je pense qu’il ressemble à une méchante femme, dans un petit ménage, laquelle n’a pas de cesse qu’elle n’ait mis son mari à la porte avec une paire d’yeux en larmes; alors, à voir la mine du malheureux, on dirait que sa maison est en feu ou que quelqu’un de ses amis est mort.

ARDEN.
Parles-tu ainsi d’après ta propre expérience ?

LE BATELIER.
Peut-être que oui, peut-être que non. Car ma femme est, comme toutes les autres, gouvernée par la lune.

FRANCKLIN.
Par la lune. Comment cela, je te prie ?

LE BATELIER.
Eh bien, d’abord par la pleine lune de Midsummer ! Et puis, ma femme est sujette à une autre lune.

FRANCKLIN.
Oui-dà, une lune qui a ses influences et ses éclipses.

ARDEN.
A ce compte-là, tu figures parfois l’Homme dans la lune.

LE BATELIER.
Oui, mais vous ferez bien de ne pas vous mêler de cette lune-là (16)[N]
X
Nota del traductor

"(16)"

Shakespeare, dans le Marchand de Venise, rappelle ces amours de la chaste Diane :
« Paix ! la lune dort avec Endymion ! »

, de peur que je ne vous égratigne la figure avec mon fagot d’épines.

ARDEN.
Je suis presque suffoqué par ce brouillard. Allons, partons.

FRANCKLIN.
Et en chemin, maraud, donnez-nous de nouveaux échantillons de votre hardiesse paysannesque.

LE BATELIER.
Dites plutôt, monsieur, de ma franche coquinerie.

Ils sortent.

SCÈNE XII.

[Un bruyère.]
Entrent d’un côté BLACKWILL, de l’autre SHAKEBAG.

SHAKEBAG, appelant.
Holà ! Will ! où es-tu ?

BLACKWILL.
Ici, Shakebag, presque dans la gueule de l’enfer, où la fumée m’empêche de voir mon chemin.

SHAKEBAG.
Je t’en prie, parle toujours, que nous puissions nous rejoindre au bruit de la voix; ou je vais tomber dans quelque fondrière, à moins que mes pieds n’y voient mieux que mes yeux.

BLACKWILL.
As-tu jamais vu un temps meilleur pour se sauver avec la femme d’un autre, ou pour jouer avec une donzelle au trou-madame ?

SHAKEBAG.
C’est plutôt un beau temps pour les marchands de chandelles. Car, si ça durait toujours, on ne pourrait jamais ni dîner ni souper sans lumière. Mais morbleau, Will, quels sont donc ces chevaux qui ont passé ?

BLACKWILL.
Quoi ! en as-tu entendu ?

SHAKEBAG.
Oui, certes.

BLACKWILL.
Ma vie contre la tienne, que c’étaient Arden et son compagnon ! Alors toute notre peine est perdue.

SHAKEBAG.
Non, ne dis pas ça; car si c’étaient eux, ils ont pu perdre leur chemin comme nous, et alors nous pouvons avoir la chance de les rencontrer.

BLACKWILL.
Allons, marchons comme un couple de pèlerins aveugles.

Shakebag tombe dans un fossé

SHAKEBAG.
Au secours, Will, au secours ! je suis presque noyé.

Entre LE BATELIER.

LE BATELIER.
Qui est-ce qui appelle au secours ?

BLACKWILL.
Personne ici; c’est toi-même.

LE BATELIER.
Je suis venu secourir celui qui a appelé au secours… Eh bien ! qu’est-ce qui est là dans ce fossé ? Il aide Shakebag à sortir du fossé.
Voilà qui vous apprendra à aller sans guide par un temps pareil.

BLACKWILL, au batelier.
L’ami, quelles gens ont donc passé l’eau ce matin ?

LE BATELIER.
Seulement deux gentlemen qui allaient dîner chez milord Cheiny.

BLACKWILL.
Shakebag, ne te l’avais-je pas dit ?

LE BATELIER.
Çà, monsieur, auriez-vous des lettres à leur faire porter ?

BLACKWILL.
Non, monsieur; détalez.

LE BATELIER.
Avez-vous jamais vu un brouillard comme celui-ci ?

BLACKWILL.
Non, ni un imbécile de votre espèce, assez niais pour mieux aimer se faire couper les jarrets que de passer son chemin.

LE BATELIER.
Allons, vous vous trompez, monsieur, ce n’est pas aujourd’hui jour de boucherie. Montrant Blackwill à Shakebag.
Monsieur, comment s’appelle-t-il, je vous prie ?

SHAKEBAG.
Son nom est Blackwill.

LE BATELIER.
J’espère bien le voir un jour pendu sur une colline.

Il sort.

SHAKEBAG.
Vois donc comme le soleil a dissipé cet épais brouillard; maintenant nous avons manqué le but de notre mission.

Entrent GREENE, MOSBY et ALICE.

MOSBY.
Blackwill ! Shakebag ! que faites-vous ici ? Quoi ! est-ce que l’affaire est terminée ? Est-ce qu’Arden est mort ?

BLACKWILL.
Que pourrait faire de ses armes un homme aveugle ? N’avez-vous pas vu comme jusqu’à présent le ciel est resté sombre, au point qu’on ne pouvait distinguer ni un homme ni un cheval ? Pourtant nous avons entendu leurs chevaux, quand ils ont passé.

GREENE.
Alors ils vous ont échappé, et ils ont passé l’eau.

SHAKEBAG.
Oui, échappé pour quelque temps, mais nous allons rester ici tous les deux, et, à leur retour, nous les rattraperons une bonne fois. Mordieu ! jamais de ma vie je n’ai eu tant de peine pour accomplir une tache aussi légère.

MOSBY, considérant Shakebag.
Comment t’es-tu ainsi barbouillé ?

BLACKWILL.
En faisant un faux pas dans l’obscurité. Il a voulu les rattraper sans guide.

ALICE.
Voici de quoi payer un bon feu et un bon repas. Allez-vous-en à Feversham, à la Fleur de Lys, et reposez-vous là jusqu’à une autre occasion.

Elle leur offre de l’argent.

GREENE, à Alice.
Laissez-moi faire; je me charge de les héberger.

BLACKWILL, empochant l’argent.
Ma foi, mistress Arden, ça nous sera utile, au cas où nous tomberions sur un second brouillard.

Sortent Greene, Blackwill et Shakebag.

MOSBY.
‒ Ces drôles-là ne feront jamais la chose. Renonçons-y.

ALICE.
‒ Dites-moi d’abord ce que vous semble de mon nouveau projet. ‒ Tantôt, quand mon mari reviendra, ‒ vous et moi marchant bras dessus bras dessous, ‒ comme de tendres amis, nous irons au devant de lui, ‒ et nous le narguerons hardiment à sa barbe. ‒ Dès que les paroles deviendront vives, et que les coups commenceront à pleuvoir, ‒ j’appellerai ces coupe-jarrets apostés chez vous; ‒ et eux, comme pour mettre fin à la querelle, ‒ ils blesseront honnêtement mon mari à mort.

MOSBY.
Ah ! bonne idée ! Voilà qui mérite un baiser.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.

[Une ronte menant à Feversham.]
Entrent DICK REED et UN MATELOT.

LE MATELOT.
En vérité, Reed, ça ne t’avancera pas à grand’chose. ‒ Il a la conscience trop large, et il est trop avare ‒ pour renoncer à quoi que ce soit qui puisse contribuer à ton bien-être.

