Giovanni Battista Guarini, Il Pastor Fido

Le berger fidelle





Texto utilizado para esta edición digital:
Guarini, Battista. Le berger fidelle. [Il Pastor Fido]. Traduit par l’Abbé Antoine de Torche. París: Claude Barbin, 1680.
Encodage du texte numérique pour EMOTHE:
  • Soler Sasera, Eva
  • Carmen Cerdán, Rodrigo

Argument

Les Habitants de l’Arcadie avoient accoûtumé de sacrifier sous les ans à Diane une jeune fille du Pays, pour faire cesser les maux dont ils êtoient cruellement affiigez, et L’Oracle leur avoir conseillé ce sanglant sacrifice, comme un remede à toutes leurs miseres. Quelque – temps après l’ayant encore consulté, pour luy demander s’ils ne verroient jamais la fin de leurs infortunes, ils en receurent cette réponse:

Vous ne verrez, jamais la fin de vos malheurs,
que l’Amour n’ait uny deux cœurs,
qui descendent tous deux d’une Race immortelle ;
et qu’un Berger Fidelle et genereux,
n’ait reparé l’honneur d’une Femme infidelle,
par la noble ardeur de ses feux.

Montan, Sacrificateur de Diane, et qui descendoit de la race d’Hercule, se crût obligé par ces paroles de proposer Silvio, son fils unique, pour être solemnellement accordé à la belle Amarillis, fille de Titire, qui tiroit son origine du Dieu Pan. Quoy que les Peres n’oubliassent rien pour avancer ce Mariage, on ne pouvoir pourtant l’accomplir comme l’on desiroit, parce que Silvio ne se plaisant qu’à la Chasse, vivoit fort insensible à l’Amour. D’ailleurs, un Berger nommé Mirtil, que l’on croyoit être fils de Carin, et qui êtoit nouvellement arrivé en Arcadie, aimoit passionnément Amarillis, qui ne le haïssoit pas ; mais elle n’osoit luy faire connoître ses sentiment, parce que la Loy punissoit de mort celle qui violoit sa foy. Ce fut une occasion à Corisque, pour perdre cette fille, qu’elle ne pouvoit souffrir, parce qu’elle avoit de l’Amour pour Mirtil ; et par la mort de sa Rivale, elle esperoit surmonter la confiance de ce Berger. Elle usa de tant de ruses et de tant de fausses confidences, qu’elle fit rencontrer ces deux Amans dans une Caverne, où êtant surpris par un Satyre, et accusez devant le grand Prêtre, on donna à cette rencontre une autre cause que la veritable.
Amarillis ne pouvant justifier son innocence, est condamnée à la mort : mais Mirtil, malgré la jalousie que Corisque avoit fait naître dans son cœur, fait dessein de mourir pour elle ; car la Loy, qui ne punissoit que les Femmes, permettoit aux Hommes de souffrir la mort pour celles qui êtoient condamnées. Il est donc conduit au lieu où se devoit faire le sacrifice ; et Montan, qui devoit executer l’Arrest comme Sacrificateur, alloit donner le coup qui luy devoit ôter la vie, lors que Carin, qui passoit pour le Pere de Mirtil, et qui le cherchoit en tous lieux, arriva dans ce moment. Il le voit dans un êtat pitoyable, sur le point de recevoir la mort ; et comme il ’ne l’aimoit pas moins que s’il eût été son fils veritable, il interrompt le sacrifice, fait voir qu’il est êtranger, et pour cette raison incapable, selon la Ley, de mourir pour un autre : Mais, fans y penser, il découvre insensiblement que Mirtil êtoit fils du Prêtre Montan, et que dans son enfance il, avoit été emporté par un Torrent. Le Sacrificateur s’affligeoit extrêmement, de se voir obligé d’être l’executeur de la Loy contre son propre Fils ; et ressentant toutes les peines qu’inspire la nature dans ces rencontres, il est heureusement éclaircy par l’aveugle Prophete Tirene, de l’accomplissement de l’Oracle. Il luy fait voir que les Dieux ne demandent point cette victime, et que la fin des miseres de l’Arcadie étoit arrivée, puisque l’Amour avoit uny deux personnes d’une divine Race, et que la fidelité de Mirtil avoit reparé l’infidelité de Lucrine ; de sorte qu’ils demeurent d’accord que la belle Amarillis doit épouser Mirtil, et que ce mariage est l’heureux accomplissement de l’Oracle.
Cependant Silvio êtant devenu amoureux de Dorinde, qu’il avoit blessée à la chasse, pensant tirer sur une Bête, épouse cette Belle qui l’avoit si fort aimé ; et lors qu’Amarillis et Mirtil goûtent les douceurs de leurs Amours, Corisque se repentant de sa malice, aprés avoir obtenu pardon des Amans, dont elle avoit troublé le repos, se dispose enfin à changer de vie.


LES PERSONNAGES

SILVIO, Fils de Montan
LINCO, Ancien serviteur de Montan
MIRTIL, Amoureux d’Amarillis
ERGASTE, Confident de Mirtil
CORISQUE, Nymphe Amoureuse de Mirtil
MONTAN, Pere de Silvio, et Sacrificateur
TITERE, Pere d’Amarillis
DAMETE, Vieux serviteur de Montan
SATYRE, Amoureux de Corisque
DORINDE, Nymphe amoureuse de Silvio
LUPIN, Valet de Dorinde
AMARILLIS, Fille de Titire
NICANDRE, Premier Ministre des Prestres
CORIDON, Amoureux de Corisque
CARIN, Pere putatif de Mirtil
URANIN, Vieillard, compagnon de Carin
LE MESSAGER
TIRENE, Prophete aveugle

ACTE I

SCENE PREMIERE

SILVIO, LINCO.

SILVIO
1
Il est temps de donner le signal de la Chasse,
2
du Monstre de nos Bois il faut dompter l’audace,
3
puis que vous le tenez dans les toiles enclos :
4
du cor et de la voix réveillez le courage
5
de ceux qui dans voisinage
6
goûtent la douceur du repos.
7
S’il fut jamais Berger dans toute l’Arcadie,
8
saisi de cette belle et noble maladie,
9
qui nous pousse à chercher Diane et ses combats,
10
s’il fut jamais piqué d’une innocente gloire,
11
et fi de nos Forests il aime les appas,
12
et les nobles plaisirs d’une juste victoire,
13
qu’il le montre à ce jour, et qu’il suive mes pas.
14
Dans un petit espace on a poussé la Beste
15
qui doit être nôtre conquest[r]e;
16
ce Sanglier affreux, l’horreur de nos Forests,
17
et ce Monstre de la nature,
18
qui ravage tous nos guerets,
19
et ne laisse à nos yeux qu’une triste peinture :
20
par toute la Campagne il [s]eme la terreur,
21
c’est l’enorme habitant de l’obscure Erimante,
22
par tout il jette l’épouvante,
23
et fait trembler la Laboureur.
24
Allez et réveillez l’Aurore paresseuse,
25
que le bruit des Chasseurs luy fasse ouvrir les yeux,
26
cependant nous irons solliciter les Dieux
27
de rendre nôtre Chasse heureuse:
28
c’est presque achever un dessein
29
que l’on a conceu dans le sein,
30
que de bien commencer l’ouvrage;
31
et cét heureux commencement,
32
qui nous inspire du courage,
33
ne vient que du Ciel seulement.

LINCO
34
Silvio, ta vertu me donne un rare exemple
35
d’honorer les Dieux dans leur Temple;
36
mais, pourquoy troubler le sommeil
37
des Ministres des Dieux qui dorment tous encore?
38
Sur le haut de ce Mont ou ne voit point l’Aurore
39
leur venir annoncer le retour de Soleil.

SILVIO
40
Ta paupiere est à demy close,
41
et tu crois que chacun à cette heure repose.

LINCO
42
A quoy t’amuses-tu dans tes plus jeunes ans?
43
Si j’avois comme toy tant de dons en partage,
44
cette jeunesse et ce printemps,
45
et les charmes de ton visage,
46
sans doute j’en userois mieux;
47
et loin de méprisences richesses des Cieux,
48
au lieu de poursuivre des Bestes,
49
et d’affecter le nom de celebre Chasseur,
50
le voudrois fairé ailleurs de plus belles conquestes,
51
et passerois ma vie avec plus de douceur.

SILVIO
52
Que ton inconstance est extrême!
53
ton esprit agité de divers mouvemens,
54
ne m’inspira jamais de pareils sentiments;
55
d’où vient que je te voy si contraire à toy-même?

LINCO
56
Un âge different demande d’autres soins;
57
si j’étois Silvio je n’en ferois pas moins.

SILVIO
58
Et si j’étois Linco, je suivrois sa methode;
59
mais êtant Silvio, je veux vivre à ma mode.

LINCO
60
Pourquoy parmy tant de hazards
61
vas-tu chercher si loin une Beste sauvage ?
62
Il en est une icy qui fait plus de ravage,
63
et qui merite mieux la pointe de tes dards.

SILVIO
64
Linco, tu veux railler par des contes frivoles.

LINCO
65
C’est toy, jeune garçon, qui ris mes paroles.

SILVIO
66
Mais cette Beste encore est-elle prés de nous ?

LINCO
67
Aussi prés, Silvio, que tu l’es de toy-même;
68
tu peux, quand tu voudras, l’abattre sous tes coups.

SILVIO
69
J’en conçois une joye extrême;
70
mais dans quelle Forest choisir-elle son fort,
71
pour éviter les traits d’une sanglante mort ?

LINCO
72
Ton cœur est la Forest; et puisqu’il le faut dire,
73
ton invincible cruauté
74
est la bestre qui s’y retire
75
avecque trop de seureté.

SILVIO
76
Je sçavois bien, Linco, que tu pretendois rire,
77
et te joüer de ma credulité.

LINCO
78
Je connois une Nymphe, et si jeune et si belle,
79
qu’elle est digne d’être immortelle,
80
dont le teint est plus frais, plus vermail et plus fin,
81
qu’une Rose qu’on vient de cueillir le matin
82
dans la saison nouvelle.
83
Le Cygne n’a point de douceur,
84
ny son plumage de blancheur,
85
qui puisse justement disputer l’avantage
86
a la blancheur de son visage :
87
aussi ne voit-on point de Berger parmy nous,
88
qui ne soûpire en vain pour des charmes si doux :
89
cette Beauré t’est reservée,
90
les Hommes et les Dieux pour toy l’ont conservée;
91
tu peux la posseder et remplir tes desirs,
92
sans pousser de ton cœur ny plaintes ny soûpirs :
93
cependant plus heureux que sage,
94
tu fuis cette jeune Beauté,
95
et je ne diray pas, que ton cœur est sauvage,
96
et que du Marbre même il à la dureté ?

SILVIO
97
Si tu nommes cruel un cœur en liberté,
98
qui n’a ny Maître ny Maîtresse;
99
je veux bien à ce prix aimer la cruauté,
100
et comme une Vertu la reverer sans cesse.
101
Puis qu’elle a surmonté ce petit Dieu vainqueur,
102
mille fois plus à craindre qu’elle,
103
le luy seray toûjours fidelle,
104
et je ne veux jamais la bannir de mon cœur.

LINCO
105
Tu n’as point sur l’Amour remporté de victoire,
106
puisque de l’éprouver tu n’eus jamais la gloire.

SILVIO
107
J’ay trouvé le moyen de vaincre ses appas,
108
en évitant sa force, et ne l’éprouvant pas.

LINCO
109
Ha ! si par un pouvoir suprême,
110
amour t’obligeoit une fois
111
a vivre sous ses douces loix;
112
si tu sentois la joye et le plaisir extrême
113
d’aimer fort tendrement, et d’être aimé de même;
114
ton cœur par un transport, agreable et soudain,
115
ne seroit plus farouche, et deviendroit humain;
116
et ton ame pour lors, sensiblement ravie
117
dans une amoureuse langueur,
118
dirioit, en soûpirant : dounce et charmante vie,
119
pourquoy viens-tu si tard te montrer à mon cœur ?
120
Quitte, jeune Garçon, les Forests et les Bestes,
121
et du Dieu de l’Amour augmente les conquestes.

SILVIO
122
Dy ce que tu voudras afin de m’enflâmer,
123
asseure qu’il n’est rien de si doux que d’aimer,
124
loin d’être consumé des amoureuses flâmes,
125
je donnerois toutes les Dames
126
pour une Bestre de ce Bois
127
que mon Chien auroit pris et reduit aux abois.
128
Tous les autres plaisirs sont pour moy des supplices :
129
se plonge qui voudra dans ces molles delices,
130
je ne suis point d’humeur de m’en inquieter;
131
car enfin je ne puis, ny ne veux les goûter.

LINCO
132
Hé ! que peux-tu goûter, si ton cœur insensible,
133
a l’amour est inaccessible,
134
et si tu fuis comme un tourment
135
ce qui de l’Univers fait tout le mouvement :
136
croy-moy, jeune Garçon, le temps viendra peutêtre,
137
que l’Amour malgré toy, se montrera ton maître.
138
Il arrive souvent qu’il nous veut faire voir,
139
quelle est sa force et son pouvoir :
140
appren, sur ce sujet, ma triste experience,
141
dans l’âge où tu me vois j’éprouve sa puissance.
142
Tu sçauras qu’il n’est point de plus grand déplaisir,
143
que d’avoir dans le cœur un amoureux desir
144
sous les neiges d’une vieillesse,
145
qui n’est rien que foiblesse :
146
car plus on s’efforce à guerir
147
le mal qui nous possede,
148
et plus il nous reste à souffrir
149
par le mal et par le remede.
150
Mais s’il arrive que l’Amour
151
attaque un jeune cœur par de fortes piqûres,
152
il met du baûme à ses blessûres
153
et les guerir un jour :
154
s’il le fait gemir sous ses chaînes,
155
l’esperance adoucit ses peines :
156
et s’il le blesse pour un temps,
157
il sçait tendre à la fin tous ses desirs contents.
158
Que si dans l’âge où les années
159
font mourir la chaleur, et blanchir les cheveux,
160
les malheureuses destinées
161
permettent que l’on soit fortement amoureux;
162
dans cét âge où l’on doit accuser sa foiblesse,
163
plûtôt que les rigueurs d’une fiere Maîtresse;
164
c’est pour lors que manquant d’espoir,
165
on souffre des peines cruelles,
166
et que l’Amour donnant des atteintes mortelles,
167
exerce un rigoureux pouvoir,
168
dans cette saison languissante,
169
si nous cherchons de la pitié,
170
que ce malheur est grand, si contre nôtre attente
171
nous ne pouvons avoir ces marques d’amitié :
172
mais je trouve ce sort encor plus déplorable,
173
lorsqu’à nos tristes [v]œux on se rend favorable :
174
ainsi ne previen pas dans la saison des fleurs,
175
de l’âge languissant les visibles malheurs;
176
car si ta vieillesse est touchée
177
d’un amoureux desir,
178
la pointe n’en pourra jamais être arrachée;
179
et tu ressentiras un doub e déplaisir,
180
de n’avoir pas voulu, quand tu pouvois le faire,
181
te guerir et te satisfaire,
182
et de ne pouvoir pas dans l’effort de tes vœux,
183
accomplir tes desirs, et couronner tes feux.
184
Quitte, jeune Garçon, les Forests et les Bestes,
185
et du Dieu de l’Amour, augmente les conquestes.

SILVIO
186
Quoy, Linco, ne peut-on vivre jamais heureux,
187
si le cœur n’entretient des desirs amoureux ?
188
Ne faut-il à l’Amour jamais être rebelle ?

LINCO
189
Dy-moy, si dans cette saison
190
qui paroît à nos yeux si charmante et si belle,
191
quand le monde se renouvelle,
192
que les plus belles fleurs sortent de leur prison,
193
au lieu des campagnes fleuries,
194
au lieu des riantes prairies,
195
si tu voyois par tout les arbres dépoüillen,
196
et les prez sans être émaillez :
197
enfin si tu voyois sans fleur et sans verdure
198
les collines et les forêts,
199
tu dirois que le monde a perdu ses attraits;
200
qu’il languit avec la nature :
201
et pourquoy n’as-tu point le même étonnement,
202
d’être sans nul amour et sans nul sentiment ?
203
Sçache enfin que le Ciel dont nous sommes l’ouvrage,
204
et qui regle tous nos momens,
205
nous a donné des sentiment
206
conformes à nôtre âge.
207
Et comme il ne sied pas d’être parmy les ris,
208
quand on est accablé du poids de la vieillesse,
209
et qu’on ne trouve rien si digne de mépris
210
qu’un amoureux à cheveux gris;
211
certes aussi quand la jeunesse
212
méprise le plus grand des Dieux,
213
qu’elle combat l’amour et choque sa puissance,
214
elle choque l’ordre des Cieux,
215
et la Nature s’en offense.
216
Jette icy par tout tes regards,
217
et voy ce qui de toutes parts
218
te divertit et t’environne.
219
Cette beauté de l’Univers,
220
et tous ces ornemens divers
221
qu’aux desirs des mortels la nature abandonne,
222
ce sont les effets de l’amour,
223
qu’elle nous montre chaque jour.
224
Enfin tout aime dans le monde,
225
le Ciel, la Terre et l’Onde.
226
Et cette Etoile que tu vois,
227
Qui prévient les rayons de la naissante Aurore,
228
brûle d’Amour encore :
229
elle qui fait aimer les Sujets et les Rois,
230
obeït à son Fils et reconnoît ses Loix;
231
peut-estre que c’est l’heure où malgré son envie
232
elle vient de quitter son bien-heureux Amant,
233
et finir les plaisirs les plus doux de la vie
234
que l’on goûte en aimant :
235
voy comme elle paroît brillante,
236
et comme son Amour la rend plus éclatante;
237
les Ours et les Lions au milieu des forests,
238
de l’Amour ressentent les traits;
239
dans la Mer les Dauphins, et les lourdes Baleines,
240
eprouvent à leur tour les amoureuses peines :
241
et ce petit Oyseau dont le chant est si doux,
242
qui vole d’arbre en arbre inquiet et jaloux,
243
si nous entendions son langage,
244
ou bien, si comme nous, il pouvoit s’exprimer,
245
il diroit qu’il languit dans un doux esclavage,
246
et qu’il est trop heureux d’aimer :
247
mais il est vray qu’il brûle, et son cœur luy fait dire,
248
par ces charmans concerts son amoureux martyre,
249
et celle qui le cause écoute ses soûpirs,
250
que luy portent les doux Zephirs.
251
A ses tristes accens, elle répond de même,
252
et luy dit à son tour, qu’elle brûle et qu’elle aime.
253
Ce même Dieu qui cause et qui guerir nos maux,
254
porte encore sa flâme au milieu des troupeaux,
255
et leurs gemissemens sont des marques certaines
256
du feu qui brûle dans leurs veines.
257
Dy-moy, je te prie, entre nous;
258
crois-tu que le Lion rugisse de courroux ?
259
Connoy mieux le pouvoir de l’amoureux empire;
260
quand le Liou rugit, c’est d’amour qu il soùpire;
261
toutes choses enfin aiment en ces bas lieux,
262
resisteras-tu seul au plus puissant des Dieux ?
263
et lors que dans le Ciel, sur la Terre, et sur l’Onde,
264
sa puissance paroît à nulle autre seconde,
265
par le nombre des cœurs qu’il soûmet chaque jour,
266
le cœur de Silvio sera-t-il sans amour ?
267
Quitte, jeune Garçon, les forests et les bestes,
268
et du Dieu de l’amour augmente les conquestes.

SILVIO
269
Quoy ? ne m’éleves tu dés mes plus jeunes ans,
270
que pour inspirer à mon ame
271
tous ces effeminez et lâches sentimens
272
que produit dans les cœurs une amoureuse fláme ?
273
Linco, puisque tu me conduis,
274
souvien-toy de toy-même, et songe qui je suis.

LINCO
275
Silvio, je suis homme, et fais gloire de l’être,
276
et toy qui le devrois paroître,
277
ecoute les douceurs de cette passion,
278
qui flate et qui charme les hommes :
279
que si tu suis encor ton inclination,
280
et souffres à regret d’être ce que nous sommes,
281
bien loin de t’égaler aux Dieux,
282
tu deviendras semblable aux bestes de ces lieux.

SILVIO
283
Le grand et le fameux Alcide,
284
la noble source de mon sang,
285
dans le sejour des Dieux ne tiendroit point de rang,
286
si ce Heros fameux d’un courage intrepide,
287
avant qu’avoir dompté tant de monstres divers,
288
n’eût triomphé d’amour, et brisé tous ses fers.

LINCO
289
Comment ? tu t’abuses toy-même.
290
Helas que ton erreur sur ce point est extrême!
291
Que je plains ton aveuglement!
292
où serios-tu presentement,
293
si ce Heros si redoutable
294
n’eust senty de l’amour la flâme inévitable?
295
Si par mille et mille combats
296
il signala par tout la force de son bras;
297
s’il remporta toûjours l’honneur de la victoire,
298
il en doit à l’Amour et le fruit et la gloire :
299
sçais-tu que l’on a veu ce Heros glorieux,
300
dont la force êtoit sans égale,
301
languir pour la charmante Onfale,
302
et montrer hautement le pouvoir de ses yeux:
303
souvent pour plaire à cette belle,
304
il s’habilloit comme elle,
305
et charmé d’un objet si beau
306
il quittoit sa massuë, et tournoit le fuseau.
307
Ainsi dans le beau sein de sa chere Maîtresse,
308
comme en un port d’Amour favorable à ses vœux,
309
il alloit soulager ses travaux et ses feux.
310
Parmy les doux plaisirs d’une aimable tendresse,
311
les amoureux soûpirs que l’on pusse en aimant,
312
apportent du soulagement
313
a routes les peines passées,
314
et pour les hauts projets élevent nos pensées.
315
Et comme […er] le plus dur,
316
si d’un metal plus doux il souffre l’alliance,
317
se laisse manier, s’affine, devient pur,
318
et sert aux grands desseins de la magnificence :
319
tel est un courage indompté,
320
qui par sa fureur emporté,
321
trouve souvent des précipices;
322
si l’amour ramolit sa brutale fierté
323
par ses plus charmantes delices,
324
il change tout à coup ses inclinations,
325
et son ame est plus propre aux belles actions.
326
Veux-tu donc imiter ce Heros invincible ?
327
Veux-tu te montrer aujourd’huy
328
digne de son sang et de luy ?
329
Commence à devenir moins fier et plus sensible,
330
aime la chasse, j’y consens,
331
mais aime Amarillis, et ses feux innocens.
332
si tu fuïs Dorinde et sa flâme,
333
bien loin de t’en blâmer, j’approuve ce mépris;
334
parce qu’enfin une belle ame,
335
et le cœur d’un Heros qui de gloire est épris,
336
garde tout son amour et toute son estime
337
pour son épouse legitime.

SILVIO
338
Que dis-tu mon épouse ? Elle n’est pas pour moy.

LINCO
339
Ne te souviens tu pas d’avoir receu sa foy ?
340
Ne pousse pas plus loin ton orgüeil temeraire,
341
et ne t’attire pas la celeste colere.

SILVIO
342
La liberté de l’Homme est un present des Cieux,
343
que ne forcent jamais les hommes ny les Dieux.

LINCO
344
Rien ne fait violence à ton ame rebelle,
345
mais le Ciel te convie à te montrer fidelle,
346
a ton heureux Hymen il promet tant d’honneur,
347
qu’il nous doit tous combler de gloire et de bonheur.

SILVIO
348
Vrayment c’est bien des Dieux le soin et la pensée
349
et leur ame sans doute en est embarassée.
350
Souffre que je te parle aujourd’huy franchement,
351
je suis Chasseur, et non Amant,
352
je dédaigne l’amour des Nymphes les plus belles :
353
pour toy qui n’as jamais soûpiré que pour elles,
354
contente si tu peux tes amoureux desirs,
355
et va-t’en en repos songer à ces plaisirs.

LINCO
356
Ha cruel ? je voy bien que ta noble origine,
357
n’est ny celeste ny divine.
358
Ce n’est ny Venus ny l’Amour;
359
mais c’est quelque Eurie à qui dois le jour.

SCENE II

MIRTIL, ERGASTE

MIRTIL
360
Impitoyable Amarillis,
361
pour qui mon cœur languit, soûpire, et se consume;
362
ton nom et mon amour sont remplis d’amertume,
363
et ton teint est plus blanc mille fois que le lis :
364
mais aussi ton humeur, malgré tous mes hommages,
365
a plus de cruauté que les bestes sauvages.
366
Si lors que je me plains de mon [r]ude tourment,
367
mes pleurs et mes soûpirs attirent ta colere;
368
Hé bien, cruelle ! pour te plaire
369
je mourray sans pousser un soupir seulement :
370
mais les montagnes et les plaines,
371
et ces sombres forests où mille fois le jour
372
je fais dire aux échos ton nom et mon amour,
373
te parleront assez de mes cruelles peines.
374
Pour plaindre mon tourment, les vents murmureront,
375
et les fontaines pleureron[t];
376
la pitié, la douleur peintes sur mon visage,
377
en diront encor davantage;
378
et quand ces insensibles corps,
379
pour parler de mon mal ne feroient point d’efforts;
380
mon trépas parlera de mon cruel martyre,
381
et ma mort te dira ce que je n’ose dire.

ERGASTE
382
Je sçay bien que l’amour est un rude tourment,
383
mais il a plus de violence,
384
lors qu’un respectueux silence
385
le retient dans le cœur d’un malheureux Amant;
386
et lors qu’il luy défend les soûpirs et la plainte,
387
ce feu qui brûle dans son cœur,
388
ne pouvant souffrir la contrainte
389
prend une nouvelle vigueur;
390
ce qui s’oppose à son passage,
391
augment sa rapidité,
392
et quand il est captif il fait plus de ravage
393
que s’il êtoit en liberté :
394
pourquoy donc me cacher la cause de la flâme,
395
si tu ne pouvois pas me cacher ton amour ?
396
Helas ! combien de fois ay-je dit que ton ame
397
brûloit d’un feu secret et la nuit et la jour ?

MIRTIL
398
Pour ne l’irriter pas j’ay souffert le martyre,
399
et je serois peut-être encore à te le dire,
400
si la necessité qui ne peut rien celer,
401
ne me contraignoit à parler :
402
j’entens un bruit sourd qui réveille
403
ma triste et mourante langueur,
404
l’hymen d’Amarillis a frappé mon oreille,
405
et m’a percé le cœur.
406
Elle ne parle point, et souffre sans murmure
407
toutes les peines qu’elle endure :
408
moy qui me veux toûjours tenir dans le respect
409
je n’ose m’éclaircir, et je n’ose me plaindre,
410
de peur de me rendre suspect,
411
ou de peur de sçavoir tout ce que je dois craindre;
412
mon amour ne m’aveugle pas,
413
je me connois, Ergaste, et sçay que ma fortune
414
est trop rampante et trop commune
415
pour pretendre jamais à ses divins appas;
416
je ne suis pas si temeraire
417
d’esperer que l’hymen par ses aimables nœuds
418
nus puisse un jour unir tous deux,
419
sans que le sort nous soit contraire.
420
L’Astre que l’on vid préfider
421
sur le moment de ma naissance,
422
par sa malheureuse influence,
423
vent que j’aime toûjours sans jamais posseder :
424
mais, puis qu’enfin les destinées,
425
a me faire souffrir sont toûjours obstinées,
426
mourons pour pour contenter la rigueur de mon sort,
427
pourve[n] que la belle inhumame,
428
l’unique cause de ma peine,
429
ne prononce l’arrest, et regarde ma mort :
430
avant qu’un autre la possede,
431
avant qu’un doux hymen le rende bien-heureux,
432
le voudrois une fois luy parler de mes feux,
433
dût-elle à ma langueur refuser le remede.
434
Cher amy, si ton cœur est touché de pitié,
435
et si l’amour encore y trouve quelque place,
436
d’un malheureux Amant soulage la disgrace,
437
ne me refuse pas ces marques d’amitié ?

ERGASTE
438
Ton desir est torp raisonnable,
439
et la faveur legere à qui meurt miserable;
440
mais penses-tu, Mirtil, l’obtenir aisément ?
441
Songe à quels accidents Amarillis s’expose,
442
si son pere en sçait quelque chose,
443
si devant le grand Prêtre on disoit seulement
444
qu’elle eût prêté l’oreille aux soûpirs d’un Amant :
445
croy-moy, de sa rigueur c’est peut-être la cause :
446
elle t’aime sans doute, et se cache en aimant :
447
plus que nous à l’amour ce beau sexe est facile;
448
mais à cacher ses feux, il est bien plus habile :
449
quand elle t’aimeroit, et t’aimeroit bien fort,
450
elle devroit toûjours éviter ton abord :
451
qui ne peut secourir c’est en vain qu’il écoute,
452
la fuite est necessaire en cette extremité,
453
et c’est avoir de la pitié sans doute,
454
d’éviter un Amant lors qu’il est mal-traité.
455
par une si juste maxime,
456
l’éloignement est legitime,
457
le devoir et l’amour ont droit de l’ordonner,
458
ce qu’on ne peut tenir, il faut l’abandonner.

MIRTIL
459
Ha ! que j’estimerois mes peines agreables,
460
et que tous mes travaux passez,
461
au delà de mes vœux seroient recompensez,
462
si je croyois tes discours veritables.
463
Mais ne me cache pas, amy trop genereux,
464
le nom de ce Berger que le Ciel rend heureux.

ERGASTE
465
Connois-tu le fils du grand Prêtre;
466
ce Berger si puissant, si riche, et si bien fait?
467
C’est t’en faire un juste portrait,
468
et te le faire assez connêtre.

MIRTIL
469
O trop hereux Berger ! qui dés tes jeunes ans,
470
au-delà de ton esperance,
471
goûtes l’aimable fruit de l’amour et du temps,
472
sans l’avoir merité par la perseverance.
473
Je ne suis point jaloux d’un si rare bon-heur,
474
mais je plains de mon sort la cruelle rigueur.

ERGASTE
475
Tu dois plaindre ton sort, la pitié t’y convie;
476
et ce jeune Berger n’est pas digne d’envie.

MIRTIL
477
Pourquoy plaindre son sort ?

ERGASTE
478
C’est qu’il ne l’aime pas.

MIRTIL
479
O Ciel ! a-t’il des yeux sans aimer tant d’appas ?
480
A-t ’il un cœur, a-t’ il une ame ?
481
Il est vray que mal aisément
482
pourroit-elle embrazer le cœur d’un autre amant;
483
car lors que je sentis les ardeurs de sa flâme,
484
et qu’elle me força d’adòrer ses attraits,
485
elle épuisa sur moy ce qu’elle avoit de traits :
486
mais, d’où vient qu’elle est destinée
487
par un rigoureux hymenée
488
a celuy qui la traite avec tant de mépris,
489
et qui de ce thresor ne connoit pas le prix ?

ERGASTE
490
C’est que le Ciel enfin à nos vœux favorable,
491
promet à cét hymen le salut du païs :
492
mais quoy ? [n]e ne sçais-tu pas nos malheurs inouïs ?
493
Peux tu bien ignorer le tribut miserable
494
que la grande Deesse exige tous les ans ?
495
Elle veut qu’on immole une Fille innocente,
496
et cette victime sanglante
497
appaise ses ressentimens.

MIRTIL
498
Ne faisant qu’arriver l’histoire m’est nouvelle,
499
mon Destin et l’Amour, dont j’ay suivy les loix
500
comme un esclave fort fidelle,
501
m’ont toûjours arresté jusqu’icy dans les bois;
502
dy-moy donc le sujet d’un ordre si severe ?
503
Et ce qui de Diane attire la colere ?

ERGASTE
504
Je te veux raconter au long tous nos malheurs,
505
qui de ces arbres même arracheroient des pleurs
506
on ne disputoit pas encore à la jeunesse,
507
le Temple et les Autels de la grande Deesse.
508
Les jeunes gens pouvoient exercer ces emplois,
509
lors qu’un noble Berger que l’on nommoit Aminte,
510
sentit son cœur blessé d’une amoureuse atteinte;
511
et Lucrine bien tôt le soûmit à ses loix.
512
Autant qu’elle êtoit belle, elle êtoit inconstante;
513
elle feignoit toûjours d’aimer ce jeune Amant,
514
elle fçavoit flatter sa peine et son tourment,
515
et nourrir son amour d’une agréable atteinte :
516
aminte possedoit un bon-heur sans égal,
517
et son destin fut doux, tant qu’il fut sans rival :
518
mais helas ! que ce sexe est leger et volage !
519
un rustique Berger par hazard l’envisage;
520
soundain elle se rend a ses premiers regards,
521
et ne peut soûtenir ses invincibles dards;
522
ecoute ses soupirs; et cette ame infidelle
523
se donne toute entiere à cet amour nouvelle,
524
avant qu’Aminte même en pût être jaloux.
525
Si-tôt qu’il eut appris son destin déplorable,
526
il voulut par se plainte en adoucir les coups;
527
mais elle rebuta ce Berger miserable :
528
et sans considerer ses soins et se langueur,
529
le bannit de ses yeux, le bannit de son cœur.
530
Je ne diray point s’il répandit des larmes,
531
s’il poussa des soûpirs et la nuit et le jour;
532
car tu ne fçais que trop quelles sont les alarmes,
533
et quelles sont encor les peines de l’amour.

MIRTIL
534
On n’en fçauroit souffrir qui soient plus rigoureuses,
535
aux ames qui sont amoureuses.

ERGASTE
536
Mais voyant qu’il perdoit son temps et ses soûpirs,
537
aprés avoir perdu son cœur et ses plaisirs,
538
il s’adresse à Diane, et luy fait cette plainte :
539
ecoute, luy dit-il, les soûspirs et les vœux,
540
que pousse vers le Ciel le malheureux Aminte;
541
si d’un cœur innocent je fis brûler tes feux,
542
vange les miens, Deesse, et punis l’inconstance
543
de celle qui trahit toute mon esperance.
544
De son fidelle Aminte elle écouta la voix,
545
et la pitié soudain al lumant sa colere,
546
elle prit contre nous son arc et son carquois,
547
cét Arc qu’à l’Arcadie on a vû si contraire.
548
Elle lance par tout mille funestes traits,
549
qui font de la campagne un spectacle funeste :
550
on voit regner par tout mille trépas secrets,
551
qui montrent hautement la vangeance celeste.
552
Tour sexe languissoit sans epsoir de guerir,
553
nul âge ne pouvoit s’exempter de mourir :
554
tout secours étoit vain, et tout art inutile,
555
trop tard et vainement on cherchoit un azile :
556
souvent le Medecin voyoit finit ses jours,
557
lorsque de son malade il hâtoit le secours :
558
il ne nous resta plus dans ce triste spectacle,
559
qu’à recourir au Ciel et consulter l’Oracle :
560
il répond clairement, que Diane en courroux
561
ne cessoroit jamais de se vanger de nous,
562
si par les mains d’Aminte on n’immoloit Lucrine,
563
comme un juste tribut à sa fureur divine :
564
Lucrine cependant vainement soûpiroit :
565
en son nouvel Amant en vain elle esperoit.
566
On conduit vers l’Autel cette triste Victime,
567
pour appaiser du Ciel le courroux legitime :
568
elle se voit enfin aux pieds de cét Amant,
569
qu’elle avoit, sans sujet, trahi si lânchement :
570
et ployant les genoux de foiblesse et de crainte,
571
elle attendoit la mort de son cruel Aminte,
572
lors qu’il tire soudain le fer qui doit vanger
573
la Deesse irritée, et l’amour du Berger :
574
on eust dit que son cœur respiroit la vengeance;
575
mais poussant vers Lucrine, avec un doux effort,
576
un amoureux-soûpir, témoin dee sa constance,
577
et triste messager de sa cruelle mort :
578
regarde, luy dit-il, trop aimable infidelle,
579
quel est l’heureux Berger dont ton cœur fut épris,
580
et quel est cét Amant à qui tu fus cruelle,
581
voy s’il a merité tes injustes mépris.
582
De son fer aussi-tôt il se frappe luy même,
583
comme si de ses maux il eust esté l’auteur,
584
et tombe entre les bras de l’ingrate qu’il aime,
585
victime tout ensemble et Sacrificateur.
586
D’un si triste accident Lucrine fut touchée,
587
la pitié luy saisit et le cœur et les sens,
588
ses yeux n’ont que des traits foibles et languissans,
589
et son ame du corps semble estre détachée :
590
elle est toute incertaine, et ne sçait si son cœur
591
est percé par le fer, ou bien par la douleur :
592
mais dés qu’elle eut repris le sens et la parole,
593
je t’ay connu trop tard, dit-elle en soûpirant,
594
trop fidelle Berger, c’est l’Amour qui t’immole,
595
tu m’as donné la vie et la mort en mourant.
596
Pour reparer la foy que je t’ay violée,
597
j’unis à ton esprit mon ame desolée.
598
Et sans plus differer arrache d’une main
599
le poignard qui d’Aminte avoit percé le sein,
600
et tout fumant qu’il est du beau sang qu’elle adore,
601
elle plonge ce fer jusqu’au fond de son cœur,
602
et se laisse tomber tremblante et sans vigueur
603
dans les bras du Berger qui respiroit encore,
604
et qui parut touché d’un si triste malheur.
605
C’est de ces deux Amans l’histoire lamentable :
606
l’un souffrit le trépas par un excez d’amour;
607
d’une infidelité l’autre devint coupable,
608
et de ses propres mains voulut perdre le jour.

MIRTIL
609
Je plains de ce Berger la disgrace mortelle;
610
mais je le trouve heureux d’avoir pû hautement
611
montrer quelle est la foy d’un veritable Amant,
612
et toucher par sa mort le cœur d’une infidelle.
613
Mais, que devint ce peuple ? acheve ton discours,
614
le Ciel de sa colere arresta t’il le cours ?

ERGASTE
615
Elle se ralentit, mais ne fut pas éteinte;
616
car aprés qu’une fois le Pere Saisons
617
eut porté ses clartez dans ses douze Maisons,
618
son courroux augmenté redoubla nôtre crainte :
619
on consulte l’Oracle en certe extremité,
620
l’Oracle nous répond, et surprend nôtre attente,
621
il veut que l’on immole une fille innocente
622
pour calmer le Ciel irrité.
623
Trois lustres seulement devoient borner son âge,
624
et la soûmettre aux loix d’un si rigoureux sort,
625
et le Ciel tous les-ans exige cét hommage
626
qui sauve le païs par une seule mort.
627
Mais ce qui nous fait voir encor mieux sa colere,
628
il impose à ce sexe une loy si severe,
629
qu’il ne sçauroit garder, fragile comme il est;
630
il condamne à la mort toute femme infidelle,
631
si quelque autre à mourir ne s’expose pour elle,
632
et ne la garentit d’un si funeste arrest.
633
Dans ce pressant malheur nôtre unique esperance
634
se fonde sur le nœud de cét Hymen fatal,
635
et l’Oracle pressé par nôtre impatience,
636
de nous vouloir marquer la fin de nôtre mal,
637
fit entendre sa voix, dans un profond silence :
638
Vous ne verrez jamais la fin de vos malheurs
639
que l’Amour n’ait uny deux cœurs,
640
qui descendent tous deux d’une race immortelle,
641
et qu’un Berger fidelle et genereux,
642
n’ait reparé l’honneur d’une femme infidelle,
643
par la noble ardeur de ses feux.
644
Dans toute l’Arcadie il seroit inutile
645
de chercher deux mortels de la race des Dieux.
646
Silvio seulement, et la belle Amarille,
647
adorent dans le Ciel leurs illustre Ayeux;
648
l’un trouve dans Alcide une source divine,
649
et l’autre du Dieu Pan tire son origine :
650
mais jusques à ce jour le malheur est si grand,
651
qu’on n’en a pû trouver d’un sexe different;
652
ainsi dans cette illustre et divine Alliance,
653
le grand Prestre Montan fonde son esperance :
654
et quoy que le bonheur de cét évenement,
655
que l’Oracle à nos vœux a bien voulu promettre,
656
ne soit pas en état encore de paroître,
657
cét Hymen toutefois en est le fondement;
658
le reste du succez est dans les noirs ab[i]mes
659
qu’oppose à nos esprits le Destin tenebreux,
660
et l’on doit esperer que ces feux legitimés
661
feront sortit le jour de ces antres affreux.

MIRTIL
662
O malheureux Mirtil ! pourquoy toute la terre
663
soppse-t’elle à tes desirs ?
664
Pourquoy tant d’ennemis qui troublent tes plaisirs,
665
et qui font à ton cœur une cruelle guerre;
666
a ce cœur que l’amour de ses traits a blessé,
667
et qui languit sous son empire ?
668
C’estoit trop de l’amour contre un cœur oppressé,
669
faut-il que contre luy la Ciel même conspire ?

ERGASTE
670
Ne sçais-tu pas, Mirtil, que l’amour est sans paix,
671
qu’il s’entretient toûjours au milieu des alarmes,
672
qu’il se nourrit de maux, et s’abreve de larmes,
673
sans se rassasier jamais ?
674
Allons donc sans tarder chercher quelque remede,
675
qui puisse soulager ta peine et tes ennuis :
676
tu parleras aujourd’huy, si je puis,
677
a la Beauté qui te possede;
678
je te promets mes soins, appaise ta douleur;
679
les soûpirs amoureux qui sortent de ton cœur,
680
au lieu de soulager ton ame
681
par quelque rafraichissement,
682
ressemblent à ces vents qui font croître la flâme
683
et l’horreur d’un embrazement.
684
Dans l’esprit des Amans s’élevent des nuages,
685
formez de mille ennuis et de mille douleurs,
686
et l’on void après, ces orages
687
se fondre tout d’un coup, et se resoudre en pleuts.

