PREMIER TABLEAU
La salle d’audience à Amalfi, au palais de la Duchesse.
ANTONIO ET DELIO
DELIO
Soyez le bienvenu dans votre patrie, cher Antonio; après votre long séjour en France, vous nous revenez, français en tout point, de façons et de costume. Que pensez-vous de la France?
ANTONIO
Je l’admire. S’efforçant à rétablir l’ordre dans son Etat et chez son peuple, ce roi de sagesse commence par sa maison; et d’abord, il délivre son royal palis de sycophantes adulateurs, d’être infâmes et dépravés; il appelle cela d’un mot charmant, l’œuvre maîtresse du Maître, de Dieu. Il estime à bon droit que la cour d’un prince ressemble à une fontaine d’où perpétuellement devraient couler pour tous de purs filets de cristal; si par malheur quelque coupable exemple l’empoisonne à sa source, mort et maladies s’épandent par toute la terre. Et qui donc rend ce gouvernement béni du ciel, si ce n’est un sage et prévoyant Conseil qui ose toute franc avertir le roi de pour présomptueux d’instruire les princes de ce qu’il leur faut prévoir. – Voici venir Bosola, la seule goutte de fiel à la cour; je note pourtant que ses sarcasmes, ce n’est pas le pur amour du devoir qui les inspire; en vérité, il ne bave que sur les choses qu’il n’a point et désir; et serait aussi paillard, cupide ou hautain, aussi cruel et haineux que quiconque, si l’occasion lui en était offert. – Mais voici Le Cardinal.
(Entrent le Cardinal et Bosola.)
BOSOLA
Je vous suis comme votre ombre.
BOSOLA
Je vous ai rendu assez de services pour ne pas être à ce point oublié. Siècle misérable où tout le salaire d’une bonne action est d’avoir bien agi.
LE CARDINAL
Vous exagérez votre mérite.
BOSOLA
C’est pour vous avoir servi que je suis descendu aux galères; et là deux années durant, j’ai porté en guise de chemise, deux serviettes avec un noeud sur l’épaule, à la manière d’un manteau romain. Abandonné ainsi! Je veux faire fortune surtout par les temps de froidure; pourquoi ne m’engraisserais-je par ces jours de canicule?
LE CARDINAL
Ah! Si vous pouviez devenir honnête homme!
BOSOLA
Avec toute votre théologie guidez-moi sur la bonne route. J’en ai connu plusieurs qui ont voyagé bien loin pour la trouver et sont revenus pourtant aussi fieffés coquins qu’ils étaient partis; cela parce qu’ils se portaient eux-mêmes sur la route avec eux.
(Le Cardinal sort.) Déjà parti? D’aucuns dit-on, sont posséder Satan et de le damner davantage.
ANTONIO
(s’approchant) Il t’a refusé quelque requête?
BOSOLA
Lui et son frère ressemblent à ces pruniers penchés, tout tordus sur des étangs; ils sont beaux et croulant sous les fruits, mais seuls les corbeaux, les pies et les chenilles peuvent s’en nourrir. Ah! Si j’étais de leurs flatteurs complaisants, je me prendrais à leur oreille comme une sangsue et je n’en retombais que plein. Je vous prie, laissez-moi. Qui pourrait compter sur ces métiers misérables de vassal, toujours dans l’attente d’un avancement demain? Quel être eut plus maigre pitance affreuse que celui qui espérait toujours sa grâce? On récompense des faucons et des chiens après leurs services; mais pour le soldat qui risqué ses membres à la bataille, rien à espérer qu’un sorte de soutien géométrique?
DELIO
De soutien géométrique?
BOSOLA
Oui-dà, il n’a plus qu’à se suspendre dans une belle paire d’écharpes, et comme escarpolette suprême, qu’à se balancer sur une honorable paire de béquilles d’hôpital en hôpital. Dieu vous garde, Messire; et ne nous méprisez point trop; car les places à la cour ne sont guère que des lits à l’hôpital, où la tête de l’un est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, toujours de plus en plus bas.
(Il sort.)
DELIO
J’ai appris que ce gaillard-là a fait sept ans aux galères pour meurtre notoire; on a pensé que le cardinal avait suborné le meurtrier; il fut relâche par le général français, Gaston de Foix, lorsqu’il reprit Naples.
