Félix Lope de Vega y Carpio, El bastardo Mudarra, Tragicomedia

Mudarra le bâtard





Texto utilizado para esta edición digital:
Vega y Carpio, Félix Lope de. Mudarra le bâtard. Traduït par Eugène Baret. Dans: Oeuvres dramatiques de Lope de Vega. Deuxième edition. Paris: Didier et cie, 1869, vol. 1, pp. 407-474
Adaptación digital para EMOTHE:
  • Stoica, Ruxandra (Artelope)

PERSONNAGES

GARCI FERNANDEZ, comte de Castille
RUY VELASQUEZ
GONZALO BUSTOS
DIEGO, Infant de Lara
NUNO, Infant de Lara
ALVAR, Infant de Lara
ORDONO, Infant de Lara
FERNAND, Infant de Lara
ALPHONSE, Infant de Lara
GONZALO, Infant de Lara
NUNO SALIDO, leur gouverneur
ALVAR SANCHEZ
PAEZ, ménestrel
ALI, esclave more
MENDO, écuyer
LOPE, écuyer
ESTEBANEZ, écuyer
NUNO, écuyer
ALMANZOR, roi de Cordoue
VIARA, officier more
GALVE, officier more
MUDARRA, le Bâtard
ZAIDE, écuyer
DONA SANCHA
DONA LAMBRA
DONA CONSTANZA
DONA CLARA
ARLAJA, sœur d’Almanzor
SOLDATS
MUSICIENS

La scène est en Castille, à Cordoue, et dans la plaine d’Almenara.


Journée I

SCÈNE I

La place publique de Burgos disposée pour des jeux. Des échafauds son préparés pour les dames.
ALVAR SANCHEZ, MENDO, des roseaux à la main, DONA SANCHA, DONA LAMBRA, sur les échafauds.

ALVAR.
Je suis content de mon coup.

MENDO.
Personne n’avait touché le tablado.

ALVAR.
Le tablado en tremble encore.

MENDO.
Plus d’un cœur en a du dépit.

DONA LAMBRA.
Vit-on plus galant chevalier qu’Alvar Sanchez?

DONA SANCHA.
Il a bien tiré; mais j’en connais sept autres, de qui j’espère un coup meilleur.

DONA LAMBRA.
Tes fils, mes neveux, son vaillants, doña Sancha. Ils méritent leur renommée, et sont dignes des plus grands éloges.

MENDO.
Continuant. La cité s’émerveille de la force de ton bras; tu excites l’envie des chevaliers, l’admiration des dames.

ALVAR.
Précieuse faveur.

MENDO.
Elles te comblent de louanges.

ALVAR.
Aux fêtes de son mariage avec doña Lambra, cousine du comte de Castille, Ruy Velasquez a fait paraître la générosité de son âme. Fêtes, tournois, somptueux festins, plaisirs et réjouissances de toute espèce, ont duré sept semaines et plus, au milieu d’un grand concours de chevaliers du pays, et de chevaliers d’aventures. D’Estramadure et de Navarre, de Portugal et d’Aragon, est accourue à Burgos, dans cette mémorable circonstance, une foule d’élite. Tous se sont présentés au tablado; mais je me flatte, Mendo, d’avoir remporté le prix, en présence de ces fenêtres toutes garnies de dames.

MENDO.
Doña Sancha est jalouse de voir qu’en ce jour de réjouissances, ta brillante renommée laisse sans gloire ses sept fils. Quelques-uns se sont consultés; ils voudront tirer, à leur tour, mais ils ne réussiront pas, dussent-ils réunir toutes leurs forces en un seul bras et en un seul cœur.

ALVAR.
Gonzalillo va au tablado. Son arrogance promet.

MENDO.
Il est le plus vaillant de tous, quoique le plus jeune.

ALVAR.
Il vise.

MENDO.
Et la cité lui montre sa sympathie par mille applaudissements.

DONA SANCHA.
Coup remarquable!

DONA LAMBRA.
Il serait encore meilleur, sans la jalousie de celui qui vient de trier.

DONA SANCHA.
Gonzalo, ne fût-il pas mon fils et ton neveu, doña Lambra, tu ne devrais pas montrer ta colère et ce dépit. J’attendais plus de ta noblesse. C’est là ta manière de louer sa valeur?

DONA LAMBRA.
Nierais-tu que le coup d’Alvar Sanchez soit meilleur?

DONA SANCHA.
Peut-être; mais demande l’avis de la cité.

DONA LAMBRA.
Tout le monde aime Gonzalo; personne ne dira la vérité.

(Entre Gonzalo, suivi de Lope, son écuyer, avec des roseaux à la main.)

GONZALO.
Mon coup a sauvé l’honneur des Infants de Salas.

LOPE.
Tu as dérobé au vent ses ailes, à l’éclair sa rapidité. Dieu bénisse la vigueur de ton âme, et la force de ton bras: un seul roseau a suffi à te venger de tant de jalousie.

ALVAR.
Gonzalo, comme un enfant, vient faire parade de son succès, qui pourrait me vexer, si je n’avais les miens. La seule jalousie t’a fait tirer après moi. Rien ne t’obligeait à contester mon coup. Tu pouvais te dispenser d’ameuter le peuple, et d’essayer de me ravir l’honneur, en présence du comte. Mais pourquoi des reproches à qui n’est qu’un enfant téméraire?

GONZALO.
Alvar, tu en as menti.

ALVAR.
Avec un geste menaçant. Comment, drôle…

GONZALO.
Oui, et je te réponds avec mon épée.

ALVAR.
Blessé. Ah!...

[MENDO.]
Qui a le meilleur de nous deux?

LOPE.
Voilà, vive Dieu! Un coup lestement donné.

ALVAR.
A moi, mes parents! Je suis assassiné.

(Il sort.)

MENDO.
À Gonzalo. Tu as bien pu oser…

LOPE.
Arrière, Mendo!

MENDO.
Si le comte ne répare…

LOPE.
Pas de murmures entre les dents, Mendo; gare que l’adolescent contre qui tu grognes ne te fasse l’enfant de chœur du bénéficié qui vient de sortir.

MENDO.
Je vais me plaindre au comte.

LOPE.
Va; et ne t’amuse pas en chemin.

DONA LAMBRA.
Mais c’est de la démence! Et personne pour me venger… Trahison! Perfidie!

DONA SANCHA.
À part. Je m’éloigne, ne voulant pas lui fournir de prétexte par ma présence.

(Elle sort.)

DONA LAMBRA.
Où sont mes parents? Comment, lâches, vous laissez ainsi verser mon sang?

(Entre Ruy Velasquez.)

RUY.
Qu’y a-t-il?

DONA LAMBRA.
Ah! Vaillant Rodrigue, mon sang sert de jouer aux fils de ma belle-sœur.

GONZALO.
Pas à tous; ne parlons que de moi.

RUY.
Qu’a-t-il fait?

DONA LAMBRA.
Il a blessé Alvar Sanchez.

RUY.
Comment cela?

LOPE.
D’un coup d’épée.

RUY.
Comment, Gonzalillo, tu as eu cette audace?

GONZALO.
Écoute; l’honneur fait appel à la colère, la colère au bras, le bras au poignard. Tout premier mouvement est excusable chez l’homme.

RUY.
Fort bien; mais pour vous rendre plus sage, pour que votre exemple serve à d’autres de leçon, ce bâton, beau neveu, va châtier votre folie.

(Il le frappe.)

GONZALO.
Ah! Vous m’avez tué, seigneur oncle, vous m’avez tué sans justice; mais je prie mes frères de ne pas vous demander réparation de ma mort.

RUY.
Voilà comment je châtie les jeunes insensés, infatués d’eux-mêmes.

GONZALO.
Si vous n’étiez mon oncle, le frère de ma mère…

LOPE.
Modère-toi.

GONZALO.
Ne recommencez pas, mon oncle; vous connaissez mon courage, je ne pourrai le souffrir!

RUY.
Le frappant de nouveau. Mal appris!

GONZALO.
C’en est trop. Tenez!...

(Il lui donne un coup de poing.)

LOPE.
Dieu me pardonne, il l’a frappé du poing!

GONZALO.
Nous savons tous nous en servir.

RUY.
Je suis mort! Aux armes, mes amis! Aux armes, mes vassaux, mes parents!

GONZALO.
Dût-il en tirer vengeance, je prends le ciel à témoin que j’avais un juste motif.

(Entrent Albendari et Estebañez.)

[ALBENDARI.]
Qu’est-il arrivé, Ruy Velasquez?

RUY.
Voyez dans quel état m’a mis cet infâme polisson.

(Entrent Fernand Bustos et Diego Gonzalez.)

ESTEBANEZ.
Vit-on jamais pareille démence?

FERNAND.
Gonzalo, mon frère, qu’y a-t-il?

GONZALO.
Sanglant. Voilà comment me traite le tyran Ruy Velasquez, notre oncle!

DIEGO.
Comment! Mon oncle, c’est ainsi que vous vous comportez avec les hommes de votre sang?

RUY.
Et ce sang qui baigne mon visage, beaux neveux, qu’en dites-vous?

LOPE.
Il a frappé le premier, et sans motif.

RUY.
J’avais un motif suffisant, puisqu’il avait blessé Alvar Sanchez, mon parent, et chevalier renommé.

[ALBENDARI.]
C’est à l’épée à décider la question.

DIEGO.
L’événement fera connaître la vérité.

(Au moment où ils s’apprêtent à en venir aux mains, entrent le comte Garci Fernandez et Gonzalo Bustos.)

SCÈNE II

Les mêmes, LE COMTE GARCI FERNANDEZ, GONZALO BUSTOS.

GONZALO.
Comte, votre présence est nécessaire.

LE COMTE.
Arrêtez, chevaliers.

RUY.
Seul le comte, mon seigneur, qui aujourd’hui honore ma demeure, peut calmer le courroux de mon épée.

GONZALO.
Comme loyal serviteur, je vous rends, seigneur, mon glaive.

LE COMTE.
Faut-il qu’une fête si bien commencée finisse si mal? Est-ce là juste respect que vous’ devez à votre seigneur? Vous mériteriez d’être châtiés, et vous le serez, j’en donne ma foi. Vous, Gonzalo, vous oubliez que doña Lambra est ma cousine, et si vous vous piquez de loyauté, si vous avez le respect dû à mon sang, vous devez respecter le sien. Et vous, Rodrigue, ne savez-vous pas les liens qui vous unissent à Bustos?

GONZALO BUSTOS.
Mieux vaut, seigneur comte, que tout ceci s’arrange à l’aimable. Le mal est fait et sans remède. Comme père, je me charge de châtier convenablement ce jeune garçon. Laissez-moi ce soin, mon seigneur. Et vous, beau-frère, croyez que si vous l’aviez tué, je ne vous garderais pas de rancune. C’est un enfant. Nous avons tous été jeunes. Demande-moi pardon à ton oncle, mauvais sujet!

GONZALO.
Mon oncle, le motif qui nous a guidés dans cette rencontre, nous donne raison à tous deux; mais je consens à avouer que je suis coupable. Accordez-moi votre pardon. Je le demande humblement au compte et à vous.

(Entre Mendo.)

MENDO.
À Ruy Velasquez. Doña Lambra est sur le point de partir pour Barbadillo, et vous attend tout en pleurs.

LE COMTE.
Il me paraît convenable que vous vous rendiez tous à Barbadillo. D’abord il est juste de faire compagnie à doña Lambra, et ce sera le moyen d’achever votre paix.

GONZALO BUSTOS.
Tous nous devons tenir pour agréable votre paix.

LE COMTE.
Songez que je vous en voudrai, s’il me vient à Burgos quelques plaintes.

GONZALO BUSTOS.
Je vous suis bien reconnaissant. Permettez que je baise vos pieds.

DIEGO.
Les blessures son légères; nous pouvons partir sur-le-champ.

RUY.
À part. Oh! Je me vengerai, dussé-je y perdre mille fois la vie!

(Tous se retirent. Entre Nuño Salido.)

SCÈNE III

NUNO SALIDO, LOPE.

NUNO SALIDO.
Lope, un mot , je te prie. Qu’y a-t-il donc? J’étais occupé à chasser le corbeau, et je n’ ai pas pris le temps de rappeler mon faucon, pour arriver plus vite.

LOPE.
Tu peux te vanter, Nuño Salido, d’être le meilleur gouverneur qu’aient jamais eu princes ni rois. J’ose te comparer à Xénophon et à Aristote, puisque tu as su faire de tels hommes des sept Infants de Lara.

NUNO.
Quel malheur d’être allé chasser aujourd’hui dans la montagne!

LOPE.
Ruy Velasquez avait convié les chevaliers au behourdis, et ceux-ci rivalisaient de soins et d’adresse en tirant au tablado. L’air retentissait au bruit des applaudissements, pareils à celui que fait entendre une troupe de grives, quand elles partent ensemble à l’instant où la corde se détache de l’arc. Alvar Sanchez venait de frapper le but, et semblait plus fier que César dans la barque d’Amyntas. Il fut loué de doña Lambra en présence de doña Sancha, mère de Gonzalo, qui lui lance aussitôt un regard courroucé. Rapide comme le vent, le jeune homme part, et, saisissant un roseau, il le lance à son tour. Le coup parut si beau, que don Alvar vexé lui adressa je ne sais quelle insolente parole. Le bouillant Gonzalo lui répond du revers de son épée, et aux cris de la tante, Rodrigue, son époux, accourt furieux, et le frappe d’un coup de bâton. Il redouble, mais d’un coup de poing, Gonzalo fait de son visage une fontaine de sang. La querelle est apaisée, et maintenant tous vont à Barbadillo, accompagnant la nouvelle mariée.

NUNO.
J’admire le grand cœur de l’enfant; mais je redoute l’orgueil de cette femme, si elle le tient une fois dans son château!

LOPE.
Remarquez que la puissante intervention de Garci Fernandez, comte de Castille, a opéré cette paix; la parole donnée sera tenue. Le long des bords verdoyants de l’Arlanza, les sept Infants dont vous êtes gouverneur vont chassant non loin des murs de la cité. Tout leur sourit; le soleil tempère l’ardeur de ses rayons, l’air leur donne ses parfums, la rivière sa fraîcheur, les bois leur ombre, et pour eux Mai se couronne de guirlandes.

NUNO.
Eh bien! Suivons-les tous: confiant en Dieu et en la parole du comte, j’espère que doña Lambra oubliera ses griefs et modérera son courroux.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Le castel de Barbadillo.
DONA LAMBRA, ESTEBANEZ.

ESTEBANEZ.
C’est là l’objet de votre souci?

DONA LAMBRA.
Je suis si profondément blessée que la mort seule peut me rendre la vie.

ESTEBANEZ.
Gonzalo est sans méfiance; ne peut-on user de telle ruse qu’il serve de pâture aux oiseaux de ces forêts?

DONA LAMBRA.
Je ne sais à quoi me résoudre.

ESTEBANEZ.
Rendez la sérénité à vos beaux yeux, et imaginez quelque vengeance.

DONA LAMBRA.
J’ai peur de Ruy Velasquez.

ESTEBANEZ.
Ne songez qu’à satisfaire votre colère, et laissez-moi l’espérance.

DONA LAMBRA.
Les superbes Infants son sur les frais rivages de l’Arlanza, occupés à chasser le héron avec leurs faucons rapides. Si, pendant que le traître Gonzalo est éloigné de ses gens, tu t’approches, noble et vaillant Estebanez, d’un cœur déterminé, non pour mettre l’épée à la main, mais pour lui faire quelque affront, mon âme sera satisfaite: elle aura vu venger le sien.

ESTEBANEZ.
Doutez-vous de mon zèle? Vive Dieu! Sans mon respect pour le comte, je m’engagerais à prendre la vie pour vous.

DONA LAMBRA.
Écoute et sois attentif.

ESTEBANEZ.
Parlez.

DONA LAMBRA.
Approche avec précaution, de peur qu’à ta vue il ne se mette sur ses gardes, et frappe-le en plein visage d’un concombre plein de sang. Tu sais que c’est l’insulte la plus grave qu’un homme puisse recevoir en Castille. Et si l’on te poursuit, compte sur ma protection.