SCENE III

CORISQUE
688
Qui ressentit jamais de passion plus forte,
689
et qui donne plus d’embarras,
690
que la passion qui m’emporte,
691
et qui fait de mon cœur le champ de ses combats ?
692
La haine avec l’amour partagent la victoire,
693
l’une et l’autre s’obstine à me faire souffrir,
694
et sans en esperer de gloire,
695
je les sens tour à tour, naître, vaincre et mourir.
696
Quand Mirtil à moy se presente,
697
et que de ce Berger j’admire la beauté;
698
ce port, cét air galant, cette grace charmante,
699
ces yeux, cét entretien, que j’ay tant écouté,
700
c’est pour lors que l’amour se saisit de mon ame,
701
je ne puis deffendre mon cœur;
702
des autres passions il demeure vainqueur,
703
et je ne ressens plus que l’ardeur de sa flâme;
704
mais quand je songe après, que malgré mes appas,
705
dont on connoît assez l’emp[t]re,
706
cét aveugle Berger soûpire,
707
pour une autre beauté qui ne m’égale pas;
708
je n’ay pour luy que de la haine,
709
il faisoit mon plaisir, il fait toute ma peine;
710
d’un voilent dépit je me sens consumer,
711
et deteste le jour qui me le fit aimer :
712
mais dans cette douleur amere,
713
je dis au fond du cœur pour soulager mon mal;
714
si Mirtil quittoit sa Bergere,
715
mon bonheur seroit sans égal.
716
Mon destin seroit doux si j’en étois maîtresse,
717
et si d’un autre cœur je pouvois l’arracher :
718
alors je sens tant de tendresse
719
que je ne sçaurois la cacher;
720
loin de fes yeux je ne puis vivre,
721
je suis preste à me declarer :
722
tantost je sens en moy le desir de le suivre,
723
tantost celuy de l’adorer.
724
Mais d’un autre costé revenant à moy-même,
725
je blâme ma foiblesse et mon amour extrêmee;
726
quoy ? dis-je alors tout en courroux,
727
aimeray-je un Berger insensible à mes charmes,
728
et qui d’un autre objet a ressenty les coups ?
729
Pourray-je bien souffrir celuy qui me méprise,
730
et qui sur mes appas peut arrester les yeux,
731
sans me rendre un respect que l’on doit rendre aux Dieux,
732
et sans mourir d’amour en perdant sa franchise ?
733
Moy qui le devrois voir à mes pieds supplier,
734
comme font mille Amans qui me rendent hommage;
735
dois-je faire son personnage,
736
et ma fierté dit-elle à ce poinct s’oublier,
737
que de souffrir encor cét insolent outrage ?
738
Non, non, Corisque a plus de cœur,
739
on ne verra jamais que Mirtil soit vainqueur;
740
et dans ce combat de pensées,
741
je sens le courroux s’allumer
742
contre luy, contre moy, qui me laissay charmer
743
par tant de qualitez ensemble ramassées :
744
je haïs son nom plus que la mort :
745
j’abhorre mon amour, je deteste mon sort :
746
et dans cette douleur profonde,
747
ah ! si je le pouvois, je rendrois ce Berger
748
le plus infortuné du monde,
749
et de mes propres mains je voudrois l’égorger.
750
Ainsi le dépit et la haine,
751
l’amour et le desir causent toute ma peine,
752
c’est ainsi que je brûle et languis à mon tour :
753
aprés que mille cœurs soûmis à mon empire,
754
m’ont fait l’objet de leur amour,
755
et la cause de leur martyre.
756
Ainsi fans espoir de guerir,
757
je souffre tous les maux que je faisois souffrir.
758
Moy qui fus toûjours sans seconde
759
par mes jeunes attraits, et par mes agrémens;
760
et qui vivant dans le grand monde,
761
ne fus jamais sensible aux soûpirs des Amans :
762
maintenant je me trouve éprise
763
de l’amour d’un petit Berger,
764
et c’est entre ses mains que je perds ma franchise,
765
sans que mon triste cœur se puisse dégager :
766
o Corisque ! ton sort seroit bien déplorable,
767
si pour appaiser ton tourment,
768
tu n’avois aujourd huy que Mirtil seulement,
769
qui pût à tes desirs se rendre favorable :
770
belles à mes dépens, apprenez une fois
771
a conserver toûjours plus d’un cœur sous vos loix;
772
et ne vous laissez pas reduire
773
a la dure necessité
774
de n’avoir qu’un Galand sous vôtre authorité,
775
c’est le vray moyen de détruire
776
l’empire de vôtre beauté.
777
Personne sur ce poinct ne pourra me seduire;
778
qu’est-ce que la constance et la fidelité ?
779
Ce n’est que fable et que chimeres,
780
qu’un nom par les jaloux vainement inventé
781
pour tromper la simplicité
782
de celles qui d’amour ignor[e]nt les mysteres :
783
et pour dire la verité,
784
qu’est-ce que cette foy dans le cœur d’une femme,
785
(si l’on peut toutefois en trouver dans son ame ?)
786
ce n’est ny vertu ny bonté,
787
helas ! c’est de l’amour une necessité,
788
une loy triste et miserable
789
d’une belle sur le retour,
790
qui se contente d’un amour,
791
lors qu’elle ne sçauroit se rendre plus aimable :
792
une jeune beauté qui d’un nombre d’Amans
793
se voit en tous lieux admirée,
794
doit recevoir de tous les tendres sentimens,
795
et les caresser tous pour-en estre adorée;
796
autrement de son sexe elle dement l’humeur,
797
et n’en montra jamais ny l’esprit, ny le cœur.
798
A quoy sert enfin d’estre belle,
799
si vous ne faites voir vos attraits ravissans ?
800
Et si quand on les voit mille cœurs languissans
801
ne brûlent d’une ardeur fidelle,
802
et ne vous donnent de l’encens ?
803
Plus une beauté fait d’esclaves,
804
plus ils sont amoureux et braves;
805
et plus son sort est glorieux,
806
plus elle établit dans le monde,
807
le titre d’estre sans seconde;
808
et plus elle s’attire et les cœurs et les yeux,
809
c’est aujourd huy l’honneur et la gloire des belles,
810
d’avoir beaucoup d’Amás qui soûpirent pour elles :
811
cette foule d’adorateurs
812
se rencontre assez dans les Villes
813
où les Dames les plus habiles
814
font mille doux efforts pour attirer les cœurs :
815
c’est un crime, ou du moins, c’est avoir peu d’adresse,
816
de rebuter d’abord un Amant qui les presse;
817
se que l’un ne peut faire un autre le fait mieux.
818
L’un par mille soins se signale,
819
un autre a l’ame liberale,
820
l’autre enfin est officieux;
821
l’un chasse de la fantaisie
822
la trop cruelle jalousie
823
qu’un autre avoit fait naître en montrât son amours;
824
et quelquefois aussi lors que moins on y pense,
825
un autre par ses soins la réveille à son ttour,
826
en celuy quì vivoit avec trop d’asseurance.
827
A insi vivent avec palisir,
828
dans un agréable loisir,
829
les plus belles et les mieux nées :
830
ainsi dés mes jeunes années,
831
recevant tous les traits qu’on vouloit m’imprimer,
832
une Dame m’apprit la methode d’aimer :
833
ma mignonne, me disoit-elle,
834
si tu veux estre heureuse écoute mes avis,
835
a nul de tes Amans ne sois jamais cruelle;
836
mais tu dois en user comme on fait des habits;
837
en avoir plusieurs à la mode,
838
ne se servir que d’un, mais souvent en changer,
839
c’est sans doute en Amour la plus belle methode,
840
et le plus beau secret pour ne pas s’engager.
841
Quand on se haute trop, on a bien de la peine
842
de s’empescher de voir le foible des esprits,
843
on passe du dégoût aisément au mépris,
844
et du mépris enfin on en vient à la haine.
845
Un Amant doit partir d’auprés d’une beauté,
846
se plaignant toûjours d’elle, et non pas dégoûté.
847
Dans cette commode pratique
848
j’ay toûjours vécu doucement;
849
j’aime à faire plus d’un Amant,
850
et je me trouve bien de cette politique :
851
je caresse l’un de ma main,
852
je sçay donner à l’autre un regard favorable,
853
je fais reposer sur mon sein
854
le mieux fait et le plus aimable :
855
mais pas un n’entre dans mon cœur,
856
et je n’y reconnois ny maître ny vainqueur.
857
Cependant à ce coup je n’ay pû me défendre,
858
Mirtil a triomphé de moy,
859
mon cœur s’est soûmis à sa loy,
860
et je ne sçay comment il a falu se rendre.
861
Malgré moy je soûpire, et je soûspire en vain,
862
ce n’est plus pour tromper que je forme des plaintes,
863
je tâche d’adoucir mes cruelles atteintes,
864
et je voudrois fléchir ce Berger inhumain.
865
Je dérobe à mon corps le repos qu’il desire,
866
mes yeux ne se ferment jamais,
867
j’attens toûjours l’Aurore, et forme des souhaits
868
pour voir le poinct du jour, et finir mon martyre :
869
quand les premiers rayons ont doré nos guerets,
870
j’ erre dans ces sombres forests,
871
et je cherche celuy pour qui mon cœur soûpirs
872
que feras-tu, Corisque, après tant de tourment
873
faudra-til te resoudre à prier un Amant
874
d’estre plus sensible à tes charmes,
875
et de se laisser vaincre à de si douces armes
876
non, non, ma haine et mes appas,
877
quand mon cœur le voudroit, n’y consentiroient pas :
878
fuyons donc ce Berger, c’est l’unique remede
879
pour soulager ma peine, et guerir mes ennuis;
880
sans doute il le faudroit; mais helas ! je ne puis;
881
amour me le défend, c’est luy qui me possede.
882
Mais enfin que dois-je tenter,
883
si je veux appaiser mon ardeur violente ?
884
Il faut voir ce Berger, luy plaire et le flater,
885
luy découvir l’Amour, sans découvír l’Amante :
886
et si le succez trompe et détruit mon attente,
887
j’appelleray bien-tost la ruse à mon secours.
888
Si mes ruses et mes détours
889
secondent mal mos esperance,
890
ma colere sur luy fera voir ma vangeance.
891
Puisque tu ne veux point éprouver mon amour,
892
Mirtil, tu sentiras les effets de ma haine :
893
et celle qui ne cause aujourd’huy tant de peine,
894
s’en repentira quelque jour :
895
tous deux vous sentirez ce que peut une femme
896
dans un desespoir amoureux,
897
et jusqu’où peut aller la fureur de son ame
898
quand on a méprisé ses feux.

S C E N E I V.

TITIRE, MONTAN, DAMETE

TITIRE
899
Je le sçay bien, Montan, que ton intelligence
900
surpasse mon sçavoir, et regle ma créance :
901
mais qui peut penetrer le sens mysterieux,
902
que nous cachent toûjours les paroles des Dieux ?
903
Plus qu’on ne s’imagine elles nous sont obscures,
904
et ressemblent au fer dont usent les humains,
905
qui pris du bon costé ne fait point de blessures;
906
mais pris par le tranchant, ensanglante les mains.
907
Tu crois que de ma fille, et de son Hymenée,
908
dépend la fin de nos malheurs,
909
et que le Ciel l’a destinée
910
pour sauver l’Arcadie, et pour tarir nos pleurs.
911
Plus qu’aucun à ce choix mon ame s’interesse,
912
puis qu’enfin c’est de moy qu’elle a receu le jour :
913
mais par un funeste retour,
914
tout me semble choquer la celeste promesse;
915
rien ne répond à nos desirs,
916
et je voy que les apparences
917
secondent mal nos esperances,
918
et vont renouveller nos maux et nos soûpires.
919
Si l’amour doit unir et leurs corps et leurs ames,
920
d’où vient que Silvio fuit l’amour et ses feux ?
921
La haine et le mépris produiront-ils les flâmes
922
qui doivent les rendre amoureux ?
923
Aux arrests du Destin rien ne fait resistance,
924
il regit tout absolument :
925
et si quelque mortel resiste à sa puissance,
926
il faut que le Destin en ordonne autrement.
927
Car si le Ciel vouloit qu’Amarillis ma fille,
928
par les nœuds de l’Hymen entrât dans ta famille,
929
on verroit en ton fils moins d’ardeur pour les bois,
930
et l’amour dans son cœur feroit regner ses loix.

MONTAN
931
Il est encor enfant, et son cœur est sauvage;
932
quatre lustres encor ne bornent pas son âge :
933
mais nous verrons peut-être un jour
934
qu’il ne sçaura que trop ce que c’est de l’Amour.

TITIRE
935
Il aura de l’amour seulement pour la chasse,
936
et pour une beauté son cœur sera de glace.

MONTAN
937
La chasse pour cét âge a des plaisirs charmans.

TITIRE
938
L’amour est naturel et propre aux jeunes gens.

MONTAN
939
Ce seroit avant l’âge un defaut de nature.

TITIRE
940
L’amour fleurs pour lors, et montre sa verdure.

MONTAN
941
Sans produire des fruits quelquefois il fleurit.

TITIRE
942
L’Amour en même temps et fleurit et meurit :
943
mais ne disputons pas entre nous davantage,
944
je ne veux ny ne dois contester avec toy :
945
mais enfin je suis Pere, et j’ay cét avantage
946
de l’estre d’une fille aussi belle que sage,
947
et de qui mille Amans ont recherché la foy.

MONTAN
948
Quand la puissante Destinée
949
sembleroit s’opposer à ce grand Hymenée,
950
tu dois estre religieux
951
a conserver la foy promise à la Deesse.
952
Si tu violois ta promesse,
953
ce seroit attirer tout le courroux des Cieux;
954
tu sçais jusqu’à quel poinct la Deesse est fevere,
955
et quels sont les malheurs que causent sa colere.
956
Sois donc à ses desirs en tout temps preparé,
957
puisque selon mes conjectures,
958
autant que mon esprit, par le Ciel inspiré,
959
peut voir dans les choses futures,
960
le nœud de cét Hymen est fait par de Destin :
961
et tous ces presages enfin,
962
qui nous font esperer la paix et l’abondance,
963
se verront accomplis un jour heureusement,
964
et je suis remply d’esperance,
965
depuis ce que j’ay veu cette nuit en dormant.

TITIRE
966
Ne t’arreste pas à des songes,
967
ce n’est qu’illusion, qu’erreur et que mensonges :
968
maix veux-tu m’en entretenir ?

MONTAN
969
Pourras-tu bien te souvenir
970
de cette nuit affreuse et noire :
971
(mais qui peut en avoir effacé la mémoire ?)
972
Quand le Fleuve Ladon, gros de mille ruisseaux,
973
rompit digues et ponts par l’effort de ses caux :
974
lors qu’on vit les poissons durant ce grand ravage,
975
nager où les oiseaux chantoient le doux ramage;
976
et lors qu’on vid les flots par leurs prompts mouvemens
977
entraîner animaux, hommes et bât mens.
978
O triste souvenir ! c’est par cette avanture
979
que je perdis un fils encor dans le berceau;
980
c’est là qu’il trouva son tombeau,
981
cét unique sujet des peines que j’endure;
982
ce fils qui dans mon cœur regnoit uniquement,
983
et que toûjours mes yeux ont pleuré tendrement;
984
des flots impetueux la fureur violente
985
emporta tout d’un coup l’objet de mes amours,
986
la nuit et le sommeil, l’horreur et l’épouvante
987
nous ôterent l’espoir de luy donner secours;
988
et j’ay crû que les flots dans cette nuit profonde,
989
engloutirent l’enfant et le berceau sous l’onde.

TITIRE
990
C’est dans cét accident tout ce qu’on peut penser :
991
mais tu m’as raconté cette funeste histoire,
992
j’en conserve encor la mémoire,
993
et le temps n’a pû l’effacer :
994
ainsi de deux enfans dont le Ciel ta fait pere,
995
l’un est né pour les bois, et l’autre pour les eaux.

MONTAN
996
Peut-estre que le Ciel sensible à ma misere,
997
veut enfin soulager mes maux,
998
et me faire trouver, aprés ce coup funeste,
999
l’enfant que je perdis en celuy qui me reste.
1000
Toûjours par l’esperance il nous faur consoler :
1001
mais écoute mon songe, et me laisse parler.
1002
Dans le temps qu’un rayon de la naissante Aurore
1003
ne permet pas aux yeux de pouvoir démêler
1004
si le jour va paroître, ou s’il est nuit encore;
1005
ayant à cét Hymen resvé profondément,
1006
et m’estant fatigué l’esprit diversement,
1007
dans mon inquietude un sommeil favorable
1008
offrit à ma pensée une image agréable;
1009
et je la vis si bien lors que je sommeillois,
1010
qu’il m’a toûjours semblé depuis que je veillois.
1011
Je croyois estre affis sur les rives d’Alphée,
1012
sous un plane feüilleux je jettois l’hameçon,
1013
et jusqu’au fond des eaux attaquant le Poissou,
1014
je faisois de sa mort un excellent trophée,
1015
lors que je vis sortir du milieu du canal
1016
un Vieillard tout trempé de l’humide crystal,
1017
qui portoit un Enfant, de qui les douces plaintes
1018
donnerent à mon cœur de sensibles atteintes :
1019
voilà, dit ce Vieillard, l’objet de tes amours;
1020
voilà ton fils, Montan, conserve-le toûjours.
1021
Dés qu’il me l’eut donné je le vis disparoître,
1022
il se plongea dans l’eau sans se faire connoître :
1023
soudain de tous côtez de nuages épais
1024
troublerent dans les airs le silence et la paix :
1025
il se fit tout à coup une horrible tempeste,
1026
qui menaça l’enfant en menaçant ma teste :
1027
alors je serray plus fort entre mes bras,
1028
pour garentir ses jours des ombres du trépas :
1029
quoy ? dis-je, est-il bien vray que le Ciel l’abandonne,
1030
et qu’un mesme moment me l’oste et me le donne ?
1031
Et comme si ma plainte avoit touché le Dieux,
1032
ils remirent le calme aux campagnes des cieux :
1033
je vis tomber dans l’onde encore mutinée,
1034
d’arcs et de traits brisez une épaisse nuée :
1035
l’arbre qui m’ombrageoit trembla plus d’une fois,
1036
et du milieu du tronc j’entendis une voix :
1037
pren courage, Montan, console-toy, dit-elle,
1038
tu verras l’Arcadie et florissante et belle.
1039
Ce songe dans mon ame est si bien imprimé,
1040
que de son souvenir je fuis encore charmé;
1041
ce Vieillard à mes yeux saus cesse se presente,
1042
il remplit mon esprit d’une agreable attente,
1043
et lors que tu m’as veu j’allois dans ce moment
1044
offrir au Temple un sacrifice,
1045
pour rendre à mes desirs ce beau songe propice,
1046
et pour en asseurer l’heureux évenement.

TITIRE
1047
Les songes de la nuit ne sont pas des présages
1048
par qui nos esprits éclairez
1049
penetrent du suteur les secrets ignorez;
1050
ce sont de nos desirs les trompeuses images,
1051
des portraits qui le jour se forment dans le bruit,
1052
et que rendent confus les vapeurs de la nuit.

MONTAN
1053
Tu crois donc que l’ame sommeille,
1054
lors que la nuit assoupit tous les sens;
1055
non, non, plus ils sont languissans,
1056
et plus sa vertu se réveille;
1057
moins elle a de commerce avec ces imposteurs,
1058
sa lumiere en est bien plus pure;
1059
elle ne reçoit point cette fausse peinture,
1060
que luy font mille objets qui seduisent les cœurs.

TITIRE
1061
Enfin c’est vainement que nôtre esprit se gêne,
1062
ce que du juste Ciel le pouvoir absolu
1063
a de nos enfans resolu,
1064
nous est une chose incertaine :
1065
mais cependant ton fils n’aime rien que les bois,
1066
et son indifference est de mauvais augure,
1067
insensible à l’amour il méprise ses loix,
1068
contre les loix de la nature,
1069
pour ma fille elle veut, sans en rien esperer,
1070
garder la foy qu’elle a promise :
1071
mais de quelque Berger n’est-elle point éprise,
1072
elle qui fait tant soûspirer ?
1073
Je ne crois pas qu’il soit à l’amour impossible,
1074
aux soûpirs d’un Amant de la rendre sensible;
1075
elle pourroit bien à son tour,
1076
comme elle en a donné, recevoir de l’amour.
1077
je la voy, contre sa coûtume,
1078
changer d’humeur et de couleur,
1079
chercher la solitude, et nourrir sa douleur
1080
dans une secrette amertume;
1081
elle qui par son air, sa grace et ses ris,
1082
inspiroit de la joye aux plus sombres esprits :
1083
peut-estre que le mal qui la presse
1084
vient de son Hymen differé.
1085
Un bien que l’on a desiré,
1086
quand il n’arrive pas donne de la tristesse;
1087
il ne faut que jetter les yeux
1088
dans un jardin delicieux,
1089
et voir une naissante rose,
1090
qui n’étant pas encore éclose
1091
ne peut répandre son odeur;
1092
sous sa peau tendre et delicate
1093
elle conserve sa pudeur,
1094
et cache sa beauté de peur qu’elle n’éclate;
1095
sous les voiles obscurs d’une paisible nuit,
1096
sans se vouloir faire connoître,
1097
elle se contente de croître
1098
sur le rosier qui l’a produit :
1099
mais dés que le Soleil la voit et la regarde,
1100
si-tost que de son Orient
1101
il montre un visage riant,
1102
et que sur elle il darde
1103
ses regards amoureux, ses rayons éclatans;
1104
on voit que dans le même temps
1105
sa beauté riante et vermeille
1106
découvre son aimable sein,
1107
et semble répondre au dessein
1108
du bel Astre qui la réveille.
1109
Ou void aussi voler l’Abeille,
1110
pour en tirer le sue qu’elle a receu du Ciel,
1111
et d’une adresse nompareille
1112
en composer aprés la douceur de son miel :
1113
mais si d’abord on ne la cüeille,
1114
si du Midy brûlant elle sent les chaleurs,
1115
cette belle Reyne des fleurs
1116
pâlit et tombe feüille à feüille;
1117
et suivant du Soleil le cours précipité;
1118
on doute en la voyant qu’elle ait jamais êté.
1119
Le destin d’une fille est à peu prés semblable;
1120
et tandis qu’une mere a sur elle les yeux,
1121
qu’elle la cache aux curieux,
1122
qui pourroient la trouver trop belle et trop aimable,
1123
elle vit inconnuë, et conserve son cœur
1124
libre d’amour et de langueur,
1125
dans une paix inalterable :
1126
mais s’il arrive par hazard
1127
qu’un Amant surpris de ses charmes,
1128
jette sur cette Belle un amoureux regard,
1129
et qu’à son jeune cœur il donne des alrmes
1130
d’un trait agreable et charmant,
1131
amour ce jeune cœur entame;
1132
elle reçoit facilement,
1133
jusques dans le fond de son ame,
1134
les soûpirs et les vœux de ce premier Amant,
1135
qui l’attendrit, et qui l’enflamme.
1136
Que si la crainte et la pudeur,
1137
l’obligent à cacher son amoureuse ardeur,
1138
elle languit dans le silence;
1139
et si le feu secret dont la Dieu de l’amour
1140
la brûle la nuit et le jour,
1141
au lieu de s’arrester croît avec violence :
1142
elle se desseche à ce poinct,
1143
qu’elle perd tout son embonpoint;
1144
l’occasion se perd, et sa beauté s’efface,
1145
sans laisser d’elle-même une legere trace.

MONTAN
1146
Releve ton courage, et plein d’un noble espoir,
1147
surmonte cette crainte humaine;
1148
quand on fait son appuy du celeste pouvoir,
1149
on ne conçoit jamais une esperance vaine;
1150
et rien ne touche tant les Dieux
1151
que les ardens soûpirs qu’on pousse vers les Cieux.
1152
Si pour nous attirer des faveurs non communes,
1153
nous devons implorer toûjours
1154
la puissance des Dieux, et leur divin secours,
1155
dans nos cruelles infortunes
1156
qui troublent icy bas le repos de nos jours,
1157
celuy qui descend de leur race
1158
en doit plus justement esperer quelque grace :
1159
le Sort de nos enfans est assez glorieux
1160
d’avoir de celestes Ayeux :
1161
pense-tu que le Ciel étouffe sa semence,
1162
luy qui fait croître tout, et par qui tout commence ?
1163
Allons donc au Temple tous deux
1164
offrir nos presens et nos vœux :
1165
sacrifie au Dieu Pan, et te le rend propice,
1166
je veux à mon Alcide offrir un sacrifice :
1167
celuy qui rend feconds les troupeaux des mortels,
1168
comblera de bien et de gloire
1169
ceux qui reverent sa memoire,
1170
et qui font éclater l’honneur de ses Autels :
1171
va-t’en donc fidelle Damete,
1172
va choisir le plus gras Taureau,
1173
et le plus tendre du troupeau;
1174
et que rien ne t’arrête,
1175
ameine-le moy promptement;
1176
par le sentier du Mont reviens en diligence;
1177
je seray dans le Temple, où je veux saintement
1178
reverer aujourd’huy la celeste puissance.

TITIRE
1179
Damete mon amy, si tu veux m’obliger,
1180
ameine encor un Bouc pour le faire égorger.

DAMETE
1181
Je vais sans differer, tous deux vous satisfaire :
1182
mais plaise à la bonté des Dieux,
1183
que ce songe mysterieux
1184
réponde à vos desirs, et vous soit salutaire.
1185
Pour moy je croy, Montan, que le doux souvenir
1186
de cét aimable fils dont tu plains l’avanture,
1187
et que de ton espir tu ne sçaurois bannir,
1188
doit être à ton amour un favorable augure.

SCENE V

SATYRE
1189
Comme les ardentes chaleurs
1190
ternissent des plus belles fleurs
1191
les beautez les plus éclatantes :
1192
comme on voit que la gresse est contraire aux moissons,
1193
les vers à la semence, et la gelée aux plantes;
1194
les filets aux oiseaux, et la ligne aux poissons :
1195
c’est ainsi que l’amour est contraire à nos ames,
1196
lors qu’elles brûlent de ses flâmes.
1197
C’est ainsi que l’amour un fidelle tableau,
1198
de le nommer un feu qui brûle et qui consume.
1199
Voyez un feu qui brille aussi-tôt qu’il s’allume;
1200
est-il dans l’Univers un spectacle plus beau ?
1201
Mais, quels sont les effets de sa funeste rage ?
1202
Si-tost qu’on veut s’en approcher,
1203
et si l’on ose le toucher,
1204
il fait encor plus de ravage :
1205
l’éclatant flambeau du Soleil
1206
ne voit point icy bas de beste plus farouche,
1207
ny de monstre pareil,
1208
il devore tout ce qu’il touche :
1209
il est plus leger que le vent,
1210
et son éclat est decevant,
1211
il fait comme le fer de profondes blessures,
1212
la force et le pouvoir cedent à ses morsures :
1213
voilà comme est l’amour qui regne dans nos cœurs,
1214
il ne fait jamais voir que des charmes trompeurs.
1215
A le considerer sur une tresse blonde,
1216
ou dans l’éclat de deux baux yeux,
1217
on ne peut rien voir dans le monde,
1218
ny de plus attrayant, ny de plus gracieux.
1219
Il use de mille artifices,
1220
il n’inspire que les plaisirs;
1221
et lors qu’il donne des desirs,
1222
il promet le repos, il promet les delices :
1223
mais si l’on s’abandonne à tous ses faux appas,
1224
si l’on veut éprouver l’effet de ses promesses,
1225
si l’on se fie à ses caresses,
1226
quels maux ne nous cause-t’il pas ?
1227
Sans se faire sentir il se glisse dans l’ame,
1228
il y porte par tout l’ardeur de sa flâme,
1229
et quand il est le maître il y donne des loix,
1230
a qui tout est soûmis, jusqu’au Sceptre des Roys.
1231
Son empire est si tyrannique,
1232
que lors qu’on luy resiste, on luy resiste en vain,
1233
et dans sa violence il est plus inhumain
1234
que tous les Monstres de l’Afrique;
1235
il fournit mille traits à la rigueur du sort,
1236
il en fournit à la colere,
1237
il abuse du nom qu’il porte pour nous plaire,
1238
et l’on doit craindre moins et l’enfer et la mort :
1239
mais quoy ! l’amour est plus aimable,
1240
il n’est point criminel si le monde est coupable :
1241
c’est toy, sexe infidelle, ennemy de nos jours,
1242
a qui l’on doit, sans doute, imputer tous les crimes,
1243
et tous les feux illegitimes
1244
qui se mêlent dans nos amours;
1245
l’amour perd avec soy sa douceur naturelle.
1246
Tu corromps toute sa bonté,
1247
et s’il a de la cruauté,
1248
c’est qu’à ses douces loix tu te montres rebelle :
1249
lors qu’il veut fléchir ta rigueur,
1250
et te communiquer ses flâmes amoureuses,
1251
tu luy fais au dehors des caresses trompeuses,
1252
et tu le chasses de ton cœur;
1253
tu mets ton plaisir et ta gloire
1254
a tromper par le fard nôtre esprit à nos yeux,
1255
au lieu de disputer qui sçait aimer le mieux,
1256
et qui par son amour merite la victorie;
1257
au lieu de te piquer dde constance et de foy,
1258
de generisité, d’amour, et de tendresse,
1259
a peindre tes cheveux tu montres ton adresse,
1260
et c’est là ton plus digne employ;
1261
ta main en mille nœuds sur le front les ordonne,
1262
elle en forme des traits pour prendre mille cœurs,
1263
puis elle applique des couleurs
1264
sur ce teint bazanné que l’amour abandonne.
1265
Ce sont-là tes soins importants,
1266
et tu crois sous cette imposture
1267
cacher tous les larcins du temps,
1268
et les défauts de la naturee :
1269
mais pour nous decevoir ajuste tes cheveux,
1270
et rend ta couleur pâle éclatante et vermeille :
1271
la vanité qui te conseille,
1272
ne sçauroit applanir tes rides et tes creux :
1273
blanchy tes dents et ton teint sombre,
1274
distille tous les mineraux,
1275
ce n’est pas corriger tes visibles défauts,
1276
mais c’est en accroître le nombre :
1277
arrache en changeant de couleur,
1278
ce poil foler et temera re,
1279
qui croît sur ton visage et te met en colere.
1280
Tu souffres justement cette vive douleur,
1281
mais nous avons sujet de former d’autres plaintes,
1282
ce n’est pas au dehors que tu bornes tes feintes;
1283
tes pas, tes actions, tes mœurs, et tes desseins,
1284
tes discours, tes regards, et tes soûpirs sont feints,
1285
au dehors, au dedans, ce n’est rien qu’artifice;
1286
tes pensers, tes pleurs, et tes ris,
1287
tes loüanges et tes mépris,
1288
sont des effets de ta malice.
1289
Mais je n’ay fait encor ton portrait qu’à demy :
1290
tu te moques de la constance,
1291
tu trompes ton meilleur amy,
1292
et tu donnes la preferance
1293
au plus indigne objet de ta reconnoissance
1294
c’est de là que l’Amour a tiré ses défauts,
1295
c’est la source de tous nos maux :
1296
c’est toy qu’il faut blâmer, sexe trop infidele;
1297
ou plûtost blâmons justement
1298
celuy qui te sert avec zele,
1299
et qui te croit legerement.
1300
Ah Corisque ! c’est moy qui suis digne de blâme,
1301
d’avoir esté credule à tes discours flateurs.
1302
Quand, charmé de tes yeux, je te donnay mon ame,
1303
je devois soupçonner ces serets imposteurs :
1304
ne viens-tu pas d’Argos, où le vice domine,
1305
pour troubler mon esprit et hâter ma ruïne ?
1306
Si parmy les filles d’honneur
1307
on te croit honneste et pudique,
1308
tu ne dois ce rare bon-heur
1309
qu’aux soins de ton esprit, et qu’à ta politique.
1310
Lors que je me souviens de mes tourmens soufferts :
1311
quand je pense à cette inhumaine,
1312
je me repens d’avoir porté ses fers,
1313
et j’ay honte d’avoir enduré tant de peine.
1314
A quoy pensez-vous donc, mal avisez Amans,
1315
d’adorer en tremblant le nom d’une Maîtresse ?
1316
Quand vous la traitez de Deesse,
1317
vous faites vôtre enfer, vous faites vos tourmens :
1318
cette beauté devient si fiere,
1319
qu’elle croit qu’un mortel ne la merite pas,
1320
et se presumant des appas,
1321
rejette son encens, ses vœux, et sa priere :
1322
quand vous la comparez à la beauté des Cieux,
1323
que vous la dépeignez encore
1324
bien plus charmante que l’Aurore,
1325
elle croit meriter ces titres glorieux :
1326
pourquoy tant de soûpirs, de plaintes et de larmes,
1327
qui font voir en tous lieux les Amours triomphans ?
1328
Ce sont les imbecilles armes
1329
et des femmes et des enfans.
1330
Quoy que l’Amour pour nous ait une douce amorce,
1331
nos ames en aimant doivent montrer leur force.
1332
J’ay crû durant long-temps, pour flater mes desirs,
1333
esperant soulager mon amoureuse peine,
1334
que les vœux et les pleurs, les soins et les soûpirs,
1335
pourroient fléchir le cœur d’une belle inhumaine :
1336
mais je m’abusois lourdement :
1337
et je suis revenu de mon aveuglement;
1338
mes yeux ne seront plus ébloüis par les charmes :
1339
car si c’est un cœur de rocher,
1340
peut-on le ramollir avec de foibles larmes ?
1341
Et de legers soûpirs le peuvent-ils toucher ?
1342
Pour enflâmer le cœur de ces beautez rebelles,
1343
les soûpirs et les pleurs ne sont pas assez forts :
1344
lors que l’ont veut du fer tirer les étincelles,
1345
on le bat rudement, et l’on fait des efforts.
1346
Si tu pretens gagner le cœur d’une Maîtresse,
1347
abandonne les pleurs, les soûpirs, et les vœux;
1348
et si l’amour encor te tourmente et te presse,
1349
cache au fond de ton cœur tes desirs amoureux;
1350
et dans la premiere avanture,
1351
fay ce que te diront l’Amour et la Nature.
1352
A parler sans déguisement,
1353
les Dames n’ont jamais aimé la modestie,
1354
que le Ciel leur a départie,
1355
qu’en apparence seulement :
1356
celuy qui la met en usage
1357
s’abuse et manque de courage;
1358
elles en usent au dehors,
1359
et pour nous attirer font agir ces ressors;
1360
mais elles méprisent dans l’ame
1361
un Amant qui s’en sert au milieu de sa flâme;
1362
elles nous laissent remarquer
1363
cette rare vertu qui pare les plus belles;
1364
mais lors que l’on est auprés d’elles
1365
il ne faut pas la pratiquer.
1366
Sur ces beaux sentimens, et sur cette maxime,
1367
je veux regler tous nos amours,
1368
je consens bien d’aimer toûjours,
1369
mais avec un peu moins de respect et d’estime.
1370
Corisque ne me verra plus
1371
brûler d’une flâme discrette,
1372
tous ces respects sont superflus
1373
pour captiver une coquette.
1374
Il faut se declarer contr’elle ouvertement,
1375
je la veux attaquer avec de fortes armes,
1376
je ne verseray plus de larmes,
1377
et je ne seray plus le pitoyable Amant.
1378
Déja deux fois je l’ay surprise,
1379
et toûjours mes efforts sont vains,
1380
elle s’échape de mes mains,
1381
et rit de ma vaine entreprise :
1382
si je la tiens une autre fois,
1383
j’useray d’une autre conduite,
1384
j’empescheray bien mieux sa fuite,
1385
et je la rangeray sous de plus dure loix :
1386
elle vient souvent dans ce bois
1387
pour y chercher la solitude,
1388
comme un doux entretien à son inquietude :
1389
je la veux attendre en ces lieux,
1390
afin de me vanger de son humeur volage;
1391
elle m’a désillé les yeux,
1392
et m’a fait devenir plus sage :
1393
elle apprendra bien-tost, cette ingrate beauté,
1394
quel est le fruit de sa malice,
1395
et que le Ciel enfin punit avec justice
1396
la tromperie et l’infidelité.


ACTE II

SCENE PREMIERE.

ERGASTE, MIRTIL

ERGASTE
1397
Dieux ! que pour te trouver tu me coûtes de peine !
1398
en tous lieux j’ay porté mes pas,
1399
au rivage du fleuve, au champ de nos combats,
1400
a la prairie, à la fontaine;
1401
enfin je te rencontre aprés tant de tourment,
1402
et je rends grace au Ciel de cét heureux moment.

MIRTIL
1403
Quelle nouvelle surprenante
1404
t’oblige à te presser si fort ?
1405
Ne me laisse plus dans l’attente.

ERGASTE
1406
Ma douleur seroit eternelle,
1407
si je t’avois porté cette triste nouvelle.
1408
Atten plûtost la vie, et releve ton cœur;
1409
de toy-mesme, et de la douleur,
1410
remporte une pleine victoire,
1411
si tu veux meriter la gloire
1412
d’estre d’un autre objet le maître et le vainqueur.
1413
Commence à respirer, et pour finir ta peine
1414
appren le sujet qui m’ameine.
1415
Connois-tu bien d’Ormin l’incomparable Sœur ?
1416
Qui ne la connoït dans le monde ?
1417
Elle est grande, elle est gaye et blonde,
1418
et son teint a toûjours une vive couleur.

MIRTIL
1419
Son nom?

ERGASTE
Corisque.

MIRTIL
1420
Helas ! je puis bien la connoître,
1421
nous nous sommes souvent entretenus tous deux.

ERGASTE
1422
Sçache donc, cher Mirtil, que par un sort heureux,
1423
qui pour toy se declare et commence a paroître,
1424
avec Amarillis elle a fait amitié.
1425
J’ay crû que je devois luy decouvrir ta flâme,
1426
et tous les les secrets de ton ame,
1427
tes maux ont émeu sa pitié,
1428
et d’une prompte ardeur elle s’est engagée
1429
a seconder les vœux de ton ame affligée.

MIRTIL
1430
Si le succez répond à ce commencement,
1431
Mirtil, sera le plus heureux Amant,
1432
comme il est déja le plus tendre :
1433
mais comment veut-elle s’y prendre ?

ERGASTE
1434
Elle n’ a rien encor resolu sur ce point,
1435
parce qu’elle ne connoît point
1436
quel est le cours, ny quelle est la naissance
1437
du feu dont tu te sens brûler :
1438
elle desire donc, avant que d’en parler,
1439
en avoir connoissance;
1440
aprés elle pourra plus finement sonder
1441
l’esprit et le cœur de la Belle,
1442
et mesme luy persuader
1443
de recevoir un Amant si fidelle.
1444
Elle travailleroit en vain,
1445
sans estre pleinement instruite;
1446
et ce n’est que pour ce dessein,
1447
et pour mieux regler sa conduite,
1448
que je t’ay cherché tout le jour,
1449
pour apprendre de toy l’état de ton amour.

MIRTIL
1450
Amy, je veux satisfaire,
1451
et de mes feux t’entretenir :
1452
mais sçache que ce souvenir
1453
me va causer une douleur mere.
1454
Quand le cœur d’un Amant brûle sans esperer,
1455
il a beau de son mal plaindre et soûpirer;
1456
c’est comme un flambeau dont la flâme
1457
est exposée au gré du vent,
1458
plus il souffle, plus il l’enflâme,
1459
et le consume en la mouvant;
1460
ou bien comme une fléche avec l’effort lancée,
1461
et dans le corps bien avant enfoncée,
1462
si l’on veut l’arracher, on déchire le cœur,
1463
la blessure s’augmente avecque la douleur.
1464
Enfin par le recit de mes cruelles peines,
1465
tu sçauras tous mes sentimens :
1466
tu verras à quel poinct sont trompeuses et vaines
1467
les esperances des Amans,
1468
et que l’amour plus qu’on ne s’imagine,
1469
est ame[z] dans son fruit, et doux dans sa racine.
1470
Dans cette saison où le jour,
1471
par un agreable retour,
1472
commence sur la nuit d’avoir quelque avantage,
1473
cette Belle étrangere, et cét Astre nouveau
1474
vint rendre mon païs plus charmant et plus beau,
1475
par les attraits de son visage
1476
fit briller à nos yeux ses rayons éclatans,
1477
et dans nôtre contrée avança le Printemps.
1478
Sa Mere l’avoit amenée
1479
pour voir les magnifiques jeux,
1480
et les sacrifices fameux
1481
qu’au puissant Jupiter on offroit chaque année.
1482
Dans cét agreable séjour.
1483
Ses yeux furent témoins de ce pompeux spectacle;
1484
mais on la regarda comme un double miracle,
1485
où l’on vit triompher l’Amour.
1486
Je n’eus pas si-tost veu cette jeune Merveille,
1487
qu’à ses premiers regards mon cœur fut enflâmé :
1488
helas ! il n’avoit point aimé,
1489
ny brûlé jusqu’alors d’une flâme pareille.
1490
Pour me ravir ma liberté,
1491
cette imperieuse Beauté
1492
vint jusques dans mon sein établir son empire :
1493
et se montrant alors avec un air vainqueur,
1494
elle sembloit me dire,
1495
tu resistes en vain, il faut rendre ton cœur.

ERGASTE
1496
O que l’Amour sur nous a de puissance !
1497
et l’on ne l’apprend bien que de l’experience.

MIRTIL
1498
Ergaste, écoute encor ce qu’il sçait inspirer
1499
aux cœurs les moins instruits qu’il pretend éclairer.
1500
Je declare à ma Sœur ma passion nouvelle,
1501
je l’appelle au secours de mon cœur amoureux :
1502
elle estoit depuis peu la compagne fidelle
1503
de l’unique objet de mes vœux.
1504
Pour se rendre plus favorable
1505
a mes justes empressemens,
1506
elle m’apprit à faire l’agreable,
1507
me donna le Carquois, l’Arc, et ses vestemens,
1508
m’ajusta des cheveux dont elle fit des tresses,
1509
couronna ma teste de fleurs,
1510
des yeux et de la voix, m’enseigna les finesses,
1511
les petites façons, et les feintes douceurs :
1512
je déguisois ainsi mon sexe par mon âge,
1513
car rien n’en paroissoit encor sur mon visage.
1514
Quand je fus ainsi preparé,
1515
elle me conduisit dans un lieu retiré,
1516
où ma Nymphe souvent se promenoit à l’ombre,
1517
où d’autres Nymphes en grand nombre
1518
accompagnoien[t] alors la belle Amarillis,
1519
de sang ou d’amitié parfaitement unies;
1520
leurs graces étoient infinies,
1521
et leur teint faisoit honte à la blancheur des lys :
1522
mais parmy ces Beutez parfaites,
1523
dont les yeux lançoient mille traits,
1524
ma Nymphe paroissoit avec ses doux attraits,
1525
comme une belle Rose entre des Violettes.
1526
Aprés quelques discours, une d’elles surprit
1527
toute cette Troupe galante.
1528
Quoy, serons-nous icy sans cœur et sans esprit,
1529
dans une oisiveté, dit-elle, languissante ?
1530
Et lors qu’on se prepare à cueillir des lauriers,
1531
n’imiterons-nous point nos champêtres Guerriers ?
1532
Eprouvons entre nous la force de nos armes,
1533
et sçachons aujourd huy ce que peuvent nos charmes,
1534
pour en user aprés en faveur de nos vœux,
1535
quand nous voudrons regner sur des cœurs amoureux :
1536
mes Sœurs, si vous me voulez croire,
1537
donnons-nous des baisers, et disputons la gloire
1538
de les sçavoir donner :
1539
et celle qui sçaura mieux les assaisonner,
1540
pour digne prix de sa victoire,
1541
de ce tissu de fleurs se verra couronner.
1542
On sous-rit à cette pensée,
1543
qui d’un contraire avis ne fut point traversée;
1544
et mesme avant que tout fût concerté,
1545
il se fit de baisers une guerre amoureuse.
1546
Chacune d’une voix agreable et flateuse,
1547
s’appelloit au combat qu’on avoit inventé,
1548
quand celle qu’on venoit d’entendre
1549
leur proposer un jeu si galant et si tendre,
1550
dont elles esperoient goûter tant de plaisir,
1551
dit qu’il falloit auparavant choisir
1552
la bouche la plus belle
1553
pour arbitre de leur querelle.
1554
Toutes d’une commune voix
1555
prirent Amarillis pour juge et pour arbitre :
1556
mais sa modeste humeur refusant ce beau titre
1557
et se croyant indigne de ce choix,
1558
luy fit baisser les yeux, et couvrir son visage
1559
de ce voile incarnat qui paroît au dehors,
1560
et fit voir avec avantage
1561
que son ame est encor plus belle que son corps :
1562
peut-estre que son teint jaloux de tant de Roses,
1563
qui sur sa belle bouche étoient encor écloses,
1564
se para d’un éclat si vis et si vemeil,
1565
pour montrer qu’il étoit comme elle sans pareil.

ERGASTE
1566
Que ce déguisement fut heureux à ta flâme !
1567
ce fut comme un présage à tes brûlans desirs
1568
de toutes les douceurs, et de tous les plaisirs
1569
que doivent ressentir ton ame.

MIRTIL
1570
La belle Amarillis accomplissant la Loy
1571
où les autres l’avoient soûmise,
1572
commençoit d’exercer sa charge et son employ,
1573
et malgré sa rougeur, déja s’étoit assise.
1574
Chaque Nymphe à son tour alloit se disposer
1575
a cueillir sur sa bouche un amoureux baiser :
1576
sur cette belle bouche en douceur non pareille,
1577
que l’on peut appeller une vive merveille;
1578
un Palais animé fait par la main des Dieux,
1579
d’où s’exhalent toûjours des parfums précieux;
1580
une Nacre de Pourpre, où l’Inde Orientale
1581
ses plus belles fleurs étale;
1582
enfin ce beau Trésor qui n’eut jamais d’égal,
1583
où la douceur repose au milieu du Coral.
1584
Ergaste, je voudrois te dire
1585
quel est le doux plaisir que ma bouche a goûté,
1586
en baisant la rare Beauté
1587
pour qui mon tendre cœur incessamment soûpire.
1588
Juge de la douceur dont je me sens charmer,
1589
puisque je ne sçaurois moy-même l’exprimer.
1590
Le Succre sans pareil dont la Chypre se vante,
1591
ny le Miel le plus doux et le plus précieux,
1592
ne sont rien comparez au miel delicieux,
1593
que je cueillis alors sur sa bouche charmante.

ERGASTE
1594
Qu’heureux est ce larcin ! que ce plaisir est doux !
1595
il n’est que trop charmant pour faire des jaloux.

MIRTIL
1596
Il fut doux ce baiser, et non pas agréable,
1597
un peu de passion l’eût rendu plus aimable.
1598
Il n’appaisa point mes desirs,
1599
n’ayant que la moitié de ces plaisirs
1600
qui donnent au baiser un charme incomparable :
1601
l’Amour le donna bien avec tous ses appas;
1602
mais un pareil Amour ne me le rendit pas.

ERGASTE
1603
Mais quand ce fut à toy de baiser cette belle,
1604
dy-moy que ton cœur ressentit auprés d’elle ?

MIRTIL
1605
Tus mes esprits émeus d’une amoureuse ardeur,
1606
coururent à ma bouche, et quitterent mon cœur :
1607
dans l’espoir de goûter mille douceurs charmantes,
1608
mon ame vint au bord de mes levres brûlantes :
1609
et mes sens enchantez d’un excez de plaisir,
1610
sembloient ne me laisser que le dernier soûpir;
1611
enfin toute mon ame en ce lieu renfermée,
1612
s’êtoit en un baiser tout à coup transformée.
1613
Le reste de mon corps, consumé de langueur,
1614
demeura foible et froid, tremblant, et fans vigueur.
1615
Plus prés de ses beaux yeux, je baissay la paupiere,
1616
ne pouvant soûtenir l’éclat de leur lumiere :
1617
et comme je trompois cette rare Beauté,
1618
je ne vis qu’en tremblant sa douce majesté :
1619
mais elle d’un soûris qui portoit mille carmes,
1620
rassura mon esprit, et calma mes alarmes.
1621
Je croy que de son cœur Amour êtant chassé,
1622
s’estoit, pour se cacher, adroitement placé
1623
entre ses levres demy closes,
1624
comme une Abeille entre deux Roses.
1625
Quand je luy donnay mon baiser,
1626
et qu’elle le receut de ma bouche vermeille,
1627
je te diray sans rien déguiser,
1628
que je goûtay du miel la douceur nonpareille :
1629
mais quand de mon baiser je receus le retour,
1630
(par un heureux destin, plûtost que par amour,)
1631
et que l’on eut oüy l’agréable murmure
1632
que font deux baisers confondus,
1633
lors qu’ils sont donnez et rendus,
1634
(o doux plaisirs, dont la perte est bien dure,
1635
puis-je estre encor en vie, et vous avoir perdus ?)
1636
mon cœur sentit alors la cruelle piqûre
1637
qui le fait plaindre et soûpirer;
1638
elle me le rendit pour le mieux déchirer.
1639
Par cette amoureuse blessure,
1640
malgré la rigueur de mon sort,
1641
bannissant de mon cœur les séntimens timides,
1642
je voulus en mordant ses levres homicides
1643
tirer vangeance de ma mort;
1644
mais un air embaumé de sa bouche celeste,
1645
appaisa ma fureur, et me rendit modeste.

ERGASTE
1646
Cruelle modestie, importune aux Amans !

MIRTIL
1647
Aprés qu’on eut donné tous ces plaisirs charmans,
1648
chaque Nymphe attendoit l’agreable Sentence
1649
qui devoit de baisers montrer la difference,
1650
quand celle dont mon cœur a ressenty les coups,
1651
et dont le fouvenir sensiblement me touche,
1652
jugeant les miens plus piquans et plus doux,
1653
prononça hardiment en faveur de ma bouche,
1654
et me vint presenter soudain
1655
cette Guirlande glorieuse
1656
qu’on avoit destinée à la Victorieuse,
1657
dont elle couronna ma teste de sa main.
1658
Mais helas ! quel malheur sans cesse m’accompagne ?
1659
Jamais on n’a veu la campagne,
1660
quand l’ardente saison fait sentir sa chaleur,
1661
brûler comme brûloit mon cœur :
1662
vaincu de sa propre victoire,
1663
et toût charge des fers au milieu de sa gloire,
1664
animé toutefois d’un regard de ses yeux,
1665
j’arrache de mon front la brillante Couronne;
1666
je vous la cede, dis-je, adorable Personne,
1667
et nulle d’entre-nous ne la merite mieux :
1668
si j’ay pour mes baisers vôtre juste suffrage,
1669
c’est à vôtre douceur à qui je rends hommage;
1670
et sçachez Belle que c’est vous
1671
qui les avez rendus si tendres et si doux.
1672
Elle prit ma Guirlande, et me donna la fienne,
1673
que j’aime bien mieux que la mienne;
1674
c’est celle que je porte, et porteray toûjours,
1675
toute seche et toute fanée,
1676
pour mieux me souvenir de l’heurese journée,
1677
qui me fit esperer de si paisibles jours;
1678
ou plûtost pour marquer la douleur qui me tuë,
1679
de voir mon esperance entierement perduë.