ANTONIO
C’est grand pitié qu’il soit ainsi oublié: j’ai oui dire qu’il est très vaillant. Cette humeur noire va empoisonner le bon qui reste en lui; car, je vous le dis, si l’on peut soutenir qu’un excès de sommeil est la rouille intérieure de l’âme, il s’ensuit que l’inaction forcé engendre de sombres déplaisirs, et grandissant renfermés, ceux-ci font des ravages comme des mites dans les habits qu’on ne porte plus.
DELIO
La salle d’honneur commence à se remplir; vous m’avez promis de me confier le caractère de certains de nos grands courtisans.
ANTONIO
Celui de Monseigneur le Cardinal et d’autres qui passent actuellement à la cour? Volontiers. Voici le grand duc de Calabre qui entre.
FERDINAND, CASTRUCCIO, SILVIO, RODERIGO, GRISOLAN et la Suite.
FERDINAND
Qui l’emporta au jeu de bagues?
SILVIO
Antonio Bologna, Monseigneur.
FERDINAND
Oui, le Grand Intendant de la maison de notre sœur, la duchesse: qu’on lui remette ce joyau. – Quand donc quitterons-nous l’activité factice de ces jeux pour des actions sérieuses?
CASTRUCCIO
Il me semble, Monseigneur, que vous ne devriez point désir aller en personne à la guerre.
FERDINAND
Voyons, soyons un peu sérieux. Pourquoi donc, Messire?
CASTRUCCIO
Il sied à un soldat de s’élever à un rang princier, mais pas nécessairement à un prince de redescendre au rang de capitaine.
CASTRUCCIO
Non, Monseigneur; il ferait bien mieux de faire la guerre par procuration.
FERDINAND
Mais alors ne ferait-il pas aussi bien de dormir et de dîner par procuration? Ce serait le débarrasser de besognes vaines, grossières et basses, tandis que l’autre chose lui enlèverait un peu de son honneur.
CASTRUCCIO
Croyez en mon expérience, ce royaume-là n’est guère en paix, qui a pour chef un soldat.
FERDINAND
Tu m’as conté un jour que ta femme ne pouvait souffrir la guerre.
CASTRUCCIO
C’est exact, Monseigneur.
FERDINAND
Et tu m’as aussi rapport une plaisanterie qu’elle lança à propos d’un capitaine qu’elle vit couvert de plaies: Je l’ai oubliée.
CASTRUCCIO
Elle lui dit. Monseigneur, qu’il n’était qu’un pauvre hère, de dormir ainsi que les enfants d’Ismaël sous la toile.
FERDINAND
Eh mais, elle a de l’esprit à ruiner tous les chirurgiens de la ville: quand tous les braves se querelleraient, dégaineraient prêts à se pourfendre, elle trouverait des raisonnements pour leur faire rentrer l’épée au fourreau.
CASTRUCCIO
Elle le ferait, certes, Monseigneur. – Que pensez-vous de mon genet d’Espagne?
RODERIGO
Il est tout feu.
FERDINAND
Je suis de l’avis de Pline, je crois que c’est le vent qui l’a engendré: il court comme s’il était lesté de vif-argent.
SILVIO
C’est certain. Monseigneur: il fait prestement volte-face dans le tournoi.
FERDINAND
Pourquoi riez-vous? Il me semble que vous, en bons courtisans, vous devriez être d’amadou et ne prendre feu que quand je vous enflamme, c’est-à-dire ne rire que si je ris, quelle que soit la drôlerie du sujet.
CASTRUCCIO
C’est vrai. Monseigneur; j’ai pour ma part entendu d’excellentes plaisanteries, et j’ai dédaigné d’avoir l’esprit assez sot pour les comprendre.
FERDINAND
Mais moi je sais rire de votre bouffon.
CASTRUCCIO
Il ne sait pas parler, vous le savez, mais il fait des grimaces: ma femme ne peut le souffrir.
CASTRUCCIO
Ni supporter d’être en joyeuse compagnie car dit-elle, trop rire et parler à trop de monde, lui plisse le visage de trop de rides.
FERDINAND
Je lui ferais faire alors un instrument de précision exprès pour sa figure, afin qu’elle ne pût rire que dans certaines limites. − J’irai sous peu. Seigneur Silvio, vous rendre visite à Milan.
