Félix Lope de Vega y Carpio, Los locos de Valencia

Les Fous de Valence





Texto utilizado para esta edición digital:
Vega Carpio, Lope de. Les fous de Valence. Édité et traduït par Hélène Tropé. Dans: Tropé, Hélène. Folie et littérature dans l'Espagne des XVIe et XVIIe siècles. Paris: L'Harmattan, 2014, pp. 165-255.
Marcación digital para Artelope:
  • Barreda Villafranca, Cristina (Artelope)

PERSONNAGES

FLORIANO, le galant
VALERIO, l’ami du galant
REINERO, le prince d’Aragon
ERIFILA, la dame
FEDRA, la nièce de l’administrateur de l’hôpital des fous
GERARDO, administrateur de l’hôpital des fous
VERINO, médecin
LEONATO, valet de la dame
PISANO, concierge de l’hôpital
TOMAS, fou guéri
MARTIN, fou guéri
LIBERTO, officier de justice
LAIDA, servante de Fedra
BELARDO, le poète fou
CALANDRIO, le Portugais fou d’amour
MORDACHO, le musicien fou
Fous et folles
Des gens

Acte I

Valerio et Floriano, gentilshommes

FLORIANO
Je viens d’arriver à l’instant même.

VALERIO
Juste ciel, Floriano, vous voyant si pâle, plus que vous encore je suis transi et glacé d’effroi.

FLORIANO
Ah ! Mon bon Valerio ! Donnez-moi votre main. De vous ma vie dépend.

VALERIO
Comment cela ?

FLORIANO
Ô ami par l’amitié, frère par le sang !
J’ai donné…

VALERIO
Parlez !

FLORIANO
J’ai donné…

VALERIO
Dites !

FLORIANO
La mort.

VALERIO
À qui ?

FLORIANO
Quelqu’un peut-il nous entendre ?

VALERIO
Personne.

FLORIANO
À un homme qui, pour mon plus grand malheur…

VALERIO
Parlez donc ! Qu’est-ce qui vous arrête ?

FLORIANO
Ne vous étonnez point, Valerio, si je tressaille au moindre bruissement du vent.

VALERIO
Qui est-il ? Allons, dites-moi son nom.

FLORIANO
Tant de gens vont se lancer à mes trousses que me défier de moi-même est justifié.

VALERIO
Vous êtes plus mort qu’un mort !

FLORIANO
Écoutez-moi ! Cherchant à me préserver des armes et de la violence ennemies qui en nombre infini s’élancent à ma poursuite, résistant à la faim infâme, depuis que je partis à pied de Saragosse et jusqu’à apercevoir les murs de Valence, sans trouver d’autre lieu habité que la cabane d’un berger qui partagea avec moi le pain noir qu’il goûte en ces terres solitaires, tel que vous me voyez, j’arrive tout juste, ami Valerio, et n’ai pas encore eu le loisir de voir ma maison.

VALERIO
Je veux seulement savoir qui est votre ennemi. Ce mort, qui est-ce ?

FLORIANO
Si quelqu’un passe par ici, il se pourrait…

VALERIO
C’est un gentilhomme ?

FLORIANO
Pour l’amour du Ciel, je l’ignore !

VALERIO
Quelle piètre estime ! Ou bien vous ne vous fiez plus à moi ou bien vous vous moquez !

FLORIANO
Soit ! Je vous dis tout ! Sachez que j’ai occis le prince Reinero.

VALERIO
Ciel ! Funeste accident !

FLORIANO
Bizarre autant qu’étrange qu’un humble et pauvre gentilhomme tue l’héritier d’un royaume !

VALERIO
Le mal est grand et pour industrieux que l’on soit, un puissant adversaire, fatalement, à l’autre bout du monde, son ennemi retrouvera.