ERGASTE
1680
Loin d’en estre jaloux, je plains deja ton sort;
1681
je te regarde, Amy, comme un autre Tantale,
1682
qui se jouë en Amour, hâte souvent sa mort,
1683
et ressent une peine à son repos fatale.
1684
O Dieux ! que ce larcin te coûte de tourment,
1685
et qu’il éprouve ta constance !
1686
tu vois bien qu’un prompt châtiment
1687
suivit de ce plaisir la douce joüissance.
1688
Mais ne s’apperceut-elle pas
1689
des pieges qu’on tendit à ses divins appas ?

MIRTIL
1690
Je ne te diray point si ma supercherie
1691
connuë à cette Belle, anima son courroux :
1692
mais tant que sa presence honora ma Patrie,
1693
ses yeux furent pour moy agreables et doux :
1694
un destin contraire à ma joye,
1695
me ravit aussi tôt ce tresor precieux :
1696
alors de mille ennuis mon cœur devint la proye,
1697
et j’abandonnay tout pour suivre ses beaux yeux.
1698
Je suis enfin arrivé dans ces lieux,
1699
où tu sçais que mon Pere a sa Cabane encore :
1700
mais j’ay bien connu que ce jour
1701
qui fut comme la belle Aurore
1702
de mes feux et de mon amour,
1703
n’est qu’un Soleil couchant qui va sinir son tour.
1704
En abordant cette Belle inhumaine,
1705
elle tourna ses pas et ses yeux autre part,
1706
elle ne voulut pas seulement d’un regard
1707
flater mon esperance, et soulagger ma peine.
1708
Helas ! je dis alors, que mes soûpirs sont vains !
1709
voicy de mon trépas les présages certains.
1710
Mon départ cependant faisoit souffrir mon Pere,
1711
et causoit à son ame une douleur amere,
1712
jusques à le pousser sur le bord du tombeau.
1713
Ce mal-heur impreveu, cét accident nouveau,
1714
m’oblige de partir en dépit de ma flâme :
1715
mon Pere à mon retour recouvra la santé;
1716
mais quand je me vis arrêté
1717
loin de l’unique objet pour qui brûle mon ame,
1718
ce retour oppressa mon cœur,
1719
et me fit secher de langueur;
1720
je fus dans cét état un assez long espace,
1721
mon mal eut le cours de neuf mois.
1722
Quand mon Pere touché de ma juste disgrace,
1723
et me voyant presque aux abois,
1724
consulta sur ma maladie
1725
de l’Oracle divin l’inévitable voix :
1726
l’Oracle répondit, que l’air de l’Arcadie
1727
me donneroit la guerison;
1728
je revis donc l’objet qui me tient en prison :
1729
mais helas ! que la voix de l’Oracle est trompeuse !
1730
dans le temps que sa veuë à mon corps fut heureuse,
1731
elle fut à mon ame une funeste poison.

ERGASTE
1732
L’Histoire que je viens d’entendre,
1733
doit attirer sur toy la pitié la plus tendre
1734
que le cœur puisse concevoir :
1735
elle est étrange autant qu’elle est sincere;
1736
mais sçache aussi que quand on desespere,
1737
l’espoir seul du salut est de n’en point avoir.
1738
Je vay donc voir Corisque, et luy conter ta peine;
1739
tu m’attendras à la Fontaine,
1740
où je j’iray trouver assez diligemment.

MIRTIL
1741
Amy, part donc heureusement,
1742
et que le Ciel à mes vœux favorable,
1743
comble de ses presens ta generosité,
1744
ce que ne peut un miserable
1745
a qui le Sort a tout osté.

SCENE II

DORINDE, LUPIN, SILVIO.

DORINDE
1746
Delices d’un Berger que j’aime et que j’adore,
1747
puissant charme d’un cœur qui n’aime que les bois,
1748
et qui ne connoît pas encore
1749
l’Amour, ny ses aimables loix :
1750
cher Melampe, ton sort est bien digne d’envie;
1751
de cette belle main dont il retient mon cœur,
1752
il te caresse, il a soin de ta vie,
1753
lors qu’il me traite avec rigueur.
1754
Incessamment tu l’accompagnes
1755
dans la plaine et sur les montagnes;
1756
il est avec toy nuit et jour;
1757
cependant en vain je soûpire,
1758
en vain pour luy mon cœur brûle d’amour;
1759
malgré tous mes soûspirs, mon tourment devient pire :
1760
ce qui donne le gesne à mon esprit jaloux,
1761
ce sont tant de baisers si tendres et si doux,
1762
que tu reçois d’une bouche que j’aime :
1763
helas ! si pour flater seulement mon desir,
1764
je pouvois avec toy partager ce plaisir.
1765
Rien ne seroit égal à mon bon-heur extrême :
1766
mais si je ne le puis, je te baise toy-même :
1767
une Etoile d’Amour peut-estre te conduit,
1768
pour me servir de guide à chercher qui me fuit :
1769
allons, de mon Berger le compagnon fidelle,
1770
où ton instinct te pousse, et mon amour m’appelle.
1771
Mais d’où vient ce grand bruit ? c’est un cor que j’entens,
1772
qui fait tout resentir par des sons éclatans.

SILVIO
1773
Tay, tay, Melampe; tay.

DORINDE
1774
Dieux ! que víen-je d’entendre!
1775
si par mes desirs cette fois
1776
je ne me laisse point surprendre,
1777
j’entens de mon Berger la resonnante voix,
1778
qui cherche son Melampe au travers de ce Bois.

SILVIO
1779
Tay, tay, Melampe, tay.

DORINDE
1780
Sans doute c’est luy-mesme :
1781
le Ciel m’offre aujourd’huy tout ce que mon cœur aime,
1782
mon espoir le plus doux, et mon unique bien :
1783
mais il luy faut cacher son Chien,
1784
et puis par ce moyen m’attirer sa tendresse.
1785
Lupin, approche toy.

LUPIN
1786
Me voicy, ma Maîtresse.

DORINDE
1787
Mene ce Chien, et va-t’en le cacher,
1788
pren garde à me le point lâcher :
1789
mais sur tout ne vien pas que je ne te rappelle.

LUPIN
1790
A vos commandemens je seray fidelle.

DORINDE
1791
Va donc viste, avance le pas.

LUPIN
1792
Mais aussi ne me laisse pas
1793
trop long-temps avec cette Beste;
1794
si la faim la pressoit je courrois grand danger,
1795
elle pourroit bien me manger,
1796
et faire un repas de ma teste.

DORINDE
1797
Quelle peur te saisit ? Lupin retire-toy.

SILVIO
1798
Fut-il jamais Chasseur plus malheureux que moy
1799
où dois-je aller, aprés toute la peine
1800
que pour chercher mon Chien j’ay prise vainement ?
1801
j’ay couru sur les Monts, j’ay couru dans la Plaine,
1802
sans me reposer un moment :
1803
que la Beste qu’il a couruë
1804
soit maudite, et puisse perir.
1805
Une Nymphe à propos, se presente à ma veuë,
1806
avec elle je puis icy m’en enquerir.
1807
Ah ! c’est cette Nymphe fâcheuse,
1808
dont l’ame est si fort amoureuse,
1809
qui toûjours m’importune, et qui me fait mourir.
1810
Il faut en l’abordant, se resoudre à souffrir.
1811
Vous voyez, belle Nymphe, un Chasseur hors d’halcine :
1812
avez-vous veu mon Chien, que je cherche en tous lieux ?

DORINDE
1813
Si je ne suis belle à tes yeux,
1814
pourquoy me donnes-tu cette loüange vaine ?
1815
Ta bouche en ce moment a démenty ton cœur ?

SILVIO
1816
Belle, ou laide, il n’importe, appaise ma douleur,
1817
et dy-moy si Melampe a suiv y cette route ?
1818
repon-moy, je te prie, oste-moy de ce doute,
1819
je ne sçaurois icy plus long-temps m’arrêter.

DORINDE
1820
Faut-il, cruel Berger, si rudement traiter
1821
celle qui te cherit, et qui cherche à te plaire,
1822
mais qui par sa tendresse attire ton courroux ?
1823
Comment peux-tu montrer une ame si severe,
1824
avec un visage si doux ?
1825
Par les Montagnes les plus rudes,
1826
helas ! tu cours incessamment :
1827
les Forests et les Solitudes
1828
font ton plaisir le plus charmant :
1829
a mille et mille soins tous les jours tu t’exposes,
1830
ton teint perd à la chasse ses lys et ses roses :
1831
mais de tous ces travaux dy-moy quel est le fruit ?
1832
tu fatigues ton corps pour poursuivre une beste,
1833
qui te redoute, et qui te fuit,
1834
et tu dédaignes pour conqueste,
1835
une Nymphe qui te poursuit.
1836
Ne mets plus à chasser ton plaisir à ta joye;
1837
quitte les animaux et les sombres Forests :
1838
regarde une plus belle et une plus aimable proye,
1839
qui se vient jetter dans tes rets.

SILVIO
1840
Nymphe, tes discours sont frivoles,
1841
je n’arreste pas en ce lieu
1842
pour perdre le temps en paroles,
1843
mais pour chercher Melampe : Adieu.

DORINDE
1844
Ne me fuy pas, cruel, arreste pour apprendre
1845
en quel lieu ton Melampe a bien voulu se rendre.

SILVIO
1846
Dorinde, tu te ris de moy.

DORINDE
1847
Je jure par l’Amour qui me soûmet à toy,
1848
que je t’en diray de nouvelles,
1849
qui seront seures et fidelles :
1850
il relance une Biche avec beaucoup d’ardeur,
1851
n’est-ce point la beste qu’il chasse ?

SILVIO
1852
Il est vray; mais pour mon malheur
1853
d’abord j’en ay perdu la trace.

DORINDE
1854
L’un et l’autre est en mon pouvoir.

SILVIO
1855
J’en doute.

DORINDE
Si tu veux, je te les feray voir.
1856
Es-tu fâché de m’estre redevable ?

SILVIO
1857
Sois donc, chere Dorinde, à mes vœux favorable :
1858
rends-moy la Biche avec le Chien.

DORINDE
1859
Helas ! quel malheur est le mien ?
1860
J’ayme un Berger insensible et volage,
1861
qui me recherche moins qu’une beste sauvage,
1862
et dont mon cœur ne peut rien esperer,
1863
qu’en luy rendant le Chien qui le fait soûpirer :
1864
mais, mon cœur, la reconnoissance
1865
t’oblige à me flater de quelque recompense.

SILVIO
1866
Il est juste. Je veux aujourd’huy l’abuser.

DORINDE
1867
Que donneras-tu ? je pretens composer.

SILVIO
1868
Ma Mere m’a donné deux pommes admirables,
1869
dont je fais offre à ta beauté.

DORINDE
1870
Je voudrois t’en donner qui sont plus agréables,
1871
si mes presens pouvoient adoucir ta fierté.

SILVIO
1872
Que veux-tu donc ? dy-moy ce que tu peux prétendre ?
1873
Tu voudrois peut-estre un Chévreau,
1874
ou bien quelque innocent Agneau,
1875
mon Pere me défend d’en prendre.

DORINDE
1876
Sçache que rien ne peut me charmer en ce jour,
1877
que toy-mesme, et que ton amour.

SILVIO
1878
Ne veux-tu que cela ?

DORINDE
Non.

SILVIO
Je te l’abandonne,
1879
pourveu qu’aussi tost on me donne
1880
ce que je te demande avecque tant d’ardeur.

DORINDE
1881
Ah ! si tu connoissois le prix et la richesse
1882
du tresor dont tu fais largesse,
1883
et si ta langue étoit d’accord avec ton cœur…

SILVIO
1884
Nymphe, tu me parles sans cesse
1885
de je ne fçay quelle tendresse,
1886
et d’un amour que je ne connois pas :
1887
tu veux que j’aime tes appas,
1888
je les cheris autant qu’il m’est possible :
1889
tu me nommes cruel, indomptable, insensible,
1890
tu dis que je te traire avec severité,
1891
je ne sçay ce que c’est que cette cruauté.

DORINDE
1892
Helas ! quelle est ma destinés ?
1893
D’où puis je attendre du secours ?
1894
Où pretens-je fonder le repos de mes jours ?
1895
A quelle extremité ma vois je abandonnée ?
1896
Il se rit de tous mes tourmens,
1897
a l’Amour son cœur est rebelle,
1898
et ne sent pas une étincelle
1899
du feu qui brûle les Amans.
1900
De ce feu violent tu consumes mon ame,
1901
et tu ne ressens point la chaleur ny la flâme;
1902
Berger, en qui mes yeux découvrent tant d’appas,
1903
tu respires l’Amour, et tu ne le sent pas.
1904
Je croy que la belle Cythere,
1905
pour te faire adorer, voulut estre ta Mere;
1906
tu peux comme sou Fils commander même aux Dieux,
1907
tu portes son ate et ses fléches,
1908
elles ont déja fait à mon cœur mille bréches,
1909
et l’on voit son flambeau dans l’éclat de tes yeux :
1910
avec son air, avec sa grace,
1911
prens des ailes, prens un bandeau.
1912
Oüy, tu pourrois bien estre un Cupidon nouveau,
1913
si ton cœur n’êtoit tout de glace.
1914
Enfin, aimable Enfant, plus brillant que le jour,
1915
il ne te manque rien de l’Amour que l’Amour.

SILVIO
1916
Qu’est-ce que cét Amour, veux-tu bien me le dire !

DORINDE
1917
Amour das tes beaux yeux, dont je ressens l’empire,
1918
est un Paradis de douceur;
1919
mais aussi dans mon triste cœur,
1920
qui brûle et qui gemit, qui souffre et qui soûpire,
1921
ce n’est qu’un enfer de douleur.
1922
Tout ce discours est inutile,
1923
Nymphe, rends-moy Melampe, et nous serons amis.

DORINDE
1924
A contenter mes vœux, montre-toy plus facile,
1925
et donne-moy l’Amour que tu m’avois promis.

SILVIO
1926
Te l’ay-je pas donné ? que veux-tu davantage ?
1927
On ne sçauroit te contenter :
1928
Dorinde il est à toy, prens-le pur ton partage.
1929
Qui pretend te le disputer ?

DORINDE
1930
Je perds icy mon temps, je seme sur le sable,
1931
et tous les jours mon sort devient plus miserable.

SILVIO
1932
A quoy songes-tu donc ? pourquoy me retiens-tu ?
1933
D’on vient que ton esprit est si fort combattu ?

DORINDE
1934
Tu n’auras pas si-tost l’objet de ta poursuite,
1935
que tu me quitteras, et prendras la fuite;
1936
je connois ta legereté.

SILVIO
1937
J’arresteray, je te le jure.

DORINDE
1938
Donne-moy donc un gage qui m’assure
1939
de ta fidelíté.

SILVIO
Quel gage voudrois tu !

DORINDE
1940
Je n’ose te le dire.

SILVIO
Oseras-tu le recevoir ?

DORINDE
1941
Je voudrois sans parler que ton cœur pût sçavoir
1942
ce que le mien desire;
1943
mais si tu veux me l’accorde,
1944
je te promets de te le demander.

SILVIO
1945
Je te l’accorderay, mais ne me fais plus attendre.

DORINDE
1946
Hé quoy ! tu n’entens pas un langage si tendre ?
1947
Regarde que mon cœur s’explique par mes yeux.
1948
Ha ! si tu me parlois, je t’entendrois bien mieux.

SILVIO
1949
Je trouve en ton esprit un peu trop de finesse.

DORINDE
1950
Dy, trop de passion, d’amour, et tendresse.

SILVIO
1951
Je ne devine point; parle donc si tu veux.

DORINDE
1952
Helas ! je voudrois un de ceux
1953
que bien souvent tu reçois de ta Mere.

SILVIO
1954
Je n’entens pas tout ce mystere;
1955
c’est peut –estre un soufflet que tu veux obtenir.

DORINDE
1956
Ah ! cruel, voudrois-tu punir
1957
la Nymphe qui t’adore,
1958
et que tu n’aimes pas encore ?

SILVIO
1959
Ma Mere me caresse ainsi.

DORINDE
1960
Mais tu ne dis pas tout, elle te baise aussi.

SILVIO
1961
Non, non, ce ne sont point des baisers qu’elle donne,
1962
elle ne peut souffrir me voir [l]aiser personne.
1963
Tu me demandes donc un baiser ?
1964
Ta tougeur me le fait connoître,
1965
je la vois bien paroître,
1966
avec ton silence elle vient t’accuser;
1967
je ne veux point te refuser,
1968
mais rend auparavant et Melampe et la proye.

DORINDE
1969
Me le promets-tu bien ?

SILVIO
1970
Oüy, je te le promets :
1971
pourquoy retardes-tu ma joye ?

DORINDE
1972
Lupin, Lupin, Lupin, n’entendras-tu jamais ?

LUPIN
1973
O Dieux ! que cette voix est fâcheuse et cruelle !
1974
qui va là ? j’y cours : qui m’appelle ?
1975
Je ne viens pas de sommeiller;
1976
c’est le Chien qui dormoy, je n’osois l’éveiller;
1977
et ma foy prés de luy je faisois sentinelle.

DORINDE
1978
Berger, voilà ton Chien qui plus humain que toy,
1979
m’est [venu ctouver] de luy-même.

SILVIO
1980
Mon cher Melampe, que je t’ayme !
1981
heureux [dece] revoir, je suis tout hours de moy.

DORINDE
1982
Mes [bras] à son repos ont esté favorables;
1983
il [ne] a pas, comme toy, méprisé des faveurs;
1984
il a trouvé mes baisers agreables,
1985
et receu toutes mes douceurs.

SILVIO
1986
N’as-tu point en courant receu quelque blessûre ?
1987
Cher Melampe, je te veux baiser mille fois.

DORINDE
1988
Helas ! quelle est mon avanture ?
1989
Et quels sont de l’Amour les desseins et les loix ?
1990
D’une foule de maux mon amour est suivie,
1991
je deteste le sort qui m’est si rigoureux,
1992
et je ne puis voir sans envie
1993
les caresses qu’il fait à ce Chien bien-heureux.
1994
Lupin, va-t’en au lieu destiné pour la Chasse.

LUPIN
1995
Ma Maîtresse j’y cours, pour voir ce qui s’y passe.

SCENE III

SILVIO, DORINDE.

SILVIO
1996
[Tu] n’as donc pas esté blessé,
1997
cher Melampe ? que j’en suis aise !
1998
il faut encor que je te baise,
1999
tu ne sçaurois jamais estre trop caressé.
2000
Mais donne moy la Biche, et finis mon attente, Nymphe.

DORINDE
2001
La veux-tu morte, ou la veux-tu vivante ?

SILVIO
2002
Je n’entens rien à ton discours :
2003
si de sa vie on a tranché le cour,
2004
comment peut-elle vivre encore ?

DORINDE
2005
Aimable Berger que j’adore,
2006
ton Melampe a sceu l’épargner.

SILVIO
2007
Il faut donc qu’elle soit en vie;
2008
un si parfait bon-heur peut-il m’accompagner ?

DORINDE
2009
Elle est vivante encor.

SILVIO
2010
Mon ame en est ravie :
2011
l’ adresse de Melampe en paroît beaucoup mieux,
2012
mesme il en est plus glorieux
2013
de l’avoir pris sans blessûre.

DORINDE
2014
Tu te trompes, Berger, elle est blessé au cœur,
2015
et souffre sans murmure
2016
de son sort malheureux l’inflexible rigueur.

SILVIO
2017
Tu veux railler, Dorinde : et comment vivroitelle,
2018
pusqu’elle a dans le cœur une atteinte mortelle ?

DORINDE
2019
Ah ! je suis cette biche, et ne m’en défens pas,
2020
qui suis prise en tes tests, sans estre poursuivie :
2021
si tu reçois mes vœux, je cheriray la vie :
2022
mais s’ils sont rejettez, je choisis le trépas.

SILVIO
2023
Est-ce donc là cette Biche attenduë ?

DORINDE
2024
C’est elle; mais pourquoy ton ame est-elle émuë ?
2025
Ton visage en paroît troublé :
2026
aime-tu mieux avoir pris une beste,
2027
que d’avoir de mon cœur obtenu la conqueste ?

SILVIO
2028
De tes discours je me sens accablé.
2029
Non, je ne t’aime point, Nymphe trop importune,
2030
va plaindre ailleurs ton infortune,
2031
je ne te trouve point agreable à mes yeux,
2032
et je veux éviter ton abord en tous lieux.

DORINDE
2033
Berger trop inhumain, est ce la recompense
2034
que je devois esperer de ta foy ?
2035
pren Melampe et mon cœur, ils se donnent à toy :
2036
mais ne me prive pas de ta douce presence,
2037
ne me dérobe pas mes uniques Soleils,
2038
tes yeux, oüy tes beaux yeux, qui n’ont point leurs pareils :
2039
je veux estre par tout ta compagne fidelle,
2040
et par-tout te marquer ma constance et mon zele :
2041
je secheray ton front, et pour te délasser,
2042
tu pourras dans mon [sei] appaiser tes alarmes :
2043
et lors que tu voudras chasser,
2044
pour soulager [ton] bras, je porteray tes armes :
2045
et […] dans ces noires Forests
2046
tu ne rencontres point de proye,
2047
je seray le but de tes traits,
2048
et recevray tes coups, et la mort, avec joy
2049
mais, ô Dieux ! je luy parle en vain,
2050
il ne m’écoute pas, ce Berger inhumain :
2051
fuy, cruel, de ton sort je suis inseparable,
2052
je te suivray par tout malgré ta dureté,
2053
mesme jusqu’à l’Enfer le plus insupportable,
2054
si l’on en peut trouver qui soit plus redoutable
2055
que ma douleur et que ta cruauté.

SCENE IV

CORISQUE
2056
La Fortune me favorise
2057
au delà mesme de mes vœux,
2058
et secondant mon entreprise,
2059
m’accorde enfin ce que je veux :
2060
elle me rit avec justice,
2061
je ne neglige rien pour la rendre propice;
2062
elle est puissante, et les mortels,
2063
non sans juste sujet, luy dressent des Autels.
2064
Cependant on a beau la nommer immortelle,
2065
il faut la caresser, aller au devant d’elle,
2066
luy preparer la voye, attendre sa faveur :
2067
les esprits negligens n’ont jamais de bon-heur.
2068
Si je n’avois acquis la confidence,
2069
et l’amitié d Amarillis,
2070
tous mes disseins seroient ensevelis,
2071
et je ne pourrois pas exercer ma vangeance :
2072
une autre moins fine que moy
2073
auroit de sa Rivale évité la presence,
2074
et d’un esprit jaloux montrant la violence,
2075
n’auroit gardé ny mesure ny foy :
2076
un enemy n’est pas à craindre,
2077
qui se declare ouvertement :
2078
mais celuy qui sçait feindre,
2079
et cacher son ressentiment.
2080
Soit dans le calme, ou dans l’orage,
2081
un écueil caché sous les flots
2082
trompe l’art du Pilote, et perd les Matelots,
2083
par un déplorable naufrage;
2084
qui ne sçait feindre d’estre amy,
2085
ne peut jamais se vanger qu’à demy.
2086
On verra ce que je sçay faire,
2087
puis qu’à mes grands desseins le Sort n’est pas contraire.
2088
Amarillis ne sçauroit m’abuser,
2089
et c’est en vain qu’elle veut déguiser
2090
l’amoureux tourment qui là presse;
2091
elle se jouë à sa Maîtresse :
2092
je suis trop bien instruite aux mysteres d’Amour,
2093
et je feray paroistre au jour
2094
le feu qui la brûle sans cesse.
2095
Je ne croy point qu’une jeune Beauté
2096
qui ne vient que d’éclore
2097
ainsi qu’une naissante Aurore,
2098
puisse garder long-temps sa tendre liberté,
2099
lors qu’un Amant l’a cajolée,
2100
aprés qu’elle a gousté les premieres douceurs
2101
que l’Amour verse dans les cœurs,
2102
par tant de doux appas son ame est ébranlée,
2103
et celuy qui pense autrement,
2104
fait sur cette matiere un mauvais jugement :
2105
mais je connois du sort la puissance supréme;
2106
Amarillis vient en ces lieux.
2107
Il veux pour mes desseins me servir d’elle-même,
2108
et cependant me cacher à ses yeux.

SCEN E V.

AMARILLIS, CORISQUE
parle seule.

AMARILLIS
2109
Sombre et noire Forest, heureuse Solitude,
2110
veritable sejour du calme et du repos,
2111
vous flattez si bien à propos
2112
mon amoureuse inquietude,
2113
que c’est avec plaisir que je vous viens revoir;
2114
pour chanter avec vou[…] mon cruel desespoir.
2115
Je recevrois du Ciel une faveur extrême,
2116
qui comblero[…] mon cœur de joye et de plaisir,
2117
s’il vouloit seco[nd]er mon amoureux desir,
2118
et me laiser vivre à moy même;
2119
je ne changerois par les ombres de ce Bois,
2120
pour ces Champs que la Fable a chanté tant de fois.
2121
A juger sainement, tout les biens de ce monde
2122
sont des plus grands malheurs la source trop féconde;
2123
le plus riche est plus indigent;
2124
et par un malheur sans remede,
2125
lors qu’il croit posseder […]or et son argent,
2126
il en est possedé plus qu’il ne le [po]ssede.
2127
Malgré son faux éclat, et sa legeteré,
2128
on aime la Fortune, on aime ses caresses :
2129
mais pour ne point flatter la verité,
2130
ce sont de beaux liens de nostre liberté,
2131
plûtost que des richesses.
2132
A quoy sert la beauté, la jeunesse et l’honneur,
2133
le sang illustre et la grandeur ?
2134
On a beau posseder mille et mille heritages,
2135
avoir des Parcs et des Châteaux,
2136
nourrir mille et mille Troupeaux,
2137
dans de gras pâturages,
2138
ce n’est que fumée et que vent,
2139
si parmy tous ces biens le cœur n’est pas content.
2140
Que cette Bergere est heureuse,
2141
qui n’estant point ambitieuse,
2142
qui riche d’elle-même, et non pas de dehors,
2143
a peine couvre son beau corps
2144
d’une jupe qui n’est ny riche ny pompeuse,
2145
dont la seule blancheur, jointe à la propreté,
2146
fait tout le prix et toute la beauté.
2147
Sans douleur, et sans esperance,
2148
elle n’a rien; mais elle ne sent pas
2149
les soucis devorans que me font naître icy bas
2150
et la misere et l’abondance :
2151
son cœur n’a point d’ambition;
2152
ce desir d’amasser, que l’avarice enfante,
2153
n’a jamais fait sur elle aucune impression;
2154
rien ne la trouble, et rien ne la tourmente;
2155
elle est pauvre, il est vray, mais son ame est contente.
2156
Avec ce qui croît dans les champs,
2157
elle cultive les presens
2158
qu’elle a receus de la Nature;
2159
elle en écoute les avis,
2160
et se servant du laict de ses tendres Brebis,
2161
en conserve son teint, et prend sa nourriture.
2162
Pour ses naturelles douceurs,
2163
qui seroient à la Cour des graces nompareilles,
2164
et qui gagneroient tous les cœurs,
2165
elle les entretient du miel de ses Abeilles.
2166
Enfin dans un secret Canal,
2167
le pur et liquide Crystal,
2168
d’une douce et claire Fontaine,
2169
luy sert de conseiller, de fard et de miroir,
2170
elle s’y baigne, et s’y fait voir
2171
sans confusion, et sans peine;
2172
et son esprit alors goûte un repos si doux,
2173
qu’elle croit aisément qu’il est commun à tous.
2174
C’est en vain que le Ciel fait gronder le Tonnerre,
2175
qu’il s’arme de courroux, et que dépais broüillards
2176
dérobent à la Terre
2177
et sa lumiere et ses regards;
2178
qui ne possede rien, n’a rien qui l’épouvante.
2179
Elle est pauvre, il est vray, mais son ame est contente.
2180
Un seul soucy luy tient au cœur,
2181
qui ne luy cause point de peine;
2182
c’est que son cher Troupeau paisse dedans la Plaine,
2183
et qu’il conserve sa vigueur.
2184
Cependant l’Amour qui l’inspire
2185
animant ses yeux amoureux
2186
de mille et mille nouveaux feux,
2187
elle en nourrit l’ardeur du Berger qui soûpire,
2188
de cét heureux Berger dont l’Amour a fait choix,
2189
et qu’elle n’a receu ny du Ciel, ny des Loix.
2190
A l’ombre d’une Pallissade,
2191
que des Myrthes touffus couvrent de toutes parts,
2192
elle envoye et reçoit mille amoureux regards
2193
du Berger qui luy rend œillade pour œillade :
2194
elle ne ressent point d’ardeur
2195
que sans rougir et sans contrainte
2196
elle n’en découvre l’atteinte
2197
a cét heureux Amant qui cause sa langueur;
2198
mais elle n’a rien dans le cœur,
2199
que ce tendre Berger à son tour ne ressente,
2200
elle est pauvre, il est vray, mais elle est trop contente.
2201
O que cette vie a d’appas !
2202
qu’elle est pour moy pleine de charmes !
2203
ses douceurs ne permettent pas
2204
qu’on pousse des soûpirs, ny qu’on verse de[…] larmes,
2205
que mesme avant mourir on endure la mort,
2206
et la mort la plus rigoureuse.
2207
Que ne puis-je changer mon déplorable sort
2208
avec le doux repos de cette vie heureuse !
2209
mais, n’est-ce point Corisque que je voy,
2210
qui s’avance et qui vient à moy ?
2211
Ma Corisque, je suis ravie
2212
de te rencontrer en ces lieux.

CORISQUE
2213
Ma belle Amarillis, plus chere que ma vie,
2214
et que j’ay me plus que mes yeux,
2215
quelle nouvelle inquietude
2216
t’amene en cette Solitude ?

AMARILLIS
2217
Mal-à-propos aurois-je du soucy,
2218
puis que je te rencontre icy.

CORISQUE
2219
Ton image est si bien dans mon ame imprimée,
2220
et je t’ayme si tendrement,
2221
que je pensois à toy dans ce mesme moment,
2222
et je disois que si j’estois aimée,
2223
tu n’aurois pas esté si long-temps sans me voi[r],
2224
mais tu ne m’aimes plus, et c’est mon desespoir.

AMARILLIS
2225
Tu le dis sans raison, juge mieux de mon ame.

CORISQUE
2226
Il faut, Amarillis, qu’aujourd’huy je te blâme
2227
de ne m’avoir pas dit que tu vas épouser…

AMARILLIS
2228
Moy ?

CORISQUE
2229
Toy-mesme, il est temps de ne plus déguiser.

AMARILLIS
2230
C’est une chose que j’ignore.

CORISQUE
2231
Quoy mon cœur, prétens-tu dissimuler encore ?

AMARILLIS
2232
Corisque, je vois bien que tu te ris de moy ?

CORISQUE
2233
Personne ne raille que toy.

AMARILLIS
2234
Parle-tu tout de bon ? seroit-il bien croyable
2235
que mon hymen se fist si promptement ?

CORISQUE
2236
Ma chere Amarillis, rien n’est plus veritable;
2237
mais on ne l’a pas fait sans ton consentement.

AMARILLIS
2238
Je sçay bien que je suis promise;
2239
mais que cét hymen soit conclu,
2240
je l’ignore, Corisque, et j’en suis fort surprise.
2241
qui ta donc fait sçavoir qu’il estoit resolu ?

CORISQUE
2242
Mon Frere, qui par tout n’entend dire autre chose.
2243
Mais, d’où vient donc ce trouble, et qui en est la cause ?
2244
Faut-il se troubler pour cela ?

AMARILLIS
2245
Ah ! c’est un dangereux passage;
2246
ma Mere m’a dit parlaint du marriage,
2247
que l’on renaissoit ce jour-là.

CORISQUE
2248
On renaist, mais pour estre encore plus heureuse !
2249
cét espoir devroit t’obliguer
2250
a ne te point tant t’affliger.
2251
Pourquoy soûpires-tu ? je te voy fort réveuse,
2252
ton sort n’est pas si vigoureux,
2253
et laisse soûpirer un autre mal-heureux.

AMARILLIS
2254
Quel mal-heureux’

CORISQUE
2255
Mirtil, qui par cette nouvelle
2256
fut saisi tout-à coup d’une douleur mortelle :
2257
mon Frere devant luy m’a tenu ce discours,
2258
et je croy que sans mon secours
2259
il fust mort à nos yeux accablé de tristesse.
2260
Moy, pour soulager sa foiblesse,
2261
je luy promis de rompre absolument
2262
les liens de ton hymenée,
2263
ou du moins d’apporter quelque retardement
2264
a cette fatale journée :
2265
ce que je luy promis, ce fut pour le flater;
2266
mais je pourrois peut-estre encor l’executer.

AMARILLIS
2267
Oserois-tu bien l’entreprendre ?

CORISQUE
Pourquoy non ?

AMARILLIS
2268
Et comment ?

CORISQUE
Avec facilité,
2269
pourveu que ton esprit [y] veüille condescendre,
2270
et bannir la timidité.

AMARILLIS
2271
Si j’osois m’assurer sur ta fidelité,
2272
et qu’un heureux succez [f]latast mon esperance,
2273
je pourrois te dire un secret,
2274
que mon cœur tient caché dans un profond silence.

CORISQUE
2275
T’ay-je fait voit encor un esprit indiscret ?
2276
Peux-tu m’accuser d’inconstance ?
2277
Que là terre s‘ouvre sous moy,
2278
s’il m’atrive jamais de te manquer de foy.

AMARILLIS
2279
Lors que je songe à ma disgrace
2280
qui me va ranger sous les loix
2281
d’un jeûne Epoux qui n’aime que les bois,
2282
et que le plaisir de la chasse;
2283
quand je voy qu’il me fuit, et qu’il ne m’aime pas,
2284
que je sçay que Melampe, et les Bestes sauvages,
2285
ont pour luy des plus doux appas
2286
que les traits des plus beaux visages;
2287
c’est le juste sujet qui me fait soûpirer :
2288
je m’abandonne aux pleurs, et n’ose en murmurer.
2289
L’honneur me defend de m’on plaindre,
2290
mon Pere, et la Deesse, ont droit de m’y cotraindre,
2291
ils ont receu ma foy, j’en ay fait le [s]erment :
2292
si tu pouvois adroirement
2293
rompre ces nœuds qui lient ma franchise,
2294
sans interesser mon honneur,
2295
et sans blesser la foy promise,
2296
tu serois mon salut, et l’espoir de mon cœur.

CORISQUE
2297
C’est un juste sujet de soûpirs et de larmes,
2298
je te plains, mon aimable sœur,
2299
et j’ay dit mille sois, en faveur de tes charmes,
2300
faut-il les exposer au mépris d’un Chasseur ?
2301
Je trouve en ta conduite un peu trop de sagesse,
2302
ton esprit est trop scrupuleux :
2303
que n’as-tu plus de hardiesse,
2304
et que ne te plains-tu d’un sort si rigoureux ?

AMARILLIS
2305
La honte m’en empesche, elle étousse ma plainte.

CORISQUE
2306
Ah ! ma Sœur, de quel mal ton ame est-elle atteinte ?
2307
J’aimerois mieux souffrir les plus vives douleurs,
2308
les transports furieux, la fiévre, et ses ardeurs,
2309
si tu veux écouter mon amitié fidelle,
2310
tu chasseras la honte, et te déferas d’elle;
2311
c’est assez que du cœur on la chasse cent sois.

AMARILLIS
2312
On peut mal-aisément en surmonter les Loix;
2313
quand on veut l’étouffer, elle trouve un passage,
2314
et du cœur aussi-tost elle fuit au visage.

CORISQUE
2315
Quand on cache ses maux, loin de les faire voir,
2316
ce silence forcé produit le desespoir :
2317
si tu m’avois plutost découvert ta pensée,
2318
tu serois maintenant libre et débarassée :
2319
tu verras aujourd’huy l’effet de mon secours,
2320
de tes mortels ennuis j’arresteray le cours;
2321
tu ne pouvois choisir une ame plus discrette
2322
pour découvrir ton cœur, et ta peine secrette :
2323
mais ne voudras-tu pas te choisir un Amant,
2324
quand d’un fàcheux Epoux je t’auray dégagée ?

AMARILLIS
2325
Lors que de ce fardeau je seray soûlagée,
2326
nous songerons apres à cet engagement.

CORISQUE
2327
Au fidelle Mirtil donne quelque esperance,
2328
c’est le mieux fait des Bergers d’alentour;
2329
et soit par sa tendresse, ou bien par sa constance,
2330
le plus digne de ton amour.
2331
Cependant à ses feux tu parois si cruelle,
2332
que tu laisses mourir un Amant si fidelle :
2333
mais si tu ne veux pas soulager ses douleurs,
2334
souffre au moins qu’il te dise, Amarillis, je meurs.

AMARILLIS
2335
Il devroit accorder le repos à son ame,
2336
et jusqu’à la racine arracher ce desir
2337
qui ne fait qu’augmenter sa flâme,
2338
et prolonger son déplaisir.

CORISQUE
2339
Eh ! de grace, avant qu’il expire,
2340
escoute-le un moment, c’est tout ce qu’il desire.

AMARILLIS
2341
Ce la redoubleroit sa peine et son ennuy.

CORISQUE
2342
Ce soin te doit toucher plus foiblement que luy.

AMARILLIS
2343
On pourroit le tourner à mon desavantage.

CORISQUE
2344
Ma chere Amarillis, tu manque de courage.

AMARILLIS
2345
J’aime mieux paroître sans cœur,
2346
que blesser mon devoir, et les loix de l’honneur.

CORISQUE
2347
Et je puis à mon tour te refuser de mesme.
2348
Adieu, puisque tu veux toûjours me resister.

AMARILLIS
2349
Ah ! ne pars pas si-toft, tu sçais bien que je t’aime.

CORISQUE
2350
Promets-moy de l’écouter ?

AMARILLIS
2351
Oüy, je te promets, borne là ta demande.

CORISQUE
2352
C’est tout ce que je veux, la faveur n’est pas grande.

AMARILLIS
2353
Qu’il ne me fasse point sur tout de longs discours,
2354
ou j’en interrompray le cours;
2355
qu’il me parle de loin, et que nôtre entreveüe
2356
soit un coup du hazard, et semble estre impreveüe.

CORISQUE
2357
Tout ira suivant ton desir,
2358
il faut bien de la complaisance
2359
pour contenter ton innocence :
2360
mais quel temps pourras tu choisir
2361
pour écouter Mirtil, et souffrir sa presence ?

AMARILLIS
2362
Tu peux regler le temps; moy je vais m’informer
2363
d’in hymen dont encor je me sens alarmer.

CORISQUE
2364
Va; mais adroitement ménage cette affaire,
2365
escoute auparavant un avis necessaire
2366
a quoy je viens maintenant de penser;
2367
vien seule dans ce bois, ressous-toy de laisser
2368
les autres Nymphes de ta suite,
2369
comme si le hazard t’avoit icy conduite.
2370
Philis, Nerine, Aglaure, Elise, et Licoris,
2371
toutes, comme tu sçais adroites et fidelles,
2372
se rendront avec moy sous ces arbres fleuris :
2373
tu n’auras rien à craindre d’elle,
2374
au jeu des yeux bandez nous prendrons nos ébats;
2375
et Mirtil qui ne sçaura pas
2376
quel sujet icy nous assemble,
2377
pourra croire facilement
2378
que nous sommes ensemble
2379
pour nous divertir seulement.

AMARILLIS
2380
J’approuve assez ce que tu me propose;
2381
mais je veux que sur toutes choses
2382
les Nymphes ne soient pas témoins de l’entretien,
2383
et qu’elle n’en enteudent rien.

CORISQUE
2384
Rassure ton esprit, et dissipe tes craintes;
2385
tu n’auras pas sujet de me faire des plaintes;
2386
ton esprit sera satisfait.
2387
Cependant haste-toy de faire ton voyage,
2388
et songe à quoy l’Amour t’engage,
2389
pour celle qui te sert d’un zele si parfait.

AMARILLIS
2390
Puisque j’ay mis mon cœur entre tes mains, Corisque,
2391
tu n’as point à courir de risque;
2392
tu peux aisément l’enflâmer,
2393
et selon ton desir tu peux t’en faire aimer.

CORISQUE
2394
Son cœur paroît bieu ferme, et son ame imprenable,
2395
a mes discours elle est inexhorable :
2396
mais si je ne puis la dompter,
2397
si son cœur ne veut pas se rendre,
2398
des douceurs de Mirtil peut-elle se défendre ?
2399
pourra-t’elle luy resister ?
2400
je sçay ce qu’un Amant peut faire
2401
par ses tendres discours sur un cœur innocent :
2402
quand il a le secret de plaire,
2403
le charme n’est que trop puissant :
2404
si je puis une fois la conduire où je pense,
2405
je sçauray tous ses sentimens,
2406
et par une apparente et fausse confidence,
2407
je pourray penetrer ses secrets mouvemens :
2408
et lors que de son cœur je seray la maîtresse,
2409
il me sera facile alors d’en disposer :
2410
et loin qu’on me puisse accuser
2411
d’avoir mis en usage et la ruse et l’adresse,
2412
on dira que depuis long-temps
2413
l’Amour la possedoit, qu’elle en estoit seduite,
2414
et qu’enfin cét Amour sans doute l’a conduite
2415
dans les pieges que je luy tends.

SCENE VI

CORISQUE, SATYRE

[CORISQUE]
2416
Justes Dieux ! je suis morte.

SATYRE
2417
Et moy je suis en vie.

CORISQUE
2418
Reviens, Amarillis, Corisque t’est ravie.

SATYRE
2419
Tu l’appelles en vain, et j’ay ce que je veux.

CORISQUE
2420
Ah ! tu m’arraches les cheveux.

SATYRE
2421
Je t’avois si long-temps attenduë au passage,
2422
que je t’ay fait donner enfin dans le panneau :
2423
j’ay maintenant un autre gage,
2424
et je ne seray plus trompé par un manteau.

CORISQUE
2425
Quoy, Satyre, peux-tu sans que je te resiste,
2426
me traiter si cruellement ?

SATYRE
2427
J’avois pour ce dessein suivy toûjours t[a] piste,
2428
et je ne prétens pas te traiter doucement.
2429
Quoy, n’és-tu point cette Nymphe fameuse,
2430
cette Corisque si trompeuse,
2431
qui par de feints discours, des regards composez,
2432
et par des vaines esperances,
2433
as flaté si souvent nos esprits abusez
2434
de l’éclat de tes recompenses ?

CORISQUE
2435
Je suis Corisque, et tu n’en doute pas :
2436
mais enfin, aymable Satyre,
2437
tu ne vis plus sous mon empire,
2438
et tu méprises mes appas.

SATYRE
2439
Maintenant je suis agréable;
2440
mais quand par un esprit leger
2441
tu m’as abandonné pour l’amour d’un Berger,
2442
je n’estois pas alors sans doute fort aimable.

CORISQUE
2443
Non, je ne fis jamais ce tort à ton amour.

SATYRE
2444
Peut-on voir une plus belle ame ?
2445
sans doute c’est à tort qu’aujourd’huy je te blâme,
2446
que je mets tes desseins et ta malice au jour.
2447
Te souviens-tu des vols que j’ay faits pour te plaire,
2448
de la robbe, de l’arc, du voile que je pris ?
2449
j’esperois en avoir ton amour pour salaire,
2450
d’un autre Amant ce fut le digne prix :
2451
et moy je fus payé d’un injuste mépris.
2452
Te souviens-tu de la belle Guirlande
2453
dont je t’avois fair une offrande ?
2454
a Nisus tu la fus offrir.
2455
Enfin à la Caverne, au Bois, à la Fontaine,
2456
j’ay veillé, j’ay pris tant de peine,
2457
que tu n’as point d’Amant qui voulût tant souffrir,
2458
estois je alors aimable, esprit plein d’artifice ?
2459
Avois je l’art de plaire et de charmer tes yeux ?
2460
Tu te repentiras de ta noire malice,
2461
puis que je te tiens en ces lieux.

CORISQUE
2462
Tu me traînes, Satyre, avec que violence.

SATYRE
2463
Ne prétens pas, ingrate, échaper de mes mains,
2464
de tes mépris je veux tirer vangeance :
2465
et puis que mes efforts ont toûjours esté vains,
2466
que je n’eus que ton voile autrefois pour coqueste,
2467
il faudra qu’à ce coup tu me laisses la teste.

CORISQUE
2468
Ne me déchire point, je veux bien arrester;
2469
mais souffre que je parle, et daigne m’écouter.

SATYRE
2470
Parle.

CORISQUE
2471
Je ne sçaurois, et je suis trop contrainte.

SATYRE
2472
Je ne te laisse point aller,
2473
rien ne peut en malice aujourd’huy t’égaler :
2474
tu voudrois cependant songer à quelque feinte.

CORISQUE
2475
Je ne pattiray point, je t’engage ma foy.

SATYRE
2476
Quelle foy, perfide et méchante ?
2477
En oses-tu parler avecque moy ?
2478
En l’art de me tromper tu n’es que trop sçavante :
2479
mais je veux t’entraîner, pour me vanger de toy,
2480
dans une caverne profonde,
2481
où les mortels n’ont pas encore êté,
2482
où mesme le flambeau du monde
2483
ne porta jamais sa clarté;
2484
là je t’expliqueray ce que j’ay projetté,
2485
tu seras le témoin dans cette prison noire.
2486
Et de ta honte, et de ma gloire.

CORISQUE
2487
Ah ! cruel, peux-tu bien avec tant de rigueur
2488
m’arracher mes cheveux, les liens de ton cœur ?
2489
peux-tu maltraiter ce visage,
2490
qui de ton cœur soûmis a merité l’hommage ?
2491
et pourras-tu faire souffrir
2492
celle que tu trouvois si belle,
2493
a qui tu montrois tant de zele,
2494
et pour qui tu voulois souffrir ?

SATYRE
2495
Perfide, c’est en vain que tu veux me gagnee
2496
par des engageantes caresses;
2497
je connoy tes détours, je connoy tes finesses,
2498
et je ne veux point t’épargner.

