John Webster, The Duchess of Malfi

La Duchesse d’Amalfi





Edición filológica utilizada:
Webster, John. La duchesse d’Amalfi. Édité par Pierre Mac Orlan. Traduït par Camille Cé. Dans Pierre Mac Orlan (ed.) Le demon blanc (Vittoria Corombona); suivi de La duchesse d’Amalfi. Paris: La Renaissance du livre, 1924, pp. 123-239.
Procedencia:
Edición digital a cargo de:
  • Soler Sánchez, Victoria

Elenco

FERDINAND, duc de Calabre.
LE CARDINAL, son frère.
ANTONIO BOLOGNA, grand intendant de la Duchesse.
DELIO, son ami.
CASTRUCCIO, courtisan.
MARQUIS DE PESCARA, courtisan.
Le comte MALATESTA, courtisan.
RODERIGO, courtisan.
SILVIO, courtisan.
GRISOLAN, courtisan.
Un Docteur.
Plusieurs fous, des pelerins, des bourreaux, des officiers de cour.
LA DUCHESSE D’AMALFI
CARIOLA, sa suivante.
JULIA, épouse de Castuccio et maîtresse du Cardinal.
Un vieille dame.
Dames de cour et enfants.
DANIEL DE BOSOLA, gentilhomme surintendant des écuries de la Duchesse.

La scène se passe succesivement à Amalfi, à Rome et à Milan.


Acte I

PREMIER TABLEAU

La salle d’audience à Amalfi, au palais de la Duchesse.
ANTONIO ET DELIO

DELIO
Soyez le bienvenu dans votre patrie, cher Antonio; après votre long séjour en France, vous nous revenez, français en tout point, de façons et de costume. Que pensez-vous de la France?

ANTONIO
Je l’admire. S’efforçant à rétablir l’ordre dans son Etat et chez son peuple, ce roi de sagesse commence par sa maison; et d’abord, il délivre son royal palis de sycophantes adulateurs, d’être infâmes et dépravés; il appelle cela d’un mot charmant, l’œuvre maîtresse du Maître, de Dieu. Il estime à bon droit que la cour d’un prince ressemble à une fontaine d’où perpétuellement devraient couler pour tous de purs filets de cristal; si par malheur quelque coupable exemple l’empoisonne à sa source, mort et maladies s’épandent par toute la terre. Et qui donc rend ce gouvernement béni du ciel, si ce n’est un sage et prévoyant Conseil qui ose toute franc avertir le roi de pour présomptueux d’instruire les princes de ce qu’il leur faut prévoir. – Voici venir Bosola, la seule goutte de fiel à la cour; je note pourtant que ses sarcasmes, ce n’est pas le pur amour du devoir qui les inspire; en vérité, il ne bave que sur les choses qu’il n’a point et désir; et serait aussi paillard, cupide ou hautain, aussi cruel et haineux que quiconque, si l’occasion lui en était offert. – Mais voici Le Cardinal.

(Entrent le Cardinal et Bosola.)

BOSOLA
Je vous suis comme votre ombre.

LE CARDINAL
En effet!

BOSOLA
Je vous ai rendu assez de services pour ne pas être à ce point oublié. Siècle misérable où tout le salaire d’une bonne action est d’avoir bien agi.

LE CARDINAL
Vous exagérez votre mérite.

BOSOLA
C’est pour vous avoir servi que je suis descendu aux galères; et là deux années durant, j’ai porté en guise de chemise, deux serviettes avec un noeud sur l’épaule, à la manière d’un manteau romain. Abandonné ainsi! Je veux faire fortune surtout par les temps de froidure; pourquoi ne m’engraisserais-je par ces jours de canicule?

LE CARDINAL
Ah! Si vous pouviez devenir honnête homme!

BOSOLA
Avec toute votre théologie guidez-moi sur la bonne route. J’en ai connu plusieurs qui ont voyagé bien loin pour la trouver et sont revenus pourtant aussi fieffés coquins qu’ils étaient partis; cela parce qu’ils se portaient eux-mêmes sur la route avec eux.
(Le Cardinal sort.) Déjà parti? D’aucuns dit-on, sont posséder Satan et de le damner davantage.

ANTONIO
(s’approchant) Il t’a refusé quelque requête?

BOSOLA
Lui et son frère ressemblent à ces pruniers penchés, tout tordus sur des étangs; ils sont beaux et croulant sous les fruits, mais seuls les corbeaux, les pies et les chenilles peuvent s’en nourrir. Ah! Si j’étais de leurs flatteurs complaisants, je me prendrais à leur oreille comme une sangsue et je n’en retombais que plein. Je vous prie, laissez-moi. Qui pourrait compter sur ces métiers misérables de vassal, toujours dans l’attente d’un avancement demain? Quel être eut plus maigre pitance affreuse que celui qui espérait toujours sa grâce? On récompense des faucons et des chiens après leurs services; mais pour le soldat qui risqué ses membres à la bataille, rien à espérer qu’un sorte de soutien géométrique?

DELIO
De soutien géométrique?

BOSOLA
Oui-dà, il n’a plus qu’à se suspendre dans une belle paire d’écharpes, et comme escarpolette suprême, qu’à se balancer sur une honorable paire de béquilles d’hôpital en hôpital. Dieu vous garde, Messire; et ne nous méprisez point trop; car les places à la cour ne sont guère que des lits à l’hôpital, où la tête de l’un est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, toujours de plus en plus bas.

(Il sort.)

DELIO
J’ai appris que ce gaillard-là a fait sept ans aux galères pour meurtre notoire; on a pensé que le cardinal avait suborné le meurtrier; il fut relâche par le général français, Gaston de Foix, lorsqu’il reprit Naples.

ANTONIO
C’est grand pitié qu’il soit ainsi oublié: j’ai oui dire qu’il est très vaillant. Cette humeur noire va empoisonner le bon qui reste en lui; car, je vous le dis, si l’on peut soutenir qu’un excès de sommeil est la rouille intérieure de l’âme, il s’ensuit que l’inaction forcé engendre de sombres déplaisirs, et grandissant renfermés, ceux-ci font des ravages comme des mites dans les habits qu’on ne porte plus.

DELIO
La salle d’honneur commence à se remplir; vous m’avez promis de me confier le caractère de certains de nos grands courtisans.

ANTONIO
Celui de Monseigneur le Cardinal et d’autres qui passent actuellement à la cour? Volontiers. Voici le grand duc de Calabre qui entre.

FERDINAND, CASTRUCCIO, SILVIO, RODERIGO, GRISOLAN et la Suite.

FERDINAND
Qui l’emporta au jeu de bagues?

SILVIO
Antonio Bologna, Monseigneur.

FERDINAND
Oui, le Grand Intendant de la maison de notre sœur, la duchesse: qu’on lui remette ce joyau. – Quand donc quitterons-nous l’activité factice de ces jeux pour des actions sérieuses?

CASTRUCCIO
Il me semble, Monseigneur, que vous ne devriez point désir aller en personne à la guerre.

FERDINAND
Voyons, soyons un peu sérieux. Pourquoi donc, Messire?

CASTRUCCIO
Il sied à un soldat de s’élever à un rang princier, mais pas nécessairement à un prince de redescendre au rang de capitaine.

FERDINAND
Non vraiment?

CASTRUCCIO
Non, Monseigneur; il ferait bien mieux de faire la guerre par procuration.

FERDINAND
Mais alors ne ferait-il pas aussi bien de dormir et de dîner par procuration? Ce serait le débarrasser de besognes vaines, grossières et basses, tandis que l’autre chose lui enlèverait un peu de son honneur.

CASTRUCCIO
Croyez en mon expérience, ce royaume-là n’est guère en paix, qui a pour chef un soldat.

FERDINAND
Tu m’as conté un jour que ta femme ne pouvait souffrir la guerre.

CASTRUCCIO
C’est exact, Monseigneur.

FERDINAND
Et tu m’as aussi rapport une plaisanterie qu’elle lança à propos d’un capitaine qu’elle vit couvert de plaies: Je l’ai oubliée.

CASTRUCCIO
Elle lui dit. Monseigneur, qu’il n’était qu’un pauvre hère, de dormir ainsi que les enfants d’Ismaël sous la toile.

FERDINAND
Eh mais, elle a de l’esprit à ruiner tous les chirurgiens de la ville: quand tous les braves se querelleraient, dégaineraient prêts à se pourfendre, elle trouverait des raisonnements pour leur faire rentrer l’épée au fourreau.

CASTRUCCIO
Elle le ferait, certes, Monseigneur. – Que pensez-vous de mon genet d’Espagne?

RODERIGO
Il est tout feu.

FERDINAND
Je suis de l’avis de Pline, je crois que c’est le vent qui l’a engendré: il court comme s’il était lesté de vif-argent.

SILVIO
C’est certain. Monseigneur: il fait prestement volte-face dans le tournoi.

FERDINAND
Pourquoi riez-vous? Il me semble que vous, en bons courtisans, vous devriez être d’amadou et ne prendre feu que quand je vous enflamme, c’est-à-dire ne rire que si je ris, quelle que soit la drôlerie du sujet.

CASTRUCCIO
C’est vrai. Monseigneur; j’ai pour ma part entendu d’excellentes plaisanteries, et j’ai dédaigné d’avoir l’esprit assez sot pour les comprendre.

FERDINAND
Mais moi je sais rire de votre bouffon.

CASTRUCCIO
Il ne sait pas parler, vous le savez, mais il fait des grimaces: ma femme ne peut le souffrir.

FERDINAND
Non, vraiment?

CASTRUCCIO
Ni supporter d’être en joyeuse compagnie car dit-elle, trop rire et parler à trop de monde, lui plisse le visage de trop de rides.

FERDINAND
Je lui ferais faire alors un instrument de précision exprès pour sa figure, afin qu’elle ne pût rire que dans certaines limites. − J’irai sous peu. Seigneur Silvio, vous rendre visite à Milan.

SILVIO
Votre Grâce y sera la toute bienvenue.

FERDINAND
Vous êtes en équitation passé maître, Antonio; vous avez en France d’excellents cavaliers: votre avis sur l’art du cheval?

ANTONIO
Que c’est un art noble entre tous. Monseigneur; de même que des flancs du cheval des Grecs, on vit sortir des princes illustres, ainsi d’une belle maîtrise en équitation naissent les premières étincelles d’une intrépidité grandissante qui élève le cœur aux nobles actions.

FERDINAND
Voilà qui est parlé dignement.

SILVIO
Voici venir Monseigneur le Cardinal, votre frère et votre sœur la Duchesse.

LE CARDINAL, LA DUCHESSE, CARIOLA et JULIA

LE CARDINAL
Les galères sont-elles là?

GRISOLAN
Oui, Monseigneur.

FERDINAND
Voici le seigneur Silvio qui est venu prendre congé.

DELIO
(à Antonio) Vous savez, Monsieur, ce que vous m’avez promis: Qui est ce cardinal? J’entends quel est son caractère? On dit que c’est un bon vivant, qu’il vous joue ses cinq mille couronnes à la paume, qu’il danse, fait la cour aux dames et qu’on l’a vu se battre en combat singulier.

ANTONIO
Ce sont là des traits brillants qui ne le peignent qu’à la surface; mais pénétrons plus avant, voici le fond du personnage: c’est un homme d’église à l’humeur sombre: le printemps qui fleurit son visage ne sait engendrer que des crapauds; si par malheur il jalouse un homme, il lui inflige plus d’épreuves qu’on n’imposa de travaux à Hercule, car il sème sur sa route des sycophantes, des rufians, des espions et des athées et mille autres monstrueux Intrigants, Il aurait dû être pape; mais au lieu de s’élever à la papauté par les nobles voies primitives de l’Eglise, il acheta les gens avec tant d’effronterie et d’impudente largesse qu’il semblait vouloir l’emporter à l’insu de Dieu. Il a fait quelque bien quand même...

DELIO
Vous m’en dites assez sur son compte. Et son frère?

ANTONIO
Le duc que voilà? Nature perverse et turbulente: ce qui paraît en lui belle humeur n’est qu’apparence; s’il rit de bon cœur, c’est pour tourner en ridicule tout ce qui est honnête.

DELIO
Ils sont jumeaux.

ANTONIO
Leurs âmes sont jumelles. Il parle par la langue des autres et il écoute les requêtes avec les oreilles d’autrui; au tribunal il fait mine de sommeiller pour mieux empêtrer les délinquants dans leurs réponses; il vous condamne des gens à mort sur une délation et vous récompense sur un on-dit.

DELIO
Ainsi la loi est pour lui ce qu’est pour l’araignée sa toile sombre et répugnante; il en fait sa demeure et une prison aussi pour y empêtrer ceux dont il veut se repaître.

ANTONIO
C’est cela. Jamais il ne paie ses dettes à moins que ce ne soit le salaire de quelque canaillerie: ces dettes-là, il ne les renie jamais. Enfin pour ce qui est de son frère le Cardinal, ses plus grands flatteurs disent que des oracles! Coulent de ses lèvres et je les crois en vérité, car c’est le j démon qui parle pour lui. Mais si l’on songe à leur sœur, la très noble duchesse, vos yeux ne se sont jamais posés sur trois médailles portant des effigies semblables et de métal plus différent. Quand elle s’exprime vous sentez un tel ravissement que vous ne commencez à vous attrister que lorsqu’elle cesse de parler; et Ton souhaite, émerveillé, qu’elle considère que discourir n’est point tant une vanité, et point tant une pénitence pour vous de l’ouïr. Tout en causant, elle vous jette un regard de tant de douceur, qu’un homme perclus de paralysie se redresserait pour danser la gaillarde et deviendrait éperdument épris de ce doux visage. Mais dans ce regard parle aussi une si divine pudeur qu’elle fait taire toute espérance orgueilleuse et lascive. Ses jours ont une telle accoutumance de la noble vertu que bien sûr ses nuits, que dis-je? Ses sommeils mêmes, sont plus près du ciel que l’âme des autres femmes après l’absolution. Que toutes les belles brisent leur miroir flatteur et ne se parent qu’en l’imitant.

DELIO
Fi, Antonio, c’est un ouvrage de filigrane que vos louanges...

ANTONIO
Je vais remettre le portrait dans son écrin; j’ajoute seulement ceci; voici l’épitomé de ses mérites divers: elle ternit l’éclat du passé, elle illumine tout l’avenir.

CARIOLA
(à ANTONIO) Vous devrez être aux ordres de la duchesse dans la galerie, d’ici environ une demi-heure.

ANTONIO
C’est bien!

(ANTONIO et DELIO sortent.)

FERDINAND
Ma sœur, j’ai une requête à vous adresser.

LA DUCHESSE
A moi, mon frère?

FERDINAND
Il y a céans un gentilhomme Daniel de Bosola, qui fut jadis sur les galères.

LA DUCHESSE
Oui, je le connais.

FERDINAND
C’est un garçon digne d’intérêt; si vous le permettez, je demanderai pour lui la surintendance de vos écuries.

LA DUCHESSE
Il suffit que vous le connaissiez et le recommandiez pour que je lui accorde cette faveur.

FERDINAND
(à un gentilhomme de la suite) Dites-lui de venir ici. − Nous allons donc nous quitter. Bon seigneur Silvio, recommandez-nous au souvenir de tous nos nobles amis qui sont au camp.

SILVIO
Je n’y manquerai point, Monseigneur.

FERDINAND
Vous partez pour Milan?

SILVIO
Oui, pour Milan.

LA DUCHESSE
Qu’on fasse avancer les carrosses. Nous vous accompagnerons jusqu’au port.

(Tous se retirent, sauf LE CARDINAL et FERDINAND.)

LE CARDINAL
Ne manquez point de vous servir de ce Bosola pour votre service d’espionnage. Je ne veux point paraître en cette affaire; et c’est pourquoi je l’ai mainte fois éconduit, alors qu’il intriguait comme ce matin pour se pousser dans quelque emploi.

FERDINAND
Antonio, le grand intendant de la duchesse, paraissait plus désigné...

LE CARDINAL
Vous vous trompez sur lui; sa nature est trop honnête pour semblable besogne. Voici Bosola; je vous quitte.

(Il sort.)
(Bosola entre.)

BOSOLA
Je réponds à votre appel.

FERDINAND
Mon frère, le Cardinal n’a jamais pu vous souffrir.

BOSOLA
Surtout depuis le jour où il m’a été redevable, Ferdinand. − Peut-être certains traits fuyants de votre figure vous ont rendu suspect à ses yeux.

FERDINAND
Peut-être certains traits fuyants de votre figure vous ont rendu suspect à ses yeux.

BOSOLA
A-t-il fait quelque étude dans la physiognomonie? Il ne faut pas accorder plus de crédit aux traits du visage qu’à l’urine d’un malade; aussi appelle-t-on celle-ci la garse du médecin parce qu’elle le trompe souvent. Il m’a suspecté bien à tort.

FERDINAND
Il faut accorder aux grands le temps de réfléchir. C’est grâce à notre méfiance qu’il est rare qu’on nous dupe. Vous voyez que c’est à force de secouer le cèdre qu’il s’enracine plus puissamment.

BOSOLA
Prenez-y garde cependant; car soupçonner un ami injustement le conduit vite à vous soupçonner vous-même et l’incite à vous tromper.

FERDINAND
Voici de l’or.

BOSOLA
Fort bien; qu’est-ce qui va suivre? De telles pluies ne tombent jamais sans coup de tonnerre en queue d’orage: à qui faut-il donc couper la gorge?

FERDINAND
Vous êtes si enclin à verser le sang que votre imagination court la poste avant que j’aie l’occasion d’user de vous. Je vous fais ce don pour que vous restiez dans ce palais à épier La Duchesse, à noter tous les détails de sa conduite, à savoir quels prétendants aspirent à sa main et ceux qu’elle préfère à tous. C’est une jeune veuve; je ne veux point qu’elle se remarie.

BOSOLA
Non?

FERDINAND
Ne m’en demandez pas la raison; qu’il vous suffise de savoir que je ne veux pas.

BOSOLA
Vous voudriez, semble-t-il, faire de moi l’un de vos génies familiers.

FERDINAND
Un génie familier! Qu’est-ce à dire?

BOSOLA
Eh bien, un de ces étranges démons invisibles, bien qu’en chair et en os, un délateur.

FERDINAND
Oui, que tu deviennes un de ces êtres prospères, voilà ce que je souhaite pour toi; et sous peu, tu pourras ainsi t’élever plus haut.

BOSOLA
Reprenez ces pièces diaboliques que l’Enfer appelle des angelots. Ces dons maudits feraient de vous un corrupteur, de moi un traître éhonté; si je les prenais, elles me conduiraient à la damnation.

FERDINAND
Monsieur, je ne vous enlèverai rien de ce que je vous ai dorme; voici une place que je vous ai procurée ce matin même, la surintendance des écuries. L’avez-vous su?

BOSOLA
Non.

FERDINAND
Elle est à vous; cela ne vaut-il pas un merci?

BOSOLA
J’aimerais mieux que vous vous maudissiez à présent, plutôt que votre générosité (qui fait vraiment la noblesse des âmes) fît jamais de moi un misérable. Oh! Pourquoi faut-il, si je ne veux payer d’ingratitude votre bonté d’aujourd’hui, que je doive faire tout le mal qu’il est possible d’inventer! Voilà comment le démon couvre de sucre tous nos crimes; et ce que le ciel nomme vilenie, il l’appelle, lui, une perfection.

FERDINAND
Soyez vous-même; conservez cet air chagrin dont se revêt votre mélancolie; elle exprimera votre bile contre ceux qui sont au-dessus de vous, mais que vous ne cherchez point à atteindre; cela vous permettra d’avoir accès dans certains appartements privés, où vous pourrez, en habile marmotte...

BOSOLA
Oui, j’en ai vu comme cela dîner à la table d’un grand, qui semblaient assoupis et n’avaient point l’air de suivre ce qu’on disait; et pourtant ces coquins lui ont tranché la gorge comme en rêve. Alors, ma place, dites-vous, c’est la surintendance des écuries? Dites donc que c’est sur le fumier des chevaux que grandira ma corruption: je suis votre créature.

FERDINAND
Va-t’en!

BOSOLA
(à part) Que les gens de bien, par de bonnes actions, convoitent bonne renommée; allez, les places et les richesses sont souvent le prix de l’infamie; − il arrive parfois au diable de prêcher.

(Il sort.)
LA DUCHESSE LE CARDINAL et CARIOLA.

LE CARDINAL
Il faut que nous vous quittions; que votre propre sagesse vous serve désormais de guide.

FERDINAND
Vous êtes veuve; vous n’ignorez plus ce que c’est qu’un homme; ne laissez donc point la jeunesse, le haut rang, l’éloquence...

LE CARDINAL
Non, ni qui que ce soit que n’accompagne l’honneur, avoir quelque empire sur votre noble sang.

FERDINAND
Pardieu! Ce sont les natures lascives qui se marient deux fois.

LE CARDINAL
Oh! Fi!

FERDINAND
Elles ont le foie plus taché que les brebis de Laban.

LA DUCHESSE
Ce sont pourtant, dit-on, les diamants qui passèrent le plus entre les mains des joailliers, qui ont le plus de valeur.

FERDINAND
A ce compte ce seraient les catins qui auraient le plus de prix.

LA DUCHESSE
Voulez-vous bien m’écouter? Jamais je ne me remarierai.

LE CARDINAL
Voilà ce que disent la plupart des veuves, mais leur résolution en général ne dure guère plus qu’il ne faut au sable du sablier pour s’écouler; elle finit dès la fin de l’oraison funèbre.

FERDINAND
Maintenant écoutez-moi: Vous habitez ici à la Cour comme en un gras pâturage: il y tombe une sorte de manne qui est mortelle; elle peut empoisonner votre honneur, prenez-y garde; ne soyez pas à double face, eau: celles dont le visage dément le cœur, deviennent possédées du démon avant vingt ans et donnent le sein au diable.

LA DUCHESSE
Voilà des conseils terribles.

FERDINAND
L’hypocrisie est tissée d’un fil plus fin, plus subtil que le filet de Vulcain; cependant, croyez-le, vos actions cachées dans l’ombre, que dis-je, vos plus secrètes pensées, m’apparaîtront au grand jour.

LE CARDINAL
Vous pourrez peut-être vous flatter de faire votre choix selon votre guise et de vous marier secrètement à la faveur de la nuit...

FERDINAND
Et vous vous imaginerez, en ce faisant, entreprendre votre plus beau voyage; tel le crabe anormal qui tout en allant à reculons, s’imagine aller droit, parce qu’il marche à sa guise; mais sachez bien que de ces mariages-là, on peut dire qu’ils sont consommés plutôt que célébrés.

LE CARDINAL
La nuit des noces s’ouvre comme un portail sur une prison.

FERDINAND
Et ces joies, ces jouissances lascives sont comme ces pesants sommeils qui précèdent des malheurs.

LE CARDINAL
Adieu donc. La sagesse commence par la fin; souvenez-vous-en.

(Il sort.)

LA DUCHESSE
On dirait que ce discours a été prémédité entre vous, à vous l’entendre débiter avec tant de rondeur.

FERDINAND
Vous êtes ma sœur. Ceci était le poignard de mon père, vous le voyez, n’est-ce pas? J’aurais honte qu’on le vit se rouiller, lui ayant appartenu. − J’aimerais à vous voir renoncer à ces fêtes blâmables; ces travestissements et ces mascarades sont comme ces coins à chuchoteries qui ne sont point faits pour la vertu. − Adieu; les femmes aiment trop cette chose qui comme la lamproie, n’a point d’os...

LA DUCHESSE
Fi, Monsieur!

FERDINAND
J’entends la langue; c’est un des moyens dont on fait sa cour; ces roués élégants, que ne feraient-ils accroire à une femme avec leurs histoires mielleuses? Adieu, veuve gaillarde!

(Il sort.)

LA DUCHESSE
(seule) Ceci peut-il m’émouvoir? Ma royale famille aurait beau me barrer la route vers le mariage que je rêve, que je ferais d’eux tous mes marchepieds; et aujourd’hui même au milieu de ce déchaînement de haine, pareille à ces hommes qui dans les mêlées terribles, sous l’aiguillon même du danger, accomplissent des exploits qui tiennent du prodige (je l’ai entendu dire à des soldats), moi aussi à travers les terreurs et les menaces, je veux tenter cette dangereuse aventure. Que les vieilles commères aillent clabauder que j’ai cligné de l’œil et jeté mon dévolu sur un mari! − Cariola, à ta discrétion bien connue j’ai livré plus que ma vie, mon honneur.