ESTEBANEZ.
Cela vous suffit?

DONA LAMBRA.
Avec cet affront, je me tiens pour satisfaite.

ESTEBANEZ.
Vous allez être obéie.

DONA LAMBRA.
Regarde, il baigne son faucon dans cette claire fontaine.

ESTEBANEZ.
Vous verrez comment je vais le frapper.

(Il sort.)

DONA LAMBRA.
L’éléphant des Indes tombe sur le serpent qui l’a mordu, et avide de vengeance, l’aspic mord le pied qui l’a foulé dans la prairie. Dans sa jalousie, le taureau dévaste la forêt avec de rauques beuglements, et vaincu par le chasseur, le tigre se précipite dans les flots. Ce n’est pas seulement aux animaux, aux bêtes sauvages, que la soif de se venger inspire de recourir à la ruse. Le caractère de la femme, sans exception, se meut sur deux pôles, qui sont l’amour et la vengeance.

SCÈNE V

DONA LAMBRA, CONSTANZA.

CONSTANZA.
Que fais-tu là toute seule?

DONA LAMBRA.
Mon âme est absente, chère cousine, comme celle de quelqu’un qui aime, craint, espère et regrette.

CONSTANZA.
Ruy Velasquez est donc parti?

DONA LAMBRA.
Oui: le comte, mon seigneur, l’a fait appeler hier.

CONSTANZA.
Qu’en veut-il faire?

DONA LAMBRA.
On dit que le roi Almanzor envoie deux capitaines pour molester les frontières de Castille.

CONSTANZA.
Quand espères-tu le revoir?

DONA LAMBRA.
Je voudrais qu’il ne tardât pas à revenir pour mettre au service du comte ses vassaux, et avec eux refouler la puissance du More.

CONSTANZA.
Qui l’accompagnait?

DONA LAMBRA.
Gonzalo Bustos.

CONSTANZA.
Tu sais, ma cousine, qu’en toutes les graves circonstances, le comte fait appel à Ruy Velasquez. Mais, il est naturel que l’absence et la solitude semblent dures à une nouvelle épousée.

DONA LAMBRA.
Pourquoi as-tu quitté dona Sancha?

DONA CONSTANZA.
Parce qu’elle est entrée dans la cité, et que j’ai entendu l’écho de tes tristes plaintes.

DONA LAMBRA.
Avoue que la pensée de Gonzalo t’a conduite ici, bien plus que le désir de m’être agréable.

DONA CONSTANZA.
Crois-tu que je sache où il peut être?

DONA LAMBRA.
C’est m’interroger discrètement sur lui: invention de l’amour, qui en une seule parole exprime plusieurs choses réunies.

DONA CONSTANZA.
Gonzalo Gonzalez est ton neveu.

DONA LAMBRA.
C’est la vérité.

DONA CONSTANZA.
Ne cherche pas en mes sentiments autre chose.

DONA LAMBRA.
Écoute, ma chère Constance: pour exprimer combien il est difficile à l’amour de déguiser ses peines, un sage l’a représenté, son beau visage embossé dans un manteau de cristal. L’amour se figure qu’il dérobe ses pensées et ses soucis par cela seul qu’il couvre son visage, mais tout le monde les aperçoit à travers le manteau de cristal.

DONA CONSTANZA.
Je ne disconviens pas que je n’éprouve quelque inclination pour Gonzalo; mais il y a des nuances.

DONA LAMBRA.
Pas à mes yeux, Constance. Inclination et amour c’est tout un, en tant qu’ils disposent l’âme favorablement. Et, puisque j’ai ton aveu, je te déclare que tu as fait un mauvais choix.

DONA CONSTANZA.
Comment! Gonzalo n’est-il pas de bon lieu? N’est-il pas le fils de ton beau-frère? Sa mère doña Sancha n’est-elle pas sœur de don Rodrigue?

DONA LAMBRA.
Je m’exprime ainsi, parce que, sous bien des rapports, il ne ressemble pas à son père. C’est un jeune homme vain, orgueilleux, plein d’audace, emporté et mal appris.

GONZALO.
Derrière le théâtre. Que personne n’essaye de le défendre. Il me faut sa vie.

DONA CONSTANZA.
Que signifient ces clameurs?

DIEGO.
Derrière le théâtre. Il implore son pardon; c’est peu sensé.

FERNAND.
Si ma tante l’a commandé, elle viendra à son secours.

(Entre Estebañez, fuyant éperdu.)

ESTEBANEZ.
Au secours! Il a été fait selon votre plaisir.

DONA LAMBRA.
Cache-toi sous ma jupe; les voici tous trois.

GONZALO.
Il s’est caché derrière doña Lambra?

DIEGO.
Oui.

DONA LAMBRA.
Beaux neveux, ne lui faites pas de mal! (Entrent Gonzalo, le visage plein de sang, et ses deux frères leurs épées nues à la main.) Prenez garde: vous pourriez me blesser. Sachez que je suis grosse. N’oubliez pas le respect que vous me devez.

GONZALO.
Je viens résolu à me venger; je me vengerai! Fût-ce Garci Fernandez: je sais d’ailleurs que tu l’as commandé. Sans ton ordre, l’écuyer n’aurait jamais osé un tel coup.

DONA LAMBRA.
Je l’ai commandé? Moi?

GONZALO.
Eh bien! Alors, laisse-le.

DONA LAMBRA.
Il s’est réfugié près de moi comme dans un asile sacré, mon neveu.

FERNAND.
Ne parlez pas du respect qui vous est dû: il périra de nos mains.

DONA LAMBRA.
Eh bien! Approchez; il vous sera livré, je le promets.

(Elle cesse de couvrir Estebañez.)

GONZALO.
Tue-le, Ferdinand.

ESTEBANEZ.
Blessé. Ah! Hélas!

DONA LAMBRA.
Comment, misérables, vous osez!...

ESTEBANEZ.
Je suis mort.

(Il s’enfuit.)

DIEGO.
Et vous, ma tante, vous mériteriez un pareil traitement.

GONZALO.
Allons rejoindre ma mère, Diego, nous la mènerons à Salas, et ensuite nous raconterons mon affront à mon père. A moi, un concombre plein de sang! Une telle insulte à mon visage!

DONA LAMBRA.
Ah! Traîtres!

DIEGO.
Allons.

DONA CONSTANZA.
Considère qu’ils ont leurs serviteurs sous la main, et que ton époux est absent.

DONA LAMBRA.
Tu es bien portée pour lui. Avais-je raison de te dire à quel point il est furieux et insolent?

DONA CONSTANZA.
S’il a été frappé au visage, au compte de qui faut-il mettre cet affront?

DONA LAMBRA.
Après tout, est-ce moi qui l’ai commandé?

DONA CONSTANZA.
Je ne dis pas cela; mais enfin l’écuyer est dans son tort.

DONA LAMBRA.
Deux fois ils m’ont humiliée; ils veulent abréger ma vie. Deux de mes parents a tué Gonzalillo, le premier à Burgos, le second ici. Mais jamais on ne vit audace pareille: oser tuer un homme de sang noble qui touchait les plis de ma jupe. A défaut d’égard pour sa tante, au moins devait-il du respect au sang royal.

DONA CONSTANZA.
Pas plus que le motif ne te manquera, si tu le désires, l’occasion de te venger.

DONA LAMBRA.
Regarde, cousine, dans quel état ils m’ont mise: tous mes voiles son couverts de sang. Plût à Dieu n’avoir jamais fait ce mariage! Quel profit y trouvait le comte? N’y avait-il pas mille chevaliers qui valaient Roy Velasquez?

DONA CONSTANZA.
Non, car il n’en est aucun qui fût son égal en noblesse et en courage; la seigneurie de Villaren est moindre de ses titres.

DONA LAMBRA.
S’il ne prépare pas un châtiment signalé, chère cousine, c’est qu’il ne m’aime pas. Je vais prendre des habits de deuil, et je l’attendrai, ainsi vêtue, mes yeux formant deux ruisseaux de larmes pour porter leur tribut à la mer de mon honneur. Mes voiles tachés de sang! Être traitée ainsi par les fils de doña Sancha!

DONA CONSTANZA.
Agrandis ton cœur, cousine, au lieu de le rétrécir: qu’il soit assez grand pour pardonner cet affront.

DONA LAMBRA.
Quand pourrai-je tenir entre mes dents ce cœur sans pitié, si Dieu fait que Ruy Velasquez me venge? Non; je n’aurai pas de repos jusqu’à ce que je l’aie mangé à petits morceaux!

(Elle sort.)

DONA CONSTANZA.
Puisse le ciel ne jamais permettre que ce cœur, le meilleur que la valeur castillane puisse jamais honorer, subisse un pareil outrage! Puisse au contraire son maître jouir de la paix, du sommeil, du repos et d’une longue vie; mais, hélas! Je crains, j’appréhende que Rodrigue ne soit bientôt informé de tout cela.

(Entre Lope.)

LOPE.
On dit que des hérons ont pris leur vol par ici. Nuño choisit un sentier, j’en prends un autre, sans avoir aperçu ni traces, ni signe quelconque.

DONA CONSTANZA.
A qui en as-tu, Lope?

LOPE.
O doux et cher objet de la tendresse de Gonzalo, mon seigneur, je vais à sa recherche, sans pouvoir le trouver.

DONA CONSTANZA.
Tout le monde est parti pour Salas. N’as-tu pas recueilli de l’écho quelque bruit?

LOPE.
Comment! Déjà, et malgré l’absence de leur oncle?

CONSTANZA.
L’altière doña Lambra (je voudrais pouvoir dépouiller le sang qui nous unit, et lui causer quelque grave accident) avait ordonné à Estebañez son parent…

LOPE.
Je devine presque.

CONSTANZA.
… De frapper Gonzalo au visage avec un concombre plein de sang. Il obéit à cet ordre, et courut se réfugier près d’elle: percé de coups d’épée, il a taché ses voiles de son sang déloyal. Comment te peindre ses folies, ses extravagances, les menaces terribles qu’elle a proférées?

LOPE.
J’imagine un tigre, un serpent, un dragon, une vipère… Mais, j’ai à aller joindre les Infants. Demeure avec Dieu.

CONSTANZA.
Un mot encore. Ruy Velasquez est un fou qui, dans son ressentiment, est capable de faire un mauvais parti à Gonzalo. Conseille à celui-ci de s’éloigner, s’il voit, s’il sait, s’il comprend que sa vie est la mienne. Son père négociera la paix, ou le comte, si c’est nécessaire.

LOPE.
Comment le persuader que tu lui fais cette faveur?

CONSTANZA.
Porte-lui cet anneau.

LOPE.
Donne.

CONSTANZA.
Et dis-lui que je ne suis pas tranquille en demeurant dans cette maison.

LOPE.
Si tu désires qu’il vienne te voir secrètement à Barbadillo, ne doute pas qu’il ne le fasse.

CONSTANZA.
A Salas, il est en sûreté.

LOPE.
Le conseil est prudent.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

RUY VELASQUEZ, MENDO.

RUY.
En voilà assez, Mendo: j’en perdrai, je crois, l’esprit.

MENDO.
Ils sont partis pour Salas avec votre sœur.

RUY.
Quels insensés!

MENDO.
Longtemps doña Sancha a lutté, multipliant les observations, les prières; il est certain qu’elle t’aime.

RUY.
Plût à Dieu qu’elle n’eût jamais reçu la vie du sang qui l’a engendrée! Que pensent donc ses fils? D’où provient cette arrogance?

MENDO.
Seigneur, ils sont vos neveux.

RUY.
Un gentilhomme de ma maison! Un homme de si bon lieu! N’était-ce pas assez d’Alvar Sanchez!

MENDO.
C’est un démon que ce Gonzalillo. Tuer un homme d’un seul coup de poing? A-t-on jamais vu?

RUY.
Il se trouvera aussi un homme pour le tuer.

MENDO.
Entendez-vous le bruit des pleurs et des sanglots de votre femme?

RUY.
L’agréable réception!

MENDO.
Gonzalo Bustos, très-affligé, s’est rendu à Salas pour corriger ces malfaisants personnages.

RUY.
A quoi bon, mon cher Mendo, ces plaintes éplorées de doña Lambra, et pourquoi avoir revêtu de deuil jusqu’aux murs de ce château?

(Entre doña Lambra.)

MENDO.
La voici.

RUY.
Pourquoi ce deuil, si je suis vivant?

DONA LAMBRA.
Vengeance de tes infâmes neveux! Ce deuil, c’est le deuil de mon honneur qui n’est plus.

RUY.
Dis seulement qu’il est offensé.

DONA LAMBRA.
Quel homme m’a donc donné pour époux le comte de Castille, mon oncle, pour qu’un enfant, un vaurien, un drôle, qui jouait naguère avec les autres jouvenceaux, ne lui ait pas gardé le respect, et aujourd’hui, sous mes yeux, vienne massacrer un vassal, un homme bon entre tous mes vassaux? Voilà son sang, Rodrigue; regarde bien, voilà son sang. Dis que tu ne veux pas le venger, et alors, moi, j’aiguiserai cette quenouille que je porte, j’en ferai un estoc pour punir l’affront que j’ai reçu de Gonzalo Gonzalès. Ah! Non, je n’ai pas de mari; mais je jure de ne laver jamais ces voiles, sinon de mes larmes, jusqu’à ce que de la poitrine même de Gonzalo ait été arraché son cœur insolent!

RUY.
Silence, taisez-vous, doña Lambra; silence, taisez-vous, ma beauté. Les Infants de Lara sont mes neveux honorés. Dieu ne veut pas, entre parents, de pensées de satisfaction et de vengeance? Il commande le pardon et l’oubli. Pars, Mendo; va trouver Bustos, dis-lui de venir me trouver sur-le-champ. Hier, le comte m’a chargé de le consulter sur un point.

MENDO.
Jamais vous ne m’avez semblé plus sage. La concorde est bien préférable entre parents.

RUY.
C’est mon avis.

(Sort Mendo.)

DONA LAMBRA.
Es-tu bien un homme, Rodrigue? Es-tu le cavalier redouté des Mores de Cordoue, celui que, dans Burgos, le comte de Castille, mon oncle, me désignait pour époux, d’après ce portrait où tu paraissais couvert de l’acier brillant, entouré d’étendards mores, de têtes, d’alfanges brisés; celui dont la renommée publiait les exploits, la haute noblesse; et qui décida ainsi de mon choix?

RUY.
Taisez-vous, doña Lambra; plus de pleurs, plus de cris. A qui médite la ruse, dissimuler est un devoir.

DONA LAMBRA.
Non: tu devrais au lieu du casque d’acier couvrir ta tête de cette toque sanglante, porter des sandales de femme au lieu d’éperons, une quenouille au lieu d’épée; sur la liste de tes hauts faits inscrire que Gonzalillo a tué deux de mes proches, et qu’à Burgos, en présence du comte, cet audacieux, arrachant un faucon tiercelet des mains d’un écuyer qui revenait de la chasse, il t’en a donné au travers du visage, et t’a fait rendre le sang par la bouche, par le nez et par les oreilles. Laisse-moi; je ne veux plus te voir. Ne retourne jamais à Barbadillo, puisque tu es capable de souffrir à ta barbe de pareils affronts.

(Elle sort.)

RUY.
Ni les larmes fausses du crocodile, ni le chant dangereux de la sirène, ni le lion affamé, ni l’aspic venimeux qui se dresse en sifflant sur les bords du Nil, n’égalent en furie la langue d’une femme que son courroux pousse à se venger.

SCÈNE VII

Entrent MENDO, GONZALO BUSTOS et SES FILS.

MENDO.
J’ai rencontré en chemin ton beau-frère Gonzalo Bustos, noble Ruy Velasquez, et, comme preuve de sa bonne foi, il vient lui-même se mettre à tes ordres. Il n’y a pas de fleur dans la vallée, point de chêne dans la montagne, qui n’ait participé à ses ennuis, regardant comme sienne la faute commise par autrui. Il amène ses fils, pour que tu châties celui d’entre eux qui t’aura désobéi.