CORISQUE
2499
Cher objet de mon cœur, trop aimable Satyre,
2500
ne pourray-je point te toucher ?
2501
tu n’as pas un cœur de rocher :
2502
regarde qu’à tes pieds je pleure et je soûpire;
2503
pour obtenir pardon j’embrasse tes genoux;
2504
fay-moy grace aujourd’huy, par cét amour extrême
2505
qui te faisoit sentir ce qu’on sent quand on aime;
2506
par ces yeux dont l’éclat te paroissoit si doux,
2507
ces yeux que tu nommois deux Astres pleins de charmes,
2508
et qui sont maintenant deux fontaines de larmes :
2509
laisse-toy donc fléchir, écoute l’amitié;
2510
si ce n’est par amour, laisse-moy par pitié.

SATYRE
2511
Elle a touché mon cœur, et je sens la tendresse
2512
qui s’empare déja d’un reste de foiblesse
2513
qui m’avoit si long temps arresté dans ses fers :
2514
mais enfin bien loin de me rendre,
2515
je sçauray toûjours me défendre
2516
de tes artifices divers.
2517
Tu sçais l’art de trahir avec plus d’asseurance
2518
la plus secrette confidence;
2519
sous un masque trompeur tu caches tes ressorts;
2520
sous une douceur apparente
2521
on voit toûjours Corisque et perfide et méchante;
2522
ainsi pour m’échapper tu fais de vains efforts.

CORISQUE
2523
O Dieux ! tu m’emportes la teste;
2524
accorde-moy, Satyre, une faveur; Arreste.

SATYRE
2525
Quelle faveur ?

CORISQUE
Permets que je parle un moment.

SATYRE
2526
Penses-tu m’inspirer quelque doux sentiment
2527
par des paroles si flateuses,
2528
et par des larmes si trompeuses ?

CORISQUE
2529
De grace, laisse-moy, veux-tu me déchirer ?

SATYRE
2530
Tu sçauras mon dessein, suy-moy sans murmurer.

CORISQUE
2531
Tu n’as point de pitié des peines que j’endure.

SATYRE
2532
Je n’en dois point avoir pour une ame parjure.

CORISQUE
2533
Rien ne peut t’ébranler ?

SATYRE
Non, je ne change pas
2534
pour tes enchantemens, ny pour tes doux appas.

CORISQUE
2535
Tu serois de mes yeux une indigne conqueste,
2536
infame, composé d’un homme et d’une Beste,
2537
Monstre de la Nature, effroyable Animal,
2538
qui n’as rien en laideur sur la terre d’égal.
2539
Si tu crois que pour toy Corisque est insensible,
2540
qu’à tes soins, qu’à tes vœux son ame est inflexible,
2541
tu ne te trompes point; hé que pourrois je aimer ?
2542
As-tu quelques attraits qui puissent me charmer ?
2543
Aimeray-je ce groin, cette barbe crasseuse,
2544
ou pour mieux m’expliquer, cét Antre tenebreux,
2545
qui dégarny de dents, est encor plus affreux ?

SATYRE
2546
Oses-tu m’outrager avec tant d’insolence ?

CORISQUE
2547
Tu ne dois pas attendre une autre recompense,
2548
puis que ta cruauté me traite indignement,
2549
et qu’à fléchir ton cœur ma voix est impuissante.

SATYRE
2550
Et je t’arracheray ta langue médisante,
2551
de tes méchancetez le fatal instrument.

CORISQUE
2552
Oses tu m’approcher, infame ?

SATYRE
2553
Quoy ! je souffriray qu’une Femme,
2554
qu’aisément sous mes pieds je pourrois écraser,
2555
sans craindre mon courroux vienne me mépriser ?
2556
Tremble, perfide, tremble.

CORISQUE
2557
Et que peux tu me faire ?

SATYRE
2558
Te manger, pour me satisfaire.

CORISQUE
2559
Mais tu n’as point de dents, je crains peu ton courroux.

SATYRE
2560
Juste Ciel ! comment souffrez-vous
2561
une audace si criminelle,
2562
et que ne me vangez vous d’elle ?
2563
malgré tous tes efforts, ingrate tu suivras,
2564
quand j’y devrois laisser mes bras.

CORISQUE
2565
Je ne suivray point une Beste,
2566
quand j’y devrois laisser ma teste.

SATYRE
2567
Nous allons voir qui nous deux
2568
se moutrera plus vigoureux.

CORISQUE
2569
Tire, et rompt-toy le cou pour prix de la dispute.

SATYRE
2570
O Dieux ! quelle cruelle chûte !
2571
malheureux que je suis, j’ay les reins tout brisez,
2572
j’ay la teste cassée, et les os écrasez,
2573
il s’en faut peut que je ne meure.
2574
Qui viendra pour me secourir ?
2575
Mais comment peut-elle courir,
2576
lors que sa teste me demeure ?
2577
vous, Nymphes et Bergers, venez voir promptement
2578
l’effet d’une Magie incroyable et nouvelle,
2579
une Nymphe sans teste, et qui court librement.
2580
Qu’elle est legere, helas ! qu’elle a peu de cervelle
2581
le sang n’en coule point, c’est mon étonnement.
2582
Mais qu’est-ce que je voy ? mon erreur est extrême :
2583
O Diuex ! que je suis insensé !
2584
je la croyois sans teste, et je le suis moy-même :
2585
me violà bien recompensé,
2586
tous mes effort sont vains, mon attente est trompée,
2587
je pensois la tenir, elle n’est échapée.
2588
N’estoit ce pas assez d’avoir l’esprit trompeur,
2589
les yeux, la mine, et le visage,
2590
le ris, le geste, et le langage,
2591
sans avoir les cheveux de mesme que le cœur ?
2592
Celebres Cygnes du Parnasse,
2593
voilà cét or que vous chantez,
2594
ces beaux rets où les cœurs se trouvent arrestez;
2595
voilà ces ornemens qui donnent tant de grace.
2596
Flateurs, l’ougissez de vos Vers,
2597
et montrez à tout l’Univers
2598
les crimes d’une Enchanteresse,
2599
qui violant l’azile des tombeaux,
2600
y vole des cheveux, dont avec son adresse
2601
elle se fait après des ornemens nouveaux.
2602
Les cheveux de cette Bergere
2603
vous doivent faire horreur côme ceux de Mégere.
2604
Ne dites plus, Amans, que ce sont les beaux nœuds
2605
qui captivent vôtre franchise;
2606
si vous croyez qu’elle y soit prise,
2607
dégagez la sans peine, et sans faire des vœux;
2608
mais je ne trouve pas mon ardeur assez prompte
2609
pour rendre publique sa honte;
2610
la celeste Perruque éclatante en beauté,
2611
ne fut jamais si memorable,
2612
que je veux rendre méprisable
2613
celle qui m’avoit enchanté.


ACTE III

SCENE PREMIERE

MIRTIL
2614
Agrable printemps, jeunesse de l’Année,
2615
qui formez un tapis de diverses couleurs,
2616
qui fais naître et briller les Amours et le Fleurs,
2617
dont si pompeusement la Terre est couronnée !
2618
tu reviens dans ces lieux; mais avec tes zephirs
2619
tu ne ramene pas ma joye et mes plaisirs :
2620
tu reviens étaler tes beautez et ta gloire;
2621
mais de ton aimable retour
2622
il ne me reste rien que la triste mémoire
2623
du précieux trésor qu’a perdu mon amour :
2624
tu parois toûjours agreable,
2625
et l’on te voit sans cesse à toy-mesme semblable.
2626
Je trouve dans mon sort beaucoup de changement;
2627
ce que j’adore et que j’aime
2628
me traite plus cruellement,
2629
et toutefois mon cœur brûle toûjours de mesme.
2630
Ameres douceurs de l’Amour,
2631
qui causez aux Amans mille maux en un jour;
2632
que vôtre apparence est trompeuse !
2633
sans doute il est fâcheux de ne vous goûter pas;
2634
mais après que le cœur a senty vos appas,
2635
la douleur de la perte est bien plus rigoureuse;
2636
on auroit en aimant en destin trop heureux
2637
si la felicité des Esprits amoureux
2638
accompagnoit toûjours leur vie et leur victorie :
2639
ou si le Sort enfin contraire à leurs desirs,
2640
les prive de tous leurs plaisirs,
2641
ils seroient trop heureux d’en perdre la mémoire.
2642
Mais si mon esprit n’est deceu
2643
dans le dessein qu’il a conceu;
2644
si mes amoureuses pensées
2645
ne prennent un trop grand essor,
2646
je dois voir mon Soleil, mon unique trésor,
2647
et luy faire un recit de mes peines passées :
2648
je verray cette Belle, avec tous ses appas,
2649
arrester ses yeux et ses pas,
2650
pour écouter icy mes soûpirs et ma plainte;
2651
et mes yeux affamez de voir cette Beauté,
2652
dont mon ame souffre l’atteinte,
2653
s’attacheront sur elle avec avidité.
2654
Cette Beauté qui m’est si chere
2655
tournera contre moy ses yeux pleins de colere :
2656
mais si ce bel objet ne me veut secourir,
2657
et si mon amour ne la touche,
2658
qu’elle jette un regard si fier et si farouche,
2659
qu’il me perce le cœur et me susse mourir;
2660
c’est en vain que pout toy si long-temps je soûpire,
2661
o doux et précieux moment !
2662
bien-heureux si je puis après tant de tourment
2663
voir ces aimables yeux qui causent mon martyre.
2664
Tous ces lieux vont estre embellis
2665
de la charmante Amarillis :
2666
Ergaste m’a promis que j’y verrois la Belle,
2667
et Corisque avec elle;
2668
du beau jeu de l’Aveugle elles ont fait le choix,
2669
pour se mieux divertir à l’ombre de ce Bois :
2670
mais je ne trouve icy d’aveugle que moy-même.
2671
Quand on est Amoureux, ont veut tout éprouver :
2672
par les soins d’un amy que j’aime,
2673
je cherche la lumiere, et ne la puis trouver.
2674
Mais quel retardement vient traverser ma joye ?
2675
n’est-ce point que le Sort, jaloux de mon bonheur,
2676
exerce contre moy son injuste rigueur,
2677
et ne veut pas que je revoye
2678
celle à qui j’ay donné mon cœur ?
2679
d’un trouble inopiné je ne puis me défendre,
2680
et je reconnois bien que les moindres momens,
2681
quand on a le cœur un peu tendre,
2682
durent plus d’un siecle aux Amans,
2683
lors qu’ils sont obligez d’attendre
2684
ce qui doit finir leurs tourmens.
2685
Peut-estre de Corisque ay-je trompé l’attente,
2686
et lassé malgré moy son ame impatiente :
2687
peut-estre dans ce Bois suis-je arrivé trop tard,
2688
malgré toute ma diligence;
2689
et mon malheur, ou le hazard,
2690
ravit à mes desirs toute leur esperance.
2691
Ah ! si je dois souffrir un fi rigoureux Sort,
2692
rien ne peut m’empêcher de me donner la mort.

SCENE II

AMARILLIS, MIRTIL, Corisque, Chœur de Nymphes.

AMARILLIS
2693
Enfin puisque le sort l’ordonne,
2694
me voilà donc les yeux bandez.

MIRTIL
2695
O Dieux ! quel éclat l’environne !
2696
tous mes sens en sont possedez.

AMARILLIS
2697
Nymphes, qu’est-ce qui vous amuse ?

MIRTIL
2698
Douce et charmante voix, dont mon ame confuse
2699
reçoit du mesme coup qui trouble ma raison,
2700
la blessure et guerison.

AMARILLIS
2701
En quels endroits du Bois estes-vous retirées ?
2702
où vous estes-vous égarées ?
2703
Corisque, Lisette, approchez,
2704
est-ce ainsi que vous vous cachez ?

MIRTIL
2705
Incomparable objet pour qui mon cœur soûpire,
2706
et que je veux aimer au delà du tombeau !
2707
c’est maintenant que l’on peut dire,
2708
que l’Amour est aveugle, et qu’uil porte un-bandeau.

AMARILLIS
2709
Vous qui prenez icy le soin d’estre mes guides,
2710
et d’asseurcer mes pas timides;
2711
Nymphes, éloignez moy des arbres d’alentour,
2712
quand vous verrez icy les autres de retour :
2713
menez-moy dans un grans espace,
2714
afin que rien ne m’embarasse;
2715
et tout au tout de moy vous pourrez commencer
2716
le jeu divertissant qui nous doit exercer.

MIRTIL
2717
Que deviendray-je enfin, et quel est l’avantage
2718
qui me peut apporter cét innocent plaisir ?
2719
rien ne flate icy mon desir;
2720
et Corisque qui m’encourage,
2721
et qui seule guide mes pas,
2722
pour mon malheur ne paroît pas :
2723
o Ciel ! favorisez un Amant miserable.

AMARILLIS
2724
Toute nostre troupe agréable
2725
est enfin arrivée, et le bruit que j’entens
2726
m’avertit assez qu’il est temps
2727
de commencer nostre exercise.
2728
A quoy songez-vous donc quelle est vôtre malice ?
2729
toûjours sous le bandeau retiendrez-vous mes yeux ?

MIRTIL
2730
Que vois-je ? où suis-je ! helas ! ô Dieux !
2731
souverains maîtres du Tonnerre,
2732
dites-moy si je suis au Ciel, ou sur la Terre ?
2733
sa presence a surpris mes sens tous à la fois :
2734
vos Globes azurez, dont la belle harmonie
2735
est d’une douceur infinie,
2736
ont-ils rien de si dou que le son de sa voix ?
2737
et vos plus brillantes étoiles,
2738
lors que la nuit étend ses voiles,
2739
ont-elles un aspect si doux et si charmant,
2740
que ce divin objet dans son aveuglement ?

AMARILLIS
2741
Tout de bon, Licoris, je croyois t’avoir prise,
2742
et c’est un autre arbre que j’ay pris :
2743
Méchante, j’entens que tu ris
2744
de ce que je me suis méprise.

MIRTIL
2745
Pourquoy ne suis-je pas cét arbre bien-heureux ?
2746
le Ciel, pour comble de mes vœux,
2747
me devoit accorder cette faveur insigne.
2748
Je n’entens pas trop bien ce qu’elle veut de moy.

AMARILLIS
2749
Ne cesseray-je point de heurter contre toy,
2750
arbre le plus fâcheuz qui soit dans ce bocage ?
2751
pourquoy n’es tu point arraché ?
2752
Elise, tu cours, mais je gage
2753
que j’iray te surprendre au lieu le plus caché.

MIRTIL
2754
Que veut encor Corisque ? elle s’offre à ma veuë.
2755
Elle me fait signe de la main,
2756
elle me paroît toute émûë;
2757
mais je ne sçay pas son dessein.
2758
Ne pourray-je point le connêtre ?
2759
elle souhaiteroit peut être
2760
que je fusse au, milieu des Nymphes que je vois.

AMARILLIS
2761
Comment, tout le jour dans ce Bois,
2762
faut-il joüer avec des Plantes ?

CORISQUE
2763
Aprés ces longueurs surprenantes,
2764
il faut que malgré moy je quitte ce Buisson,
2765
que je parle à Mirtil, que j’excite son zele.
2766
Quoy, n’as-tu point le cœur aussi froid qu’un glaçó[]
2767
lâche, laisse-toy prendre, et cours au devant d’elle,
2768
dy-moy, Mirtil, n’attens-tu pas
2769
qu’elle se jette entre tes bras ?
2770
a ton heureux Destin ne veux-tu pas te tendre ?
2771
va, donne-moy ton dard, songe à te laisser prendre.

MIRTIL
2772
Ah ! que j’accorde mal mes vœux et mes soûpirs
2773
avec si peu de hardi[…]sse !
2774
et que mon cœur a de foiblesse
2775
avec de si pressans desirs ?

AMARILLIS
2776
En verité je suis bien lasse.
2777
Quoy, nulle d’entre vous ne me vient secourit ?
2778
encore un coup je veux courir,
2779
mais après je quitte la place.
2780
Cettes vous avez bonne grace,
2781
voulez-vous me faire mourir ?

SCENE III

AMARILLIS, CORISQUE, Mirtil.

AMARILLIS
2782
Aglaure, enfin te voilà prise;
2783
malgré tous vos desseins le sort me favorise;
2784
tu me veux échapper, mais inutilement;
2785
car je t’embrasse étroitement.

CORISQUE
2786
Si je n’eusse poussé d’une main impreveuë
2787
cét Amant trop respectueux,
2788
pour les faire approcher tous deux,
2789
je n’aurois jamais pû vaincre sa retenuë.

AMARILLIS
2790
Tu ne dis mot, Aglaure, est-ce quelqu’autre, ou toy ?
2791
de grace parle : répond pour moy.

CORISQUE
2792
Je mets icy son dard, et loin de leur presence,
2793
je pretens observer si bien
2794
ce qui se passera pendant son entretien,
2795
qu’ils ne sçauroient tous deux tromper ma vigilance ?

AMARILLIS
2796
A ta […]aille, à tes courts cheveux,
2797
je te connois, Corisque, et c’est toy que je veux,
2798
pour te faire souffrir mille petits supplices,
2799
et pour te faire cent malices.
2800
Mais quoy, tu ne dis rien quand tu reçois des coups ?
2801
oste-moy le bandeau dont tu m’avois violée,
2802
et tu vas estre regalée
2803
d’un baiser si tendre et si doux,
2804
que ta bouche jamais n’en receut un semblable.
2805
Hâte-toy doc, mon cœur, et sois-moy secourable :
2806
mais quoy, la main te tremble ? as tu couru si fort,
2807
qu’il ne te reste plus d’haleine ?
2808
des ongles et des dents fais un dernier effort
2809
pour délier enfin ce bandeau qui me gesne.
2810
As-tu si peu d’adresse ? attens donc un moment,
2811
je l’osteray plus aisément.
2812
Voilà bien des nœuds à défaire :
2813
non, je ne pense pas les dénoüer jamais,
2814
je sçauray m’en vanger; c’est toy qui les as faits,
2815
et c’est de ta malice un effet ordinaire :
2816
enfin j’en-viens à bout, je recouvre mes yeux.
2817
O Ciel ! que vois-je dans ces lieux ?
2818
je suis morte, je suis perduë :
2819
perfide, éloigne toy maintenant de ma veuë,
2820
et va porter ailleurs tes pas.

MIRTIL
2821
Cher objet de mon ame, ah ! ne vous troublez pas.

AMARILLIS
2822
Laisse-moy doc, te dis-je; est-ce ainsi qu’on en use ?
2823
te sers-tu de la force ainsi que de la ruse ?
2824
a moy, mes Compagnes, venez.
2825
Quoy, seule vous m’abandonnez ?
2826
ne me retiens donc plus avec tant d’insolence.

MIRTIL
2827
Qu’en vous laissant aller je sens de violence !

AMARILLIS
2828
Corisque m’a joüé ce tour,
2829
je découvre icy la finesse;
2830
mais tu ne dois qu’a son adresse
2831
ce que tu ne pouvois obtenir de l’Amour.

MIRTIL
2832
Inhumaine, où fuis tu? contente ton envie,
2833
regarde mon tragique sort,
2834
et sois le [t]émoin de ma mort,
2835
si tu ne peux souffrir ma vie;
2836
voy comme de ce dard je me perce le cœur.

AMARILLIS
2837
Que fais-tu, mal-heureux ? arreste ta fureur.

MIRTIL
2838
Je fais, ô Nymphe trop cruelle,
2839
ce que contre mes jours tu voudrois avoir fait;
2840
de ta ficre beauté c’est le dernier effet,
2841
et le dernier effort de mon amour fidelle.

AMARILLIS
2842
Ah ! je meurs.

MIRTIL
2843
Si tu veux accomplir le dessein
2844
de mon amour et de ma rage;
2845
si ma mort est un coup reservé pour ta main,
2846
acheve ce funeste ouvrage :
2847
cruelle, prens ce dard, et m’en perce le sein.

AMARILLIS
2848
Tu le meriterois; d’où te vient cette audance ?

MIRTIL
2849
De l’Amour.

AMARILLIS
2850
Dans ton cœur il n’eut jamais de place;
2851
quand un cœur brûle de ses feux,
2852
il est toûjours respectueux.

MIRTIL
2853
Si l’on est discret quand on aime,
2854
tu ne dois pas douter de mon amour extrême,
2855
puis qu’enfin je n’ay point perdu
2856
le juste respect qui t’est dû :
2857
et si je voulois me defendre,
2858
je dirois seulement que tu m’es venu prendre,
2859
que j’ay gardé les Loix d’un rigoureux devoir,
2860
loin d’écouter l’Amour qui m’étoit secourable :
2861
et quand j’ay pû me prévaloir
2862
d’une occasion favorable,
2863
je l’ay fait si discretement,
2864
que j’ay presque oublié tous les droits d’un Amant.

AMARILLIS
2865
Ne me reproche point ce que tu m’as vû faire,
2866
lors que j’étois aveugle.

MIRTIL
2867
Appaise ta colere;
2868
c’est moy qui suis aveugle, et qui sans liberté
2869
soûpire incessamment dans tes fers arresté.

AMARILLIS
2870
Un Amant dont l’ame est soûmise,
2871
ne met point en usage auprés d’une Beauté,
2872
les embûches ny la surprise,
2873
mais les soins, le respect, et la fidelité.

MIRTIL
2874
Comme du fond d’un Bois une Beste affamée
2875
sort avec des desirs pressans,
2876
et se jette sur les passans,
2877
de faim et de rage animée;
2878
ainsi moy qui vivois seulement par tes yeux,
2879
privé de tes regard, je portois en tous lieux
2880
ma triste et noire inquietude,
2881
et j’ay quitté la solitude
2882
où mon sort et ta cruauté
2883
m’avoient si long-temps arresté.
2884
J’ay pris pour soulager une si longue absence,
2885
ce que l’Amour offroit à mon impatience :
2886
blâme donc ta rigueur plûtost que mon transport;
2887
et si, comme tu dis, les soûpirs et les larmes
2888
d’un veritable Amant sont les plus justes armes,
2889
et les vents les plus doux qui conduisent au port;
2890
que ne m’as-tu permis de les mettre en usage,
2891
et d’employer ce beau secret ?
2892
Le grand soin que tu prens d’éviter mon visage,
2893
m’a ravy le moyen d’estre un Amant discret.

AMARILLIS
2894
Tu pouvois le paroître en chaugeant de conduite,
2895
et me laissant vivre en repos.
2896
Pourquoy viens-tu mal à propos,
2897
par une inutile poursuite,
2898
me chercher en tous lieux, moy qui fuis de te voir ?
2899
Que prétens-tu de moy ? je voudrois le sçavoir.

MIRTIL
2900
Que du moins avant que j’expire,
2901
tu daignes une fois seulement m’écouter !
2902
c’est la grace que je desire,
2903
et que je ne puis meriter.

AMARILLIS
2904
Ne la demande plus cette grace accordée,
2905
tu viens de l’obtenir sans l’avoir demandée.

MIRTIL
2906
Cruelle, cause de mes pleurs,
2907
tout ce que je t’ay dit des peines que j’endure,
2908
du triste amas de mes douleurs,
2909
n’est qu’une legere peinture.
2910
Ah ! si je ne puis estre écouté par pitié,
2911
si tu n’es point sensible aux traits de l’amitié,
2912
ne songe qu’à te satisfaire;
2913
et pour augmenter tes plaisirs,
2914
ecoute les derniers soûpirs
2915
d’un malheureux Amant qui ne sçauroit te plaire.

AMARILLIS
2916
Si tu veux retranches les discours superflus,
2917
je veux bien écouter ta plainte,
2918
pour soulager ta peine, et finir ma contrainte :
2919
mais pars soudain après, et ne retourne plus.

MIRTIL
2920
Inhumane Beauté qui regnes sur mon ame,
2921
comment puis je donner des bornes à ma flâme,
2922
et t’expliquer en peu de mots
2923
ce violent amour qui trouble mon repos ?
2924
L’esprit humain ne peut comprendre
2925
ce que pour toy mon cœur sent de doux et de tendre :
2926
oüy, je t’aime plus cherement
2927
et que mes yeux, et que ma vie;
2928
et si tu doutes un moment
2929
de cette belle ardeur dont mon ame est ravie,
2930
demande à ces sombres forests,
2931
apprens de ces bestes farouches
2932
ce que tu fais sentir à ce cœur que tu touches
2933
par tes adorables attraits :
2934
interroge ces Monts, interroge ces Plaines,
2935
et tous les Rochers d’alentour,
2936
qui se sont ramollis au recit de mes peines;
2937
ils te feront sçavoir l’excez de mon amour.
2938
Mais pourquoy tant de témoignages,
2939
pour te montrer ce que je sens ?
2940
Ta beauté souveraine, et tes charmes puissans,
2941
sont les garands de mes hommages.
2942
Voy tout ce que le Ciel et la Terre ont de beau,
2943
ramasse toutes leurs merveilles,
2944
qui ne seront jamais à tes beautez pareilles,
2945
tu verras que je dois t’aimer jusqu’au tombeau.
2946
Comme on voit que les eaux précipitent leur course
2947
pour aller sans cesse à leur source;
2948
que le feu vers le Ciel monte legerement,
2949
et cherche un repos plus tranquille;
2950
que l’air est toûjours vague, et la terre immobile,
2951
et les Cieux dans le mouvement :
2952
ainsi tes beaux yeux et tes charmes :
2953
sont le centre de mes desirs;
2954
c’est où tendent tous mes soûpirs,
2955
c’est où tendent toutes mes larmes;
2956
mon ame sans se partager
2957
suit cét aimable ojet qui la charme et l’entraî[..]e;
2958
et quiconque voudroit l’empescher d’y songer,
2959
poutroit avec moins de peine
2960
renverser l’Univers jusqu’à ses fondemens,
2961
et suspendre le cœur de tous les Elemens.
2962
Pourquoy m’ordonnes-tu, lots que mon cœur soûpire,
2963
de parler peu de mes douceurs,
2964
et de l’excés de mon martyre ?
2965
Oüy, je te diray peu, si je dis que je meurs;
2966
je feray peu pour satisfaire
2967
et tes desirs et mon amour;
2968
mais au moins en perdant le jour,
2969
je cesseray de te déplaire.
2970
Dans un état si malheureux,
2971
puis que l’Amour m’est si funeste,
2972
il faut que par la mort je couronne mes feux,
2973
c’est l’unique espoir qui me reste;
2974
mais aprés mon trépas, dy-moy si par pitié
2975
tu voudras de mes maux ressentir la moitié ?
2976
Agreable objet de ma flâme,
2977
qui faisois autrefois l’objet de mon bon-heur,
2978
suspens avant ma mort ta funeste rigueur,
2979
et jette un doux regard qui console mon ame;
2980
tourne sur moy ces yeux que je vis si sereins,
2981
ces Astres dont le cours me fut si favorable,
2982
ils doivent estre plus humains
2983
lors que je suis plus miserable.
2984
Aprés cette faveur, il me sera bien doux
2985
de mourir à tes pieds tout percé de tes coups.
2986
Oüy, parmy les malheurs dont ma flame est suivie,
2987
tes yeux deciderout mon sort;
2988
et s’ils m’ont annoncé la vie,
2989
il faut qu’ils m’annoncent la mort;
2990
il faut que ce regard si doux et si propice,
2991
qui d’abord pour aimer me servit de flambeau,
2992
pour achever mon sacrifice,
2993
me montre le chemin qui conduit au tombeau.
2994
Ces beaux ennemis que j’adore,
2995
qui d’un amour naissant furent la belle Aurore,
2996
et l’Etoile du poinct du jour,
2997
paroîtront pour marquer la nuit de mon amour :
2998
mais cruelle rien ne te touche,
2999
et loin de te fléchir mon discours t’effarouche.
3000
Quoy donc, tu m’entendras parler
3001
des maux dont je ressens l’extrême violence,
3002
et tu garderas le silence,
3003
sans me dire un seul mot, et sans me consoler ?
3004
Malheureux que je suis, quelle est mon avanture !
3005
j’entretiens un Rocher des peines que j’endure :
3006
du moins commande-moy, cruelle, de mourir,
3007
et soudain au trépas tu me verras courir.
3008
Ah ! c’est bien à cette heure; Amour impitoyable,
3009
que je vois le malheur d’un Amant miserable :
3010
j’éprouve maintenant la rigueur de mon sort;
3011
la Nymphe dont le cœur est pour moy tout de glace,
3012
me refuse mesme la mort,
3013
de peur de me faire une grace,
3014
et sans vouloir répondre à mes tristes accens,
3015
elle ne daigne pas me montrer sa colere,
3016
ny terminer mes jours, et les maux que je sens,
3017
par une parole severe.

AMARILLIS
3018
Tu me blâmerois justement,
3019
si je t’avois promis de répondre à ta plainte :
3020
mais je t’ay promis seulement
3021
d’écouter la douleur dont ton ame est atteinte :
3022
tu m’appelles cruelle, et tu crois sans raison
3023
me faire devenir plus tendre :
3024
ce reproche est un fin poison
3025
dont je sçauray bien me défendre :
3026
je ne me laisse point flater
3027
du ti[rr]e d’adorable, et du ti[rr]e de belle,
3028
je ne sçaurois les meriter,
3029
et j’aime beaucoup mieux qu’on me nomme cruelle.
3030
Peut-estre que la cruauté,
3031
pour un autre objet seroit digne de blâme,
3032
mais s’est une vertu sous le nom de fierté,
3033
qui des traits de l’Amour sçait défendre nôtre ame;
3034
et ce que tu nommes rigueur,
3035
est un chemin ouvert pour aller à l’honneur.
3036
Mais foit que l’on nous loüe, ou que l’on nous accuse
3037
d’exercer la fierté contre un cœur amoureux,
3038
de crainte qu’un Amant n’abuse
3039
d’un traitement moins rigoureux;
3040
ingrat, oses-tu bien te plaindre
3041
et de ma rigueur et de moy ?
3042
Est-ce quand tu devois tout craindre,
3043
et qu’on ne devoit point avoir de pitié de toy ?
3044
Tu sçais bien que j’en eus, quand dans nôtre assemblée,
3045
comme un Amant folâtre, indiscret, emporté,
3046
et sous un habit emprunté,
3047
tu vins d’une ardeur déreglée
3048
de nos chastes ardeurs soüiller la pureté;
3049
ce souvenir encor me fait rougir de honte :
3050
dans ce fâcheux discours le pudeur me surmonte;
3051
mais je prens à témoin les Dieux,
3052
de mon aveugle erreur et de mon innocence :
3053
j’en eus du déplaisir, quand j’examinay mieux
3054
le succez de ton insolence :
3055
alors je conservay l’empire à ma raison,
3056
et défendis mon cœur de l’amoureux poison.
3057
Enfin ce qui plus me cosole et me touche,
3058
c’est que tu n’as soüillé que les bords de ma bouche;
3059
et lors que par surprise on dérobe un baiser,
3060
si le cœur y resiste, on doit le mépriser.
3061
Si j’eusse découvert ton larcin temeraire
3062
aux chastes Nymphes de nos Bois,
3063
elles eussent sur toy déchargé leur colere;
3064
comme on sçait qu’Orfée autrefois
3065
par une funeste disgrace
3066
eut le corps déchiré par les Femmes de Thrace :
3067
et celle dont tu viens de blâmer la rigueur,
3068
t’a sauvé par pitié de ce cruel malheur.
3069
Mais je devrois bien estre encor plus rigoureuse,
3070
et n’estre pas si genereuse :
3071
si tu n’es point respectueux
3072
quand je te traite avec rudesse;
3073
quelle seroit ta hardiesse,
3074
si j’étois plus facile à seconder tes veux?
3075
Oüy, je t’ay fait assez connoître
3076
la pitié que j’avois pour toy,
3077
autant que mon devoir a pû me le permettre :
3078
en vain esperes-tu d’autre pitié de moy,
3079
quand on l’accorde à ce qu’on aime;
3080
Ah ! que mal-aisément peut on s’en reserver;
3081
et si l’on en veut pour soy-même,
3082
souvent on n’en sçauroit trouver.
3083
Si ton amour est veritable,
3084
cheris, et ma gloire et mes jours;
3085
de tes ardens desirs arrête un peu le cours,
3086
et ne me rends pas miserable;
3087
tu ne peux arriver au but où tu prétens,
3088
et que ton amour se propose.
3089
N’espere ríen de moy, n’espere rien du temps,
3090
le Ciel à tes desseins s’oppose,
3091
la terre resiste à tes vœux,
3092
et la mort puniroit nos feux :
3093
mais ce qui sur mon ame a bien plus de puissance,
3094
et qui doit regler mes desirs,
3095
mon honneur me défend d’écouter tes soûpirs,
3096
et de flater ton esperance.
3097
Ainsi redonne-moy la paix
3098
que ta poursuite m’a ravie.
3099
Evite ma presence, et pren soin desormais
3100
de ton repos et de ta vie.
3101
Se laisser vaincre à la douleur,
3102
et desirer la mort pour vaincre son malheur,
3103
n’est pas le sentiment d’une ame magnanime :
3104
mais le cœur qui resiste aux doux charmes des sens,
3105
quand ils ne sont point innocens,
3106
merite une eternelle estime.

MIRTIL
3107
Lors qu’on nous arrache le cœur,
3108
en vain contre la mort on pretend se défendre.

AMARILLIS
3109
Armé de la Vertu on peut tout entreprendre.

MIRTIL
3110
La Vertu ne peut vaincre où l’Amour est vainqueur.

AMARILLIS
3111
Qui ne peut parvenir à tout ce qu’il aspire,
3112
se borne à ce qu’il peut, non à ce qu’il desire.

MIRTIL
3113
Un violent amour nous en oste le choix.

AMARILLIS
3114
L’absence bien souvent affranchit de ses Loix.

MIRTIL
3115
Quand on a dans le cœur la mortelle blessure,
3116
l’absence ne peut rien sur maux qu’on endure.

AMARILLIS
3117
Tâche de soûpirer pour une autre Beauté :
3118
romp tes premiers liens, reprend ta liberté.

MIRTIL
3119
Il faudroit que les Dieux m’eussent fait une autre ame :
3120
mon cœur ne peut brûler d’une seconde flâme :

AMARILLIS
3121
Le temps qui détruit tout, peut détruire l’Amour.

MIRTIL
3122
Avant qu’il me l’arrache, il m’ostera le jour.

AMARILLIS
3123
Quoy, le mal que tu sens seroit-il sans remede.

MIRTIL
3124
Je ne vois que la mort au mal qui me possedee.

AMARILLIS
3125
La mort ? Ah ! je n’approuve pas,
3126
que pour guerir ton mal tu cherches le trépas :
3127
ecoute, et dans ton cœur imprime ces paroles.
3128
Je sçay que les Amans pour orner leurs discours,
3129
disent incessamment qu’ils vont finir leurs jours;
3130
mais ce sont des discours frivoles,
3131
et les maux qu’on leur voit souffrir,
3132
ne leur inspirent pas le dessein de mourir.
3133
Mais enfin si jamais il t’en prenoit envie,
3134
et si le desespoir te pou[ss]oit à la mort,
3135
sçache que par un mesme sort
3136
tu ternirois ma gloire en t’arrachant la vie.
3137
Conserve doncs tes jours, si je suis dans ton cœur,
3138
et tu me feras voir ton amoureuse ardeur;
3139
evite ma recontre avec un soin extrême,
3140
et fais en ma faveur cét effort sur toy même.

MIRTIL
3141
Que cét Arrest est rigoureux!
3142
et qu’il me va coûter de larmes!
3143
puis je vivre éloigné d’un objet plein de charme,
3144
qui seul soûtient ma vie, et conserve mes feux ?
3145
Ou comment, sans mourir, puis-je finir les peines
3146
qu’Amour me fait souffrir sous le poids de mes chaînes ?

AMARILLIS
3147
Mirtil, il est temps de partir,
3148
j’ay trop écouté ton martyre :
3149
mais certes je veux bien encore t’avertir,
3150
que tu n’es pas le seul dans l’amoureux empire,
3151
qui se plaigne de son destin;
3152
on en voit en tous lieux, le nombre en est sans fin,
3153
et bien d’autres que toy vivent dans la souffrance;
3154
chaque blessure a ses douleurs,
3155
et mille Amans versent des pleurs,
3156
qui les versent sans esperance.

MIRTIL
3157
Je croy que parmy les Amans
3158
je ne suis pas le seul de qui la Destinée
3159
soit à de rigoureux tourmens,
3160
sans nuls secours abandonnée :
3161
mais quel Amant est icy bas
3162
le rebut de la vie ainsi que du trépas ?
3163
Est-il quelque douleur à la mienne semblable ?
3164
Je perds tout espoir de guerir,
3165
et mon sort est si déplorable,
3166
que je ne dois pas vivre, et ne sçaurois mourir.

AMARILLIS
3167
Console-toy, Mirtil, dans le mal qui te presse.
3168
Adieu, montre moins de foiblesse.

MIRTIL
3169
Ah ! triste et funeste départ,
3170
qui viens par ce dernier regard
3171
renouveller tous mes supplices,
3172
et finir tous mes delices !
3173
beaux yeux si charmans et si doux,
3174
puis je bien, sans mourir, me separer de vous ?
3175
je souffre en ce moment les peines effroyables
3176
que la mort fait souffrir à tous les miserables;
3177
et je sens au fond de mon cœur
3178
une certaine mort vivante,
3179
qui rend mon ame languissante,
3180
qui consume ma vie, et nourrit ma douleur.

SCENE IV

AMARILLIS
3181
parle seule.
Cher objet pour qui je soûpire,
3182
Mirtil qui causes ma langueur,
3183
si tu pouvois voir le martyre
3184
que tu fais souffrir à mon cœur,
3185
loin de m’appeler inhumaine,
3186
tu connoîtrois bien-tost ce que je sens pour toy
3187
et tu m’accorderois sans peinee
3188
cette mesme pitié que tu voudrois de moy.

[MIRTIL]
3189
Mais, helas ! qu’en Amour je suis infortunée ?
3190
et que ton sort est rigoureux !
3191
une cruelle destinée
3192
nous fait pousser en vain des soûpirs et des vœux :
3193
car enfin que me sert de posseder ton ame ?
3194
et dequoy peut servir à ton cœur amoureux,
3195
que le mien brûle aussi d’une pareille flame,
3196
si je ne puis te rendre heureux.

[AMARILLIS]
3197
Pourquoy, cruel Destin, par une loy barbare,
3198
viens-tu rompre des nœuds que l’Amour a formez ?
3199
et toy, perfide Amour, qui nous as enflâmez,
3200
pourquoy nous unis-tu, si le Ciel nous separe ?

[MIRTIL]
3201
Que vous estes heureux, mais heureux mille fois,
3202
sauvages habitans des Bois,
3203
où vous errez à l’avanture!
3204
et qui dés le moment que vous venez au jour,
3205
ne recevez de la Nature
3206
d’autre regle en aimant que celle de l’Amour.

[AMARILLIS]
3207
Nos Loix sont bien inhumaines,
3208
d’imposer à l’Amour la derniere des peines,
3209
lors que le penchant est si doux,
3210
et que c’est une Loy pour nous
3211
de vaincre l’attrait qui nous presse.
3212
Quel party doit prendre mon cœur ?
3213
La Nature a trop de foiblesse,
3214
et la Loy nous condanne avec trop de rigueur.
3215
Vous qui voyez du Ciel les peines que j’endure,
3216
revoquez vos Arrests, ou combattez pour moy;
3217
Grands Dieux, corrigez la Nature,
3218
ou bien reformes vôtre Loy.

[MIRTIL]
3219
Mais qui craint de mourir pour un objet aimable,
3220
n’a jamais de l’Amour ressenty le pouvoir.
3221
Ah ! Mirtil, que la mort me seroit agreable,
3222
si je pouvois t’aimer sans blesser mon devoir !
3223
Sainte Loy de l’honneur que je garde et que j’aime,
3224
mon unique Divinité,
3225
j’immole à ta severité.
3226
Par les mains de la pudeur mesme,
3227
cette amoureuse volonté.

[AMARILLIS]
3228
Et toy, mon cher Mirtil, qu’une Loy rigoureuse
3229
m’empesche de pouvoir guerir,
3230
pardonne à cette malheureuse,
3231
qui voudrois bien te secourir;
3232
sçache que dans le cœur je suis tendre et fidelle,
3233
que j’ay pitié de ton tourment,
3234
et que je ne te suis cruelle
3235
qu’en apparence seulement.

[MIRTIL]
3236
Que si de ma rigueur tu veux tirer vangeance,
3237
tu me punis assez par ta propre souffrance :
3238
car enfin si je puis t’appeller mon Amant,
3239
mon espoir, mon cœur et ma vie,
3240
comme tu l’es asseurément,
3241
malgré tous les traits de l’Envie,
3242
et malgré la Terre et les Cieux,
3243
lors que je vois couler les larmes de tes yeux,
3244
c’est mon sang que je vois répandre,
3245
le pousse de mon cœur tes soûpirs languissans,
3246
de tes propres douleurs je ne puis me défendre;
3247
et ces pitoyables accens
3248
que ta foible vois fait entendre,
3249
sont les tristes échos des peines que je sens.

SCENE V

CORISQUE, AMARILLIS.

CORISQUE
3250
Ne dissimules plus ta passion secrette,
3251
en vain voudrois tu la cacher.

AMARILLIS
3252
Helas ! que je suis indiscrete !

CORISQUE
3253
Je sçacy ce qui t’a pû toucher.
3254
N’avois je pas raison, quand tu m’entendois dire,
3255
que ton cœur gemissoit sous l’amoureux empire ?
3256
maintenant je n’en puis douter,
3257
et ce que je viens d’écouter
3258
soûtient ma premiere créance.
3259
Je te suis donc suspecte, et loin d’avoir en moy.
3260
une parfaite confiance,
3261
ma Sœur, tu doutes de ma foy :
3262
cependant tu sçais que je t’aime
3263
aussi cherement que moy-même.
3264
Mais d’où vient cette émotion,
3265
qui change tout à coup ta couleur ordinaire ?
3266
l’Amour est un mal necessaire,
3267
il ne faut point rougir de cette passion.

AMARILLIS
3268
Je ne puis te cacher plus long-temps ma foiblesse,
3269
j’aime, il est vray, je le confesse.

CORISQUE
3270
Certes il est temps d’en parler;
3271
quand tu ne sçaurois plus me le dissimuler.

AMARILLIS
3272
Ah ! je reconnois bien par mon experience,
3273
que lors que l’Amour regne avecque violence,
3274
le cœur est un vaisseau, qui dans ses foibles bords
3275
ne sçauroit retenir les amoureux transports.

CORISQUE
3276
Cruelle à ton Berger qui t’adore et qui t’aime,
3277
songe que tu deviens plus cruelle à toy-même.

AMARILLIS
3278
Voudrois-tu nommer cruanté
3279
ce que la pitié seule inspire à ma bonté’

CORISQUE
3280
Voit-on par un effet contraire
3281
naître un mortel poison, d’un arbre falutaire ?
3282
la cruauté qui fait souffrir,
3283
dans ses plus rudes coups n’est pas si dangereuse
3284
que cette pitié rigoureuse
3285
qui refuse de secourir.

AMARILLIS
3286
Ah ! Corisque.

CORISQUE
3287
Ma Sœur, ces soûpirs tont de flâme,
3288
qui sorrent du fond de ton ame,
3289
me font voir ta foiblesse, et sont les vrais témoins
3290
de tes peines et de tes soins.

AMARILLIS
3291
Sans doute je serois encore plus cruelle,
3292
et j’aurois pour Mirtil moins d’amour et de zele,
3293
si j’entretenois sans espoir
3294
une ardent qui s’oppose aux loix de mon devoir.
3295
Lors que j’évite sa presence,
3296
et que je fuis son entretien,
3297
je montre assez par ma souffrance
3298
que je plains son mal et le mien.

CORISQUE
3299
Pourquoy ravir l’espoir à son ame affligée ?

AMARILLIS
3300
Quoy, ne sçais-tu pas bien que je suis engagée,
3301
et que si je manquois de foy,
3302
j’éprouverois bien-tost la rigueur de la Loy ?

CORISQUE
3303
Innocente, faut-il que cela te retienne ?
3304
Dy-moy quelle des Loix est la plus ancienne,
3305
ou celle de Diane, ou celle de l’Amour ?
3306
Celle-cy naist en nous quand nous venons au jour,
3307
et se fortifie avec lâge,
3308
les preceptes de l’art n’en montrent pas l’usage;
3309
la Nature elle-mesme, et de sa propre main,
3310
comme une sçavante Maîtresse,
3311
l’imprime dans nos cœurs sur un fond de tendresse;
3312
et quand elle commande, on écoute sa voix;
3313
les Hommes et les Dieux fléchissent sous ses Loix.

AMARILLIS
3314
Mais si l’autre Loy rigoureuse
3315
m’alloit condanner à mourir,
3316
celle qu’on voit regner sur une ame amoureuse
3317
pourroit-elle me secourir ?

CORISQUE
3318
Ton esprit est remply de mille vains scrupules :
3319
si les Femmes avoient ces craintes ridicules,
3320
il faudroit étouffer les amoureux desirs,
3321
et bannir loin de nous les jeux et les plaisirs.
3322
Les mal habiles sont sujettes
3323
a souffrir de nos Loix le rude châtiment;
3324
mais ces Loix n’ont pas esté faites
3325
pour celles qui sçauroient aimer adroitement.
3326
Si l’on donnoit la mort à toutes les coupables,
3327
ces lieus se changeroient en un desert affreux :
3328
que d’Amans seroient malheureux !
3329
et que de Femmes miserables !
3330
celles qui n’ont pas l’esprit fin,
3331
eprouvent souvent une Loy si severe;
3332
et certes il est bon de punir le larcin
3333
qu’on ne sçait pas cacher das l’amoureux mystere.
3334
Enfin cét honneur delicat
3335
où nôtre Sexe nous engage,
3336
a proprement parler, n’est rien qu’un faux éclat,
3337
et qu’un art de paroître sage :
3338
chacun sur ce sujet parle diversement;
3339
pour moy c’est là mon sentiment,
3340
et je tiens toûjours ce langage.

AMARILLIS
3341
Corisque, ton discours est vain,
3342
ce n’est qu’un feu brillat que ton esprit fait naître;
3343
il faut abandonner soudain
3344
ce qu’on ne peut garder, et dont on n’est pas maître.