SILVIO
Votre Grâce y sera la toute bienvenue.
FERDINAND
Vous êtes en équitation passé maître, Antonio; vous avez en France d’excellents cavaliers: votre avis sur l’art du cheval?
ANTONIO
Que c’est un art noble entre tous. Monseigneur; de même que des flancs du cheval des Grecs, on vit sortir des princes illustres, ainsi d’une belle maîtrise en équitation naissent les premières étincelles d’une intrépidité grandissante qui élève le cœur aux nobles actions.
FERDINAND
Voilà qui est parlé dignement.
SILVIO
Voici venir Monseigneur le Cardinal, votre frère et votre sœur la Duchesse.
LE CARDINAL, LA DUCHESSE, CARIOLA et JULIA
LE CARDINAL
Les galères sont-elles là?
GRISOLAN
Oui, Monseigneur.
FERDINAND
Voici le seigneur Silvio qui est venu prendre congé.
DELIO
(à Antonio) Vous savez, Monsieur, ce que vous m’avez promis: Qui est ce cardinal? J’entends quel est son caractère? On dit que c’est un bon vivant, qu’il vous joue ses cinq mille couronnes à la paume, qu’il danse, fait la cour aux dames et qu’on l’a vu se battre en combat singulier.
ANTONIO
Ce sont là des traits brillants qui ne le peignent qu’à la surface; mais pénétrons plus avant, voici le fond du personnage: c’est un homme d’église à l’humeur sombre: le printemps qui fleurit son visage ne sait engendrer que des crapauds; si par malheur il jalouse un homme, il lui inflige plus d’épreuves qu’on n’imposa de travaux à Hercule, car il sème sur sa route des sycophantes, des rufians, des espions et des athées et mille autres monstrueux Intrigants, Il aurait dû être pape; mais au lieu de s’élever à la papauté par les nobles voies primitives de l’Eglise, il acheta les gens avec tant d’effronterie et d’impudente largesse qu’il semblait vouloir l’emporter à l’insu de Dieu. Il a fait quelque bien quand même...
DELIO
Vous m’en dites assez sur son compte. Et son frère?
ANTONIO
Le duc que voilà? Nature perverse et turbulente: ce qui paraît en lui belle humeur n’est qu’apparence; s’il rit de bon cœur, c’est pour tourner en ridicule tout ce qui est honnête.
ANTONIO
Leurs âmes sont jumelles. Il parle par la langue des autres et il écoute les requêtes avec les oreilles d’autrui; au tribunal il fait mine de sommeiller pour mieux empêtrer les délinquants dans leurs réponses; il vous condamne des gens à mort sur une délation et vous récompense sur un on-dit.
DELIO
Ainsi la loi est pour lui ce qu’est pour l’araignée sa toile sombre et répugnante; il en fait sa demeure et une prison aussi pour y empêtrer ceux dont il veut se repaître.
ANTONIO
C’est cela. Jamais il ne paie ses dettes à moins que ce ne soit le salaire de quelque canaillerie: ces dettes-là, il ne les renie jamais. Enfin pour ce qui est de son frère le Cardinal, ses plus grands flatteurs disent que des oracles! Coulent de ses lèvres et je les crois en vérité, car c’est le j démon qui parle pour lui. Mais si l’on songe à leur sœur, la très noble duchesse, vos yeux ne se sont jamais posés sur trois médailles portant des effigies semblables et de métal plus différent. Quand elle s’exprime vous sentez un tel ravissement que vous ne commencez à vous attrister que lorsqu’elle cesse de parler; et Ton souhaite, émerveillé, qu’elle considère que discourir n’est point tant une vanité, et point tant une pénitence pour vous de l’ouïr. Tout en causant, elle vous jette un regard de tant de douceur, qu’un homme perclus de paralysie se redresserait pour danser la gaillarde et deviendrait éperdument épris de ce doux visage. Mais dans ce regard parle aussi une si divine pudeur qu’elle fait taire toute espérance orgueilleuse et lascive. Ses jours ont une telle accoutumance de la noble vertu que bien sûr ses nuits, que dis-je? Ses sommeils mêmes, sont plus près du ciel que l’âme des autres femmes après l’absolution. Que toutes les belles brisent leur miroir flatteur et ne se parent qu’en l’imitant.