FLORIANO
Si le cœur qui me soutient me fait défaut ‒ car c’est bien à votre seule sollicitude que j’ai recours ‒, un vil cordon à ma gorge se noue; je me vois privé de tout appui; je préférai le vôtre, j’en écartai d’autres et vous me répondez ainsi !

VALERIO
Je doute de votre salut, non que je veuille délier le lien étroit qui nous unit ‒ plaise au Ciel que mon sang, qui à présent bouillonne du sénestre côté, puisse vous sauver ! ‒, mais parce qu’à la vue du visage de l’effroi si bilieux et si laid, l’esprit ne peut qu’imaginer le malheur qu’il annonce. Enfin, je vous ai dit toutes mes craintes. La ruse triomphe du puis¬sant ennemi. Face au danger, c’est une précieuse alliée. Mais comment ou pourquoi lui avez-vous donné la mort ?

FLORIANO
Je le tuai dans une rue habitée par une dame où ma mauvaise fortune l’avait conduit.

VALERIO
Amour tyran ! Ta flamme ardente est bien souvent la cause du sang que répand le fer aiguisé par notre malice.

FLORIANO
Accompagné de deux hommes lui servant de gardes du corps et protégés par leur bouclier, en proie à une tyrannique fureur, il voulut me tuer. Moi alors, pour mieux leur échapper, je me retirai dans une étroite ruelle et là, comme un lion, il m’y vint chercher. Nous croisâmes longtemps le fer et tel celui qui ne craint plus de mourir, je parai son attaque avec mon bouclier et lui assenai un coup de revers qui, chemi¬nant promptement entre son bouclier et son bras, lui transperça la poitrine de telle façon qu’il tomba raide mort.

VALERIO
Singulier exploit !

FLORIANO
Mon épée, je présume, aurait pu pénétrer jusqu’à la garde si j’avais pu éviter la sienne qui m’atteignit à l’épaule. Je m’enfuis ainsi qu’il convient à celui qui réchappe d’une méchante affaire, bien que ce soit contraire aux lois du duel. Je compris qui il était lorsque, déplorant alors mes excès, il s’écria : « Ah ! Malheureux ! Sais-tu bien à qui tu as donné la mort ? Mais ce n’est pas toi qui l’as donnée mais bien plutôt ma déraison. Je suis l’infortuné roi… » Pour sûr alors je défaillis et plus encore que le roi, j’étais transi et froid. De cet embarras je m’échappai, rangeai dans son fourreau mon épée ébréchée, toute tachée d’un sang qui me fait encore frémir, et avant même que l’aube glacée ne commençât à poindre, j’avais déjà parcouru neuf lieues tant la mort violente éperonne la frayeur.

VALERIO
Que ne les avez-vous parcourues dans le golfe de Yeguas ou celui, étendu, de Narbonne; j’aurais avec l’ennemi quelque répit; mais je ne sais où vous serez à l’abri ni comment vous épargner la zone tor¬ride . Maudites soient votre adresse et votre vaillance ! Maudites la bravoure et l’assurance que vous inspirèrent tant de sang et de noblesse. Je ne sais en quoi le grand Carranza vous aurait surpassé, lui à qui l’épée est redevable en Espagne d’une dexté¬rité jamais égalée. Mille pensées traversent mon esprit. Enhardis¬sant mon cœur tremblant, mon ima¬gination forge mille fantaisies afin de vous porter secours. Mais, tout enflammé du désir de vous cacher et aussi riche que je sois, devant un monarque je ne puis vous protéger et tout remède est vain. Toutefois, écoutez plutôt, car parfois les idées qui viennent en premier à l’esprit sont les meilleures. Sauriez-vous contrefaire la folie et vous faire passer pour fou ?

FLORIANO
Quand bien même serais-je fou, que m’importe !