CORISQUE
3345
Dy-moy, qui t’en empêche, et pourquoy tu t’afflige ?
3346
le Ciel de nôtre vie a borné la carriere;
3347
veux-tu si mal la ménager,
3348
et dans un seul Amour la passer toute entiere ?
3349
les Hommes maintenant ne font pas ce qu’il faut,
3350
ils sont trop fiers et trop avares;
3351
leurs faveurs deviennent trop rares,
3352
et c’est là leur commun défaut :
3353
nous ne leur sommes agréables
3354
Qu’autant que nous avons d’éclat et de blancheur,
3355
et ce qui peut nous rendre aimables,
3356
c’est la jeunesse et la fraîcheur.
3357
Si tost que la beauté nous quitte,
3358
nous sommes sans Amans, nous sommes sans merite :
3359
quand le temps a ravy cette faveur du Ciel,
3360
nous n’avons plus la preference,
3361
nous sommes des ruches sans miel,
3362
le joüet du mépris et de l’indifference.
3363
Des Hommes de ce temps méprise les discours,
3364
ils sont libres par tout, ils vivent à leur mode,
3365
nôtre façon de vivre est bien plus incommode,
3366
et mille vains respects la traversent toûjours :
3367
les Hommes avec l’âge acquierent la sagesse,
3368
ils deviennent parfaits en perdant la jeunesse :
3369
mais quand nous perdons la beauté,
3370
la jeunesse et les autres charmes,
3371
(qui par une agreable et douce authorité,
3372
aux Esprits les plus forts ont fait rendre les armes)
3373
il ne nous reste rien alors :
3374
nous voyons expirer toute nôtre puissance,
3375
et nous perdons tous nos trésors,
3376
sans retour et sans esperance.
3377
On ne sçauroit rien voir plus digne de mépris,
3378
que les Femmes abandonnées
3379
a la mercy de leurs années,
3380
qui pour tout agrémét n’ont que des cheveux gris.
3381
Si tu suis mon conseil, prévien cette infortune,
3382
si rigoureuse et si commune;
3383
connoy mieux ton merite et tes rares appas;
3384
Amarillis, croy-moy, ne leur refuse pas
3385
les plaisirs les plus doux où l’âge te convie;
3386
enfin ménage mieux les moments de ta vie :
3387
le Lion auroit vainement
3388
receu tant de force en partage;
3389
et l’Homme le rare avantage
3390
de l’esprit et du jugement,
3391
s’ils ne mettoient jamais ces beaux dons en usage.
3392
Ainsi la fleur de la Beauté,
3393
qui nous tient lieu d’esprit, de force, et de prudence,
3394
ne seroit qu’une ingrate et vaine qualité,
3395
si nous n’en avions pas la douce joüissance.
3396
Pendant qu’elle-est à nous, il faut bien en user,
3397
et joüir d’un trésor qu’on ne peut trop priser :
3398
il faut que les plaisirs viennent à nous en foule,
3399
pour nous faire passer les plus beaux de nos jours,
3400
et puis qu’on ne sçcauroit en arrester le cours,
3401
profitons du temps qui s’écoule,
3402
dans un âge plus avancé,
3403
nous voyons mourir toute choses;
3404
et quand le Printemps est passé,
3405
il ne nous reste plus de Roses;
3406
la jeunesse ne revient plus,
3407
et pour la rappeller, les vœux sont superflus :
3408
l’Amour, malgré les ans, peut enflâmer nos ames,
3409
par un rigoureux châtiment :
3410
mais s’il revient avec ses flâmes,
3411
il ne ramene pas l’Amant.

AMARILLIS
3412
Ma chere Corisque, j’admire
3413
tut ce que tu viens de me dire;
3414
mais je veux croire aussi que par cét entretien
3415
tu me caches ton cœur, et tu sondes le mien.
3416
Si tu ne trouve point quelque pretexte honneste
3417
pour rompre cét Hymen qui menace ma teste,
3418
ah ! j’aime mieux cent fois en souffrir la rigueur,
3419
que de laisser ternir l’éclat de mon honneur.

CORISQUE
3420
Dieux ! que je te trouve obstinée
3421
hé bien, il faut te contenter,
3422
et si tu veux changer ta triste destinée,
3423
daigne seulement écouter :
3424
croy-tu que Silvio, ce Berger si rebelle,
3425
se pique fort d’estre fidelle ?
3426
Pense-tu qu’il soit comme toy,
3427
delicat sur l’honneur, et jaloux de sa foy.

AMARILLIS
3428
Pour la foy, ce n’est pas, je croy, ce qui le gesne,
3429
luy qui porte à l’Amour une si grande haine.

CORISQUE
3430
Tu crois done que son cœur soit un cœur de rocher,
3431
et qu’Amour de ses traits ne sçauroit le toucher ?
3432
Ah ! que tu connois mal son cœur et sa tendresse,
3433
pour mieux cacher ses feux, il use de finesse :
3434
il faut se défier de ces esprits cachez,
3435
qui semblent de l’Amour n’estre jamais touchez :
3436
le larcin amoureux est bien plus agréable,
3437
a qui sçait aimer finement,
3438
et se fait bien plus seurement,
3439
quand on le peut cacher sous un voile honorable :
3440
enfin ce Berger aime, et son cœur amoureux
3441
n’adresse point à toy ses soûpirs, ny ses vœux.

AMARILLIS
3442
Appren-moy donc quelle est la Beauté qui le blesse,
3443
quels attraits ont pû le charmer ?
3444
Sans doute c’est une Déesse,
3445
les Beautez d’icy bas ne sçauroient l’enflammer.

CORISQUE
3446
Celle à qui son cœur songe à plaire,
3447
et qui retient sa liberté,
3448
n’est pas une Divinité,
3449
ny mesme une Nymphe ordinaire.

AMARILLIS
3450
Dois-je à tout ce discours ajoûter quelque foy ?
3451
Ne te raille-tu point de moy ?

CORISQUE
3452
Dy-moy, connois-tu pas Lisette ?

AMARILLIS
3453
Celle qui garde tes troupeaux,
3454
et qui sur le bord des ruisseaux
3455
fait entendre souvent le son de sa musette.

CORISQUE
3456
C’est celle qu’il adore, et qu’il voit tous les jours.

AMARILLIS
3457
Voilà de fort belles amours
3458
pours un esprit si difficile.

CORISQUE
3459
Pour elle il en quitteroit mille,
3460
dont les attraits seroient plus nobles et plus doux;
3461
son cœur en est épris, il en ressent les coups :
3462
ei feignant d’aller à la chasse,
3463
il la voit tous les jours, sans que rien l’embarasse.

AMARILLIS
3464
Avant le lever du Soleil,
3465
tous les jours de son Cor il trouble mon sommeil.

CORISQUE
3466
Et quand sur le Midy tout le monde travaille,
3467
il vient par un secret chemin,
3468
et se rend, sans témoins, auprés de mon jardin,
3469
qu’unne haye environne, et luy sert de muraîlle :
3470
c’est là que pour flatter ses amoureux desirs,
3471
et soulager l’ennuy de son esprit malade,
3472
au travers d’une palissade
3473
Lisette écoute ses soûpirs :
3474
aprés elle vient me le dire,
3475
et presque tous les soirs nous ne faisons qu’en rire.
3476
Voicy ce que j’ay projetté,
3477
pour donner à ton cœur le repos qu’il desire,
3478
et te rendre la liberté :
3479
tu sçais bien que la Loy, dont la rigueur mortelle
3480
punit toute femme infidelle,
3481
la dispense de son serment,
3482
quand on voit son Epoux manque de foy pour elle,
3483
et qu’elle peut alors chercher un autre Amant.

AMARILLIS
3484
Je sçay bien cette circonstance,
3485
qui nous est confirmée aflez,
3486
par l’infaillible experience
3487
de quelque exemples passez.

CORISQUE
3488
Donc pour te rendre un bon office,
3489
et pour te faire un sort plus doux,
3490
Lisette par mon ordre et par mon artifice,
3491
dans la Grotte voisine a donné rendez vous
3492
a ce cruel Amant, qui dans une attente vaine,
3493
croit finir aujourd’huy son amoureuse peine :
3494
tu pourras l’y surprendre avec un peu de soin,
3495
et je seray de tout un fidelle témoin;
3496
mon témoignage est necessaire
3497
pour bien conduire cette affaire.
3498
Ainsi tu peux te dégager
3499
des nœuds de ce triste Hymenée,
3500
et retirer la foy donnée,
3501
avec honneur et sans danger.

AMARILLIS
3502
Corisque, cét avis me paroît admirable:
3503
ah ! que je te suis redevable :
3504
mais est-ce là tout le dessein ?

CORISQUE
3505
Tu sçauras que sur la main droite
3506
cette Caverne a dans son sein
3507
une Antre dont la forme est longue et fort étroite,
3508
cavé dans le Roc par hazard;
3509
mais si bien qu’on diroit que l’Art
3510
a voulu dans ce lieu seconder la Nature :
3511
il reçoit du Soleil un favorable jour
3512
par une petite ouverture,
3513
qui le rend fort commode aux larcins de l’Amour;
3514
un Lierre l’entoure, et le rend agréable,
3515
et c’est là qu’aux Amans Venus est favorable.
3516
Dans cét agréable Rocher
3517
les deux Amans doivent se rendre;
3518
avant leur arrivée, il faudra t’y cacher,
3519
et là fort seurement tu pourras les attendre.
3520
Selon que nous avons concerté toute deux,
3521
Lisette y sera la premiere :
3522
moy je suivray de loin le Berger amoureux,
3523
et ne viendray que la derniere :
3524
en entrant, je pourray le saisir par le corps,
3525
pour empêcher sa fuite, et rompre ses efforts.
3526
Au bruit que nous ferons, il te faudra paroître,
3527
et luy reprocher hardiment
3528
le larcin qu’il alloit commettre
3529
contre la foy promise et contre son tourment;
3530
après nous irons voir ensemble le grand Prêtre,
3531
qui te délivrera de ce perfide Amant.

AMARILLIS
3532
Mais comment l’accuser ? Le grand Prestre est son Pere.

CORISQUE
3533
Qu’importe ? Pense-tu que tout Pere qu’il est,
3534
il nous laisse perir pour son propre interest ?
3535
Et qu’a[…] glément il prefere[]
3536
le profane au Sacré, sa maison aux Autels,
3537
les droits de la Nature aux droits des Immortels.

AMARILLIS
3538
Sans crainte d’en estre seduite,
3539
je m’abandonne à ta conduite.

CORISQUE
3540
Entre doc dans la Grote, et sans plus differer,
3541
attens y le succez que tu dois esperer.

AMARILLIS
3542
Souffre que j’aille au Temple avant que je m’engage
3543
a t’accorder ce que tu veux;
3544
l’évenement n’est point heureux,
3545
lors que nous n’avons pas le celeste suffrage.

CORISQUE
3546
Un cœur ardent trove en tous lieux
3547
un Temple et des Autels pour invoquer les Dieux :
3548
tu perdras trop de temps, et l’affaire te presse.

AMARILLIS
3549
Puis-je mieux m’employer qu’a demander sans cesse
3550
le secours necessaire à ceux dont je l’attens,
3551
et qui sont les Maîtres du temps ?

CORISQUE
3552
Va doc viste, et reviens avec diligence.
3553
L’affaire, ce me semble, est en assez bon train,
3554
sa scrupuleuse bien seance
3555
va retarder un peu l’effet de mon dessein;
3556
il faut que par ma ruse elle me serve encore.
3557
Le Berger Coridon, qui m’aime et qui m’adore,
3558
ne pourra pas me refuser
3559
quand je luy feray proposer
3560
qu’aujourd’huy je l’attens dans la Grote voisine;
3561
c’est là qu’Amarillis trouvera sa ruine.
3562
si-tost qu’il y sera venu,
3563
je conduiray Montan dans ce lieu solitaire.
3564
Non par le chemin ordinaire,
3565
mais par un sentier inconnu.
3566
Ainsi ma Rivale surprise
3567
sera condamnée à mourir,
3568
et je pourray mieux m’acquerir
3569
ce Berger qui pour elle aujourd’huy me méprise.
3570
Mais il vient à propos, et selon mon desir;
3571
servons-nous du peu de loisir
3572
qu’Amarillis me laisse prendre,
3573
et tâchons de le faire rendre
3574
a la force de mes appas.
3575
Amour, ne me refuse pas
3576
d’aimer à ce coup mes yeux et mon visage;
3577
je devray la victoire à ta divine ardeur;
3578
et parois au dehors sans sortir de mon cœur.

SCENE VI

MIRTIL CORISQUE

MIRTIL
3579
Esprits condamnez aux tenebres,
3580
qui ne voyez jamais que des objets funebres;
3581
sortez du profond des Enfers,
3582
ecoutez mon tourment, et ma nouvelle peine;
3583
voyez la beauté que je fers,
3584
qui sous une apparence humaine
3585
est plus cruelle que vos fers.
3586
Ce n’est pas assez pour luy plaire,
3587
de vouloir une fois expirer à ses yeux,
3588
il faut pour calmer sa colere
3589
un supplice plus ennuyeux;
3590
elle me commande de vivre,
3591
et ne veut pas me laisser suivre
3592
d’un juste desespoir les violens transports,
3593
pour me faire souffrir tous les jours mille morts.

CORISQUE
3594
Pour mon dessein il me faut feindre
3595
de ne l’avoir point veu paroître devant moy :
3596
mais j’entends une voix se plaindre,
3597
ah ! mon cher Mirtil, est-ce toy ?

MIRTIL
3598
Que ne suis-je aujourd’huy privé de la lumiere,
3599
ou plûtost reduit en poussiere !

CORISQUE
3600
Hé bien, en quel état est maintenant ton cœur ?
3601
Amarillis par sa presence
3602
a-t’elle soulagé ton amoureuse ardeur,
3603
et par son entretien flaté ton esperance ?

MIRTIL
3604
Je suis comme un malade ardamment alteré,
3605
et qui long-temps a soûpiré
3606
aprés un liqueur qu’on luy défend de boire :
3607
s’il ne peut sur soy-même obtenir la victoire,
3608
et s’il se laisse vaincre à son brûlant desir,
3609
lors qu’il contente son envie,
3610
il voit par ce foible plaisir
3611
eteindre en même temps et sa soif et sa vie.
3612
Ainsi je me sentois tous les jours consumer
3613
par les vives ardeurs d’une soif amoureuse;
3614
Je voulois voir les yeux qui m’avoient sceu charmer,
3615
esperant que mon ame en seroit plus heureuse.
3616
Je les ay veu ces yeux si propres à toucher;
3617
mais que j’ay cherement obtenu cette grace !
3618
ils ont esté pour moy deux fontaines de glace,
3619
dont la source secrette est un cœur de rocher :
3620
j’ay puisé dans ses yeux un venin qui me tuë,
3621
et qui cause mon desespoir :
3622
oüy, je me meurs pour l’avoir veuë,
3623
et je conserve encor le desir de la voir.

CORISQUE
3624
Si l’amour a de la puissance,
3625
il la reçoit de nôtre cœur,
3626
et n’a le titre de vainqueur,
3627
que parce qu’on le flate au point de sa naissance.
3628
On peut dire que les Amours
3629
naissent comme les petits Ours.
3630
Qui sont sans forme et sans figure,
3631
et que leur Mere leche avec que tant d’effet,
3632
que d’une masse où la Nature
3633
n’a pas tracé le moindre trait.
3634
Par sa langue elle en forme un ouvrage parfait.
3635
Un amant en use de mesme,
3636
lors que flatté d’un doux plaisir
3637
il sent au dedans de soy-mesme,
3638
sans trouble et sans effort, naître un simple desir,
3639
dont le commencement n’a que de la foiblesse;
3640
mais il devient plus fort, si l’espirit le caresse :
3641
et quand il est puissant, on voit paroître au jour
3642
un effet merveilleux que l’on appelle Amour.
3643
Cét Amour en naissant est delicat et tendre,
3644
c’est un petit Enfant dans un berceau de fleurs,
3645
et de qui l’on ne doit attendre,
3646
dans ce premier état, qu’un amas de couceurs;
3647
mais lors qu’il avance dans l’âge,
3648
il est cruel et plein de rage :
3649
enfin s’il s’établit dans le cœur d’un Amant,
3650
il y fait un triste ravage,
3651
et ne donne que du tourment.
3652
Que si l’ame est enfevelie
3653
dans cét unique souvenir,
3654
et qu’elle veüille entretenir
3655
cette ingenieuse folie,
3656
c’est alors que l’Amour, qui ne devoit avoir
3657
que joye et que plaisir, que douceur et qu’espoir,
3658
dégenere en melancolie,
3659
qui par un insensible effort
3660
nous ôte la raison, ou nous donne la mort.
3661
Ainsi loin de juger qu’un Amant est volage,
3662
lors qu’il vient à change d’amour,
3663
il faut croire qu’il est bien sage,
3664
quand il en change châque jour.

MIRTIL
3665
Ah ! plûtost que ma triste vie
3666
me soit cruellement ravie,
3667
avant que je puisse changer :
3668
et bien qu’Amarillis, insensible et cruelle,
3669
refuse de me soulager,
3670
je ne veux vivre que pour elle.
3671
Que si je pouvois concevoir
3672
le dessein de brûler d’une seconde flâme,
3673
certes il me faudroit avoir
3674
et plus d’un cœur, et lus d’une ame.

CORISQUE
3675
Berger infortuné, que tu sçais mal user
3676
des plaisirs que l’Amour icy bas nous presente;
3677
tu te laisses tyranniser
3678
avec ton humeur trop constante,
3679
peux tu te resoudre d’aimer
3680
une fiére Beauté qui se rit de ta peine ?
3681
Et ton cœur peut-il s’enflâmer
3682
par le mépris et par la haine ?
3683
Pour moy j’aimerois mieux mourir,
3684
que d’estre constant pour souffrir.

MIRTIL
3685
Comme l’or dans le feu se polit et s’épure,
3686
de mesme la fidelité,
3687
dans les maux qu’un Amant endure,
3688
revoit et plus de force, et plus de pureté.
3689
Enfin rien ne sert tant d’épreuve à la constance,
3690
qu’une impitoyable fierté
3691
qui nous laisse dans la souffrance.
3692
Mais ce qui me console en répandant des pleurs,
3693
et ce qui flatte mes douleurs,
3694
c’est le sujet de mon martyre;
3695
il est digne de mes soûpirs,
3696
il merite tous mes desirs;
3697
et si mon cœur languit, s’il brûle s’il soûpire,
3698
quand il seroit jusqu’au tombeau,
3699
il est doux de souffrir pour un objet si beau;
3700
le nœud qui tient mon ame à mon corps enchaînée,
3701
se rompra bien plûtost que le nœud de ma foy;
3702
et je choisiray sans effroy
3703
de finir par la mort ma triste destinée,
3704
plûtost que de changer et vivre icy bas,
3705
sans adorer ses doux appas.

CORISQUE
3706
O l’Amant genereux ! ô la belle entreprise !
3707
aimeras-tu toûjours celle qui te méprise ?
3708
Et serás tu comme un Rocher
3709
que le mépris ne peut toucher ?
3710
La peste, cher Mirtil, n’est pas si dangereuse,
3711
et l’on ne peut trouver de plus mortel poison,
3712
que cette vaine foy dont une ame amoureuse
3713
contre son repos infecte sa raison.
3714
Certes un Amant est à plaindre,
3715
lors qu’il laisse piper son cœur
3716
a ce vain fantôme d’erreur,
3717
que toute la terre doit craindre,
3718
qui fait par tout des malheureux,
3719
el trouble les plaisirs de l’empire amoureux.
3720
Amant infortuné qui vis dans la souffrance,
3721
et qui te piques de constance,
3722
dy moy ce que tu peux aimer
3723
en celle qui t’a sçeu charmer ?
3724
Est-ce sa beauté qui te tuë,
3725
et que pour ton malheur le Ciel t’a défenduë ?
3726
Est-ce la joye et ses appas,
3727
ou sa tendre pitié, que tu ne ressens pas ?
3728
Est-ce la recompense à tes feux preparée,
3729
et que ton triste cœur a long-temps desirée ?
3730
En vain elle te fait en tous lieux soûpirer,
3731
il ne t’est pas permis, Mirtil, de l’esperer :
3732
enfin tu n’aimes rien, plus je te considere,
3733
que tes pleurs et que ta misere.
3734
Es-tu donc resolu de garder ton amour,
3735
d’aimer jusqu’au trépas, et d’aimer sans retour;
3736
rappelle tes esprits, et reviens à toy même,
3737
dissipe ton erreur extrême,
3738
mille petits Amours te suivront en tous lieux,
3739
et tu trouveras d’autres Belles
3740
qui ne te seront pas cruelles,
3741
et qui t’aimeront beaucoup mieux.

MIRTIL
3742
Ah ! j’aime mieux mourir pour celle qui m’enflâme,
3743
que d’estre caressé de mille autres Beautez :
3744
et si le sort jaloux des fers que j’ay portez
3745
me ravit cét objet qui regne sur mon ame;
3746
qu’il étouffe tous mes desirs,
3747
et qu’il fasse mourir tous mes autres plaisirs;
3748
pourrois-je vivre heureux en portant d’autres chaînes ?
3749
D’autres feux aigriroient mes douleurs et mes peines;
3750
je ne puis soûpirer aprés d’autres appas.
3751
Qui si par un malheur étrange
3752
je pouvois, ou voulois m’abandonner au change,
3753
o Ciel, et vous Amour, qui fondez mon espoir,
3754
otez-m’en le desir, ôtez-m’en le pouvoir.

CORISQUE
3755
Dieux ! quel enchantement, et quelle frenesie
3756
s’empare de ton cœur et de ta fantaisie ?
3757
Faut-il te ravaler, pour rehausser le prix
3758
de celle qui te traite avec tant de mépris ?

MIRTIL
3759
Celuy qui n’attend de personne,
3760
ny de secours dans ses travaux,
3761
ny mesme de pitié sous le poids de ses maux,
3762
aux plus rudes tourmens sans crainte s’abandonne.

CORISQUE
3763
Tu te flattes, peut-estre, et tu crois que son cœur
3764
n’est pas toûjours d’accord avecque sa rigueur;
3765
tu crois, peut estre, qu’elle t’aime;
3766
mais, croy-moy, sur ce point ton erreur est extrême;
3767
si tu sçavois comment elle parle de toy,
3768
tu te piquerois moins de constance et de foy.

MIRTIL
3769
De ma fidelité ce sont les beaux trophées,
3770
et les eternels monumens;
3771
sous le nombre de mes tourmens
3772
on ne verra jamais mes flâmes étouffeés :
3773
avec cette fidelité,
3774
je veux vaincre sa dureté,
3775
et tous les ennemis qui me livrent la guerre,
3776
ainsi je fléchiray la rigueur de mon sort,
3777
et je triompheray du Ciel et de la Terre,
3778
de la Fortune et de la Mort.

CORISQUE
3779
Que ne feroit-il pas encore,
3780
s’il croyoit estre aimé de celle qu’il adore :
3781
Mirtil, j’ay pitié de ton mal,
3782
et je le trouve sans égal :
3783
mais, dy-moy, n’as-tu point aimé quelqu’autre Belle,
3784
et n’aurois-tu jamais soûpiré que pour elle ?

MIRTIL
3785
La belle Amarillis fut le premier objet
3786
qui posseda mon cœur, et regna sur mon ame;
3787
ce sera le dernier sujet
3788
de mes soûpirs et de ma flâme.

CORISQUE
3789
Tu n’as donc éprouvé jamais
3790
que d’un cruel Amour les rigoureux supplices ?
3791
Ah ! si ton cœur goûtoit ses aimables delices,
3792
aprés avoir senti la rigueur de ses traits !
3793
eprouve ses douceurs, donne ton ame en proye
3794
a tous les doux transports d’une sensible joye,
3795
auprés d’une Beauté qui te cherisse autant
3796
que pour Amarillis ton cœur paroît constant.
3797
Apprens par ton experience
3798
quels sont les plaisirs infinis
3799
d’une parfaite joüissance,
3800
lors que deux tendres cœurs ensemble sont unis :
3801
certes il est bien doux aprés un long martyre,
3802
d’avoir tout ce qu’on aime, et tout ce qu’on desire;
3803
de pousser tour a tour mille amoureux soûpirs,
3804
et goûter à l’envy les plus tendres plaisirs.
3805
Ce bon-heur n’est il pas extrême ?
3806
Ne comble-t’il pas pleinement
3807
le cœur d’un veritable Amant,
3808
lors que l’unique objet qu’il aime,
3809
le regarde amoureusement,
3810
et luy dit dans l’excés de l’ardeur qui le presse;
3811
cher objet de mon cœur, digne de ma tendresse,
3812
les appas de tu vois en moy,
3813
cette bouche, ce sein, ces cheveux, ce visage,
3814
a qui tes yeux rendent hommage,
3815
ne sont reservez que pour toy :
3816
c’est pour toy seulement que je veux estre belle,
3817
tu causes toute mon ardeur,
3818
je rends à ton amour une amour mutuelle,
3819
et c’est toy seul enfin, qui possedes mon cœur :
3820
mais ce n’est qu’un ruisseau de la source feconde
3821
des plaisirs dont l’Amour abonde,
3822
quand on sçait tendrement aimer,
3823
et qui ne l’a senty, ne le peut exprimer.

MIRTIL
3824
Bien heureux est celuy qu’un Astre favorable
3825
regarde avec des yeux si doux !
3826
le Ciel de mon bon-heur jaloux
3827
m’a voulu rendre miserable.

CORISQUE
3828
Ecoute-moi, Mirtil, (j’allois sans y penser
3829
t’apeller mon ame et ma vie)
3830
ton destin est digne d’envie,
3831
et rien ne peut le traverser :
3832
une Nymphe agreable et blonde,
3833
digne de ton amour, comme tu l’es du sien,
3834
de qui le charmant entretien
3835
fait le plaisir de tout le monde :
3836
elle est l’amour des cœurs, l’ornement de nos Bois;
3837
nos Bergers les mieux faits soûpirent sous [se..] loix :
3838
mais au lieu d’appaiser l’ardeur qui les devore,
3839
elle t’aime, Mirtil, c’est toy seul qu’elle adore :
3840
crois-moy, ne la méprise pas,
3841
cette Beauté n’est point commune,
3842
en tous temps, en tous lieux elle suivra tes pas,
3843
tu peux facilement posseder ses appas,
3844
ne sois point ennemy de ta bonne fortune.
3845
Que ce plaisir est doux, qu’on n’a point acheté
3846
par les soûpirs, ny par les larmes !
3847
c’est un trésor sans prix, un bon-heur plein de charmes;
3848
une pure felicité;
3849
joüis de ce plaisir si commode et si rare,
3850
que ton heureux Destin aujourd’huy te prepare;
3851
quitte l’ingrate qui te fuit,
3852
et répons à l’amour de celle qui te fuit :
3853
on n’entretiendra point d’une esperance vaine
3854
les doux transports de ton amour,
3855
et tu peux soulager ta peine
3856
avant que de finir ce jour;
3857
elle n’est pas bien loin, la Nymphe qui t’adore;
3858
commande, et tu verras le feu qui le devore.

MIRTIL
3859
Mon cœur ne pousse point de vœux
3860
pour joüir des plaisirs de l’empire amoureux.

CORISQUE
3861
Sçache au moins une fois ce que l’on en peut dire;
3862
et sils sont dégoûtans, reviens á ton martyre.

MIRTIL
3863
Un goût comme le mien abhorre les douceurs.

CORISQUE
3864
Ne laisse pas mourir, sans flater son envie,
3865
celle de qui tes yeux entretiennent la vie;
3866
tu sçais ce qu’il en coûte à qui veut des faveurs,
3867
combien il est fàcheux de demander sans cesse,
3868
et ne rien obtenir qui flate nostre espoir,
3869
ne refuse donc pas à celle qui t’en presse,
3870
cette mesme pitié que tu voudrois avoir.

MIRTIL
3871
Comment veux-tu que je luy donne
3872
ce que je ne possede pas ?
3873
Enfin, quoy que le sort ordonne,
3874
je veux garder jusqu’aux trépas,
3875
a mon Amarillis insensible et cruelle,
3876
un cœur amoureux et fidelle.

CORISQUE
3877
Aveugle et malheureux Berger,
3878
a qui veux-tu garder une foy si constante ?
3879
Je ne voulois point t’affliger,
3880
ny rendre ta douleur encor plus violente;
3881
mais on te trahit lâchement :
3882
et moy qui t’aime tendrement,
3883
je ne sçaurois souffrir qu’on fasse un sacrifice
3884
de ton amour et ton cœur,
3885
et que Amarillis te trahisse
3886
sous un faux pretexte d’honneur.
3887
Ce n’est pas cét honneur qui la rend si farouche,
3888
un autre a pris ta place, un autre objet la touche;
3889
et quand un autre rit, ton sort est de pleurer
3890
le trésor précieux que son amour te vole :
3891
mais as-tu perdu la parole ?
3892
Tu m’écoutes sans murmurer.

MIRTIL
3893
Si je garde un profond silence,
3894
et si je ne te répous pas,
3895
c’est que mon ame est en balance
3896
entre la vie et le trépas :
3897
je doute, en t’écoutant, d’une action si noire,
3898
et mon cœur ne sçait pas encor ce qu’il doit croire.

CORISQUE
3899
Tu doutes donc, Mirtil, de ma sincerité ?

MIRTIL
3900
Si je ne doutois pas de cette verité;
3901
tu me verrois finir ma vie et ma disgrace :
3902
et si ton discours est certain,
3903
et qu’un autre occupe ma place,
3904
je veux mourir sur l’heure, et mourir de ta main.

CORISQUE
3905
Ce seroit te punir de sa propre inconstance,
3906
il faut te conserver pour en tirer vengeance.

MIRTIL
3907
Non, non, je ne crois point qu’elle manque de foy,
3908
et ce honteux soupçon est indigne de moy.

CORISQUE
3909
Tu ne crois pas encor mon discours veritable :
3910
cependant tu voudrois sçavoir
3911
ce qui rend ton sort déplorable,
3912
et ce qui va causer ton juste desespoir.
3913
Vois-tu cette Grotte voisine ?
3914
C’est la Caverne d’Ericine,
3915
c’est le lieu qui garde l’honneur
3916
de l’ingrate Beauté qui captive ton cœur :
3917
c’est l’endroit où cette inhumaine
3918
se rit en secret de ton mal,
3919
et c’est là qu’elle fait de l’excez de ta peine
3920
mille nouveaux plaisirs à ton heureux Rival :
3921
enfin c’est où l’Amour l’invite
3922
aux doux embrassemens d’un Berger sans merite.
3923
Soupire maintenant, plains toy, verse des pleurs,
3924
comme un fidelle Amant signale ta constance;
3925
voilà la digne recompense
3926
de tes soins et de tes douleurs.

MIRTIL
3927
Mais dis-tu vray, Corisque, et faut-il que je croye
3928
ce qui m’ôte toute ma joye ?

CORISQUE
3929
Plus dans sa trahison tu chercheras de jour,
3930
et plus tu plaindras ton amour.

MIRTIL
3931
Ah ! Corisque, as-tu vû ce qui me desespere.

CORISQUE
3932
Non seulement j’ay vû ce qui fait ton ennuy :
3933
mais tu peux toy-mesme aujourd’huy
3934
t’éclaircir de tout c[o] mystere;
3935
l’heure est prise, et bien-tôt ils se rendront icy,
3936
la belle Amarillis, et son Berger aussi;
3937
derriere ce Buisson tu pourras les attendre,
3938
et dans l’Antre tous deux tu les verras descendre.

MIRTIL
3939
Ah ! courons plûtost au trépas.

CORISQUE
3940
Voy comme elle vient pas à pas,
3941
par le chemin du Temple, au lieu de ses delices.
3942
De son perfide cœur ses pieds sont les complices :
3943
attens icy quelques momens,
3944
et tu verras bien-tôt venir les deux Amans;
3945
aprés nous parlerons ensemble.

MIRTIL
3946
Je suis assez prés, ce me semble,
3947
de sçavoir ce qui fait la rigueur de mon sort :
3948
ainsi jusqu’à ce temps je suspendray ma mort.

SCENE VII

AMARILLIS
3949
Dans une entreprise importune,
3950
qui fait le repos de nos jours,
3951
nôtre industrie est impuissante,
3952
si nous n’implorons pas le celeste secours.
3953
L’étois auparavant dans une incertitude
3954
qui rendoit mon esprit confus;
3955
a mon retour je ne l’ay plus,
3956
et je suis grace aux Dieux, libre d’inquietude;
3957
pendant que je poussois des vœux avec ardeur,
3958
il sembloit qu’une voix secrete,
3959
des volontez du Ciel la fidelle interprete,
3960
rasseuroit mon esprit, et relevoit mon cœur.
3961
Ainsi puis que le Ciel me guide,
3962
je veux marcher sans crainte; et n’estre plus timide.
3963
Divine Mere de l’Amour,
3964
daignez seconder en ce jour
3965
les justes desseins de ma flâme;
3966
et si vôtre fils par ses feux
3967
a rendu sensible vôtre ame,
3968
favorisez les miens, et rendez-les heureux;
3969
du perfide Berger à qui je suis promise,
3970
excitez aujourd’huy les desirs amoureux,
3971
et secondez son entreprise,
3972
et toi, […]here Caverne à mon juste dessein,
3973
si propice et si necesaire,
3974
derobe aux yeux de tous, et reçois dans ton sein
3975
cette esclave d’Amour, qui veut se satisfaire.
3976
Mais entrons sans plus diferer.
3977
D’où me vient encore ce doute ?
3978
personne ne me voit, personne ne me’écoute,
3979
et j’ay tout sujet d’esperer.
3980
Ah ! Mirtil, je voudrois que tu pûsses comprendre
3981
quel sujet dans ce lieu m’oblige de me rendre !

SCENE VIII

MIRTIL
3982
Ce n’est pas un songe trompeur
3983
qui trouble mon espirit, et seduise mon cœur :
3984
Ah ! je ne vois que trop le malheur déplorable
3985
qui me va rendre miserable.
3986
Que ne suis-je sans yeux, ou pourquoy mon berceau
3987
n’est-il devenu mon tombeau ?
3988
Falloit-il venir dans le monde
3989
pour traîner une vie en misere feconde ?
3990
N[…] m’as-tu conservé, Destin trop rigoureux,
3991
que pour me rendre malheureux ?
3992
La rage, les douleurs, les feux, et la torture,
3993
et les autres tourments divers
3994
que l’on souffre dans les Enfers,
3995
ne sont pas si cruels que les maux que j’endure.
3996
Puis-je douter de mon malheur,
3997
et suspendre encor ma créance ?
3998
Infortuné témoin de sa lâche inconstance,
3999
j’ay veu, malgré mes yeux, ce qui fait ma doleur;
4000
cè ne sont point les Loix qui me separent d’elle,
4001
l’Amour me la ravit cette Nymphe cruelle :
4002
je me plaindrois à tort de la rigueur des Loix,
4003
il ne faut accuser que son injuste choix.
4004
Cruelle Amarillis, inconstante et volage,
4005
n’estoit ce pas assez de me donner la mort ?
4006
Faloit-il augmenter la rigueur de mon sort,
4007
et trahir un Amant qui te rendoit hommage,
4008
et de qui tu receus autrefois les soûpirs,
4009
les innocens transports, et les tendres desirs ?
4010
Aprés une action si noire,
4011
qui rend mon tourment infiny,
4012
mon nom est sans doute banny
4013
de ton cœur et de ta memoire;
4014
il ne t’en souvient plus dans tes plus doux transports;
4015
et lors qu’il m’en souvient, ce n’est que par remors.
4016
Celle qui par ses yeux entretenoit ma vie,
4017
pour un autre me l’a ravie;
4018
et puis que mes plaisirs meurent en ce moment,
4019
finissons tout d’un coup ma vie et mon tourment :
4020
il ne faut plus languir, Mirtil, brise tes chaînes,
4021
termine par la mort ton amour et tes peines.
4022
Mais dois-je mourir sans venger
4023
l’affront que me fait ce Berger ?
4024
Il faut qu’au desespoir mon ame s’abandonne;
4025
punissons par la mort celuy qui me la donne,
4026
suspendons le desir qui me pousse à la mort,
4027
jusques à ce moment propice
4028
où je dois terminer le sort
4029
de celuy qui m’arrache avec tant d’injustice
4030
mon cœur, ma joye, et mes plaisirs,
4031
et qui dans ce cœur mesme étouffe mes desirs.
4032
Il faut que la douleur laisse agir ma vengeance,
4033
que la pitié cede au courroux;
4034
les sentiments tendres et doux
4035
sont d’une trop foible défense;
4036
je veux survivre à ma douleur,
4037
pour venger en vivant mon funeste malheur :
4038
il faut que mon Rival perisse,
4039
ce dard luy percera le flanc,
4040
avant qu’il fume et qu’il rougisse
4041
tout trempé de mon propre sang,
4042
et mon bras repoussant ce qui me desespere,
4043
avant que de finir mon mal,
4044
sera le ministre fatal
4045
des transports violens de sa juste colere :
4046
je sçauray te punir, infame ravisseur
4047
de l’adorable objet qui regne dans mon cœur :
4048
je prepare à mes feux un sanglant sacrifice :
4049
deussay-je en te perdant trouver un précipice,
4050
je veux dans ce Buisson l’attendre et me cacher,
4051
et de l’Antre voisin le voyant approcher,
4052
je veux tout à coup le surprendre,
4053
avant que de mon dar il puisse se défendre.
4054
Mais ne seroit ce point l’attaquer lâchement ?
4055
Il vaut mieux qu’un combat décide pleinement
4056
a qui doit estre la victoire;
4057
il faut par un coup de valeur
4058
couronner mon Amour d’une immortelle gloire,
4059
et faire triompher mon extrême douleur.
4060
Mais les Bergers du voisinage
4061
qui viennent icy tous les jours,
4062
accourront à nôtre secours,
4063
et je ne pourray pas satisfaire ma rage :
4064
ils voudront peut-estre sçavoir
4065
le sujet de nôtre querelle;
4066
en le cachant je feray voir
4067
que la crainte me rend à moy-même infidelle.
4068
Que si je dis la verité,
4069
et que mon devoir me surmonte,
4070
le nom d’Amarillis sera couvert de honre,
4071
par mon trop de sincerité :
4072
et cette Nymphe m’est si chere,
4073
qu’il faut à son honneur immoler ma colere;
4074
et j’y respecte encor ce qu’elle eut autrefois,
4075
lors que je commençay de vivre sous ses loix :
4076
mais je balance trop à m’immoler ce traître,
4077
qui ravit son honneur, et qui devient son Maître.
4078
Quoy, je ne verray pas perir
4079
ce Berger qui m’outrage, et qui me fait mourir ?
4080
Mais son sang répandu découvrira mon crime,
4081
et peut-estre ma vie en sera la victime.
4082
Qu’importe ? soûtenons la cruauté du sort;
4083
quand je cherche à mourir, dois-je craindre la mort ?
4084
Mais ce qui fait ma peine, et qui me rend timide,
4085
on sçaura la sujet d’un si prompt homicide,
4086
et je pretens sauver l’honneur
4087
de l’ingrate Beauté qui captive mon cœur.
4088
Entrons dans la Caverne, et cherchons le silence,
4089
a la clarté du jour dérobons ma vengeance;
4090
aux yeux d’Amarillis je puis bien me cacher,
4091
elle est avant dans le Rocher;
4092
sur la main gauche est un passage
4093
propre pour mon dessein, et couvert de feüillage.
4094
Là je veux accomplir ce que j’ay projetté,
4095
et quand il sera mort exposer à la veuë
4096
de cette perfide Beauté,
4097
cét Amant trop heureux, sans l’avoir merité.
4098
A ce funeste objet sensiblement émuë,
4099
elle succombera sans doute à sa douleur;
4100
et moy du mesme fer je m’ouvriray le cœur.
4101
Ainsi deux par le fer verront finir leur vie,
4102
a l’autre de douleur elle sera ravie :
4103
cette ingrate verra le Destin rigoureux
4104
du malheureux Amant, et de l’Amant heureux;
4105
et dans cette Caverne obscure,
4106
destinée aux plaisirs d’une douce avanture,
4107
par un sort étrange et nouveau,
4108
l’honneur et les Amans trouveront leur tombeau.
4109
A ce petit sentier je me laisse conduire;
4110
Corisque, tu ne mentois pas,
4111
tu ne m’as point voulu seduire,
4112
je te crois maintenant, et tu guides mes pas.

SCENE IX

SATYRE
4113
Il est bien aisé de comprendre,
4114
par le discours de ce Berger,
4115
que pour luy Corisque est fort tendre,
4116
et qu’elle veut le soulager :
4117
il la tient mieux que moy par de plus fortes chaînes
4118
que par celles de ses cheveux;
4119
les presens le rendent heureux,
4120
et finissent toutes ses peines :
4121
la perfide a vendu cherement ses faveurs;
4122
et c’est dans cette Grotte, où secondant sa flâme,
4123
elle donne le prix de ce commerce infame,
4124
qu’elle avoit differé par ses feintes rigueurs :
4125
mais peut-estre le Ciel à mes vœux favorable,
4126
veut en la punissant venger un miserable .
4127
Sans doute elle est dans ce Rocher,
4128
il faut que cette pierre en ferme l’ouverture,
4129
et que j’apprenne l’aventure
4130
a Montan que j’iray chercher.
4131
Ses Ministres viendront pour rendre témoignage
4132
de l’indigne mépris qu’elle fait de la Loy :
4133
je sçay qu’à Coridon elle a donné sa foy,
4134
qui n’ose se vanter d’un si cher avantage;
4135
mais je veux venger en ce jour
4136
et Coridon, et mon amour.
4137
Sans perdre en vains discours, et mon temps et ma peine,
4138
il me faut arracher une branche de chêne,
4139
pour remüer la terre, et la déraciner.
4140
Mais que j’y sens de resistance !
4141
et plus je m’y veux obstiner,
4142
plus je connois mon impuissance.
4143
Je sens pourrant que ce Rocher
4144
semble vouloir se détacher;
4145
je l’ébranle un peu, ce me semble;
4146
il faut qu’encore je rassemble
4147
toute la force de mon corps.
4148
O Ciel ! ne rendez pas impuissans mes efforts :
4149
et toy Pan, de qui la science
4150
egale l’extrême puissance,
4151
si tes feux mal recompensez
4152
ont laissé dans ton cœur un desir de vengeance,
4153
fay que mes vœux soient exaucez;
4154
venge-toy sur Corisque, et punis son offense.
4155
J’éprouve déjà ton pouvoir,
4156
et je sens que bien tôt cette masse va choir;
4157
elle m’est enfin échappée,
4158
et l’attente où j’étois n’a pas esté trompée.
4159
Certes c’est maintenant que le Renard est pris,
4160
il faut le punir par les flâmes;
4161
Corisque va payer ses injustes mépris.
4162
Je voudrois que toutes les Femmes
4163
qui trahissent impunément,
4164
eussent pour nous venger un pareil traitement.


ACTE IV

SCENE PREMIERE

CORISQUE
4165
Le soin de tromper ma Rivale
4166
a si fort partagé mon esprit et mon cœur,
4167
et ce que l’artifice étale
4168
a durant si long-temps suspendu ma douleur,
4169
que j’ay presque oublié l’ornement de ma teste
4170
qu’un Satyre insolent, infame, et demy beste,
4171
m’avoit arraché dans le Bois,
4172
pour n’avoir pas voulu me soûmettre à ses Loix;
4173
et je ne sçay comment, aprés un tel outrage,
4174
je pourray retirer ce gage.
4175
Quel fut mon déplaisir en ce funeste jour,
4176
de me voir ravir cét atour,
4177
pour me tirer des mains de l’infame Satyre ?
4178
Je ne puis aisément le penser, ny le dire :
4179
comme il est sans honte et sans cœur
4180
il eût usé de violence
4181
pour satisfaire sa vengeance,
4182
et me punir de ma rigueur.
4183
J’ay ri de ses soûpirs, j’ay méprisé sa flâme,
4184
el je l’ay fait servir toûjours à mes desseins :
4185
c’est injustement qu’il me blâme
4186
d’avoir rendu ses vœux inutiles et vains :
4187
si je l’avois aimé, je me croirois coupable,
4188
mais on ne peut aimer ce qui n’est point aimable;
4189
mon cœur n’en fut jamais charmé,
4190
je le regarde et le traite
4191
comme les herbes qu’on rejette
4192
quand le suc es est exprimé.
4193
Sçachons si Coridon s’est rendu dans cét Antre,
4194
de ses plus doux plaisirs cette Grotte est le centre.
4195
Mais que vois-je devant mes yeux ?
4196
Est-ce une illusion qui surprenne ma veuë ?
4197
Suis-je de raison dépourveuë ?
4198
Ou seroit-ce du Ciel un coup prodigieux ?
4199
Par quelle soudaine avanture
4200
une si lourde pierre a pû se détacher,
4201
et tomber sur cette ouverture
4202
qui conduisoit dans le Rocher ?
4203
Il n’est point arrivé de tremblement de Terre
4204
et le Ciel n’a pas fait éclater son Tonnerre :
4205
tous mes vœux seroient accomplis,
4206
si Coridon étoit avec Amarillis
4207
dans cette paisible retraite.
4208
Guidé seulement de l’Amour,
4209
il doit estre arrivé dans ce sombre sejour,
4210
si j’ay bien entendu ce que m’a dit Lisette.
4211
Mirtil de fureur animé,
4212
l’a peut-estre dans l’Antre avec elle enfermé :
4213
un Amour en courroux a beaucoup de puissance,
4214
il peut tout renverser au gré de sa vengeance.
4215
Mirtil pouvoit-il mieux seconder mes desirs,
4216
quand j’eusse esté l’objet de ses tendres soûpirs ?
4217
Mais pour m’éclaircir de ce doute,
4218
du costé de ce Mont prenons une autre route.

SCENE II

DORINDE, LINCO.

DORINDE
4219
Si tu veux parler franchement;
4220
dés le moment que tu m’as veuë,
4221
tu ne m’aurois point reconnuë
4222
sous ce sauvage habillement.

LINCO
4223
Hé ! qui pourroit te reconnoître,
4224
en te voyant ainsi paroître ?
4225
Quoy ! Dorinde avec tant d’attraits
4226
se cache sous les peaux des Hôtes des Forests ?
4227
Si les Chiens t’avoient veuë ainsi défigurée,
4228
sans doute ils t’auroient déchirée :
4229
mais quel est ton dessein ? veux-tu perdre le jour ?

DORINDE
4230
Tu voix un effet de l’Amour,
4231
aussi nouveau que déplorable,
4232
qui m’ôte le repos, et me rend miserable.