DELIO
Fi, Antonio, c’est un ouvrage de filigrane que vos louanges...
ANTONIO
Je vais remettre le portrait dans son écrin; j’ajoute seulement ceci; voici l’épitomé de ses mérites divers: elle ternit l’éclat du passé, elle illumine tout l’avenir.
CARIOLA
(à ANTONIO) Vous devrez être aux ordres de la duchesse dans la galerie, d’ici environ une demi-heure.
(ANTONIO et DELIO sortent.)
FERDINAND
Ma sœur, j’ai une requête à vous adresser.
LA DUCHESSE
A moi, mon frère?
FERDINAND
Il y a céans un gentilhomme Daniel de Bosola, qui fut jadis sur les galères.
LA DUCHESSE
Oui, je le connais.
FERDINAND
C’est un garçon digne d’intérêt; si vous le permettez, je demanderai pour lui la surintendance de vos écuries.
LA DUCHESSE
Il suffit que vous le connaissiez et le recommandiez pour que je lui accorde cette faveur.
FERDINAND
(à un gentilhomme de la suite) Dites-lui de venir ici. − Nous allons donc nous quitter. Bon seigneur Silvio, recommandez-nous au souvenir de tous nos nobles amis qui sont au camp.
SILVIO
Je n’y manquerai point, Monseigneur.
FERDINAND
Vous partez pour Milan?
LA DUCHESSE
Qu’on fasse avancer les carrosses. Nous vous accompagnerons jusqu’au port.
(Tous se retirent, sauf LE CARDINAL et FERDINAND.)
LE CARDINAL
Ne manquez point de vous servir de ce Bosola pour votre service d’espionnage. Je ne veux point paraître en cette affaire; et c’est pourquoi je l’ai mainte fois éconduit, alors qu’il intriguait comme ce matin pour se pousser dans quelque emploi.
FERDINAND
Antonio, le grand intendant de la duchesse, paraissait plus désigné...
LE CARDINAL
Vous vous trompez sur lui; sa nature est trop honnête pour semblable besogne. Voici Bosola; je vous quitte.
(Il sort.)
(Bosola entre.)
BOSOLA
Je réponds à votre appel.
FERDINAND
Mon frère, le Cardinal n’a jamais pu vous souffrir.
BOSOLA
Surtout depuis le jour où il m’a été redevable, Ferdinand. − Peut-être certains traits fuyants de votre figure vous ont rendu suspect à ses yeux.
FERDINAND
Peut-être certains traits fuyants de votre figure vous ont rendu suspect à ses yeux.
BOSOLA
A-t-il fait quelque étude dans la physiognomonie? Il ne faut pas accorder plus de crédit aux traits du visage qu’à l’urine d’un malade; aussi appelle-t-on celle-ci la garse du médecin parce qu’elle le trompe souvent. Il m’a suspecté bien à tort.
FERDINAND
Il faut accorder aux grands le temps de réfléchir. C’est grâce à notre méfiance qu’il est rare qu’on nous dupe. Vous voyez que c’est à force de secouer le cèdre qu’il s’enracine plus puissamment.
BOSOLA
Prenez-y garde cependant; car soupçonner un ami injustement le conduit vite à vous soupçonner vous-même et l’incite à vous tromper.
BOSOLA
Fort bien; qu’est-ce qui va suivre? De telles pluies ne tombent jamais sans coup de tonnerre en queue d’orage: à qui faut-il donc couper la gorge?
FERDINAND
Vous êtes si enclin à verser le sang que votre imagination court la poste avant que j’aie l’occasion d’user de vous. Je vous fais ce don pour que vous restiez dans ce palais à épier La Duchesse, à noter tous les détails de sa conduite, à savoir quels prétendants aspirent à sa main et ceux qu’elle préfère à tous. C’est une jeune veuve; je ne veux point qu’elle se remarie.
FERDINAND
Ne m’en demandez pas la raison; qu’il vous suffise de savoir que je ne veux pas.
BOSOLA
Vous voudriez, semble-t-il, faire de moi l’un de vos génies familiers.
FERDINAND
Un génie familier! Qu’est-ce à dire?