CARIOLA
L’un et l’autre sont confiés en lieu sûr. Je cacherai ce secret au monde aussi jalousement que ceux qui trafiquent de poisons éloignent des poisons leurs propres enfants.

LA DUCHESSE
Ta protestation est candide et part du cœur; j’ai confiance. Antonio est-il ici?

CARIOLA
Il est à vos ordres.

LA DUCHESSE
C’est bien, chère âme, laisse-moi; mais passe derrière cette tapisserie, où tu pourras nous entendre. Souhaite-moi bon voyage, car je m’aventure en un désert où je ne dois trouver ni sentier, ni fil d’Ariane...

(Cariola disparaît derrière la tapisserie.)
ANTONIO entre.

LA DUCHESSE
Je vous ai mandé, seyez-vous; prenez plume et encre; êtes-vous prêt?

ANTONIO
Oui.

LA DUCHESSE
Que disais-je déjà?

ANTONIO
Que je devais écrire quelque chose.

LA DUCHESSE
Oh! Je me souviens maintenant. Après ces fêtes triomphales et ces prodigalités, il nous convient en gens économes, de nous enquérir de ce qui nous reste encore pour demain.

ANTONIO
Si votre belle Seigneurie le désire...

LA DUCHESSE
Belle! Vraiment, je vous suis obligée; c’est grâce à vous que je parais jeune encore; vous avez pris sur vous tout le poids de mes soucis.

ANTONIO
Je vais aller chercher pour votre grâce les comptes détaillés de vos revenus et de vos dépenses.

LA DUCHESSE
Oh! Vous êtes un trésorier intègre; mais vous faites erreur. Quand je vous ai dit que je désirais connaître ce que j’ai en réserve pour demain, j’entendais ce qui me reste là-bas?

ANTONIO
Où donc?

LA DUCHESSE
Dans le ciel. Je fais mon testament (comme il convient aux princes en leur pleine connaissance) et je vous prie. Monsieur, de me dire ceci: ne vaut-il pas mieux le faire comme moi avec un sourire, qu’au milieu de gémissements et d’expressions de terreur comme si les biens que nous devions abandonner causaient cet accès de démence?

ANTONIO
Cela vaut certes mieux.

LA DUCHESSE
Si j’avais un époux à présent, je serais libérée de ce souci. Mais j’ai dessein de faire de vous mon exécuteur testamentaire. De quel bienfait faut-il d’abord nous souvenir, dites-moi?

ANTONIO
Commencez donc par le bienfait que Dieu accorde après la création de l’homme, le sacrement du mariage. Je voudrais que vous fussiez pourvue d’un bon mari, à qui vous feriez don de tout.

LA DUCHESSE
De tout?

ANTONIO
Oui de tout, en lui faisant don de votre personne exquise.

LA DUCHESSE
Morte en un linceul?

ANTONIO
Dans les draps de noces.

LA DUCHESSE
Par Saint Winifred, l’étrange testament!

ANTONIO
Il serait plus étrange qu’il n’y eût en vous aucun désir de vous remarier.

LA DUCHESSE
Que pensez-vous du mariage?

ANTONIO
Dans mon exil qui nourrissait ma mélancolie, j’y ai souvent réfléchi.

LA DUCHESSE
De grâce, qu’on vous entende.

ANTONIO
Supposons qu’un homme ne se marie jamais, et n’ait point d’enfants, qu’a-t-il à regretter? Rien que le nom de père ou la petite joie de voir un jeune fou chevaucher un bâton peint et de l’entendre jaser comme un sansonnet bien dressé.

LA DUCHESSE
Fi! Que contez-vous là? − Tenez, l’un de vos yeux est tout rougi; voici mon anneau, servez-vous en, c’est, dit-on, un souverain remède; c’est mon anneau de mariage, et j’ai juré de ne jamais m’en départir que pour un second mari.

ANTONIO
Mais voilà que vous vous en séparez maintenant.

LA DUCHESSE
Oui, pour vous guérir les yeux.

ANTONIO
Vous me rendez véritablement aveugle.

LA DUCHESSE
Comment cela?

ANTONIO
Je vois un petit démon effronté et ambitieux qui danse au milieu de ce cercle d’or.

LA DUCHESSE
Exorcisez-le.

ANTONIO
Mais comment?

LA DUCHESSE
Point n’est besoin de beaucoup de magie pour cela: rien qu’en passant votre doigt; vous va-t-il ainsi?

(Elle lui passe l’anneau au doigt; il s’agenouille.)

ANTONIO
Qu’avez-vous dit?

LA DUCHESSE
Monsieur, ce beau front, faîte de votre personne, penche trop humblement; je ne saurais rester ainsi debout à causer, sans que je le redresse; relevez-vous vous même ou s’il vous plaît, voici ma main pour vous aider.

(Elle le relève.)

ANTONIO
L’ambition, Madame, est la folie des grands seigneurs; elle ne vit point dans les chaînes ni les chambres renfermées, mais dans les beaux et clairs logis, entourée de la rumeur jaseuse d’une foule de visiteurs, et cette fête la rend folle, incurablement. N’imaginez point que je sois insensé au point d’aspirer aux hauteurs où votre grâce m’attire; bien fol qui, transi de froid, plongerait ses mains dans le feu pour les réchauffer.

LA DUCHESSE
Maintenant que le sol s’est entr’ouvert, vous pouvez apercevoir de quelle mine de trésors je vous fais maître et seigneur.

ANTONIO
Oh! Mon indignité!

LA DUCHESSE
Vous seriez malhabile à vous vendre vous-même; cette façon de décrier votre mérite n’est point dans les habitudes des marchands de la cité, eux qui ménagent les faux jours pour se débarrasser de leurs marchandises défraîchies. Mais je dois bien vous dire que si voulez apercevoir un homme accompli (je parle sans flatterie), tournez les yeux ici et examinez bien votre propre reflet.

ANTONIO
S’il n’y avait ni Ciel, ni Enfer, je serais quand même un honnête homme. J’ai longtemps servi la vertu et n’en ai jamais reçu de salaire.

LA DUCHESSE
Eh bien maintenant elle vous l’accorde. O misère de nous autres, nées dans la grandeur! Il nous faut bien faire des invites d’amour puisque nul n’ose nous en faire, et tout comme un tyran use de mots à double sens et d’équivoques redoutables, ainsi il nous faut traduire nos passions ardentes par des énigmes et des songes, et quitter le sentier de l’honnête pudeur qui n’était point faite pour paraître et n’être pas. Allez, vous pouvez vous targuer de m’avoir laissée sans cœur, puisqu’il bat, ce cœur, sous votre poitrine; j’espère qu’il y multipliera de l’amour. Vous êtes tremblant; que votre cœur ne devienne point une loque de chair morte qui frissonne plus de peur que du frisson de mon amour. Reprenez courage; qu’est-ce donc qui vous trouble? Ceci est de chair et de sang, Messire, et non point cette statue d’albâtre agenouillée sur le tombeau de mon époux. Réveillez-vous, homme. Je dépose ici toute vaine cérémonie et ne veux être à vos yeux qu’une jeune veuve qui vous réclame pour mari, et puisque je fus mariée, je ne me permettrai qu’une demi-rougeur.

ANTONIO
Que la vérité parle pour moi! je veux rester le sanctuaire fidèle de votre honneur.

LA DUCHESSE
Merci, généreux amour et pour que vous ne veniez pas à moi, m’étant redevable et puis que vous êtes encore mon intendant, sur ces lèvres-ci je veux sceller votre quitus. Vous devriez déjà l’avoir réclamé; j’ai souvent vu des enfants manger ainsi des sucreries, qui avaient peur comme vous de les dévorer trop tôt.

ANTONIO
Mais que diront vos frères?

LA DUCHESSE
N’y songez point. Toute discordance dans cette sphère est plus pitoyable que redoutable; cependant, à supposer qu’ils le sachent, le temps saura bien vite dissiper cet orage.

ANTONIO
C’est moi qui aurais dû vous dire tout cela et toutes les louanges que vous avez proférées, si à certaines d’entre elles vous n’eussiez trouvé goût de flatterie.

LA DUCHESSE
Agenouillez-vous.

(Cariola sort de derrière la tapisserie.)

ANTONIO
(tressaillant) Ah!

LA DUCHESSE
Ne soyez pas ému; cette femme est dans mes secrets; j’ai ouï-dire à des gens de loi, qu’un contrat dans une maison per verba presenti a la valeur d’un mariage en due forme. (Elle s’agenouille à côté d’Antonio.) Bénis, ô Dieu, ce noeud sacré, et puisse la violence ne jamais le dénouer!

ANTONIO
Et puisse notre suave tendresse ne s’arrêter jamais, semblable aux sphères éternelles!

LA DUCHESSE
Qu’elle engendre la vie et exhale la même musique divine.

ANTONIO
Puissions-nous imiter ces palmiers amoureux, symbole parfait d’union harmonieuse et qui séparés ne portent jamais de fruits!

LA DUCHESSE
Qu’est-ce que l’Eglise pourrait sceller plus fortement?

ANTONIO
Puisse le sort ne jamais permettre, dans la joie ou la douleur, que rien divise nos amours étroitement unies!

LA DUCHESSE
Comment l’Eglise pourrait-elle édifier plus durablement? Nous sommes désormais mari et femme et l’Eglise ne peut être que l’écho de tout ceci. − Ma fille, écarte-toi; je suis maintenant aveugle.

ANTONIO
Qu’entendez-vous par là?

LA DUCHESSE
Je voudrais vous voir conduire votre Fortune par la main jusqu’au lit nuptial. (Vous dites ceci par ma bouche, puisque nous ne sommes plus qu’un.) Nous ne ferons que nous y étendre, et deviser ensemble pour chercher à apaiser ma capricieuse famille; et ne vous en déplaise, comme dans le vieux conte d’Alexandre et de Lodowick, nous poserons une épée nue entre nous, pour demeurer chastes. Oh! Que j’enfouisse mes rougeurs dans votre poitrine, puisque c’est le reliquaire de tous mes chers secrets!

(Ils sortent.)

CARIOLA
(seule) Est-ce la grandeur ou l’âme de la femme qui domine le plus en elle, je ne sais; mais ceci révèle une aberration inquiétante; et toute ma pitié lui est due...

(Elle sort.)

Acte II

PREMIER TABLEAU

Une salle dans le palais de la Duchesse.
BOSOLA ET CASTRUCCIO.

BOSOLA
Vous désirez avant tout, dites-vous, être considéré comme un courtisan distingué?

CASTRUCCIO
Voilà ma grande ambition.

BOSOLA
Voyons: − eh mais, vous avez assez belle mine pour cela et votre bonnet de nuit laisse deviner assez clairement et largement vos oreilles − Je voudrais que vous apprissiez à rouler avec grâce les cordons de votre ceinture et dans un discours en règle, au bout de chaque période, vous fissiez « hum » trois ou quatre fois et prissiez le soin de vous moucher jusqu’à vous en arracher le nez pour vous éclaircir la mémoire. Quand vous serez président d’assises, si vous souriez au prévenu, c’est qu’on devra le pendre, mais si vous froncez le sourcil, plein de menaces, qu’il échappe sûrement à la potence.

CASTRUCCIO
Je serais un joyeux président.

BOSOLA
Ne soupez pas le soir: c’est le secret pour avoir un esprit merveilleux.

CASTRUCCIO
Et puis je n’en aurai que meilleur estomac pour la chicane; car on conte que nos joyeux muscadins mangent rarement de la viande, et c’est cela qui les rend si gaillards. Mais comment savoir si les gens me prennent pour un brillant courtisan?

BOSOLA
Je vais vous enseigner un bon moyen: laissez croire que vous êtes mourant, et si vous entendez le menu peuple vous maudire, soyez sûr qu’on vous prend pour un de nos plus gros bonnets.

(Une vieille dame entre.)

BOSOLA
Vous venez de faire de la peinture?

LA VIEILLE DAME
De quoi...?

BOSOLA
Eh bien de vous barbouiller de drogues − Ne pas te voir peinte confinerait au miracle; jadis sur ton visage on voyait autant d’ornières et de fondrières qu’après le passage des carrosses de la cour. Il y avait, en France, une dame marquée de la petite vérole qui s’écorcha le visage pour mieux le niveler: et, alors qu’auparavant elle ressemblait à une râpe à muscade, elle ressemble aujourd’hui à un hérisson avorté.

LA VIEILLE DAME
Appelez-vous cela se peindre?

BOSOLA
Non, non, c’est radouber une vieille coque lépreuse avant que de la remettre à flot. Voilà une ébauche de formule qui convient à votre replâtrage.

LA VIEILLE DAME
Vous avez l’air bien initié aux mystères de mon cabinet de toilette.

BOSOLA
On le soupçonnerait d’être une boutique de sorcière quand on y trouve de la graisse de serpent, des œufs de vipère, de la salive de Juifs et l’ordure de leurs petits; tout cela pour la figure. J’aimerais mieux manger un pigeon mort ôté de dessous la plante des pieds d’un pestiféré que d’embrasser une de vous, même à jeun. A vous deux, grâce à vos péchés de jeunesse, vous feriez la fortune d’un médecin, vous lui permettriez de renouveler ses housses de cheval au printemps et sa coûteuse maîtresse à la chute des feuilles. Je m’étonne que vous n’ayez dégoût de vous-mêmes. Suivez maintenant cette méditation: qu’y a-t-il dans cette forme humaine qu’on puisse chérir? Nous considérons de mauvais augure quand la nature produit un poulain, un agneau, un faon ou une chèvre qui, par quelque membre, est à l’image de l’homme, et nous le fuyons comme un monstre. L’homme est frappé de stupeur de voir sa difformité chez tout autre créature qu’en lui-même. Mais quant à notre chair, encore que nous traînions des maux qui empruntent leur nom véritable aux bêtes, comme le lupus ulcéreux et la ladrerie des porcs, encore que nous soyons dévorés par les poux et les vers, et que notre corps ne soit qu’un cadavre, qu’une pourriture, nous nous complaisons à cacher cette chair sous de fastueuses étoffes. Toutes nos craintes, que dis-je, nos terreurs c’est que notre médecin ne nous mette en terre pour sentir moins mauvais – (A Castruccio) Votre femme s’en est allée à Rome: vous deux faites la paire, rendez vous donc aux bains de Lucques pour soigner vos vieilles douleurs. (Castruccio et la vieille dame sortent.) (Seul) Je remarque que notre duchesse est malade ces jours-ci; elle a des vomissements et des brûlures d’estomac: le rebord de ses paupières est gonflé et tout bleui; sa joue blêmit et ses flancs sont enflés, et contrairement à la mode d’Italie, elle porte une robe lâche et flottante. Il y a anguille sous roche. J’ai trouvé un stratagème qui peut découvrir ce secret, un beau tour; j’ai acheté quelques abricots, la primeur de notre printemps.

(Antonio et Delio entrent et causent à Vécart)

DELIO
Marié depuis tant de temps! Vous me surprenez.

ANTONIO
Que je pose le sceau à tout jamais sur vos lèvres; car si je croyais que vous confiiez ces paroles à d’autres qu’au vent, je souhaiterais que vous n’eussiez ni souffle ni vie – (à Bosola) Eh bien, monsieur, vous voilà en méditation? Vous travaillez à devenir un grand sage.

BOSOLA
Oh! Monsieur, la réputation de sagesse est une corde qui ligotte le corps d’un homme; si la simplicité de cœur nous détourne du mal, elle nous montre la voie pour être heureux; car la plus subtile folie procède de la sagesse la plus subtile: qu’il me suffise d’être simplement honnête.

ANTONIO
Je saisis votre pensée intime.

BOSOLA
Croyez-vous?

ANTONIO
Comme vous ne voudriez point que le monde vous crût gonflé d’orgueil après votre avancement, vous continuez à jouer le vieux jeu de la mélancolie; cessez, cessez donc.

BOSOLA
Permettez-moi d’être honnête sous n’importe quelle formule flatteuse que ce soit. Faut-il vous faire ma confession? Je n’aspire pas plus haut que je ne saurais atteindre: ce sont les dieux seuls qui peuvent chevaucher des chevaux ailés. Une mule d’homme de loi, qui va à pas lents, sied fort bien à mon naturel et à mon métier; car, notez ceci, quand votre esprit galope plus vite que votre monture, ils ont tôt fait de se lasser tous deux.

ANTONIO
Vous voudriez lever les yeux vers le Ciel, mais je crains que le diable, qui gouverne dans l’espace, ne vous bouche la vue.

BOSOLA
Oh messire, vous êtes arbitre souverain, favori de la duchesse; un duc était votre cousin-germain... éloigné! Mais, seriez-vous descendu en droite ligne du roi Pépin, ou seriez-vous lui-même, eh bien quoi? Remontez à la source des plus grands fleuves du monde, vous n’y trouverez que des bulles d’eau qui bouillonne. D’aucuns voudraient donner à croire que les âmes des princes sont créées par des causes plus puissantes que celles du menu peuple; ils font erreur: c’est la même main qui les a faites; les mêmes passions les agitent; cette même raison qui fait qu’un curé va plaider en justice pour la redevance d’un porc et ruine ses voisins, commande aux princes de ravager toute une province, de bombarder de belles cités et de les raser à coups de canon.

(La duchesse entre avec ses nobles dames.)

LA DUCHESSE
Votre bras, Antonio; est-ce que je n’engraisse point? Je suis si vite à bout d’haleine. − Bosola, je vous prierai de me procurer une litière comme celle sur laquelle on promenait la duchesse de Florence.

BOSOLA
La duchesse s’en servait quand elle portait un enfant.

LA DUCHESSE
Je crois que oui – (à une de ses femmes) Venez ici m’arranger ma collerette! Dépêchez-vous donc; ah! Tu es insupportable; et cette haleine qui sent la pilule au citron. Quand auras-tu fini? Vais-je défailler sous tes doigts! Je suis si troublée, si nerveuse!

BOSOLA
(à part) Oui, j’en ai grand ’peur.

LA DUCHESSE
Je vous ai entendu dire que les courtisans en France, boutaient leur chapeau en présence du roi.

ANTONIO
Je l’ai vu faire.

LA DUCHESSE
Dans la salle d’audiences.

ANTONIO
Oui.

LA DUCHESSE
Pourquoi n’introduirions-nous pas chez nous cette mode? C’est vaine cérémonie plutôt que révérence que de s’ôter ainsi de dessus la tête un morceau de feutre; donnez-en l’exemple au reste de la cour; boutez donc votre chapeau le premier.

ANTONIO
Pardonnez-moi: j’ai vu en des royaumes plus froids que la France, les nobles demeurer tête nue devant leur prince; et il m’a semblé que cette coutume était une marque de déférence.

BOSOLA
(s’avançant) J’ai apporté un présent pour votre Grâce.

LA DUCHESSE
Pour moi, monsieur?

BOSOLA
Des abricots, madame.

LA DUCHESSE
Oh! Monsieur, où sont-ils donc ? Je n’en ai pas encore vu de l’année.

BOSOLA
(à part) C’est bon, les couleurs lui montent.

LA DUCHESSE
Vraiment, je vous remercie; ils sont beaux à merveille. Quel grand maladroit est notre jardinier! Nous n’en aurons pas un ce mois-ci.

BOSOLA
Votre Grâce ne les pèle donc pas?

LA DUCHESSE
Non, ils ont un goût musqué, ce me semble; oui, vraiment.

BOSOLA
Je ne sais; et cependant j’aurais aimé que votre Grâce les eût pelés.

LA DUCHESSE
Et pourquoi?

BOSOLA
J’ai oublié de vous dire que ce coquin de jardinier, à seule fin d’en tirer profit plus tôt, les a fait mûrir sur du crottin de cheval

LA DUCHESSE
Oh! Vous voulez rire (à Antonio) Jugez vous-même; goûtez-en un.

ANTONIO
Vraiment, madame, je ne tiens pas à ce fruit.

LA DUCHESSE
Vous craignez sans doute, monsieur, de nous priver de ces friandises: c’est un fruit délicat; on le dit sain et fortifiant.

BOSOLA
Quel bel art que cet art de la greffe!

LA DUCHESSE
Oui, vraiment, c’est métamorphoser la nature.

BOSOLA
Faire pousser une pomme de reinette sur un pommier sauvage, une prune de Damas sur un prunellier!
(à part) Comme elle les mange voracement! Qu’un coup de vent m’emporte ces polissons de vertugadins! Car, sans eux et cette robe bouffante, je pourrais voir distinctement ce bambin cabrioler dans son ventre.

LA DUCHESSE
Je vous remercie, Bosola, ces fruits sont délicieux, du moins t’ils ne me rendent pas malade...

ANTONIO
Comment donc, madame?

LA DUCHESSE
Ce fruit vert et mon estomac ne s’accommodent point ensemble: comme cela me gonfle!

BOSOLA
(à part) Bah, vous n’êtes déjà que trop gonflée.

LA DUCHESSE
Oh! Je suis toute couverte d’une sueur froide!

BOSOLA
Je suis désolé!

LA DUCHESSE
Des lumières jusqu’à ma chambre − Oh! mon cher Antonio, je suis, j’en ai peur, perdue...

DELIO
Des lumières ici, des lumières!

(La duchesse et ses dames se retirent − BOSOLA s’esquive de l’autre côté.)

ANTONIO
Mon bien fidèle Delio, nous sommes perdus! Je crains qu’elle ne soit entrée en travail; et il ne nous reste plus le temps de la transporter ailleurs.

DELIO
Avez-vous prévenu ces dames pour qu’elles lui donnent des soins? et découvert un moyen adroit de faire venir la sage-femme secrètement choisie par la duchesse.

ANTONIO
C’est fait.

DELIO
Profitez donc des circonstances imposées: donnez à entendre que Bosola l’a empoisonnée avec des abricots; ce prétexte colorera la nécessité où elle est de s’enfermer dans sa chambre.

ANTONIO
Fi, fi! Les médecins vont alors s’attrouper auprès d’elle.

DELIO
Vous prétexterez alors qu’elle fait usage d’un antidote à sa façon, de crainte que les médecins n’aillent l’empoisonner derechef.

ANTONIO
Je suis perdu et tout égaré et ne sais que résoudre.

(Ils sortent.)

SECOND TABLEAU

Le vestibule du même palais.
BOSOLA, seul.

BOSOLA
Non, non, il n’y a point de doute: son humeur capricieuse et sa voracité en mangeant ces abricots sont des symptômes manifestes qu’elle est enceinte. (La vieille dame entre.) Eh bien?

LA VIEILLE DAME
Je suis pressée, monsieur.

BOSOLA
Il y avait une jeune fille-suivante qui fut prise d’un violent désir de voir la verrerie...

LA VIEILLE DAME
Non, laissez-moi passer.

BOSOLA
Et cela uniquement pour savoir quel instrument étrange pouvait ainsi gonfler le verre, à la façon d’un ventre de femme.

LA VIEILLE DAME
Je ne veux plus rien savoir de cette verrerie. Encore en train de calomnier les femmes?

BOSOLA
Qui? Moi? Nenni; je ne fais de temps à autre que rappeler leurs faiblesses. L’oranger porte des fruits mûrs et des fruits verts et des fleurs tout ensemble; et certaines d’entre vous donnent du plaisir par pur amour, mais la plupart en attendent un fruit plus précieux. Le printemps vigoureux a de suaves odeurs, mais l’automne mûrissant a de belles saveurs. Si nous avons encore les mêmes averses d’or qu’au temps de Jupiter tonnant, vous avez encore les mêmes Danaés qui tendent leur giron pour les recevoir. Avez-vous jamais étudié la mathématique?

LA VIEILLE DAME
Qu’est-ce donc que cela, monsieur?

BOSOLA
Eh! Mais! Elle enseigne le bon moyen pour qu’un grand nombre de lignes se rencontrent en un centre unique. Allez, allez, donnez à vos filles adoptives de sages conseils; dites-leur que le diable se plaît à se pendre à la ceinture d’une femme comme une fausse montre rouillée, et à lui faire oublier comme le temps passe...

(La vieille dame sort.)
(Antonio, Roderigo et Crisolan entrent.)

ANTONIO
Fermez les portes du palais!