LINCO
4233
Toy, Dorinde, qui sors à peine du berceau,
4234
qui vient d’ouvrr les yeux au celeste flambeau,
4235
a qui je formois le langage,
4236
que je portois entre mes bras,
4237
et dont je conduisois les pas
4238
dans ce foible et ce premier âge :
4239
toy qu’un Lezard et qu’un Oyseau,
4240
ou le moindre bruit d’un Rameau,
4241
avant que de sentir les amoureuses peines,
4242
effrayoit si legerement,
4243
tu cours sans cesse incessament,
4244
les Forests, les Monts, et les Plaines;
4245
et depuis que tu sçais aimer,
4246
il n’est rien dans nos Bois qui te puisse alarmer.

DORINDE
4247
Un cœur blessé d’amour, craint-il d’autre blessure ?

LINCO
4248
Je connois quel l’Amour, plus fort que la Nature
4249
sur ton cœur amoureux exerce son pouvoir,
4250
puis que dans une fille il peut nous faire voir
4251
le courage d’un Homme, et d’un Loup la figure.

DORINDE
4252
Ah ! si tu pouvois voir les peines que j’endure,
4253
tu verrois que mon cœur, sans oser soûpirer,
4254
par un Loup devorant se laisse déchirer,
4255
de mesme qu’un Agneau qui souffre sans murmure.

LINCO
4256
Ce Loup est Silvio, qui déchire ton cœur.

DORINDE
4257
Cést luy de qui je sens la funeste rigueur.

LINCO
4258
Tu ne l’as pû toucher sous une forme humaine,
4259
ce cruel fut toûjours insensible à ta peine,
4260
et tu veux attirer son amour et ses yeux
4261
par tout ce qui le charme et qu’il aime le mieux;
4262
tu prens pour le gagner une forme sauvage,
4263
lors qu’il n’a pû se rendre aux traits de ton visage;
4264
mais qui t’a pû servir à ce déguisement ?

DORINDE
4265
Je t’expliqueray tout, écoute seulement.
4266
Ce matin, pour flater ma peine et mon attente,
4267
j’avois porte mes pas au pied de l’Erimante,
4268
(c’estoit là des Chaffeur le commun rendez-vous,
4269
ils devoient terraser sous l’effort de leurs coups
4270
cét affreux, Sanglier, l’effroy de la Campagne)
4271
j’ay rencontré Melampe au bord de ce Ruisseau
4272
qui d’un rapide cours descend de la Montagne.
4273
J’ay veu qu’il reposoit à la fraîcheur de l’eau
4274
dans un pré qui borde cette onde.
4275
Moy qui cheris plus rendrement
4276
que toutes les choses du monde,
4277
ce qui plaît à celuy que j’aime uniquement,
4278
et dont je cheris, quand il passe,
4279
jusqu’à l’ombre et jusqu’à la trace;
4280
lors que je rencontray son Chien,
4281
je ne puis t’expliquer quel plaisir fut le mien;
4282
je le caresse et je le flate,
4283
luy comme un doux Agneau me presente la pate.
4284
Quand je voulus le ramener,
4285
croyant par ce present pouvoir plaire à son Maître,
4286
j’entendis sa voix resonner,
4287
et soudain je le vis paroître.
4288
Je ne te diray point quels furent nos discours;
4289
aprés mille fausses promesses,
4290
aprés mille et mille détours,
4291
il emmena son Chien, et garda ses caresses,
4292
et loin d’avoir pour moy quelque chose de doux,
4293
cét ingrat est party transporté de courroux.

LINCO
4294
O cœur impitoyable, insensible et farouche,
4295
que rien n’apprivoisse et ne touche !
4296
mais, dy-moy, cette dureté
4297
n’a point réveillé ta fierté ?

DORINDE
4298
Ce Berger inhumain, par un effet contraire,
4299
enflâmant mon cœur amoureux,
4300
a la par le feu de la colere
4301
redoublé mon amour, et fait croître mes feux :
4302
aprés j’ay marché sur sa trace
4303
vers le rendez-vous de la Chasse;
4304
j’ay rencontré Lupin, j’ay pris son vêtement;
4305
afin de voir plus aisément
4306
dans cét équipage champestre
4307
cét incomparable Chaffeur;
4308
sans que l’on pût me reconnoître,
4309
et sans faire éclater le secret de mon cœur.

LINCO
4310
Tu n’étois point accompagnée,
4311
et sous la peau d’un Loup les Chiens t’ont épargnée;
4312
c’étoit bien exposer tes jours
4313
et vouloir en borner le cours.

DORINDE
4314
Les Chiens ont respecté celle qui devoit être
4315
la proye et le butin de leur aimable Maître :
4316
cependant j’ay suiv y la foule des Bergers,
4317
et me tenant hors de l’enceinte,
4318
je regardois l’objet dont mon ame est atteinte,
4319
qui d’un courage ferme affrontoit les dangers :
4320
tout mon sang se glaçoit, j’etois dans la sousffrance,
4321
quand l’affreux Sanglier venoit à s’élancer;
4322
la valeur du Berger flatoit mon esperance,
4323
quand je luy voyois repousser
4324
du terrible Animal l’êxtreme violence :
4325
mais en fin sa fureur contraite à mes desirs,
4326
troubloit cruellement ma joye et mes plaisirs :
4327
comme une tempeste soudaine,
4328
offusquant tout à coup le Pete des Saisons,
4329
renverse les Rochers, les Arbres, les Maisons,
4330
et ravage tout dans la Plaine;
4331
ainsi par un desordre égal,
4332
cét épouvantable Animal
4333
méprisant des Chauffers les fléches dangereuses,
4334
et devenant plus furieux,
4335
de ses défenses écumeuses
4336
déchiroit les limiers, et brisoit les épieux.
4337
Helas ! dans ce peril extrême
4338
j’ay voulu mille fois composer par mes vœux
4339
avec ce Sanglier affreux,
4340
et sauver par mon sang l’unique objet que j’aime :
4341
j’ay mille fois eu le dessein
4342
de faire de mon corps un rempart à son sein;
4343
et j’ay dit dans le cœur, au milieu des alarmes
4344
qui m’attachoient souvent des soûpirs et deslarmes :
4345
fier Animal, pardonne à l’objet de mon cœur,
4346
et sur ma propre vie exerce ta fureur;
4347
quand Silvio poussé du beau feu qui l’anime,
4348
voulant du Sanglier se faire une victime,
4349
a détaché Melampe au combat preparé
4350
contre cét ennemy, qui de sang alteré
4351
redoubloit en tous lieux sa force et son courage,
4352
par les sanglans effets de sa funeste rage.
4353
Enfin je ne puis t’exprimer
4354
quelle fut de ce Chien l’ardeur infatigable;
4355
son Maître a sujet de l’aimer,
4356
et son adresse est incroyable :
4357
comme on voit un Lion ardent et genereux
4358
eviter du Taureau la corne meurtriere,
4359
et pour mieux s’affeurer l’honneur de la carriere,
4360
attendre le moment heureux
4361
qui découvre son dos à ses griffes mortelles.
4362
Alors, certes, alors il déchire son flanc,
4363
et par mille atteintes cruelles,
4364
il rend vains ses efforts, et verse tout son sang;
4365
ainsi d’une adresse pareille
4366
Melampe évite à tous momens
4367
du cruel Sanglier les premiers mouvemens,
4368
et l’atteint enfin à l’oreille :
4369
c’est en vain qu’il veut resister,
4370
alors il le secouë, et le fait arrester,
4371
il explose son corps aux mortelles atteintes,
4372
et Silvio sondain a dissipé mes craintes;
4373
il a pris et lancé le plus fort de ses traits
4374
sur le Monstre de nos Forests;
4375
a la chaste Diane il a promis la hure,
4376
et cét ennemy redouté
4377
au dessous de l’oreille a receu la blessure,
4378
qui finit les malheurs où nous avons esté.
4379
Si-tost que je l’ay veu terrassé sur le sable,
4380
aux pieds de l’aimable Berger,
4381
mon cœur s’est réjoüy d’un coup si favorable,
4382
qui d’un si cher objet écartoit le danger :
4383
trop heureux Animal, que je te porte envie !
4384
une si belle mort vaut bien mieux que ta vie,
4385
tu verses ton sang et tu meurs
4386
par les mains de celuy qui ravit tous les cœurs.

LINCO
4387
Mais que fera-ton de la Beste,
4388
qui du noble Berger est la chere conqueste ?

DORINDE
4389
Je n’en ay rien appris, et j’ay quitté ces lieux
4390
pour me dérober à leurs yeux :
4391
je pense toutefois que selon la promesse
4392
que le Berger a faite en cette extrêmité,
4393
on doit avec solemnité
4394
aller offrir la hure à la grande Deesse.

LINCO
4395
Mais quand veux-tu quitter ce rude habillement ?
4396
Veux-tu toûjours paroître en ce déguisement ?

DORINDE
4397
Lupin a mes habits, et ce n’est pas sans peine
4398
que pour le recontrer je porte icy mes pas;
4399
il me devoit attendre auprés de la Fontaine,
4400
je le cherche par tout, et ne le trouve pas.
4401
Si tu m’aimes, Linco, soulage ma foiblesse,
4402
cherche-le dans ce Bois et ces lieux d’alentour,
4403
auprés de ce Buisson j’attendray ton retour;
4404
le travail m’a lassée, et le sommeil me presse.

LINCO
4405
Ne pars donc pas d’icy, je vay pour le chercher;
4406
auprés de ce Buisson tu peux t’aller coucher.

SCENE III

CHŒUR DES BERGE S, ERGASTE

LE CHOEUR
4407
Bergers, avez-vous sceu la fameuse victoire
4408
que Silvio vient de gagner ?
4409
La mort du Sanglier l’a couronné de gloire,
4410
au Temple de Diane il faut l’accompagner :
4411
signalons aujourd’huy nostre reconnoisance,
4412
il est nôtre Liberateur;
4413
honorons sa vertu de la bouche et du cœur,
4414
et rendons cét hommage á sa haute vaillance,
4415
la Vertu n’attend pas icy sa recompense,
4416
elle est au dessus des Autels
4417
que luy peuvent dresser les profanes mortels :
4418
a de plus hauts honneurs elle a droit de pretendre;
4419
mais c’est le seul tribut que nous pouvons luy rendre.

ERGASTE
4420
O funeste accident, qui n’a point de pareil !
4421
miserable Province aux pleurs abandonnée :
4422
triste et lamentable journée,
4423
que ne devoir jamais éclairer le Soleil !

LE CHOEUR
4424
Quelle est la triste voix que donne ces alarmes,
4425
qui parle de malheurs, de soûpirs et de larmes ?

ERGASTE
4426
Ennemis de nos jours, Astres pernicieux,
4427
méprisez-vous la foy que nous devons aux Dieux ?
4428
Ne flattez-vous nos esperances,
4429
que pour nous condamner à de rudes souffrances ?

LE CHOEUR
4430
C’est Ergaste qui vient; Bergers, qu’en dites-vous ?
4431
C’est luy que nous voyons, il s’approche de nous.

ERGASTE
4432
Pourquoy m’en prendre aux Cieux dans ce malheur extrême ?
4433
Le Ciel est innocent, je m’accuse moy-même;
4434
j’ay produit cét embrasement,
4435
et causé le malheur qui menace nos testes;
4436
mais les Dieux sçavent bien que c’est innocenment
4437
que j’ay sur l’Arcadie attiré ces tempestes.
4438
Amans infortunez, Mirtil, Amarillis,
4439
dans un gouffre de maux tous deux ensevelis,
4440
que je plains vôtre sort, et que mon cœur soûpire
4441
et toy, triste Montan, miserable Titire,
4442
Pere trop malheureux sur la fin de tes jours.
4443
Province desolée, Arcadie affligée,
4444
tu ne seras jamais de tes maux soulagée;
4445
je ne vois rien qui puisse en arrester le cours.

LE CHOEUR
4446
Quel est cét accident qui nous rend miserables ?
4447
Allons tous au devant de luy,
4448
Bergers apprenons aujourd’huy
4449
quelles sont du Destin les Loix inévitables.
4450
Dieux immortels, lancerez-vous
4451
sans cesse et sans pitié vôtre foudre sur nous ?
4452
Et rien ne pourra satisfaire
4453
les ardeurs de vôtre colere ?
4454
Cher Ergaste, dy-nous la cause de tes pleurs,
4455
quelle est ton infortune, et quels sont nos malheurs ?

ERGASTE
4456
Que voulez-vous que je vous di[e] ?
4457
Ah ! ne demandez pas un si triste entretien;
4458
je plains vôtre sort et le mien,
4459
je déplore les maux de toute l’Arcadie.

LE CHOEUR
4460
Dieux ! que tu nous surprens par tes tristes discours !

ERGASTE
4461
En vain nous attendions d’une illustre Alliance,
4462
et du repos, et du secours;
4463
le Ciel ennemy de nos jours
4464
a renversé l’appuy d’une juste esperance.

LE CHOEUR
4465
Quels sont donc nos malheurs ? Parle plus clairement.

ERGASTE
4466
La Fille de Titire, helas ! quelle disgrace !
4467
l’appuy de sa vieillesse, et l’honneur de sa race,
4468
de tout nôtre Païs le plus bel ornement;
4469
celle qui par l’espoir d’un heureux Hymenée,
4470
au Fils de Montan destinée,
4471
devoir enfin tarir nos pleurs,
4472
et par l’ordre des Cieux finir tous nos malheurs :
4473
ce modele parfait d’honneur et de sagesse,
4474
cette incomparable Beauté,
4475
ce miracle de pureté.
4476
Je ne puis achever, et la douleur m’oppresse.

LE CHOEUR
4477
Quoy, seroit-elle morte ?

ERGASTE
4478
Helas ! non; mais son sort
4479
n’est pas fort éloigné d’une tragique mort.

LE CHOEUR
4480
Quelle triste nouvelle !

ERGASTE
4481
Ah ! ce n’est rien encore,
4482
pleurez, Bergers, pleurez, sa mort la deshonore.

LE CHOEUR
4483
La belle Amarillis ! meurt infame et comment ?

ERGASTE
4484
C’est qu’on l’a malheureusement
4485
surprise aujourd’huy dans le crime,
4486
on la conduit au Temple, et bien-tost à vos yeux
4487
on montrera cette Victime,
4488
si vous arrestez en ces lieux.

LE CHOEUR
4489
Belle Vertu, mais difficile,
4490
que tu te soûtiens mal dans un Sexe fragile !
4491
on voit rarement icy bas
4492
briller tes aimables appas.
4493
Quoy ! ne regneras-tu que dans ces foibles ames,
4494
qui n’out jamais senti les amoureux desirs,
4495
qui n’ont point écouté les vœux, ny les soûpirs
4496
d’un Amant que l’Amour consume de ses flames ?
4497
O Siecle malheureux, qui corromps les plaisirs !

ERGASTE
4498
On pourra soupçonner toutes les autres Femmes,
4499
l’honnesteté n’a plus d’appuy,
4500
puisque la pudeur même est tombée aujourd’huy.

LE CHOEUR
4501
Raconte-nous au long ce malheur déplorable,
4502
et fay-nous un recit fidelle et veritable.

ERGASTE
4503
Je veux vous accorder ce que vous desirez;
4504
et pour commencer; vous sçaurez
4505
que d’assez grand matin, et Montan, et Titire,
4506
sont venus dans le Temple offrir sur les Autels
4507
un Sacrifice aux Immortels,
4508
en faveur de l’Hymen pour qui leur cœur soûpire.
4509
Jamais présages plus heureux
4510
n’ont secondé les Sacrifices;
4511
enfin les Dieux jamais n’ont paru si propices,
4512
et les Victimes, et les feux;
4513
toutes choses sembloient favoriser nos vœux.
4514
Aussi-tôt l’Aveugle Prophete,
4515
des volontez du Ciel le fidelle Interprete,
4516
a dit au Sacrificateur,
4517
poussé d’une fureur divine;
4518
c’est en vain que ton Fils contre l’Amour s’obstine,
4519
il doit perdre aujourd’huy sa franchise et son cœur :
4520
et toy, Titire, apprens que dans cette journée
4521
ta Fille recevra les Loix de l’Hymenée;
4522
prepare ce qu’il faut pour celebrer ce jour
4523
destiné seulement aux plaisirs de l’Amour.
4524
(Mais que tous ces Devins ont de vaines pensées,
4525
et que dans leur sprit elles sont mal tracées !)
4526
trop aveugle Prophete, et dedans et dehors,
4527
que tu découvres mal les celestes ressorts !
4528
tu devois bien plûtost, pour estre veritable,
4529
luy prédite la mort de sa Fille coupable.
4530
Tout le peuple pourtant paroissoit [co]nsolé;
4531
Titire s’en étoit allé
4532
remply de joye et d’esperance,
4533
de voir bien-tôt l’effet d’une heureuse alliance.
4534
Dés qu’il dispar[…]t à nos yeux,
4535
nous vîmes tout à coup de sinistres augures,
4536
funestes Messagers de tristes avantures,
4537
qui nous ont annoncé la colere des Dieux;
4538
nous fumes tous saisis d’une crainte soudaine,
4539
et nous voyans desesperez,
4540
les Prestres se sont retirez,
4541
pour appaiser du Ciel la vengeance prochaine;
4542
nous repandions des pleurs, et nous faisions des vœux,
4543
lors qu’un Satyre malheureux
4544
est venu demander au Grand Prestre audiance,
4545
avec beaucoup d’empressement,
4546
pour une affaire d’importance
4547
qui venoit d’arriver assez subitement.
4548
Par le devoir de mon office,
4549
je l’ay dans le Temple introduit,
4550
où d’abord cét Infame a pleinement instruit
4551
les Ministres du Sacrifice.
4552
Si vous voyez, dit-il, des Signes malheureux,
4553
si le Ciel reçoit mal vôtre encens et vos vœux,
4554
et si la flâme n’est pas pure,
4555
apprenez aujourd’huy quelle en este l’avanture;
4556
sçachez qu’une infidelle a violé sa foy,
4557
et c’est dans l’Antre d’Ericine,
4558
où suivant les transports du feu qui la domine,
4559
elle commet un crime au mépris de la Loy.
4560
Allons dans l’Antre, et suivez moy,
4561
nous surprendrons ces deux coupables.
4562
(Mais que nos esprits sont plongez
4563
dans de tenebres effroyables !)
4564
les Ministres alors ont esté soulagez,
4565
ils ont cessé de craindre une commune perte,
4566
voyant de leur malheur la cause découverte.
4567
Nicandre le premier des Ministres des Dieux,
4568
fut nommé par Montan pour suivre le Satyre;
4569
nous l’avons escorté dans ces funestes lieux,
4570
où nous avons trouvé ce que je crains de dire :
4571
des flambeaux allumez la soudaine clarté
4572
a de cét Antre noir percé l’obscurité;
4573
de la Nymphe coupable elle a frappé la veuë,
4574
et ne sçachant où se cacher,
4575
elle a voulu sortir par l’endroit du Rocher,
4576
dont le malin Satyre avoit fermé l’issuë.

LE CHOEUR
4577
Luy, que faisoit-il cependant ?
4578
estoit-il le témoin d’un si triste accident ?

ERGASTE
4579
Aprés avoir montré le chemin à Nicandre,
4580
et le moyen de les surprendre,
4581
il n’est retiré promptement :
4582
mais helas ! pourray-je vous dire
4583
quels furent nos soûpirs et nôtre étonnement,
4584
quand nos yeux eurent veu la Fille de Titire ?
4585
Si-tôt qu’elle fut prise, on vit sortir soudain
4586
Mirtil animé de colere,
4587
que le javelot à la main,
4588
s’efforça de venger la Nymphe qu’il revere;
4589
le trait sur Nicandre lancé,
4590
par bon-heur ne l’a point blessé,
4591
ou par hazard, ou par souplesse,
4592
il évita le coup qui portoit au trépas :
4593
mais malgré toute son adresse,
4594
sans ses habits peut-estre il ne s’en sauvoit pas;
4595
et Mirtil accablé d’une douleur extrême,
4596
demeura prisonnier avec celle qu’il aime.

LE CHOEUR
4597
Que devint-il aprés, quand il fut arresté ?

ERGASTE
4598
Par un autre chemin on l’a conduit au Temple.

LE CHOEUR
4599
Et pourquoy ?

ERGASTE
4600
Pour sçavoir de luy la verité,
4601
ou pour punir peut-estre un crime sans exemple;
4602
car enfin, on l’a veu hautement violer
4603
la majesté Sacerdotale;
4604
mais je ne l’ay pû consoler,
4605
et ma douleur est sans égale.

LE CHŒUR
4606
Dans cét évenement fatal,
4607
qui pouvoit t’empêcher de soulager son mal ?

ERGASTE
4608
La Loy, qui nous défend de parler aux Coupables,
4609
sous des peines inévitables :
4610
ainsi ne pouvant l’aborder,
4611
je me suis separé des autres.
4612
Chers Bergers, à mes vœux daignez joindre les vôtres,
4613
je m’achemine au Temple, et j’y vay demander.
4614
Qu’il plaise aux justes Dieux d’arrêter les tempestes
4615
qui menacent nos testes.

LE CHŒUR
4616
Ergaste, nous allons bien-tôt suivre tes pas,
4617
quand nous aurons rendu l’honneur qu’il nous faut rendre
4618
a celuy qui par ses combats
4619
a sceu du Sanglier hautement nous défendre.
4620
Grands Dieux, par la pitié, montrez-vous immortels,
4621
et calmez ce courroux contraire à vos Autels.

SCENE IV

CORISQUE
4622
Glorieux ornemens d’une illustre Conqueste,
4623
Immortels et fameux Lauriers,
4624
qui couronnez le front des plus braves Guerriers,
4625
servez de parure à ma teste;
4626
j’ay vaincu dans le Champ d’Amour,
4627
et je dois pour ma gloire éterniser ce jour.
4628
Aujourd’huy le Destin, le Ciel et la Nature,
4629
les Amis et les Ennemis,
4630
par une surprenante et nouvelle avanture,
4631
sembleut m’avoir esté soûmis :
4632
j’ay tout ce que mon cœur desire;
4633
tout m’a favorisé, mesme jusqu’au Satyre.
4634
Coridon eust rendu mon sort moins glorieux;
4635
et sans doute j’aime bien mieux,
4636
pour rendre Amarillis beaucoup plus criminelle,
4637
que Mirtil soit forty de la Grotte avec elle.
4638
Qu’importe qu’il soit pris, si par l’ordre des Cieux
4639
on ne punit jamais que la Femme infidelle.
4640
Agreable victoire ! ô triomphe éclatant,
4641
qui rendez mon esprit content !
4642
mensonges amoureux, qui flatez ma mémoire,
4643
dressez un trophée à ma gloire,
4644
sur cette langue, et dans ce cœur,
4645
vous avez un pouvoir de tout autre vainqueur.
4646
Mais c’est trop s’arrêter, il faut prendre la fuite,
4647
je dois garder cette conduite,
4648
et dans un lieu secret attendre tout du sort.
4649
Amarillis est prisonniere;
4650
mais enfin jusqu’après sa mort
4651
ma vengeance n’est pas entiere.
4652
Avant que de mourir elle peut m’accuser,
4653
et je ne veux pas m’exposer
4654
a parler devant le Grand Prestre.
4655
Fuyons, il n’est pas temps encore de paroître,
4656
il faut favoriser par cét éloignement
4657
le succez du mensonge et du déguisement :
4658
c’est dans cette Forest obscure
4659
que j’attendray la fin de toute l’avanture,
4660
et quand il sera temps ma joye éclatera;
4661
peut-estre que Mirtil alors m’écoutera.
4662
Que mon entreprise est heureuse !
4663
tout seconde les vœux de mon ame amoreuse.

S C E N E V.

NICANDRE, AMARILLIS.

NICANDRE
4664
Celuy que ne pourroit toucher
4665
une si surprenante et si triste avanture,
4666
auroit l’ame insensible et dure,
4667
ou n’auroit point de cœur, ou l’auroit Rocher;
4668
plus on te considere, et moins on le peut croire,
4669
que ton cœur ait trahy ton devoir et ta gloire,
4670
et que la Vertu même ait pû se relâcher.
4671
Qui pourroit voir sans pleurs une Nymphe adorable,
4672
l’ouvrage sans pareil de nos Dieux immortels,
4673
digne de nôtre Encens, digne de leurs Autels,
4674
dans un état si deplorable ?
4675
Qui peut voir dans les fers de si charmans appas,
4676
et ne s’affliger pas ?
4677
Mais quand je pense encor quelle est ton origine,
4678
qu’elle est noble, qu’elle es divine,
4679
que Titire est ton Pere, et que l’Hymen un jour
4680
au fils du grand Montan promettoit ton amour;
4681
ces deux sages Bergers, nos Demons tutelaires,
4682
q[…] tachoient d’arrester les cours de nos miseres,
4683
aigrissent nos justes douleurs,
4684
et leur sort malheureux me fait verser des pleurs.
4685
Quoy, faut-il qu’une Nymphe et si jeune et si belle,
4686
qui meritoit d’estre immortelle,
4687
eprouve la rigueur du sort,
4688
et soit si proche de la mort ?
4689
Qui peut voir sans douleur cette funeste image,
4690
a plus de dureté qu’une beste sauvage.

AMARILLIS
4691
S’il estoit vray que mon malheur
4692
vinst du déreglement de l’esprit et du cœur;
4693
si je me sentois criminelle,
4694
comme je ne la suis que malheureusement,
4695
en apparence seulement;
4696
alors, certes, alors la mort la plus cruelle,
4697
seroit de mon amour le juste châtiment;
4698
il faudroit par mon sang rétablir l’innocence,
4699
et mourant au pied des Autels,
4700
je devrois appaiser la celeste vengeance,
4701
et satisfaire encore à la Loy des Mortels :
4702
ainsi je serois consolée
4703
d’avoir merité cette mort,
4704
et soûmetrant mon ame à la rigueur du Sort,
4705
je souffrirois d’estre immolée :
4706
l’espoir de joüir d’un repos,
4707
et plus tranquille et plus durable,
4708
arrêteroit le cours de mes tristes sanglots,
4709
et me feroit trouver la mort plus agréable.
4710
Mais quelle est ma douleur, de voir finir mes jours
4711
avant que la Nature en ait borné le cours ?
4712
D’un solide bon-heur je flatois mon attente ?
4713
Mais helas ! je meurs jeune, et je meurs innocente.

NICANDRE
4714
Si les Hommes t’avoient accusé faussement
4715
d’un crime assez honteux pour noircir ta memoire,
4716
on repareroit aisément
4717
tout ce qu’ils auroient fait au mépris de ta gloire,
4718
mais les Dieux de leurs droits paroissent si jaloux,
4719
qu’on peut mal-aisément appaiser leur courroux.
4720
Dans un malheur si déplorable,
4721
je ne vois que toy de coupable;
4722
on vient de te trouver dans le creux d’un Rocher
4723
seule avec cét Amant qui t’avoit sceu toucher.
4724
Au Fils du grand Montan n’étois-tu pas promise,
4725
n’as-tu pas violé ta foy
4726
dans ce lieu malheureux où nous t’avons surprise ?
4727
Peut-on estre innocent en méprisant la Loy ?

AMARILLIS
4728
Dy ce que tu voudras, exagere le crime,
4729
dont je suis aujourd’huy l’innocente victime;
4730
je n’ay point attiré la colere des Cieux,
4731
ny violé la Loy qui regne dans ces lieux.

NICANDRE
4732
Tu n’as pas violé la Loy de la Nature,
4733
qui nous pousse à chercher ce qui plaît à nos yeux;
4734
mais tu viens de pecher contre la Loy des Dieux,
4735
qui veut que nous brûssons d’une flâme plus pure.

AMARILLIS
4736
Les Hommes et les Dieux ont causé mon malheur,
4737
et puis que le Ciel est l’autheur
4738
de toutes les tempestes
4739
qui tombent sur nos testes,
4740
peut-on me punir aujourd’huy
4741
d’une faute étrangere, et du crime d’autruy.

NICANDRE
4742
Nimphe, modere ta colere,
4743
retiens la langue et tes transports;
4744
les Dieux veulent que l’on revere
4745
leurs impenetrables ressorts.
4746
Que c’est injustement que de tous nos desastres
4747
nous voulons accuser et le Ciel et les Astres :
4748
nous sommes icy bas de nos propres malheurs
4749
les instruments et les autheurs.

AMARILLIS
4750
Aux volontez du Ciel mon ame abandonnée,
4751
accuse seulement l’aveugle Destinée;
4752
mais plûtost il faut accuser
4753
celle dont la malice a voulu m’abuser.

NICANDRE
4754
Ton erreur amoureuse à ce malheur t’expose.

AMARILLIS
4755
Si je me suis trompée, une autre en est la cause.

NICANDRE
4756
On se laisse tromper, quand on aime une erreur
4757
qui flate la Nature, et qui charme le cœur.

AMARILLIS
4758
Avant ce malheur déplorable,
4759
t’ay-je donné sujet de me croire coupable ?
4760
Et m’a-t’on jamais veu manquer à mon devoir ?

NICANDRE
4761
Ta derniere action nous le fait assez voir.

AMARILLIS
4762
Des sentiments du cœur souvent les apparences
4763
donnent à nôtre esprit de fausses connoissances.

NICANDRE
4764
On ne sçauroir du cœur demêler les ressors,
4765
et l’on en doit juger sur la foy du dehors.

AMARILLIS
4766
Par les yeux de l’esprit on en voit le mystere.

NICANDRE
4767
Sans le secours des sens, nostre esprit ne voit guere.

AMARILLIS
4768
Les sens sans la raison, sont dans l’aveuglement.

NICANDRE
4769
Elle éclaire inutilement,
4770
lors que l’apparence est contr’elle.

AMARILLIS
4771
Pense-tu me montrer que je suis criminelle ?

NICANDRE
4772
Quel dessein dans la Grotte a pû guider tes pas.

AMARILLIS
4773
C’est ma credulité, ne me’en accuse pas.

NICANDRE
4774
Peux-tu, sans meriter de blâme,
4775
exposer ton honneur à l’objet de ta flâme ?

AMARILLIS
4776
Une Amie infidelle a trahie mon honneur,
4777
elle a seule causé mon funeste malheur.

NICANDRE
4778
Ta passion est ton Amie.

AMARILLIS
4779
C’est Corisque qui m’a trahie.

NICANDRE
4780
Il est doux de se voir livrer a son Amant;
4781
c’est une trahison qu’on pardonne aisément.

AMARILLIS
4782
Quand Mirtil est entré dans l’Antre d’Ericine,
4783
j’ignorois qu’il y fût, et ne m’en doutois pas.

NICANDRE
4784
Quel est donc le dessein, et quels sont les appas
4785
qui t’ont conduite à ta ruine ?

AMARILLIS
4786
Ce n’est pas pour Mirtil, si j’eus quelque dessein.

NICANDRE
4787
Nymphe, tu t’excuses en vain,
4788
ta faute n’est que trop connuë,
4789
et ta cause est mal soûtenuë.

AMARILLIS
4790
Que sur cette imposture il soit interrogé.

NICANDRE
4791
Mirtil est dans ton crime un peu trop engagé.

AMARILLIS
4792
Interroge Corisque, écoute son langage;
4793
je m’en tiens à son témoignage.

NICANDRE
4794
Et de quel poid peut estre une Femme sans foy,
4795
qui t’engage à trahir ton devoir et la Loy ?

AMARILLIS
4796
Si tout le monde me condamne,
4797
j’attesteray le nom de la chaste Diane.

NICANDRE
4798
Nymphe, ce seroit te flater,
4799
tu ferois à Diane une sensible injure,
4800
ton crime feroit voir que ta langue est parjure :
4801
appaise son courroux au lieu de l’irriter;
4802
parle plus clairement, et laisse le mensonge :
4803
tout ce que tu m’as di peur passer pour un songe.
4804
Prepare ton esprit quand il faudra parler,
4805
et ne crois pas toûjours pouvoir dissimuler.
4806
On ne se peut laver que d’une eau pure et belle,
4807
et le langage est faux quand l’ame est criminelle;
4808
on se défend toûjours en vain,
4809
et même on se fait tort, quand le crime est certain :
4810
tu devois sur tes sens remporter la victoire,
4811
et plus que de tes yeux avoir soin de ta gloire.
4812
Pourquoy perds-tu le temps; pourquoy t’abuses tu ?
4813
Ce n’est que par la mort qu’on venge la Vertu.

AMARILLIS
4814
Quoy, mourir de la sorte ! Helas, sage Nicandre,
4815
nul ne prendra foin de mes jours.
4816
Me laissera-t’on sans secours,
4817
sans m’écouter, ny me défendre ?
4818
N’exciteray-je dans le cœur
4819
qu’une pitié sans assitance ?
4820
Et m’ôtera-t’on l’esperance
4821
de voir la fin de mon malheur ?

NICANDRE
4822
Nymphe la plainte est inutile :
4823
si tu n’as pas toûjours écouté ton devoir,
4824
montre dans ta disgrace une ame plus tranqille,
4825
et bannis de ton cœur un lâche desespoir;
4826
vers le lieu de ton origine
4827
eleve ton cœur et tes yeux;
4828
tout se fait par l’ordre des Dieux,
4829
et tout coule icy bas d’une Source divine;
4830
comme d’une Fontaine on voit naître un Ruisseau,
4831
et comme on voit d’une Racine
4832
sortir et croître un Arbrisseau.
4833
Bien que par un ordre adorable,
4834
et les maux et les biens soient mêlez icy bas,
4835
ce qui paroît un mal, bien souvent ne l’est pas;
4836
et tel nous semble heureux, qui n’est qu’un miserable.
4837
Le Souverain Maître des Dieux,
4838
et la Divinité que je sers en ces lieux,
4839
peuvent voir aisément la peine et la tristesse
4840
que me fait ressentir le malheur qui te presse.
4841
Si je t’ay parlé librement,
4842
c’est comme un Medecin qui sonde hardiment
4843
l’endroit le plus profond d’une grande blessure,
4844
et malgré les maux qu’on endure,
4845
n’a pas le cœur touché des plaintes ny des pleurs;
4846
sa pieté deviendroit mortelle,
4847
si sa mail estoit moins cruelle,
4848
et si de son malade il flatoit les douleurs.
4849
Rassure ton esprit, appaise tes alarmes,
4850
retiens tes soûpirs et tes larmes;
4851
souffre ce que le Ciel a de toy resolu,
4852
et revere en tremblant son pouvoir absolu.

AMARILLIS
4853
Helas ! cette Sentence est un coup de Tonnerre,
4854
soit qu’elle soit écrite au Ciel, ou sur la Terre :
4855
mais le Ciel ne peut pas me soûmettre à ce sort;
4856
puis qu’il connoît mon innocence,
4857
n’est-il pas obligé de prendre ma défense,
4858
et de me délivrer d’une honteuse mort ?
4859
Mais dequoy me sert de me plaindre ?
4860
Et que puis-je esperer, lorsque j’ay tout à craindre ?
4861
Nul ne vient pour me secourir;
4862
mourós donc sans tarder, puis qu’il me faut mourir.
4863
Ha ! qu’il est mal-aisé de subir sans murmure
4864
une Loy si triste et si dure !
4865
Nicandre, si mon sort a pû toucher ton cœur,
4866
differe encon un peu de me conduire au Temple,
4867
et retarde l’effet de ce tragique exemple,
4868
qui doit m’abandonner à mon dernier malheur.

NICANDRE
4869
Nymphe affligée et malheureuse,
4870
tu rends ta destinée encor plus rigoureuse;
4871
appaise ta douleur, modere tes transports,
4872
celuy qui craint la mort, endure mille morts;
4873
la mort n’a rien d’affreux, que la crainte qu’imprime
4874
la rigueur du supplice, et la honte du crime;
4875
et quiconque meurt promptement,
4876
se dérobe à la crainte, et finit son tourment.

AMARILLIS
4877
Il est vray; mais enfin le mal qui me possede
4878
me permet d’esperer encor quelque remede.
4879
Ha ! Pere infortuné, doux espoir de mes jours,
4880
me laisserez-vous sans secours ?
4881
Abandonnerez-vous une Fille si chere ?
4882
Et ne serez-vous pas encore un coup mon Pere ?
4883
Ha ! si je dois mourir, ne me refusez pas
4884
les derniers baisers du trépas.
4885
Dans cette funeste avanture,
4886
le même fer sans doute, ouvrira nos deux cœurs,
4887
vôtre sang coulera d’une même blessure,
4888
et nous aurons mêmes douleurs.
4889
Pere trop malheureux, écoutez ma priere,
4890
je n’invoquay jamais vôtre nom vainement;
4891
venez pour me donner quelque soulagement,
4892
avant que de fermer les yeux à la lumiere,
4893
quoy, faut il que je sois sans appuy, sans espoir,
4894
epouse le matin, et Victime le soir ?

NICANDRE
4895
Appaise ta douleur, ô Nymphe infortunée,
4896
tu murmures en vain contre la Destinée;
4897
ne viens plus nous troubler par de tristes accens,
4898
et souffre constamment la douleur que tu sens;
4899
il est temps de partir, et mon devoir m’oblige
4900
a te conduire au Temple au pied de nos Autels;
4901
quoy que ton infortune, et me touche et m’afflige,
4902
il me faut obeïr aux Loix des Immortels.

AMARILLIS
4903
Adieu donc, paisibles Retraites,
4904
agreables Forests, doux sejour des Zephirs;
4905
vous futes les témoins de mes peines secretes,
4906
recevez mes derniers soûpirs;
4907
et dans vôtre demeure sombre ,
4908
quand le fer de ma vie aura tranché le cours,
4909
recevez encore mon ombre,
4910
et dans ces lieux sacrez conservez la toûjours :
4911
puis qu’il faut enfin que je meure,
4912
je ne puis dans le monde avoir d’autre demeure;
4913
l’Enfer nést destiné que pour les criminels,
4914
c’est là qu’ils sont punis par des feux eternels,
4915
(et puis qu’il plaît aux Dieux, je ne suis point coupable)
4916
la Ciel est un sejour digne de tous nos vœux;
4917
mais helas ! une miserable
4918
ne seroit point receuë au rang des Bien-heureux.
4919
Ah ! Mirtil, que cette journée
4920
qui me fit voir aimable à tes yeux abusez,
4921
rend funeste ma destinée
4922
par les maux qu’elle m’a causez :
4923
de quoy te sert enfin d’avoir chery ma vie,
4924
puis qu’elle va pour toy bien-tost m’estre ravie ?
4925
Quoy qu’on me condamne à la mort,
4926
je n’en suis pas plus criminelle;
4927
c’est pour t’avoir esté cruelle,
4928
que j’éprouve aujourd’huy la cruauté du Sort :
4929
et tu sçais que mon innocence
4930
ne s’est jamais renduë à ta perseverance.
4931
Amant pour moy trop amoureux,
4932
ou pour toy trop respectueux,
4933
il valoit mieux, sans doute, aprés t’avoir sceu plaire,
4934
eviter ta presence, ou bien te satisfaire.
4935
Oüy, je meurs innocente en ce funeste jour,
4936
malgré ma retenuë, et malgré ton amour,
4937
je meurs sans toy, Mirtil, doux espoir de mon ame.
4938
Je meurs sans te donner aucun fruit de ta flàme.
4939
Ah ! Mirtil….

NICANDRE
4940
Justes Dieux ! elle finit ses jours,
4941
venez-la soûtenir, venez à mon secours.
4942
Que cette avanture me touche !
4943
et que cét accident paroît prodigieux !
4944
cette Nymphe expire à mes yeux,
4945
le nom de Mirtil à la bouche;
4946
l’amour et la douleur dans cét évenement
4947
ont prévenu le châtiment
4948
que luy reservoit la Justice
4949
par un rigoureux sacrifice :
4950
mais elle n’est pas morte, et je sens que son cœur
4951
palpite encore avec que peine;
4952
il faut secourir sa langueur :
4953
portons-la, sans tarder, au bord de la Fontaine,
4954
rappellons avec l’eau ses esprits égarez,
4955
qui se sont prés du cœur sans doute retirez.
4956
Mais quoy, cette pitié n’est elle pas cruelle ?
4957
Peut-estre il vaudroit mieux ne la point secourir;
4958
elle cede à l’excez d’une douleur mortelle
4959
pour éviter le fer dont elle doit mourir.
4960
Ce seroit luy manquer, et manquer à moy-même;
4961
il faut la soulager dans ce peril extrême;
4962
il n’appartient qu’aux Dieux de sçavoir l’avenir,
4963
et jamais nôtre esprit ne le doit prévenir.

SCENE VI

CORIDON
4964
Je crois mal-aisément tout ce que le Satyre
4965
contre Corisque a pû me dire.
4966
Il l’a, pour me tromper, finement inventé;
4967
c’est un piege qu’il tend à ma crudelité;
4968
il la veut à mes yeux faire voir infidelle.
4969
Quoy ! l’auroit-on surprise avec un autre Amant
4970
dans l’Antre où je devois me trouver avec elle ?
4971
Si Lisette ne ment.
4972
Mais, que vois-je ? cette ouverture
4973
este fermée, ainsi qu’il m’a dit;
4974
c’est une forte conjecture
4975
qui trouble ma raison, et me rend interdit.
4976
Connoissant ton humeur volage
4977
j’avois bien préveu ton malheur;
4978
Corisque, un esprit si trompeur
4979
estoit de ta ruine un asscuré présage,
4980
ou plûtost un remede à mon cœur enflâme,
4981
si de tes feints regards il n’eust esté charmé.
4982
Que je suis aise que mon Pere
4983
m’ait fait arrester prés de luy !
4984
j’en avois un mortel ennuy,
4985
et ce commandement me sembloit bien severe.
4986
Que d’ennuis et de soins m’alloit coûter ce jour,
4987
si j’eusse esté dans l’Antre au gré de mon amour !
4988
mais dois-je en ce malheur courir à la vengeance,
4989
et contre cette ingrate exciter mon courroux ?
4990
Ah ! j’ay pour elle encor, malgré son inconstance,
4991
des sentiments tendres et doux;
4992
mais sa perfidie est extrême,
4993
ella m’a trompé lâchement.
4994
Non, non, elle s’abuse, et se trompe elle-même,
4995
los qu’elle me préfere un miserable Amant :
4996
je vivois sous ses loix, et je n’aimois rien qu’elle;
4997
j’étois discret, j’étois fidelle;
4998
celuy qu’elle caresse est un petit Berger,
4999
perfide, vagabond, indiscret, étranger.
5000
L’outrage est reparé, cette ingrate me vange,
5001
lors qu’elle m’abandonne, et qu’elle court au change;
5002
et quand je perds son amitié,
5003
j’ay bien moins de courroux que je n’ay de pitié :
5004
elle me fait honneur, lors qu’elle est inconstance,
5005
et je suis redevable à son humeur changeante.
5006
Quelle est la gloire et le plaisir
5007
d’avoir part à l’amour d’une Femme indiscrete,
5008
perfide, legere, et coquete,
5009
qui se laisse emporter à son premier desir ?
5010
Mais si tant de mépris ne peut toucher ton ame,
5011
regrete au moins le bien qu’on dérobe à ta flâme,
5012
souge à ce que tu perds par une injuste Loy.
5013
Non, non, je ne l’ay point perduë,
5014
en vain l’aurois-je retenuë,
5015
puis qu’elle n’êtoit point à moy :
5016
j’ay dissipé la nuit de mon erreur extrême,
5017
et je me suis rendu pleinement à moy-même.
5018
Aprés avoir repris et mon cœur et ma foy.
5019
Est-ce une perte enfin qu’une Femme volage,
5020
et qu’un Beauté sans pudeur,
5021
de qui les sentimens cachez au fond du cœur
5022
estoient aussi fardez que l’étoit son visage ?
5023
C’étoit une ingrate Beauté,
5024
un phantôme d’amour et de fidelité,
5025
une Femme sans cœur, et pleine d’artifice;
5026
et ce favorable accident
5027
me dérobe à son injustice,
5028
et malgré ses desseins, je gagne en la perdant :
5029
oüy, je sçauray trouver de plus aimables Femmes.
5030
qui me [trait]eront mieux que celle que je perds;
5031
mon cœur brûlera d’autres flâmes,
5032
et ne gemira plus sous de si rudes fers :
5033
elle ne peut gagner un cœur aussi fidele
5034
que celuy qu’elle perd par son indigne choix;
5035
et l’Amant qui vivra sous injustes Loix,
5036
n’aura pas tant que moy de constance et de zele :
5037
elle m’avoit donné sa foy;
5038
mais n’etant plus sous son empire;
5039
je pourrois l’accuser d’avoir blessé la Loy,
5040
selon le conseil du Satyre :
5041
mais je suis au dessus de mon ressentiment;
5042
un cœur comme le mien doit agir autrement;
5043
l’incostance d’une Maîtresse
5044
ne doit causer en luy ny trouble, ny tristesse;
5045
et quiconque en est alarmé,
5046
n’a pas le cœur bien fait, et doit estre blâmé.
5047
Je consens donc, quoy qu’il m’arrive,
5048
que Corisque aujourd’huy me quitte, et qu’elle vive;
5049
qu’elle se dérobe au trépas,
5050
et qu’un autre Berger adore ses appas :
5051
je veux qu’elle survive à sa lâche inconstance,
5052
et que sa trahison me serve de vengeance;
5053
je ne l’aime, ny ne la hais,
5054
je l’abandonne pour jamais,
5055
sans dépit et sans jalousie,
5056
aux desirs de son Favory :
5057
son inconstance m’a guery
5058
de l’amoureuse frenesie,
5059
et je méprise enfin ce que j’avois chery.

SCENE VII.