REED.
‒ Il arrive de Shurland, m’a-t-on dit; ‒ je vais l’accoster ici, car, chez lui, ‒ il ne daignerait pas me répondre. ‒ Si les prières, si de loyales supplications sont impuissantes ‒ à battre en brèche son cœur de roche, ‒ je maudirai le ladre, et je verrai ce qu’il en adviendra. Entrent FRANCKLIN, ARDEN et MICHEL.
‒ Le voici justement qui arrive au gré de mon projet… ‒ Maître Arden, je vais faire un voyage en mer, ‒ et je viens à vous pour la pièce de terre ‒ que vous détenez contre toute justice à mon détriment. ‒ Quoique le revenu en soit bien petit, ‒ il soutiendra ma femme et mes enfants ‒ que je laisse ici, à Feversham, Dieu le sait, ‒ dans le besoin et la détresse. Pour l’amour du Christ, rendez-leur cette pièce de terre.

ARDEN.
‒ Francklin, tu entends ce que dit ce garçon ? ‒ Ce qu’il réclame, je l’ai acheté de lui fort cher, ‒ quoique le revenu m’en ait toujours appartenu… ‒ Toi, l’ami, qui me fais cette demande, ‒ si, de ta langue insolente, tu te permets ‒ de déblatérer contre moi, comme j’ai ouï dire que tu le fais, ‒ je t’enfermerai si étroitement douze mois durant, ‒ que tu ne verras ni soleil ni lune. ‒ Fais-y attention; car, aussi vrai que j’existe, ‒ je bannirai toute pitié, si tu me traites ainsi.

REED.
‒ Eh quoi ! tu me dépouilles, et puis tu me menaces ! ‒ Eh bien donc, je te défie, Arden. Fais le mal à ta guise. ‒ Je supplie Dieu de faire quelque miracle ‒ pour te châtier, toi et les tiens. ‒ Je parle ici dans l’agonie de mon âme, ‒ puisse ce morceau de terre que tu me confisques ‒ t’être ruineux et fatal ! ‒ Puisses-tu y être égorgé par tes plus chers amis, ‒ ou y être exposé pour l’étonnement des hommes ! ‒ Puisse-t-il t’y arriver malheur, à toi, ou aux tiens ! ‒ Ou puisses-tu y devenir fou pour y finir tes jours maudits !

FRANCKLIN.
‒ Silence, amer coquin ! Retiens ta langue envieuse ! ‒ Car les malédictions sont comme les flèches lancées droites en l’air ‒ qui retombent sur la tête de celui qui les a décochées.

REED.
‒ Qu’elles tombent où elles voudront ! Quand je serais sur mer, ‒ comme souvent je m’y suis trouvé, au milieu d’une rude tempête, ‒ voyant approcher l’affreuse bourrasque du sud, ‒ et le pilote trembler à la menace de l’ouragan, ‒ et tous les matelots prier à deux genoux, ‒ même à ce moment terrible, je me prosternerais ‒ pour implorer de Dieu, quoi qu’il pût m’advenir, ‒ quelque catastrophe vengeresse qui, en frappant Arden, ‒ attestât au monde tout le mal qu’a fait ce misérable. ‒ Je chargerai de ce soin ma malheureuse femme : ‒ mes enfants apprendront à prier Dieu pour cela, ‒ et moi, je pars en te laissant me malédiction.

Sortent Reed et le matelot.

ARDEN.
‒ C’est le coquin le plus mal embouché de la chrétienté. ‒ Souvent le drôle devient fou furieux. ‒ Ce qu’il dit n’importe guère, ‒ mais je vous assure que je ne lui ai jamais fait tort.

FRANCKLIN.
Je le crois, maître Arden.

ARDEN.
‒ Maintenant que nos chevaux sont allés en avant à la maison, ‒ ma femme viendra peut-être à ma rencontre. ‒ Car Dieu sait que depuis peu elle est devenue passablement aimable, ‒ et que sa mauvaise humeur habituelle ‒ s’est grandement modifiée. ‒ Elle cherche par de bons procédés à racheter ses anciennes fautes.

FRANCKLIN.
‒ Heureux le changement qui améliore ! ‒ Mais, en tous cas, gardez-vous bien de parler ‒ de la chère exquise et magnifique ‒ que nous avons faite chez lord Cheiny; ‒ elle nous en voudrait d’autant plus ‒ de ne pas l’avoir emmenée avec nous. ‒ Je suis sûr qu’elle est froissée d’avoir été laissée à la maison.

ARDEN.
‒ Allons, Francklin, tâchons de presser le pas, ‒ et de la surprendre à l’improviste dans son rôle de cuisinière; ‒ car elle fera, je crois, tous ses efforts pour nous bien traiter.

FRANCKLIN.
‒ Ma foi, il n’est pas au monde de meilleures créatures ‒ que les femmes, quand elles sont de bonne humeur.

Entrent ALICE et MOSBY se tenant embrassés.

ARDEN.
‒ Qui est là ? Mosby ? Quoi ! si familier ! ‒ Insolente catin, et toi, misérable ribaud, ‒ déliez ces bras.

ALICE.
Oui, délions-les avec le plus doux baiser.

ARDEN.
‒ Ah ! Mosby, tu me paieras cela, monstre parjure !

MOSBY.
‒ Mais pas monstre cornu ! Les cornes t’appartiennent.

FRANCKLIN.
‒ Oh ! infamie ! il est temps de dégaîner.

Il dégaîne.

ALICE.
‒ Au secours ! au secours ! on assassine mon mari !

Entrent BLACKWILL et SHAKEBAG l’épée à la main.

SHAKEBAG.
Sangdieu ! qui insulte maître Mosby ? Combat. Arden blesse Mosby, et Francklin touche Shakebag.
A moi, Will ! Je suis touché !

MOSBY.
‒ C’est vous, mistress Arden, que je dois remercier de cette blessure.

Mosby, Blackwill et Shakebag sortent.

ALICE.
‒ Ah ! Arden, quelle folie t’a aveuglé ! ‒ Ah ! jaloux écervelé, qu’as-tu fait ? ‒ Quand, pour te faire fête, ‒ nous venions gracieusement au devant de toi, ‒ tu tires ton épée, enragé de jalousie, ‒ et tu blesses ton ami ‒ qui était bien loin de penser à mal. ‒ Tout cela pour un serrement de mains, pour un méchant baiser ‒ échangé par plaisanterie afin d’éprouver ta patience ! ‒ Ah ! malheureuse que je suis d’avoir imaginé cette farce ‒ qui, commencée dans le rire, a fini dans le sang !

FRANCKLIN.
‒ Morbleu ! Dieu me préserve de plaisanteries pareilles !

ALICE.
‒ Ne nous voyais-tu pas te sourire affectueusement, ‒ alors que nous joignions nos mains et que je baisais sa joue ? ‒ Ne m’as-tu pas dernièrement trouvée extrêmement aimable ? ‒ Ne m’as-tu pas entendue crier : on assassine mon mari ! ‒ N’ai-je pas appelé du secours pour te dégager ? ‒ Non ! tes oreilles, comme tout ton être, étaient ensorcelées. Ah ! quelle malédiction ‒ d’être enchaînée par l’amour à un homme en démence ! ‒ Désormais je serai ton esclave, et non plus ta femme : ‒ car, sous ce doux nom, jamais je ne te contenterai. ‒ Si je suis gaie, aussitôt tu me crois légère. ‒ Suis-je triste ? tu dis que la maussaderie me trouble. ‒ Bien habillé ? tu me crois galante. ‒ Simplement mise ? Je te fais l’effet d’une souillon. ‒ Ainsi, je suis sans cesse, et je serai toute ma vie, ‒ pauvrette, la victime de ton injustice !