RODERIGO
Quoi donc, messire? Quel danger courons-nous?

ANTONIO
Fermez les poternes sur-le-champ, et appelez tous les officiers du palais.

GRISOLAN
J’y cours à l’instant.

(Il sort.)

ANTONIO
Qui garde la clef de la grille du parc?

RODERIGO
Forobosco.

ANTONIO
Qu’il l’apporte immédiatement!

(Grisolan rentre avec des serviteurs.)

PREMIER SERVITEUR
Gentilshommes de la cour, l’infâme trahison!

BOSOLA
(à part) Si maintenant ces abricots avaient été empoisonnés à mon insu!

PREMIER SERVITEUR
On vient de surprendre un Suisse dans la chambre à coucher de la Duchesse.

DEUXIÈME SERVITEUR
Un Suisse!

PREMIER SERVITEUR
− Avec un pistolet dans sa grande braguette.

BOSOLA
(riant) Ah! Ah! Ah!

PREMIER SERVITEUR
La braguette lui servait d’étui.

DEUXIÈME SERVITEUR
C’est un traitre astucieux; qui eût songé à fouiller sa braguette?

PREMIER SERVITEUR
C’est vrai, s’il n’avait pas pénétré dans les chambres des dames... et tous les moules de ses boutons étaient des balles de plomb.

DEUXIÈME SERVITEUR
Oh l’affreux cannibale! Un mousquet dans sa braguette!

PREMIER SERVITEUR
C’est un complot français, ma parole.

DEUXIÈME SERVITEUR
Voyez un peu ce que le diable sait inventer.

ANTONIO
Tous les officiers du palais sont-ils là?

LES SERVITEURS
Tous présents.

ANTONIO
Messieurs, nous avons, vous le savez, perdu beaucoup d’argenterie, et ce soir même des bijoux, qui représentent une valeur de quatre mille ducats, ont disparu de la cassette ducale. Les portes sont-elles bien fermées?

LES SERVITEURS
Oui.

ANTONIO
C’est le bon plaisir de la Duchesse qu’on enferme chaque officier dans sa chambre jusqu’au lever du soleil; et que chacun lui fasse remettre les clefs de tous ses coffres et portes d’entrée. Elle est très malade.

RODERIGO
Nous ferons selon son bon plaisir.

ANTONIO
Elle vous supplie de ne point le prendre mal: votre innocence n’en éclatera que mieux.

BOSOLA
Monsieur du chantier au bois, où est votre Suisse à présent?

PREMIER SERVITEUR
Sur cette main je jure que le bruit nous avait été rapporté par un des laveurs de vaisselle.

(Tous sortent à l’exception d’Antonio et de Delio.)

DELIO
Comment se porte la duchesse?

ANTONIO
Elle est en proie à la pire des tortures, la souffrance et la peur.

DELIO
Donnez-lui de douces paroles de réconfort,

ANTONIO
Comme je joue follement avec mon propre danger! Vous devez cette nuit, cher ami, partir en poste pour Rome: Ma vie dépend de vous.

DELIO
Ne doutez pas de moi.

ANTONIO
Oh! Loin de moi cette pensée! Et pourtant j’appréhende comme un malheur.

DELIO
Croyez-moi, ce n’est que l’ombre de votre anxiété, rien de plus; comme nous envisageons nos maux d’un esprit superstitieux! Que nous renversions une salière, qu’un lièvre traverse la route, que nous saignions du nez, que notre cheval trébuche ou qu’un grillon chante et voilà de quoi ébranler en nous tout courage viril. Monsieur, Dieu vous garde; je vous souhaite toutes les joies d’un père béni du ciel; quant à ma fidélité, gravez ceci au fond de votre cœur : les vieux amis, comme les vieilles épées, c’est toujours le plus sûr!

(Il sort.)
(Cariola entre.)

CARIOLA
Messire, vous êtes l’heureux père d’un fils; votre femme le recommande à votre tendresse.

ANTONIO
Consolation divine! Pour l’amour de Dieu, prenez grand soin d’elle; je vais de ce pas consulter son horoscope.

(Ils sortent.)

TROISIEME TABLEAU

La cour du même palais.
(Bosola entre avec une lanterne sourde.)

BOSOLA
Assurément j’ai entendu des cris perçants de femme, écoutons, ah! − et le bruit émanait − si j’ai bien entendu − de l’appartement de la duchesse. Il y a du stratagème dans ce fait d’avoir mis sous clef tous les courtisans dans leurs logis respectifs; il faut que je sache, ou bien ma dénonciation est cuite. Chut, les cris recommencent. Il se peut qu’ils proviennent de l’oiseau de la Mélancolie, le grand ami du silence et de la solitude, le hibou. − Ah! voilà Antonio!

(Antonio entre.)

ANTONIO
J’ai entendu du bruit. Qui va là? Qui es-tu? Parle!

BOSOLA
Antonio, que votre visage et tout votre être ne prennent point cette expression de terreur; c’est moi, Bosola, votre ami.

ANTONIO
Bosola! (à part) Cette taupe mine le sol sous moi − Ne venez-vous point d’entendre du bruit?

BOSOLA
Venant d’où?

ANTONIO
De l’appartement de la duchesse.

BOSOLA
Je n’ai rien entendu, et vous?

ANTONIO
Moi, oui, ou bien j’aurais rêvé.

BOSOLA
Dirigeons-nous de ce côté.

ANTONIO
Non, il se peut que ce soit seulement le vent qui s’élève.

BOSOLA
C’est probable. Il me semble qu’il fait froid et pourtant vous êtes en sueur; vous avez l’air égaré!...

ANTONIO
Je viens de consulter les astres pour les joyaux de la duchesse.

BOSOLA
Ah? et quelle réponse?

ANTONIO
En quoi cela vous regarde-t-il? On pourrait plutôt vous demander dans quel dessein, alors que chacun est consigné dans son appartement, vous déambulez de nuit.

BOSOLA
En bonne foi, je m’en vais vous le dire: maintenant que toute la cour est endormie, j’ai pensé que le diable avait moins à faire par ici; je suis venu dire mes prières; et si ce que je fais vous choque, c’est que vous êtes un vrai courtisan.

ANTONIO
(à part) Ce coquin veut ma perte, (haut) Vous avez aujourd’hui donné des abricots à la duchesse: que le Ciel veuille qu’ils n’aient pas été empoisonnés!

BOSOLA
Empoisonnés! La figue, une figue espagnole pour cette imputation-là!

ANTONIO
Les traîtres ont toujours belle assurance jusqu’au jour où ils sont découverts! Des bijoux ont disparu aussi; selon moi, nul ne saurait être soupçonné plus que toi.

BOSOLA
Vous êtes un intendant déloyal.

ANTONIO
Effronté manant, je saurai te déraciner.

BOSOLA
Il se peut que ma chute vous écrase.

ANTONIO
Vous êtes, monsieur, une ingrate vipère; à peine réchauffé, vous montrez votre dard... Vous êtes un beau diffamateur!

BOSOLA
Non, monsieur; je ne fais que signer ce que vous libellez vous-même.

ANTONIO
(à part) Je saigne du nez: quelqu’un de superstitieux y verrait un mauvais présage, alors que c’est pur hasard; − voilà deux lettres écrites ici à mon nom qui se trouvent rougies de sang! − Simple accident! (haut) Quant à vous, monsieur, je prendrai demain matin des ordres pour qu’on vous mette en lieu sûr. (à part) Il faut trouver là un prétexte pour cacher ses couches, (haut) Monsieur, vous ne franchirez pas cette porte. Je ne juge point convenable que vous approchiez de l’appartement de la duchesse, jusqu’à ce que vous vous soyez pleinement justifié, (à part) Les grands sont tout comme les petits, oui, nous sommes tous les mêmes, quand nous cherchons des détours honteux pour éviter la honte.

(Il sort.)

BOSOLA
Antonio vient de laisser tomber un papier quelque part: viens à mon aide, sourde amie, (il cherche avec sa lanterne.) Ah! le voici. Qu’est-ce cela? L’horoscope d’un enfant ! (il lit) «La duchesse a été délivrée d’un fils entre minuit et une heure du matin anno domini 1504 » − c’est cette année! – (decimo nono decembris» − cette nuit même! − «suivant le méridien d’Amalfi.» − C’est notre duchesse! L’heureuse découverte ! − «Le seigneur de la première maison du soleil était en feu dans l’ascendant, ce qui signifie une vie brève; et Mars étant dans un signe humain du zodiaque, réuni à la queue du Dragon, dans la huitième maison, est un signe menaçant de mort violente. Coetera non scrutantur.» − Eh bien, la chose est patente; cet austère personnage est l’entremetteur de la duchesse: les choses viennent à souhait! c’est pour cette affaire bonne à noter qu’on a mis nos courtisans sous clef; il s’en suit naturellement qu’on va m’incarcérer sous prétexte que je l’ai empoisonnée; je m’y résignerai, riant sous cape. Si l’on pouvait maintenant découvrir le père, mais cela, le temps nous l’apprendra. Le vieux Castruccio demain matin part en poste pour Rome; c’est par lui que j’enverrai une lettre qui mettra le fiel des deux frères en ébullition. − Le moyen était vraiment commode. La débauche a beau faire et se masquer sous d’étranges déguisements: elle est souvent fine, mais jamais sage.

(Il sort.)

QUATRIEME TABLEAU

Une salle dans le palais du Cardinal à Rome.
LE CARDINAL et JULIA.

LE CARDINAL
Sieds-toi; tu es le plus cher de mes désirs; dis-moi donc, je t’en prie, quel tour tu as inventé pour venir jusqu’à Rome sans ton mari?

JULIA
Eh bien, monseigneur, je lui ai conté que je venais voir ici un vieil anachorète par dévotion.

LE CARDINAL
Ah! tu es une fine rouée − je veux dire à son égard.

JULIA
Vous avez vaincu toutes mes résistances; je ne voudrais point aujourd’hui vous trouver inconstant.

LE CARDINAL
Ne t’inflige pas de torture volontaire; tout ceci provient de ta propre faute.

JULIA
De ma faute, monseigneur?

LE CARDINAL
Tu doutes de ma constance, à cause de ces tours et fols détours dont tu as conscience en toi.

JULIA
Quelle preuve en avez-vous jamais eue?

LE CARDINAL
Parbleu, c’est vrai des femmes en général; on réussirait plus aisément à rendre le verre malléable, qu’à fixer leur amour.

JULIA
C’est bien, monseigneur.

LE CARDINAL
Il nous faudrait emprunter cette lunette fantastique qu’inventa Galilée le Florentin, pour découvrir un autre vaste monde dans la lune; là plutôt on pourrait trouver une femme constante.

JULIA
C’est très bien, monseigneur.

LE CARDINAL
Pourquoi pleurer? Des larmes sont-elles toute votre justification? Ces mêmes larmes tomberont sur le sein de votre mari, madame, avec des cris de protestations que vous l’aimez par dessus tout au monde. Allons, je veux vous aimer avec clairvoyance, c’est-à-dire jalousement jusqu’à ce que je sois persuadé que vous ne puissiez me faire des cornes.

JULIA
Je vais retourner chez mon mari...

LE CARDINAL
Vous pouvez bien m’en remercier, madame: je vous ai tirée de votre perchoir d’ennui, vous ai posée sur mon poing, vous ai montré la proie et laissé prendre votre envol pour l’atteindre − Allons, je t’en prie, baise-moi. − Quand tu étais avec ton mari, tu étais surveillée comme un éléphant domestique; − remercie-moi encore, tu n’avais de sa part que baisers et bonne chère, mais quelle joie dans tout cela? C’est tout juste comme celui qui sait gratter un peu de guitare sans savoir jouer un air dessus. Tu vois comme tu dois m’être reconnaissante.

JULIA
Quand vous me faisiez pour la première fois fa cour, vous me parliez de votre grande blessure au cœur, de votre foie douloureux et vos discours étaient ceux d’un malade.

LE CARDINAL
Qui va là? (un serviteur entre.) Aie confiance, car mon amour pour toi est plus vif que éclair.

LE SERVITEUR
Madame, un gentilhomme venu en poste d’Amalfi, désire vous voir.

LE CARDINAL
Qu’il entre: je me retire.

(Il sort.)

LE SERVITEUR
Il dit que votre époux, le vieux Castruccio, est arrivé à Rome, piteusement harassé d’avoir couru la poste.

(Il sort.)
(Delio entre.)

JULIA
(à part) Le signor Delio c’est un de mes amoureux d’antan.

DELIO
Je me suis permis de venir vous voir.

JULIA
Messire, vous êtes le bienvenu.

DELIO
Couchez-vous dans ce palais?

JULIA
Assurément, votre expérience doit vous convaincre qu’il n’en est rien; nos prélats romains n’ont pas d’appartements réservés pour les dames.

DELIO
Fort bien. Je ne vous apporte point de recommandations de la part de votre époux; il ne m’en a pas chargé, que je sache.

JULIA
J’ai ouï dire qu’il est arrivé à Rome.

DELIO
Je n’ai jamais vu homme et monture, cheval et chevalier plus lassés l’un de l’autre; s’il avait eu les reins plus solides, il aurait volontiers porté son cheval, tellement il avait le derrière en douloureux état.

JULIA
Votre rire me fait peine.

DELIO
Madame, je ne sais si vous avez besoin d’argent; je vous en ai apporté un peu.

JULIA
De la part de mon époux?

DELIO
Non, de mes propres rentes.

JULIA
Il me faut connaître vos conditions, avant de m’engager à l’accepter.

DELIO
Regardez donc, c’est de l’or; n’a-t-il pas belle couleur.

JULIA
J’ai un oiseau qui en a de plus belles.

DELIO
Ecoutez un peu comme il a joli son.

JULIA
Les cordes d’un luth sonnent bien mieux encore; il n’a point de parfum comme la casse ou la civette; il n’a point davantage de vertus médicales, encore que certains docteurs bien fols voudraient nous persuader d’en faire fondre dans nos coulis. Je vais vous le dire, ceci est un être qu’engendra le...

(Le serviteur rentre.)

LE SERVITEUR
Votre mari est là; et il a remis une lettre au duc de Calabre, qui, autant que je puis juger, l’a jeté dans une colère folle.

(Il sort.)

JULIA
Monsieur, vous entendez; de grâce, faites-moi connaître le but de votre visite et requête aussi brièvement que possible.

DELIO
Voici en deux mots: je vous désire, et tout le temps que vous ne demeurerez pas avec votre mari, je vous veux pour maîtresse.

JULIA
Monsieur, je demanderai à mon mari s’il m’y autorise et vous rendrai sans tarder réponse.

(Elle sort.)

DELIO
(seul) O merveille! Est-ce son esprit ou son honnêteté qui lui dicte ces paroles? J’ai ouï dire que le duc est courroucé par une lettre envoyée d’Amalfi. Je crains fort qu’Antonio ne soit trahi; comme son élévation est menacée de périls redoutables! ô fortune infortunée! Ceux-là passent à travers tempêtes et tourbillons, évitent les catastrophes, qui ont pesé les conséquences devant que l’action soit consommée.

(Il sort.)

CINQUIEME TABLEAU

Une autre salle dans le même palais.
Le Cardinal et Ferdinand, une lettre à la main.

FERDINAND
J’ai cette nuit même déterré une mandagore.

LE CARDINAL
Vous dites?

FERDINAND
Et c’est cela qui m’a rendu fou.

LE CARDINAL
D’où vient ce prodige?

FERDINAND
Lisez donc cela. − Une sœur damnée! Elle branle dans le manche et la voilà devenue une fameuse putain.

LE CARDINAL
Parlez plus bas...

FERDINAND
Plus bas! Les coquins ne se le chuchotent plus, ils le publient bien haut (comme certains serviteurs publient les largesses de leurs maîtres) et leurs regards fouillent avidement pour chercher qui les écoute. La malédiction sur elle! Elle a eu des rufians subtils pour jouer ses tours et de plus sûrs messagers pour sa débauche que les villes de garnison n’en ont pour le service.

LE CARDINAL
Est-ce possible? Est-ce bien certain?

FERDINAND
De la rhubarbe, oh! Qui me donnera de la rhubarbe pour purger ma bile! Voici le jour maudit qui vient raviver mes souvenirs; ils sont gravés là jusqu’à ce que de son cœur ensanglanté je fasse une éponge qui puisse les effacer.

LE CARDINAL
Pourquoi êtes-vous soulevé d’une si violente tempête?

FERDINAND
Plût au ciel que je fusse en effet une tempête pour faire écrouler son palais par-dessus sa tête, déraciner ses splendides forêts, dévaster ses prairies et ravager tout son territoire comme elle a ruiné son honneur.

LE CARDINAL
Notre sang, le royal sang d’Aragon et de Castille, doit-il être souillé ainsi?

FERDINAND
Faisons appel aux remèdes désespérés; il nous faut aujourd’hui employer non les baumes, mais le feu, mais les ventouses cuisantes, car c’est le bon moyen de purger un sang vicié, un sang comme le sien. S’il reste une larme de pitié dans mon œil, je la cacherai dans mon mouchoir, et celui-ci je le léguerai à son bâtard.

LE CARDINAL
Pourquoi faire?

FERDINAND
Eh bien, il en fera de la bonne charpie pour les plaies de sa mère, quand je l’aurai hachée en morceaux!

LE CARDINAL
Créature maudite! O nature capricieuse, faut-il que tu places le cœur des femmes si loin du côté gauche!

FERDINAND
Sottise des hommes qui vont confier leur honneur à une barque faite d’un roseau aussi frêle et léger qu’une femme, une barque qui peut sombrer d’une minute à l’autre.

LE CARDINAL
Aussi bien l’ignorance, quand elle a acheté l’honneur, est incapable de le gouverner.

FERDINAND
Il me semble la voir rire, cette belle hyène! Dites-moi quelque chose, vite! ou mon imagination va m emporter, va me la montrer dans l’œuvre honteuse de la chair.

LE CARDINAL
Avec qui?

FERDINAND
Peut-être avec quelque batelier aux fortes cuisses, ou un homme des chantiers qui manie le lourd marteau ou lance la bane, ou peut-être quelqu’un de ces aimables chevaliers qui lui monte de la braise dans son appartement privé.

LE CARDINAL
Votre esprit bat la campagne!

FERDINAND
Allez, allez. Madame! ce n’est point votre lait de catin qui éteindra la flamme de ma colère, mais votre sang de catin.

LE CARDINAL
Combien vaine semble cette rage qui vous emporte comme ces hommes que les sorciers convoient à travers les tourbillons fous de l’espace; ces clameurs immodérées ressemblent tout juste aux glapissements des sourds qui crient en parlant parce qu’ils croient que les autres ont leur infirmité.

FERDINAND
Ne tremblez vous pas, vous aussi, du même accès de rage?

LE CARDINAL
Oui; mais je sais être en colère sans ces transports; il n’est rien au monde qui défigure plus un homme, en fasse plus une bête brute qu’une colère folle. Gourmandez-vous vous-même. Il y a de ces gens qui n’ont jamais pu traduire leur désir de tranquillité qu’en se tourmentant, en s’agitant eux-mêmes. Allons, accordez un peu votre instrument.

FERDINAND
C’est cela, je m’étudierai seulement à paraître l’homme que je ne suis pas. Je serais capable aujourd’hui de la tuer en vous tuant ou en me tuant; car je pense qu’il est quelque crime en nous que le Ciel venge sur elle.

LE CARDINAL
Etes-vous fou à lier?

FERDINAND
Je voudrais que leurs corps à tous deux fussent brûlés dans une fournaise, dont on eût bouché l’ouverture pour que leur fumée maudite ne pût s’élever vers le ciel; ou bien qu’on pût imprégner les draps où ils couchent de poix et de soufre, les en envelopper et les faire flamber comme une alouette; ou bien encore je ferais un consommé de leur bâtard et je donnerais ce bouillon à boire à son paillard de père, pour réveiller la luxure de ses reins.

LE CARDINAL
Je m’en vais...

FERDINAND
Non, j’ai fini. Je suis certain que si j’étais un damné en enfer et qu’on m’apprît alors cette nouvelle, elle me jetterait dans une sueur froide. Rentrons, venez, je veux dormir. Je ne bougerai plus que je sache qui saute ainsi ma sœur. Quand je le saurai, je trouverai des scorpions pour rendre mes fouets plus mordants, et l’immobiliserai dans une éclipse éternelle!


Acte III

PREMIER TABLEAU

Une salle dans le Palais de la duchesse.
ANTONIO ET DELIO.

ANTONIO
Notre noble ami, mon bien-aimé Delio! Oh! Vous êtes resté bien longtemps absent de la cour. Etes-vous arrivé en même temps que le seigneur Ferdinand?

DELIO
Oui, monsieur; et comment se trouve votre noble duchesse?

ANTONIO
Elle va bien, par bonheur; elle nourrit généreusement toute une lignée; depuis que vous l’avez vue, elle a deux enfants encore, un fils et une fille.

DELIO
Il me semble que c’était hier; si seulement je fermais les yeux, et ne considérais plus votre visage qui me paraît un peu émacié, en vérité je croirais qu’il y a à peine une demi-heure...

ANTONIO
Vous n’avez pas été en procès, ami Delio, ni en prison, ni solliciteur auprès d’une cour; vous n’avez pas brigué la place de quelque grand, ni été tourmenté par une épouse vieille et hargneuse − et c’est pour cela que le temps s’est écoulé si vite sans que vous en ayez conscience.

DELIO
De grâce, monsieur, dites-moi: la nouvelle n’est-elle pas encore parvenue aux oreilles de monseigneur Le Cardinal?

ANTONIO
Je crains que si; le duc Ferdinand, qui vient d’aniver à la cour, se comporte d’une étrange et inquiétante façon.

DELIO
Comment, je vous prie?

ANTONIO
Il est d’apparence si calme, qu’il semble couver une tempête, et dormir comme ces loirs l’hiver. Les maisons hantées sont bien silencieuses jusqu’à ce que le diable se réveille.

DELIO
Que dit le peuple?

ANTONIO
La canaille dit sans détours que la duchesse fait la catin.

DELIO
Et ces gens sérieux qui se disent fins politiques quelle critique font-ils?

ANTONIO
Ils font remarquer que j’acquiers des biens considérables, par des voies détournées: et tous supposent que la duchesse y voudrait remédier, si elle le pouvait; car, disent-ils, les grands voient bien à contre-cœur leurs officiers de cour profiter de tous moyens pour s’enrichir et se gorger à leur service, mais, ils n’osent s’en plaindre de crainte de les rendre par là odieux aux gens du peuple. Quant à d’autres liens, soit d’amour ou de mariage, entre elle et moi, ils n’en ont pas le plus léger soupçon.

DELIO
Voici le duc Ferdinand qui rentre se coucher.

LA DUCHESSE, FERDINAND et leur suite.

FERDINAND
Je vais me mettre au lit sans tarder, car je suis bien las. − J’ai arrêté un mari pour vous.

LA DUCHESSE
Pour moi, monseigneur? De grâce, qui est-ce donc?

FERDINAND
L’illustre comte de Malatesta.

LA DUCHESSE
Fi donc! lui un comte! c’est un simple bâton de sucre candi; on pourrait voir au travers de sa personne. Quand je me choisirai un époux, j’en veux un qui vous fasse honneur.

FERDINAND
En cela vous ferez bien. − Comment allez-vous, digne Antonio?

LA DUCHESSE
Mais, monseigneur, je tiens à avoir un entretien privé avec vous au sujet des calomnies qui s’ébruitent touchant mon honneur.

FERDINAND
Permettez-moi de rester sourd à tout cela: quelque pasquinade, balles en papier, des ragots de cour, ces souffles empestés dont on purifie rarement le palais des princes. Et quand même ce serait vrai, je vous parle à cœur ouvert, ma fidèle affection excuserait grandement, atténuerait, que dis-je, irait jusqu’à nier vos erreurs, si évidentes fussent-elles. Allez vous en, en toute confiance dans l’innocence de votre âme.

LA DUCHESSE
(à part) Oh! je respire, mon Dieu. Cet air irrespirable s’est enfin purifié.

(La duchesse, Antonio, Delio et la suite se retirent.)

FERDINAND
(seul) Elle s’avance avec son remords sur des lames brûlantes... (Bosola entre) Eh bien, Bosola, êtes-vous satisfait des résultats de votre espionnage ?