VALERIO
Bien ! Il faut que vous simuliez une fureur telle que tout le monde vous tienne pour fou. Il y a à Valence un célèbre hôpital où l’on soigne des frénétiques avec un soin et une diligence extrêmes. Si vos périls d’aventure vous y mènent, une fois enfermé dans une de ces prisons, croyez bien que du trépas vous serez préservé ! Qui pourra jamais imaginer vous y trouver ? Qui donc, vous voyant prisonnier, sale et maltraité, couvert de paille autant que d’infamie, croira que vous êtes un honnête homme ?

FLORIANO
Oh, comme vous parlez juste ! Voilà bien la seule chose qui puisse sauver un homme aussi infortuné. Eh bien, considérez qu’une fois fou furieux, je saurai feindre de telle façon que vous serez étonné de voir que la simulation surpasse toute vérité.

VALERIO
Pour feindre, il vous suffit d’être amoureux.

Leonato et Erifila entrent, lui, portant des bottes; elle, un mantelet et un chapeau.

LEONATO
Erifila, voici la cité de Valence. Cette porte est celle de Cuarte . Vénus et Mars ont fait don à cette terre de leur divine influence. Vois ses hautes murailles et le fleuve Turia, tout chargé de fleurs d’orangers, qui répand dans la mer le tribut de ses ondes cristallines. Voici la très sainte cathédrale et la haute tour du Micalet .

ERIFILA
Valence est telle que la renommée la célèbre. Et c’est une terre si fertile !

LEONATO
Ô combien !

FLORIANO
À Valerio. Ces gens sont-ils d’ici ?

VALERIO
Non, éloignons-nous.

FLORIANO
Je crains qu’on ne me reconnaisse.

VALERIO
Allons trouver l’administrateur.

Floriano et Valerio sortent.

ERIFILA
C’est un bel endroit en vérité.

LEONATO
Il n’a pas son pareil.

ERIFILA
Quelle bonne fortune d’être parvenus jusqu’ici ! Que fera mon père cruel ?

LEONATO
Ce que fait tout noble offensé. Par crainte du vul-gaire, il fuira de se voir sur la place publique montré du doigt et conspué. Il t’appellera fille indigne et moi valet félon.

ERIFILA
C’est de folle qu’il me traitera s’il apprend que c’est d’amour dont il s’agit.

LEONATO
Aimer ton inférieur fut folie, je l’avoue, mais ne me traite pas mal et ne m’offense point : l’amour qui est né en moi et qui a pu te plaire a fait de moi ton égal et je ne suis plus aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.

ERIFILA
Leonato bien-aimé, le dommage serait plutôt pour moi que pour toi.

LEONATO
C’est bien ce que je déduis de tes paroles !

ERIFILA
Sont-elles si offensantes ?

LEONATO
Offensantes au point de me montrer combien tu es repentie.

ERIFILA
J’abandonne mon cœur et ma vie et te voilà outragé ? Je t’ai donné et l’un et l’autre en quittant ma famille. Un seul mot peut-il ainsi t’offenser ? Pourtant cette folie n’ôte rien à ta valeur.

LEONATO
L’amour dans la mésalliance a peu de valeur et ne dure qu’un temps. Je sais fort bien que ta réticence à me contenter est signe de pure repentance.

ERIFILA
Repentie, moi, Leonato ? Es-tu moins que ce que tu étais auparavant lorsque je t’ai donné mon cœur ? N’es-tu point mon valet ?

LEONATO
Oui, je le suis.

ERIFILA
Eh bien, où est l’offense ? Sans doute m’as-tu donc trompée. As-tu feint ce que tu ressentais ? Je comprends tout.

LEONATO
Tu comprends tout mais point le mépris que j’endure. Nul besoin de nier que tu fais fi de moi.

ERIFILA
Es-tu devenu fou ?

LEONATO
Je le fus. Comment ne pas l’être ?

ERIFILA
Quel lien entre tes propos et mon fol amour pour toi ? Être folle d’amour pour toi, est-ce t’offenser ?

LEONATO
Je sais fort bien ce qu’il y a dans ton cœur.