ARDEN.
‒ Mais est-il bien vrai que no toi, ni lui, ‒ vous ne pensiez à mal en agissant ainsi ?

ALICE.
‒ Que le ciel soit témoin de l’innocence de nos pensées !

ARDEN.
‒ Alors excuse-moi, chère Alice, ‒ et pardonne cette faute, ‒ oublie-la seulement, et elle ne se renouvellera plus. ‒ Impose-moi une pénitence, et je l’accomplirai; ‒ car je trouve dans ton mécontentement une mort, ‒ oui, une mort plus cruelle que la mort elle-même.

ALICE.
‒ Ah ! si tu m’avais aimée comme tu le prétends, ‒ tu aurais fait attention aux paroles de ton ami, ‒ qui, partant d’ici blessé, disait ‒ avoir reçu ce coup uniquement à cause de ma folle idée. ‒ Et, si tu avais eu le regret profond de ton erreur, ‒ tu l’aurais suivi, tu l’aurais fait panser, ‒ et tu lui aurais demandé pardon du mal que tu lui as causé. ‒ Mon cœur ne sera soulagé que quand tu auras fait cela.

ARDEN.
‒ Calme-toi, chère Alice, ta volonté sera exaucée. ‒ Quoi qu’il en soit, je t’ai outragée, ‒ j’ai blessé un ami, et le remords me punit de mon tort. ‒ Viens toi-même avec moi, ‒ et sois médiatrice entre nous deux.

FRANCKLIN.
‒ Comment, maître Arden ! Savez-vous ce que vous faites ? ‒ Vous allez assister celui qui vous a déshonoré !

ALICE, à Francklin.
‒ Quoi ! peux-tu prouver que j’ai été infidèle ?

FRANCKLIN.
‒ Mosby ne s’est-il pas moqué de votre mari en lui parlant de cornes ?

ALICE.
‒ Oui, après avoir été flétri lui-même ‒ de cette épithète outrageante : monstre parjure ! ‒ S’il a alors prononcé ce mot odieux, ‒ c’est qu’il savait qu’aucune injure ne pouvait irriter davantage un jaloux.

FRANCKLIN.
‒ En admettant que ce soit vrai, il est dangereux pour lui ‒ d’approcher l’homme qu’il vient de blesser.

ALICE.
‒ Une faute confessée est plus qu’à demi réparée. ‒ Mais les gens aussi malveillants que vous ‒ ne font que fomenter des désaccords et des disputes entre les maris et les femmes.

ARDEN.
‒ Je t’en prie, cher Francklin, tais-toi. Je sais que ma femme me conseille pour le mieux. ‒ Je vais trouver Mosby là où on panse sa blessure, ‒ et je pallierai, si je puis, cette malheureuse querelle.

Sortent Arden et Alice.

FRANCKLIN, seul.
‒ Celui qu’entraîne le démon est bien forcé de marcher. ‒ Pauvre gentleman ! comme il est vite ensorcelé ! ‒ Mais, comme c’est sa femme qui le mène, ‒ ses amis ne doivent pas être prodigues de paroles.

Il sort.

SCÈNE XIV.

[Dans la maison de maître Arden.]
Entrent BLACKWILL, SHAKEBAG et GREENE.

BLACKWILL.
Morbleu, Greene, quand donc ai-je été si longtemps à tuer un homme ?

GREENE.
Je crois que nous n’en viendrons jamais à bout. Renonçons-y.

SHAKEBAG.
Non. Sangdieu ! nous le tuerons, dussions-nous être pendus à sa porte pour notre peine.

BLACKWILL.
Tu sais, Greene, que j’ai demeuré à Londres depuis douze années. Là, j’en ai fait marcher plus d’un sur une jambe de bois, rien que pour avoir pris sur moi le haut du pavé; d’autres vont avec des nez d’argent pour avoir dit : Voilà Blackwill qui passe ! J’ai brisé autant de lames que tu as cassé de noix.

GREENE.
O monstrueux mensonge !

BLACKWILL.
Ma foi, je puis presque l’affirmer. Les mauvais lieux m’ont payé tribut. Là, pas une putain n’eût osé s’établir sans s’être d’abord arrangée avec moi pour ouvrir les fenêtres de sa boutique. Pour un mot de travers d’un sommelier, je lui ai percé tous ses barils, l’un après l’autre, avec ma dague, en le tenant par les oreilles jusqu’à ce que sa bière eût toute coulé dehors. Dans Thames Street la charrette d’un brasseur faillit me passer sur le corps; je ne fis pas de façon, j’allai au commis et je lui brisai toutes ses tailles à coche en les lui jetant à la tête. Moi et ma compagnie, nous avons enlevé le constable de son poste, et nous l’avons transporté dans les champs au bout d’une perche. J’ai brisé la tête d’un sergent de justice avec mon épée et mon bouclier. Tous les maîtres de cabarets à dix pences se tenaient chaque matin sur leur seuil avec une chopine de bière dans la main, en disant : « Plait-il à votre révérence de moire ? » Celui qui ne l’avait pas fait était sûr, le soir venu, d’avoir son enseigne abattue et son volet arraché. Pour en finir, que n’ai-je pas fait ? Et pourtant je ne puis faire ceci; sans nul doute, il est préservé par miracle.

Entrent ALICE et MICHEL.

GREENE.
Retirez-vous, Will ! voici mistress Arden.

ALICE.
Ah ! cher Michel, es-tu sûr qu’ils sont réconciliés ?

MICHEL.
Dame, je les ai vus se serrer la main. ‒ En voyant saigner Mosby, maître Arden pleurait même de chagrin ‒ et accusait Francklin d’être la cause de tout. ‒ A peine le chirurgien est-il arrivé, ‒ que mon maître a fouillé dans sa bourse et lui a donné de l’argent. ‒ Pour conclure, il m’a envoyé vous dire ‒ que Mosby, Francklin, Bradshaw, Adam Fowle ‒ et plusieurs autres de ses voisins et amis, ‒ viendraient souper chez nous ce soir.

ALICE.
‒ Ah ! cher Michel, retourne vite, ‒ et, tandis que mon mari se promène à la foire, ‒ dis à Mosby de lui échapper et de venir me trouver. ‒ Et ce soir même toi et Suzanne vous serez unis.

MICHEL.
J’y vais.

ALICE.
‒ En passant, avertis John le cuisinier que nous avons des hôtes, ‒ et dis-lui de faire bien les choses et de ne rien épargner. ‒

Sort Michel.

BLACKWILL.
Ma foi, puisqu’on fait si bonne chère, invitons-nous nous-mêmes. Mistress Arden, Dick, Greene et moi nous comptons souper avec vous.

ALICE.
‒ Et vous serez les bienvenus. Ah ! messieurs, ‒ comment avez-vous manqué votre coup hier soir ?

GREENE.
‒ Ç’a été la faute de Shakebag, ce malheureux coquin.

SHAKEBAG.
‒ Tu m’outrages, j’ai fait autant que personne. ‒

BLACKWILL.
Eh bien, mistress Arden, je vais vous dire comment ça s’est passé. Au lieu de se couvrir avec sa double poignée, il a, par bravade, fait le moulinet au dessus de sa tête. Sur ce, Francklin est venu vigoureusement à lui et l’a atteint; le drôle a rompu : il aurait dû alors avancer du pied et de la main et, par une, deux, riposter à la tête. Lui, comme un imbécile, tient la pointe de son épée à une demi-aune hors de portée. Je le jure, sur ma vie, quand le diable lui-même se battrait contre moi, pourvu qu’il n’eût pas d’autre force que celle de l’escrime, il ne parviendrait pas à me débusquer de cette garde-ci. Il se met en garde.
Je N’en démordrai pas. Un bouclier dans une main habile vaut une citadelle, et vaut mieux qu’un rempart. J’en ai fait l’épreuve… Mosby, voyant ça, a commencé à faiblir. Sur ce, Arden est arrivé l’épée tendue, et en un clin d’œil lui a percé l’épaule.