BOSOLA
Seigneur, médiocrement. On fait courir le bruit qu’elle aurait trois bâtards, mais de qui, ce secret est encore à lire dans les astres.

FERDINAND
Eh! il y a des gens qui sont persuadés que toutes choses sont écrites là-haut.

BOSOLA
Oui, si nous pouvions trouver des lunettes pour les déchiffrer. Je soupçonne qu’on a usé de sorcellerie sur la duchesse.

FERDINAND
De sorcellerie? dans quel dessein?

BOSOLA
Pour la rendre follement éprise de quelque manant indigne, qu’elle a honte de reconnaître.

FERDINAND
Pouvez vous croire dans votre crédulité que des philtres ou des charmes aient pouvoir de nous faire aimer, que nous le voulions ou pas?

BOSOLA
Certainement.

FERDINAND
A d’autres! Ce sont pures duperies, des horreurs inventées par certains charlatans pour nous abuser. Pensez-vous que des herbes ou des charmes puissent faire violence à la volonté? Des expériences de ces sottes pratiques ont été tentées mais les drogues employées n’étaient que poisons anodins, qui n’avaient d’autre pouvoir que de frapper les gens de démence, et aussitôt la sorcière de jurer avec force équivoques, qu’ils sont fous d’amour. La sorcellerie chez ma sœur, elle est dans la luxure de son sang. Cette nuit je lui arracherai une confession. Vous m’avez dit que depuis deux jours, vous vous étiez procuré une fausse clef pour pénétrer dans sa chambre.

BOSOLA
C’est vrai.

FERDINAND
Voilà ce que je désirais.

BOSOLA
Quelle est votre intention?

FERDINAND
Tu ne la devines pas?

BOSOLA
Non.

FERDINAND
Ne m’interroge point. Celui qui peut mesurer ma pensée, et sonder mes desseins, peut bien dire qu’il a ceint et embrassé le monde, sondé les sables mouvants de ses mers.

BOSOLA
Je ne le crois pas.

FERDINAND
Que crois-tu donc alors?

BOSOLA
Que vous chantez trop vos propres louanges, et que vous vous flattez lourdement.

FERDINAND
Donne moi ta main; merci; je n’ai jamais pensionné que des flatteurs avant de t ‘avoir à mon service. Adieu, Il enraye puissament la ruine des grands, l’ami qui par ses railleries leur ouvre les yeux sur leurs défauts.

(Ils sortent.)

SECOND TABLEAU

La chambre à coucher de la duchesse.
LA DUCHESSE, ANTONIO ET CARIOLA.

LA DUCHESSE
Apportez moi ma cassette et mon miroir − Ne comptez point sur un logement ici, ce soir, monseigneur.

ANTONIO
En vérité, il faut que je vous persuade de m’en accorder un.

LA DUCHESSE
Très bien; j’espère qu’avec le temps les gentilhommes adopteront cet usage de venir, chapeau bas et de mettre genou en terre pour obtenir de leur femme l’hospitalité pour la nuit.

ANTONIO
Je veux coucher ici.

LA DUCHESSE
Vous voulez! Vous êtes un seigneur bien tyrannique.

ANTONIO
En vérité, je ne règne guère que la nuit.

LA DUCHESSE
Que voulez-vous donc faire de moi?

ANTONIO
Nous dormirons ensemble.

LA DUCHESSE
Hélas! Quel plaisir deux amants peuvent-ils bien goûter dans le sommeil?

CARIOLA
Monseigneur, je couche souvent avec elle; et je sais qu’elle vous dérangera fort.

ANTONIO
Voyez, on se plaint de vous.

CARIOLA
Car elle est mauvaise coucheuse et s’étale tout au travers du lit.

ANTONIO
Je ne l’en aimerai que mieux pour cela.

CARIOLA
Messire, puis-je vous poser une question?

ANTONIO
Mais certes, Cariola, demande...

CARIOLA
Pourquoi donc, quand vous couchez avec ma maîtresse, vous levez-vous de si bon matin?

ANTONIO
Les gens qui besognent et comptent les coups de l’horloge trop souvent, sont bien contents quand leur besogne prend fin.

LA DUCHESSE
Je veux vous clore la bouche

(Elle lui donne un baiser.)

ANTONIO
Oui, mais je n’ai qu’un baiser: Venus avait deux tendres colombes pour traîner son char; il m’en faut un autre. (Elle le baise à nouveau) Quand te marieras-tu, Cariola?

CARIOLA
Jamais, monseigneur.

ANTONIO
O fi! Rester célibataire ! Renonce à ce dessein. Nous lisons que Daphné, en châtiment de sa faute insensée, fut métamorphosée en laurier stérile; Syrinx changée en pâle roseau creux; Anaxarète se figea en un bloc de marbre; alors que celles qui devinrent épouses ou furent tendres pour leurs amis se métamorphosèrent par la grâce des dieux en olivier, en grenadier, en mûrier, sont devenues des fleurs, des pierreries ou d’éclatantes étoiles.

CARIOLA
Voilà de vaine poésie; mais, de grâce, dites-moi, si l’on me donnait le choix entre sagesse, richesse ou beauté sous la forme de trois jeunes hommes, lequel des trois devrais-je choisir?

ANTONIO
Question embarrassante: ce fut le cas de Paris, il se montra aveugle et pour cause; car, le moyen de juger de sang-froid, alors qu’il avait devant les yeux trois amoureuses déesses et toutes nues encore? C’était un émouvant spectacle qui pourrait bien obscurcir d’un voile le jugement du plus austère conseiller d’Europe. Maintenant que je regarde vos visages tous deux si charmants, je resonge à une question que je voudrais vous poser.

CARIOLA
Quoi donc?

ANTONIO
Je me demande pourquoi les dames à laide figure gardent pour la plupart des filles suivantes plus laides encore, et ne peuvent supporter des soubrettes jolies.

LA DUCHESSE
Oh la réponse est facile. Connûtes-vous jamais mauvais peintre qui se logeât à côté d’un atelier de maître peintre? Cela ferait honte à ses méchants portraits et ce serait fait de lui. Quand avons-nous jamais devisé si gaiement? − Tiens, voilà mes cheveux qui s’emmêlent...

ANTONIO
(à Cariola) Si tu veux, Cariola, sortons furtivement de la chambre, et laissons la se parler toute seule. Je lui ai mainte fois joué de ces tours, et alors elle était toute courroucée; cela m’amuse de la voir en colère. Doucement, Cariola

(Ils sortent sans bruit.)

LA DUCHESSE
Mes cheveux ne commencent-ils point à changer de couleur? Quand je deviendrai grise, je ferai en sorte que toute la cour se poudre les cheveux d’iris, pour être tout comme moi − Vous avez bien lieu de m’aimer; je vous ai ouvert la porte de mon cœur avant que vous ayez daigné en réclamer les clefs...

(Ferdinand s’introduit par le fond.)

LA DUCHESSE
(sans le voir et croyant toujours parler à Antonio) Un beau jour il arrivera que mes frères nous surprendront endormis. Il me semble que la présence du duc actuellement à la cour devrait vous engager à ne point découcher de votre chambre; mais vous allez dire que l’amour le plus charmant est celui où se mêle la crainte. Je vous joue que nous ne ferons plus d’enfants que mes frères ne consentent à en accepter le parrainage. Avez-vous perdu votre langue? (Elle aperçoit son frère qui lui tend un poignard) – Ceci est bienvenu; sachez que quelque soit mon destin, la vie ou la mort, je saurai accepter l’une ou l’autre, noblement.

FERDINAND
Meurs donc et vite. Vertu, où es-tu donc cachée? Quelle horreur t’a donc éclipsée?

LA DUCHESSE
De grâce, monsieur, écoutez-moi.

FERDINAND
Ou est-ce vrai, ô vertu, que tu ne sois qu’un nom, une ombre et non une réalité?

LA DUCHESSE
Monsieur...

FERDINAND
Ne parle pas.

LA DUCHESSE
Je me tairai; mon âme est là, dressée dans mes oreilles pour vous entendre.

FERDINAND
O clarté trop imparfaite de l’humaine raison qui nous fait prévoir pour notre malheur ce que nous pouvons le moins empêcher. Continue à satisfaire tes désirs et à t’en glorifier; la honte ne connaît qu’un réconfort, c’est de dépasser toutes les limites et tout sentiment de la honte.

LA DUCHESSE
Je vous prie, monsieur, de m’écouter. Je suis mariée.

FERDINAND
Vraiment!

LA DUCHESSE
Il se peut que ce ne soit point selon votre goût; mais hélas, vos ciseaux arrivent trop tard pour rogner les ailes de l’oiseau qui a déjà pris son vol. Voulez-vous voir mon époux?

FERDINAND
Oui, si je pouvais changer d’yeux avec le basilic.

LA DUCHESSE
Assurément, c’est de connivence avec lui que vous avez pu vous introduire ici.

FERDINAND
Le hurlement du loup est musique auprès de ta voix de hibou. Silence, je te prie. − Qui que tu sois qui possédas ma sœur, car je suis sûr que tu m’entends, dans l’intérêt de ton salut, ne te fais pas connaître. Je suis venu céans dans le dessein de travailler à te découvrir; et pourtant j’ai la certitude que de ta découverte il doit naître des choses monstrueuses à nous entraîner tous deux dans la damnation. Pour dix millions je ne voudrais pas apercevoir ta face. Par tous les moyens en ton pouvoir fais en sorte que j’ignore ton nom; gorge toujours ta luxure; mène une vie misérable, à cette unique condition − Quant à toi, vile créature, si tu veux que ton faune salace puisse vieillir dans tes embrassements, je t’engage à lui faire construire une chambre comme celles qu’habitent nos anachorètes pour de plus saintes pratiques; que le soleil ne luise plus sur lui jusqu’à ce qu’il meure! Que seuls les chiens et les singes lui tiennent société et autres êtres muets à qui la nature refuse d’articuler son nom; n’élève même point de perroquet, de crainte qu’il ne l’apprenne. Si tu l’aimes, arrache toi la langue, de peur qu’elle ne le trahisse!

LA DUCHESSE
Pourquoi n’aurais-je pas le droit de m’être mariée? En ce faisant, je n’ai pas créé d’univers nouveau, innové de nouvelles coutumes.

FERDINAND
Tu es perdue; tu as pris cette lourde feuille de plomb qui recouvrait les os de ton premier mari et tu l’as reployée autour de mon cœur.

LA DUCHESSE
Le mien en saigne.

FERDINAND
Le tien! Ton cœur! Quel nom faut-il que je lui donne? à moins qu’on l’appelle un boulet creux rempli d’un feu grégois inextinguible?

LA DUCHESSE
En tout ceci vous êtes d’une sévérité terrible et si vous n’étiez mon noble frère je dirais d’une tyrannie: mon honneur est sauf.

FERDINAND
Sais-tu ce que c’est que l’honneur? Je vais te le dire − bien en vain, puisque la leçon vient trop tard. − Jadis l’Honneur, l’Amour et la Mort voyageaient de par le monde; l’on décida d’un commun accord de se séparer et de prendre trois routes différentes. La Mort dit aux deux autres qu’ils la retrouveraient dans les grandes batailles, ou les cités pestiférées. L’Amour les avertit de le chercher parmi les simples bergers qui n’ambitionnent rien, chez qui il n’est question ni de fortune ni de douaire et parfois au milieu de bonnes gens tranquilles qui n’ont rien hérité de leurs parents défunts. Restez, fit l’Honneur, ne m’abandonnez point; car ainsi va de ma nature que si je me sépare un jour d’une personne rencontrée, elle ne me retrouve jamais plus. Ainsi va de vous, vous avez dit bonsoir à l’honneur et il s’est évanoui. Adieu donc, je ne vous reverrai de ma vie.

LA DUCHESSE
Pourquoi, seule entre toutes les princesses du monde, devrais-je être claustrée, comme une relique sainte? Je suis jeune, il me reste un peu de beauté...

FERDINAND
Il est aussi des vierges possédées du démon. Je ne te reverrai plus jamais

(Il sort. – Antonio rentre avec un pistolet; Cariola le suit).

LA DUCHESSE
Vous avez vu cette apparition?

ANTONIO
Oui, nous sommes trahis. Comment s’est-il introduit céans?
(à Cariola) Pour cette trahison, je tournerais bien cette arme contre toi…

CARIOLA
Faites le donc, messire, et quand vous m’aurez ouvert le cœur, vous y lirez mon innocence.

LA DUCHESSE
C’est par cette galerie qu’il a pénétré!

ANTONIO
Je voudrais que cette vision terrible rentrât afin, que sur mes gardes maintenant, il me fût possible de justifier mon amour (la duchesse lui montre le poignard) Ah! Que signifie?

LA DUCHESSE
Il m’a laissé ceci.

ANTONIO
Je crois que son désir était que vous en fissiez usage contre vous même.

LA DUCHESSE
Son attitude et ses gestes semblaient le signifier.

ANTONIO
Ce poignard possède un manche aussi bien qu’une pointe; tournez celle-ci vers lui et plantez la bien acérée dans son cœur plein de fiel. (On frappe) Quoi encore? Qui frappe? La terre va-t-elle encore trembler?

LA DUCHESSE
Il me semble qu’une mine est là, sous mes pieds, prête à sauter.

CARIOLA
C’est Bosola.

LA DUCHESSE
Sortez vite! − Ah! Misère! Seuls les criminels devraient ainsi se masquer sous des tapisseries, et non pas nous! Nous devons à l’instant nous séparer; j’ai déjà combine les moyens pour vous éloigner.

(Antonio sort. − Bosola entre.)

BOSOLA
Le duc votre frère est parti comme en un tourbillon; il a pris des chevaux et court la poste vers Rome.

LA DUCHESSE
Si tard?

BOSOLA
Il m’a dit, en sautant en selle, que vous étiez perdue.

LA DUCHESSE
En vérité, je ne suis pas loin de la ruine?

BOSOLA
Qu’y a-t-il donc?

LA DUCHESSE
Antonio, l’intendant du palais, m’a indigneront trompée avec ses comptes; mon frère s’est trouvé engagé en même temps que moi pour de l’argent emprunté à certains Juifs napolitains et Antonio n’a pas fait honneur à ses billets et à ses engagements.

BOSOLA
C’est étrange (à part) Ceci n’est qu’une ruse.

LA DUCHESSE
Et voilà que les billets de mon frère sont protestés à Naples. Appelez, je vous prie, les officiers du palais.

BOSOLA
C’est bien.

(il sort. − Antonio rentre.)

LA DUCHESSE
C’est à Ancône que vous devez vous enfuir; vous y louerez une maison; je vous enverrai après mon trésor et mes joyaux. Notre pauvre salut roule sur de pauvres artifices; quelques syllabes tiendront lieu de discours. Il faut maintenant que je vous accuse d’un crime imaginaire; Le Tasse appelle cela: magnanima menzogna, un noble mensonge; il s’agit de protéger notre honneur − Chut, les voici.

(Bosola rentre avec les officiers.)

ANTONIO
Votre Grâce veut-elle m’écouter?

LA DUCHESSE
Je vous dois beaucoup; rien que la perte d’un million; j’ai des chances d’hériter de la malédiction du peuple pour la gestion de votre charge; vous eûtes l’habileté au moment de la vérification des comptes, de faire le malade jusqu’à ce que j’eusse signé votre quitus; et cela vous a guérir le secours du médecin − Messieurs, je voudrais que cet homme vous servît d’exemple à tous; c’est ainsi que vous garderez ma faveur; laissez le, je vous prie: il a commis, hélas, ce que vous ne sauriez croire, et que je ne veux pas divulguer davantage, puisque je suis résolue à me délivrer de lui. − Allez chercher fortune ailleurs.

ANTONIO
J’ai de la force d’âme pour supporter ma disgrâce ainsi que d’ordinaire les gens supportent une année dure; je ne blâmerai point les causes de mon infortune; mais croyez que c’est la destinée de ma mauvaise étoile qui a voulu ceci et non son caprice, à elle. O faveurs incertaines, sol pourri! Vous voyez, je suis comme un homme qui par une nuit d’hiver, fait un long somme auprès de l’âtre mourant, ayant regret de le quitter; et pourtant, au réveil, il doit s’en éloigner plus glacé que lorsqu’il s’y est assis.

LA DUCHESSE
Nous confisquons tous vos biens, jusqu’à ce que vous nous ayez rendu fidèlement vos comptes.

ANTONIO
Je suis tout à vous; et il est juste que ce qui est mien soit vôtre.

LA DUCHESSE
Ainsi, monsieur, vous avez liberté de vous retirer.

ANTONIO
Vous voyez par là, messieurs, ce que c’est que de servir les princes de corps et d’âme.

(Il sort.)

BOSOLA
Voilà un exemple pour les dilapidateurs; les vapeurs qui sortent du sein de la mer, y retombent, en temps d’orage et rentrent dans le sein de la mer.

LA DUCHESSE
Je voudrais savoir ce que vous autres vous pensez de cet Antonio.

SECOND OFFICIER
Il ne pouvait souffrir de voir bayer une tête de porc: je me doutais bien que votre grâce découvrirait sa juiverie un jour.

TROSIÈME OFFICIER
J’aurais voulu que vous fussiez à son service pour votre profit.

QUATRIÈME OFFICIER
Vous auriez eu plus d’argent.

PREMIER OFFICIER
Il se bouchait les oreilles avec du coton noir, et à ceux qui lui réclamaient de l’argent, il disait qu’il était dur d’oreille.

DEUXIÈME OFFICIER
D’aucuns disaient qu’il était hermaphrodite, car il ne pouvait supporter les femmes.

QUATRIÈME OFFICIER
Comme il avait l’air hautain et insolent quand son trésor était plein! Qu’il aille ailleurs!

PREMIER OFFICIER
Oui, et que les épluchures de l’office courent après lui pour récurer sa chaîne d’or.

LA DUCHESSE
Laissez-nous. (Les officiers se retirent.) − (à Bosola:) Que pensez-vous de ces gens-là?

BOSOLA
Que ce sont des canailles qui au temps de sa splendeur, rien que pour suivre sa fortune, auraient consenti à ce qu’on rivât son étrier boueux à leurs narines et auraient suivi sa mule, comme ces ours qui ont un anneau dans le nez. Ces gens-là auraient prostitué leurs filles à ses sensualités, et fait de leurs aînés des espions à son service; pas d’êtres heureux, à leur avis, hormis ceux nés sous son heureuse étoile et portant sa livrée; ces poux l’abandonnent aujourd’hui? Eh bien, n’espérez plus avoir son pareil: il laisse après lui une engeance de lâches adulateurs; c’est leur loi qui va suivre. Les princes paient les flatteurs et les flatteurs paient les princes de même monnaie; les flatteurs dissimulent les vices des princes, et les princes les mensonges de leurs adulateurs; et ce n’est que justice. Las! Pauvre gentilhomme !

LA DUCHESSE
Pauvre! Mais il a largement rempli ses coffres.

BOSOLA
Certes, il fut trop honnête. Plutus, le dieu des richesses, chaque fois que Jupiter l’envoie chez un homme, arrive tout boiteux, et cela signifie que la fortune qui vient de la part des dieux, vient lentement; mais quand il est envoyé par le démon, il court la poste au grand galop. − Que je vous révèle, madame, quel joyau inestimable vous avez rejeté dans un accès d’humeur, pour le bonheur de l’homme qui saura le trouver. C’était un courtisan d’une loyauté parfaite, un soldat qui considérait digne d’un sot de déprécier sa valeur et digne du diable de s’en targuer. Sa vertu et sa personne méritaient plus haute fortune; son esprit disert se complaisait davantage à se juger soi-même qu’à s’étaler; son cœur était plein de charmes et de vertus et pourtant il savait si bien les taire qu’on eût dit une chambre de confidences secrètes.

LA DUCHESSE
Oui, mais il était de basse extraction.

BOSOLA
Allez-vous vous abaisser à fureter l’armorial pour étudier l’arbre généalogique d’un homme plutôt que ses vertus? Il vous manquera, je vous le garantis, car sachez qu’un ministre intègre auprès d’un prince est pareil à un cèdre planté près d’une source; la source baigne la racine et l’arbre, reconnaissant, lui prête en revanche son ombrage. Vous n’avez pas agi de la sorte. J’aimerais mieux aller à la nage jusqu’aux Bermudes sur deux méchantes vessies d’intrigants de cour, attachées par les fibres d’un cœur d’espion, que de compter sur la faveur d’un prince aussi versatile. Adieu, Antonio! Puisque la malice du monde a voulu t’abattre, on ne saurait dire qu’aucun malheur t’arrive, car la vertu t’accompagne dans ta disgrâce.

LA DUCHESSE
Oh! Quelle musique exquise vous me faites entendre?

BOSOLA
Que dites-vous?

LA DUCHESSE
L’homme de bien dont vous parlez est mon époux.

BOSOLA
N’est-ce point un rêve? Est-ce qu’en ce siècle d’orgueil il reste assez de noblesse de cœur pour élire un homme sur sa valeur, sans la richesse et les glorioles d’emprunt qui ne sont que des ombres? Est-ce possible?

LA DUCHESSE
J’ai eu de lui trois enfants.

BOSOLA
Dame bienheureuse! Car vous fîtes de votre lit nuptial secret l’humble et féconde retraite de la paix. Nul doute que maint pauvre clerc sans bénéfice vous bénira pour cette belle action, et se réjouira d’avoir pu voir au monde le mérite exalté! Les vierges de votre pays qui n’ont point de dot espéreront que votre exemple les élèvera aux splendeurs d’un riche mariage. Si vous réclamiez des soldats, les Maures et les Turcs eux-mêmes se feraient chrétiens et vous serviraient pour cette belle action. Enfin, les poètes si oubliés de notre temps, en l’honneur du triomphe de cet homme, qu’éleva par un art supérieur votre blanche main, chanteront vos louanges jusque dans votre tombe et rendront celle-ci plus sacrée que la chambre des princes vivants. Quant à Antonio, sa gloire sera également chantée par maint poète, quand l’armoriai n’aura plus de blasons à vendre.

LA DUCHESSE
J’aimerais qu’au réconfort que me cause ce discours ami, s’ajoutât la certitude du secret absolu.

BOSOLA
Oh! Ce secret de ma noble maîtresse, je le tiendrai caché dans les replis de mon cœur!

LA DUCHESSE
Vous devez vous charger de tout mon or et de tous mes bijoux et puis le suivre, car il se retire à Ancône.

BOSOLA
Très bien.

LA DUCHESSE
C’est là que j’ai dessein de le suivre sous peu.

BOSOLA
Que je réfléchisse un instant: je voudrais que votre Grâce fît semblant d’aller en pèlerinage à Notre-Damede-Lorette, à sept lieues à peine de la belle cité d’Ancône; de la sorte vous quitteriez votre pays plus honorablement, et votre-fuite aurait l’air d’un voyage princier, puisque vous garderiez autour de vous votre escorte habituelle.

LA DUCHESSE
Monsieur, je me laisserai guider par vous comme un enfant par la main.

CARIOLA
A mon avis, elle ferait mieux de voyager vers les bains de Lucques ou ceux de Spa en Allemagne; car, si vous m’en croyez, je n’aime point cette façon de jouer avec la religion, ce pèlerinage imaginaire,

LA DUCHESSE
Folle superstition! Prépare tout sur-le-champ pour notre départ. Sur les chagrins passés, ne nous lamentons que modérément; quant aux chagrins futurs, cherchons à les prévenir par notre sagesse.

(La Duchesse sort avec Cariola.)

BOSOLA
(seul) Un fin politique est l’enclume matelassée de Satan; il forge sur elle tous les crimes sans que jamais on puisse entendre ses coups. Il peut accomplir son œuvre dans la chambre d’une dame, la preuve en est ici. Que me restet-il à faire sinon à tout révéler à mon maître? O vil métier d’espion! Eh quoi, tout métier en ce bas monde rapporte profit ou louange; or pour ce fait, je suis sûr d’être élevé: tout le monde louera le peintre qui peindra même de mauvaises herbes à la perfection.

(Il sort.)

TROISIEME TABLEAU

Une salle dans le palais du Cardinal à Rome.

LE CARDINAL, FERDINAND, MALATESTA, PESCARA, DELIO et SILVIO.

LE CARDINAL
Devons-nous donc redevenir soldat?