BUSTOS.
Seigneur beau-frère, le ciel m’est témoin que je ressens votre ennui jusqu’au fond de l’âme. Mes fils, vous le voyez, m’ont accompagné. Prenez, mettez à mort, pour le plus grand profit des autres, ceux d’entre eux qui vous ont manqué. Quel est à vos yeux le plus coupable? Son sang vous appartient. Est-ce Diego, est-ce Nuño, est-ce Alvar qui, mentant à ma noblesse, est l’auteur de vos chagrins? C’est peut-être Ordoño; il a l’esprit court, et la langue épaisse. Serait-ce Fernand? Il est pourtant modéré, de bon sens, et ne saurait offenser personne? Serait-ce Alphonse, l’aîné, ou peut-être Gonzalillo qui, en sa qualité de jouvenceau, se serait oublié?... Tirez votre épée, et passez-la au travers de leur corps, en punition de leurs actes insensés. Ne m’en laissez qu’un, pour hériter de ma maison, et à qui je puisse transmettre mes états.

RUY.
Gonzalo Bustos, cher frère, Lambra s’est mise en colère; il faut l’excuser. Avec la mobilité du tempérament féminin, la colère dégénère aisément en fureur. Je n’ai ni l’orgueil, ni la superbe, que ces chevaliers pourraient imaginer. Ils sont mes neveux, les enfants de ma sœur, et plus dignes de pardon que de châtiment. Estebañez, mon parent, méritait la mort qu’il a reçue. Offenser quelqu’un sans motif est l’acte d’un fou, ou d’un homme qui a été payé pour commettre une action insensée. S’il n’était pas mort, je vous déclare qu’il aurait péri de ma main, comme une juste satisfaction due à mon sang, auquel il s’était attaqué. Doña Lambra m’a juré qu’elle n’est pour rien là dedans, et que la seule jalousie a poussé ce lâche à un acte si condamnable. J’en suis furieux, exaspéré! Si doña Lambra garde son courroux, si elle continue à demander satisfaction, ne vous en effrayez pas. Elle est femme; elle m’appartient: c’est la nièce du comte de Castille, et, ce qui suffirait, votre tante. Embrassons-nous, beaux neveux. Voyons, Gonzalo, approchez. Ne prenez pas cet air humble et contrit. Je vous aime tous comme mon âme, étant issus de mon sang.

GONZALO.
C’est moi, seigneur, qui fus le seul coupable. Vous, la noblesse et l’honneur des Goths, accordez-moi mon pardon, ou vous-même, de votre épée, coupez-moi la tête.

RUY.
Vivez de longues années, mon neveu. Si j’en crois des présages certains, votre épée doit ajouter un nouveau lustre à la patrie, dans la guerre qui se prépare. Ne parlons plus de cela. Souvenons-nous seulement de ce proverbe: A qui honore son supérieur, Dieu prolonge la vie.

DIEGO.
Qu’il augmente et garde la vôtre.

RUY.
Il est tard, mes amis; allez-vous reposer.

FERNAND.
Serons-nous admis à baiser les mains de ma tante?

RUY.
En sa qualité de femme, elle risquerait de ne pas garder la mesure. Attendons à demain.

GONZALO.
Partons alors; nous avons bien le temps de la voir.

BUSTOS.
Qu’y a-t-il pour votre service?

RUY.
Bustos, je voudrais m’entretenir un moment avec toi.

BUSTOS.
Volontiers.

RUY.
Écoute donc; l’affaire est importante. Le roi de Cordoue, Almanzor, redoute les ravages que je peux exercer sur sa frontière, avec les hommes de Villaren, de Duruela, de Barbadillo et de la Tour, qui composent mes domaines et ceux de doña Lambra. A l’époque de mon mariage, je te le dis sous le secret, il me promit six mille doublons, en espèces sonnantes de Maroc, et en outre, vingt cheveux tirés de ces haras fameux qui paissent les prés odorants du Guadalquivir; douze tapis de Mequinez, douze alfanges d’acier de Tolède, damasquinés de fer et d’or, dix caparaçons de Tunis, avec les freins en filigrane, et autres somptuosités des royaumes africains. Me voici marié, comme vous voyez, et vous savez si je demeure pauvre, après toutes les dépenses que j’ai dû faire à Burgos, pendant sept semaines consécutives. Les fêtes, les joyaux, les festins, le service, m’ont fait autant d’honneur qu’ils m’ont ôté d’argent. J’ai à peine un cheval pour entrer en champagne. Il n’y a pas une pièce de vin dans ma maison. Hier, j’ai déposé chez un juif à gros intérèt ma vaisselle d’or et d’argent; j’en jure par le Dieu vivant. Je ne veux pas emprunter à un ami, car la honte, je crois, me ferait monter le rouge au visage. Demain j’aurai des enfants, car, j’en vois quelques signes en doña Lambra, et j’aurai à faire de nouvelles dépenses. J’ai résolu d’écrire au roi Almanzor, et je voudrais, beau-frère, vous charger de porter la lettre, si ce n’est pas trop demander de vous. A un roi, en effet, on ne saurait envoyer comme messager des gens vulgaires: il faut de nobles chevaliers, et autant que possible des parents. Vous plaît-il, Gonzalo Bustos, d’être ce noble messager, pour obtenir du More qu’il tienne la promesse qu’il m’a faite? Nous partagerons en frères ce qui me sera envoyé. Quant aux présents qu’il vous fera, je n’y prétends rien. Ils ne vous seront pas de trop pour élever ces sept vaillants fils, qui, je l’espère, vous donneront une douce postérité.

BUSTOS.
Si vous croyez, frère, seigneur et ami, que mon intervention puisse vous être de quelque utilité en cette affaire, laissant de côté tous vains compliments, je vous engage à écrire la lettre; je partirai sur-le-champ. Mon épouse Sancha n’a pas besoin de moi pour le gouvernement de la maison. Elle a sept fils auprès d’elle qui valent mieux que moi qui, comme vous voyez, me fais vieux, non pas caduc, grâces à Dieu. Le poids des armes m’a quelque peu appesanti; mais je suis encore jeune et prompt, quand il s’agit de vous servir.

RUY.
En attendant, Gonzalo, veuillez aller distraire doña Lambra de ses ennuis.

GONZALO.
Volontiers. Le ciel vous garde.

(Il sort.)

RUY.
Holà, Ali! Holà, More!

(Entre Ali.)

SCÈNE VIII

RUY VELASQUEZ, ALI.

ALI.
Que veut mon maître?

RUY.
Dis à Mendo de te donner de l’encre et du papier. J’attends ici.

ALI.
J’y vais.

RUY.
D’aujourd’hui le royaume de Castille va être délivré de l’infamie des Lara. D’aujourd’hui je n’aurai plus à compter con les sept Infants. D’aujourd’hui doña Lambra va connaître si je l’aime. Depuis le commencement du monde, au dire des sages, amour et trahison ont ensemble étroit parentage.

(Rentre Ali.)

ALI.
Voici de l’encre et du papier.

RUY.
Écris en langue arabe ce que je vais dicter.

ALI.
En langue arabe, seigneur?

RUY.
Oui. Pourquoi me regardes-tu d’un air étonné? Écris.

ALI.
J’écoute.

RUY.
Prépare le papier, en attendant que je ferme la porte. (À part.) Je vais être vengé.

ALI.
Commence.

RUY.
«A toi, Almanzor, roi souverain de l’Espagne, le Castillian Ruy Velasquez envoie son salut.»

ALI.
«Son salut.»

RUY.
«Je veux aujourd’hui te livrer la Castille.»

ALI.
«La Castille.»

RUY.
«Ce vaillant vieillard, mon messager, s’appelle Gonzalo Bustos.»

ALI.
«Bustos.»

RUY.
«Il est père de sept chevaliers, les meilleurs de toute la Castille, et du courage le plus brillant. Fais tomber sa tête à l’instant afin de priver Garci Fernandez de son plus sage conseiller. Je m’engage à conduire les sept frères à une embuscade, dans la plaine d’Almenar: ils seront peu accompagnés.»

ALI.
«Peu accompagnés.»

RUY.
Y es-tu?

ALI.
Oui, seigneur.

RUY.
«Envoie tes meilleurs capitaines avec un gros corps de troupes. Choisir Viara et Galbe.»

ALI.
«Viara et Galbe.»

RUY.
«Je leur remettrai les sept Infants; eux morts, sois sûr que tu pourras entrer sans combat en Castille; car un autre comte Julien est tout entier de cœur à ton service.»

ALI.
«Tout entier de cœur.»

RUY.
Et pour que mon secret soit gardé, cette dague va percer le tien.

(Il le poignarde.)

ALI.
Je suis mort!

RUY.
Mendo, Almendran!

(Entrent les deux écuyers.)

MENDO.
Seigneur?...

RUY.
J’ai tué ce More pour des motifs qui importent à mon honneur. Allez tous deux le jeter secrètement dans la rivière.

MENDO.
Prends-le par ici.

ALMENDRAN.
C’est fait.

(Ils sortent en emportant le cadavre.)

RUY.
Je vais fermer cette lettre de ma main et de mon sceau, et la remettre à Bustos. L’entreprise est hasardeuse; mais amour et outrage ne sauraient examiner ni réfléchir. J’aime et je suis outragé. Je commets une trahison, mais j’ai mon excuse.

FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE.

Journée II

SCÈNE I

Le palais des rois mores, à Cordue.
LE ROI ALMANZOR, VIARA, GALBE.

ALMANZOR.
Un messager de Ruy Velasquez?

VIARA.
Il a plutôt qualité d’ambassadeur, car il dit être chevalier et son parent.

ALMANZOR.
Alors il faudra lui donner un siège.

GALBE.
Après avoir connu l’objet de sa mission, tu pourras, si tel est ton plaisir, lui faire honneur.

ALMANZOR.
Faites entrer le chrétien.

(Entre Bustos.)

BUSTOS.
Un genou en terre. Que Dieu qui tient les jours des hommes entre ses mains prolonge les tiens autant qu’il convient à un roi.

ALMANZOR.
Lève-toi, ambassadeur chrétien, et dis-moi en peu de mots ce qui t’amène.

BUSTOS.
Seigneur, Ruy Velasquez, ce vaillant champion de la Castille, dont la prudence dans le conseil égale la bravoure dans les combats, a pris la plume avec le respect qu’il te doit, et enfermé sa pensée dans ce message. J’ai dit en ce peu de mots l’objet de mon ambassade.

(Il lui présente la lettre dont il est porteur.)

ALMANZOR.
Ton âge, ta valeur, ta sagesse, suffiraient à accréditer auprès de moi l’auteur de cette lettre, et l’objet que poursuit Velasquez, ne fût-il pas d’ailleurs mon ami. Allah m’est témoin que je n’envie pas à votre comte la belle terre de Castille, bien que je le considère comme mon ennemi. Je n’ambitionne ni victoires sujettes à des retours de fortune, ni les richesses exposées à la furie de la lance moresque, ni ces âpres montagnes des Asturies, puissante barrière opposée à nos courses rapides, territoire sacré, vengeur de nos injures. Que le comte garde pour général, pour conseiller, Ruy Velasquez, la meilleure épée de tous les descendants de Pélage. Je lirai avec plaisir la lettre que m’apporte son ambassadeur, comme si elle venait de l’Emir-al-Moumenin lui-même, que j’adore. Tel est le cas que je fais de Ruy Velasquez.

(Il lit la lettre à part.)

BUSTOS.
Ces hauts sentiments conviennent à ta dignité. La justice veut qu’on honore le mérite. De même que l’or est le produit de la clarté du soleil, ainsi l’honneur procède du roi qui n’a d’autre ambition que d’accorder ses louanges aux bons.

GALBE.
Comment va là-bas votre milice? Votre armée est-elle bien fournie de ces fameux soldats castillans?

BUSTOS.
Elle continue les traditions de la valeur d’autrefois. Les armes à la main naissent les hommes de Castille, principalement ceux qui sont Asturiens. Vous avez fait l’épreuve de ce que valent nos gens.

GALBE.
Chrétien, j’ai fait la guerre sur vos frontières, et me suis mesuré corps à corps avec plus d’un de vos vaillants. J’ai franchi les rives du Tage, et les files de mes tentes ont creusé les neiges des sommets du Guadarrama.

BUSTOS.
Quel est ton nom?

GALBE.
Je m’appelle Galbe.

BUSTOS.
Je te connaissais de réputation, et t’ai rencontré quelque part.

ALMANZOR.
Se rapprochant. J’ai lu la lettre. Tu t’appelles Bustos?

BUSTOS.
C’est le nom que je porte en Castille.

ALMANZOR.
De ton valeureux sang sont sortis les sept Infants, ces remparts de la Castille?

BUSTOS.
Je suis leur père; mes soins les ont élevés.

ALMANZOR.
Ton nom fameux mérite de vivre dans l’éternité; mais ta vie serait courte, si je regardais à mon intérêt, et non à ton âge. On me demande de te tuer.

BUSTOS.
C’est mal reconnaître mes sentiments, et je ne sais comment mon beau-frère peut être si noble et si traître à la fois. Me vendre, le barbare, par vengeance d’une querelle entre sa femme et mon fils, où je ne suis pour rien, et n’ai aucune part! En ta qualité de roi, ta main généreuse me rendra à la liberté sans vouloir participer à l’infâme trahison d’un barbare.

ALMANZOR.
Je puis te sauver la vie, ami Bustos, mais non te sauver de la prison; la raison d’État le commande ainsi. C’est tout ce que je puis faire pour toi. Qu’on lui ôte son épée.

BUSTOS.
Je la remets à un roi. Infâme beau-frère, déloyal Rodrigue! Qu’elle est vile la vengeance, quand elle est accompagnée de trahison!

ALMANZOR.
Tu lui auras fourni quelque sujet.

BUSTOS.
Moi? Aucun. C’est ce qui me console dans ma disgrâce.

ALMANZOR.
Bustos, ta sagesse égale ton grand cœur. Supporte donc avec patience les rigueurs qu’en ce moment te fait sentir la fortune.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

BUSTOS, seul.

BUSTOS.
Par où commencerai-je à déplorer mon sort? Comment demander à la mort de me donner la vie? Je ne sais d’autre moyen de vivre, puisque la mort seule peut me donner la liberté! Ici, plus la mort est différée, plus on se montre cruel. Ruy Velasquez s’est vengé à la façon d’un barbare de Libye. D’une lettre il a fait pour ma gorge le tranchant d’une épée. Il me tue avec son écrit trompeur. Ah! Pauvre Gonzalo Bustos, avec raison tu pleures tes malheurs, puisque, pouvant les éviter, tu es venu mourir à Cordoue, victime d’un sort injuste! Ruy Velasquez de Lara, pour mon malheur devenu mon beau-frère, vous déloyal, qui pouvait le croire? Si je m’étais défié de vous, j’aurais évité mon malheur. Si ma simplicité m’a conduit à mourir en terre de More, il faut en accuser les années, et non vos trésors menteurs. Oh! Que j’eus tort de me fier à un homme faux et offensé! Je suis l’auteur de mon propre désastre; de qui me plaindre? Que de fois en cheminant le long de ces vallées étrangères, m’entretenant de ma mission avec les chênes et les hêtres, j’entendis l’écho me dire: Arrête! Tu vas au-devant de ton malheur. Mais la vie n’est qu’une longue déception. Il faut en essuyer les rigueurs jusqu’à la chute finale; il faut passer par ses vains désirs, ses plaisirs si courts et ses dégoûts; et quand arrive la fin, au sortir de cette mer d’infortunes, il se trouve que les chagrins sont des chagrins, et que les plaisirs n’étaient pas des plaisirs.

(Entre Arlaja.)

ARLAJA.
Chrétien, serais-tu le prisonnier du roi mon frère?

BUSTOS.
Par fortune, je suis chrétien, et par malheur son prisonnier. (Se mettant à genoux). Que je baise vos pieds, madame.

ARLAJA.
Levez-vous, je vous prie.

BUSTOS.
Je suis libre depuis l’instant que je vous ai vue; il fallait donc me donner vos pieds à baiser. Accordez-moi une faveur si haute, dans l’amertume de mes chagrins. J’ai dit que j’avais ma liberté dès le moment où je vous ai vue. J’avais raison, car je voyais en vous l’image de la compassion. Nous autres Castillans, nous croyons quelque peu aux augures, et si j’en crois les premiers, courte sera ma prison. Tu es le premier objet que j’aie vu depuis mon arrestation, c’est l’heureux augure de ma liberté.