ALICE.
‒ Oui, mais ce qui m’étonne, c’est qu’alors vous soyez restés tous deux immobiles ! ‒

BLACKWILL.
Ma foi, j’étais si stupéfait, que je ne pouvais frapper.

ALICE.
Ah ! mon cher, s’il avait été tué hier soir, ‒ pour chaque goutte de son sang abhorré, ‒ j’aurais entassé les angelots dans ta main, ‒ et, en outre, je t’aurais embrassé et je t’aurais serré dans mes bras.

BLACKWILL.
Prenez patience, nous n’en pouvons mais maintenant, mais Greene et nous deux, nous allons le traquer dans la foire; nous le tuerons au milieu de la foule, et nous nous esquiverons.

Entre MOSBY, le bras en écharpe.

ALICE.
‒ Ça, c’est impossible, mais voici venir quelqu’un ‒ qui trouvera, j’espère, quelque moyen plus sûr… ‒ Cher Mosby, cache ton bras, il tue mon cœur.

MOSBY.
‒ Oui, mistress Arden, voilà une faveur de vous !

ALICE.
‒ Ah ! ne dis pas cela. Car, lorsque je t’ai vu blessé, ‒ j’ai été tentée de saisir l’arme tombée de ta main, ‒ et de courir sur Arden. Je l’ai juré, ‒ mes yeux, blessés de ce spectacle, ‒ ne se cloront pas que ceux d’Arden ne soient fermés. ‒ Cette nuit, je me suis levée, j’ai marché à travers la chambre, ‒ et, deux ou trois fois, j’ai eu la pensée de le tuer.

MOSBY.
‒ Quoi ! pendant la nuit ! alors nous étions tous perdus.

ALICE.
‒ Mais combien de temps vivra-t-il encore ?

MOSBY.
‒ Sur ma parole, Alice, pas plus tard que cette nuit… ‒ Blackwill et Shakebag, voulez-vous tous deux ‒ exécuter le complot que j’ai médite ?

BLACKWILL.
Oui, sinon tenez-moi pour un coquin.

GREENE.
Et s’il en est besoin, je vous aiderai moi-même.

MOSBY.
Vous, maître Greene, vous détacherez Francklin, ‒ et vous le retiendrez par un long récit de nouvelles étranges, ‒ en sorte qu’il ne vienne pas à la maison avant l’heure du souper. ‒ Moi, je ramènerai maître Arden à la maison, et, comme des amis, ‒ nous jouerons ici une ou deux parties de trictrac.

ALICE.
Eh bien, après ? ‒ Comment sera-t-il tué ?

MOSBY.
‒ Eh bien, Blackwill et Shakebag, enfermés dans le comptoir, ‒ s’élanceront à un mot d’ordre donné.

BLACKWILL.
Quel sera le mot d’ordre ?

MOSBY.
A présent je vous prends, voilà le mot d’ordre. ‒ Mais, quoi qu’il arrive, ne sortez pas avant.

BLACKWILL.
‒ Je vous le garantis; mais qui m’enfermera ?

ALICE.
‒ Moi. Tu garderas toi-même la clef.

MOSBY.
‒ Allons, maître Greene, venez avec moi. ‒ Veillez, Alice, à ce que tout soit prêt pour notre arrivée.

ALICE.
‒ Ne vous inquiétez pas de ça. Ramenez-le-moi, ‒ et, s’il sort encore une fois, prenez-vous-en à moi. Sortent Mosby et Greene.
‒ Va, Blackwill, tu es beau à mes yeux, ‒ et tu es, après Mosby, celui que j’honore le plus. ‒ Au lieu de belles paroles et de larges promesses, ‒ mes mains te feront entendre la musique de l’or. ‒ Comment trouvez-vous ceci ? Allons, mes maîtres, ferez-vous la chose ?

Elle secoue une bourse pleine d’or.

BLACKWILL.
‒ Oui, et magnifiquement encore. Écoutez mon plan. ‒ Que Mosby, en qualité d’étranger, soit placé dans un fauteuil, ‒ et que votre mari s’asseoie sur un tabouret; ‒ de la sorte, je pourrai venir en tapinois derrière lui, ‒ puis avec une serviette je le renverserai à terre, ‒ et je le poignarderai jusqu’à ce que sa chair soit comme un crible. ‒ Cela fait, faites-le porter derrière l’abbaye, ‒ en sorte que ceux qui trouveront son cadavre puissent supposer ‒ qu’un coquin ou un autre l’a assassiné pour son argent.

ALICE.
‒ Le beau plan ! vous allez avoir vingt livres, ‒ et, quand il sera mort, vous en aurez quarante de plus. ‒ En outre, de peur qu’on ne vous soupçonne, si vous restiez ici, ‒ Michel vous sellera deux vigoureux chevaux hongres, ‒ et vous courrez où vous voudrez, en Écosse ou dans le pays de Galles. ‒ Où que vous soyez, je veillerai à ce que vous ne manquiez de rien.

BLACKWILL.
‒ Des paroles comme celles-là vous feraient tuer mille hommes. ‒ Donnez-moi la clef, où est le comptoir ?

ALICE.
‒ Je resterais là pour vous encourager, ‒ si je ne savais combien vous êtes résolus.

SHAKEBAG.
‒ Bah ! vous avez le cœur trop faible. C’est à nous de faire la chose.

ALICE.
‒ Mais Mosby sera là, et ses regards ‒ me mettront dans l’âme un courage extraordinaire, ‒ et feront que je serai la première à me jeter sur l’autre.

BLACKWILL.
‒ Bah ! retirez-vous, c’est à nous de faire la chose. ‒ Quand cette porte se rouvrira, ce sera pour lui le coup de mort.

Blackwill et Shakebag sortent par la porte du comptoir.

ALICE.
‒ Ah ! pour qu’elle se rouvre, je voudrais qu’il fût déjà ici. ‒ Désormais je ne serai plus pressée dans les bras d’Arden ‒ qui, comme les serpents de la noire Tisiphone, ‒ me blessent en m’étreignant. Les bras de Mosby ‒ m’entoureront : fussé-je une étoile, ‒ je ne voudrais pas avoir d’autre sphère que celle-là ! ‒ Il n’y a de nectar que sur les lèvres de Mosby ! ‒ Si Diane lui avait donné un baiser, elle deviendrait, comme moi, ‒ malade d’amour et, de son bosquet liquide, ‒ elle précipiterait Endymion pour enlever Mosby (16). ‒ Qu’on ne me blâme donc pas de tuer un misérable homme ‒ qui n’a pas la moitié des grâces d’Endymion.

Entre MICHEL.

MICHEL.
Madame, mon maître arrive.

ALICE.
Qui vient avec lui ?

MICHEL.
Personne autre que Mosby.

ALICE.
C’est bon, Michel, apporte la table de trictrac, et, quand tu l’auras fait, tiens-toi devant la porte du comptoir.

MICHEL.
Pourquoi ça ?

ALICE.
Blackwill est enfermé là-dedans pour faire la chose.

MICHEL.
Quoi ! est-ce qu’il mourra ce soir ?

ALICE.
Oui, Michel.

MICHEL.
Mais est-ce que Suzanne n’en saura rien ?