ERIFILA
Qui mieux que celui qui s’y trouve, et par amour et par raison, pourra le comprendre ? Par ma foi, ami Leonato, tu cherches bien là un prétexte pour m’abandonner.

LEONATO
Déclare-toi ouvertement. Ne crains pas de m’offenser car je m’attends à d’autres affronts. Après m’avoir traité d’homme vil et lâche, tu peux dire tout ce que tu penses. Accuse-moi de te laisser par veulerie et dis-moi que j’ai peur de mon ombre !

ERIFILA
Quelle furie de l’Enfer t’a si mal inspiré ? Quel est l’objet de telles bassesses ? Comment à mes yeux peux-tu démentir les vérités de ma foi ? Je ne puis croire que tu t’adresses à moi. Ou bien tu me prends pour ce que je ne suis pas.

LEONATO
Ce ne sont plus là vexations, mais disgrâce et châti¬ment. Parle-moi vraiment, Erifila, j’ai tous mes esprits.

ERIFILA
Ai-je dit le contraire ?

LEONATO
Oui.

ERIFILA
Moi ?

LEONATO
Oui.

ERIFILA
Accuse-moi donc aussi de cela.

LEONATO
Il semble bien, traîtresse, que tu m’as considéré comme un homme vil et bas, dont les mérites n’égalent point les tiens. Car si tu avais eu pour moi l’amour que tu as feint, jamais tu ne m’aurais refusé ce que tu nommes honneur. Ni les larmes, ni les prières, ni les déserts, ni les solitudes ne t’ont fait fermer les yeux sur mille difficultés, et par ma foi, si tu m’aimais autant que tu le prétends, tu ne mettrais point tant d’obstacles.

ERIFILA
Femme je suis, voilà l’obstacle ! Et tu n’es point encore mon mari . Ce dont tu dois me savoir gré, tu veux m’en faire grief ? Que puis-je t’offrir de plus que ma parole de femme ? Si je t’avais donné le plai¬sir que tu réclames et que je venais à être ton épouse, m’être donnée si librement toujours te serait déplaisir; car vous autres hommes, vous êtes si bons que dès que vous obtenez ce que vous nous persua¬dez de vous accorder, vous nous méprisez.

LEONATO
Lorsque le bien auquel on aspire a de tels mérites, une fois consommé, alors il se consume . Te défier de moi n’est pas dû à ce danger; c’est pure inven-tion. Vois si je n’ai pas été leurré par tant de mésestime.

ERIFILA
Allez, que tu es sot !

LEONATO
Dis plutôt malheureux.

ERIFILA
Mais comment si je t’avais leurré et avais feint de t’aimer, aurais-je pu risquer de perdre parents et patrie ? Comment aurais-je hasardé ma vie et mon honneur ? Ne vois-tu pas ton erreur ?

LEONATO
Je ne sais pas. Je vois bien que tu m’as abusé.

ERIFILA
Te suivre jusqu’en un royaume étranger, est-ce là un manque de foi ?

LEONATO
Tout cela ne me convainc pas. Je pense que ta venue est plus de l’aversion pour l’autre que de l’amour pour moi. Crois bien que je suis dans le juste.

ERIFILA
De l’aversion, Leonato ? Voilà bien une piètre façon de me traiter et une marque de désamour manifeste. Moi, de l’aversion ! Quelle aversion ? Mes parents n’allaient-ils pas me marier ? Qu’est-ce qui s’y oppo¬sait si ce n’est ton amour et ma foi ? M’avait-on donné de si mauvais gages pour que je les refuse ainsi ? Considère que ce que j’ai choisi, c’est ton cœur, qui est aussi le mien. Laisse là cette obsession et tourne tes yeux vers moi s’il est vrai que le cour¬roux fait grandir la passion.

LEONATO
Laissons là l’amour et donne-moi ces bijoux que tu as dissimulés en arrivant à Requena .