MALATESTA
L’Empereur, ayant connu votre valeur dans les armes, avant que vous fussiez revêtu de cet habit sacré, vous a adjoint ce soldat heureux, le marquis de Pescara et le fameux Lannoy.

LE CARDINAL
Celui qui eut l’honneur de faire prisonnier le roi de France?

MALATESTA
Lui-même. Voici un plan qu’on a tracé pour les nouvelles fortifications de Naples.

FERDINAND
(à Delio) Ce grand comte Malatesta, à ce que je vois, a obtenu un emploi.

DELIO
Aucun emploi, monseigneur; une note en marge d’un rôle d’effectifs le désigne comme volontaire.

FERDINAND
Ce n’est pas un soldat.

DELIO
Il n’a connu la poudre que pour en boucher une dent creuse, dans une rage de dents.

SILVIO
Il vient dans les camps avec la ferme intention de manger du bœuf frais à l’ail; il compte y demeurer jusqu’à ce que l’odeur lui en passe; après quoi il reviendra tout droit à la cour.

DELIO
Il a lu les récentes actions militaires telles que les rapporte la chronique de la ville; et il entretient deux artisans pour modeler en reliefs d’étain les phases des combats.

SILVIO
Alors il se battra d’après les règles du livre.

DELIO
Ou d’après l’almanach, je suppose, pour choisir les bons jours et fuir les mauvais; voilà l’écharpe de sa maîtresse.

SILVIO
Oui, il jure qu’il fera des exploits pour ce morceau de taffetas.

DELIO
Je crois qu’il se sauverait des champs de bataille pour empêcher que l’ennemi ne s’en empare.

SILVIO
Il a une peur horrible que l’odeur de la poudre n’en gâte le parfum.

DELIO
J’ai vu un jour un Hollandais lui casser la caboche parce qu’il l’avait traité de vieux mortier; il lui a fait à la tête un trou comme à un mousquet.

SILVIO
Plut au ciel qu’il lui eût fait une lumière de canon! En vérité, c’est un caparaçon de parade qui ne peut servir que lorsque la cour se met en voyage.

(Bosola, entre.)

PESCARA
Bosola ici? Que vient-il faire? C’est quelque querelle entre les cardinaux. Ces factions entre les grands et ces divisions entre chefs font penser à ces renards qui portent le feu à leur queue: et par tout le pays où ils courent c’est l’incendie et la ruine.

SILVIO
Quel est donc ce Bosola?

DELIO
Je l’ai connu à Padoue; c’est un érudit fantasque, de ceux qui cherchent combien il y avait de noeuds à la massue d’Hercule, de quelle couleur était la barbe d’Achille, ou si Hector ne souffrait point du mal de dents. Il a étudié à s’en donner la chassie pour connaître l’exacte proportion du nez de César d’après un chausse-pied; et il s’est livré à cette étude pour s’acquérir le renom de spéculatif.

PESCARA
Remarquez le prince Ferdinand; c’est une salamandre qui vit dans son oeil et met au défi l’ardeur de la flamme.

SILVIO
Ce cardinal a fait plus de laides figures avec ses méchancetés que Michel-Ange n’en a fait de belles; le voilà qui lève le nez, comme un affreux marsouin avant la tempête.

PESCARA
Monseigneur Ferdinand rit.

DELIO
Comme un canon meurtrier qui jette son éclair avant sa fumée.

PESCARA
Ce sont vraiment les affres de la mort que ces affres de la vie oui luttent dans le coeur des grands.

DELIO
C’est pendant ces horribles silences que les sorcières chuchotantes jettent leurs mauvais sorts.

LE CARDINAL
Se sert-elle du manteau de la religion pour s’abriter du soleil et de l’orage?

FERDINAND
Cela, c’est sa damnation. A mes yeux, sa beauté se mêlant à son crime apparaît comme la lèpre; plus elle est blanche, plus elle est immonde. J’en suis à me demander si sa marmaille bâtarde a jamais été baptisée.

LE CARDINAL
Je vais incontinent solliciter l’Etat d’Ancône de les bannir.

FERDINAND
Vous allez à Loretto; je n’assisterai pas à votre cérémonie. Adieu donc. (A Bosola.) Ecrivez au duc d’Amalfi, mon jeune neveu qu’elle eut de son premier époux, et renseignez-le sur l’honnêteté de sa mère.

BOSOLA
Ainsi ferai-je.

FERDINAND
Antonio! un manant qui sentait l’encre et le comptoir et qui jamais de sa vie n’eut la mine d’un gentilhomme, sauf au jour de l’apurement de ses comptes. − Partez, partez vite, rassemblez-moi cent cinquante de mes cavaliers et venez me retrouver au pont du fort.

(Ils sortent.)

QUATRIEME TABLEAU

L’autel de Notre-Dame-de-Lorette.
Deux Pèlerins.

PREMIER PÈLERIN
Je ne vis jamais plus belle châsse que celle-ci; j’en ai pourtant beaucoup vu.

DEUXIÈME PÈLERIN
Le Cardinal d’Aragon y doit ce jour laisser son chapeau de cardinal; sa sœur, la Duchesse, est également arrivée pour accomplir son vœu de pèlerinage. Je m’attends à une cérémonie grandiose.

PREMIER PÈLERIN
Nul doute. − Les voici. (La cérémonie a lieu où le Cardinal doit revêtir l’habit du soldat; il remet sa crosse, son chapeau, et son anneau devant la châsse et on l’équipe de l’épée, du heaume, du bouclier et des éperons, − Puis Antonio, la Duchesse et leurs enfants s’étant présentés à l’autel, sur des gestes muets et impérieux du Cardinal, sont frappés de bannissement. Au cours de cette cérémonie, des gens d’église entonnent une mélodie sur une musique solennelle:) − Que les armes et les honneurs illustrent ton histoire pour la gloire éternelle de ton nom! Puisse la fortune contraire fuir loin de toi qu’aucun destin funeste ne t’approche! Seul je chanterai tes louanges, toi que la vertu élève à l’honneur; tes études qui visaient aux choses divines se tournent vers l’héroïsme guerrier; dépose ta robe de pourpre; couronne ta science des trophées d’armes qui décoreront ta renommée. Illustre par ton nom illustrissime, sous cette parure, guide vaillamment tes armées sous la bannière des batailles! Oh puisses-tu être heureux dans tes actions belliqueuses, être toujours guidé par l’adresse dans les travaux d’art et les armes! Que la victoire te suive de près, tandis que la gloire entonnera des hymnes pour célébrer ton génie; que la conquête triomphale pose des lauriers sur ton front et fasse pleuvoir sur toi les bénédictions!

(Tous sortent, sauf les deux pèlerins.)

PREMIER PÈLERIN
Voilà un étrange revers de fortune! Qui eût pensé que si grande dame se fût unie à si humble personnage? Mais le Cardinal se montre bien trop cruel.

SECOND PÈLERIN
Ils sont bannis!

PREMIER PÈLERIN
Mais j’aimerais savoir de quel droit cet Etat d’Ancône peut décider du sort d’un prince.

SECOND PÈLERIN
C’est un Etat libre, sachez-le, et son frère a montré l’acte où le Pape, prévenu de son libertinage, a confisoué et mis sous la protection de l’Eglise son duché qu’elle avait en douaire.

PREMIER PÈLERIN
Mais au nom de quel jugement?

SECOND PÈLERIN
D’aucun à ma connaissance, simplement à l’instigation de son frère.

PREMIER PÈLERIN
Qu’est-ce donc qu’il lui arracha si violemment du doigt?

SECOND PÈLERIN
Son anneau nuptial; et il a juré que bientôt il le sacrifierait à sa vengeance.

PREMIER PÈLERIN
Hélas, pauvre Antonio! Quand un homme est précipité dans un puits, qu’importe celui qui l’y pousse, c’est son propre poids qui l’entraîne au fond le plus vite. Venez, sortons; le destin en décide ainsi d’ordinaire: tout concourt à précipiter la chute du malheureux.

(Ils sortent.)

CINQUIÈME TABLEAU

Environs de Loretto.
LA DUCHESSE, ANTONIO, leurs Enfants, CARIOLA et Serviteurs.

LA DUCHESSE
Bannis d’Ancône!

ANTONIO
Oui, vous voyez quelle flamme s’allume au souffle des grands.

LA DUCHESSE
Est-ce à cette pauvre escorte que se réduit notre suite?

ANTONIO
Ces pauvres gens qui ont acquis peu de chose à votre service, ont juré de partager votre destin; mais vos oiseaux plus fins, maintenant qu’ils ont des plumes, se sont envolés.

LA DUCHESSE
Ils ont agi sagement. Ceci me remet en esprit la pensée de la mort: c’est ainsi que les médecins, une fois les mains pleines d’or, abandonnent d’ordinaire leurs malades.

ANTONIO
Voilà le train des choses d’ici-bas; devant les décadences des puissants, les flatteurs s’éclipsent tous; les gens cessent de bâtir là où les fondations croulent.

LA DUCHESSE
J’ai fait cette nuit un bien étrange rêve.

ANTONIO
Quel rêve?

LA DUCHESSE
Il m’a semblé que je portais mon diadème de cour, et que soudain les diamants se changeaient en perles.

ANTONIO
Je l’interprète ainsi: vous pleurerez bientôt, car pour moi les perles signifient des larmes.

LA DUCHESSE
Les oiseaux qui vivent dans les champs, des simples bienfaits de la nature, sont plus heureux que nous: ils peuvent, eux, choisir librement leurs amours et chanter la douceur de leurs noces dans le printemps!

(Bosola entre avec une lettre.)

BOSOLA
Je suis heureux de vous joindre.

LA DUCHESSE
Cette lettre vient de mon frère?

BOSOLA
Oui, du duc Ferdinand votre frère, et vous apporte affection et salut.

LA DUCHESSE
Tu atténues la noire malice, tu voudrais la rendre blanche. Voyez, pareil à la bonace qui en mer sourit avant la tempête, les cœurs fourbes parlent doucereusement à ceux dont ils méditent la ruine: (Elle lit.) « Envoyez-moi Antonio: j’ai besoin de sa tête pour la direction d’une affaire.» −Mots habiles à double sens. Il ne réclame pas vos conseils, mais votre tête, c’est-à-dire qu’il ne saurait dormir que vous ne fussiez mort. Et voici une autre trappe toute jonchée de roses: notez la ruse. (Elle lit:) «J’ai contracté pour votre époux plusieurs dettes à Naples; que ceci ne le tourmente point; je préfère son cœur à son argent.» Oui, je le crois.

BOSOLA
Que croyez-vous?

LA DUCHESSE
Qu’il se méfie de l’affection de mon mari, au point de ne pas croire qu’il possède un cœur, jusqu’à tant qu’il l’ait vu. Le démon n’est pas assez malin pour nous circonvenir avec ses équivoques.

BOSOLA
Voulez-vous donc rejeter cette alliance franche et généreuse d’amitié que je vous offre de sa part?

LA DUCHESSE
Leur alliance est semblable à celle de ces rois, fins politiques qui cherchent uniquement à être de force et de taille à nous ruiner plus tard: dites-le leur de ma part.

BOSOLA
(à Antonio.) Et de votre part que leur dirai-je?

ANTONIO
Dites-leur que je n’irai point.

BOSOLA
Et alors?

ANTONIO
Mes bons frères ont dispersé leurs limiers à notre poursuite: jusqu’au jour où j’apprendrai qu’ils sont muselés, il n’y aura point de trêve sûre, si habilement ourdie soit-elle, puisqu’elle est suspendue au bon plaisir de nos ennemis. Je n’irai point à eux.

BOSOLA
Ceci dénonce votre origine. La moindre chose attire à la peur une âme basse, comme l’aimant attire le fer. Adieu, monsieur; vous aurez d’ici peu de nos nouvelles.

(Il sort.)

LA DUCHESSE
Je soupçonne quelque embûche; aussi, par mon grand amour, je vous adjure de prendre votre fils aîné et de fuir vers Milan. Ne risquons point le pauvre peu qui nous reste sur un seul navire oui peut couler.

ANTONIO
Votre conseil est sape. Oh! Le meilleur de ma vie, adieu donc, puisqu’il faut que nous nous séparions; je vois en ceci la main de la Providence, mais elle travaillera à la façon d’un délicat artiste qui démonte une horloge ou une montre, quand elle est détraquée, pour remettre en ordre le mécanisme.

LA DUCHESSE
Je ne sais qui vaut le mieux: ou vous voir mort, ou m’arracher de vous. Adieu, mon enfant; tu es heureux, toi, qui ne peux comprendre encore ton malheur; car tout notre esprit, toute notre science ne nous apportent qu’un sens plus profond de la souffrance. Dans l’Eglise divine et éternelle, j’espère, monsieur, que nous ne serons plus séparés ainsi.

ANTONIO
Oh! Reprenez réconfort! Que la patience vous serve de force d’âme, et ne pensez pas à la cruelle façon dont on use avec nous. L’homme est comme la casse odorante; il faut le broyer, pour qu’il devienne meilleur.

LA DUCHESSE
Dois-je, ainsi qu’un Russe né dans la servitude, me faire un mérite de ma résignation à souffrir la tyrannie ? Et pourtant, ô Seigneur, ta main pèse lourdement sur nous! J’ai souvent vu mon petit fouetter sa toupie, et je me suis comparé à ce jouet: rien ne m’a jamais fait marcher droit que le fouet de la Providence.

ANTONIO
Ne pleurez pas! Dieu nous a façonnés de rien, et nous nous efforcerons de revenir à rien. Adieu, Cariola, à toi et aux tendres êtres qui sont dans tes bras. Si je ne te revois pas, sois une bonne mère pour nos petits enfants et sauve-les du tigre! Adieu!

LA DUCHESSE
Que je vous contemple une fois encore, car ces paroles semblent venir d’un père qui va mourir: votre baiser est plus glacé que celui que j’ai vu donner peu un saint anachorète à un crâne de mort.

ANTONIO
Mon cœur est changé en une masse de plomb, et je sonde avec lui les dangers de demain. Adieu!

(Antonio sort avec son fils.)

LA DUCHESSE
Mon laurier est flétri...

CARIOLA
Voyez, madame, quelle troupe de gens en armes se dirige vers nous.

LA DUCHESSE
Oh! Bienvenus soient-ils! Quand la roue de la fortune est chargée de trop de princes, la surcharge la fait tourner vite; je voudrais que ma perte arrivât soudain!

(Bosola entre, masqué, avec des gardes.)

LA DUCHESSE
C’est moi que vous recherchez, n’est-ce pas?

BOSOLA
Vous-même. Vous ne devez plus jamais revoir votre mari.

LA DUCHESSE
Quel démon es-tu donc, toi qui contrefais le tonnerre du ciel?

BOSOLA
Cela est-il si terrible? Dites-moi, je vous prie, qui des deux est le pire, du bruit qui fait s’envoler de peur une bande d’oiseaux naïfs loin d’un champ de blé, ou de celui qui les attire dans le piège et les rets? Vous n’avez été que trop leurrée par ce dernier.

LA DUCHESSE
O misère! Ne pourrai-je jamais, tel un canon rouillé et trop chargé, voler en éclats? Allons, vers quelle prison me menez-vous?

BOSOLA
Dans aucune.

LA DUCHESSE
Où donc, alors?

BOSOLA
Dans votre palais.

LA DUCHESSE
J’ai ouï dire que la barque à Charon, qui sert à convoyer les âmes sur le lac sinistre, ne les ramène plus jamais.

BOSOLA
Vos frères n’ont en vue que la pitié et votre salut.

LA DUCHESSE
La pitié! La pitié des gens qui gardent en vie les faisans et les cailles, quand ils ne les jugent pas assez gras pour être mangés.

BOSOLA
Sont-ce là vos enfants?

LA DUCHESSE
Oui.

BOSOLA
Savent-ils déjà babiller?

LA DUCHESSE
Non. Mais je veux, puisqu’ils sont nés maudits, que leurs premières paroles soient des malédictions.

BOSOLA
Fi donc, madame! Oubliez cet homme de basse extraction.

LA DUCHESSE
Si j’étais homme, je soufflèterais ton masque jusqu’à ce qu’il ne fît plus qu’un avec ta face.

BOSOLA
Un homme sans naissance!

LA DUCHESSE
A supposer qu’il soit né humble, n’est-ce point la plus noble félicité, pour un homme, quand ses œuvres sont des preuves et des exemples de haute vertu?

BOSOLA
Les vertus d’un gueux!

LA DUCHESSE
De grâce, quel homme est le plus grand? Saurais-tu me le dire? Ma douleur se complaît en tristes apologues; je vais t’en conter un. Il arriva qu’un saumon, en nageant vers l’eau salée, rencontra un chien de mer, qui l’aborda en ce rude langage: «Comment as-tu l’audace de le mêler à nous autres, nobles seigneurs des grandes eaux, toi qui n’es point un personnage éminent, mais de la gent qui, dans la saison de calme et de fraîcheur, habite dans les bas-fonds des rivières et ne fréquente que le menu fretin des éperlans et des crevettes? Oses-tu bien passer devant notre seigneurie de chien de mer sans nous rendre hommage? – Oh! reprit le saumon, rassure-toi, mon frère. Grâce à Jupiter, nous avons tous deux échappé aux filets. On ne saura jamais apprécier ce que nous valons, tant qu’on ne nous verra point dans le panier du pêcheur; sur le marché, alors, je serai prisé à plus haut prix, quand même j’approcherais le plus du cuisinier et de la poêle.» La morale de ceci peut s’appliquer même aux grands: c’est parfois les hommes les plus humbles qu’on tient en plus haute estime. Mais, allons, où que tu me mènes, je suis armée contre le malheur, me soumettant à l’oppression et au caprice du tyran. Il n’est de vallées profondes qu’au pied des hautes montagnes.

(Ils sortent.)

Acte III

Premier tableaux. –

Une salle dans le palais de la Duchesse à Amalfi.
FERDINAND et BOSOLA

FERDINAND
Comment la duchesse notre sœur supporte-t-elle sa captivité?

BOSOLA
Courageusement. Je vous la dépeindrai ainsi: elle est triste comme une femme qui, de longue date, est faite à la tristesse, et elle semble plus disposée à accueillir la fin de sa misère qu’à l’éviter: une attitude si noble, qu’elle prête une majesté au malheur; on distingue mieux encore sa grâce dans ses larmes que dans ses sourires; des heures durant, elle songe, et son silence parle mieux, ce me semble, que ses paroles.

FERDINAND
Sa mélancolie paraît se fortifier d’un étrange dédain.

BOSOLA
C’est vrai; et comme on voit ces molasses anglais devenir plus farouches et ardents à la chaîne, cette contrainte la fait évoquer plus passionnément ces joies dont elle est privée.

FERDINAND
Maudite soit-elle! Je ne veux plus désormais scruter ce cœur étranger. Informe-la de ce que je t’ai dit.

(Il sort.)
(La Duchesse entre)

BOSOLA
Je souhaite réconfort à votre Grâce.

LA DUCHESSE
Je n’en cherche point. Pourquoi, je te prie, dores-tu de miel tes pilules empoisonnées?

BOSOLA
Votre frère aîné, le duc Ferdinand, est venu pour vous faire visite et m’a chargé de vous dire qu’ayant juré solennellement dans un jour de colère de ne jamais vous revoir, il va venir dans l’ombre; il vous prie courtoisement de ne laisser ni torche ni flambeau allumés dans votre chambre: il vous baisera la main en réconciliation; mais par suite de son vœu, il n’ose point vous voir.

LA DUCHESSE
Comme il lui plaira; enlevez ces lumières. Le voici.

FERDINAND entre.

FERDINAND
Où êtes-vous?

LA DUCHESSE
Ici, messire.

FERDINAND
Ces ténèbres vous conviennent bien.

LA DUCHESSE
Je voudrais vous demander pardon.

FERDINAND
Je vous pardonne; car j’estime que la plus noble vengeance est, quand on pourrait donner la mort, d’accorder le pardon. − Où sont vos louveteaux?

LA DUCHESSE
Qui voulez-vous dire?

FERDINAND
Appelez-les, si vous voulez, vos enfants; car bien que la loi de notre pays distingue les bâtards de la postérité légitime, la nature dans sa miséricorde les rend tous égaux.

LA DUCHESSE
Est-ce pour cela que vous me rendez visite? Vous violez un sacrement de l’Eglise, péché pour lequel vous mériteriez de brûler en enfer.

FERDINAND
Il eut mieux valu pour vous vivre toujours ainsi dans l’ombre; car vous fûtes, en vérité, trop en pleine lumière, mais n’en parlons plus; je suis venu sceller la paix avec vous. Voici une main à laquelle vous avez voué grand amour. (Il lui donne une main de mort.) L’anneau qu’elle porte, c’est vous qui l’avez donné.

LA DUCHESSE
Je la baise avec amour.

FERDINAND
C’est cela et gravez-en l’empreinte dans votre cœur. Je veux vous laisser cet anneau comme gage de tendresse, et la main en même temps que l’anneau; et ne doutez point que vous ne possédiez aussi le cœur; quand vous aurez besoin d’un ami, envoyez l’anneau à qui le possédait; vous venez s’il peut vous venir en aide.

LA DUCHESSE
(croyant parler à son mari.) Vous avez bien froid. Je crains que vous ne vous sentiez pas bien après votre voyage. − Ah! de la lumière! Horreur!

FERDINAND
Oui, qu’on lui apporte donc des lumières.

(Il sort.)

LA DUCHESSE
Quelle sorcellerie pratique-t-il, pour laisser là une main de mort?

(Alors on aperçoit derrière un voile, les figures de cire d’Antonio et de ses enfants, avec l’apparence de la mort.)

BOSOLA
Regardez, ceci provient de ce groupe. Le prince nous montre ce triste spectacle afin que, dès maintenant, instruite de leur mort, vous cessiez à bon droit de pleurer dorénavant ce qui est irrévocablement perdu.

LA DUCHESSE
Il n’est plus entre le ciel et la terre de désir qui puisse me retenir après avoir vu ceci. Ce spectacle me navre plus que si c’était mon image en cire que je voyais percée d’une épingle magique, et enterrée sous une boue immonde; au delà de ceci il reste encore une œuvre digne d’un tyran, et pour moi ce serait une grâce.

BOSOLA
Laquelle?

LA DUCHESSE
Ce serait de me lier à ce corps sans vie, et de m’y laisser me refroidir jusqu’à la mort.

BOSOLA
Allons, il faut que vous viviez.

LA DUCHESSE
C’est là le plus affreux supplice que les âmes souffrent en enfer, oui, en enfer: c’est qu’il leur faut vivre et qu’elles ne peuvent mourir. O Portia, je rallumerai les flammes dont tu brûlais et ferai revivre cet exemple si rare, presque disparu, d’une épouse qui sait aimer.

BOSOLA
Honte à vous de ce désespoir! Souvenez-vous que vous êtes chrétienne.

LA DUCHESSE
L’Eglise prescrit le jeûne; je veux donc jeûner jusqu’à en mourir.

BOSOLA
Laissez là cette vaine douleur. C’est quand les choses sont au pire, qu’elles commencent à aller mieux: l’abeille quand elle a planté son dard dans votre main, peut alors sans danger jouer autour de vos paupières.

LA DUCHESSE
Bonne âme qui réconforte, va persuader à un malheureux dont la roue brise les reins de raccommoder ses os: supplie-le de vivre pour qu’on le supplicie une seconde fois. Oui doit m’achever? Je considère ce monde comme un théâtre fastidieux car j’y joue un rôle à contre-coeur.

BOSOLA
Allons, reprenez courage, je vous sauverai la vie.

LA DUCHESSE
Vraiment, je n’ai pas le temps de m’occuper d’une si mince affaire.

BOSOLA
Sur mon âme. J’ai grand ’pitié de vous.

LA DUCHESSE
Tu es bien sot alors de gâcher ta pitié pour un être si misérable qu’il n’a plus de pitié pour soi-même, l’ai le cœur plein de poignards. Que d’un souffle, j’exhale de moi toutes ces vipères.

Un serviteur entre.

LA DUCHESSE
Qui êtes-vous?

LE SERVITEUR
Un homme qui vous souhaite longue vie.

LA DUCHESSE
Je voudrais te voir pendre pour ce vœu que tu profères et qui n’est qu’une malédiction. Je deviendrai bientôt un miracle de pitié. Je vais prier, ou plutôt maudire.