ARLAJA.
Le roi est si touché de ton aventure, qu’après quelques mois de prison il te rendra la liberté. S’il n’avait considéré, Gonzalo, ta valeur, ta noblesse, la trahison dont tu es victime, il y a longtemps que ses ministres auraient fait planter ta tête sur un pieu. Voici, chrétien, une autre preuve de sa clémence envers toi: c’est en mes mains qu’il a remis la clef de ta prison. C’est moi qui suis ton Alcaïde, et qui ai charge de te garder.

BUSTOS.
Dès lors, cette prison n’est plus un châtiment, mais un bonheur, un bienfait. A la prison, ou plutôt à la gloire qui m’est réservée, tu verras que j’arrive innocent, puisqu’on m’accorde un ange pour gardien. Tu es Moresque, mais tu n’en es pas moins bien nommée, car c’est le nom d’ange qui est dû à la vertu et à la beauté! Que prétends-tu faire de moi?

ARLAJA.
T’amuser; car j’ai pitié de ton malheur.

BUSTOS.
Je pardonne dès lors à la trahison, puisque, par cette lettre menteuse, voulant me donner la mort, Rodrigue me donne la vie, la gloire au lieu de la misère. Sais-tu qui je suis?

ARLAJA.
Je te connais par la renommée. Un prisonnier qui t’aime m’a aussi parlé de toi. Jusqu’ici, sache-le bien, mon cœur a parlé si peu, qu’Almanzor ayant voulu me donner un époux, j’ai toujours refusé. Toi seul au monde pouvais forcer mon inclination, car je la fonde sur la bonne opinion de tes qualités. Je ne regarde pas à l’âge. Pour moi, l’âme constitue la jeunesse brillante, constitue la noblesse, la beauté, la qualité.

BUSTOS.
Je crois, et je crois avec raison, que, dans sa toute-puissance, le ciel, touché de la méchanceté du traître qui m’a vendu, dispose sa volonté à m’offrir quelques consolations; car du ciel seulement peut venir tant de pitié. Je vous donne, madame, en garantie de ce que je vous dois, les sept fils que Dieu m’a donnés.

ARLAJA.
Tu pleures, Bustos? Essuie tes larmes et viens avec moi.

BUSTOS.
Je demande à Dieu qu’il te récompense.

ARLAJA.
Il te rendra la liberté.

BUSTOS.
Je l’espère de Dieu et de toi: de Dieu, par sa justice; de toi, par compassion. La compassion d’une femme peut m’ouvrir les portes du ciel.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

ALMANZOR, VIARA, GALVE.

ALMANZOR.
Donnez l’ordre aux troupes qui sont en quartier sur la frontière de partir sur-le-champ pour la plaine d’Almenar. C’est là, m’écrit Ruy Velasquez, qu’il prépare le piège qui sera tendu aux Infants. Ils vous seront livrés si bien, que le plus vil de nos soldats pourra leur faire tomber la tête.

VIARA.
J’aurais pensé, seigneur, que c’était une ruse inventée pour votre dommage, si je n’avais vu en prison Gonzalo Bustos, et Ruy Velasquez vous demandant de le mettre à mort. C’est une preuve certaine de l’amitié du chrétien. Il est guidé par la haine qu’il leur porte, et par ses bonnes dispositions pour vous.

GALVE.
Cette preuve me paraît si forte, que si je remets en vos mains ces sept belliqueux jouvenceaux, vous pourrez vous regarder comme roi de la Castille, et comme maître de Garci Fernandez. Ils sont les meilleurs remparts de ses frontières, la menace permanente de vos murailles. Ce sont leurs lances que redoutent vos soldats; sur les ailes de la Renommée va se répandant en tout lieu le brut de la valeur des chevaliers de Salas, des Infants de Lara, ces fils robustes du capitaine Gonzalo Bustos.

VIARA.
Il est parmi eux un jouvenceau qui semble avoir sucé la mamelle des lions. C’est le plus jeune, mais le plus fort. On raconte de lui des choses qui font l’admiration du monde. Pour tuer un homme, il met rarement la main à l’épée, s’il l’a à sa portée. D’un coup de poing, il imprime les articulations de ses doigts dans la cervelle.

ALMANZOR.
Assez de retard. Montez à cheval. Que ma brillante armée passe la frontière; qu’elle se dirige en toute hâte vers la Vega de Fabros et fasse halte à Almenar. Que je sois informé aussitôt. Je veux couper les sept têtes de l’hydre de Bustos, dans la personne de ces sept Infants, de ces lions défenseurs de la terre de Castille.

VIARA.
Vous devez de la reconnaissance à Ruy Velasquez.

ALMANZOR.
Je profite de la trahison, et loin de savoir gré au traîte, je n’ai pour lui que de la haine.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Le castel de Barbadillo.
RUY VELASQUEZ, DIEGO, FERNAND, GONZALO.

RUY.
Votre père est à Cordoue; mais il sera bientôt de retour, car le généreux Almanzor ne voudra pas le retenir. En attendant, beaux neveux, j’ai résolu de me rendre à Almenar avec mes vassaux. Profitant de l’absence du maître, le More insolent a l’audace de dévaster cette frontière. Je ne veux pas donner de repos à mon épée. Gardée au fourreau, elle est moins un honneur qu’un opprobre. Je l’aime mieux teinte de sang qu’avec la garde dorée. Cependant, mes neveux, je mets ma maison à votre disposition; regardez-la comme vôtre.

FERNAND.
Nous méritons plus d’honneur, mon oncle, sinon pour notre valeur, du moins en considération de notre sang. Quand vous entrez en campagne pour nettoyer et courir le pays, vous prétendez nous laisser ici? Vous tirez l’épée pour aller en guerre dans les plaines d’Almenar, et nous garderions la nôtre dans le fourreau avec sa garde dorée, quand vous avez dit que l’épée ne fait pas honneur lorsqu’elle a perdu l’éclat que lui donne le sang! Non, mon oncle, non, il ne faut pas nous couper ainsi les ailes. Ne ternissez pas notre réputation, mon oncle; les Infants de Salas sont votre propre sang. Menez les sept soldats qui sont auprès de vous. Quelque vaillant que soient les vôtres, vous n’en compterez pas beaucoup qui les vaillent. Déjà le More connaît ceux de Lara; il a fait l’épreuve de notre valeur.

GONZALO.
C’est une injure que vous nous faites, seigneur oncle; pardonnez-moi de vous le dire en face. Sommes-nous donc des femmes, pour nous proposer de demeurer au logis, quand vous marchez au combat?

RUY.
Pas de colère, Gonzalo.

GONZALO.
Vous avez raison de me rappeler ce que je vous dois. Sommes-nous donc si novices au maniement des armes?... Si c’était un autre qui eût parlé ainsi...

RUY.
Patience, Gonzalo. Laisse-moi t’embrasser. Ce n’était pas que je doutasse de votre héroïque valeur; je craignais de faire de la peine à votre mère.

GONZALO.
Seigneur, vous la fâcheriez bien plutôt en nous laissant auprès d’elle. Elle est votre sœur, et vous devez croire qu’elle participe de la valeur qui est en vous. Mes frères, à cheval!

RUY.
Neveux...

GONZALO.
Je n’écoute rien.

RUY.
Eh bien, je vais donner ordre à mes vassaux. Je n’aurai pas besoin d’être fort accompagné, si je vous mène avec moi. Ce sera pour le châtiment de mon ennemi. Mais, puisque vous allez en guerre, écoutez mes instructions. Armez-vous et me suivez à quelque distance. Je vous donne rendez-vous dans la Vega de Fabros. Là, nous essayerons de prévenir l’attaque du More.

DIEGO.
C’est entendu.

RUY.
Adieu, bien-aimés neveux.

FERNAND.
Adieu, mon oncle.

RUY.
Je vous attends là-bas.

(Il sort.)

GONZALO.
Que ceux de vous qui ne sont munis ni d’armes ni de chevaux, pour sortir en arroy, aillent les chercher sans perdre un moment.

FERNAND.
Et toi, Gonzalo, tu veux te servir de ton palefroi de chasse?

GONZALO.
Qu’on me laisse.

DIEGO.
Que veux-tu faire?

GONZALO.
Parler à Constance.

FERNAND.
Est-ce l’instant de parler d’amour?

GONZALO.
Il a de l’influence sur la valeur.

DIEGO.
La voici.

(Entre Constance.)

FERNAND.
Nous allons t’attendre.

(Sortent Diego et Fernand.)

SCÈNE V

GONZALO, CONSTANCE.

GONZALO.
À Constance. Sais-tu que nous allons partir?

CONSTANCE.
Ma crainte me l’a révélé.

GONZALO.
Quand Ruy Velasquez marchait contre le More, c’eût été une honte que la bannière de Lara demeurât ployée à Salas, malgré l’absence de son maître.

CONSTANCE.
Vous avez dû l’accompagner. Je reconnais, à ce louable empressement, le sang dont vous sortez, la valeur dont vous avez hérité; mais, demander la sécurité à celle qui aime, c’est demander le froid au soleil, la chaleur à la lune.

GONZALO.
Constance, le peuple espagnol n’a pas un capitaine de plus haute réputation que Ruy Velasquez, mon oncle. Seule elle fera perdre son altière confiance au More de la frontière.

CONSTANCE.
Ce n’est pas là ce qui me fait pleurer, mon bien-aimé Gonzalo. Je songe aux circonstances passées. Si tu réfléchis aux trahisons de toute espèce qu’a osé concevoir doña Lambra, tu verras que mes craintes sont fondées, et qu’ils ne sont pas toujours vains les pressentiments de l’amour.

GONZALO.
Je sais les entrailles inhumaines, je connais les colères, les fureurs de doña Lambra, ma tante; mais, vaillance et noblesse brillent en Ruy Velasquez. La trahison est d’un lâche! Et il n’est pas capable d’une lâcheté! Le temps presse. Ouvre-moi tes bras, Constance. J’espère dans peu te revoir.

CONSTANCE.
Terrible est ma peur, ma méfiance!

GONZALO.
Tu abuses du chagrin.

CONSTANCE.
Je suis femme.

GONZALO.
Et moi, mort ou vivant, je t’appartiens. Souviens-toi, désormais, señora, que je t’ai donné cette parole, le pied déjà à l’étrier. Dans ta douleur, que cette parole t’atteste la sincérité de mon amour. La donner au moment du départ équivaut à la donner dans les angoisses mêmes de la mort.

CONSTANCE.
Veux-tu me persuader le moyen de te rester fidèle: c’est de m’aimer et de m’écrire; m’écrire et m’aimer, c’est m’obliger à demeurer constante.

GONZALO.
Si je vis, sois persuadée que je m’attacherai plus à combattre qu’à te dire: «Señora, voici ce que je t’écris.»

CONSTANCE.
Si l’amour est au cœur d’un soldat, que perd sa valeur à s’attendrir en de douces pensées?...

GONZALO.
Il peut craindre de mourir dans le combat, et la peur est une chose infâme. Mais, si je me sépare de toi, je demeurerai libre de t’écrire; quand je pars à peine vivant, comment vivrais-je avec les douleurs excessives de l’absence. Et si nous séparer équivaut à mourir, mon sort veut que je ne puisse t’écrire, encore moins te revoir.

CONSTANCE.
C’est là les consolations que tu me laisses?

GONZALO.
Constance, déjà les chevaux, du pied labourant la terre, m’invitent à saisir ma lance, impatients de prendre leur vol. Demeure avec Dieu; ne m’oublie pas.

CONSTANCE.
Ma destinée est de t’appartenir.

(Entre Lope.)

LOPE.
Que tardez-vous? Seigneur, n’entendez-vous pas comme nos chevaux s’inquiètent au son de la trompette?

GONZALO.
Mes frères sont-ils prêts?

LOPE.
Fernand Bustos est en tête, brandissant dextrement une demi-pique. Le preux Diego Gonzalès, portant sur sa blanche armure une cotte jaune et brune, fait paraître la noblesse qui promet tant de renommée. Le vaillant Alvaro Bustos, monté sur un barbe alezan, avec armure au front et sur la croupe, couvre ses armes brillantes d’un caban incarnat. Don Alonso monte un alezan brûlé, qui a le vol du faucon. Sur les caparaçons, sont brodées des bandes et des roues. Sur le poitrail résonnent des grelots. Ordoño Gonzalo monte une buveuse d’air, une jument de trois ans, et porte une soubreveste blanche, qui le couvre du corselet aux grèves. Nuño Bustos, couvert d’un sayon vert, manie un bai vigoureux dont le crin et les extrémités sont noirs: ses naseaux lancent la grêle, ses pieds sont un tonnerre, ses yeux des éclairs. Enfin, le vieux Nuño Salido, retrouvant l’ardeur de ses premiers ans, les suit, monté sur un cheval châtain, moucheté de blanc. Eh bien! Qu’attendez-vous?

GONZALO.
Ah! Lope, tu me piques d’honneur. Donne-moi mon cheval isabelle.

LOPE.
Brave chevalier, la renommée te contemple.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

La vega de Fabros.
RUY VELASQUEZ, VIARA, GALVE.

VIARA.
Noble Ruy Velasquez, j’ai fait partir avec toute la rapidité demandée les troupes que j’avais sur la frontière.

GALVE.
On ne peut qualifier de noble l’homme capable d’une trahison.

VIARA.
C’est une brillante infanterie qui pourrait soutenir, immobile, le choc du monde. Quant aux chevaux, il n’en pas un qui ne pût enlever son cavalier jusqu’à la sphère brillante de Mars. C’était l’ordre d’Almanzor, mon très-redoute souverain, et je m’y suis conformé, sachant que tu le tiens pour agréable.

RUY.
Tes soldats n’eussent-ils pas toute la vaillance dont j’ai fait l’épreuve, il n’y a ici aucun danger.

VIARA.
Je ne redoute rien. Je me fie à ta naissance, à ta loyauté, persuadé que tu ne voudrais pas la ruine de la maison de Bustos, si tu n’avais d’autres mobiles que la ruse et la trahison.

RUY.
Pourquoi votre roi Almanzor n’a-t-il pas fait trancher la tête à mon beau-frère?

GALVE.
Moitié compassion, moitié générosité; mais il est dans une bonne prison, et durement traité. Ne doute pas qu’il ne meure de chagrin, poignard invisible dans l’infortune qui, en de telles et si rigoureuses disgrâces, pénètre à l’égal de l’acier le plus aigu.

RUY.
Je soupçonne que mes neveux sont arrivés, à en juger par le mouvement qui s’opère parmi mes gens.

VIARA.
Ou dois-je me tenir embusqué, Ruy Velasquez?

RUY.
Dans les bois de pins que voici. Je t’amènerai les sept frères dans des conditions telles, que tu puisses les égorger avec facilite.

GALVE.
Combien sont-ils?

RUY.
En petit nombre et mal armés.

VIARA.
Leur sang va rougir mon épée qui les égorgera comme des agneaux.

(Ils sortent.)

SCÈNE VII

Entrent NUNO SALIDO, LES INFANTS et LOPE.

NUNO.
Tournez bride, mes fils; ne vous engagez pas dans cette plaine. Tous les augures que j’ai vus donnent des signes de mort. Sur la cime de ce vieux chêne vert, la corneille sinistre criait d’une voix lugubre sa plainte funèbre. Blessées par la serre d’un aigle, sept colombes sèment l’air de gouttes de sang. Le soleil s’est levé couronné de nuées rouges, qui traversent le ciel attristé, avec leurs noires ailes. Noirs sont les oiseaux qui vont par intervalles autour de nos chevaux voletant. A leur vue, les chevaux s’arrêtent et reniflent... En traversant le ruisseau voisin, Gonzalillo a perdu une pièce de son armure... Enfants! Méfiez-vous de la forêt... Retournons à Salas ou à Barbadillo.

GONZALO.
A nous, proposer la honte? Le déshonneur?... Toi, Nuño, qui nous a élevés!...