ERIFILA
Frappe à la porte…

LEONATO
Que veux-tu que je frappe ? Donne-les-moi donc avant que je n’entre à l’auberge, ça vaudra mieux.

ERIFILA
Pourquoi ?

LEONATO
Non, pour rien. Je te le dirai après.

ERIFILA
Nous n’avons plus d’argent ?

LEONATO
Sinon, pourquoi te les demanderais-je ?

ERIFILA
Eh bien, vends ces bracelets !

LEONATO
J’ai dit que c’était tous tes bijoux que je voulais !

ERIFILA
Tous ?

LEONATO
Tous !

ERIFILA
Ah, mon ami ! Tu veux m’abandonner pour de bon ?

LEONATO
Je crois bien que parler ainsi va te coûter cher !

ERIFILA
Mon cœur, me parler ainsi ! Mon âme, qu’y a-t-il ? Quel autre maître avons-nous eu les bijoux et moi ?

LEONATO
Ton amour a été malhonnête. Donne-moi les bijoux, infâme !

ERIFILA
Infâme ? Pauvre de moi ! Époux ! C’est ainsi que tu te déshonores !

LEONATO
Ne m’appelez point ainsi ! Faites vite ou je vous tue.

Il sort sa dague.

ERIFILA
Mon Dieu ! Plus de doute, tu pars !

LEONATO
Sortez-les tous !

ERIFILA
Tout est là ! Range ta dague !

LEONATO
Je la rangerai. Donnez-moi votre toque et votre mantelet !

Elle les lui donne l’un après l’autre.

ERIFILA
Ma toque et mon mantelet, mon ami ?

LEONATO
Ne protestez pas, vous dis-je !

ERIFILA
Que je ne proteste pas ?

LEONATO
Si vous répliquez, je vous frappe !

Il ressort sa dague.

ERIFILA
Bien-aimé, un tel châtiment pour un seul mot ?

LEONATO
Finissons-en !

ERIFILA
Range-la !

LEONATO
Je vais la ranger.

ERIFILA
Pourtant ton visage était radieux et mon bonheur en poupe…

LEONATO
Enlevez vos vêtements à présent !

ERIFILA
Mes vêtements ?

LEONATO
Votre chemise aussi !

ERIFILA
Attends, je vais l’enlever, mais écoute…

LEONATO
Ne réplique pas !

Il sort sa dague à nouveau.

ERIFILA
Ah ! Mon Dieu !

LEONATO
Ne fais pas la sucrée !

ERIFILA
Range-la !

LEONATO
Je la rangerai. Elle sera pour qui en est digne !

ERIFILA
Non ! Traître, attends !

LEONATO
Prends garde !

ERIFILA
Je n’ai plus peur. Que m’importe que tu me frappes ?

LEONATO
Lâche-moi !

ERIFILA
Ah ! Traître, ennemi ! Attends !

LEONATO
Je n’attendrai rien du tout !

Leonato s’en va et Erifila reste en corsage et en jupon.

ERIFILA
Ainsi, tu m’abandonnes par lâcheté pour ne pas m’emmener avec toi ! Quel autre exploit pouvais-je attendre d’un homme aussi vil ? Le traître s’en est allé. Il est bel et bien parti ! Je reste avec ma solitude. Pauvre de moi ! Que vais-je faire, sans bien, avec tout ce malheur, seule, en un royaume étranger, pauvre, nue et femme ? Le brigand m’a mise en belle passe, vraiment ! Mais quelle consolation qu’il n’ait volé que mon habit; mon âme, il ne l’a point volée; si j’ai laissé mes parents pour un vil serviteur de leur maison, ce ne fut pas, Amour, sous ton emprise : de ma vie, je n’ai jamais aimé. Me marier contre mon gré me fit horreur : là où le cœur n’est pas, la raison s’y perd. Seule, sans conseil, la mienne me fit défaut : je faillis me tuer et dans la mer je voulus me noyer. Je viens juste d’en réchapper. Je laisse le navire échoué et l’ancre jetée dans la mer tranquille que m’avait promise ce traître. Nu, mon corps est sorti inanimé, en proie à mille tourments, inondé des larmes que lui a données la mer pour faire pleurer mes yeux. Que faire ? Pauvre de moi ! À me voir ainsi, il me semble que je vais perdre la tête. Mais la douleur me fait revenir à moi. Où irai-je ? Me voici là, prostrée ! Au moins je ne perdrai pas la raison : voilà des jours et des jours que j’en suis dépourvue. Que va-t-on penser si l’on me voit ? Mon Dieu, on vient !