BOSOLA
Eh bien, un de ces étranges démons invisibles, bien qu’en chair et en os, un délateur.
FERDINAND
Oui, que tu deviennes un de ces êtres prospères, voilà ce que je souhaite pour toi; et sous peu, tu pourras ainsi t’élever plus haut.
BOSOLA
Reprenez ces pièces diaboliques que l’Enfer appelle des angelots. Ces dons maudits feraient de vous un corrupteur, de moi un traître éhonté; si je les prenais, elles me conduiraient à la damnation.
FERDINAND
Monsieur, je ne vous enlèverai rien de ce que je vous ai dorme; voici une place que je vous ai procurée ce matin même, la surintendance des écuries. L’avez-vous su?
FERDINAND
Elle est à vous; cela ne vaut-il pas un merci?
BOSOLA
J’aimerais mieux que vous vous maudissiez à présent, plutôt que votre générosité (qui fait vraiment la noblesse des âmes) fît jamais de moi un misérable. Oh! Pourquoi faut-il, si je ne veux payer d’ingratitude votre bonté d’aujourd’hui, que je doive faire tout le mal qu’il est possible d’inventer! Voilà comment le démon couvre de sucre tous nos crimes; et ce que le ciel nomme vilenie, il l’appelle, lui, une perfection.
FERDINAND
Soyez vous-même; conservez cet air chagrin dont se revêt votre mélancolie; elle exprimera votre bile contre ceux qui sont au-dessus de vous, mais que vous ne cherchez point à atteindre; cela vous permettra d’avoir accès dans certains appartements privés, où vous pourrez, en habile marmotte...
BOSOLA
Oui, j’en ai vu comme cela dîner à la table d’un grand, qui semblaient assoupis et n’avaient point l’air de suivre ce qu’on disait; et pourtant ces coquins lui ont tranché la gorge comme en rêve. Alors, ma place, dites-vous, c’est la surintendance des écuries? Dites donc que c’est sur le fumier des chevaux que grandira ma corruption: je suis votre créature.
BOSOLA
(à part) Que les gens de bien, par de bonnes actions, convoitent bonne renommée; allez, les places et les richesses sont souvent le prix de l’infamie; − il arrive parfois au diable de prêcher.
(Il sort.)
LA DUCHESSE LE CARDINAL et CARIOLA.
LE CARDINAL
Il faut que nous vous quittions; que votre propre sagesse vous serve désormais de guide.
FERDINAND
Vous êtes veuve; vous n’ignorez plus ce que c’est qu’un homme; ne laissez donc point la jeunesse, le haut rang, l’éloquence...
LE CARDINAL
Non, ni qui que ce soit que n’accompagne l’honneur, avoir quelque empire sur votre noble sang.
FERDINAND
Pardieu! Ce sont les natures lascives qui se marient deux fois.
FERDINAND
Elles ont le foie plus taché que les brebis de Laban.
LA DUCHESSE
Ce sont pourtant, dit-on, les diamants qui passèrent le plus entre les mains des joailliers, qui ont le plus de valeur.
FERDINAND
A ce compte ce seraient les catins qui auraient le plus de prix.
LA DUCHESSE
Voulez-vous bien m’écouter? Jamais je ne me remarierai.
LE CARDINAL
Voilà ce que disent la plupart des veuves, mais leur résolution en général ne dure guère plus qu’il ne faut au sable du sablier pour s’écouler; elle finit dès la fin de l’oraison funèbre.
FERDINAND
Maintenant écoutez-moi: Vous habitez ici à la Cour comme en un gras pâturage: il y tombe une sorte de manne qui est mortelle; elle peut empoisonner votre honneur, prenez-y garde; ne soyez pas à double face, eau: celles dont le visage dément le cœur, deviennent possédées du démon avant vingt ans et donnent le sein au diable.
LA DUCHESSE
Voilà des conseils terribles.
FERDINAND
L’hypocrisie est tissée d’un fil plus fin, plus subtil que le filet de Vulcain; cependant, croyez-le, vos actions cachées dans l’ombre, que dis-je, vos plus secrètes pensées, m’apparaîtront au grand jour.
LE CARDINAL
Vous pourrez peut-être vous flatter de faire votre choix selon votre guise et de vous marier secrètement à la faveur de la nuit...