NUNO.
Dieu ne permettra jamais, Gonzalo, que ma bouche vous conseille l’infamie, le déshonneur; je vous ai enseigné les armes, et, quand il a fallu s’en servir, m’avez-vous jamais vu le dernier?... Mais, de grâce, suivez-moi....

[LOPE.]
Vains conseils! Que parles-tu d’augures que réprouve l’Église, comme contraires à la foi? Qu’importent ici les corbeaux, les hiboux, les chants ou les pleurs des corneilles? Que nous font ces oiseaux noirs qui sautillent, voletant? S’ils chantent, c’est qu’ils ont un gosier; ils voltigent, parce qu’ils ont des ailes; ils sautillent, parce qu’ils ont des jambes. Allons, frères, en avant!

NUNO.
Tu as tort, Lope, n’étant qu’un pauvre écuyer, d’oser venir contredire à mes alarmes.

LOPE.
Je suis un honorable fils de la montagne, né dans le solar de Vega, et l’on ne me verra pas reculer.

GONZALO.
Il vaut mieux que tu t’en retournes, Nuño; tu es déjà vieux pour les choses de la guerre.

DIEGO.
Oui, Nuño, retourne à Salas; prends un bâton, et tiens les comptes.

NUNO.
Vous voulez que je m’en retourne?

TOUS.
Oui.

NUNO.
Eh bien, soit!

(Il part.)

FERNAND.
Il a bien vieilli, Nuño Salido.

LOPE.
Quand le sang se refroidit, disparaît avec son ardeur la vaillance.

(Entrent Ruy Velasquez, Mendo, accompagnés de soldats.)

RUY.
En bonne heure soyez-vous venus, braves neveux, à la défense de votre terre. O quels vaillants soldats! Quelle taille! Quelle tournure! Comme les Mores vont se tenir sur leurs gardes aussitôt qu’ils vous verront! Il me semble vous voir revenir chargés des dépouilles des Arabes de Cordoue, que fait trembler le bruit seul de votre nom. Ah! Vous aurez le droit de porter, après le retour de Bustos, une couronne de vert laurier sur vos fronts! Laissez-moi vous embrasser tous! Que je serais heureux, si le comte Garci Fernandez pouvait vous voir!

FERNAND.
Nous sommes tous de votre sang. La guerre que nous poursuivons équivaut à la guerre sainte. Pourquoi, seigneur, ne pas nourrir l’espérance que si heureuse sera notre entreprise, que nous pourrons offrir à votre épouse une part des dépouilles conquises?

RUY.
Comment êtes-vous, Gonzalo?

GONZALO.
Je n’ai d’autre désir que votre service.

RUY.
Vous êtes l’honneur de la maison de Lara.

GONZALO.
Vous êtes le nôtre.

(Nuño revenant sur ses pas.)

NUNO.
À part. Je ne puis supporter la pensée de déshonorer, par mes tristes pressentiments, ces enfants que j’ai élevés.

RUY.
Qu’est devenu votre gouverneur?

FERNAND.
Le vieux seigneur s’en est retourné, disant qu’il redoute quelques suites de votre courroux.

RUY.
Pourquoi me prêter de si bas sentiments? Nuño me fut toujours contraire. Que peut-on attendre de plus d’un sang si vil?

NUNO.
S’avançant. Je leur ai conseillé de tourner bride, non parce que je suis un lâche, mais parce que je soupçonne la trahison. Il est mal, Rodrigue, de prononcer de telles paroles sur un absent. D’ailleurs, qui conteste ma noblesse en a menti. Je suis vieux, il est vrai; il me reste peu de sang dans les veines; mais celui que j’ai est bon.

RUY.
Et vous souffrez cette insolence, chevaliers de ma maison?

MENDO.
Sus, sus! Qu’il meure!

GONZALO.
Non pas, s’il vous plaît, Mendo; il s’agit de mon gouverneur. Retenez cette épée complaisante, et ce coup de poing va vous faire mesurer la terre.

RUY.
Frapper Mendo, Gonzalo!

MENDO.
Ay! Ay!

FERNAND.
Il l’a tué d’un coup de poing.

GONZALO.
A mort! Tue!

RUY.
Non, mes neveux non. Laissez les épées en repos. Mendo est mort; cela m’est bien dur, mais laissons cela; n’y pensons plus, Nuño Salido, et poursuivons ce qui importe à notre honneur. (Bruit de tambours.) Le tambour des Mores résonne. Je vais rallier mes gens. Prenez les vôtres, seigneurs, et chargeons ensemble les Mores. Ce n’est pas le moment de se disputer.

(Il sort.)

FERNAND.
Il va, dit-il, railler son monde.

DIEGO.
Voilà les Mores qui sortent d’un bois de pins pour entrer dans la plaine.

GONZALO.
Brillante troupe.

LOPE.
Superbe.

NUNO.
Ah! Mes enfants, ils semblent bien nombreux!

LOPE.
Que de blanches bannières défilent sous ces rameaux! Que de lances à la genettte!

NUNO.
Vous êtes vendus, mes enfants; une armée vous entoure de toutes parts. C’est là ce petit nombre de Mores...

DIEGO.
Et, vive Dieu! Voilà Velasquez qui s’éloigne sans combattre avec les siens!

NUNO.
Eh bien! Était-il bon, mon conseil?... Mes enfants, vous avez encore le temps de fuir.

GONZALO.
Et que dira Ruy Velasquez, quand il sera de retour à Burgos, mon père?

NUNO.
Qu’importe ce qu’il dira? Pour Dieu, arrête, Gonzalo.

GONZALO.
Perdons la vie, mais sauvons l’honneur.

(Ils sortent précipitamment.)

SCÈNE VIII

(On entend le bruit de la mêlée.)
Entre seul RUY VELASQUEZ.

RUY.
Maintenant vous allez me payer, vils enfants de Bustos, les ennuis de toute espèce que vous avez causés à doña Lambra. Qui offense et se croit en sûreté prête le flanc à la vengeance. Les campagnes d’Araviana seront votre sépulture. Que cette sombre forêt de pins demeure teinte de votre sang, car il faut que l’on sache que j’ai su me venger. Déjà les Mores les entourent. Ils se défendent bravement, et la mort qu’ils ont devant les yeux redouble leur courage. Gonzalillo, couvert de sang, court çà et là à travers les étendards mores. Mais ils sont mille contre cent. Allons, doña Lambra, abreuve-toi à longs traits de ce sang. Ma vengeance fait de toi une seconde Cava en Espagne.

(Il sort.)
(Entre Lope.)

LOPE.
Le trépas de ces pauvres chevaliers n’est que trop certain. Qu’attends-tu donc, ô mon épée, alors que leur sang s’échappe par mille blessures? Mais, si je retourne au combat, si je tombe près d’eux, la vérité sera enterrée avec nous; il n’y aura personne pour la raconter. Il importe donc à l’honneur des Infants de Salas que le vent me prête ses ailes, et la crainte ses éperons. Dans toutes les batailles se trouve un messager pour porter les nouvelles; donc, pour porter la nouvelle, je vais renoncer à la bataille. Ce n’est pas tout à fait la conduite d’un homme de la montagne, mais puisque j’ai à parler ensuite, il ne faut pas que je meure ici.

(Il sort.)
(On entend toujours le bruit de la mêlée. Entre Gonzalo, couvert de sang, l’épée nue à la main.)

GONZALO.
Où es-tu, vil et lâche Velasquez? Viens boire mon sang, viens. Tu t’es vengé tard, mais tu t’es bien vengé! Viens, auteur d’un si beau fait, viens me tuer face à face. En tes veines coule le sang des Lara. Viens, chevalier infâme, je commencerai par te l’ôter, mais tu ne sortiras pas de mes mains. Je me meurs. Ah! Mon pêre, ah! Sancha, ma mère chérie! Reçois ce dernier embrassement que je t’adresse, mon père, et donne-moi ta bénédiction. O Constance, ma cousine, que mon désespoir était fondé! J’avais le pressentiment de cette trahison. Mais quand je lutte contre la mort, où es-tu, ma dame, que tu ne sembles pas touchée de mon mal? Où es-tu, pour ne pas me prodiguer dans ma situation douloureuse, ces tendres consolations ordinaires aux amants? Ton cœur, ne t’avertit-il pas du mal que je souffre? Ou vous l’ignorez, ma dame, ou vous êtes fausse et déloyale? Vous accuser de déloyauté!... Ce n’est pas bien. Je me souviens que vous preniez pitié de mes légères blessures, à la pensée qu’elles pouvaient nous séparer. Je suis ton premier amour. Je fus ton époux, ma Constance. Je méritai ta faveur, quoique indigne. Mais où s’égare ma pensée? Malheureux, ton bras demeure oisif, quand tu as déjà perdu quatre frères, quand tu as vu mourir Nuño Salido! Reprends courage, ma vaillante épée. Allons, moins pour frapper que pour mourir; achevons de venger l’outrage d’une femme.

(Il sort.)

SCÈNE IX

Le castel de Barbadillo.
CONSTANCE, DONA LAMBRA.

CONSTANCE.
Voilà les bruits qui courent.

DONA LAMBRA.
N’en crois rien, Constance, jusqu’à ce que le fait soit reconnu certain.

CONSTANCE.
Ce n’e est pas moins fâcheux pour moi.

DONA LAMBRA.
Ne fussent-ils pas soutenus par Ruy Velasquez, mon époux, qui pourrait se flatter de vaincre les Infants de Lara? Ce sont des propos vulgaires qui ne méritent pas d’attention.

CONSTANCE.
Ils suffisent à m’attrister.

DONA LAMBRA.
Tu ne déguises plus ta passion.

CONSTANCE.
Dis-moi qu’ils sont morts, et elle se montrera bien davantage.

DONA LAMBRA.
Moi, je suis du sang des Lara, et je veille sur mes paroles.

(Entre Ruy Velasquez, soldats.)

RUY.
Un époux victorieux est-il digne de tes embrassements?

DONA LAMBRA.
Oui, car j’ai placé en toi ma couronne et ma gloire.

RUY.
Tu as vaincu; la victoire est à toi.

DONA LAMBRA.
Dis-moi comment.

RUY.
Ils ne sont plus, les auteurs de ton affront.

DONA LAMBRA.
Ah! Que je tombe à tes pieds!

CONSTANCE.
Qui donc a péri, seigneur?

RUY.
Les infâmes qui ont outragé mon honneur, et qui ont été mis en morceaux par le More.

CONSTANCE.
Vous parlez des Infants?

RUY.
Sans doute.

CONSTANCE.
Alors, tu les as vendus!

RUY.
Es-tu folle?

CONSTANCE.
Eux l’ont été.

RUY.
Et toi, Constance, tu ne l’es pas moins. Songes-tu bien à ce que tu dis?

CONSTANCE.
Oui, contre les lois de l’honneur, tu as vendu ton sang à un More, et tu m’as tuée en même temps.

RUY.
De semblables paroles dans ta bouche? Est-ce possible!

DONA LAMBRA.
Laissez: l’amour de Gonzalillo lui ôte la raison.

RUY.
L’amour est ton excuse; tu ne périras pas de ma main.

CONSTANCE.
Ce serait le digne complément des trahisons dont tu t’es souillé. Ah! Déshonneur du nom de Lara, puisse le ciel me venger de toi!

RUY.
Que je la tue!

UN SOLDAT.
Fuyez!

CONSTANCE.
¬Plût à Dieu être morte de sa main!

RUY.
Qu’on l’ôte de devant mes yeux, soldats.

CONSTANCE.
Menez-moi à Salas, amis.

(On emmène Constance.)

DONA LAMBRA.
Tu le sais, les écarts de l’amour sont les plus pardonnables. Excuse son inconséquence.

RUY.
Fallait-il se permettre de tels propos, même dans la plus complète folie?

DONA LAMBRA.
Qu’on l’achemine promptement à Salas. S’il faut te dire la vérité, elle est grosse de Gonzalo. Un mariage secret les a unis.

RUY.
Eh bien! Qu’elle soit punie de sa faiblesse!

DONA LAMBRA.
Dis-moi, mon bien-aimé, Gonzalillo est donc mort?

RUY.
Leurs corps sont dispersés sur le sable de la plaine déserte; les mores emportent leurs têtes à Cordoue.

DONA LAMBRA.
Je préfère cette nouvelle aux plus riches et plus brillant trésors. Jamais tu ne m’as semblé plus beau, depuis que tu es mon époux.

RUY.
Que ne peut le contentement!

DONA LAMBRA.
Mes bras te le diront.

UN SOLDAT.
Constance est en route.

DONA LAMBRA.
Il n’est pas de plaisir pareil à celui de gagner un mauvais procès, et de satisfaire sa vengeance.

SCÈNE X

Les jardins du palais arabe à Cordoue.
GONZALO BUSTOS, ARLAJA.

ARLAJA.
Pourquoi t’attrister ainsi? Quitte ces craintes vaines.

BUSTOS.
Sans doute, Arlaja, tes mains généreuses ont fait beaucoup pour alléger mes ennuis, mais je suis loin de ma famille: tu dois comprendre mes regrets.

ARLAJA.
N’es-tu pas sous la voûte du ciel? Peux-tu appeler prison l’endroit où tu es?

BUSTOS.
Je le reconnais; et ce qui est plus doux encore, c’est d’être l’objet de ton affection. Mais je songe à mes fils.

ARLAJA.
Bientôt tu en auras un de moi, car, tout en étant qui je suis, je t’ai abandonné mon honneur avec confiance. Je suis jalouse de te voir si préoccupé de tes fils.

BUSTOS.
Ils sont si dignes de mon affection, comme tu le verras toi-même, si, comme je l’espère, quelqu’un d’eux vient à Cordoue! L’enfant que j’aurai de toi n’existe point encore, et jusqu’à ce qu’il ait été mis au monde, Arlaja, il n’oblige pas mon amour.

(Entre GALVE.)

GALVE.
Le roi mon seigneur, considérant que la noblesse et la vertu effacent toutes les distances, t’invite à dîner avec lui.

BUSTOS.
Celle qui brille en lui peut illustrer ma bassesse; mais le roi avec un captif! Vois si tu ne t’es pas trompé!

GALVE.
Je répète que c’est à toi qu’il m’envoie.

BUSTOS.
Il me fait une grande faveur. Adieu, Arlaja.

ARLAJA.
J’ai l’idée qu’il te mettra aujourd’hui en liberté.

BUSTOS.
Que le ciel ait compassion de la peine que j’endure.

(Sort BUSTOS.)

ARLAJA.
Je crois, Galve, que le Chrétien a quelque pressentiment de son infortune.

GALVE.
Que lui as-tu dit?

ARLAJA.
Je ne lui ai parlé ni de son malheur ni de votre expédition.

GALVE.
Tu as bien fait.

ARLAJA.
Je n’ai pas voulu lui porter une si douloureuse nouvelle, bien qu’elle m’eût été communiquée par le roi.

GALVE.
Il fallait voir, Arlaja, la manière dont Ruy Velasquez, le traître, s’avança avec les Infants jusqu’à la Vega de Fabros. Aussitôt, Viara et moi, à la tête des meilleures troupes qu’eût le roi sur la frontière, nous sortîmes ensemble d’un bois de pins où nous étions embusqués, couvrant la terre d’une forêt de lances. Alors un vieillard, qui, dit-on, enseignait à ces infortunés jouvenceaux les lettres et les armes, en qualité de gouverneur, se mit à crier à haute voix: Trahison! Mais il ne tourna pas le visage, et bientôt il vit ses cheveux blancs teints de son sang et du nôtre. Après un grand combat, il furent cernés et seraient morts de faim, en nous couvrant d’infamie; mais, prenant pitié d’eux, nous leur donnions à manger. Qui n’est sensible à la misère? Alors Ruy Velasquez, portant la main à sa barbe, jura qu’il informerait Almanzor de notre désobéissance, et qu’il en dirait le motif. Cela nous effraya. Nous étions vendus. Un More alors tira son épée et leur trancha la tête. Alors, un tout jeune homme, que l’on disait être le plus jeune de ceux de Lara, fondit sur le More et lui donna un si furieux coup de poing, qu’il lui fit voler la cervelle et les dents. Il se signala tellement avant de mourir, par la vigueur de son bras, qu’on l’aurait comparé au plus fier lion de l’Albanie.