ALICE.
Si, car elle sera aussi discrète que nous-mêmes.

MICHEL.
A merveille. Je vais chercher la table de jeu.

ALICE.
Mais, Michel, écoute-moi; un mot ou deux encore ! Quand mon mari sera rentré, ferme la porte sur la rue. Il doit être tué avant que les invités n’arrivent. Sort Michel. Entrent ARDEN et MOSBY.
‒ Mon mari, quelle idée avez-vous de ramener Mosby ? ‒ Si j’ai désiré vous voir réconciliés, ‒ c’était plutôt par sollicitude pour vous que par sympathie pour lui. ‒ Il a pour camarades Blackwill et Greene, ‒ des coupe-jarrets qui pourraient bien vous couper la gorge. ‒ Aussi ai-je trouvé bon de vous réconcilier. ‒ Mais pourquoi maintenant l’amenez-vous ici ? ‒ Vous m’avez fait souper singulièrement en l’offrant à ma vue.

MOSBY.
‒ Maître Arden, votre femme, ce me semble, voudrait que je partisse.

ARDEN.
‒ Non, cher monsieur Mosby. Il faut bien que les femmes bavardent. ‒ Alice, souhaitez-lui la bienvenue, lui et moi nous sommes amis.

ALICE.
‒ Vous pouvez m’y contraindre, si vous voulez. ‒ Mais j’aimerais mieux mourir que de lui souhaiter la bienvenue. ‒ Sa compagnie m’a valu de fâcheuses accointances, ‒ et aussi je ne veux plus le fréquenter.

MOSBY.
(à part) ‒ Oh ! avec quelle ruse elle sait dissimuler !

ARDEN, à Alice.
‒ Maintenant qu’il est ici, vous ne me désobligerez pas ainsi.

ALICE.
‒ Je vous en prie, ne vous fâchez pas, ne soyez pas mécontent; ‒ je lui souhaiterai la bienvenue puisque vous l’exigez… ‒ Vous êtes le bienvenu, maître Mosby, veuillez vous asseoir.

MOSBY.
‒ Je sais que je suis le bienvenu auprès de votre aimable mari; ‒ mais, pour vous, vous ne parlez pas du fond du cœur.

ALICE.
‒ Et si je ne le fais pas, monsieur, croyez que j’ai mes raisons.

MOSBY.
‒ Pardon, maître Arden, je pars.

ARDEN.
Non pas, cher monsieur Mosby.

ALICE.
‒ Vous parti, nous aurons encore assez de convives.

MOSBY.
‒ Je vous en prie, maître Arden, laissez-mo partir.

ARDEN.
‒ Je t’en prie, Mosby, laisse-la bavarder à sa guise !

ALICE, à Mosby.
‒ Les portes sont ouvertes, monsieur, vous pouvez partir.

MICHEL.
(à part) ‒ Non, ça, c’est un mensonge. Car j’ai fermé les portes.

ARDEN, à Michel.
‒ Maraud, apporte-moi une coupe de vin. Je vais les réconcilier. ‒ Et vous, gentille mistress Alice, puisque vous êtes si revêche, ‒ vous commencerez… Ne froncez pas le sourcil, je l’exige.

Michel apporte du vin.

ALICE.
‒ Je vous prie de vous mêler de vos affaires.

ARDEN.
‒ Eh quoi ! Alice, puis-je faire trop pour un homme ‒ dont j’ai, sans cause, mis en danger la vie ?

ALICE.
‒ C’est juste; et, considérant que ç’a été en partie à cause de moi, ‒ je consens à boire à sa santé pour cette fois seulement… ‒ A vous, maître Mosby ! Mais, dorénavant, je vous prie, ‒ soyez-moi aussi étranger que je vous suis étrangère. ‒ Votre compagnie m’a valu de fâcheuses accointances, ‒ et à cause de vous, Dieu le sait, j’ai mérité ‒ qu’en tout lieu on parlât mal de moi. ‒ Cessez donc désormais de fréquenter ma maison.

MOSBY.
‒ Je verrai votre mari en dépit de vous… ‒ Pourtant non ! Arden, j’en atteste le ciel, ‒ tu ne me verras plus, après cette nuit-ci. ‒ J’irais à Rome plutôt que de me parjurer.

ARDEN.
‒ Bah ! je ne veux pas qu’on fasse de ces vœux-là chez moi.

ALICE.
‒ Si ! je vous en prie, mon mari, laissez-le faire ce serment. ‒ A cette condition, Mosby, faites-moi raison.

Elle porte la coupe à ses lèvres.

MOSBY, buvant à son tour.
‒ Oui, aussi volontiers que je désire vivre.

ARDEN.
‒ Allons, Alice, notre souper est-il prêt ?

ALICE.
‒ Il le sera, quand vous aurez fait une partie de trictrac.

ARDEN.
‒ Allons, maître Mosby, que jouerons-nous ?

MOSBY.
‒ Trois parties pour un écu de France, monsieur, ‒ si cela vous plaît.

ARDEN.
Volontiers.

Mosby et Arden s’asseyent à la table de trictrac et jouent.

BLACKWILL, entrebaillant la porte du comptoir.
(à part) ‒ Est-ce qu’il ne peut pas le prendre encore ? Quel ennui !

ALICE, bas à Blackwill.
‒ Pas encore, Will; prends garde qu’il ne te voie.

BLACKWILL, bas à Alice.
‒ Je crains qu’il ne m’aperçoive, quand j’approcherai.

MICHEL, bas à Blackwill.
‒ Pour empêcher cela, glisse-toi entre mes jambes.

MOSBY.
Un as, ou je perds la partie !

ARDEN.
‒ Morbleu, messire, en voilà deux pour un !

MOSBY.
‒ Ah ! maître Arden, maintenant je vous prends !

Ici Blackwill s’élance sur Arden, lui passe une serviette autour du cou, et le renverse en arrière.

ARDEN, criant.
‒ Mosby ! Michel ! Alice ! que voulez-vous faire ?

BLACKWILL.
‒ Rien que vous enlever, monsieur, pas autre chose.

MOSBY.
‒ Voilà pour le fer à repasser dont vous me parliez !

SHAKEBAG.
‒ Et voilà pour les dix livres que j’ai dans ma manche !

ALICE.
‒ Ah ! tu gémis encore ! Eh bien, passez-moi l’arme. ‒ A toi ceci pour avoir entravé l’amour de Mosby et le mien !

MICHEL, essayant de l’arrêter.
‒ Ah ! mistress !

Arden expire.

BLACKWILL, montrant Michel.
Ce coquin-là nous trahira tous !

MOSBY.
‒ Bah ! ne crains rien, il sera discret.

MICHEL.
‒ Eh ! crois-tu donc que je veuille me trahir moi-même ?

SHAKEBAG.
‒ Dans le Southwark habite une joyeuse enfant du Nord, ‒ la veuve Chambley. Je vais droit chez elle, ‒ et, si elle ne veut pas me donner asile, ‒ j’arrache à la gouine jusqu’à sa chemise.

BLACKWILL.
‒ Tirez-vous d’affaire !... Montrant Shakebag.
Lui et moi, nous vous quittons maintenant.

ALICE.
‒ Portons d’abord le corps dans le comptoir.

Ils traînent le cadavre dans le comptoir.

BLACKWILL.
‒ Nous avons notre or… Mistress Alice, adieu ! ‒ Au revoir, Mosby ! Au revoir, Michel !

Blackwill et Shakebag sortent.
Entre SUZANNE.

SUZANNE.
‒ Mistress, les convives sont à la porte ! ‒ Écoutez ! ils frappent. Dois-je les faire entrer ?