SILVIO
5060
Non, tu n’es pas une Deesse;
5061
et les Esprits impurs te dressent des Autels;
5062
ce sont, lâche Venus, de profanes mortels
5063
qui vivent sous tes Loix, et cherchent ta molesse.
5064
Tes Temples son toûjours ouverts
5065
aux crimes de tout l’Univers;
5066
mais ce sont plûtost des aziles
5067
du Vice er de la Volupté,
5068
où, sous le nom fameux de la Divinité,
5069
l’injustice est permise, et les crimes faciles.
5070
Tu produis le déreglement
5071
par des amorces agréables,
5072
et par les nombre des coupables
5073
tu peches plus impunément.
5074
La raison est ton ennemie,
5075
le crime et les larcins sont l’objet de tes vœux;
5076
tu gâtes les esprits, tu les rends malheureux,
5077
et tu les couvres d’infamie
5078
digne Fille du Flor amer,
5079
cruel Monstre conceu dans le sein de la Mer,
5080
tu n’excites que des orages
5081
sous l’espoir des appas qui nous trompent toûjours,
5082
tu ne causes que des naufrages,
5083
et l’on doit t’appeller la honte de nos jours,
5084
la mere du desordre, et non pas des amours.
5085
Dans quel gouffre de maux, et dans quelle infortune
5086
as-tu plongé ves deux Amans ?
5087
Si ta force n’est pas commune,
5088
brise, brise leurs fers, et finy leurs tourmens;
5089
sauve-la, si tu peux, cette Nymphe opprimée,
5090
et de tes vins appas honteusement charmée.
5091
Belle et chaste Diane, ah ! qu’heureux est ce jour
5092
que je vous consacray mon cœur et mon amour !
5093
vous estes mon secours, vous estes ma Déesse,
5094
c’est pour vous seulement que j’ay de la tendresse;
5095
les Astres les plus beaux qui brillent dans les Cieux,
5096
ont moins c’éclat que vous, moins pures sont leurs flâmes,
5097
et vous regnez dans ces bas lieux
5098
sur les cœurs genereux, et sur les belles ames.
5099
Vos devots on toûjours de plus nobles emplois
5100
que ces effeminez qui vivent sous les Loix
5101
d’une Divinité sans honneur et sans gloire.
5102
La mort des Sangliers faix nos plus doux ébats,
5103
nous remportons sur eux une pleine victoire,
5104
et ces lâches Amans en souffrent le trépas.
5105
Bel Arc, et vous Traits invincibles,
5106
défendez-moy toûjours de ces traits invisibles,
5107
dont l’Amour attaque les cœurs :
5108
parois affeminé, parois avec tes armes,
5109
je me mocque de tous tes charmes,
5110
je ne serai jamais de tes adorateurs :
5111
non, je ne te crains point, Enfant plein de foiblesse,
5112
je veux malgré ton Arc te mépriser sans cesse.
5113
Cesse. — Il me semble avoir oüy
5114
Echo, qui dans ces Bois résonne;
5115
mais c’est-ce point Amour qui toûjours m’environne,
5116
et qui vient me vanter son pouvoir inoüy ?
5117
Oüy. — C’est toy qui répons, Enfant plein d’imposture :
5118
n’est-tu pas le Fils de Venus ?
5119
Ses larcins amoureux ne sont que trop connus,
5120
et tu dois ta naissance à cette Mere impure.
5121
Pure. — Elle êtoit fort pure, et conservoit sa foy
5122
quand Mars avoit pour elle une ardeur legitime.
5123
N’es tu pas conceu par un crime ?
5124
Peux-tu me démentir, infame ? répous-moy.
5125
Moy. — Toy-même, et Vulcan ne fut jamais ton Pere,
5126
il faut te découvrir cét important mystere.
5127
Taire. — Dois-je obeïr à ce commandement ?
5128
Cherche ailleurs de l’obeïssance.
5129
Que feras-tu de moy, qui crains peu ta puissance,
5130
et qui sçay t’opposer un cœur de Diamant ?
5131
Amant. — Jeune insensé, quelle est ta réverie ?
5132
Tu crois m’inspirer de l’amour :
5133
mon ame est-elle propre à ton affeterie ?
5134
Quand veux-tu dans mon cœur établir son sejour ?
5135
Ce jour. — Si promptement ? ah ! ne vien pas encore :
5136
mais quelle est la Beauté qu’il faudra que j’adore ?
5137
Dore…. — C’est begayer, c’est mal articuler,
5138
tu veux dire Dorinde, apprens donc à parler.
5139
N’est-ce point cette Nymphe à qui je suis rebelle;
5140
Dorinde, à qui je porte une haine mortelle ?
5141
Elle. — Veux-tu dompter mon cœur comme le sien ?
5142
Est-ce avec mon Arc, ou le tien ?
5143
Le tien. — Quoy donc, mon Arc seviroit à me nuire ?
5144
Je sçauray bien mieux me conduire.
5145
Tu te vantes a tort d’avoir l’esprit divin;
5146
tu n’es qu’un faux Prophete, et tont remply de vin.
5147
Devin. — Mais c’est un Loup que je vois, ce me semble,
5148
caché dans ce Buisson épais;
5149
cette Beste au moins luy ressemble.
5150
C’en est un : preparous le plus fort de mes traits.
5151
O que ce jour m’est agreable !
5152
Que Diane aujourd’huy me paroît favorable !
5153
elle couronne mes travaux
5154
par la mor de deux Animaux.
5155
Mais pourquoy differer plus long-temps ma victoire ?
5156
Belle et chaste Diane, à qui je dois ma gloire,
5157
je prens en vôtre nom le trait le plus fatal
5158
pour terrasser cét Animal :
5159
conduisez cette flêche, asseurez ma conqueste,
5160
c’est vous que je veux implorer,
5161
et je pretens vous consacrer
5162
la dépoüille de cette Beste.
5163
O le beau coup ! qu’il est heureux !
5164
qu’il a bien secondé mes vœux !
5165
il faut que les cailloux rendent sa mort certaine,
5166
il faut que j’en aille chercher,
5167
(il pourroit icy se cacher)
5168
mais je n’en trouve qu’avec peine.
5169
Suis-je pas aveuglé du bon-heur de mon Sort ?
5170
Ce que j’ay dans les mains va luy donner la mort.
5171
Justes Dieux ! quel objet se presente à ma veuë ?
5172
Que l’aventure est impreveuë !
5173
malheureux que je suis, quel coup a fait ma main ?
5174
Helas ! qu’il est funeste, et qu’il est inhumain !
5175
accident triste et déplorable,
5176
qui me va rendre miserable !
5177
quoy, sous la peau d’un Loup un Berger est blessé ?
5178
Helas ! qui l’eust jamais pensé ?
5179
Si je ne suis deceu, je croy le reconnoître :
5180
LINCO le soûtient par les bras.
5181
Comment oserois-je paroître,
5182
le voyant si prés du trépas ?
5183
O flèche infortunée ! ô funeste Diane !
5184
Chasseur malheureux et profane,
5185
brise ton Arc, brise tes Traits,
5186
et quitte le soin des Forests :
5187
pour sauver mes Amis, j’eusse donné ma vie,
5188
et j’ay versé le sang d’autruy;
5189
mais voicy le Berger à qui je l’ay ravie,
5190
je suis plus malheureux que luy.

SCENE VIII.

LINCO, SILVIO, DORINDE.

LINCO
5191
Soûtiens-toy sur mes bras, soulage ta foiblesse,
5192
j’ay pitié du mal qui te presse.

SILVIO
5193
O Dieux ! c’est Dorinde : Ah ! je meurs.

DORINDE
5194
Cher Linco, dans l’excez de mes vives douleurs,
5195
que ton secours m’est salutaire !
5196
tu me donnes la vie, et tu me sers de Pere.

SILVIO
5197
Oüy, c’est Dorinde, c’est sa voix.
5198
O funeste avanture elle est presque aux abois.

DORINDE
5199
Par un suprême puissance
5200
qui nous fait dépendre du Sort,
5201
tu receus mes soûpirs le jour de ma naissance,
5202
et tu vas recueillir les soûpirs de ma mort;
5203
tes soins dans le berceau m’ont êté salutaires,
5204
ils me seront encor au tombeau necessaires.

LINCO
5205
Quand je te vois souffrir tant de vives douleurs,
5206
je ne puis te répondre, accablé de tristesse :
5207
tu fais mourir ma voix, et le mal qui te presse
5208
dissout mes paroles en pleurs.

SILVIO
5209
O terre ! sous mes pas ouvre tes noirs abîmes,
5210
et ne retarde point la vengeance des crimes.

DORINDE
5211
Modere ta plainte et tes pas,
5212
cher Linco, ta vitesse augmente ma blessure,
5213
et ta pitié ne guerit pas
5214
la douleur que je sens, et les maux que j’endure.

SILVIO
5215
Ah ! malheureuse Nymphe, à qui j’ôte le jour;
5216
c’est mal recompenser tes soins et ton amour.

LINCO
5217
Ne te rends pas, Dorinde, à ta douleur cruelle,
5218
ta blessure n’est pas mortelle.

DORINDE
5219
Ah ! je n’ignore pas que le même Destin
5220
qui nous fait commencer, nous conduit à la fin.
5221
Mais dy-moy par quelle avanture,
5222
et de qui j’ay receu cette grande blessure.

LINCO
5223
DORINDE, il n’est pas temps encor de se venger,
5224
il faut sonder ta playe, il faut te soulager.

SILVIO
5225
Que fais-je dans ces lieux; souffriray-je sa veuë ?
5226
Et mon cœur aura-t’il assez de durete ?
5227
Evitons ses regards, cherchons l’obscurité,
5228
sa presence déja me tourmente et me tuë,
5229
ses yeux redoublent ma douleur,
5230
sa voix est un poignard qui me perce le cœur;
5231
mais, helas ! je ne puis éviter sa presence,
5232
et mon Destin m’entraîne avecque violence.

DORINDE
5233
Avant que de ceder à la rigueur du Sort,
5234
que je sçache du moins qui m’a donné la mort.

LINCO
5235
C’est Silvio qui t’a blessée
5236
en chassant dans ce Bois d’une ardeur insensée.

DORINDE
5237
Helas ! comment sçais-tu que c’est un de ses coups ?

LINCO
5238
Je reconnois le trait.

DORINDE
5239
Ah ! que ce coup m’est doux !
5240
je ne regrette point la vie
5241
si Silvio me l’a ravie.

LINCO
5242
Le voilà qui paroît, ce Chasseur malheureux,
5243
cét indigne objet de tes feux;
5244
il a les yeux baissez, et le visage blême,
5245
et semble s’acsuser soy-même.
5246
Hé bien ! es-tu content de ce coup inhumain ?
5247
Voy ce qu’a fait ton Arc, voy ce qu’a fait ta main.
5248
Méprise mes conseils et mon experîence,
5249
aux plaisirs de nos Bois donne la préference;
5250
pour suivre ton humeur, tu cause le trépas
5251
d’une Nymphe qui t’aime, et que tu n’aimes pas.
5252
Mais que deviendras-tu si par cette blessure
5253
elle finit sa vie, et les maux qu’elle endure;
5254
pourras-tu t’excuser sur ton aveugle erreur ?
5255
Mais quoy, dois-tu chasser avec tant fureur ?
5256
Tous les Bergers du voisinage
5257
sont couverts de la peau des Loups :
5258
tu devois regarder où tu vises tes coups,
5259
et vaincre les transports de ton humeur sauvage;
5260
qui préfume de soy, par soy-même est seduit,
5261
et c’est de son orgueil le miserable fruit.
5262
Cét accident triste et funeste,
5263
sans doute est arrivé par un ordre Celeste;
5264
ce n’est point par hazard, et ce fantôme vain
5265
n’a pas guidé le trait qui partoit de ta main;
5266
les Dieux ont des desseins qui sont impenetrables.
5267
Ils permettent souvent ces malheurs déplorables.
5268
Ta cruauté déplaît aux Dieux,
5269
le mépris de l’Amour leur est injurieux,
5270
ils ne peuvent souffir qu’on ait tant de constance :
5271
qui veut estre comme eux, irrite leur vengeance;
5272
mais tu ne parles point, toy qui d’un ton altier
5273
me répondois tantôt, et parossois si fier ?

DORINDE
5274
Laisse dire à Linco tout ce qu’il voudra dire,
5275
il ne connoît pas bien le pouvoir et l’empire
5276
que l’Amour, Silvio, te donnoit sur mon cœur,
5277
depuis l’heureux moment qu’il en étoit vanqueur.
5278
C’est injustement qu’il te blâme;
5279
tu m’as percé le sein, mais il étoit à toy,
5280
malgré ta cruauté, tu regnois sur mon ame,
5281
je ne vivois que sous ta loy.
5282
Ce qu’avoient fait tes yeux, tes mains l’ont voulu faire,
5283
et l’Amour avoit fait ce qu’a fait ta colere.
5284
Tu me vois maintenant dans l’état malheureux
5285
qui fait le comble de tes vœux;
5286
j’ay rendu parfaite ta joye,
5287
tu m’as voulu blesser, et c’étoit ton dessein.
5288
Hé bien, tu m’as percé le sein,
5289
et je suis à ce coup ta malheureuse proye :
5290
si tu n’es pas encor satisfait de mon sort,
5291
tu le vas être par ma mort;
5292
la pitié dans ton cœur n’a point trouvé de place,
5293
tu fus toûjours pour moy de rocher ou de glace;
5294
tu te mocquois toûjours d’un air plein de rigueur,
5295
quand je disois qu’Amour m’avoit blessé le cœur.
5296
Cruel, peux-tu douter que tes mains m’ont blessé ?
5297
Tu vois ta fléche encor dans mon sein enfoncée;
5298
insensible à l’amour, tu riois de mes pleurs,
5299
en croiras-tu mon sang, et mes vives douleurs ?
5300
Que si ton ame encore est assez genereuse,
5301
s’il reste dans ton cœur quelque doux sentiment,
5302
pousse au moins un soûpir à mon dernier moment,
5303
et je me croiray trop heureuse :
5304
tu couronneras mes souhaits,
5305
si d’une parole obligeante,
5306
lors que tu me verras mourante,
5307
tu me dis seulement, Dorinde meurs en paix.

SILVIO
5308
Ah ! ma chere Dorinde, objet digne de larmes,
5309
je souffre mille maux divers :
5310
helas ! tu n’es à moy que lors que je te perds,
5311
et tu meurs sous l’effort de mes cruelles armes.
5312
Si par le caprice du Sort,
5313
pendant tes plus beaux jours mon cœur te fut rebelle,
5314
il vivra sous tes loix, malgré même la mort,
5315
es te sera toûjours fidelle.
5316
Je viens de te blesser, avance mon trépas;
5317
oüy, venge ton amour, et venge tes appas,
5318
sois cruelle à ton tour, et sois inexorable;
5319
si je suis l’ennemy de tes plus doux plaisirs,
5320
tu me vois à tes pieds, méprise mes soûpirs,
5321
et ne m’accorde pas un regard favorable.
5322
Voilà mon Arc, voilà mes traits,
5323
ne punis pas mes yeux pour venger tes attraits,
5324
c’est peu que la clarté par toy leur soit ravie;
5325
perce, perce mon sein, et m’arrache la vie,
5326
je le découvre à tes regards;
5327
tu seras aujourd’huy justement inhumaine,
5328
je suis trop digne de ta haine;
5329
que mille traits sur moy volent de toutes parts.

DORINDE
5330
Quoy, fraper ce beau sein ! cét écueil de mes larmes,
5331
battu du vent de mes soûpirs !
5332
ah ! tu ne devois pas m’en faire voir les charmes,
5333
pour me faire approuver tes violens desirs.
5334
Quoy, Berger, est-il bien possible
5335
que ton cœur à mes maux soit devenu sensible ?
5336
Je me trompe peut-être, et ce sein que je vois
5337
est un marbre poli dont la blancheur éclate;
5338
peut-être qu’il resiste aux amoureuses Loix
5339
qui peuvent rendre une ame et tendre et delicate.
5340
Non, non, je ne veuz pas m’abuser à mon tour,
5341
et s’il faut te blesser, j’en conjure l’Amour :
5342
pour satisfaire ma vengeance,
5343
j’apelle à mon secours son Arc et sa puissance;
5344
je ne puis me venger plus agréablement,
5345
que de te voir enfin devenir mon Amant.
5346
Heureux soûpirs, heureuses peines,
5347
bien-heureux est le jour que je sentis vos coups,
5348
et qu’Amour me donna des chaînes,
5349
qui m’ont fait un destin si charmant et si doux !
5350
mais c’est trop à mes pieds marquer ton esclavage;
5351
et si je suis l’objet de tes tendres amours,
5352
quitte cette posture, et conserve tes jours :
5353
je ne veux de ta foy que ce seul témoignage,
5354
que le Ciel à son gré dispose de mon sort,
5355
qu’il m’ordonne de vivre ou de souffrir la mort;
5356
le pouvoir de l’Amour est un pouvoir suprême,
5357
en dépit du tombeau je vivray dans toy-même,
5358
et quoy qu’il me faille souffrir,
5359
SILVIO, si tu vis, je ne sçaurois mourir.
5360
Que s’il faut venger ma blessure,
5361
brise l’Arc qui l’a faite, et qui seul m’a causé
5362
toutes les peines que j’endure;
5363
puis qu’il en est coupable, il doit estre brisé.

LINCO
5364
Sentence juste et favorable !

SILVIO
5365
Qu’il perisse donc aujourd’huy,
5366
cét Arc funeste et miserable,
5367
qui fait mon crime et mon ennuy !
5368
et vous fléches encore teintes
5369
du sang de l’amable Beauté
5370
a qui je rends ma liberté,
5371
vous ne causerez plus de mortelles atteintes.
5372
Sœurs d’un Arc funeste et fatal,
5373
vous ne serez plus décochées,
5374
vous m’avez causé trop de mal,
5375
vos plumes seront atrachées.
5376
Tu me l’avois bien dit, Amour, à qui nos cœurs
5377
rendent tost ou tard un hommage,
5378
par la voix de l’Echo dans ce sombre Boccage :
5379
tu m’avois annoncé ma joye et mes douleurs.
5380
Amour, à qui les Dieux rendent obeïssance,
5381
mon supplice autrefois, maintenant mon plaisir,
5382
si ton pouvoir éclate au gré de ton desir,
5383
a te soûmettre un cœur rebelle à ta puissance,
5384
défens-moy du trait de la mort.
5385
Si Dorinde perit, je periray comme elle,
5386
et nous aurons un même sort sort :
5387
si tu ne sauves cette Belle,
5388
la mort triumphera de ses divins appas,
5389
elle te ravira ta gloire,
5390
et tu perdras enfin sous les loix du trépas,
5391
et ta conqueste et ta victoire.

LINCO
5392
Vous estes donc blessez tous deux également ?
5393
Que vous êtes heureux dans ce nouveau tourment ?
5394
Mais il faut empêcher, pour asseurer ta joye,
5395
que d l’affreux trépas Dorinde soit la proye.

DORINDE
5396
Oste-moy, cher Linco, ces sauvages habits,
5397
avant que d’arriver au logis de mon Pere;
5398
dans cét habillement je pourrois luy déplaire;
5399
songe, sans differer, à ce que je te dis.

SILVIO
5400
DORINDE, voudrois-tu dans ce peril extrême
5401
aller autre part que chez moy ?
5402
Non, non, quoy que le Ciel par un pouvoir suprême
5403
puisse avoir resolu de toy,
5404
soûmettons nous tous deux aux Loix de l’Hymenée;
5405
je veux bien t’engager ma foy,
5406
et suivre dés ce jour la même Destinée.

LINCO
5407
J’admire la conduite et le pouvoir des Dieux;
5408
par leurs ordres secrets tout roule en ces bas lieux :
5409
après qu’Amarillis vient de perdre la vie,
5410
l’espoir de l’Hymen, et l’honneur,
5411
soudain le Ciel permet que d’un autre bon-heur
5412
cette disgrace soit suivie.
5413
O Dieux ! ne laissez pas cét ouvrage imparfait,
5414
conservez aujourd’huy ce que vous avez fait,
5415
et par la guerison d’une seule blessure,
5416
donnez la vie à deux Amans.

DORINDE
5417
Helas ! Silvio, que j’endure !
5418
je sens que ma douleur redouble à tous momens.

SILVIO
5419
Prens courage, mon cœur, dans le mal qui te presse,
5420
nous soûlagerons ta foiblesse,
5421
nous te soütiendrons aisément.
5422
LINCO donne ta main, donne-la promptement;
5423
un juste devoir nous engage
5424
a luy former tous deux, de ton bras et du mien,
5425
Un siege aisé qui la soulage,
5426
et qui luy serve de soûtieu;
5427
assis toy sur nos bras, Dorinde, et nous embasse,
5428
je te vois si foible et si lasse….

DORINDE
5429
O Dieux ! le mouvement augmente ma douleur.

SILVIO
5430
Cherche un plus doux repos, cher objet de mon cœur.

DORINDE
5431
Enfin me violá bien.

SILVIO
5432
Linco, ne va pas vîte,
5433
de peur que son mal ne s’irrite.

LINCO
5434
SILVIO, tien ferme ton bras,
5435
je sçauray bien regler mes pas.
5436
N’es-tu pas plus heureux de servir cette Belle,
5437
que d’estre à l’Amour si rebelle
5438
et ne vaut-il pas mieux te soûmettre à ses Loix,
5439
que d’être le vainqueur des Hôtes de nos Bois ?

SILVIO
5440
La douleur que tu sens est-elle violente ?

DORINDE
5441
J’en ressens vivement les coups :
5442
mais enfin, quoy qu’elle s’augmente,
5443
la mort entre tes bras rendra mon sort plus doux.


ACTE V

SCENE PREMIERE

URANIN, CARIN

URANIN
5444
A quoy bon affecter un sejour ordinaire ?
5445
Le sage en tout Païs trouve à se satisfaire.

CARIN
5446
Je le sçay par moy-même, et j’en suis le témoin :
5447
car enfin dés mon premier âge
5448
je quittay ma maison, j’abandonnay le soin
5449
des troupeaux et du labourage.
5450
J’erre depuis en divers lieux
5451
a la mercy des Destinées ;
5452
mais je ne trouve enfin où furent mes Ayeux,
5453
plus foible et plus chargé d’annees.
5454
Aprés tant de travaux, respirer l’air natal,
5455
est un plaisir si doux, qu’il n’en est point d’egal :
5456
nous avons pour les lieux où nous prîmes naissance,
5457
un pechant agrable et doux,
5458
qui ne vieillit jamais, et vit toûjours en nous,
5459
malgré les longueurs de l’absence.
5460
Comme l’Ayman au Pôle est toûjours attaché,
5461
(quoy que sur la liquide plaine
5462
du Levant au Couchant le Pilote l’entraîne)
5463
il ne peut en estre arraché :
5464
ainsi quand nous voyons les plus superbes Villes,
5465
aprés avoir couru l’un et l’autre Element,
5466
et les Païs les plus fertiles,
5467
chacun trouve le sien encore plus charmant.
5468
Agreable Contrée, ô ma chere Patrie,
5469
terre que j’ay toûjours cherie,
5470
je te revois enfin au gré de mes desirs :
5471
mais quand l’injuste Sort m’auroit ôté la veuë,
5472
je t’aurois toûjours reconnuë,
5473
puis que tu m’as causé mille secrets plaisirs ;
5474
j’ay senty couler dans mes veines
5475
une sensible joye avec un doux transport,
5476
qui par un agreable effort
5477
a soulagé toutes mes peines.
5478
Cher Compagnon de mes travaux,
5479
si tu fus sensible à mes maux,
5480
partage avecque moy les transports de ma joye,
5481
et ressens le bon-heur que le Destin m’envoye.

URANIN
5482
J’ay souffert avec toy les plus cruels ennuis,
5483
et les fatigues du voyage ;
5484
mais loin de ma famille, en l’état où je suis,
5485
je ne vois rien qui me soulage :
5486
je traîne mon corps languissant ;
5487
et si je puis icy luy donner du relâche,
5488
mon esprit me tourmente, et la douleur qu’il sent,
5489
aux charmes du repos me dérobe et m’arrache.
5490
Je me souviens toujours de ce que j’ay quitté,
5491
et j’en suis en secret sans cesse inquieté :
5492
tout autre que Carin n’eust point eu la puissance
5493
de me faire sortir du lieu de ma naissance,
5494
pour me faire entreprendre un voyage ennuyeux,
5495
sans sçavoir le sujet qui nous mene en ces lieux.

CARIN
5496
Tu sçais bien que Mirtil par l’ordre de l’Oracle,
5497
a qui rien ne peut faire obstacle,
5498
aprés avoir souffert tout ce qu’on peut souffrir,
5499
est venu dans ces lieux afin de se guerir.
5500
Depuis deux ou trois mois je souffre son absence,
5501
j’en suis tourmenté nuit et jour ;
5502
et pour apprendre son retour,
5503
j’ay consulté le Ciel dans mon impatience.
5504
Le Ciel répondit à mes vœux :
5505
que si je retournois à ma chere Patrie,
5506
malgré ma jeunesse flétrie,
5507
avec mon cher Mirtil je pourrois estre heureux ;
5508
mais qu’icy seulement je sçaurois le mystere
5509
de ce qu’il m’a promis, et de ce que j’espere.
5510
Toy donc, cher compagnon des maux que j’ay soufferts,
5511
a qui tous mes secrets furent toûjours ouverts,
5512
délasse ton esprit, prens part à ma fortune ;
5513
Uranin, entre nous elle sera commune :
5514
enfin, quoy qu’il m’arrive icy,
5515
je ne puis estre heureux, si tu ne l’es aussi.

URANIN
5516
Si mon travail te plait, c’est le but où j’aspire,
5517
et j’ay tout ce que je desire :
5518
mais dy-moy quel sujet, ou quel évenement
5519
te fit abandonner un Païs si charmant ?

CARIN
5520
Le desir d’acquerir une plus grande gloire,
5521
et d’immortaliser ma Muse et ma mémoire.
5522
Je voulus par mes Vers estre ailleurs estimé,
5523
et d’un desir d’honneur mon cœur fut enflâmé.
5524
Le sejour d’Elide et de Pise,
5525
qui rend les esprits si fameux,
5526
fut d’abord l’objet de mes vœux,
5527
es d’un si beau Climat ma Muse fut éprise.
5528
J’y vis le grand EGON de Lauriers couronné,
5529
et d’écarlate environné ;
5530
mais de qui les Vertus ne se peuvent décrire :
5531
je le pris pour le Dieu des Vers,
5532
tous mes vœux luy furent offerts,
5533
et je luy consacray ma Lyre.
5534
Heureux si j’eusse pû conserver mon bon-heur,
5535
si des appas de la Fortune,
5536
que suit une foule importune,
5537
j’eusse pû garentir mon cœur.
5538
Je fus voir Argos et Micene ;
5539
mais que malheureux est le jour
5540
qui me fit souffrir tant de peine,
5541
et qui rendit mon cœur esclave de la Cour !
5542
mes jours auparavant étoient doux et tranquiles,
5543
je commençay dés-lors à souffrir mille maux,
5544
mais tous mes soins sont inutiles,
5545
et j’ay perdu tous mes travaux ;
5546
j’ay donné de l’Encens aux Dames,
5547
je me suis plaint du siecle et de sa dureté,
5548
j’ay composé des Vers, j’ay couru, j’ay chanté
5549
Mars, Venus, l’Amour, et ses flâmes.
5550
J’avois beau m’elever au rang des beaux Esprits,
5551
j’ay languy sans espoir, j’ay souffert le mépris,
5552
mon sprit s’est tourné de diverse manière
5553
dans cette trompeuse carriere ;
5554
de mesme que le Fer, quand il sort du Fourneau,
5555
a quoy qu’on le destine, obeït au marteau,
5556
j’ay changé de desseins, de mœurs, et de langage,
5557
j’ay pris d’autres cheveux, et changé de visage :
5558
mais tous ces changemens ne m’ont point soulagé,
5559
et mon sort n’en est point changé.
5560
Enfin aprés beaucoup de peine,
5561
j’abandonnay la Cour, cette inconstance Scene,
5562
ce dangereux écueil de la felicité ;
5563
et mon cœur soûpirant après la liberté,
5564
je fus revoir encor la maison de mon Pere,
5565
où par un inconnu mystere,
5566
reservé seulement aux Dieux,
5567
Mirtil me fut donné comme un present des Cieux ;
5568
il est seul devenu l’objet de es penseés,
5569
et le soulagement de mes peines passeés.

URANIN
5570
Heureux, mais mille fois heureux,
5571
qui content de son sort regle ses esperances,
5572
et qui sans se flatter de vaines apparences,
5573
donne des bornes à ses vœux.

CARIN
5574
Auroit-on jamais crû devenir miserable
5575
dans une Cour pompeuse, au milieu des grandeurs,
5576
et dans le sejour agreable
5577
des richesses et des faveurs ?
5578
Quand je voyois la Cour si riante et si belle,
5579
je croyois que l’humanité
5580
estoit inseparable d’elle,
5581
e que l’on y trouvoit de la fidelité :
5582
mais j’éprouvay tout le contraire ;
5583
elle brille à nos yeux d’un éclat decevant ;
5584
son bon-heur est imaginaire,
5585
et ce n’est qu’un amas de titres et de vent ;
5586
ren de si doux que son langage,
5587
les dehors en sont beaux, tout y rit tout y plaît ;
5588
mais quiconque peut voir le dedans tel qu’il est,
5589
n’u trouve qu’envie et que rage.
5590
C’est une Nation tranquille apparemment ;
5591
mais pire que la Mer par les vents agitée,
5592
elle est sans cesse inquietée,
5593
sans trouver de soulagement ;
5594
elle se plait au faste, elle aime l’apparence ;
5595
sous un visage gracieux
5596
elle cache un cœur envieux,
5597
où regne l’injustice avec la violence.
5598
Ce n’est qu’un art continuel,
5599
les regards en sont doux, l’esprit fourbe et cruel ;
5600
elle pense à trahir lors qu’elle vous caresse ;
5601
la Vertu qui par tout a des adorateurs,
5602
n’y trouve point de protecteurs,
5603
et passe pour une foiblesse ;
5604
qui fait gloire d’aimer avec fidelité,
5605
qui se pique de probité,
5606
d’un injuste mépris est la triste victime ;
5607
et si l’on n’est méchant, on n’acquiert point d’estime.
5608
Le vice auprés des Courtisans
5609
trouve toûjours des Partisans ;
5610
la malheureuse politique
5611
de cette Nation en titres magnifique,
5612
consiste à s’élever par la chûre d’aurray
5613
a chercher bassement quelque nouvel appuy,
5614
et trahir en secret l’amy le plus fidelle ;
5615
et sans considerer l’amitié, ny le sang,
5616
ny le merite, ny le rang,
5617
pratiquer tous les jours quelque ruse nouvelle.
5618
Le devoir le plus saint cede à l’ardent desir
5619
qui nous pousse à chercher l’honneur et les richesses,
5620
et qui nous fait aimer avec tant de plaisir
5621
et la Fortune, et ses caresses ;
5622
moy qui de ces détours divers
5623
ignorois le fin artifice,
5624
et qui ne sçavois pas tous ces chemins couverts,
5625
je fus le but de l’injustice ;
5626
et comme sur mon front on lisoit mes secrets,
5627
ils me firent tomber aisément dans leurs rets.

URANIN
5628
Qui pourra se vanter d’estre heureux sur la terre,
5629
si l’Envie aux Vertus a declaré la guerre ?

CARIN
5630
Si depuis le moment que je fus voir Argos,
5631
et que je quittay ma Province,
5632
j’eusse pû goûter le repos,
5633
j’eusse chanté si hauts les Exploits de mon Prince,
5634
qu’il n’eût point envié le sort des demy-Dieux,
5635
ny la juste beuté es chants harmoieux
5636
dont la Muse d’Homere en merveilles fertile
5637
honora la valeur d’Achille ;
5638
et mon cher Païs où sont nez
5639
les Poëtes infortunez,
5640
eust merité sans ma disgrace
5641
le second Laurier du Parnasse ;
5642
mais dans nôtre siecle pervers
5643
on est trop malheureux dés que l’on fait des Vers.
5644
Les esprits que Phébus inspire,
5645
qui sçavent accorder les beaux Vers à la Lyre,
5646
demandent les appas d’un honneste loisir,
5647
un accueil favorable, un tranquille plaisir ;
5648
les soins et les soucis, cette foule importune
5649
qui suit toûjours de prés la mauvai[se] fortune,
5650
les empêche d’entrer dans le sacré Valon,
5651
et qui contre le Sort sans cesse s’inquiete,
5652
loin d’estre chery d’Apollon,
5653
perd tour le feu des Vers, et sa Muse est muette :
5654
mais enfin il est temps de chercher en ces lieux
5655
celuy qui m’est plus cher que ne le sont mes yeux.
5656
Ce Païs est changé, la face en est nouvelle ;
5657
toutefois, Uranin, tu peux suivre mes pas,
5658
je seray ton guide fidelle :
5659
lors que l’on sçait parler, on ne s’égare pas.
5660
Je vay dans ces Maisons prochaines
5661
chercher une retraite à soulager tes peines.

SCENE II

TITERE, LE MESSAGER

TITERE
5662
Dois-je plaindre ta vie, ou plaindre ton honneur,
5663
trop chere Amarillis, et trop infortunée ;
5664
helas ! quelle est ma destinée !
5665
je sens de tous côtez une extrême douleur.
5666
Je plaindray ton honneur, et ta gloire ravie ;
5667
car si je te donnay le jour,
5668
tu le receus de moy pour le perdre à ton tour,
5669
et non pas pour soüiller le reste de ma vie :
5670
mais plaignons-nous plûtost de la rigueur du Sort,
5671
d’avoir jusqu’à ce jour de düeil et de disgrace,
5672
empêché le coup de ma mort,
5673
pour voir deshonorer et voir perir ma race.
5674
Montan, tes Oracles trompeurs,
5675
et ton Fils à l’amour rebelle,
5676
sont cause de tous mes malheurs,
5677
et malgré nos desseins ont fait une infidelle :
5678
mes Oracles sont plus certains,
5679
et mes discours ne sont pas vains.
5680
Quand je dis que l’honneur a de trop foibles armes
5681
dans un jeune cœur où l’Amour
5682
commence d’établir son aimable [f]ejour
5683
par ses appas et par ses charmes ;
5684
et qu’enfin une jeune et charmante Beauté,
5685
quand elle est sur sa foy maîtresse d’elle-même,
5686
ne sçait pas trop long temps garder sa liberté,
5687
contre une fidelle Amant qui l’adore et qui l’aime.

LE MESSAGER
5688
Si les Vents ne l’ont enlevé
5689
dans la region tu Tonnerre,
5690
ou s’il n’est englouty sous Terre,
5691
je devrois bien l’avoir trouvé ;
5692
mais il se presente à ma veuë.
5693
O trop infortuné Vieillard,
5694
mon attente n’est pas deceuë ;
5695
mais c’est trop tost pour toy, comme pour moy trop tard,
5696
si tu sçavois quelle est la funeste nouvelle
5697
qui doit percer ton cœur d’une atteinte mortelle.

TITERE
5698
Ma Fille est-elle morte ? annonce moy son sort ?
5699
Sur la fin de mes jour dois-je pleurer sa mort ?

LE MESSAGER
5700
La mort n’a pas fermé sa tremblante paupiere,
5701
elle voit encore la lumiere,
5702
et la vie est en son pouvoir :
5703
mais comment as-tu pû sçavoir
5704
le danger où nous l’avons veuë ?

TITERE
5705
Dans l’extrême douleur qui m’alloir accabler,
5706
que cette joye est impreveuë !
5707
que le Ciel de ses dons puisse un jour te combler ;
5708
mais s’il dépend d’elle de vivre,
5709
pourquoy ne le vent-elle pas ?

LE MESSAGER
5710
C’est qu’elle veut d’un autre empêcher le trépas,
5711
ou s’il court à la mort, elle pretend le suivre ;
5712
es si tu ne viens l’empêcher,
5713
ce desir de son cœur ne se peut arracher.

TITERE
5714
Ne differons donc point, allons en diligence.

LE MESSAGER
5715
Modere ton impatience,
5716
parois un peu moins alarmé,
5717
le Temple est encore fermé,
5718
et l’on n’y peut entrer sans crime
5719
avant qu’on ait conduit jusqu’aux pieds des Autels
5720
la triste et mourante Victime,
5721
qu’on doit sacrifier aux yeux des Immortels.

TITERE
5722
Mais si pendant le temps il luy prenoit envie,
5723
de finir par ses mains sa languissante vie.

LE MESSAGER
5724
Ta Fille est bien gardée, et ce seroit en vain
5725
qu’elle s’efforceroit d’accomplir ce dessein.

TITERE
5726
Sois donc à mes vœux favorable,
5727
parle-moy sans déguisement,
5728
es fais un recit veritable
5729
de ce qui s’est passé dans cét évenement.

LE MESSAGER
5730
Si tôt qu’Amarillis fut devant le grand Prestre ;
5731
sa disgrace toucha les cœurs,
5732
des Colomnes du Temple elle eust pû faire naître
5733
une source amere de pleurs ;
5734
tout le monde plaignoit sa triste destinée,
5735
mais soudain à la mort elle fut condamnée.

TITERE
5736
Pauvre Fille ! eh pourquoy si-tost la condamner ?

LE MESSAGER
5737
C’est que tout faisoit soupçonner
5738
la perte de son innocence,
5739
et rien n’appuyoit sa défense ;
5740
méme on avoit cherché d’un inutile soin
5741
la Nymphe qu’elle vouloit prendre
5742
pour un veritable témoin,
5743
de qui le rémoignane autoir pû la défendre.
5744
Cependant on a veu des signes pleins d’horreur,
5745
et qui nous ont glacé le cœur ;
5746
depuis la triste mort d’Aminte,
5747
(lors que le Ciel vengea sur tout nôtre Païs
5748
sa flâme méprisée, et ses Amours trahis)
5749
on n’en avoit point veu dont on eust tant de crainte.
5750
La Terre a tremblé sous nos pas ;
5751
d’une sueur de sang la Déesse couverte,
5752
sembloit présager nôtre perte,
5753
et nous annoncer le trépas.
5754
Soudain la Caverne sacrée,
5755
dont on avoit ouvert l’entrée,
5756
a poussé de son sein des hurlemens divers ;
5757
et d’un air infecté la dangereuse haleine
5758
nous a fait ressentir la peine,
5759
et nous a figuré la terreur des Enfers.
5760
Montan se preparoit à conduire ta Fille
5761
au lieu funeste de sa mort,
5762
quand Mirtil touché de son sort,
5763
voulut en la sauvant garentir ta Famille.
5764
Arrestez, arrestez, Ministres inhumains,
5765
s’écria ce Berger fidelle,
5766
et deliez les belles mais,
5767
je veux souffrir la mort pour elle ;
5768
au lieu de l’immoler au celeste courroux,
5769
je suis prest de mourir, tournez sur moy vos oups ;
5770
vous satisferez la Deesse,
5771
tous mes vœux seront accomplis ;
5772
je seray par ma mort, comme par ma tendresse,
5773
la victime d’Amarillis.

TITERE
5774
O que cette action est belle et genereuse,
5775
et qu’elle est d’une ame amoureuse !

LE MESSAGER
5776
Ecoure seulement, et ne m’imterromps pas.
5777
Ta Fille jusqu’alors avoit craint le trépas ;
5778
mais la voix de Mirtil anima son courage,
5779
es soudain cét effet parut sur son visage.
5780
Quoy, penses-tu, dit-elle, attendry par mon sort
5781
me conserver la vie, en t’offrant à la mort ?
5782
C’est en toy que je vis, suspens ta noble envie,
5783
il faudra si tu meurs que je perde la vie.
5784
Qu’attendez-vous encor, Ministres des Autels ?
5785
Suivez sans differer l’ordre des Immortels.
5786
Ah ! belle Amarillis, dit le Berger fidelle,
5787
souffre que je meure à tes yeux,
5788
la mort est un present que je reçois des Cieux ;
5789
c’est à moy de mourir, ta pitié m’est cruelle.
5790
Non, dit Amarillis, trop genereux Berger,
5791
la Loy veut que je meure, he ! pourquoy la changer ?
5792
Ainsi tous deux épris et d’amour et de gloire,
5793
ils se disputoient le trépas,
5794
comme le prix de la victoire,
5795
et comme si la mort eust eu beaucoup d’appas.
5796
O genereux Amans, de qui les belles flámes
5797
meritent justement un digne souvenir
5798
de tous les siecles à venir ;
5799
que n’ay-je pour chanter, la grandeur de vos ames,
5800
plus nobles que celles des Rois,
5801
autant de langues et de voix
5802
que le Ciel nous fait voir de brillantes Etoiles,
5803
lors qu’une belle suit étend ses sombres voiles,
5804
ou que de grains de sable a la Mer sur les bords !
5805
je ferois mille beaux efforts
5806
pour en conserver la memoire.
5807
Et vous Fille du Ciel, qui dérobez au Temps
5808
les projets glorieux et les faits éclatans,
5809
recüeillez cette belle Histoire,
5810
et gravez sur les Diamans
5811
la generosité de ce couple d’Amans.

TITERE
5812
Comment se termina cette guerre amoureuse ?

LE MESSAGER
5813
La flâme de Mirtil fut la victorieuse ;
5814
Montan dit à ta Fille : appaise ta douleur,
5815
c’est luy qui de la mort doit souffrir la rigueur,
5816
ils s’est offert pour toy, c’est la Loy qui l’ordonne,
5817
elle n’en exempte personne .
5818
Aprés, pour éviter un triste desespoir,
5819
dont son ame eust testé peut-estre possedée,
5820
il commanda d’un plein pouvoir
5821
qu’avec soin elle fust gardée.
5822
Je suis party soudain, et quand je l’ay quitté
5823
tout étoit dans l’etât que je t’ay raconté.

TITERE
5824
Certes il est bien vray, que plûtost les rivages
5825
se trouveront sans fleurs pendant les plus beaux jours ;
5826
et l’on verra plûtost les Forests sans ombrages,
5827
qu’il n’est aisé de voir la Beauté sans Amours :
5828
mais comment pourrons-nous apprendre
5829
en quel temps vers le Temple on peut s’acheminer ?

LE MESSAGER
5830
C’est en ce lieu qu’il faut attendre
5831
le Berger qu’on y doit mener.

TITERE
5832
Est-ce icy le lieu du supplice ?
5833
Le Temple n’est-il pas plus propre au Sacrifice ?

LE MESSAGER
5834
Lors que l’on a commis quelque honteux forfait,
5835
on fait souffrir la peine où le crime s’est fait.

TITERE
5836
Il faut donc l’immoler dans l’Antre d’Ericine.

LE MESSAGER
5837
Le Soleil ne le verroit pas.
5838
C’est à Ciel découvert que l’ingrate Lucrine
5839
reçeut autrefois le trépas ;
5840
c’est Montan qui l’a dit, il le sçait de Tirene.
5841
Mais enfin il est temps de partir de ces lieux,
5842
la Pompe se montre à nos yeux,
5843
et descend déja dans la Plaine ;
5844
situ veux voir ta Fille, et soulager sa peine,
5845
allons au Temple de nos Dieux,
5846
par un autre chemin il faut que je t’y mene.

SCENE III

CHOEUR DE BERGERS, CHOEUR DE PRESTRES, MONTAN, MIRTIL

CHOEUR DE BERGERS
5847
Fille de Jupiter, qui dans l’obscurité
5848
comme un second Soleil fais briller ta clarté,
5849
dans ce solemnel Sacrifice
5850
sur nos vœux innocens jette un regard propice.

CHOEUR DE PRESTRES
5851
Eclatant flambeau de la nuit,
5852
qui temperes l’ardeur de l’Astre qui nous luit,
5853
et qui par ce secours rend la Terre féconde,
5854
et remplis d’Animaux l’Air, et le sein de l’Onde ;
5855
daigne en nôtre faveur appaiser ce courroux
5856
qui depuis si long-temps éclate contre nous.

MONTAN
5857
Dressez l’Autel, Troupe sacrée ;
5858
vous, Bergers, vers le Ciel poussez toujours des vœux,
5859
et faites que Diane agrée
5860
ce sacrifice rigoureux.

CHOEUR DE BERGERS
5861
Fille de Jupiter, qui dans l’obscurité
5862
comme un second Soleil fais briller ta clarté,
5863
dans ce solemnel sacrifice
5864
sur nos vœux innocens jette un regard propice.

MONTAN
5865
Bergers, retirez-vous d’icy ;
5866
vous, sacrez Ministres aussi,
5867
entretenez toûjours l’ardeur de vôtre zele,
5868
et ne revenez pas que je ne vous rappelle.
5869
Fidelle et genereux Berger,
5870
tu dois mourir content de ton bon-heur extrême,
5871
et rien ne te doit affliger :
5872
tu sauves par ta mort celle que ton cœur aime ;
5873
ce dernier soupir qui fait peur
5874
a toutes les ames vulgaires,
5875
n’est qu’un souffle leger qui fait nôtre bon-heur,
5876
et qui nous affranchit de toutes nos miseres :
5877
tu cours par cette mort à l’immortalité ;
5878
et quand par le cours des années
5879
tous les noms periront au gré des Destinées,
5880
sçache que tu seras à la Posterité
5881
un exemple d’amour et de filelité.
5882
Puis qu’il faut appaiser le celeste vengeance,
5883
avant que de mourir, ne veux tu point parler ?
5884
Parle, et garde aprés le silence,
5885
sans t’alarmer du coup qui te doit immoler.

MIRTIL
5886
Mon Pere car enfin malgré le sacrifice
5887
je vous donne ce nom mal propre à votre office.
5888
Je laisse mon corps icy bas,
5889
et je prétens laisser mon ame
5890
a l’unique objet de ma flâme,
5891
en qui seul je puis vivre en dépit du trépas ;
5892
mais si par un malheur extrême
5893
la belle Amarillis, que j’adore et que j’aime,
5894
veut suivre la premiere Loy,
5895
rien aprés son trépas ne restera de moy.
5896
Ah ! Montan, si je puis obtenir quelque grace,
5897
empêchez, empêchez l’effet de sa menace,
5898
pour mon propre repos conservez luy le jour,
5899
et j’iray sans reget dans un plus doux sejour.
5900
Que le Sort rigoureux satisfait de ma vie,
5901
sur mon corps languissant contente son envie ;
5902
mais au moins quand je seray mort,
5903
qu’il souffre que mon cœur s’unisse à cette Belle,
5904
et qu’il ne fasse aucun effort
5905
pour m’empêcher de vivre en elle.

MONTAN
5906
Je sens couler des pleurs que je voudrois cacher,
5907
a ses tristes accens je me laisse toucher :
5908
prens courage, Mirtil, dissipe ta tristesse,
5909
je te promets ce que tu veux ;
5910
je te donne ma main pour asseurer tes vœux,
5911
je dégageray ma promesse.