BOSOLA
Fi donc!

LA DUCHESSE
Je pourrais maudire les étoiles.

BOSOLA
C’est affreux.

LA DUCHESSE
Que les trois saisons souriantes de l’année se changent en un hiver de Russie; que dis-je, je voudrais que l’Univers retournât au primitif chaos.

BOSOLA
Mais voyez, les étoiles brillent toujours.

LA DUCHESSE
Il faut vous souvenir que mes malédictions ont une longue route à faire. − Peste et fléaux qui faites des brèches dans les plus vastes familles, fauchez ces monstres.

BOSOLA
O fi! Madame!

LA DUCHESSE
Qu’ils tombent dans l’oubli éternel, ces tvrans, hormis le mal qu’ils ont fait! Que tous les saints prêtres purifiés par les mortifications les oublient dans leurs ferventes prières!

BOSOLA
Oh! Ce n’est pas charitable!

LA DUCHESSE
Que Dieu cesse un moment de couronner les martyrs, pour les châtier! Va leur hurler ceci et dis-leur qu’il me tarde de voir couler mon sang! Il y a quelque miséricorde quand on vous achève vite.

(Elle sort.)
(Ferdinand rentre.)

FERDINAND
A merveille! C’est ce que je voulais! On la torture avec art. Ces personnages sont simplement modelés en cire par un maître délicat en ce genre, Vincentio Lauriola, et elle les prend pour des êtres en chair et en os.

BOSOLA
Pourquoi faites- vous cela?

FERDINAND
Pour la pousser jusqu’au désespoir.

BOSOLA
En bonne foi, arrêtez-vous là, n’allez pas plus loin dans votre cruauté; envoyez-lui un vêtement de pénitence à porter contre sa peau délicate, procurez-lui des chapelets et des livres de prières.

FERDINAND
Damnée soit-elle! Son corps, tant que mon sang y coulait pur, valait mieux que ce tu voudrais réconforter et qu’on appelle son âme. Je veux lui envoyer des mascarades de vulgaires courtisanes, ses mets lui seront servis par des ribaudes et des rufians; et puisque je veux qu’elle devienne folle, j’ai décidé de lâcher tous les fous de l’hôpital et de les installer près d’elle; là, on les laissera se démener ensemble, chanter et danser, faire bonds et gambades en plein clair de lune. S’il lui est possible de bien dormir avec cela, tant mieux pour elle. − Votre besogne touche à sa fin.

BOSOLA
Faut-il que je la revoie?

FERDINAND
Oui.

BOSOLA
Jamais.

FERDINAND
Je le veux.

BOSOLA
Pas sous ma propre forme. Ceci dépasse ma compétence d’espion, surtout après ce dernier mensonge si cruel. Quand je serai à nouveau message vers elle, que ce soit avec la mission de la réconforter.

FERDINAND
Oui, comptes-y. Cette pitié est bien peu apparentée à ton naturel. Antonio se cache aux alentours de Milan: tu t’y rendras d’ici peu, pour y alimenter une flamme aussi grande que ma vengeance; elle ne s’éteindra que son aliment consumé. Les fièvres violentes réclament des médecins et des remèdes cruels.

(Ils sortent.)

SECOND TABLEAU

Une autre pièce dam l’appartement de la Duchesse.
LA DUCHESSE et CARIOLA

LA DUCHESSE
Quel bruit hideux fait-on?

CARIOLA
C’est le concert déchaîné des déments, que votre frère, ce tyran, a logés près de chez vous, madame. Je crois qu’on n’a jamais pratiqué jusqu’à cette heure tyrannie plus féroce.

LA DUCHESSE
Je lui suis reconnaissante. Il n’y a que ces clameurs et cette folie qui puissent me maintenir en ma saine raison; tandis que la raison et le silence me rendent folle. Assieds-toi et conte moi quelque histoire lugubre.

CARIOLA
Ce serait aggraver votre mélancolie.

LA DUCHESSE
Tu te trompes; entendre le récit d’une plus grande douleur atténuera la mienne. − Ici n’est-ce pas une prison?

CARIOLA
Oui, mais vous vivrez pour secouer l’oppression de votre captivité.

LA DUCHESSE
Tu dis des sottises: Robin le rouge-gorge et le rossignol ne vivent jamais longtemps en cage.

CARIOLA
Je vous en prie, séchez vos yeux − A quoi songez vous, madame?

LA DUCHESSE
A rien; quand j’ai l’air ainsi de méditer, je suis dans la torpeur du sommeil.

CARIOLA
Comme une égarée, les yeux grand ouverts?

LA DUCHESSE
Crois-tu que nous nous reconnaîtrons l’un l’autre dans un monde meilleur?

CARIOLA
Oui, sans nul doute.

LA DUCHESSE
Oh! qu’il fût possible de s’entretenir deux jours avec les morts! J’apprendrais d’eux, j’en ai la certitude, quelque chose que je ne saurai jamais ici-bas. Je vais te conter un miracle; je ne suis pas encore folle, pour mon grand chagrin. Le ciel, au-dessus de ma tête me semble de plomb fondu, la terre de soufre enflammé et pourtant je ne suis pas encore folle. J’ai fait connaissance avec la misère, comme le galérien hâlé avec sa lourde rame. La fatalité me fait souffrir avec courage et l’habitude rend la souffrance aisée... A qui est-ce que je ressemble à présent?

CARIOLA
A votre portrait dans la galerie; une apparence de vie, sans réalité; ou plutôt à une statue funéraire dont la mutilation fait peine.

LA DUCHESSE
C’est bien cela; et la fortune ne semble avoir d’yeux que pour contempler ma misère tragique. Quoi donc encore? Quel est ce bruit?

(un serviteur entre.)

LE SERVITEUR
Je viens vous dire que votre frère a décidé de vous offrir quelque divertissement. Un grand médecin, alors que le Pape souffrait d’une profonde mélancolie, lui offrit une variété de fous, et ce spectacle étrange, divers et réjouissant le fit rire malgré lui, et de la sorte l’aposthume creva: c’est ce même remède que le duc veut tenter sur vous.

LA DUCHESSE
Qu’on les fasse entrer.

LE SERVITEUR
Voilà un avocat qui est fou, un prêtre séculier, un docteur qui a perdu l’esprit, de jalousie, un astrologue qui dans ses ouvrages avait prédit que tel jour du mois serait la fin du monde et devant son erreur est devenu fou, un tailleur anglais qui a le cerveau fêlé à force d’étudier des modes nouvelles; un huissier du palais qu’affola le souci de se remémorer le nombre de salutations, de «Comment allez-vous» que sa maîtresse lui imposait tous les matins; voici encore un fermier, un bon coquin dans le commerce des grains, clément depuis qu’on lui interdit l’exportation; lâchez encore au milieu de ceux-ci un courtier en démence et vous croirez que le diable est déchaîné parmi eux.

LA DUCHESSE
Sieds-toi, Cariola; − lâchez les donc quand il vous plaira, puisque je suis enchaînée, moi, pour subir toutes vos tyrannies. (Entrée des fous. L’un d’eux chante ceci accompagné d’une mélopée sinistre:) Oh! hurlons quelque chant bien sombre, quelque hurlement de mort farouche − qui semble s’exhaler de la gueule menaçante des fauves et des oiseaux lugubres! − ainsi que des corbeaux, des hiboux, des taureaux et des ours − nous beuglerons, nous croasserons notre partie dans le concert, − jusqu’à ce que nos clameurs lassantes aient assourdi vos oreilles − écœuré et rongé vos âmes. − Enfin quand notre chœur sera à bout de souffle − que nos corps entreront en béatitude − nous chanterons comme des cygnes pour saluer la mort – et mourrons enfin dans l’amour et le grand repos.

PREMIER FOU
Le jour du jugement dernier n’est pas encore venu! Je vais l’approcher de moi par un télescope ou fabriquer un miroir qui mettra en un instant l’univers en flamme! Je ne peux pas dormir! mon oreiller est rembourré de pointes de porc-épic.

DEUXIÈME FOU
L’enfer est une simple vénerie où les démons sont éternellement occupés a souffler des âmes de femmes en des tubes de fer où le feu ne s’éteint jamais.

TROISIÈME FOU
Je veux coucher avec toutes mes paroissiennes toutes les dix nuits et exiger la dîme de leur corps comme je lève la dîme sur les meules.

QUATRIÈME FOU
Mon apothicaire va-t-il me monter sur le dos parce que je suis cocu? J’ai découvert sa rouerie; il fait de l’alun avec l’urine de sa femme et la vend aux Puritains qui ont des maux de gorge à force de brailler.

PREMIER FOU
Je suis versé dans la science héraldique.

DEUXIÈME FOU
Vraiment.

PREMIER FOU
Pour cimier tu peux te donner une tête de bécasse dont on a ôté la cervelle; ah! Tu es un gentilhomme de vieille souche.

TROISIÈME FOU
Le Grec est devenu Turc; nous ne saurions être sauvés que par la traduction helvétique.

PREMIER FOU
Allons, monsieur, je vais vous appliquer la loi.

DEUXIÈME FOU
Oh! Appliquez moi plutôt un corrosif; la loi me rongerait jusqu’aux os.

TROISIÈME FOU
Celui qui ne boit que pour étancher sa soif est damné.

QUATRIÈME FOU
− Si j’avais ma lunette ici, je vous montrerais un spectacle tel, que toutes les femmes me traiteraient de fou de docteur.

PREMIER FOU
Qui est-il? Un fabricant de cordes?

SECOND FOU
Non, non, c’est un fourbe qui nasille et qui tout en prêchant sur les tombes, vous aura la main sous la cotte des filles.

TROISIÈME FOU
Malheur au carrosse qui ramena ma femme de la mascarade à trois heures du matin! Il y avait dedans un grand lit de plumes.

QUATRIÈME FOU
J’ai paré les ongles du diable quarante fois, je les ai fait rôtir parmi des œufs de corbeau, et avec ça j’ai guéri des fièvres.

TROISIÈME FOU
Va me chercher du lait de trois cent chauves-souris, pour que j’en fasse un lait chaud qui procure le sommeil.

QUATRIÈME FOU
Tout le corps médical peut jeter ses bonnets devant moi; j’ai constipé le ventre d’un marchand de savons; c’est mon chef-d’œuvre!

(Suit un ballet de huit fous sur une musique aussi jolie qu’eux; après quoi, Bosola sous le déguisement d’un vieillard, fait son entrée.)

LA DUCHESSE
Celui-là est-il fou aussi?

LE SERVITEUR
Interrogez-le, je vous prie. Je vous quitte.

(Tous les fous sortent et le serviteur avec eux.)

BOSOLA
Je suis venu creuser ta tombe.

LA DUCHESSE
Ah! ma tombe! Tu parles comme si j’étais gisante sur mon lit de mort, haletante à l’agonie. Tu me vois donc malade?

BOSOLA
Oui, et d’autant plus dangereusement que tu ne t’aperçois pas de ton mal.

LA DUCHESSE
Tu n’es pas fou, c’est sûr. Me connais-tu?

BOSOLA
Oui.

LA DUCHESSE
Qui suis-je?

BOSOLA
Tu es une boîte de graines à vers, tout au plus un coffret plein de poudre verte de momie. − Ta chair, qu’est-ce? un peu de lait caillé, étrange pâte feuilletée. Nos corps sont plus frêles que ces prisons en papier que les enfants font d’ordinaire pour enfermer les mouches; plus méprisables encore, puisque notre corps doit, lui, garder des vers de terre − As-tu jamais vu alouette en cage? Telle est l’âme enfermée dans le corps. Ce monde ressemble à la touffe d’herbe qu’on met dans la cage, et le ciel sur nos têtes est semblable au miroir qui nous fait connaître seulement la misérable étroitesse de notre prison.

LA DUCHESSE
Ne suis-je pas ta duchesse?

BOSOLA
Tu es certes une grande dame, car ta vie de fols plaisirs commence à couronner ton front de cheveux gris, vingt ans plus tôt qu’une fraîche et joyeuse fille des champs. Tu dors plus mal qu’une souris qu’on obligerait à se nicher dans l’oreille d’un chat; un petit enfant qui fait ses dents, s’il couchait avec toi, gémirait à te voir t’agiter sur ton lit plus que lui-même encore.

LA DUCHESSE
Je suis toujours duchesse d’Amalfi.

BOSOLA
C’est cela qui coupe tellement ton sommeil; les gloires d’ici-bas, comme des vers luisants, jettent des feux de loin, mais à les regarder de plus près ils n’ont ni chaleur ni clarté.

LA DUCHESSE
Tu parles franc.

BOSOLA
Mon métier est de flatter les morts, non les vivants; je suis fossoyeur.

LA DUCHESSE
Es-tu venu élever mon tombeau?

BOSOLA
Oui.

LA DUCHESSE
Permets moi de plaisanter un peu. En quoi le veux-tu faire?

BOSOLA
Dis-moi plutôt à quelle mode le veux-tu?

LA DUCHESSE
Eh quoi, avons-nous des caprices sur notre lit de mort? Nous soucions-nous de modes jusque dans la tombe?

BOSOLA
Oui, et fort orgueilleusement. Les statues funéraires des princes ne les représentent plus, comme jadis, gisant dans l’attitude de la prière, mais la main sous la joue, comme s’ils étaient morts du mal de dents; on ne les sculpte plus, les yeux fixés sur les étoiles du firmament, mais comme si leur âme était uniquement tournée vers les choses de ce bas monde, on leur penche la tête de ce côté là.

LA DUCHESSE
Fais moi connaître pleinement la suite de ce funèbre exorde, car ton discours convient bien aux charniers.

BOSOLA
C’est ce que je vais faire. (Des bourreaux entrent avec un cercueil, des cordes et une cloche.) Voilà le présent des princes, vos frères, et qu’il soit le bienvenu, puisqu’il apporte un dernier bienfait, l’ultime douleur.

LA DUCHESSE
Fais le moi voir, j’ai tant de soumission dans le sang, que je fais des vœux pour que grand bien leur fasse.

BOSOLA
Ceci est votre dernière salle d’apparat.

CARIOLA
O ma maîtresse bien-aimée!

LA DUCHESSE
Paix: ceci ne me cause nul effroi.

BOSOLA
Je suis le crieur public qu’on message d’ordinaire aux condamnés, la nuit qui précède leur supplice.

LA DUCHESSE
Il n’y a qu’un instant tu te disais fossoyeur.

BOSOLA
C’était pour vous amener peu à peu à cette mystification. Ecoutez: Ecoute, maintenant que tout fait silence: − le chat huant et le siffleur au cri perçant − appellent bien haut notre dame − et lui disent de revêtir en hâte son linceul! − Vous aviez force terres et rentes; − votre longueur sous l’argile va dès lors vous suffire; − une longue guerre vous troublait l’esprit, − ici la paix éternelle est signée. − Qu’est-ce donc que ces fous entassent en vain? − Conçus dans le péché, ils naissent en pleurant, − leur vie n’est qu’une brume d’erreur: − leur mort qu’une tempête d’effroi. − Poudrez vos cheveux de poudres parfumées − revêtez le lin blanc, baignez vos pieds; et, pour mieux déjouer l’impur démon − qu’un crucifix sanctifie votre sein; − voici la marée qui monte entre le jour et la nuit; − cessez de gémir, et en route!

CARIOLA
Hors d’ici, misérables, tyrans, assassins! Hélas, que voulez-vous faire de ma maîtresse ? − Appelez au secours!

LA DUCHESSE
Qui appeler? nos voisins ? ce sont des fous!

BOSOLA
Trêve à ces cris.

LA DUCHESSE
Adieu. Cariola! Dans mes volontés dernières je n’ai guère à te laisser; une foule d’hôtes affamés se sont gorgés à mes dépens. − Il ne te reviendra pas grand’ chose.

CARIOLA
Je veux mourir avec elle!

LA DUCHESSE
Je t’en prie, aie bien soin de donner à mon petit garçon un peu de sirop pour sa toux et veille à ce que ma petite fille dise bien ses prières avant de s’endormir... (Les bourreaux entraînent au dehors Cariola.) − Faites maintenant ce que vous voudrez. Quelle mort me réservez vous?

BOSOLA
L’étranglement. Voici vos bourreaux.

LA DUCHESSE
Je leur pardonne. L’apoplexie, le catarrhe, une fluxion de poitrine en eussent fait autant qu’eux.

BOSOLA
La mort ne vous fait pas peur?

LA DUCHESSE
Qui s’en effraierait quand on sait que dans l’autre monde on trouvera si éminente compagnie?

BOSOLA
Pourtant, il me semble que ce genre de mort devrait vous tourmenter fort. Cette corde devrait vous épouvanter.

LA DUCHESSE
Pas du tout. Aurais-je plus de joie à avoir la gorge tranchée avec des diamants, ou bien à être étouffée avec de la casse parfumée; ou frappée à mort avec des perles en guise de balles? Je sais que la mort nous ouvre dix mille portes différentes pour faire notre sortie de ce monde; et il appert que ces portes roulent sur des gonds si étonnamment symétriques qu’on les peut ouvrir des deux côtés; ouvrez les d’un côté ou d’autre, pour l’amour de Dieu, pourvu que je ne vous entende plus chuchoter. Dites à mes frères, que je considère la mort, maintenant que j’y vois clair, comme le plus beau présent qu’ils puissent m’offrir ou que je puisse recevoir. Je tiens à couper court à ce dernier défaut qui me reste comme femme et à ne plus vous ennuyer de vains discours.

PREMIER BOURREAU
Nous sommes prêts.

LA DUCHESSE
Disposez de ma vie comme il vous plaira; mais quant à mon corps, abandonnez le au soin de mes femmes, n’est-ce pas?

PREMIER BOURREAU
Oui.

LA DUCHESSE
Serrez, serrez fort, car vos bras puissants vont faire descendre le ciel sur ma tête: arrêtez encore; les portes du ciel n’ont pas d’aussi hautes voûtes que les palais des princes. Ceux qui y pénètrent doivent y entrer à genoux. (Elle s’agenouille) Viens, mort violente, sers moi de mandragore pour me donner le sommeil! − Allez dire à mes frères, quand on m’aura couchée dans la mort, qu’ils peuvent dès lors dîner en paix...

(Les bourreaux étranglent la Duchesse.)

BOSOLA
− Où est sa suivante? Allez la chercher; que d’autres étranglent les enfants. (Les bourreaux ramènent Cariola et les enfants; ceux-ci sont étranglés sur le champ − A Cariola) Regardez, voilà votre maîtresse endormie.

CARIOLA
Ah! vous expierez ce crime, damnés pour l’éternité! Mon tour va suivre, ce sont vos ordres, n’est-ce pas?

BOSOLA
Oui et je suis heureux de vous voir si bien préparée?

CARIOLA
Vous vous trompez, monsieur; je ne suis pas prête, je ne veux pas mourir, je veux d’abord qu’on m’interroge et savoir quel crime j’ai pu commettre.

BOSOLA
Allons, finissez-en avec elle. − Vous obéissiez à ses ordres, maintenant vous obéirez aux nôtres.

CARIOLA
Je ne veux pas, je ne dois pas mourir. Je suis fiancée à un jeune gentilhomme.

PREMIER BOURREAU
(montrant le nœud). Voici votre anneau nuptial.

CARIOLA
Qu’on me laisse seulement parler au duc; je lui révélerai une trahison contre sa personne.

BOSOLA
Des attermoiements! − étranglez-la.

PREMIER BOURREAU
Elle mord et griffe.

CARIOLA
Si vous me tuez maintenant, je suis damnée: voilà deux ans que je ne me suis confessée.

BOSOLA
(aux bourreaux) Qu’attendez vous?

CARIOLA
Je suis enceinte.

BOSOLA
Eh bien, votre honneur sera sauf. (On l’étrangle) − Transportez son corps dans la pièce voisine; laissez ici les autres cadavres.

(Les bourreaux emportent le corps de Cariola. Ferdinand entre.)

FERDINAND
Est-elle morte?

BOSOLA
Elle est comme vous vouliez qu’elle fût. Mais vous pouvez pleurer sur ceux-ci (Il montre les enfants étranglés.) Las! en quoi étaient-ils coupables?

FERDINAND
On ne pleure pas la mort de jeunes loups.

BOSOLA
Contemplez ceci.

FERDINAND
Je regarde sans frémir.

BOSOLA
Et vous n’avez pas une larme? Les autres crimes parlent simplement, mais le meurtre crie. L’élément de l’eau humecte la terre, mais le sang s’évapore et monte et couvre les cieux d’une rosée sanglante.

FERDINAND
Recouvrez son visage; mes yeux se troublent; elle mourût jeune...

BOSOLA
Ce n’est pas ce que je pense; son infortune paraissait vieille de trop d’années.

FERDINAND
Elle et moi nous étions jumeaux, et si je mourais à l’instant, j’aurais vécu autant qu’elle, à une minute près.

BOSOLA
Il semble qu’elle soit née la première; vous avez d’une sanglante façon justifié cette vérité ancienne que les proches parents s’accordent plus mal entre eux que des êtres complètement étrangers.

FERDINAND
Laisse moi revoir son visage. − Pourquoi n’as-tu pas eu pitié d’elle? Quel homme supérieurement honnête tu te serais montré, si tu l’avais transportée dans quelque sanctuaire! Ou si, téméraire pour une belle cause, tu t’étais dressé, ton épée brandie, entre son innocence et ma vengeance! Je t’ai commandé dans une minute d’égarement, d’aller tuer mon amie la plus chère, et tu l’as fait. Car, que j’examine seulement cette affaire de près: que me faisait à moi la médiocrité de ce mariage ? J’avoue seulement que je nourrissais l’espoir, si elle était restée veuve, d’acquérir à sa mort des trésors infinis; et la grande cause de tout? son mariage qui fit couler un flot de fiel à travers mon cœur. Quant à toi, comme on remarque qu’aux tragédies, le peuple maudit souvent un bon acteur qui joue le rôle du traître, je te hais, moi, pour le rôle que tu as joué et dis que pour me faire plaisir, tu as fait bien grand mal.

BOSOLA
Laissez moi raviver vos souvenirs, car je m’aperçois que vous tombez dans l’ingratitude. Je réclame la récompense qui m’est due pour mes services.

FERDINAND
Je vais te dire ce que je veux t’octroyer.

BOSOLA
Dites.

FERDINAND
Mon pardon pour ce crime.

BOSOLA
− Ah!

FERDINAND
Oui, et c’est la plus belle largesse que je puisse trouver à t’accorder. Par quel aveu as-tu exécuté cette sanglante sentence?

BOSOLA
Mais, par le vôtre.

FERDINAND
Le mien? mais étais-je son juge? Est-ce avec les formes et les cérémonies de la loi qu’elle fût condamnée à ne plus être? Est-ce qu’un jury au complet a rendu le verdict de condamnation devant la cour? où trouveras-tu ce jugement enregistré, si ce n’est en enfer? Vois, comme un fou sanguinaire tu as forfait ta vie, aussi tu dois mourir.

BOSOLA
Les rôles de la justice sont renversés quand un voleur en prend un autre. Qui osera révéler ceci?

FERDINAND
Oh! je vais te le dire: le loup découvrira sa tombe et la creusera, non pour dévorer son cadavre, mais pour rendre manifeste ce meurtre abominable.

BOSOLA
C’est vous, non moi, qui devrez trembler alors.

FERDINAND
Va-t’en!

BOSOLA
Je veux d’abord recevoir ma pension.

FERDINAND
Tu es un monstre.

BOSOLA
En effet, puisque c’est votre ingratitude qui me juge!

FERDINAND
O horreur, faut-il que la crainte de Celui qui enchaîne les démons ne puisse prescrire à l’homme la soumission! tu ne me verras plus!

BOSOLA
Eh bien je te dis adieu! Votre frère et vous, vous êtes de fameux héros: vous avez un double cœur creux comme des tombes, ils sont pourris et pourrissent les autres, et vos vengeances comme des boulets ramés vont toujours de pair. Vous pouvez bien être frères, car la trahison, comme la peste, se communique par le sang. Je reste là comme un homme qui fût longtemps absorbé par un exquis rêve d’or; je suis furieux contre moi-même, maintenant que je m’éveille.

FERDINAND
Sauve-toi dans quelque coin inconnu de la terre, pour que je ne te revoie plus jamais.