FERDINAND
Et vous vous imaginerez, en ce faisant, entreprendre votre plus beau voyage; tel le crabe anormal qui tout en allant à reculons, s’imagine aller droit, parce qu’il marche à sa guise; mais sachez bien que de ces mariages-là, on peut dire qu’ils sont consommés plutôt que célébrés.
LE CARDINAL
La nuit des noces s’ouvre comme un portail sur une prison.
FERDINAND
Et ces joies, ces jouissances lascives sont comme ces pesants sommeils qui précèdent des malheurs.
LE CARDINAL
Adieu donc. La sagesse commence par la fin; souvenez-vous-en.
(Il sort.)
LA DUCHESSE
On dirait que ce discours a été prémédité entre vous, à vous l’entendre débiter avec tant de rondeur.
FERDINAND
Vous êtes ma sœur. Ceci était le poignard de mon père, vous le voyez, n’est-ce pas? J’aurais honte qu’on le vit se rouiller, lui ayant appartenu. − J’aimerais à vous voir renoncer à ces fêtes blâmables; ces travestissements et ces mascarades sont comme ces coins à chuchoteries qui ne sont point faits pour la vertu. − Adieu; les femmes aiment trop cette chose qui comme la lamproie, n’a point d’os...
LA DUCHESSE
Fi, Monsieur!
FERDINAND
J’entends la langue; c’est un des moyens dont on fait sa cour; ces roués élégants, que ne feraient-ils accroire à une femme avec leurs histoires mielleuses? Adieu, veuve gaillarde!
(Il sort.)
LA DUCHESSE
(seule) Ceci peut-il m’émouvoir? Ma royale famille aurait beau me barrer la route vers le mariage que je rêve, que je ferais d’eux tous mes marchepieds; et aujourd’hui même au milieu de ce déchaînement de haine, pareille à ces hommes qui dans les mêlées terribles, sous l’aiguillon même du danger, accomplissent des exploits qui tiennent du prodige (je l’ai entendu dire à des soldats), moi aussi à travers les terreurs et les menaces, je veux tenter cette dangereuse aventure. Que les vieilles commères aillent clabauder que j’ai cligné de l’œil et jeté mon dévolu sur un mari! − Cariola, à ta discrétion bien connue j’ai livré plus que ma vie, mon honneur.
CARIOLA
L’un et l’autre sont confiés en lieu sûr. Je cacherai ce secret au monde aussi jalousement que ceux qui trafiquent de poisons éloignent des poisons leurs propres enfants.
LA DUCHESSE
Ta protestation est candide et part du cœur; j’ai confiance. Antonio est-il ici?
CARIOLA
Il est à vos ordres.
LA DUCHESSE
C’est bien, chère âme, laisse-moi; mais passe derrière cette tapisserie, où tu pourras nous entendre. Souhaite-moi bon voyage, car je m’aventure en un désert où je ne dois trouver ni sentier, ni fil d’Ariane...
(Cariola disparaît derrière la tapisserie.)
ANTONIO entre.
LA DUCHESSE
Je vous ai mandé, seyez-vous; prenez plume et encre; êtes-vous prêt?
LA DUCHESSE
Que disais-je déjà?
ANTONIO
Que je devais écrire quelque chose.
LA DUCHESSE
Oh! Je me souviens maintenant. Après ces fêtes triomphales et ces prodigalités, il nous convient en gens économes, de nous enquérir de ce qui nous reste encore pour demain.
ANTONIO
Si votre belle Seigneurie le désire...
LA DUCHESSE
Belle! Vraiment, je vous suis obligée; c’est grâce à vous que je parais jeune encore; vous avez pris sur vous tout le poids de mes soucis.
ANTONIO
Je vais aller chercher pour votre grâce les comptes détaillés de vos revenus et de vos dépenses.
LA DUCHESSE
Oh! Vous êtes un trésorier intègre; mais vous faites erreur. Quand je vous ai dit que je désirais connaître ce que j’ai en réserve pour demain, j’entendais ce qui me reste là-bas?