MIRTIL
5912
Ah ! que ce doux espoir contente mon desir,
5913
et que je meurs avec plaisir !
5914
ma chere Amarillis, tout ce qui me console,
5915
c’est que je t’aime encor en ce dernier moment.
5916
Et ce n’est que vers toy que mon ame s’envole ;
5917
reçois les derniers vœux de ton fidelle Amant.
5918
En prononçant ton nom, je finis ma carriere ;
5919
et ployant les genoux, je ferme la paupiere.

MONTAN
5920
Vous, Ministres qui m’assistez,
5921
preparez tout, et m’écoutez :
5922
sur cét Autel dressé, répandez le Bitume,
5923
afin que le Buche[r] s’allume ;
5924
et de la Myrthe et de l’Encens
5925
tirez une vapeur qui plaise à la Deesse,
5926
qui porte jusqu’au Ciel nos parfums innocens,
5927
et qui fasse cesser le malheur qui nous presse.

CHOEUR DE BERGERS
5928
Fille de Jupiter, qui dans l’obscurité
5929
comme un second Soleil fais briller ta clarté,
5930
dans ce solemnel sacrifice
5931
sur nos vœux innocens jette un regard propice.

SCENE IV

CARIN, MONTAN, NICANDRE, MIRTIL, CHOEUR de Bergers

CARIN
5932
Quoy, l’on ne trouve point d’Habitants en ces lieux ?
5933
Ah ! j’en vois une troupe et nombreuse et fort belle ;
5934
c’est quelque pompe solemnelle,
5935
et sans doute l’on fait un sacrifice aux Dieux.

MONTAN
5936
Donne-moy ce Vase, Nicandre.

NICANDRE
5937
Le voilà.

MONTAN
5938
Que le sang que nous allons répandre,
5939
déesse de la Nuit, fléchisse vôtre cœur,
5940
comme le feu s’éteint avec cette liqueur ;
5941
remets le Vase d’or, et sans me faire attendre,
5942
donne-moy la Coupe d’argent.

NICANDRE
5943
La voilà.

MONTAN
5944
Donnez-nous un regard obligeant ;
5945
comme l’Eau que je verse amortit cette flâme,
5946
ainsi puisse mourir le courroux de vôtre ame.

CARIN
5947
Ah ! c’est un sacrifice, et je vois à genoux
5948
la fatale Victime à la mort condamnée :
5949
miserable Patrie, aux pleurs abandonnée,
5950
n’as-tu point appaisé le celeste courroux ?

MONTAN
5951
Puis que l’infidelle Lucrine
5952
n’a pas encore éteint vôtre fureur divine,
5953
Diane, recevez le sang qui va couler
5954
de ce fidele Amant que je dois immoler.

CARIN
5955
Mais j’en voudrois bien voir le visage et la mine.

MONTAN
5956
D’où vient donc que mon cœur à mon devoir s’oppose,
5957
une tendre pitié à mon dessein,
5958
je veux l’immoler et je n’ose.
5959
Quoy, le glaive fatal me tombe de la main ;
5960
peut estre une Victime humaine
5961
ne doit point en mou[ss]ant regarder le Soleil.
5962
N’est-ce point la cause soudaine
5963
de cét étonnement, qui n’a point de pareil ?
5964
Tourne donc vers ce Mont tes yeux et ton visage,
5965
et regarde la mort d’un tranquille courage.

CARIN
5966
Que vois-je, mal-heureux ? n’est-ce pas là mon Fils ?
5967
A quelle dure Loy, Mirtil, es-tu soûmis ?
5968
Arreste, que fais-tu, Ministre impitoyable ?
5969
Helas ! mon cher Mirtil, ta disgrace m’accable ;
5970
mon unique trésor, et mon unique appuy,
5971
devois-je en cét état d’embrasser aujourd’huy ?

MONTAN
5972
Ofes-tu bien toucher, d’une audace profane,
5973
une Victime de Diane ?
5974
Temeraire Vieillard retire-toy d’icy.

CARIN
5975
Si vous plaisez aux Dieux, les Dieux m’aiment aussi.
5976
Au nom de la grande Déesse,
5977
sacré Ministre, dites-moy
5978
par quelle avanture, et pourquoy
5979
ce cher objet de ma tendresse
5980
souffre la rigueur de la Loy ?

MONTAN
5981
Je ne puis resister au Nom que tu reclames,
5982
cette Divinité regne icy fur nos ames :
5983
a la mort pour un autre il a voulu souffrir,
5984
et voilà le sujet qui l’oblige à mourir.

CARIN
5985
Je puis donc le sauver, et me mettre à sa place ;
5986
ne me refuse pas cette derniere grace.

MONTAN
5987
N’es-tu pas Etranger ?

CARIN
5988
Non, je ne le suis pas.

MONTAN
5989
Qui s’offre pour un autre à subir le trépas,
5990
ne peut être sauvé Luy-même,
5991
et c’est de nôtre Loy l’ordonnance suprême.
5992
Mais quel est ton Païs ? Si je m’y connois bien,
5993
tu n’as ny l’air, ny le visage,
5994
ny les habits, ny le langage
5995
d’un veritable Arcadien.

CARIN
5996
Je le suis toutefois ; et bien plus, je suis Pere
5997
de celuy que le Ciel immole à sa colere.

MONTAN
5998
Toy, Pere de Mirtil ? ah ! quel est ton malheur !
5999
epargne toy cette douleur,
6000
et détourne tes yeux du lieu de son supplice ;
6001
ne viens pas per tes pleurs troubler le sacrifice.

CARIN
6002
Ha ! si vous estiez Pere !

MONTAN
6003
Apprens que je le suis,
6004
et que je n’ay qu’un Fils unique :
6005
mais j’en ferois pourtant la Victime publique,
6006
quand j’en devrois souffrir les plus cruels ennuis,
6007
un sacrificateur doit avoir l’ame forte,
6008
et digne du nom que je porte.

CARIN
6009
Que je le baise au moins avant que de mourir.

MONTAN
6010
Ne l’attens pas de moy, tu ne peux m’attendrir.

CARIN
6011
Quoy, tu ne répons rien à ce Pere qui t’aime ?
6012
N’as-tu point de pitié de ma douleur extrême ?

MIRTIL
6013
Eh ! de grace, mon Pere, arrêtez vos soûpirs,
6014
la mort est maintenant l’objet de mes desirs.

MONTAN
6015
Craignons la celeste vengeance,
6016
il vient de rompre de silence.

MIRTIL
6017
Qu’ay je fait, mal-heureux ?

MONTAN
6018
Ah ! ne balançons plus,
6019
tous les regrets sont superflus ?
6020
Reconduisez-le au Temple, afin qu’il renouvelle
6021
le vœu qu’il vient de faire en s’offrant à la mort.
6022
Ministres, à ce coup redoublez vôtre zele,
6023
[et faites] un nouvel effort ;
6024
ramenez ce Berger fidelle,
6025
et portez icy de nouveau
6026
du vin, du bitume, et de l’eau,
6027
déja le Soleil panche où le Destin l’appelle.

SCENE V

MONTAN, CARIN, DAMETE

MONTAN
6028
Ouy, je pardonne à ton amour ;
6029
car enfin si tu n’étois Pere,
6030
je t’aurois fait sentir en ce funeste jour
6031
les dangereux effets de ma juste colere.
6032
Sçais-tu point qui je suis, et que je tiens des Dieux
6033
le pouvoir qu’ils ont en ces lieux ?

CARIN
6034
On ne s’offense point des vœux et des prieres.

MONTAN
6035
Quoy, tu me dis encor des paroles si fiéres ?
6036
Sçais-tu que le courroux retenu dans le cœur,
6037
quand on nous pousse, éclate avec plus de fureur.

CARIN
6038
Quand la colere anime un genereux courage,
6039
elle ne produit point la fureur ny la rage ;
6040
c’est une noble ardeur que la raison conduit,
6041
qui nous pousse à la gloire, et que la gloire suit :
6042
mais ta Charge t’oblige à me faire justice ;
6043
plus ton pouvoir est grand, et plus tu me la dois ;
6044
je ne demande pas que tu me sois propice,
6045
sois juste seulement, et respecte les Loix ;
6046
Mirtil est Etranger.

MONTAN
6047
Quoy, n’est-tu pas son Pere ?
6048
Serois-tu maintenant à toy-même contraire ?

CARIN
6049
Il peut estre mon Fils, sans estre né de moy.

MONTAN
6050
L’extrême douleur qui te presse,
6051
et ta languissante vieillesse,
6052
t’ont fait perdre le sens, et triomphent de toy.

CARIN
6053
C’est un Fils de l’Amour, et non de la Nature.

MONTAN
6054
Si ce n’est pas ton Fils, pourquoy mal à propos
6055
viens-tu troubler nôtre repos ?
6056
Tu viens de faire aux Dieux une sensible injure.

CARIN
6057
Si mon sort ne peut t’affliger,
6058
et si tu ne veux pas m’entendre ;
6059
vous, Diane, écoutez ; Mirtil est Etranger,
6060
vous le sçavez, grands Dieux, on ne peut vous surprendre.

MONTAN
6061
L’as-tu donc acheté ? fut-il pris, ou trouvé ?
6062
En quel lieu fut-il élevé ?

CARIN
6063
On m’en fit un present, et ce fut en Elide ;
6064
celuy qui me l’offrit, l’avoit receu de moy.

MONTAN
6065
Tu n’as plus de raison pour guide,
6066
tu te troubles sans doute, et j’ay pitié de toy.

CARIN
6067
Prés d’un Myrthe touffu, dans une petite Isle,
6068
il fut entraîné par les Eaux ;
6069
je le nommay Mirtil, du nom des arbriseaux,
6070
qui dans ce jour fatal luy servirent d’azile :
6071
je le trouvay dans un Berceau,
6072
entouré d’écume et de mousse,
6073
avec une façon si douco,
6074
qu’on ne pût rien voir de plus beau.

MONTAN
6075
Que temps s’est écoulé depuis cette avanture.

CARIN
6076
Ce fut dans ce débordement,
6077
que fit dans la campagne un affreux changement,
6078
et qui de tous nos Champs ruina la culture.
6079
Quatre lustres encor ne sont pas écoulez
6080
depuis que nos guerets ont esté desolez.

MONTAN
6081
Quelle secrette horreur dans mo ame se glisse ?

CARIN
6082
Il ne peut resister à cette verité ;
6083
mais les esprits des Grands ont cette vanité,
6084
qu’on ne les voit jamais ceder à la Justice ;
6085
ils veulent en toute saison,
6086
ennemis de la resistance,
6087
que rien ne choque leur raison,
6088
comme rien ne combat leur suprême puissance.
6089
Il est persuadé de tout ce que j’ay dit ;
6090
mais il resiste encor, il ne veut pas se rendre,
6091
il ne sçait que répondre, et demeure interdit.

MONTAN
6092
Mais pourrois-tu bien reconnoître
6093
celuy qui te fit ce present ?

CARIN
6094
Oüy, s’il estoit icy present,
6095
et si je le voyois paroître ;
6096
il a les cheveux noirs, et les sourcils épais,
6097
la taille petite et grossiere ;
6098
son habit est rustique, ainsi que sa maniere.

MONTAN
6099
Venez icy, Bergers, avec tous mes Valets.

DAMETE
6100
Nous voicy.

MONTAN
6101
Carin, que t’en semble ?
6102
Poutras-tu démêler celuy qui luy ressemble ?

CARIN
6103
Celuy qui parle à vous, est ce même Berger
6104
dont je vous ay fait la peinture ;
6105
je reconnois son air, sa taille, et sa figure,
6106
et vingt ans ne l’ont pû changer.
6107
Pour moy depuis ce temps j’ay veu blanchir ma teste.

MONTAN
6108
Retirez-vous, Bergers ; et tou, Damete, arreste.
6109
Di-moy, connois-tu ce Vieillard ?

DAMETE
6110
Je croy l’avoit veu quelque part.

MONTAN
6111
Répons precisément à ce que je vay dire ;
6112
ne prétens pas me rien cacher.

DAMETE
6113
Bons Dieux ! quel embarras ! je souffre le martyre.

MONTAN
6114
Vingt ans se sont passez, lors que tu fus chercher
6115
dans les Païs qu’Alphee arrose de son onde,
6116
ce cher Fils qui fut emporté
6117
par ce débordement, dont la rapidité
6118
m’òta ce que j’avois de plus cher dans le Monde.
6119
Me dis-tu pas alors, je t’en prens à témoin,
6120
que tu l’avois cherché d’un inutile soin ?

DAMETE
6121
Il est vray, je le dis.

MONTAN
6122
Qu’as-tu fait en Elide ?
6123
Parle sans déguiser, et ne sois point timide.
6124
Quel Enfant a receu de toy
6125
ce Vieillard que tu vois paroître devant moy ?

DAMETE
6126
Quoy, depuis si long-temps ma fragile memoire
6127
peut-elle retenir le tissu d’une histoire ?

MONTAN
6128
Ce Vieillard en a bien gardé le souvenir,
6129
il vient de m’en entretenir.

DAMETE
6130
Il ne sçait ce qu’il dit, affoibly par son âge.

MONTAN
6131
Il te faut changer de langage ;
6132
rappelle ta memoire. Approchez, Etranger,
6133
connoissez-vous bien ce Berger ?

CARIN
6134
Ouÿ, c’est luy qui me fit ce present agréable,
6135
ce present qui me rend aujourd’huy miserable,
6136
et dont je ne pourray jamais me consoler,

DAMETE
6137
De quel present veux-tu parler ?

CARIN
6138
Te souviens-tu qu’un jour étant melancolique,
6139
pour avoir consulté Jupiter Olympique,
6140
tu fus dans ma maison, où tu vais au Berceau
6141
un enfant délicat et beau ?
6142
Tu m’en fis un present.

DAMETE
6143
Hé bien, que veux-tu dire ?

CARIN
6144
Je l’élevay comme mon Fils :
6145
helas ! cét Enfant que tu vis,
6146
et dont le triste sort fait que mon cœur soûpire,
6147
est celuy qu’on doit immoler
6148
par l’Arrest d’une Loy qu’on ne peut violer.

DAMETE
6149
O destin, que vôtre puissance
6150
trouve en nous peu de resistance.

MONTAN
6151
Il faut tout avoüer, et ne déguiser pas
6152
ce qui te coûteroit sans doute le trépas.
6153
Acheve d’éclaircir cét important mystere :
6154
de quel droict donnes tu ce qui n’est point à toy ?

DAMETE
6155
Mon Maître, c’est assez, de grace laissez-moy.

MONTAN
6156
Parle, ou tu vas sentir l’effet de ma colere.

DAMETE
6157
Si l’on eust ramené cét Enfant chez son Pere,
6158
il étoit en danger de mourir de sa main ;
6159
l’Oracle l’avoit dit, et je le crûs certain.

CARIN
6160
Ce qu’il dit est constant, je l’entendis moy-même.

MONTAN
6161
Ah ! que ma douleur est extrême !
6162
oüy, je n’en sçay que trop ; helas ! pourquoy les Dieux
6163
m’ont-ils fait si sçavant, ou bien si curieux ?
6164
Eclaircissement trop funeste,
6165
qui m’arrache du cœur tout l’espoir qui me reste.
6166
O Carin, que ton sort est bien moins rigoureux
6167
que celuy qui me rend aujourd’huy malheureux !
6168
ce Fils dont tu pleurois la funeste disgrace,
6169
est mon Fils ; je le pleure, et je suis à ta place ;
6170
je ressens toute ta douleur,
6171
et je suis accablé de ton propre malheur.
6172
O Fils infortuné, quelle est ton avanture !
6173
el quels sont les maux que j’endure ?
6174
Quoy, ne fus-tu sauvé d’un deluge soudain,
6175
que pour mourir icy de ma cruelle main ?

CARIN
6176
Mirtil est donc ton Fils ? helás ! quelle merveille !
6177
il n’est point arrivé d’avanture pareille.

MONTAN
6178
Lors que je te perdis, Mirtil, tu fus [s]auvé ;
6179
mais helas ! je te perds lors que je t’ay trouvé.

CARIN
6180
O Dieux ! qui gouvernez le monde,
6181
que vôtre sagesse est profonde !
6182
vous tenez en suspens un grand évenement,
6183
pour le faire éclater avec étonnement.
6184
Q’avez-vous resolu ? faut-il par ce présage
6185
esperer le repos, ou craindre les orages ?

MONTAN
6186
C’est l’effet de mon songe, et c’est l’effet trompeur
6187
qui m’a flatté d’un faux bon-heur ;
6188
c’est d’où vient cette horreur soudaine,
6189
qui m’a causé tantôt une si grande peine,
6190
qui m’a glacé le sang, quand le glaive à la main
6191
j’allois faire un coup inhumain.

CARIN
6192
Mais acheveras-tu ce sanglant sacrifice ?
6193
Ton Fils ne pourra-t’il éviter ce supplice ?
6194
Et luy donneras-tu la mort ?

MONTAN
6195
Nôtre Loy le commande, et l’exemple d’Aminte
6196
me reduit à ce triste sort,
6197
et me défend même la plainte.

CARIN
6198
A quoy me reduis-tu, fier et cruel Destin ?
6199
Mes maux n’auront-ils point de fin ?
6200
Faut-il que sur moy tu présides ?

MONTAN
6201
Le Ciel t’a voulu conserver
6202
pour voir en même temps deus Peres homicides :
6203
Carin, tu perds Mirtil, en pensant le sauver ;
6204
lors que tu veux montrer que tu nés pas son Pere.
6205
Moy par un accident nouveau,
6206
qui me fait ressentir la celeste colere,
6207
je retrouve mon Fils, et deviens son bourreau.

CARIN
6208
Grands Dieux, qui sçavez l’art de faire des miracles,
6209
est-ce là le bon-heur promis par vos Oracles ?
6210
Ah ! mon Fils, autrefois l’esperance et l’appuy
6211
de ma languissante vieillesse,
6212
faut-il que tu sois aujourd’huy
6213
tout le sujet de ma tristesse ?

MONTAN
6214
Carin, c’est à moy de pleurer ;
6215
c’est mon Fils que je perds, laisse-moy soûpirer.
6216
Dois-je appeler mon sang celuy qu’il faut reprandre ?
6217
D’une si dure Loy ne puis-je me défendre ?
6218
O Pere malheureux ! ô Fils infortuné !
6219
a quel sort es-tu condamné ?
6220
Quoy, l’onde pitoyable épargnera ta vie,
6221
afin que par ma main elle te soit ravie ?
6222
Dieux immortels, dont le pouvoir
6223
regle tout et fait tout mouvoir,
6224
a qui les Elements rendent obeïssance,
6225
quel crime ay-je commis depuis que je vous sers,
6226
pour attirer sur moy ce funeste revers
6227
qui me livre à vôtre vengeance ?
6228
Si je suis criminel, mon Fils est innocent.
6229
Jupiter, épargnez sa teste,
6230
et de vôtre bras tout-puissant
6231
faites tomber sur moy cette horrible tempeste.
6232
que si vous épargnez mes jours ;
6233
mon fer en tranchera le cours,
6234
et suivant la douleur dont mon ame est atteinte,
6235
je renouvelleray la triste mort d’Aminte ;
6236
je feray pour mo[urir] un genereux effort,
6237
avant que d’im[moler une] teste si chere ;
6238
le Fils verra mourir le Pere,
6239
afin qu’il vive par sa mort.
6240
Cours dons sans differer où la douleur t’appelle,
6241
chercher, chercher, Montan, un trépas glorieux :
6242
et vous, Divinitez des Enfers, ou des Cieux,
6243
qui me faites sentir une douleur mortelle,
6244
je me livre à vôtre fureur ;
6245
déjà le desespoir est maître de mon cœur :
6246
je ne connois point d’autre envie,
6247
que celle de finir ma miserable vie ;
6248
ce funeste desir occupe tous mes sens.

CARIN
6249
Ah ! que j’ay de pitié des maux que tu ressens !
6250
comme une lumiere excessive
6251
offusque une moindre clarté ;
6252
ainsi ta douleur est si vive,
6253
que la mienne luy cede, et j’en suis surmonté.

SCENE VI

TIRENE, MONTAN, CARIN

TIRENE
6254
Hate-toy, mon Enfant, et marche d’un pas ferme,
6255
afin que je ne bronche pas ;
6256
nous allons arriver au terme,
6257
je guide ton esprit, et tu guide mes pas ;
6258
méne-moy devant le grand Prestre,
6259
et quand nous y serront, arrête devant luy.

MONTAN
6260
Dieux ! que homme vois-je paroître ?
6261
Qu’a-t-il à me dire aujourd’huy ?
6262
D’où vient qu’on voit sortir le Prophete Tirene ?
6263
C’est quelque grand sujet sans doute qui l’améne.

CARIN
6264
Plaise aux Dieux qu’il t’annonce un extrême bonheur,
6265
et qu’il fasse cesser ta mortelle douleur !

MONTAN
6266
Quoy, tu quittes le Temple ? Eh ! par quelle avanture
6267
viens-tu nous annoncer quelque chose future ?

TIRENE
6268
Montan, je ne viens que pour toy,
6269
c’est toy seul que je cherche, et su sçauras pourquoy.

MONTAN
6270
Tu devois amener pour ce grand sacrifice
6271
la Victime qui doit rendre le Ciel propice.

TIRENE
6272
Ah ! que l’aveuglement du corps
6273
nous sert à découvrir les plus secrets ressorts !
6274
et nôtre ame en soy ramassée
6275
peut jusques dans les Cieux élever sa pensée :
6276
il ne faut pas legerement
6277
regarder icy bas un grand évenement,
6278
il faut en penetrer la cause :
6279
ce que l’on attribuë au Sort capricieux,
6280
où l’ignorance se repose,
6281
ne sçauroit arriver que par l’ordre des Dieux !
6282
les accidents nouveaux qui surprennent nos yeux,
6283
sont comme autant de voix secrettes,
6284
et de leurs volontez ce sont les interpretes :
6285
ce n’est point autrement qu’ils s’expliquent à nous,
6286
soit qu’ils soient appaisez, ou qu’ils soient en courroux ;
6287
et bien heureux celuy dont le cœur pur et sage
6288
entend ce celeste langage.
6289
Nicandre alloït venir, mais je l’ay retenu
6290
pour un nouveau prodige au Temple survenu ;
6291
et quand avec le tien en ce jour je l’assemble,
6292
l’esperance et la crainte ensemble,
6293
par un commun effort me viennent partager,
6294
mon esprit se confond, et ne sçait qu’en juger.

MONTAN
6295
Ce que tu n’entens point venerable Tirene,
6296
je l’entens, et c’est-là le sujet de ma peine :
6297
mais pour toy le Destin a-t’il rien de secret ?
6298
Ne penetres-tu pas l’avenir comme il est ?

TIRENE
6299
Le don de penetrer une chose future,
6300
est un present du Ciel, et non de la Nature ;
6301
nous ne devinons pas toûjours comme il nous plaist ;
6302
je sens bien que des Dieux la sage providence
6303
reserve dans son sein un secret d’importance ;
6304
un trouble en mon esprit commence à se former,
6305
je prevois quelque grand mystere,
6306
et je viens icy m’informer
6307
quel homme de Mirtil s’est declaré le Pere !

MONTAN
6308
Tu ne le connois que trop bien ;
6309
parmy tant de malheurs je déplore le sien.

TIRENE
6310
J’approuve ta pitié, mais que je l’entretienne.

MONTAN
6311
Quelle connoissance est la tienne ?
6312
Le Ciel te refuse aujourd’huy
6313
cette science prophetique :
6314
helas ! tu vois ce Pere, et tu parles à luy ;
6315
faut-il encor que je m’explique ?

TIRENE
6316
Toy, Pere de celuy qu’on destine à la mort ?
6317
De ce Berger incomparable ?

MONTAN
6318
Je suis le Pere miserable,
6319
de ce Fils malheureux dont je pleure le sort.

CARIN
6320
Ce que te dit Montan n’est que trop veritable.

TIRENE
6321
Qui me parle ?

CARIN
6322
C’est moy, qu’on croyoit étranger,
6323
et Pere de Mirtil, que l’on veut égorger.

TIRENE
6324
Mais ce n’est point ce Fils que la fureur de l’onde
6325
arracha de ton sein dans une nuit profonde ?

MONTAN
6326
C’est luy-même.

TIRENE
6327
Et par là tu te crois malheureux ?
6328
Sçache que tu vas estre au comble de tes vœux.
6329
Etrange aveuglement, dont les épais nuages
6330
cachent à nos esprits les celestes ouvrages !
6331
dans quelle obscurité vivons-nous icy bas,
6332
lors que le vray Soleil ne nous éclaire pas ?
6333
Miserables Mortels, quelle est nôtre insolence ?
6334
Quoy, nous sommes enflez d’un peu de connoissance ?
6335
Cét esprit qui peut voir l’avenir comme il est,
6336
et sans faire tort à personne,
6337
il nous l’ôte quand il luy plaît.
6338
Ton aveuglement est extrême,
6339
Montan, tes yeux sont ébloüis,
6340
rappelle ta raison, et reviens à toy-meme :
6341
que ton bon-heur est grand, si Mirtil est ton Fils !
6342
c’est ce jour qui te rend le plus heureux des Peres,
6343
et le plus favory des Dieux.
6344
Voilà le grand secret que me cachoient les Cieux,
6345
et le jour est venu qui finit nos miseres.
6346
Rappelle en ton esprit cét Oracle fameux
6347
par qui nous esperions un destin plus heureux,
6348
cét Oracle imprimé dans le fond de nos ames,
6349
que devoit accomplir l’Amour avec ses flâmes.
6350
Vous ne verrez jamais la fin de vos malheurs,
6351
que l’Amour n’ait uny deux cœurs.
6352
Le bon-heur sans pareil, que le Ciel nous envoye,
6353
m’empêche de parler, et j’en pleure de joye.
6354
Vous ne verrez jamais la fin de vos malheurs,
6355
que l’Amour n’ait uny deux cœurs,
6356
qui descendent tous deux d’une Race immortelle ;
6357
et qu’un Berger Fidelle et genereux
6358
n’ait reparé l’honneur d’une Femme infidelle,
6359
par la nobleardeur de ses feux.
6360
Quoy, Mirtil n’est-il pas de celeste origene,
6361
puis qu’il est sorty de ton sang ?
6362
Amarillis de même est de Race divine,
6363
et merite ce noble rang.
6364
Ces deux cœurs sont-ils pas unis par l’Amour même ?
6365
Et ce Dieu qui fait que l’on aime,
6366
n’a pas joint Silvio de ses aimables nœuds ;
6367
les parens l’ont voulu, sans qu’il fust amoureux :
6368
pour Mirtil l’Oracle s’explique.
6369
C’est le Berger Fidelle, et le Berger unique,
6370
qui depuis la cruelle mort
6371
dont Aminte borna son sort,
6372
s’est offert à mourir pour sauver sa Maîtresse ;
6373
l’outrage de Lucrine est enfin reparé,
6374
aujourd’huy nôtre malheur cesse,
6375
et pour nôtre repos le Ciel s’est declaré ;
6376
Mirtil a fait cesser les funestes présages,
6377
qui nous annonçoient les orages ;
6378
Diane est appaisée, et son ardent courroux
6379
n’éclatera plus contre nous.
6380
Il sort de la Caverne une odeur agreable,
6381
mille doux et charmans concerts
6382
se font entendre dans les Airs ;
6383
enfin tout nous est favorable.
6384
Dieux souverains qui m’écoutez,
6385
pour marquer ma reconnoissance,
6386
je revere à genoux vôtre haute puissance,
6387
vous estes les autheurs ne nos felicitez ;
6388
le Ciel m’a reservé pour ce jour de miracles,
6389
pour ce jour bien-heureux promis par les Oracles :
6390
j’ay vécu si long-temps, qu’aujourd’huy je renais
6391
pour joüir du bon-heur qui remplit nos souhaits.
6392
Ne perdons plus de temps, allons, l’heure nous presse ;
6393
releve-moy, mon Fils, et soûtiens ma foiblesse.

MONTAN
6394
Une soudaine joye occupe tous mes sens ;
6395
je ne sens pas ce que je sens.
6396
Quelle faveur le Ciel accorde à ma Patrie ;
6397
il n’est point icy bas de Terre si cherie,
6398
je suis sensible à ton bon-heur,
6399
et plus que mon Enfant tu me touches le cœur :
6400
charmante Verité, tu me parus en songe,
6401
mon esprit ne fut pas deceu par un mensonge.

TIRENE
6402
Mais après ces transports, Montan, qu’attendons-nous ?
6403
Le Ciel a calmé son courroux ;
6404
au lieu du Sacrifice achevons l’Hymnée,
6405
avant que de finir cette heureuse journée :
6406
Mirtil, Amarillis, ce beau couple d’Amans,
6407
dans le Temple aujourd’huy finiront leurs tourmens,
6408
c’est le Ciel qui le veut ; la resistance est vaine,
6409
ramene-moy, mon Fils ; et toy, Montan, suy-moy.

MONTAN
6410
Ne précipite rien ; attens, sage Tirene ;
6411
peut-elle, sans blesser la Loy,
6412
donner à Mirtil cette foy
6413
que Silvio receut de son obeïssance ?

CARIN
6414
Mirtil portoit ce nom dés sa plus tendre enfance,
6415
sous ce nom à Mirtil elle donna sa main.

MONTAN
6416
Je m’en souviens encore, ton discours est certain ;
6417
ce Fils qui me restoit eut le nom de son Frere,
6418
et ce nom me rendit sa perte moins amere.

TIRENE
6419
Ce point étoit douteux.

MONTAN
6420
Allons sans differer,
6421
Carin, allons au Temple, et cessons de pleurer :
6422
Mirtil en nous aura deux Peres,
6423
et tu vois en Montan un Frere plein d’amour.

CARIN
6424
J’amay toûjours Mirtil jusqu’à cét heureux jour
6425
où nous voyons la fin de toutes nos miseres :
6426
et je pretens l’aimer avec la même ardeur :
6427
mais si mon sort touche ton cœur,
6428
caresse cét Amy que j’aime,
6429
sans luy je ne puis vivre, et je me hais moy-même.

MONTAN
6430
Tu seras satisfait.

CARIN
6431
Grands Dieux, que vos desseins
6432
ont des routes bien differentes,
6433
de mille desirs incertains
6434
qui rendent nos ames flotantes !

SCENE VII

CORISQUE, LINCO

CORISQUE
6435
Cet insensible cœur est épris à son tour ;
6436
quoy, Silvio soûpire, et soûpire d’Amour ?
6437
Mais où portâtes-vous sa charmante Maîtresse ?

LINCO
6438
On fut chez Silvio soulager sa foiblesse ;
6439
sa Mere qui la vit en fut touchée au cœur,
6440
ses larmes firent voir sa joye et sa douleur ;
6441
elle voyoit son Fils sous l’amoureuse chaîne,
6442
et Dorinde faisoit le sujet de sa peine ;
6443
elle ne pouvoit voir ses souhaits accomplis,
6444
et pleuroit pour Dorinde et pour Amarillis.

CORISQUE
6445
Quoy donc, Amarillis ne voit plus la lumiere ?

LINCO
6446
Elle devoit borner aujourd’huy sa carriere :
6447
je vay chercher Montan pour flater son malheur ;
6448
Dorinde appaisera sa mortelle douleur.

CORISQUE
6449
Dorinde est encore vivante ?

LINCO
6450
Elle est encore en vie, et son ame est contente.

CORISQUE
6451
Il faloit que le coup ne fust pas dangereux.

LINCO
6452
Silvio la guerit dés qu’il fut amoureux.

CORISQUE
6453
Quel souverain remede a guery sa blessure ?

LINCO
6454
Ecoute le recit de toute l’avanture :
6455
nous étions assemblez, et pour la secourir
6456
châcun se preparoit à faire voir son zele ;
6457
mais elle ne voulut souffrir
6458
que la main du Berger qui soûpiroit pour elle :
6459
Silvio seul me doit guerir,
6460
sa main, dit-elle, m’a blessée :
6461
il ôte son habillement,
6462
et tâche à tirer doucement
6463
la fléche qu’il avoit lancée :
6464
mais ce qui nous desespera,
6465
cèst que malgré ses soins le fer y demeura.
6466
Elle sentit alors de cruelles atteintes,
6467
et poussant quelques douces plaintes,
6468
ses accens eussent pü ramollir un Rocher ;
6469
mais ce fer malheureux ne pouvoit s’arracher,
6470
il faloit à cette blessure
6471
faire avec d’autres fers une grande ouverture ;
6472
mais pour un si cruel dessein
6473
le cœur de Silvio secondoit mal sa main ;
6474
c’étoit pour un Amant un trop cruel office,
6475
et c’étoit luy donner un trop rude supplice.
6476
Amour, avec ces instrumens,
6477
n’a pas accoûtumé de guerir les Amans.
6478
Dorinde cependant montroit de la constance ;
6479
Silvio de son mal calmoit la violence,
6480
quand s’adressant au fer ; je feray mes efforts
6481
pour t’arracher, dit-il, de cét aimable corps ;
6482
cést moy qui suis l’autheur des maux que tu luy causes,
6483
aussi pour les guerir je [f]eray toutes choses.
6484
Le plaisir de la chasse a causé ce malheur,
6485
et je veux par la chasse arrester sa douleur.
6486
Oüy, je connois, dit-il, une herbe salutaire,
6487
des Animaux blessez le remede ordinaire :
6488
quand la Biche est blessée au flanc,
6489
cette herbe la guerit, en arrêtant son sang.
6490
C’est sur la Montagne prochaine
6491
que j’en iray cüeillir d’une course soudaine,
6492
il partit, et bien-tôt après,
6493
les herbes à la main, il se rendit auprés
6494
de celle qui faisoit sa peine ;
6495
et de ce qu’il portoit il fit un appareil
6496
avec quelque racine, et des grains de vervaine ;
6497
il l’applique, et l’effet se montra sans pareil.
6498
O prodige nouveau ! soudain la douleur cesse,
6499
et le fer doucement [s]uit la main qui le presse ;
6500
bien-tôt elle reprit sa premiere vigueur,
6501
et Silvio luy fit l’hommage de son cœur.

CORISQUE
6502
Que cette herbe est miraculeuse !
6503
et que l’avanture est heureuse !

LINCO
6504
Le reste se passa sans bruit
6505
sous les voiles secrets d’une agreable nuit :
6506
aprés mille peines diverses,
6507
elle goûte le fruit de toutes ses traverses.
6508
Ils sont jeunes tous deux, et tous deux amoureux,
6509
sous les loix de l’Amour parfaitement heureux :
6510
elle ne reçoit plus de cruelles blessures,
6511
toutes ses delices sont pures ;
6512
le Berger a quitté la Chasse et les Forêts,
6513
et goûte ce qu’Amour a de plaisirs secrets.

CORISQUE
6514
Je voy bien que l’Amour regne encor sur ton ame,
6515
et le temps ne sçauroit en éteindre la flâme.

LINCO
6516
Il est vray que l’Amour occupe tous mes sens :
6517
mais mon áge avancé rend mes vœux impuissans.

CORISQUE
6518
Aprés la mort de ma Rivale,
6519
si je puis voir Mirtil, ma joye est sans égale.

SCENE VIII

ERGASTE, CORISQUE

ERGASTE
6520
Bien-heureuse journée, agréable sejour,
6521
que le Ciel embellit en faveur de l’Amour.

CORISQUE
6522
Mais Ergaste paroît, il augmente ma joye,
6523
je croy que le Ciel me l’envoye.

ERGASTE
6524
Qu’aujourd’huy l’Air, le Feu, l’Eau, la Terre, Cieux,
6525
paroissent plus rians et plus doux en ces lieux ;
6526
que l’Enfer en ce jour n’use pas d ses gênes,
6527
et que des criminels il suspende les peines.

CORISQUE
6528
D’où luy naissent tous les transports
6529
qu’il fait éclater au dehors ?

ERGASTE
6530
Agréables Forests, si d’un triste murmure
6531
vous avez receu nos soûpirs ;
6532
dans une si douce avanture,
6533
changez en voix tous vos Zephirs,
6534
et de ces deux Amans chantez les doux plaisirs.

CORISQUE
6535
Dorinde et Silvio, parleur doux Hymenée,
6536
l’obligent à chanter cette heureuse journée ;
6537
la joye est la plus forte, et la source des pleurs
6538
en peu de temps se seche au milieu des douleurs :
6539
la mort d’Amarillis ne touche plus personne,
6540
et la voix de l’Hymen dans tous ces lieux resonne,
6541
aussi pourquoy tant t’affliger ?
6542
La vie a tant de maux, quil les faut soulager.
6543
Où vas tu si content ? et qu’as-tu dans la teste ?
6544
Je me doute qu’Ergaste à des Nopces s’appreste.

ERGASTE
6545
Il est vray, tu l’as dit ; as-tu veu deux Amans
6546
avec plus de bon-heur finir tous leurs tourmens ?

CORISQUE
6547
Linco m’avoit tout dit, et j’en suis soulagée ;
6548
le sort d’Amarillis m’avoit fort affligée,
6549
sa mort m’avoit touché le cœur.

ERGASTE
6550
La mort d’Amarillis ! ha ! quelle est ton erreur ?

CORISQUE
6551
Amarillis est-elle en vie ?

ERGASTE
6552
Elle vit, elle est belle, et sou ame ravie
6553
dans les bras de l’Hymen va goûter les plaisirs
6554
que luy font esperer tous ses justes desirs.

CORISQUE
6555
Elle ne fut donc pas à la mort condamnée ?

ERGASTE
6556
On vit bien-tôt après sa vertu couronnée.

CORISQUE
6557
Ergaste, tu te ris de moy.

ERGASTE
6558
Ils viennent maintenant de se donner la foy ;
6559
tu les verras passer, ces deux Amans fidelles,
6560
ils s’en vont chez Montan pour finir leurs travaux,
6561
et cueillir le doux fruit de leurs peines cruelles,
6562
aprés avoir souffert un deluge de maux ;
6563
la joye en est publique, et le Temple résonne
6564
de mille et mille voix qu’on pousse dans les Airs :
6565
tout le monde les environne,
6566
ils reçoivent tous deux mille éloges divers :
6567
l’un vante du Berger la constance admirable,
6568
et l’autre vante Amarillis :
6569
l’un s’attache à son teint de Roses et de Lys,
6570
et l’autre dit tout haut qu’elle est incomparable :
6571
enfin les Plaines et les Monts
6572
prennent part à la joye, et redisent leurs noms.
6573
Ah ! que ce Berger a de gloire !
6574
et qu’il merite bien de vivre dans l’Histoire !
6575
qu’il est doux, sur le poinct de souffrir le trépas,
6576
de se trouver entre les bras
6577
de celle qu’on sauvoit, en exposant sa vie !
6578
entre deux jeunes cœurs qui sçavent bien aimer,
6579
d’un si parfait plaisir le rencontre est suivie :
6580
qu’on l’affoiblit toûjours quand on veut l’exprimer ;
6581
mais pour Amarillis montre un peu plus de joye.

CORISQUE
6582
J’en ay beaucoup aussi.

ERGASTE
6583
Fay donc que je la voye.
6584
Ah ! Corisque, si de tes yeux
6585
tu pouvois avoir veu le gage précieux,
6586
qu’en se donnant la main Mirtil a receu d’elle,
6587
ton ame sentiroit une douceur nouvelle ;
6588
s’il receut ou donna ce baiser plein d’appas,
6589
quand j’en voudrois parler, je ne le pourrois pas ;
6590
la Nature, ny l’Art, Maîtres de toutes choses,
6591
ne font pas de si belles roses
6592
que celles qu’on voyoit éclater sur le teint
6593
de cette Beauté sans pareille.
6594
Sur un si noble champ la pudeur avoit peint
6595
ce vif éclat qui rend la rose si vermeille ;
6596
d’un air et modeste et charmant
6597
elle sembla d’abord refuser son Amant,
6598
pour rendre le baiser encor plus agréable,
6599
feignant d’être moins favorable.
6600
Mirtil la poursuivit, et l’on ne pût juger
6601
s’il fut donné par elle, ou pris par le Berger :
6602
faisant semblant de se defendre,
6603
elle êtoit aise de se rendre ;
6604
sa pudeur se couvroit d’un refus obligeant,
6605
son air êtoit modeste, il êtoit engageant,
6606
en vain elle opposoit sa foible resistance ;
6607
en refusant elle accordoit
6608
ce que Mirtil luy demandoit,
6609
comme un gage de sa constance ;
6610
sa fuite irritoit ses desirs,
6611
et cette pudeur nonchalante
6612
sembloit luy preparer mille nouveaux plaisirs
6613
dont elle paya son attente.
6614
Ah ! que ce souvenir a de charmes secrets !
6615
que ce baiser fut doux ! et qu’on y vid d’attraits !
6616
cette idée a remply mon ame,
6617
et je veux dés ce jour me choisir une Femme ;
6618
tout le reste n’est rien qu’un foible ameusement,
6619
on n’a point de plaisir, si ce n’est en aimant.

CORISQUE
6620
S’il dit la verité, ma douleur est extrême,
6621
a moins que mon esprit ne revienne à luy-même.

SCENE IX

CHOEUR DE BERGERS, CORISQUE, AMARILLIS, MIRTIL

CHOEUR DE BERGERS
6622
Vien seconder, Hymen, et nos chants et nos vœux,
6623
et par de doux liens rend ces Amans heureux.

CORISQUE
6624
Voilà quel est le fruit de ma noire malice,
6625
et je suis aujourd’huy digne de ce supplice.
6626
Pensers vains et pernicieux,
6627
qui m’avez fait tramer la mort d’une innocente,
6628
je reconnois ma faute ; enfin j’ouvre les yeux,
6629
vous m’aviez inspiré cette ardeur violente.

CHOEUR DE BERGERS
6630
Vien seconder, Hymen, et nos chants et nos vœux,
6631
et par tes doux liens rends ces Amans heureux.
6632
Trop aimable Berger, voy le fruit de tes larmes,
6633
de tes soins et de tes alarmes ;
6634
tout s’opposoit à ton bon-heur ;
6635
ton destin malheureux, la Mort, le Ciel, la Terre,
6636
etoient les ennemis du repos de ton cœur,
6637
et t’avoient declaré la guerre :
6638
tu viens à bout de tout par ta fidelité,
6639
tu recueilles le fruit de ta perseverance,
6640
et ce miracle de beauté
6641
est de tes longs travaux la juste recompense.
6642
Regarde ce beau sein, ces belles mains, ces yeux,
6643
tout cela rend ton sort égal au sort des Dieux,
6644
et dans ce grand bon-heur tu gardes le silence ?

MIRTIL
6645
Les grandes passions empêchent de parles ;
6646
et quand une joye est parfaite,
6647
le cœur ne la peut étaler,
6648
et l’on s’explique mieux quand la langue est mu[…]tte.
6649
Je ne sçay si je vis parmy tant de transports,
6650
si je veille, ou bien si je dors :
6651
il faut parler à cette Belle,
6652
qui connoît tous mes sentimens,
6653
et comme mon cœur vit en elle,
6654
elle en sçait mieux que moy les secrets mouvemens.

CORISQUE
6655
Vains omemens du corps, trop funeste parure,
6656
marques d’une longue imposture,
6657
si vous m’avez servy pour captiver ses cœurs,
6658
vous serez le sujet de mes justes douleurs.
6659
Mais, qu’attens-tu, Corisque, à demander ta grace ?
6660
Par un vray repentir une faute s’efface.
6661
Amans que le Ciel rend heureux,
6662
puis que rien ne s’oppose au bonheur de vos feux,
6663
il est temps que je cede à vôtre amour extrème.
6664
Possede, Amarillis, un fidelle Berger,
6665
que j’ay voulu faire changer,
6666
et me l’acquerir à moy-même.
6667
Mirtil, tes vœux sont accomplis,
6668
possede avec plaisir ta chere Amarillis,
6669
elle est vertueuse, elle est belle,
6670
et digne de l’ardeur que tu sentois pour elle.
6671
Avant que de laisser éclater ton courroux,
6672
regarde, Amarillis, les yeux de ton Epoux,
6673
tu trouverassur son visage
6674
une pressante excuse à mes emportemens :
6675
en faveur de l’Amour, à qui tu dois ce gage,
6676
etouffe tes ressentimens.

AMARILLIS
6677
Oiiy, Corisque, je te pardonne,
6678
je perds le souvenir de ce que tu m’as fait ;
6679
et quand de tes desseins je regarde l’effet,
6680
a mille doux transports mon ame s’abandonne.
6681
Quand le fer et le feu nous donnent du secours,
6682
quelque douleur qu’on sente, on les aime toûjours ;
6683
la trahison me plait, j’aime tes artifices,
6684
ce sont les instrumens de nos cheres delices :
6685
viens-te réjoüir avec nous.

CORISQUE
6686
[Le] pardon que j’ob[tient] me fait un sort bien doux.

MIRTIL
6687
Et moy je te pardonne avec la même joye.
6688
Mais pourquoy retarder nôtre felicité ?

CORISQUE
6689
Vivez, heureux Amans, goûtez en liberté
6690
le bon-heur sans pareil que le Ciel vous envoye.

CHOEUR DE BERGERS
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Vien seconder, Hymen, et nos chants et nos voeux,
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et par de doux liens rend ces Amans heureux.

SCENE X ET DERNIERE

MIRTIL, AMARILLIS, CHOEUR DE BERGERS

MIRTIL
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Quel malheureux Destin s’oppose à mes desirs ?
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Pourquoy dois-je languir au milieu des plaisirs ?
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Faut-il encor qu’une importune,
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aprés tant de retardemens,
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arreste tout d’un coup le cours de ma fortune,
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quand je suis sur le poinct de finir mes tourmens ?

AMARILLIS
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Ne peux-tu moderer les transports de ton ame ?

MIRTIL
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Précieux objet de ma flâme,
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on est mal asseuré quand on tient un trésor :
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l’avois tant d’ennemis, que j’apprehende encor ;
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il faut que ton amour asseure ma conqueste,
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et je ne craindray point les coups de la tempeste ;
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tout me paroît un songe en l’êtat où je suis ;
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je crains que ce beau songe passe,
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et qu’une funeste disgrace
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me replonge dans mes ennuis.
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Si des traits de l’amour tu ressens les atteintes,
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avance mon bon-heur, et dissipe mes craintes.

CHOEUR DE BERGERS
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Agréable Divinité,
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qui présides à l’Hymenée,
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viens de ces deux Amans unir la destinée,
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acheve leur felicité.

FIN