BOSOLA
Que je sache du moins pourquoi vous me disgrâciez ainsi. Messire, j’ai obéi à vos ordres tyranniques et tous mes efforts furent de vous contenter plus que le monde entier; et encore que j’eusse du dégoût pour le mal, je vous aimais, vous qui me le conseilliez; et je cherchais plutôt à me montrer loyal serviteur qu’honnête homme.

FERDINAND
Je vais chasser le blaireau à la lueur des hiboux; c’est une œuvre de ténèbres.

(Il sort.)

BOSOLA
Il est tout égaré. Tombez, honneurs d’emprunt! Tant que nous usons nos talents en vaines ambitions, nous semblons suer dans la glace ou geler dans le feu. Ah! si c’était à refaire, qu’est-ce que je ferais? Je ne changerais point la paix de ma conscience pour tous les trésors de l’univers – (regardant le corps de la duchesse) Elle remue, il reste de la vie; oh! Reviens belle âme, du fond des ténèbres, et tire mon âme de l’enfer où je suis; − elle est tiède, elle respire − Sur tes pâles lèvres, je vais fondre mon cœur pour leur rendre des couleurs − quelqu’un ici! quelque cordial! − Las! je n’ose appeler. La pitié détruirait la pitié. Son œil s’ouvre et le ciel en sa prunelle semble s’ouvrir, ce ciel tout à l’heure fermé, pour m’accueillir dans sa miséricorde.

LA DUCHESSE
(faiblement) Antonio!

BOSOLA
Oui, madame, il est vivant; les cadavres que vous avez vus n’étaient que vaines images; vos frères se sont réconciliés avec lui; le Pape a travaillé à cette réconciliation.

LA DUCHESSE
Merci du ciel.

(Elle meurt.)

BOSOLA
Oh! elle est retombée; les fibres de son cœur se sont rompues. O innocence sacrée qui sommeille suavement sur un duvet de colombes, tandis qu’une conscience criminelle est un sombre registre où sont inscrites toutes nos œuvres, bonnes ou mauvaises, perspective qui au fond nous montre l’enfer! Faut-il que nous ne puissions faire le bien quand l’intention nous y pousse! Voilà une douleur d’homme; ces larmes, j’en suis sûr, n’étaient point dans le lait maternel; ma misère actuelle a sombré au-dessous du niveau de la crainte; où étaient ces fontaines de repentir, pendant que la pauvre victime était encore vivante? Ah! elles étaient gelées alors! Voici un spectacle aussi redoutable pour mon âme que n’est l’épée pour un misérable qui a tué son père. Allons, je vais t’emporter d’ici; j’exécuterai ta volonté dernière, qui est de remettre ton corps entre les mains bénies de quelques saintes femmes; cela, le cruel tyran ne le refusera pas. Puis j’irai en toute hâte à Milan, où je veux exécuter d’un coup rapide, quelque chose digne d’un désespéré!


Acte V

PREMIER TABLEAU

Une place publique à Milan.
ANTONIO, DELIO.

ANTONIO
Que pensez-vous de l’espoir que j’ai de me réconcilier avec les frères d’Aragon?

DELIO
J’ai des doutes; car bien qu’ils vous aient adressé leur lettre de sauf-conduit pour Milan, il semble que ce ne soit que filets pour vous prendre au piège. Le marquis de Pescara, de qui vous teniez certaine terre en fief, a été forcé, contre sa noble nature, de saisir ces terres; et quelques uns de ses vassaux sont en train d’en solliciter l’investiture. Je ne puis croire que ces gens-là songent à protéger votre vie, eux qui vous privent de vos moyens de vivre.

ANTONIO
Vous êtes toujours un incrédule; vous ne croyez jamais aux chances de salut que je puis imaginer.

DELIO
Voici venir le marquis; je vais lui adresser ma requête pour obtenir une partie de vos biens; nous verrons de quel côté ils s’envolent.

ANTONIO
Oui, je vous en prie.

(Pescara entre.)

DELIO
Seigneur, j’ai une requête à vous faire.

PESCARA
A moi?

DELIO
C’est chose facile: il s’agit de la citadelle de St-Benoît et de quelques dépendances qui naguère appartenaient à Antonio Bologna; de grâce veuillez me les octroyer.

PESCARA
Vous êtes mon ami; mais voici une demande qu’il ne vous sied pas de faire, ni à moi d’accorder.

DELIO
Vraiment, monseigneur?

PESCARA
Je vous en fournirai d’abondantes raisons bientôt en particulier. Mais voici la maîtresse du cardinal.

(Julia entre.)

JULIA
Monseigneur, je me présente avec une humble requête et je serais une quémandeuse mal venue, si je n’avais sur moi la lettre d’un grand personnage, le Cardinal, pour l’appuyer auprès de vous.

(Elle tend une lettre.)

PESCARA
Il demande instamment pour vous la citadelle de St-Benoît qui appartenait à Bologna, depuis banni.

JULIA
C’est cela.

PESCARA
Il n’est pas d’ami à qui j’eusse pu songer à plaire plus volontiers. Elle est à vous.

JULIA
(Elle sort.) Seigneur, je vous en remercie; il saura combien je vous sais d’obligation et pour le don et pour votre promptitude à donner, qui le rend d’autant plus précieux.

ANTONIO
(à l’écart) Comme ils s’enrichissent de ma ruine!

DELIO
Messire, je vous dois peu de reconnaissance.

PESCARA
Et pourquoi?

DELIO
Pour m’avoir refusé cette faveur et l’avoir accordée à une pareille créature.

PESCARA
Savez-vous bien ce que c’était: c’était la terre d’Antonio, non point confisquée par un jugement légal mais arrachée le poing sur la gorge à l’instante prière du cardinal: il ne convenait point que j’accordasse à un ami ce bien indignement volé, c’est une faveur qui ne revient qu’a une catin, car c’est une iniquité. Dois-je épandre le sang pur des innocents pour que les gens de ma suite que j’appelle mes amis me regardent avec un front plus rouge? Je suis heureux que ce bien, enlevé par dol à son possesseur, retourne au vil emploi de payer les débauches de cet homme. Apprends, bon Delio, à me demander de nobles faveurs et tu trouveras en moi un noble donateur.

DELIO
Vous me donnez un juste conseil.

ANTONIO
(à part) Vraiment, voilà un homme qui décontenancerait le plus effronté quémandeur.

PESCARA
Le prince Ferdinand vient d’arriver à Milan malade, paraît-il, d’une apoplexie, d’autres disent d’un accès de folie furieuse. Je vais lui rendre visite.

(Il sort.)

ANTONIO
C’est un noble vieillard.

DELIO
Que comptez-vous faire, Antonio?

ANTONIO
Cette nuit, j’entends jouer mon sort qui n’est guère qu’une pauvre vie languissante, et l’exposer à la pire malice du Cardinal; je me suis procuré une entrée privée dans sa chambre et j’ai dessein de le visiter vers la minuit, comme naguère son frère pénétra chez notre noble maîtresse. Il se peut que l’appréhension d’un danger subit, − car je me présenterai sous ma propre forme − puis, que la vue de mon expression dévouée et affectueuse, enlèvent le venin de son âme et opèrent une amicale réconciliation. Si cette démarche échoue, je pourrai du moins me délivrer de cette condition pleine d’ignominie. Il vaut mieux tomber d’un coup que de déchoir éternellement.

DELIO
Je vous assisterai dans tout danger, et quoi qu’il arrive, mon sort est lié au vôtre.

ANTONIO
Vous êtes toujours le plus aimé et le meilleur des amis.

(Ils sortent.)

SECOND TABLEAU

Une galerie dans le palais du Cardinal à Milan.
PESCARA et un Docteur.

PESCARA
Puis-je maintenant, docteur, visiter le malade?

LE DOCTEUR
Si votre Seigneurie le désire; mais il va prendre l’air dans un instant, sous cette galerie, suivant ma prescription.

PESCARA
Je vous prie de me dire quel est son mal?

LE DOCTEUR
Une maladie fort pernicieuse, monseigneur, qu’on nomme lycanthropie.

PESCARA
Qu’est-ce? J’aurais besoin d’un dictionnaire pour me l’expliquer.

LE DOCTEUR
Je vais vous le dire. Chez ceux qui sont possédés de ce mal, coule une telle humeur noire qu’ils s’imaginent être transformés en loups; ils se faufilent dans les cimetières au silence de la nuit et déterrent les morts; c’est ainsi qu’avant-hier, on a rencontré le duc vers minuit dans une venelle derrière l’église Saint-Marc, avec une jambe d’homme sur son épaule et il poussait des hurlements effroyables; il prétendait être un loup, avec cette seule différence que la peau du loup est couverte de poils extérieurement et que la sienne l’est à l’intérieur; il commanda aux gens de tirer leur épée, de l’écorcher pour vérifier le fait; on me manda sur-le-champ et après lui avoir administré mes soins, j’ai trouvé sa Grâce heureusement remise.

PESCARA
Je m’en réjouis.

LE DOCTEUR
Je ne suis pourtant pas sans craindre une rechute. Si cette attaque lui revient, j’en arriverai à user d’un moyen plus énergique que Paracelse n’a jamais rêvé; si l’on me le permet, en le rouant de coups je délogerai la folie de son corps. Tenez-vous à l’écart. Le voici.

(Ferdinand, le Cardinal, Malatesta et Bosola entrent)

FERDINAND
Laissez-moi.

MALATESTA
Pourquoi votre Seigneurie se complait-elle dans sa solitude?

FERDINAND
Les aigles d’ordinaire volent solitaires; ce sont les corbeaux, les choucas et les étourneaux qui volent en troupes. Regardez, qu’est-ce donc qui me suit?

MALATESTA
Rien, monseigneur.

FERDINAND
Mais si.

MALATESTA
C’est votre ombre.

FERDINAND
Arrête-la; qu’elle ne me hante plus.

MALATESTA
C’est impossible, si vous marchez et que le soleil brille.

FERDINAND
Je veux l’étrangler.

(Il se jette à terre sur son ombre.)

MALATESTA
Oh! monseigneur, vous vous mettez en colère contre rien du tout.

FERDINAND
Vous êtes un sot; comment pourrais-je attraper mon ombre, sinon en tombant dessus? Quand j’irai en enfer, je veux m’y rendre avec des présents pour corrompre les diables; car, voyez-vous, les bons cadeaux font qu’on ouvre les portes même aux plus grands pécheurs.

PESCARA
Relevez-vous, mon bon seigneur.

FERDINAND
Je suis en train d’étudier l’art de la patience.

PESCARA
C’est une noble vertu.

FERDINAND
Je conduirai six escargots devant moi d’ici à Moscou, sans me servir d’aiguillon ni de fouet, mais en leur laissant prendre tout leur temps. Que l’homme le plus patient du monde rivalise avec moi, et je resterai en arrière, rampant comme un voleur de moutons.

LE CARDINAL
Forcez-le donc à se lever!

(On le relève.)

FERDINAND
Usez-en bien avec moi, je vous y engage. Ce que j’ai fait, je l’ai fait; je ne confesserai rien.

LE DOCTEUR
Laissez-moi maintenant m’approcher de lui. − Etes-vous fou, monseigneur? Avez-vous perdu votre souveraine raison?

FERDINAND
Quel est cet homme?

PESCARA
C’est votre médecin.

FERDINAND
Qu’on me scie sa barbe et ses sourcils pour lui apprendre à être plus courtois.

LE DOCTEUR
Il me faut user avec lui de moyens désespérés et fous, il n’y en a pas d’autres. − J’ai apporté à votre Grâce une peau de salamandre pour vous empêcher d’être brûlé du soleil.

FERDINAND
J’ai les yeux qui me font cruellement souffrir.

LE DOCTEUR
Le blanc d’un œuf de basilic est un remède rapide.

FERDINAND
Que ce soit un œuf frais, vous entendez. − Cachez-moi au regard de cet homme; les médecins sont comme les rois; ils ne souffrent pas de contradiction.

LE DOCTEUR
Maintenant il commence à avoir peur de moi; laissez-moi seul avec lui.

LE CARDINAL
Eh quoi! vous enlevez votre robe.

LE DOCTEUR
Qu’on m’apporte quarante urinaux remplis d’eau de rose: lui et moi, nous allons nous en bombarder mutuellement − Maintenant il commence à me craindre − Laissez-le aller, laissez-le à mes risques et périls. Je vois à ses yeux que je lui cause de l’appréhension; je vais l’apprivoiser comme un loir.

FERDINAND
Et vous, monsieur, savez-vous aussi bondir! − Je vais le piétiner jusqu’à en faire un coulis, l’écorcher vif, pour recouvrir de sa peau l’un des squelettes que ce coquin a exposés au froid au collège des chirurgiens-barbiers. − Hors d’ici; vous ressemblez les uns et les autres aux bêtes qu’on sacrifie; on ne trouve en vous que la langue et le ventre, la flatterie et la paillardise.

(Il sort.)

PESCARA
Docteur, il n’a pas tout à fait aussi peur de vous que vous le dites.

LE DOCTEUR
C’est vrai; je me suis avancé un peu trop.

BOSOLA
Pitié de moi! Quel jugement, quelle fatalité accablent ce Ferdinand!

PESCARA
(au Cardinal) Votre Grâce sait-elle quel accident a amené le prince à cette étrange démence?

LE CARDINAL
(à part) Il faut que je déguise la vérité – (haut.) Voilà comment on dit que la chose est venue. − Vous avez entendu conter que depuis mainte année, nul ne meurt dans notre famille, sans qu’on voie se dresser le fantôme d’une vieille femme qui fut, à ce que rapporte une tradition, assassinée par ses neveux, à cause de ses richesses. C’est ce fantôme-là qui, une nuit où le prince s’attardait à veiller sur ses livres, surgit devant lui: et lorsque, à ses appels au secours, les gentilshommes de sa chambre accoururent, ils trouvèrent le prince couvert d’une sueur froide, le visage et la voix tout altérés. Depuis cette apparition, son état a été empirant, et je crains fort qu’il ne puisse vivre.

BOSOLA
Seigneur, je voudrais vous parler.

PESCARA
Nous allons prendre congé de votre Grâce, en souhaitant au prince malade, notre noble seigneur, pleine santé de corps et d’esprit.

LE CARDINAL
Vous êtes les bienvenus. (Pescara, Malatesta et le docteur se retirent.) – (à Bosola.) Ah! vous voilà? c’est bien. (à part.) Il ne faut pas que ce coquin devine seulement que je suis renseigné sur la mort de notre duchesse; encore que je l’ai conseillée, toute décision et tout ordre ont paru émaner de Ferdinand seul. (haut.) Eh bien, monsieur, comment va notre sœur? Je ne puis m’empêcher de croire que le chagrin lui donne l’air d’un vêtement fané et déteint et je lui veux faire goûter quelque réconfort. − Pourquoi cet air hagard? Oh! ce qui vient d’arriver à votre maître ici, le prince Ferdinand, vous abat; mais reprenez bon courage; si vous voulez faire seulement une chose que je vous réclame, quand bien même la froide pierre du tombeau recouvrirait ses os, je ferai de vous ce que vous rêvez d’être.

BOSOLA
Je ferai n’importe quoi; dites-le moi dans un souffle et j’y volerai. Ceux qui réfléchissent trop longtemps ne vont pas loin, car à méditer trop sur la fin on ne commence jamais.

(Julia, entre.)

JULIA
Seigneur, voulez-vous venir souper?

LE CARDINAL
Je suis occupé, laissez-moi.

JULIA
(à part) Quelle aimable tournure il a, ce garçon...

(Elle sort.)

LE CARDINAL
Voici: Antonio est caché ici à Milan: informe-toi, découvre-le et tue-le. Tant qu’il vivra, notre sœur ne saurait se marier et j’ai songé à un parti admirable pour elle. Fais ceci, et formule ton ambition.

BOSOLA
Par quel moyen pourrais-je le découvrir?

LE CARDINAL
Il y a ici, dans le camp, un gentilhomme du nom de Delio qui est connu depuis longtemps pour son fidèle ami. Suis des yeux ce garçon-là, accompagne-le à la messe; il se peut qu’Antonio, encore qu’il ne considère la religion que comme une formule scholastique, pour suivre la mode et le monde, accompagne Delio à l’église; ou bien recherche le confesseur de Delio et vois si l’on peut tirer de lui en l’achetant quelque révélation. Il y a mille façons pour un homme de se mettre sur sa piste: connaître, par exemple, les gens qui fréquentent chez les juifs pour en tirer de grosses sommes, car bien sûr il est dans le besoin; ou bien aller chez les peintres et apprendre qui a récemment acquis le portrait de la duchesse. L’un de ces moyens réussira peut-être bien.

BOSOLA
C’est bon, je n’aurai pas froid en courant à sa recherche; je voudrais voir cet être misérable, cet Antonio, avant toute chose visible au monde.

LE CARDINAL
Agis et réussis.

(Il sort.)

BOSOLA
Cet homme a des yeux qui feraient naître des serpents. Il est le meurtre personnifié; et pourtant il ne paraît pas avoir connaissance de la mort de la duchesse. Oh! C’est une ruse! Il me faut suivre son exemple; il n’est point de piste plus sûre que celle d’un vieux renard.

(Julia, rentre.)

JULIA
J’ai plaisir à vous rencontrer, monsieur.

BOSOLA
Vraiment?

JULIA
Les portes, je le vois, sont bien closes: eh bien, je vais vous faire avouer votre trahison.

BOSOLA
Une trahison?

JULIA
Oui, révélez-moi donc laquelle de mes femmes vous avez achetée pour verser dans ma boisson de la poudre d’amour.

BOSOLA
De la poudre d’amour!

JULIA
Oui, alors que j’étais à Amalfi; autrement, comment aurais-je pu tomber amoureuse de ce visage-là? J’ai déjà trop souffert à cause de toi et le seul remède qui puisse me guérir est de tuer mon long désir.

BOSOLA
Certes, votre pistolet ne contient guère que des parfums et des pâtes pour parfumer les baisers. Exquise dame, vous avez de jolies façons de manifester vos désirs, Allons, allons, je vais vous désarmer en vous embrassant ainsi. Et pourtant, voilà qui est fort étrange...

JULIA
Juge mieux de ta personne et juge par mes yeux et tu trouveras que mon amour n’est pas si grand miracle. Vous m’allez dire que je suis bien légère: mais cette pudeur sévère chez les femmes, n’est qu’un démon familier qui les importune et les hante.

BOSOLA
Connaissez-moi tel que je suis: un soldat tout fruste.

JULIA
Tant mieux; en vérité, il manque de la flamme là où il n’y a point de rudesse d’où jaillissent de vives étincelles.

BOSOLA
Il me manque aussi de la politesse.

JULIA
Eh quoi, l’ignorance de la courtoisie ne saurait vous porter à mal faire, si vous avez à cœur de faire bien.

BOSOLA
Vous êtes très belle.

JULIA
Ah! n’allez pas vous en prendre à ma beauté ou bien je plaiderai non-coupable.

BOSOLA
Vos yeux éclatants portent en eux cent flèches plus perçantes que les rayons du soleil.

JULIA
Vous allez me gâter avec vos louanges, vous forcer à vous mettre en peine pour me faire la cour, alors que c’est moi qui vous courtise.

BOSOLA
(à part) J’ai mon affaire, je vais agir sur cette créature. (haut.) Laissons grandir entre nous une familiarité amoureuse. Si le grand cardinal nous surprenait ainsi, ne me jugerait-il pas comme un traître?

JULIA
Non, il me jugerait peut-être légère, et ne ferait pas le moins du monde peser la faute sur vous; car si j’aperçois un diamant et que je le vole, le coupable n’est point la pierre précieuse, mais moi-même la voleuse qui le soustrais. Je brusque les choses avec vous; nous qui sommes des reines de plaisir, nous avons accoutumé de couper court à ces désirs hésitants, ces passions inquiètes et nous unissons sans délai aux charmants prétextes les plaisirs délicieux. Si vous aviez passé dans la rue sous la fenêtre de ma chambre, oui, même ainsi, je vous aurais amoureusement courtisé.

BOSOLA
Oh! vous êtes une dame exquise!

JULIA
Dites-moi de faire quoi que ce soit, sur-le-champ, afin que je vous prouve mon amour.

BOSOLA
Soit, si vous m’aimez, donnez moi cette preuve. Le Cardinal est devenu d’une étonnante mélancolie; réclamez de lui qu’il vous en dise la cause et ne le laissez point éluder vos questions par de faux prétextes; découvrez le fond de tout ceci.

JULIA
Pourquoi désirez-vous tant le savoir?

BOSOLA
J’ai compté sur lui pour vivre, et il me revient qu’il est tombé en disgrâce auprès de l’Empereur; si c’est vrai, pareil aux souris qui déguerpissent des maisons qui croulent, moi je m’en irai et me placerai sous la protection d’un autre.

JULIA
Vous n’aurez pas besoin de suivre les guerres; c’est moi qui veux pourvoir à votre vie.

BOSOLA
Et je serai votre fidèle serviteur; mais je ne saurais abandonner une vocation.

JULIA
Vous ne quitteriez point un général ingrat pour l’amour d’une tendre dame? Vous êtes comme ceux qui ne peuvent point dormir sur des lits de plume, et à qui il faut un bloc de pierre en guise d’oreiller.

BOSOLA
Ferez-vous ce que je vous al demandé?

JULIA
Avec toute mon adresse.

BOSOLA
Demain j’espère avoir ce renseignement.

JULIA
Demain! passez dans mon cabinet, vous l’aurez tout à l’instant. Ne me faites point languir plus que je ne vous fais languir. Je suis comme une condamnée à qui l’on a promis sa grâce, mais qui la voudrait voir scellée. Va, rentre ici. Tu me verras entortiller son cœur de mes paroles comme d’un écheveau de soie.

(Bosola sort. Le Cardinal rentre.)

LE CARDINAL
Où êtes-vous?

(Des serviteurs entrent.)

LES SERVITEURS
Nous voici.

LE CARDINAL
Que nul ne s’entretienne avec le prince Ferdinand à mon insu, il y va de votre vie. (à part.) Dans sa démence il pourrait révéler l’assassinat. (Les serviteurs se retirent.) − (Désignant Julia.) Voilà le mal qui lentement me ronge: je suis fatigué d’elle et par n’importe quel moyen je voudrais m’en délivrer.

JULIA
Eh bien, monseigneur, de quoi donc souffrez-vous?

LE CARDINAL
De rien.

JULIA
Oh! vous êtes bien changé; allons, je veux être dans vos secrets et soulager votre cœur de ce plomb qui l’accable. Qu’y a-t-il donc?

LE CARDINAL
Je ne puis vous le dire.

JULIA
Seriez-vous à ce point amoureux de votre chagrin que vous ne puissiez vous en séparer? Ou croyez-vous que je ne puisse aimer votre Grâce dans la tristesse autant que dans la joie? Ou bien soupçonnez-vous que moi qui depuis maint hiver ai gardé le secret de votre cœur je ne puisse garder celui de vos paroles?

LE CARDINAL
Que ton désir soit satisfait! Le seul moyen de te rendre fidèle dépositaire de mes secrets est de ne t’en point confier.

JULIA
Dites cela à votre écho ou bien aux flatteurs qui pareils aux échos répètent ce qu’ils entendent, très infidèlement d’ailleurs, mais non pas à moi; si vous êtes fidèle envers vous-même, je veux le savoir.

LE CARDINAL
Tu veux donc me mettre à la question?

JULIA
Non, la saine raison vous arrachera ce secret; car, c’est également une erreur de confier ses secrets à tout le monde et de ne les confier à personne.

LE CARDINAL
Dans le premier cas, c’est folie.

JULIA
Dans le second, sombre tyrannie.

LE CARDINAL
Fort bien; eh bien, imagine que j’ai commis quelque action secrète et que je désire que le monde n’en sache jamais rien.

JULIA
Mais ne puis-je, moi, la connaître? Vous avez caché à cause de moi un grand péché comme l’adultère. − Seigneur, jamais pareille occasion ne s’offrit jusqu’à ce jour pour éprouver ma fidélité; seigneur, je vous en supplie...

LE CARDINAL
Vous vous en repentirez.

JULIA
Jamais.