ARLAJA.
Le repas est fini.

GALVE.
Est-il encore vivant?

ARLAJA.
S’il a cruellement souffert, ne sois pas étonné.

SCÈNE XI

Autre salle du palais.
Entrent LE ROI, GONZALO BUSTOS, ARLAJA.

BUSTOS.
Seigneur, pour tant de faveurs que je n’ai pas méritées, les expressions manquent à ma gratitude: mais ce qui redouble ma confusion, c’est que vous me conduisiez ici, après un tel repas, pour m’offrir le dessert.

ALMANZOR.
Tu sauras, Gonzalo Bustos, que j’ai remporté la victorie après une grande bataille dans les plaines d’Araviana. Viara, mon général, m’a apporté aujourd’hui huit tètes. Je voudrais les connaître; car elles appartiennent, dit-on, à des hommes de Salas.

BUSTOS.
Si elles appartiennent à des hommes de Salas, et que ces hommes soient de race noble, qui doute, seigneur, qu’elles ne me regardent? N’ai-je pas d’ailleurs les pressentiments de mon âme? Oui, mon cœur, qui bondit dans ma poitrine, mon cœur me dit qu’il y a de mon sang par ici, Almanzor. Tire ce rideau, Arlaja.

(On voit les têtes des sept Infants disposées séparément sur une table.)

BUSTOS.
Si l’âme tressaille quelquefois d’allégresse à l’approche de la joie, il n’est pas étonnant qu’en ce jour de deuil pour mon sang elle m’ait assailli par le pressentiment de tant de douleur. Il ne s’agit plus maintenant de pressentiments. Mes fils sont devant mes yeux. Ah! Mes enfants! Ah! Rameaux sortis de ma tige et coupés avant le temps! Ah! Chers objets de mon amour, venus au monde pour mon malheur!

ALMANZOR.
À part. Bustos soulève ce voile sanglant avec mille craintes suggérées par l’amour. Il tourne et retourne ces têtes empreintes de douleur, de poussière et de sang. Il reconnaît ces joyaux de son âme, et leur dit, en les arrosant de ses larmes: Ah! Chers objets de mon amour, venus au monde pour mon malheur!

BUSTOS.
Ah! Mes fils, quel ordre, quel commandement a pu vous conduire à un tel désastre? Honneur de mes cheveux blancs, vous allez transformer ces blancs vêtements en habits de deuil pour le reste de ma vie. Ah! Vieillesse ennemie! Ah! Mon Gonzalo! Mon bel enfant, si avenant et si beau! Ah! Mes beaux chênes verdoyants, fleurs brillantes le matin, et le soir flétries! Ah! Chers objets de mon amour, venus au monde pour mon malheur! Nuño, c’est là le compte que tu me rends de mes enfants? Tu diras que tu es tombé auprès d’eux, et qu’ainsi tu as noblement rempli ton devoir. Ah! Je n’en doute point, tu as dû les bien conseiller! Mieux vaudrait ici, au lieu des pleurs que je verse, verser des larmes de sang; mais quelle est la blessure qui égale l’horreur de la vie? Fernand, Alvar, Ordoño, Alonso, Diego, Nuño, et toi, mon Gonzalo bien-aimé, ne m’en veuillez pas si, vivant, je baise de mes lèvres vos tristes dépouilles! Je vis encore, mais pour vous venger; et d’ailleurs, les grandes douleurs ont quelquefois pour effet de suspendre la mort: elles cherchent un homme et trouvent un marbre impassible. Si je suis rendu à la liberté, si ma vie trouve une occasion conforme à son désir, je jure par la loi que j’adore, et qui est ma foi, de tirer du traître une juste vengeance. Les bonnes nouvelles, Sancha, et quel bon emploi de notre succession, de notre maison, de nos espérances, de notre fief, de notre fortune, de notre nom! Puisse le ciel répandre quelques consolations sur ton deuil et sur tes larmes!

ALMANZOR.
Bustos?

BUSTOS.
Seigneur?

ALMANZOR.
Les pierres seraient sensibles à ton infortune. Je suis ton ennemi; mais l’ardeur de ta douleur émeut en mon âme une tendre compassion. Je ne puis souffrir de te voir si malheureux. Je suis homme: payons ce qui est dû à mon semblable. Retourne en Castille, Bustos; va consoler ta famille, qui n’a plus que toi pour appui. Je regrette jusqu’au fond de l’âme d’avoir ordonné cette expédition. Je ne l’aurais pas fait, si je t’avais connu. Et tu croiras, Gonzalo, à la sincérité de mes regrets, puisque l’émotion me fait verser des larmes.

(Sort le roi avec sa suite.)

BUSTOS.
Terrible est le dessert de ta table. Plût à Dieu n’avoir jamais mangé dans Cordoue! Tout ce que tu m’as offert est mon propre sang. Ah! Il m’a coûté cher le repas que j’ai fait en ce triste jour!

ARLAJA.
Mon cher Gonzalo, je voudrais te parler, et je n’ose.

BUSTOS.
N’essaye pas de me parler: si tu m’aimes, ce sera m’obliger.

ARLAJA.
Ne sais-tu pas que j’ai un bien à te donner, qui sera la vive image de toi-même?

BUSTOS.
Si tu accouches d’une fille, l’enfant te regarde: tu l’élèveras près de toi. Si c’est un fils, quand il sera devenu grand, envoie-le en Castille, pour hériter de ma fortune et commander à mes vassaux. Il y a dans Cordoue des prêtres prisonniers, fais-le baptiser. Le ciel te protége!

[BUSTOS.]
Pleurant. Pour Dieu, ne bouleverse pas mon âme en ajoutant à mon profond chagrin. Sais-moi gré, au contraire, de ma patience, en voyant que l’enfer, le ciel, l’univers entier me punit.

ARLAJA.
Je me tais donc; ma douleur restera muette.

BUSTOS.
Voici un anneau: j’en fais deux parts. Donne celle-ci au fils que tu mettras au monde. Elle servira à le faire reconnaître, si, comme je l’ai dit, c’est un fils.

ARLAJA.
Que le ciel m’accorde la force de supporter de tels maux!

BUSTOS.
Heureux celui qui ne survit pas à sa douleur.

ARLAJA.
Il y a le feu, il y a le poison, à défaut d’épée.

BUSTOS.
Ah! Chers objets de mon amour, venus au monde pour mon malheur!

(Ils se séparent.)
FIN DE LA DEUXIÈME JOURNÉE.

Journée III

SCÈNE I

Salle du palais arabe de Cordoue.
ARLAJA, VIARA.

ARLAJA.
Que fait le roi?

VIARA.
Il s’amuse avec Mudarra à jouer aux échecs.

ARLAJA.
Il a raison de profiter de la paix. Parlerais-tu avec ironie?

VIARA.
Le comte de Castille a toutes ses troupes sur pied. Il ravage les bords du Guadalquivir: partout le sang coule, et au lieu du coursier, des armes et caparaçons de guerre, Almanzor, arme Mudarra avec les pièces de l’échiquier. Oisif, il cherche un méprisable amusement avec des chevaux de bois, des cavaliers mal dirigés, des dames et des rois de carton. Il livre des batailles, il médite des feintes sur la table d’un échiquier, pendant que poursuivent leurs succès les vaillants Castillans. Mauvais exemple! Déplorables enseignements!

ARLAJA.
Voyons.

(Elle lève une portière, et l’on aperçoit Almanzor et Mudarra, sur un divan, qui jouent aux échecs. Autour d’eux des musiciens et autres Mores sont à genoux.)

Les musiciens.
Chantent. «Du haut des tours de Jaen, Abenamar contemple le camp des hardis chrétiens qui l’assiègent. Ils ont pour chef Enriquez de Lara, qui, à leur tête, est venu envahir la Vega de Grenade. L’amour d’une captive chrétienne a brisé le courage du More, et il s’écrie sans tirer l’épée: Aux armes, aux armes, aux armes! Aux champs, mes lances! Mes cavaliers aux champs! Mais bientôt il dit à la belle chrétienne: «De tes yeux seuls je redoute la guerre!»

MUDARRA.
Echec au roi!

ALMANZOR.
Point.

MUDARRA.
Echec, dis-je.

ALMANZOR.
Il est défendu.

MUDARRA.
Et cette dame, penses-tu qu’elle sera libre longtemps?

ALMANZOR.
Qui la poursuit?

MUDARRA.
Cette tour. Prise!...

ALMANZOR.
Maudit, sois-tu, bâtard.

MUDARRA.
Du jeu passer ainsi aux injures!

ALMANZOR.
Va-t’en, dis-je, bâtard...

MUDARRA.
Moi, bâtard?

ALMANZOR.
Toi.

MUDARRA.
Toi seul pouvais prononcer cette parole; et mon erreur a permis cet affront; je me croyais aussi bien né que toi-même.

ALMANZOR.
Hors d’ici, étranger à mon sang, étranger à ma race, rebelle à notre loi!

MUDARRA.
Je ne suis donc pas ton fils, ô roi?

ALMANZOR.
Mon fils!...

MUDARRA.
Si ton front ne portait pas la couronne...

ALMANZOR.
Tu perds le sens... Adieu.

(Il sort.)

MUDARRA.
Tu as entendu, ma mère, tu étais là!

ARLAJA.
J’y étais.

MUDARRA.
Que dit ton honneur de ma disgrâce? Le roi m’a appelé bâtard, étranger à son sang, à sa race, rebelle à sa loi. Je ne suis donc pas son fils! Qui donc suis-je, et qui es-tu, malheureuse mère! Parle... qui est mon père? Ah! Si j’en juge par les sentiments de mon âme, je ne puis être issu que d’un noble sang!

ARLAJA.
Aujourd’hui que mes soins ne pourraient suffire à cacher le secret de ta naissance, écoute, Mudarra, de la bouche de ta mère Arlaja, l’histoire demeurée cachée si longtemps. Je respectais ton repos, qui ne pouvait exister qu’au prix de cette erreur. Il est en Castille, à Burgos, ville fameuse de l’Espagne, un vaillant chevalier appelé Ruy Velasquez, qui épousa pour son malheur une cousine germaine du comte Garci Fernandez, qui avait nom doña Lambra. Il avait sept neveux qui auraient surpassé la renommée des merveilles du monde. Il n’est pas possible que tu ignores que les Infants de Lara périrent par trahison dans la plaine d’Araviana. Leur père était venu de Salas à Cordoue, porteur d’une lettre de son perfide beau-frère, qui demandait au roi de lui faire trancher la tête, comme vengeance de certains affronts que lui avait faits Gonzalillo, le plus jeune des Infants de Lara. Telle était, au printemps de ses jours, la valeur de ce jouvenceau, telle sa renommée dans les armes, que l’envie le poursuivait jusqu’au jour où il étendit mort à ses pieds un des plus vaillants chevaliers qui ceignirent l’épée en Castille. Almanzor refusa de faire périr son père, de teindre de sang la neige de ses cheveux. Il le retint prisonnier, et me confia sa garde. Je m’épris, non pas de son corps, mais de son âme, de sa ronmmée, de sa valeur, de la noblesse de sa race. Si la faiblesse d’une femme peut se justifier par l’amour, la mienne est surtout excusable, fondée qu’elle était sur le désir d’avoir des enfants d’un homme qui était la gloire et l’honneur de sa patrie. J’ai réussi, puisque né de ce chrétien, Mudarra, tu es si bien le fils de sa valeur, et que tu donnes de si hautes espérances. Les sept têtes de tes déplorables frères, tranchées moins par la force que par la trahison, furent montrées par Almanzor à Gonzalo Bustos (ainsi s’appelait ton père), le jour même où elles furent apportées par Viara. Touché de ses regrets, attendri par ses larmes, Almanzor lui rendit la liberté, pendant que je te portais dans mon sein. Nous convînmes en nous séparant que si je mettais au monde une fille, le soin de l’élever m’appartiendrait, mais que si c’était un fils, j’aurais à l’envoyer en Castille aussitôt qu’il aurait ceint le baudrier, pour qu’il devînt le soutien de sa maison. Il fit deux parts d’un anneau. J’en ai toujours conservé la moitié que voici, mon fils. Quand tu iras voir ton père, elle servira à te faire reconnaître, à supposer que le sang ne parle pas.

MUDARRA.
Je vous baise les mains, ma mère, je vous baise les pieds, pour l’honorable explication que je viens d’entendre. Je vous dois plus de reconnaissance qu’au père qui m’a laissé ici. Pardonnez ma franchise: il m’a donné une mère, en laquelle j’ai perdu, car elle obéit à une loi barbare, et vous, un père dont la noble naissance reçoit un lustre nouveau de la lui chrétienne. Donc, c’est à vous que je suis surtout redevable, madame. Je me console d’être bâtard, puisque ce titre de bâtard m’a fait chrétien. Almanzor possédât-il plus de perles que la mer n’en renferme dans ses coquillages, plus de diamants que la terre n’en recèle dans ses mines, je renonce à ces turbans barbares pour adorer cette loi dont tu m’as fait connaître la lumière. Oui, ma mère, si vous consentez à mon départ, je vengerai les sept Infants; je ferai que Gonzalo revienne à le vie, Gonzalo Bustos, ce vieux tronc, dont je suis le sauvage rejeton. Tranquille vit Ruy Velasquez à Burgos; doña Lambra tire gloire du sang des sept frères, et moi, je vais à la mosquée, je parais à nos fêtes, portant l’almaizal couronné de plumes. L’Alhambra de Grenade, qui se promet une durée éternelle, pourrait aussi bien les défendre tous deux, qu’il est certain que ma fureur tirera vengeance de cette injure. J’emporte la moitié de cet anneau, qui indique que je suis du sang de Lara. Si je n’ai fait paraître encore que de faibles marques de ma valeur, peut-être quelque jour en donnerai-je de plus brillantes.

ARLAJA.
Arrête, mon fils: songe à quels périls tu t’exposes.

MUDARRA.
Ma mère, si tu songes au tronc dont je suis le rameau, pourquoi ces craintes? Ou peut-être me trompes-tu, puisque tu veux me retenir...

ARLAJA.
Je t’ai dit la vérité.

MUDARRA.
Eh bien, ma mère, je pars pour venger mes frères.

ARLAJA.
Tes hauts faits honoreront le fruit de mes entrailles; mais quelle mort, s’il faut que je me sépare de toi!

MUDARRA.
Dieu m’est témoin aussi de la douleur que j’éprouve.

ARLAJA.
Attends encore un an.

MUDARRA.
Y songez-vous, ma mère?

ARLAJA.
Que de regrets va me causer ton absence!

MUDARRA.
C’est parler trop tard. Tu as obéi à ta passion: moi, je n’écoute que l’honneur.

(Ils se séparent.)

SCÈNE II

Le castel de Salas.
Entre GONZALO BUSTOS, vieux et aveugle, appuyé sur un bâton et conduit par NUNO, son serviteur.

NUNO.
Cessez de pleurer, seigneur, les larmes vous ont ôté la vue.

BUSTOS.
Je cesserai d’autant moins que j’ai moins à craindre de la perdre. En usant mes yeux dans les larmes, j’ai accompli ce que je devais à ma trop juste douleur. Je bénis d’ailleurs ma cécité qui me dérobe la vue de Ruy Velasquez et de son épouse. Que n’ai-je de même perdu la faculté d’entendre! J’échapperais ainsi à la tyrannie de doña Lambra, qui, chaque jour, avant le lever du soleil, frappant ma fenêtre de sept pierres, réveille en moi le souvenir de la tragique histoire, le souvenir du massacre de mes sept enfants.

NUNO.
Assez de larmes.

GONZALO.
Mon ménestrel, où est-il?

[PAEZ.]
Le voici, seigneur.

GONZALO.
Essaye, ami, de distraire ma douleur.

PAEZ.
Écoutez, seigneur, cette romance.

GONZALO.
Voyons.