LA DUCHESSE
Dans le ciel. Je fais mon testament (comme il convient aux princes en leur pleine connaissance) et je vous prie. Monsieur, de me dire ceci: ne vaut-il pas mieux le faire comme moi avec un sourire, qu’au milieu de gémissements et d’expressions de terreur comme si les biens que nous devions abandonner causaient cet accès de démence?
ANTONIO
Cela vaut certes mieux.
LA DUCHESSE
Si j’avais un époux à présent, je serais libérée de ce souci. Mais j’ai dessein de faire de vous mon exécuteur testamentaire. De quel bienfait faut-il d’abord nous souvenir, dites-moi?
ANTONIO
Commencez donc par le bienfait que Dieu accorde après la création de l’homme, le sacrement du mariage. Je voudrais que vous fussiez pourvue d’un bon mari, à qui vous feriez don de tout.
ANTONIO
Oui de tout, en lui faisant don de votre personne exquise.
LA DUCHESSE
Morte en un linceul?
ANTONIO
Dans les draps de noces.
LA DUCHESSE
Par Saint Winifred, l’étrange testament!
ANTONIO
Il serait plus étrange qu’il n’y eût en vous aucun désir de vous remarier.
LA DUCHESSE
Que pensez-vous du mariage?
ANTONIO
Dans mon exil qui nourrissait ma mélancolie, j’y ai souvent réfléchi.
LA DUCHESSE
De grâce, qu’on vous entende.
ANTONIO
Supposons qu’un homme ne se marie jamais, et n’ait point d’enfants, qu’a-t-il à regretter? Rien que le nom de père ou la petite joie de voir un jeune fou chevaucher un bâton peint et de l’entendre jaser comme un sansonnet bien dressé.
LA DUCHESSE
Fi! Que contez-vous là? − Tenez, l’un de vos yeux est tout rougi; voici mon anneau, servez-vous en, c’est, dit-on, un souverain remède; c’est mon anneau de mariage, et j’ai juré de ne jamais m’en départir que pour un second mari.
ANTONIO
Mais voilà que vous vous en séparez maintenant.
LA DUCHESSE
Oui, pour vous guérir les yeux.
ANTONIO
Vous me rendez véritablement aveugle.
LA DUCHESSE
Comment cela?
ANTONIO
Je vois un petit démon effronté et ambitieux qui danse au milieu de ce cercle d’or.
LA DUCHESSE
Exorcisez-le.
LA DUCHESSE
Point n’est besoin de beaucoup de magie pour cela: rien qu’en passant votre doigt; vous va-t-il ainsi?
(Elle lui passe l’anneau au doigt; il s’agenouille.)
ANTONIO
Qu’avez-vous dit?
LA DUCHESSE
Monsieur, ce beau front, faîte de votre personne, penche trop humblement; je ne saurais rester ainsi debout à causer, sans que je le redresse; relevez-vous vous même ou s’il vous plaît, voici ma main pour vous aider.
(Elle le relève.)
ANTONIO
L’ambition, Madame, est la folie des grands seigneurs; elle ne vit point dans les chaînes ni les chambres renfermées, mais dans les beaux et clairs logis, entourée de la rumeur jaseuse d’une foule de visiteurs, et cette fête la rend folle, incurablement. N’imaginez point que je sois insensé au point d’aspirer aux hauteurs où votre grâce m’attire; bien fol qui, transi de froid, plongerait ses mains dans le feu pour les réchauffer.
LA DUCHESSE
Maintenant que le sol s’est entr’ouvert, vous pouvez apercevoir de quelle mine de trésors je vous fais maître et seigneur.
ANTONIO
Oh! Mon indignité!
LA DUCHESSE
Vous seriez malhabile à vous vendre vous-même; cette façon de décrier votre mérite n’est point dans les habitudes des marchands de la cité, eux qui ménagent les faux jours pour se débarrasser de leurs marchandises défraîchies. Mais je dois bien vous dire que si voulez apercevoir un homme accompli (je parle sans flatterie), tournez les yeux ici et examinez bien votre propre reflet.
ANTONIO
S’il n’y avait ni Ciel, ni Enfer, je serais quand même un honnête homme. J’ai longtemps servi la vertu et n’en ai jamais reçu de salaire.