ALICE.
‒ Mosby, va, toi, leur tenir compagnie. Mosby sort.
‒ Toi, Suzanne, apporte de l’eau, que nous lavions le sang.

SUZANNE.
‒ Le sang adhère au sol et ne veut pas partir.

ALICE.
‒ Mais je vais le gratter avec mes ongles… ‒ Plus je fais d’effort, plus le sang paraît.

SUZANNE.
‒ Pourquoi cela, madame ? pouvez-vous le dire ?

ALICE.
‒ C’est parce que je ne rougis pas du meurtre de mon mari !

Entre Mosby.

MOSBY.
‒ Ah ça, qu’y a-t-il ? Tout va-t-il bien ?

ALICE.
‒ Oui, tout irait bien, si Arden était encore vivant. ‒ Nous avons beau nous efforcer, son sang reste là.

MOSBY.
‒ Eh bien, jetez des joncs dessus; ne le pouvez-vous pas ? ‒ Cette fille ne fait rien; vite à la besogne !

Suzanne étend des joncs sur le parquet ensanglanté.

ALICE, à Mosby.
‒ C’est toi qui m’as fait l’assassiner.

MOSBY.
Qu’est-ce que cela ?

ALICE.
‒ Ce n’est rien, Mosby, pourvu que ce ne soit pas découvert.

MOSBY.
‒ Garde bien le secret, et la découverte est impossible

ALICE.
‒ Ah ! mais je ne le puis… N’a-t-il pas été tué par moi ? ‒ La mort de mon mari me navre le cœur.

MOSBY.
‒ Elle ne te navrera pas longtemps, chère Alice. ‒ Je suis ton mari, moi. Ne pense plus à lui.

Entrent ADAM FOWLE et BRADSHAW.

BRADSHAW.
‒ Qu’avez-vous, mistress Arden ? Pourquoi donc pleurez-vous ?

MOSBY.
‒ C’est parce que son mari tarde tant à rentrer. ‒ Deux bandits l’ont menacé hier soir, ‒ et elle craint, la pauvre âme, qu’il ne lui soit arrivé malheur.

ADAM.
‒ N’est-ce que cela ? Bah ! il sera ici tout à l’heure.

Entre GREENE.

GREENE.
‒ Eh bien, mistress Arden, vous manque-t-il encore des convives ?

ALICE.
‒ Ah ! maître Greene, avez-vous vu mon mari depuis peu ?

GREENE.
‒ Je l’ai vu tout à l’heure se promenant derrière l’abbaye !

Entre FRANCKLIN.

ALICE.
‒ Je n’aime pas qu’il soit dehors si tard. ‒ Maître Francklin, où avez-vous laissé mon mari ?

FRANCKLIN.
‒ Ma foi, je ne l’ai pas vu depuis ce matin. ‒ Ne craignez rien, il sera ici tout à l’heure. En attendant, ‒ vous ferez bien de dire à ses invités de s’asseoir.

ALICE.
Oui, c’est cela… Maître Bradshaw, asseyez-vous ici; ‒ pas d’objection, je vous prie. Je le veux. ‒ Maître Mosby, asseyez-vous à la place de mon mari.

Les convives s’attablent.

MICHEL, à Suzanne.
(à part) ‒ Suzanne, toi et moi, nous les servirons ! ‒ ou bien tu n’as qu’un mot à dire, et nous nous assiérons aussi.

SUZANNE, à Michel.
(à part) ‒ Paix ! il s’agit de bien autre chose à présent. ‒ J’ai peur, Michel, que tout ne soit découvert.

MICHEL.
(à part) ‒ Bah ! pourvu qu’il soit certain que je t’épouse demain matin, ‒ je ne m’embarrasse guère d’être pendu avant la nuit. ‒ Pourtant, à tout événement, j’achèterai de la mort aux rats.

SUZANNE.
(à part) ‒ Çà, Michel, veux-tu donc t’empoisonner ?

MICHEL.
(à part) ‒ Pas moi, mais ma maîtresse; car j’ai peur qu’elle ne parle.

SUZANNE.
(à part) ‒ Bah! Michel, ne crains rien, elle est assez prudente !

MOSBY.
‒ Morbleu ! Michel, donne-nous une coupe de bière… ‒ Mistress Arden, à la santé de votre mari !

ALICE, vivement.
Mon mari !

FRANCKLIN.
‒ Qu’avez-vous donc, femme, à crier si brusquement ?

ALICE.
‒ Ah ! voisin ! c’est qu’une brusque douleur m’a frappée au cœur ! ‒ L’absence de mon mari tourmente ma pensée. ‒ Je suis sûre qu’un malheur est arrivé; il n’est pas bien, ‒ autrement j’aurais déjà eu de ses nouvelles.

MOSBY.
(à part) ‒ Elle nous perdra par sa sottise.

GREENE.
‒ Ne craignez rien, mistress Arden, il est parfaitement bien.

ALICE.
‒ Ne me dites pas cela, je suis sûre qu’il n’est pas bien; ‒ il n’a pas l’habitude de rester dehors aussi tard. ‒ Bon monsieur Francklin, allez à sa recherche; ‒ et, si vous le trouvez, envoyez-le-moi, ‒ en lui disant quelle inquiétude il m’a causée.

FRANCKLIN.
‒ Je n’aime pas cela. Dieu veuille que tout soit bien ! ‒ Je vais aller à sa recherche, et le trouver, si je puis.

Sortent Francklin, Mosby et Greene.

ALICE, bas, à Michel.
- Michel, comment ferai-je pour nous débarrasser des autres.

MICHEL, bas, à Alice.
‒ Laissez-moi faire, je m’en charge. Haut.
‒ Il est bien tard, maître Bradshaw. ‒ Il y a bien des mauvais coquins par les routes, ‒ et vous avez à traverser plus d’un étroit sentier.

BRADSHAW.
‒ Ma foi, ami Michel, tu dis vrai. ‒ Éclaire-nous donc, je te prie, et prête-nous un falot.

ALICE.
‒ Michel, conduisez-les jusqu’à la porte, mais ne vous attardez pas; ‒ vous savez que je n’aime pas être seule. Sortent Bradshaw, Adam et Michel.
‒ Toi, Suzanne, va dire à ton frère de venir… ‒ Mais pourquoi viendrait-il ? Ici il n’y a rien à craindre. ‒ Reste, Suzanne, reste, et conseille-moi.

SUZANNE.
‒ Hélas ! moi, conseiller ! La frayeur me paralyse l’esprit.

Elles ouvrent la porte du comptoir et regardent le cadavre d’Arden.

ALICE.
‒ Vois, Suzanne, vois ton ancien maître étendu là, ‒ ce cher Arden, souillé de sang et de caillots affreux.

SUZANNE.
‒ Mon frère, vous et moi, nous nous repentirons de cette action.

ALICE.
‒ Allons, Suzanne, aide-moi à emporter son corps, ‒ et que nos larmes amères soient ses obsèques.

Entrent MOSBY et GREENE.

MOSBY.
‒ Eh bien, Alice, où voulez-vous le porter ?

ALICE.
‒ C’est donc toi, cher Mosby ? Alors pleure qui voudra ! ‒ J’ai tout ce que je désire, puisque je jouis de ta vue.

GREENE.
‒ Il est urgent que nous soyons sur nos gardes.

MOSBY.
‒ Oui, car Francklin croit que nous l’avons assassiné.

ALICE.
‒ Oui, mais quand il irait de sa vie, il ne parviendrait pas à le prouver. ‒ Nous allons passer cette nuit en liesse et en fête.