PAEZ.
«Dans les champs d’Araviana mourut fleur de chevalerie, par trahison de Ruy Velasquez, par jalousie de doña Lambra. Là tombèrent les sept Infants, la fleur, l’honneur de la Castille; leurs têtes pendent à l’arçon du More, souillées de poussière et de sang. Le roi Almanzor m’invite un jour; et je reconnais, au dessert, sur la table, les têtes de mes fils, la tête de celui qui les éleva. De mon deuil furent les pierres attendries.» (Une pierre vient frapper les vitraux.) «Le roi me rend la liberté (nouvelle pierre) et je retourne en Castille; mais il me laisse la mort en ne m’ôtant pas la vie. Maintenant je suis à Burgos, usant mes yeux à pleurer ma misère, implorant la justice du ciel, puisqu’il n’en est pas sur la terre (nouveau bruit). Chaque matin, mon ennemie, avec sept pierres qu’elle jette, ravive la blessure de mon cœur.»

(Trois pierres frappent la vitre.)

GONZALO.
Ah! C’en est trop! J’ai pu me taire, supporter sans rien dire les six premiers coups, comter en silence les noms d’Alvar, d’Ordoño, de Fernand, de Nuño, d’Alphonse et de Diego; mais, la septième pierre brise mon cœur, m’arrache des larmes! Gonzalo, elle me rappelle mon Gonzalo. Vil auteur de la trahison! Puisse de même un fer de lance traverser, déchirer ton cœur!

(Ses larmes ruissellent. Il s’arrache les cheveux.)

NUNO.
Calmez vos transports, seigneur.

BUSTOS.
La faute en est à mes cheveux blancs. Puisque j’avais des cheveux blancs, je n’aurais pas dû tomber dans le piège de cette journée, qui a été la cause de mes misères. Laisse-moi donc arracher ces cheveux, que si peu de prudence a accompagnés. D’ailleurs, il en naîtra d’autres, et jamais mes tristes yeux ne cesseront de les baigner.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

La campagne aux environs de Burgos.
MUDARRA, ZAIDE.

MUDARRA.
Tu connais ce pays, Zaïde?

ZAIDE.
Ou je me trompe, noble Mudarra, ou nous ne sommes pas loin de Burgos. La guerre m’a appris à le connaître, quelquefois pour mon malheur.

MUDARRA.
J’ai contemplé avec étonnement la Sierra orgueilleuse qui, couverte ici de neige, plus bas, d’un manteau verdoyant, sépare la Castille de l’Andalousie, la Croix rouge et le blanc Croissant.

ZAIDE.
Bien des fois, Mudarra, nos Mores ont franchi en armes ces montagnes, tressant les ornements de leurs coursiers, au prix des trésors catholiques. Ces arbres que tu vois pourraient en témoigner, ainsi que la terre, dont les pores ont bu le noble sang des Castillans, versé par l’épée belliqueuse des Mores.

MUDARRA.
Forte est la Castille.

ZAIDE.
Forte par son assiette, et plus encore par la vaillance de ses habitants.

(Entre Lope en habit de chasse, suite.)

LOPE.
Déjà le soleil abaisse ses rayons vers l’Occident. Messieurs les chasseurs, il faut songer au retour. (Apercevant Mudarra et Zaïde) Mais, hélas! C’est ma mort que je vois voler; mon coup d’œil m’a trompé. Je suis tombé dans une embuscade de Mores. Essayons de fuir.

MUDARRA.
Chrétien, ne songe ni à fuir, ni à te défendre. Je suis un messager du roi More de Cordoue.

LOPE.
Soyez le bienvenu. Cependant, c’est par lui que notre plus précieux trésor est demeuré gisant dans la plaine, victime de la trahison. Depuis le moment où point le jour, jusqu’à ce qu’il colore l’Occident d’un mélange d’or et de pourpre, mon âme pleure un jour à jamais déplorable pour notre maison.

MUDARRA.
Cordoue vous a porté malheur, et son roi est cause de vos larmes, noble chrétien?

LOPE.
Songeant à Almanzor. Plût à Dieu n’avoir jamais entendu parler de ton nom, toi, dont la main a moissonné sept vies!

(Il pleure.)

MUDARRA.
Chrétien, tes larmes me prouvent que ma pensée ne m’a pas vainement dirigé par ces sentiers. Sept est aussi le nombre de ceux dont je viens venger la mort.

LOPE.
Ceux que je pleure étaient sept frères, honneur du monde, victimes de la vengeance d’un traître.

MUDARRA.
Ce sont aussi sept frères qui offrent à mon bras l’espoir de venger leur mort.

LOPE.
Ceux que je pleure étaient chrétiens.

MUDARRA.
Ils ont cela de commun avec les objets de mes larmes.

LOPE.
Ils étaient sept Infants.

MUDARRA.
Tu vas t’étonner? Mais je parle aussi de sept Infants.

LOPE.
C’étaient les Infants de Lara.

MUDARRA.
Oui, de Lara.

LOPE.
Je ne sais... Mais, tu ressembles tellement au plus jeune d’entre eux, par les traits du visage, que ta vue m’étonne, me frappe, et m’interdit.

MUDARRA.
Tu veux parler de Gonzalo?

LOPE.
Oui.

MUDARRA.
Qui pouvait s’attendre?... Apprends que je suis le frère de ces chrétiens que tu chéris.

LOPE.
Toi!

MUDARRA.
Oui: leur père me donna dans Cordoue, une mère étrangère. Ami, je suis Mudarra, fils d’Arlaja, sœur du roi, et de Gonzalo Bustos, qui l’emportait sur elle, non par la naissance, mais par la foi.

LOPE.
Juste ciel! Il faut admirer vos voies secrètes. (A Mudarra.) Les traits de ton visage dispensent de plus amples informations. S’il est permis, après de si grandes douleurs, d’espérer la joie, à toi je me fie. Que je m’humilie à tes pieds, mon seigneur. Je suis Lope de Vivar, écuyer de Gonzalo Bustos. Pardonne, si je t’avoue que j’échappai à ce carnage, en fuyant d’un pied léger. Je ne voulus pas mourir ni gagner le renom de franc chevalier et de loyal gentilhomme, comme si le ciel me réservait pour le bonheur de te rencontrer en cet heureux jour.

MUDARRA.
Quoi! Tu as assisté à la mort de mes sept frères?

LOPE.
Oui, et au trépas du digne gouverneur, qui voulut mourir avec eux. Je vis alors pleurer les montagnes chenue, et se baigner de larmes leur chevelure hérissée. Cependant, les deux tyrans vivent heureux, fiers de leur injuste vengeance.

MUDARRA.
Je viens leur infliger un châtiment tel, que leur sang répandu baignera les murailles de Burgos.

LOPE.
Sur le flanc de cette montagne, il est une vallée peuplée de hêtres qui ombragent un manoir, où réside une dame dont la beauté l’a fait surnommer le Phénix de l’Espagne. Dans une enceinte de cyprès au noir feuillage, un pré étale son verdoyant tapis; c’est là qu’elle cherche un abri contre l’ardeur du soleil, sur les bords d’une claire fontaine. C’est la fille de Gonzalo, le plus jeune de tes frères, égorgés par les Mores, et de Constance, une dame de la plus haute vertu. Constance est religieuse à Burgos; elle a échangé la vie du monde contre les grilles d’un couvent, sans demander vengeance de la mort de son époux. C’est dans ce manoir que sa fille charmante passe les ardeurs de juillet, portant l’habit d’homme, car, elle naquit après la mort de son père, mon seigneur. Mais, que dis-je, tout va s’éclaircir pour toi, puisque la voici elle-même.

SCÈNE IV

Entre DONA CLARA, en costume de berger, un épieu à la main.

DONA CLARA.
Apres solitudes du désert, où librement je poursuis les bêtes fauves, où me conduisez-vous, sinon où le veut mon étoile?

MUDARRA.
Quelle admirable beauté!

LOPE.
Tout à fait admirable.

DONA CLARA.
Doux murmure des claires fontaines qui, s’échappant de leur bassin de cristal, apaisent la chaleur insupportable en baignant la campagne de perles, modère les mouvements de ma pensée, qui s’égare en imaginations impossibles. Il n’est pas juste que celle qui n’a jamais aimé trouve près de vous un exemple d’amour, une exhortation à l’erreur. Je suis libre, et ma mère m’a conté de son amour des histoires à arracher des larmes. Que me voulez-vous, si je laisse dormir le souci, et si je fuis jusqu’à la pensée de l’amour?

MUDARRA.
Telles sont les chrétiennes?

LOPE.
Il me semble que ta pensée s’accorde avec celle de cette dame, par l’intermédiaire du sang.

MUDARRA.
Je veux lui parler.

LOPE.
N’approchez pas de ma dame.

DONA CLARA.
Que signifie?...

LOPE.
Rassure-toi. Ce More est le demi-frère de Gonzalo, ton père.

MUDARRA.
Après cette explication, je puis vous demander de me donner la main. Bustos, qui est mon père et votre aïeul, a mis entre nous un lien si naturel, que de vous demander vos bras ne serait pas une offense.

DONA CLARA.
À Lope. Dit-il vrai?

LOPE.
Imagine que tu vois ton père. Jamais on ne vit ressemblance pareille.

DONA CLARA.
Je veux bien vous offrir mes bras comme à mon oncle, bien qu’un peu effrayée par votre costume moresque.

MUDARRA.
Je suis chrétien; en Dieu seul j’espère, et bientôt vous me verrez renoncer au turban arabe et au gaban africain. Je suis chrétien et frère de votre père.

LOPE.
En Castille, seigneur, on tien que c’est «le cheval qui porte la selle.» La qualité de votre mère n’est pas un désavantage. Embrasse-le, doña Clara; car Mudarra est destiné à faire une huitième merveille, qui ne sera pas la moins extraordinaire de toutes.

MUDARRA.
Je viens seul de Cordoue en Castille pour l’effroi de Léon et de Navarre, et pour déposer à vos pieds, sans beaucoup tarder, la tête de Ruy Velasquez.

DONA CLARA.
Ah! Mudarra, si tu voyais mon aïeul! Les peines, les douleurs, les angoisses que lui envoie le ciel irrité, par la cruauté farouche des deux traîtres! Mais ta présence sera un soulagement à tant de maux, et si la mienne peut y ajouter quelque chose, j’irai avec toi à Burgos.

MUDARRA.
Fléchissant le genou. Que je baise mille fois tes pieds.

DONA CLARA.
Tu montres qui tu es.

LOPE.
En vous voyant si animée, il me vient à la pensée que l’amour rapproche le sang et prépare un mariage.

MUDARRA.
Du milieu de sombres nuages s’est élancé mon soleil.

ZAIDE.
Il me semble que tu es assez content de la nièce...

MUDARRA.
Elle est charmante.

LOPE.
Comment trouvez-vous le More?

DONA CLARA.
C’est un oncle aimable et d’un métal plus fin, plus précieux que l’or.

(Ils sortent.)

SCÈNE V

Le castel de Salas
GONZALO BUSTOS.

BUSTOS.
Qui vit de longs jours doit s’attendre à voir bien des choses dans le cours de ses années, et c’est une grande illusion que de désirer atteindre le terme extrême de la vie. Le plus robuste, le plus fier, le plus vaillant des hommes devient tel, que sa faiblesse est égale à celle du plus humble roseau; il ne saurait jouir des richesses qu’il possède; il n’est mal sous lequel il ne succombe et se brise. Tout s’attaque à qui ne voit ni ne sent.

(Entre Nuño.)

NUNO.
Bien qu’il me pèse, seigneur, de vous apporter si mauvaises nouvelles, il faut bien pourtant que je parle.

BUSTOS.
Désormais, mon âme n’est plus accessible à la douleur.

NUNO.
Doña Lambra est là!

BUSTOS.
Grand Dieu! Nuño, que me veut-elle? Si elle vient me demander pardon, dis-lui que c’est bien tard, quand je touche aux portes de la mort. Si c’est pour me rendre les objets de ma tendresse, défends-lui d’entrer, Nuño; car il n’est pas de bien qui puisse compenser la mort de mes sept enfants.

NUNO.
Je crois plutôt qu’elle vient vous causer beaucoup d’ennuis, à l’occasion de certaines plaintes qu’elle fait.

BUSTOS.
Ah! Ne la laisse pas entrer!

DONA LAMBRA.
Derrière le théâtre. Ne me défendez pas la porte, écuyers!

NUNO.
La voici.

(Entre DONA LAMBRA.)

DONA LAMBRA.
Dis, Gonzalo, est-ce un procédé de chevalier d’ordonner à tes archers de détruire ce qui fait mon plaisir? Est-ce une belle manière de venger un outrage que de commander à tes gens de tirer sur mes colombes? Ils tuent les unes, ils font fuir les autres, le tout pour me faire déplaisir. Mets bon ordre à cette licence, ou j’aurai la vie de ces insolents.

BUSTOS.
Voilà des plaintes dignes de toi.

DONA LAMBRA.
Je devrais, n’est-ce pas, ne pas ressentir mes offenses, quand j’en ai tant de sujets?

BUSTOS.
C’est à propos de colombes qu’une femme de ton rang vient me faire de semblables plaintes?...

DONA LAMBRA.
C’est mon plaisir de les avoir.

BUSTOS.
C’est un plaisir innocent; mais compare les sujets de notre douleur. Mon grief contre toi, c’est la mort de sept de mes enfants, et tu viens me reprocher la mort d’une colombe! Ce n’est pas moi qui ai visé avec l’arc, puisque j’ai perdu les deux yeux. Ah! Cesse tes fols discours, cesse tes plaintes misérables; car, si mes yeux sont fermés, ce n’est pas pour avoir pleuré des colombes, c’est pour avoir pleuré la mort de mes enfants! Ainsi va la vie: des gens pleins de force viennent demander des actes sévères en punition d’un meurtre de colombes, et d’autres ne peuvent revendiquer la vengeance de l’assassinat de leurs enfants. Mais cesse de te plaindre de celui qui, dis-tu, sert si bassement sa vengeance. Tu es sûre de ne pas mourir en colombe, car tu contiens trop de fiel.

DONA LAMBRA.
Gonzalo, tu es la preuve vivante de cette vérité, que la langue reverdit à mesure que se prolonge la vieillesse et que la vie tond vers sa fin. Il en est ainsi de la tienne. Dans cet âge avancé, à mesure que la force diminue, toute l’ardeur du cœur se concentre dans la langue. Rien ne se ressemble dans notre querelle, et tu devrais sentir que tu abuses de la plainte, car tes fils morts étaient d’affreux corbeaux, et moi j’ai perdu des colombes.

BUSTOS.
C’est bien juger de notre différend. Je te donne raison, doña Lambra. J’ai perdu les yeux à force de pleurer mes fils; maintenant je n’ai plus de larmes. Qu’ils soient bénis cependant de m’avoir ôté la vue, puisque cette mort, chère belle-sœur, m’empêche de te voir en face.

DONA LAMBRA.
Maudit soit Almanzor, maudit soit le vieillard stupide qui, pour mon malheur, s’est permis de te laisser vivant!

BUSTOS.
Il a bien servi ta vengeance. Tu me sais vivant, c’est une occupation pour ta cruauté; cela te donne l’emploi de ces sept pierres que tu lances pour tenir toujours éveillé en moi le sentiment de ma douleur.

DONA LAMBRA.
O Almanzor! O le plus traître des Mores! Avoir laissé la vie à cette énergie immortelle!

BUSTOS.
Tais-toi, Lambra; il n’est pas de vie qui n’ait son Almanzor. Je ne tarderai pas à mourir. La mort est là qui me guette.

DONA LAMBRA.
Ah! Qu’elle tarde!

BUSTOS.
Elle ne tardera guère; elle viendra à son moment. Mais éloigne-toi d’ici; car l’horreur de te voir pourrait faire peur à la mort elle-même.

DONA LAMBRA.
J’ai assez de tes sottises.

(Elle sort.)

NUNO.
Quelle femme!

BUSTOS.
Oui, implacable et terrible.

PAEZ.
Trois Mores se présentent, deux desquels sont des serviteurs.

BUSTOS.
Des Mores, Paëz?

PAEZ.
Oui, seigneur.

BUSTOS.
Des Mores me réclament, moi?... Dans cet âge si avancé?... Qu’ils entrent. Des Mores… À moi?...

SCÈNE VI

Entrent MUDARRA, ZAIDE, et LOPE en costume moresque.

MUDARRA.
Qui de vous, seigneurs, est le maître de céans?