LE CARDINAL
Ceci précipitera ta perte; je ne te le dirai pas. Réfléchis bien et songe comme il est dangereux de recevoir le secret des princes; ceux qui les ont reçus doivent avoir leur poitrine cerclée d’acier pour ne point les laisser échapper. Que cela te suffise, je t’en conjure. Considère ta propre faiblesse; il est plus aisé de nouer des nœuds que de les dénouer; c’est un secret qui pareil à un poison très lent, pourrait se répandre silencieux dans tes veines et te tuer dans sept ans d’ici.

JULIA
Vous badinez en ce moment avec moi.

LE CARDINAL
Je ne joue plus; tu vas le connaître. Par mes instructions, la grande-duchesse d’Amalfi et deux de ses petits enfants, il y a quatre jours, furent étranglés.

JULIA
Oh! ciel, qu’avez-vous fait?

LE CARDINAL
Eh bien? que ressentez-vous ? Croyez-vous que votre poitrine soit une tombe assez ténébreuse pour un pareil secret?

JULIA
Vous vous êtes perdu, monseigneur!

LE CARDINAL
Pourquoi?

JULIA
Il ne dépend plus de moi qu’il demeure caché.

LE CARDINAL
Non? − Je vais vous lier par le serment sur ce livre.

JULIA
Je jure fort dévotement.

LE CARDINAL
Baisez ce livre saint. (Julia le baise.) Maintenant, vous ne révélerez plus rien. Ta curiosité t’a perdue. Tu es empoisonnée par ce livre. Comme je savais bien que tu ne pourrais garder mon secret, je t’y ai contrainte par la mort!

(Bosola, rentre.)

BOSOLA
Arrêtez, par pitié!

LE CARDINAL
Ah! c’est toi. Bosola.

JULIA
Je vous pardonne ce châtiment équitable, car j’avais déjà trahi votre secret, à cet homme; il l’a surpris et c’est pourquoi je vous ai dit qu’il n’était point en mon pouvoir de le cacher.

BOSOLA
(Elle meurt.) O insensée! ne pouvais-tu l’empoisonner, lui... Julia − C’est pure faiblesse de réfléchir après coup sur ce qu’on eût pu faire. Je m’en vais... je ne sais où...

LE CARDINAL
Pourquoi es-tu venu ici?

BOSOLA
Afin de trouver un grand seigneur comme vous qui n’ait point perdu la raison comme le prince Ferdinand, et qui puisse avoir souvenance de mes services.

LE CARDINAL
Je te ferai hacher en morceaux.

BOSOLA
Ne vous promettez point ainsi une vie dont il ne vous appartient pas de disposer.

LE CARDINAL
Qui t’a posté ici?

BOSOLA
Une convoitise, un caprice de cette femme.

LE CARDINAL
Fort bien. Tu sais maintenant que je suis ton complice dans ce meurtre.

BOSOLA
Et pourquoi vouliez-vous recouvrir à mes yeux d’un revêtement coloré de marbre vos projets corrompus? A moins que vous n’imitiez ceux qui après avoir tramé et exécuté de grandes trahisons, vont se cacher dans les tombeaux des victimes de leur drame.

LE CARDINAL
Assez; une fortune t’attend...

BOSOLA
Faut-il que je perde mon temps à implorer la Fortune? c’est un pèlerinage de dupe.

LE CARDINAL
J’ai des honneurs immenses en réserve pour toi.

BOSOLA
Il est mainte route qui mène à des semblants d’honneur et certaines de ces routes sont bien embourbées.

LE CARDINAL
Jette au diable ta mélancolique humeur. Le feu brûle bien; quel besoin avons-nous de remuer ce feu pour en faire sortir plus grande fumée? Tu veux bien tuer Antonio?

BOSOLA
Oui.

LE CARDINAL
Enlève ce cadavre.

BOSOLA
Je vais bientôt, je crois, devenir la fosse commune des cimetières.

LE CARDINAL
Je te donnerai une douzaine de gens pour s’adjoindre à toi et t’aider dans ce meurtre.

BOSOLA
Je n’en ai nul besoin. Les médecins qui appliquent des sangsues à quelque tumeur, leur tranchent la queue d’ordinaire, pour que le sang puisse mieux courir dans leur corps; moi, qu’on ne me donne pas d’escorte quand je vais verser le sang, de peur que j’en aie une plus longue encore, quand j’irai à la potence.

LE CARDINAL
Viens me trouver après minuit, pour aider à transporter le corps jusqu’au logis de cette femme; je donnerai à croire qu’elle est morte de la peste: cela suscitera moins d’enquêtes sur la cause de sa mort.

BOSOLA
Où se trouve donc Castruccio, son mari?

LE CARDINAL
Parti à cheval pour Naples afin de prendre possession de la citadelle d’Antonio.

BOSOLA
Croyez-moi, vous avez joué là un tour heureux.

LE CARDINAL
Ne manque point de venir; voici la grosse clef qui ouvre notre appartement; et par là tu peux sentir quelle confiance je mets en toi.

BOSOLA
Vous me trouverez prêt. (Le Cardinal sort.) − Oh! Pauvre Antonio, encore que rien dans ton état ne te soit plus nécessaire que la pitié, je ne vois rien pourtant qui soit plus dangereux. Il faut que je voie où je pose le pied: sur le verglas de ces pavés glissants il faut être ferré à glace ou bien l’on pourrait se rompre le col. J’en ai ici un exemple sous les yeux. Comme cet homme dresse haut la tête au milieu du sang, comme il semble au-dessus de la peur! C’est bien: cette assurance dans le crime, d’aucuns l’appellent le faubourg de l’enfer; il n’y a qu’un grand mur qui nous en sépare. − Eh bien, bon Antonio, je vais te découvrir et tout mon soin sera de te garder en sûreté loin des crocs de ces monstres qui ont déjà trempé dans le sang des tiens. Il se peut que je m’unisse à toi pour la plus juste des vengeances; le bras le plus faible est assez fort quand il frappe avec le glaive de la justice. Il me semble toujours que la duchesse me hante comme une ombre; là, là! − Ce n’est qu’un accès de mélancolie. O repentir! Puissé-je goûter largement à ta coupe, toi qui n’abaisses les hommes que pour les relever!

(Il sort.)

TROISIEME TABLEAU

Un bastion à Milan.
ANTONIO et DELIO

DELIO
Là-bas, c’est la fenêtre du Cardinal, le bastion fut élevé sur les ruines d’une antique abbaye; de l’autre côté de la rivière se trouve un mur, qui fait partie d’un cloître et qui, à mon avis, donne le plus bel écho qu’on ait jamais ouï, si sourd et si funèbre et répétant si nettement tous les mots, que maintes gens croient que c’est un esprit qui répond.

ANTONIO
J’aime ces ruines antiques. Nous ne les foulons jamais sans poser le pied sur quelque vénérable morceau d’histoire; et il est incontestable qu’ici dans cette cour intérieure, aujourd’hui découverte aux injures des intempéries, dorment des gens sous terre qui avaient assez aimé l’Eglise, l’avaient assez généreusement dotée pour espérer d’elle qu’elle abriterait leurs os jusqu’au jugement dernier; mais toute chose a sa fin. Les églises et les cités qui ont mêmes maladies que les homes doivent avoir même mort que nous...

L’ECHO
« Même mort que nous... »

DELIO
Tenez, l’écho a saisi vos paroles.

ANTONIO
Il m’a paru gémir et avoir un accent lugubre...

L’ECHO
Un accent lugubre...

DELIO
Je vous l’avais dit, c’est un admirable écho; vous pouvez lui prêter la voix d’un chasseur, d’un fauconnier, d’un musicien ou d’un être de douleur.

L’ECHO
...d’un être de douleur...

ANTONIO
Oui, assurément, c’est cette voix qui lui convient le mieux.

L’ECHO
...qui lui convient le mieux...

ANTONIO
− Elle ressemble à la voix de ma femme...

L’ECHO
Ah! la voix de ma femme...

DELIO
Venez, éloignons-nous d’ici. Je n’aimerais pas vous voir aller cette nuit chez le cardinal. N’y allez point.

L’ECHO
N’y allez point...

DELIO
La sagesse ne calme pas la douleur qui ravage, aussi bien que le temps; attendons pour cela; songe à ta sécurité.

L’ECHO
...Songe à ta sécurité.

ANTONIO
La nécessité m’y pousse de force; si vous fouillez les souterrains de votre existence, vous comprendrez qu’il est impossible de fuir votre destinée.

L’ECHO
Oh! Fuir votre destinée...

DELIO
Ecoute! Ces pierres mortes semblent avoir pitié de toi et te donner un conseil salutaire.

ANTONIO
Echo, je ne saurais causer avec toi, car tu es un être mort.

L’ECHO
Tu es un être mort...

ANTONIO
Ma Duchesse est endormie à cette heure, et ses petits enfants aussi, dans la douceur du sommeil... O Seigneur, ne dois-je jamais plus la revoir?

L’ECHO
Jamais plus la revoir...

ANTONIO
Je ne retiens de tous ces échos que cette réponse, et tout soudain, dans un éclat de lumière, m’est apparu un visage enveloppé de douleur....

DELIO
Pures imaginations.

ANTONIO
Viens, je veux sortir de cette fièvre, car vivre ainsi en vérité, n’est pas vivre... C’est une vaine illusion, un semblant de vie; je ne veux plus désormais me sauver à demi; ou tout perdre ou tout gagner.

DELIO
Que votre vertu vous sauve! Je vais chercher votre fils aîné et vous assister; il se peut que la vue de son propre sang répandu sous une forme si tendre, si charmante, fasse naître en cet homme d’autant plus de compassion. En attendant, courage et bonne chance. Bien que dans nos misères, la Fortune ait une large part, elle n’en a aucune pourtant dans notre courage à les supporter: le mépris de la souffrance, voilà ce que nous pouvons appeler vraiment nôtre.

(Ils sortent.)

QUATRIEME TABLEAU

Une salle dans le palais du Cardinal.
LE CARDINAL, PESCARA, MALATESTA, RODERIGO ET GRISOLAN

LE CARDINAL
Vous ne veillerez pas cette nuit au chevet du prince malade. Sa Grâce est en bonne voie de guérison.

MALATESTA
Mon bon seigneur, permettez-nous...

LE CARDINAL
Pas le moins du monde. Le bruit, les objets divers qui défilent devant ses yeux ne font que lui troubler l’esprit davantage. Je vous en prie, allez dormir, et lors même que vous l’entendriez dans une de ses violentes crises, ne vous levez point, je vous en supplie.

PESCARA
Soit, Monseigneur, nous ne bougerons pas.

LE CARDINAL
J’insiste, promettez-le sur l’honneur, car c’est le Duc lui-même qui me l’a enjoint; et il paraissait y tenir vivement.

PESCARA
Engageons-nous donc d’honneur pour cette bagatelle.

LE CARDINAL
Que nul de votre suite ne bouge non plus.

MALATESTA
Nul ne bougera.

LE CARDINAL
Il peut se faire que, pour vous éprouver et voir si vous tenez parole, je me lève moi-même, tandis qu’il sommeillera, que je simule un de ses accès de folie, et que j’appelle au secours comme si j’étais moi-même en danger.

MALATESTA
On aurait beau vous couper la gorge que je n’accourrais pas, maintent que j’en ai fait serment.

LE CARDINAL
Eh bien, je vous remercie.

GRISOLAN
Il a fait un affreux ouragan ce soir.

RODERIGO
La chambre du duc Ferdinand était secouée comme un tige d’osier.

MALATESTA
Pure bonté de la part du diable qui berçait son propre enfant.

(Ils sortent tous, sauf le Cardinal.)

LE CARDINAL
Si je ne puis souffrir leur présence autour de mon frère, c’est pour me permettre, vers minuit, de faire transporter avec plus de mystère le corps de Julia dans sa demeure. − Ah! ma conscience! Je voudrais prier maintenant, mais Satan m’arrache le cœur pour avoir pu mettre encore quelque confiance en la prière. C’est environ cette heure-ci que j’avais fixée à Bosola pour emporter le cadavre; quand il m’aura rendu les services que je veux, il mourra...

(Il sort. Bosola entre.)

BOSOLA
Ah! c’est la voix du cardinal; je l’ai entendu prononcer mon nom et ma condamnation à mort − Chut! j ‘entends un pas.

(Ferdinand entre.)

FERDINAND
L’étranglement est une mort très douce.

BOSOLA
(à l’écart) Oh! je le vois bien, je dois me tenir sur mes gardes.

FERDINAND
Qu’est-ce que vous en dites? parlez à voix basse; êtes-vous d’accord là-dessus? C’est bien; ceci doit être fait dans l’ombre; le cardinal ne voudrait pas pour mille libres que le docteur vît cela.

(Il sort.)

BOSOLA
On complote ma mort; voilà le résultat du meurtre. On ne fait cas ni du mérite ni d’une vie de chrétien, quand on sait que les noires actions ne sauraient être effacées que par la mort.

(Antonio et un serviteur entrent.)

LE SERVITEUR
Demeurez, monseigneur et ayez confiance, je vous prie; je vais chercher une lanterne sourde.

(Il sort.)

ANTONIO
Si je pouvais le surprendre au milieu de ses prières, il y aurait alors quelque espoir de pardon.

BOSOLA
Frappe juste, mon épée!
(Il frappe Antonio) − Je ne veux pas te donner même le loisir de prier!

ANTONIO
Ah! je suis fini. Tu as achevé en une minute ma longue requête.

BOSOLA
Qui es-tu?

ANTONIO
Un malheureux qui ne trouve dans la mort d’autre avantage que de pouvoir révéler ce qu’il est.

(Le serviteur rentre avec une lanterne.)

LE SERVITEUR
Où êtes-vous, monsieur?

ANTONIO
− Bien près de ma dernière demeure − Toi, Bosola!

LE SERVITEUR
Oh! malheur!

BOSOLA
Etouffe ta pitié, ou tu es un homme mort! − Comment, Antonio! l’homme que j’aurais voulu sauver plus que ma propre vie! − Nous ne sommes que les balles du jeu de paume divin, que lancent et relancent les étoiles où bon leur semble... O bon Antonio, je vais à ton oreille de mourant chuchoter une chose qui te brisera le cœur! Ta belle duchesse et tes deux enfants si doux...

ANTONIO
Rien que leur nom rallume en moi un peu de vie...

BOSOLA
Ont été assassinés.

ANTONIO
Des hommes ont souhaité mourir en entendant des choses douloureuses; je suis heureux de mourir en douleur; je ne voudrais plus voir mes plaies adoucies de baume ou guéries, car je n’ai plus de but dans la vie... Dans notre quête de grandeurs, nous ressemblons à ces enfants joueurs dont le plaisir est l’unique souci et nous courons après des bulles soufflées dans l’air. Les plaisirs de la vie, qu’est-ce que cela? rien que les heures calmes d’un fiévreux; un peu de repos simplement pour nous préparer à souffrir. Je ne demande pas les raisons de ma mort; rappelle moi seulement à la mémoire de Delio.

BOSOLA
O brise toi, cœur!

ANTONIO
Et veille à ce que mon fils fuie la cour des princes...

(Il meurt.)

BOSOLA
(au serviteur) Tu parais avoir aimé Antonio?

LE SERVITEUR
Je l’ai conduit ici pour qu’il se réconcilie avec le cardinal.

BOSOLA
Je ne te demande pas cela− Emporte le, si tu tiens à ta vie, dépose le là où dame Julia habitait naguère − Ah! mon destin va vite! Le cardinal je le tiens déjà dans la forge, je vais maintenant l’amener entre l’enclume et le marteau. Oh! Méprise fatale! Je ne veux imiter les êtres glorieux pas plus que les vils: je veux être mon propre exemple. Va, va et veille à ressembler par le silence à la chose que tu portes...

(Ils sortent.)

CINQUIEME TABLEAU

Une autre salle dans le même palais.
LE CARDINAL, un livre à la main.

LE CARDINAL
Je m’embrouille dans ce problème sur l’enfer. L’auteur dit qu’en enfer il ne flambe qu’une fournaise et pourtant qu’elle ne brûle pas également tous les hommes. Mettons le de côté. Comme ça nous tourmente, une conscience coupable! Quand mon regard plonge dans les viviers de mon jardin, il me semble que j’aperçois un être armé d’un râteau qui chercherait à me frapper.

(Bosola entre avec le serviteur qui porte le cadavre d’Antonio.)

LE CARDINAL
Ah! c’est toi? Tu as un regard sinistre; il règne sur ta figure une résolution fixe à laquelle se mêle un peu de crainte.

BOSOLA
Elle va, rapide comme l’éclair, devenir l’action. Je suis venu te tuer!

LE CARDINAL
Ah! au secours! à la garde!

BOSOLA
Tu t’abuses; ils sont trop loin pour entendre tes hurlements.

LE CARDINAL
Arrête! Je promets de partager mes revenus avec toi!

BOSOLA
Prières et offres sont toutes hors de saison.

LE CARDINAL
Qu’on appelle la garde! nous sommes trahis!

BOSOLA
J’ai pris soin d’arrêter votre fuite; je vous permets tout juste de fuir jusqu’à la chambre de Julia, pas plus loin.

LE CARDINAL
Au secours! à la trahison!

A l’étage supérieur PESCARA, MALATESTA, RODERIGO et GRISOLAN apparaissent.

MALATESTA
Ecoutez!

LE CARDINAL
(en bas) Mon duché à qui me sauvera!

RODERIGO
La peste de cette feinte!

MALATESTA
Mais ce n’est pas le cardinal.

RODERIGO
Si, mais si, c’est lui! Mais je le verrais plutôt pendre que de descendre à la rescousse.

LE CARDINAL
Un guet-apens contre moi! On m’attaque! Je suis perdu, à moins de secours.

GRISOLAN
Il joue habilement son rôle; mais il ne servira de rien de se moquer de moi jusqu’à me faire violer mon serment.

LE CARDINAL
J’ai l’épée sous la gorge!

RODERIGO
Vous ne brailleriez pas si fort...

MALATESTA
Allons I retournons nous coucher: il nous à déjà avertis de tout ceci.

PESCARA
Oui, il nous a priés de ne pas accourir; mais croyez m’en, l’accent de ses appels n’est pas celui de la plaisanterie; je vais descendre, quoi qu’il en soit et avec des leviers je forcerai les portes.

(Il sort à l’étage supérieur.)

RODERIGO
Suivons le à distance; nous verrons comme le cardinal va se moquer de lui.

(Malatesta, Roderigo et Grisolan sortent en haut.)

BOSOLA
(au serviteur en le frappant) Voilà d’abord pour vous, pour que vous n’alliez pas débarricader la porte et laisser entrer du secours.

(Il tue le serviteur.)

LE CARDINAL
Quelle raison as-tu d’en vouloir à ma vie?

BOSOLA
Regarde là.

LE CARDINAL
Antonio!

BOSOLA
Tué de ma main, involontairement. Fais tes prières et sois bref; quand tu as tué ta sœur, tu as enlevé aux mains de la justice ces balances d’équité et ne lui as laissé que son épée.

LE CARDINAL
Miséricorde!

BOSOLA
Il m’apparaît maintenant que ta grandeur n’était qu’apparence, car tu t’écroules de toi-même plus vite que le malheur ne te pousse. Ne gâchons plus de temps; tiens!

(Il le poignarde.)

LE CARDINAL
Tu m’as blessé.

BOSOLA
Encore.

(Il le poignarde derechef.)

LE CARDINAL
Vais-je mourir en levraut, sans une résistance? Au secours! au secours ! au secours ! Je suis tué!

(Ferdinand entre.)

FERDINAND
L’alerte! Qu’on me donne un cheval frais! Ralliez l’avant-garde ou la journée est perdue. Rendez vous! je vous accorde l’honneur des armes, je secoue mon épée sur votre tête: voulez-vous vous rendre?

LE CARDINAL
Venez à ma rescousse; je suis votre frère!

FERDINAND
Par Satan! mon frère qui combat dans le camp ennemi!
(Il blesse le cardinal et dans la mêlée, donne à Bosola un coup mortel) Adieu votre rançon!

LE CARDINAL
Oh! justice! Je souffre et j’expie maintenant les choses du passé; la souffrance est, dit-on, fille aînée du crime.

FERDINAND
Ah! vous êtes des braves! le sort de César fut plus cruel que celui de Pompée; César mourut dans les bras de la prospérité, Pompée aux pieds de la disgrâce. Vous, vous êtes tous deux morts sur le champ de bataille. La douleur ce n’est rien; mainte fois la douleur disparaît dans l’appréhension d’une autre douleur plus aigüe, comme la rage de dents par la vue du barbier qui vient vous l’arracher; voilà de la philosophie, si vous en voulez.

BOSOLA
Ma vengeance maintenant, va être complète − Effondre-toi, cause principale de ma ruine!
(Il tue Ferdinand) C’est la fin de ma vie qui m’aura rendu le plus beau service.

FERDINAND
Donnez moi du foin mouillé; je suis tout haletant... Je ne considère ce monde que comme un vrai chenil; je veux porter plus haut mon honneur et aspirer à des plaisirs supérieurs par delà la mort...

BOSOLA
Il me paraît revenir à la raison, maintenant qu’il est si près de sa fin.

FERDINAND
Ma sœur, ô ma sœur! c’est la cause, la cause de tout. Que nous tombions par notre ambition, nos crimes où notre luxure, nous sommes comme ces diamants qu’on taille avec leur propre poussière.

(Il meurt.)

LE CARDINAL
(à Bosola) Tu as ton compte aussi.

BOSOLA
Oui, je tiens mon âme épuisée entre mes dents; elle est prête à s’envoler de moi. Je me glorifie de te voir, toi qui te dressais comme une pyramide immense à la base formidable, tu t’achèves en une toute petite pointe, autant dire en rien.

(Pescara, Malatesta, Roderigo et Grisolan font irruption.)

PESCARA
Eh bien, monseigneur?

MALATESTA
Oh! désastre!

RODERIGO
La cause de tout ceci?

BOSOLA
C’est la revanche pour l’assassinat de la duchesse d’Amalfi commis par ses frères d’Aragon, pour la mort d’Antonio occis par cette main-ci; pour cette débauchée de Julia empoisonnée par cet homme et finalement pour mon propre sort à moi qui jouais un rôle principal dans tout ce drame, bien contre mon naturel qui était bon, à moi qui en fin de compte ne connus d’eux qu’ingratitude.

PESCARA
Eh bien, monseigneur!

LE CARDINAL
Voyez mon frère; il nous a donné ces grandes blessures tandis que nous nous débattions sur ce tapis de joncs. Et maintenant de grâce qu’on me jette à l’écart et qu’on m’oublie à tout jamais.

(Il meurt.)

PESCARA
Quelle fatalité, semble-t-il, qu’il ait fait lui-même obstacle à son salut.

MALATESTA
Toi misérable créature de sang, comment Antonio a-t-il connu la mort?

BOSOLA
Dans une brume; je ne sais comment; une de ces méprises comme j’en ai vu souvent dans les drames au théâtre. Oh! je suis perdu! Nous ressemblons à ces grandes murailles ou ces cryptes funèbres qui, une fois ruinées n’ont plus d’écho. Adieu, vous autres! Pour moi, ce peut être douloureux mais non pénible de mourir dans une si belle querelle! Oh! ce monde de ténèbres! dans quelle ombre, dans quelle fosse ténébreuse vit l’humanité tremblante et lâche comme une femme! Que les âmes nobles ne tremblent point, n’hésitent point à souffrir mort ou honte pour ce qui est juste. Moi, je pars pour un autre voyage.

(Il meurt.)

PESCARA
Le noble Delio, comme j’arrivais au palais m’a dit la présence d’Antonio ici-même et m’a montré un jeune et beau gentilhomme, son fils et héritier.

(Delio entre avec le fils d’Antonio.)

MALATESTA
O messire, vous arrivez trop tard!

DELIO
Je le sais déjà et je me suis armé de courage avant que d’entrer. Sachons tirer une noble leçon de cette catastrophe. Unissons tous nos efforts pour établir ce jeune gentilhomme dans ses espérances et les droits de sa mère. − Ces éminences misérables ne laissent derrière elles pas plus de renommée qu’un homme qui tomberait sous le froid ne laisserait de trace dans la neige; un rayon de soleil et tout fond et se perd, la forme et la matière. J’ai toujours pensé que la nature ne fait rien de si grand pour les grands que lorsqu’il lui plaît d’en faire des princes de vérité: l’intégrité de la vie est la première amie de la gloire et c’est elle qui par delà la mort, doit couronner noblement la fin.