Entre MICHEL.

MICHEL.
‒ Ah ! madame, le maire et tout le guet ‒ se dirigent sur notre maison avec des épées et des hallebardes.

ALICE.
‒ Ferme bien la porte, qu’ils n’entrent pas.

MOSBY.
‒ Dis-moi, chère Alice, comment m’échapperai-je ?

ALICE.
‒ Par la porte de derrière; enjambe la pile de bois, ‒ et couche pour une nuit à la Fleur de lys.

MOSBY.
‒ C’est le meilleur moyen de me livrer.

GREENE.
‒ Hélas ! mistress Arden, le guet va me surprendre ici, ‒ et cela va exciter des soupçons qui, autrement, n’auraient pas de raison d’être.

ALICE.
‒ Eh bien, prenez le même chemin que maître Mosby, ‒ mais commencez par porter le cadavre dans les champs.

SUZANNE, GREENE et MOSBY emportent le cadavre, puis reviennent.

MOSBY.
‒ Maintenant, ma douce Alice, adieu jusqu’à demain; ‒ et surtout n’avouez rien, dans aucun cas.

GREENE.
‒ De a résolution, mistress Alice ! ne nous trahissez pas; ‒ mais restez-nous attachée comme nous vous resterons dévoués.

Mosby et Greene sortent.

ALICE.
‒ Maintenant, que le juge et les jurés fassent tout ce qu’ils voudront; ‒ ma maison est nette, et je ne les crains plus.

SUZANNE.
‒ Comme nous sortions, il a neigé sur toute la route, ‒ ce qui me fait craindre qu’on n’aperçoive la trace de nos pas.

ALICE.
‒ Paix, folle ! la neige la recouvrira.

SUZANNE.
‒ Mais elle avait cessé avant que nous fussions rentrés.

On frappe à la porte.

ALICE.
‒ Écoutez ! écoutez ! on frappe ! Va, Michel, fais-les entrer. Entrent LE MAIRE et le guet.
Eh bien, monsieur le maire, me ramenez-vous mon mari ?

LE MAIRE.
Je l’ai vu entrer chez vous, il y a une heure.

ALICE.
Vous vous trompez; c’était quelqu’un de Londres.

LE MAIRE.
Mistress Arden, est-ce que vous ne connaissez pas un individu appelé Blackwill ?

ALICE.
Je ne connais personne de ce nom; que signifie cette question ?

LE MAIRE.
J’ai un mandat du conseil pour l’arrêter.

ALICE.
(à part) Je suis bien aise que ce soit là tout. Haut.
Mais, monsieur le maire, croyez-vous que je donne asile à de pareilles gens ?

LE MAIRE.
Nous sommes informés qu’il est ici; excusez-nous donc, car nous devons faire une perquisition.

ALICE.
Oui, à votre aise, cherchez dans toutes les chambres. Si mon mari était ici, vous ne vous permettriez pas ça. Les gens du guet se dispersent dans la maison. Entre FRANCKLIN.
‒ Maître Francklin, pourquoi arrivez-vous si consterné ?

FRANCKLIN.
‒ Arden, ton mari et mon ami, est tué.

ALICE.
‒ Ha ! par qui ? pouvez-vous le dire, maître Francklin ?

FRANCKLIN.
‒ Je ne sais pas. Mais son cadavre est là étendu, ‒ derrière l’abbaye, dans le plus lamentable état.

LE MAIRE.
‒ Mais, maître Francklin, êtes-vous sûr que ce soit lui ?

FRANCKLIN.
‒ J’en suis trop sûr ! Plût à Dieu que je me trompasse !

ALICE.
‒ Qu’on découvre les meurtriers ! Il faut qu’ils soient connus !

FRANCKLIN.
‒ Et ils le seront. Venez donc avec nous.

ALICE.
Pourquoi cela ?

FRANCKLIN.
‒ Reconnaissez-vous cette serviette et ce couteau ?

SUZANNE, à Michel.
(à part) ‒ Ah ! Michel ! par ta négligence, ‒ tu nous as tous trahis et perdus.

MICHEL, à Suzanne.
(à part) ‒ J’étais si effrayé que je ne savais pas ce que je faisais; ‒ j’ai cru les avoir jetés tous deux dans le puits.

ALICE, à Francklin.
‒ C’est le sang du cochon que nous avons eu à souper. ‒ Mais pourquoi restez-vous ainsi ? Cherchez les meurtriers.

LE MAIRE.
‒ Je crains que vous ne soyez vous-même du nombre des meurtriers

ALICE.
‒ Moi, du nombre des meurtriers, que signifient ces soupçons ?

FRANCKLIN.
‒ Je soupçonne fort qu’il a été assassiné dans cette maison, ‒ puis emporté d’ici même dans les champs. ‒ Car, à partir du seuil, vous pouvez voir ‒ dans la neige l’empreinte de pas nombreux allant et venant. ‒ Examinez la chambre où nous sommes, ‒ et vous la trouverez souillée de son sang innocent; ‒ car j’ai trouvé des brins de jonc dans ses pantoufles, ‒ ce qui prouve qu’il a été assassiné dans cette salle.

LE MAIRE.
‒ Examinez la place où il avait l’habitude de s’asseoir. ‒ Voyez ! voyez ! son sang ! c’est trop manifeste.

ALICE.
‒ C’est un verre de vin que Michel a répandu.

MICHEL.
Oui, en vérité.

FRANCKLIN.
‒ C’est son sang que tu as répandu, prostituée ! ‒ Mais si je vis, toi, et tes complices, ‒ qui avez conspiré et causé sa mort, ‒ vous vous en repentirez.

ALICE.
‒ Ah ! maître Francklin, Dieu et le ciel peuvent l’attester, ‒ je l’aimais plus que tout au monde. ‒ Mais menez-moi à lui, que je voie son corps.

FRANCKLIN, montrant Michel et Suzanne aux gens du guet.
‒ Emmenez aussi ce coquin et la sœur de Mosby, ‒ et qu’un de vous aille à la Fleur de lys ‒ pour y chercher Mosby et l’arrêter.

Tous sortent.

SCÈNE XV.

[Le faubourg de Southwark.]
Entre SHAKEBAG, seul.

SHAKEBAG.
J’entretenais la veuve Chambly du vivant de son mari; mais, depuis sa mort, elle est devenue si fière, qu’elle n’a plus voulu reconnaître son vieux compagnon. J’étais allé chez elle, espérant y trouver un asile comme d’habitude; mais elle a voulu me jeter à la porte. Moi, bon gré, mal gré, je monte, elle me suit, je la précipite en bas de l’escalier, je lui brise la nuque, je coupe la gorge à son sommelier, et je vais de ce pas les jeter à la Tamise. Je vais passer l’eau et me réfugier dans quelque sanctuaire.

Il sort.

SCÈNE XVI.

[Devant l’abbaye de Feversham.]
Entrent le MAIRE, puis MOSBY, ALICE, FRANCKLIN, MICHEL et SUZANNE, gardés par le guet.

LE MAIRE.
‒ Voyez, mistress Arden ! Là gît votre mari. ‒ Confessez cet horrible crime et repentez-vous.