BUSTOS.
C’est moi, noble More, moi, pauvre aveugle, Gonzalo Bustos de Lara, ou plutôt celui qui le fut jadis. Tu te tais; tu n’as plus rien à me dire?

MUDARRA.
Ta vue m’interdit. Cette vieillesse vénérable, ces cheveux blancs commandent le respect.

BUSTOS.
Que ne puis-je te voir aussi? Tu es jeune… Quel est ton âge?

MUDARRA.
Je suis à la fleur de mes ans.

BUSTOS.
Que demandes-tu?

MUDARRA.
Je t’apporte des nouvelles d’un ami.

BUSTOS.
Quelque captif de Cordoue?...

MUDARRA.
Non, bien que Cordoue soir sa patrie, il est à la fois chrétien et More; c’est un fils de toi et d’Arlaja, la sœur d’Almanzor.

BUSTOS.
Que dis-tu?

MUDARRA.
La pure vérité.

BUSTOS.
J’ai un fils… Arlaja m’a donné un fils! Dis-moi: ce fils, cet enfant a-t-il du cœur?

MUDARRA.
Comme un rameau sorti de ta tige.

BUSTOS.
Son caractère?

MUDARRA.
Ardent.

BUSTOS.
Ses goûts?

MUDARRA.
Le goût des armes.

BUSTOS.
Ses inclinations?

MUDARRA.
Généreuses.

BUSTOS.
Et sa personne?

MUDARRA.
De bonne grâce.

BUSTOS.
A-t-il des amis?

MUDARRA.
Tous ceux qui le connaissent.

BUSTOS.
Sait-il que je suis son père?

MUDARRA.
Il suffit de te voir pour être sûr qu’il ne l’oubliera pas.

BUSTOS.
Est-il fier du nom de Lara?

MUDARRA.
Peux-tu le demander?

BUSTOS.
Mais, dis: pourquoi l’avoir gardé si longtemps à Cordoue?

MUDARRA.
On le disait fils du roi; depuis, le hasard lui a révélé sa naissance.

BUSTOS.
Viens, embrasse-moi pour ces bonnes nouvelles.

MUDARRA.
Volontiers, si tel est ton plaisir.

BUSTOS.
Grands Dieux!

MUDARRA.
Lâche-moi.

BUSTOS.
Un instant.

MUDARRA.
Pourquoi me garder ainsi dans tes bras?

BUSTOS.
Quel sentiment étrange! Mes entrailles se troublent… Ah! Je voudrais te faire entrer dans mon âme, à la place qu’y occupaient mes fils! Oui, tu es un messager de bonheur… Mais pourquoi me tromper? Serais-tu mon fils? Le serais tu?

MUDARRA.
Oui, mon père, je suis Mudarra, Mudarra Gonzalez, et si vous avez conservé la moitié de cet anneau, comparez: les deux moitiés sont égales.

BUSTOS.
Non, c’est inutile; la voix du sang me parle avec bien plus de force; ah! Cher objet, né pour mon bonheur! Dieux! Si je pouvais te voir, si je pouvais contempler ton visage! Mais j’ai perdu la vue, à force de pleurer mes fils morts dans la plaine d’Araviana! Mais, qu’est-ce que j’éprouve? C’est sans doute un miracle du ciel!... L’excès de la douleur m’avait fait aveugle, et la joie, le bonheur m’ont rendu la vue dont j’étais privé! Car je te vois, mon fils!

NUNO.
Seigneur, vous vous abusez. L’excès de la joie trouble vos esprits.

BUSTOS.
Nuño, rendons grâces au ciel. Je te vois fort bien, ainsi que Paëz. En veux-tu la preuve? L’un de ces deux Mores qui accompagnent mon cher Mudarra ressemble extrêmement à Lope, un des gentilshommes de ma maison qui était au service de Gonzalico.

LOPE.
Cette preuve suffit, car je suis Lope de Vivar, l’écuyer de doña Clara, ta petite-fille, près de laquelle Mudarra s’est arrêté cette nuit. Je suis venu avec lui déguisé; car ce costume importe au soin de notre vengeance.

NUNO.
Toute la maison est en délire, et bientôt la cité le sera aussi.

MUDARRA.
Avant que la nouvelle ne parvienne à Ruy Velazquez et au comte, j’ai à faire une absence.

BUSTOS.
Où vas-tu?

MUDARRA.
Voir ma nièce.

BUSTOS.
Un moment. J’ai à te parler.

MUDARRA.
Bien volontiers, seigneur; mais recommandez que l’on me garde le secret.

BUSTOS.
Amis, du silence!...

NUNO.
Que dis-tu, Lope?

LOPE.
Que ce surtout moresque est le filet que va servir à prendre certaine bête qui est en ce moment dans la montagne.

NUNO.
La valeur brille en la personne de Mudarra.

LOPE.
Tu seras bientôt témoin de la vengeance qu’il va prendre de la mort des Infants de Lara sur la personne de Ruy Velasquez.

(Tous sortent.)

SCÈNE VII

La campagne dans les environs de Burgos.
RUY VELASQUEZ, ORTUNO, INIGO, CHASSEURS.

INIGO.
Ce n’est pas la peine de continuer à battre la motagne.

RUY.
Je suis las de chasser.

ORTUNO.
Le sole il commence à s’abaisser à l’horizon.

RUY.
Il reste encore beaucoup de jour. As-tu pris soin de mon andalou?

ORTUNO.
Attaché au pied de la colline, il semble vouloir avaler le mors, comme ferait une autruche.

RUY.
Ne veux-tu pas suspendre le frein à l’arçon? Il y a là de l’herbe verte et un fourrage abondant.

ORTUNO.
Il est assez vigoureux comme cela et a besoin qu’on lui serre la gourmette.

RUY.
Bustos a-t-il quelque ferme par ici?

ORTUNO.
Lui, je ne sais; mais des gens de sa maison, oui.

RUY.
Gardent-ils des troupeaux?

ORTUNO.
Je les ai vus hier pour la première fois.

RUY.
Alors Bustos va me payer certains traits d’arbalète qui ont coûté des pleurs à doña Lambra.

INIGO.
Quelque manant, avec cette arme, aura peut-être insulté votre colombier? Mais croyez que Bustos l’ignore.

RUY.
Je ferai qu’il n’ait pas à s’en féliciter.

INIGO.
Voulez-vous vous reposer?

RUY.
Je voudrais, sur les bords de cette fraîche fontaine, essayer de trouver le sommeil.

INIGO.
Elle semble t’y inviter par le murmure que font entendre ses eaux en s’égarant dans le sable.

RUY.
J’espère rafraîchir ainsi le sang de mes veines.

ORTUNO.
Il n’est pas d’endroit préférable.

RUY.
Vous pourrez, en attendant, vous-mêmes aller vous reposer quelque part de cette chaleur.

INIGO.
Dieu vous garde.

(Sortent Iñigo et Ortuño.)

RUY.
Ce n’est pas tant la chaleur que la terreur et le souci qui m’agitent. Je vais essayer de reposer, bien que mes angoisses secrètes ne le permettent guère. J’ai passé tous ces jours-ci à imaginer, à rêver. J’ai là présente devant moi la mort de mes neveux; je vois leurs débris sans sépulture, et cette idée mêle en moi la crainte aux remords. A peine suis-je seul, que leurs ombres, comme si elles étaient rendues à la vie, m’apparaissent et m’entourent. Je vais, je viens, pour leur échapper. C’est en vain. Ici Nuño s’offre à ma vue, désarmé, avec son haubert en lambeaux; là-bas, la face sanglante de Fernand; plus loin, Ordoño furieux me reproche ma cruauté; il me semble voir le plus jeune de tous, Gonzalo, fondre sur moi en m’appelant traître. Enfin les sept frères ne me laissent aucun repos. Que me voulez-vous, imaginations vaines? Pourquoi, mon âme, me suggérer des images si funèbres?

(Entrent Mudarra, Lope, Zaïde.)

LOPE.
C’est lui, je le reconnais.

MUDARRA.
Silence; point de raisons.

LOPE.
Si ce traître est informé que tu le cherches, Mudarra, comment peut-il vivre et s’amuser ainsi? Est-il possible de se voir en une sécurité telle? L’épée dans le fourreau, et couché à l’ombre d’un hêtre dans la campagne de Burgos?

MUDARRA.
Silence; ce ne peut-être que lui.

LOPE.
Sous ces verts rameaux repose Ruy Velasquez, harassé des fatigues de la chasse. Si tu m’en crois, ta lance le clouera au sol.

MUDARRA.
Non: il faut qu’il sache pourquoi il meurt… et qui le tue. (Il marche à lui.) Écoute-moi, Ruy Velasquez, toi que les Mores nomment vaillant; eh bien! Ce vaillant cache l’âme d’un traître! Traître au comte, ton seigneur: tu as privé ses armées de sept braves, dignes des neuf preux de la Renommée. Traître à ta partie: tu l’as dépouillée de sept remparts plus sûrs que les murailles et les tours. Traître à ton noble sang: pour satisfaire ta vengeance, tu as vendu à tes ennemis le sang le plus pur de Lara. Traître à ton parent, à ton ami: en l’envoyant vers le More, avec une lettre, tu croyais l’envoyer au bourreau. Traître à ton Dieu: tu as livré aux Mores de Cordoue le sang des soldats du Christ. Mais, de ce tronc que tu avais dépouillé de ses rameaux, Dieu a permis, misérable, qu’il sortît un rejeton. Regarde bien, je suis Mudarra; Mudarra, vivant portait de Gonzalillo, de Gonzalo qui renaît en moi pour la terreur de doña Lambra. Allons, brave Ruy Velasquez, viens, Mudarra t’attend pour te tuer; pour te tuer corps à corps, en plein soleil. En embuscade, comme félon, tu as fait égorger mes sept frères; moi, soldat loyal, c’est l’écu au col, la lance au poing que je veux les venger. Debout! Car je suis attendu par ma nièce, qui sera mon épouse, la petite-fille de Gonzalo Bustos, la fille de doña Constanza et de Gonzalillo. Debout! Qu’attends-tu? Que tardes-tu?

RUY.
Tu mens, infâme moricaud; c’est corps à corps que son tombés tes frères en combattant contre Viara et Galve, dans la Vega de Fabros. J’excuse ta témérité, car tu n’es obligé d’avoir de la modestie en paroles, ni par ton sang, ni par ton âge. Je m’appelle Rodrigo, Mudarrillo, Rodrigo de Velasquez et Lara; je suis le soldat redouté des Mores de Jaen, Cordoue et Baza, et, depuis la Sierra Morena jusqu’à la Sierra Nevada, je n’ai pas peur de petits bâtards, issus de l’infamie. Tu n’as pas de naissance.

MUDARRA.
Tu mens! Si tu me taxes de bâtard. Dans mon pays, il n’est pas d’autre cérémonie que la parole; suivant notre loi, la volonté réciproque suffit pour établir le mariage. Viens, prends du champ contre moi.

RUY.
Quitte ta lance.

MUDARRA.
Soit! Je te défie à l’épée, Rodrigue. Ciel, soyez juge en votre cause.

(Ils s’éloignent.)

LOPE.
Zaïde, si ces écuyers font mine de vouloir prendre parti, mets l’épée à la main.

ZAÏDE.
Je suis prêt.

LOPE.
La bataille commence.

ZAÏDE.
Quels vaillants coups lui porte le brave Mudarra?

LOPE.
Ne vois-tu pas qu’il est secondé par le sang, la raison, l’honneur, et la justice?

(Ils sortent.)

SCÈNE VIII

Le palais du comte de Castille.
LE COMTE GARCI FERNANDEZ, GONZALO BUSTOS, DONA CLARA.

LE COMTE.
Je ne pouvais avoir de repos, Bustos, que je ne vous eusse vu. Avoir recouvré la vue? Est-ce possible?

BUSTOS.
Je me suis rendu, grand seigneur, à votre invitation.

LE COMTE.
Et c’est bien volontiers que je viens au-devant de vous.

BUSTOS.
J’ai voulu vous présenter doña Clara, ma petite-fille; le ciel s’est montré assez clément envers moi pour me donner un rejeton de mon sang, qui continuera ma maison et héritera de ma fortune.

LE COMTE.
C’est la fille du plus jeune de ceux de Lara?

BUSTOS.
De Gonzalo, mon fils.

DONA CLARA.
Au comte. Je me mets humblement à vos pieds.

LE COMTE.
Levez-vous, Clara, et puisse le ciel vous accorder de longs jours!

BUSTOS.
Sa mère a demandé des consolations à la religion; c’est une raison pour que Clara recherche votre appui; je demande qu’à partir de ce jour, elle fasse partie de la maison de la comtesse, notre souveraine.

LE COMTE.
Je ne demande pas mieux que de la protéger, et je vous promets de lui servir de père, comme je suis son souverain.

(Entrent précipitamment Ortuño et Iñigo.)

INIGO.
Où est le comte?

LE COMTE.
Iñigo, pourquoi tout ce bruit?

INIGO.
Pour vous faire comprendre ma douleur.

LE COMTE.
Que veux-tu dire?

INIGO.
Je dis que l’homme qui est venu à ton service, Bustos, sous couleur de te rendre honneur, a amené de Cordoue…

LE COMTE.
Qui donc?

INIGO.
Un More, un certain Mudarra, que l’on dit être son fils. Il vient d’ôter la vie à Ruy Velasquez, dans la campagne; et il crie qu’il brûlera vive doña Lambra.

LE COMTE.
Expliquez-vous, Bustos.

BUSTOS.
Je serai court. Mais, préparez-vous à verser des larmes à mon récit. Je le confesse, j’ai eu dans ma prison, celui qu’on appelle Mudarra, d’une sœur d’Almanzor. Il est venu venger son sang; et, comme vous voyez, c’est une justice du ciel, ce n’est pas un crime; si j’ai eu tort, si je fus coupable, je vous livre ma vie; mourir est maintenant ma seule ambition. Si vous condamnez la vengeance, approuvez du moins la justice.

LE COMTE.
Pourquoi m’avoir caché sa venue?

BUSTOS.
Je voulais attendre qu’il fût chrétien.

(Entre Mudarra portant la tête de Ruy Velasquez, suivi de Lope et de Zaïde.)

MUDARRA.
Que nul ne mette obstacle à ma vengeance.

INIGO.
C’est lui.

LE COMTE.
Que de colère et de fierté!

MUDARRA.
Comte fameux, puisse le ciel prolonger votre vie et étendre les limites de vos États jusqu’aux climats les plus éloignés. Je m’appelle Mudarra. Je ne suis pas un de vos vassaux. Neveu d’Almanzor, je conçus le dessein de trancher la tête de ce tyran. Si j’ai failli, je mérite de voir excuser mon erreur aux pieds de votre noblesse. Je résolus de venir en personne, aussitôt que je fus informé de la vilenie de Ruy Velasquez, et de mon origine noble et chrétienne. Cette dernière qualité me rend ma naissance doublement précieuse. Si vous excusez ma vengeance, noble Castillan, je vous ferai trois dons: le premier est un soldat dont la lance fera la terreur du More d’Afrique; le second, c’est un prince chrétien de plus dans votre Église; le troisième, la paix avec le roi, mon oncle, et son amitié, en considération de ma personne. En échange de mes dons, je vous demande trois choses: la première est mon pardon; la seconde, la main de doña Clara; la troisième, vos bras.

LE COMTE.
Mudarra, ta vengeance miraculeuse sera mieux récompensée encore par la renommée. Toutefois, j’accepte ta proposition. Je te pardonne; voici ton épouse, viens dans mes bras.

LOPE.
Vive la joie! Vive la danse! Je ne suis plus More, je suis Lope de Vivar, l’Asturien.

LE COMTE.
Je te fais présent d’un caparaçon d’or et d’argent.

BUSTOS.
Et moi, d’un beau cheval de Cordoue.

MUDARRA.
Donnez-moi le baptême. J’adore le Christ.

LE COMTE.
Je serai ton parrain.

MUDARRA.
Je me considère déjà comme chrétien.

BUSTOS.
Ainsi finit l’admirable histoire de MUDARRA LE BATARD ET DES INFANTS DE LARA.