LA DUCHESSE
Eh bien maintenant elle vous l’accorde. O misère de nous autres, nées dans la grandeur! Il nous faut bien faire des invites d’amour puisque nul n’ose nous en faire, et tout comme un tyran use de mots à double sens et d’équivoques redoutables, ainsi il nous faut traduire nos passions ardentes par des énigmes et des songes, et quitter le sentier de l’honnête pudeur qui n’était point faite pour paraître et n’être pas. Allez, vous pouvez vous targuer de m’avoir laissée sans cœur, puisqu’il bat, ce cœur, sous votre poitrine; j’espère qu’il y multipliera de l’amour. Vous êtes tremblant; que votre cœur ne devienne point une loque de chair morte qui frissonne plus de peur que du frisson de mon amour. Reprenez courage; qu’est-ce donc qui vous trouble? Ceci est de chair et de sang, Messire, et non point cette statue d’albâtre agenouillée sur le tombeau de mon époux. Réveillez-vous, homme. Je dépose ici toute vaine cérémonie et ne veux être à vos yeux qu’une jeune veuve qui vous réclame pour mari, et puisque je fus mariée, je ne me permettrai qu’une demi-rougeur.
ANTONIO
Que la vérité parle pour moi! je veux rester le sanctuaire fidèle de votre honneur.
LA DUCHESSE
Merci, généreux amour et pour que vous ne veniez pas à moi, m’étant redevable et puis que vous êtes encore mon intendant, sur ces lèvres-ci je veux sceller votre quitus. Vous devriez déjà l’avoir réclamé; j’ai souvent vu des enfants manger ainsi des sucreries, qui avaient peur comme vous de les dévorer trop tôt.
ANTONIO
Mais que diront vos frères?
LA DUCHESSE
N’y songez point. Toute discordance dans cette sphère est plus pitoyable que redoutable; cependant, à supposer qu’ils le sachent, le temps saura bien vite dissiper cet orage.
ANTONIO
C’est moi qui aurais dû vous dire tout cela et toutes les louanges que vous avez proférées, si à certaines d’entre elles vous n’eussiez trouvé goût de flatterie.
LA DUCHESSE
Agenouillez-vous.
(Cariola sort de derrière la tapisserie.)
ANTONIO
(tressaillant) Ah!
LA DUCHESSE
Ne soyez pas ému; cette femme est dans mes secrets; j’ai ouï-dire à des gens de loi, qu’un contrat dans une maison per verba presenti a la valeur d’un mariage en due forme.
(Elle s’agenouille à côté d’Antonio.) Bénis, ô Dieu, ce noeud sacré, et puisse la violence ne jamais le dénouer!
ANTONIO
Et puisse notre suave tendresse ne s’arrêter jamais, semblable aux sphères éternelles!
LA DUCHESSE
Qu’elle engendre la vie et exhale la même musique divine.
ANTONIO
Puissions-nous imiter ces palmiers amoureux, symbole parfait d’union harmonieuse et qui séparés ne portent jamais de fruits!
LA DUCHESSE
Qu’est-ce que l’Eglise pourrait sceller plus fortement?
ANTONIO
Puisse le sort ne jamais permettre, dans la joie ou la douleur, que rien divise nos amours étroitement unies!
LA DUCHESSE
Comment l’Eglise pourrait-elle édifier plus durablement? Nous sommes désormais mari et femme et l’Eglise ne peut être que l’écho de tout ceci. − Ma fille, écarte-toi; je suis maintenant aveugle.
ANTONIO
Qu’entendez-vous par là?
LA DUCHESSE
Je voudrais vous voir conduire votre Fortune par la main jusqu’au lit nuptial. (Vous dites ceci par ma bouche, puisque nous ne sommes plus qu’un.) Nous ne ferons que nous y étendre, et deviser ensemble pour chercher à apaiser ma capricieuse famille; et ne vous en déplaise, comme dans le vieux conte d’Alexandre et de Lodowick, nous poserons une épée nue entre nous, pour demeurer chastes. Oh! Que j’enfouisse mes rougeurs dans votre poitrine, puisque c’est le reliquaire de tous mes chers secrets!
(Ils sortent.)
CARIOLA
(seule) Est-ce la grandeur ou l’âme de la femme qui domine le plus en elle, je ne sais; mais ceci révèle une aberration inquiétante; et toute ma pitié lui est due...
(Elle sort.)