ALICE, se penchant sur le cadavre.
‒ Arden ! cher mari !... Que dirai-je ? ‒ Plus j’invoque son nom, plus son corps saigne ! ‒ Ce sang me condamne, et tout en jaillissant, ‒ il parle et me demande pourquoi j’ai fait cela… (17)[N]
X
Nota del traductor

"(17)"

C’était, au moyen âge, une opinion généralement accréditée que le corps d’une personne assassinée saignait de nouveau au contact ou à ‘approche de l’assassin. Conformément à cette superstition, Shakespeare, dans Richard III, rouvre en présence de Glocester toutes les plaies du cadavre de Henry VI. Rappelons-nous la magnifique imprécation de lady Anne : « Oh ! messieurs, voyez, voyez ! les blessures de Henry mort ouvrent leurs bouches congelées et saignent de nouveau. Rougis, Richard, amas de noires difformités, car c’est ta présence qui aspire le sang de ces veines froides et vides où le sang n’est plus. Ton forfait, inhumain, monstrueux, provoque ce déluge monstrueux. O Dieu, qui fis ce sang, venge cette mort ! O terre, qui bois ce sang, venge cette mort. »

‒ Pardonne-moi, Arden, je me repens à présent; ‒ et, si ma mort pouvait empêcher la tienne, tu ne mourrais pas. ‒ Lève-toi, cher Arden, et jouis de ton amour, ‒ et ne fronce pas le sourcil, quand nous nous rencontrerons au ciel. ‒ Si je ne t’ai pas aimé sur la terre, au ciel je t’aimerai.

LE MAIRE.
‒ Parle, Mosby. Qu’est-ce qui t’a poussé à l’assassiner ?

FRANCKLIN.
‒ N’étudie pas ta réponse, ne baisse pas les yeux ! ‒ Sa bourse et sa ceinture, trouvés au chevet de ton lit, ‒ attestent suffisamment que tu as commis le crime. ‒ Il est inutile de jurer le contraire.

MOSBY.
‒ J’ai soudoyé deux bandits, Blackwill et Shakebag, ‒ et à nous trois nous avons commis ce meurtre. ‒ Mais pourquoi nous arrêter ici ? Ordonnez qu’on m’emmène.

FRANCKLIN.
Ces misérables n’échapperont pas. ‒ Je vais à Londres chercher un mandat du conseil ‒ pour les appréhender.

Ils sortent.

SCÈNE XVII.

[Le bord de la mer.]
Entre BLACKWILL.

BLACKWILL.
‒ J’ai ouï dire que Shakebag s’est réfugié dans un sanctuaire; ‒ mais moi, je suis tellement poursuivi par la clameur publique, ‒ pour mes menus larcins, ‒ que je ne puis trouver asile dans aucun sanctuaire. ‒ Il faut donc que je me jette dans quelque bateau à huîtres ‒ et que je tâche d’être pris à bord de quelque galiote ‒ pour gagner Flessingue. Impossible de rester ici. ‒ A Sittingburn, les gens du guet ont faillir me prendre; ‒ si je ne m’étais couvert la fête de mon bouclier ‒ et si je n’avais pas forcé leurs rangs a tout risque, ‒ je suis sûr que je n’aurais jamais dépasse cette place; ‒ car le constable avait vingt mandats pour m’appréhender; ‒ et, de plus, je l’avais volé, lui et son domestique, une fois, à Gadshill. ‒ Angleterre, adieu ! Je pars pour Flessingue.

Il sort.

SCÈNE XVIII.

[Feversham. ‒ Une salle de justice.]
Entrent LE MAIRE, puis MOSBY, ALICE, MICHEL, SUZANNE et BRADSHAW, conduits par le guet.

LE MAIRE, aux gens du guet.
‒ Allons, dépêchez-vous d’amener les prisonniers.

BRADSHAW.
‒ Mistress Arden, vous allez paraître devant Dieu, ‒ et je suis, de par la loi, condamné a mort ‒ pour une lettre que j’ai apportée de la part de maître Greene. ‒ Je vous le demande, mistress Arden, dites la vérité. ‒ Étais –je, oui ou non, dans la confidence de votre projet ?

ALICE.
‒ Que puis-je dire ? Vous m’avez, en effet, apporté cette lettre; ‒ mais j’ose jurer que vous n’en connaissiez pas le contenu… ‒ Cessez maintenant de me troubler avec les choses de ce monde, ‒ et laissez-moi songer au Christ, mon sauveur, ‒ dont le sang doit me laver du sang que j’ai versé.

MOSBY.
‒ Combien de temps vivrai-je donc dans cet enfer de souffrance ? ‒ Enlevez-moi loin de cette prostituée.

ALICE.
‒ Prostituée ! ah ! sans toi, je ne l’eusse jamais été. ‒ Quand les hommes ont occasion de nous parler d’amour, ‒ que ne peuvent leurs serments et leurs protestations ! ‒ J’étais trop jeune pour sonder ton infamie, ‒ mais maintenant je la reconnais, et je me repens trop tard.

SUZANNE, à Mosby.
‒ Ah ! cher frère, pourquoi faut-il que je meure ? ‒ Je n’ai rien su du crime avant qu’il fût commis.

MOSBY, à Suzanne.
‒ Je suis plus affligé pour toi que pour moi-même. ‒ Qu’il te suffise de savoir que je ne puis te sauver désormais.

MICHEL, à Suzanne.
‒ Si votre frère et ma maîtresse ‒ ne vous avaient pas promise à moi pur femme, ‒ je n’aurais jamais donné mon consentement à cette horrible action.

LE MAIRE.
‒ Cessez maintenant de vous accuser les uns les autres, ‒ et écoutez l’arrêt que je vais prononcer : ‒ que Mosby et sa sœur soient emmenés immédiatement à Londres ‒ pour être exécutés dans Smithfield. ‒ Que mistress Arden soit conduite à Cantorbéry, ‒ où, suivant la sentence, elle doit être brûlée. ‒ Michel et Bradshaw devront subir la mort à Feversham.

ALICE.
‒ Que ma mort expie toutes mes fautes !

MOSBY.
‒ Malédiction sur les femmes ! Ce sera mon refrain; ‒ mais emmenez-moi d’ici, car j’ai vécu trop longtemps.

SUZANNE.
‒ Puisqu’il n’y a plus d’espoir sur la terre, mon espoir est dans le ciel.

MICHEL.
‒ Ma foi ! tout m’est égal, puisque je meurs avec Suzanne.

BRADSHAW.
‒ Que mon sang retombe sur la tête de celui qui a prononcé la sentence !

LE MAIRE.
‒ Que tous soient exécutés au plus vite.

Ils sortent.

ÉPILOGUE.

Entre FRANCKLIN.

FRANCKLIN.
‒ Ainsi vous avez vu la véridique histoire de la mort d’Arden. ‒ Quant aux bandits Shakebag et Blackwill, ‒ le premier s’est réfugié dans un sanctuaire, et, ayant été attiré au dehors, ‒ a été tué dans South wark, comme il se rendait ‒ à Greenwich, résidence du lord Protecteur. ‒ Blackwill a été brûlé sur un bûcher à Flessingue. ‒ Greene a été pendu à Ospringe, dans le Kent. ‒ Le peintre s’est enfui, et nous ne savons comment il est mort. ‒ Mais ceci surtout est à remarquer : ‒ le cadavre d’Arden a été trouvé dans le champ même ‒ qu’il avait extorqué à Reed par force et par violence. ‒ L’empreinte de son corps se voyait encore sur le gazon, ‒ plus de deux ans après l’accomplissement du crime. ‒ Messieurs, nous espérons que vous serez indulgents pour cette tragédie toute nue, ‒ qu’on n’a surchargée d’aucun ornement raffiné, ‒ pour la rendre agréable à l’oreille ou à l’œil. ‒ Car la simple vérité charme suffisamment, ‒ sans avoir besoin du lustre des attraits empruntés.

FIN D’ARDEN DE FEVERSHAM.