Un gardien de fous, nommé Pisano, ainsi que Valerio et deux fous guéris employés au service de la maison : Martín et Tomás.

PISANO
Eh bien, puisque le voici sous ma responsabilité, je ferai tout mon possible.

VALERIO
Il serait prématuré à présent de lui administrer les médications.

PISANO
Elles seront plus efficaces lorsqu’il y sera préparé. Mais ne point avoir accepté de le mettre au cachot est une grande erreur. Les fous s’assagissent quand on les enferme.

VALERIO
Cela n’a pas été nécessaire : il n’est point furieux pour l’heure car la lune est décroissante . S’il le deve¬nait, force serait de l’enfermer. Et, tout joyeux que vous le voyez à présent, si la mélancolie le prend, il mourra en un jour.

PISANO
Si c’est ainsi, soit ! Comment s’appelle-t-il ?

VALERIO
Bertrand.

PISANO
Et d’où est-il ?

VALERIO
De Tolède.

ERIFILA
(À part) Si ceux-là me voient, je crains fort qu’ils ne me croient folle.

PISANO
Et quel métier faisait-il ?

VALERIO
Il étudiait la philosophie.

PISANO
La flèche fut-elle de ce carquois ?

VALERIO
Et d’une once d’inclination amoureuse.

PISANO
Ah, cela a donc sévi par ici ! Ainsi, le mal provient autant de Platon que de Cupidon.

VALERIO
Chacun d’eux a eu sa part, car l’étude et l’amour sont connus pour ôter tout bon sens.

PISANO
L’étude doit être pratiquée avec modération et non point avec rigueur. Malheur à l’étudiant dont le jugement serait touché par l’amour !

VALERIO
L’excès de connaissance engendre plus de folie encore chez l’amant, et plus il est savant plus il sait se tourmenter.

PISANO
Je ne sais si ces choses de l’amour sont folie ou philo¬sophie. Tu vois ces deux-là ?

VALERIO
Je les vois.

PISANO
C’était de remarquables étudiants et cette même aspiration les a conduits à de semblables abîmes. Ils sont pacifiques à présent et rendent toutes sortes de services dans cette maison. Ils demandent aussi l’aumône et savent s’acquitter de menues besognes. Tomás !

TOMAS
Monsieur ?

PISANO
Viens ici !

ERIFILA
(À part) M’en irai-je ? Malheureuse que je suis ! Que vais-je faire ?

PISANO
Tu es un bon fils !

Il lui flatte la tête.

TOMAS
Ma foi, oui ! Mais mon père étant mort, je ne suis plus un fils.

PISANO
Et toi, Martín, tu es un hidalgo ?

MARTIN
Si quelque malappris ne jase pas sur ma mère.

PISANO
Son idée fixe à celui-là, c’est d’être un hidalgo.

MARTIN
Tu sais, toi, si le feu brûle ?

PISANO
Je jurerais qu’il ne refroidit pas !

MARTIN
Je pense bien qu’il le jurerait ! Son grand-père est mort sur le bûcher !

PISANO
Faquin ! Je proteste !

TOMAS
Bonne mère ! Il proteste !

MARTIN
Il est un peu tard.

VALERIO
Mais, qui est cette femme ?

TOMAS
Sainte Thisbée au désert, cherchant son défunt époux !

ERIFILA
(À part) Cette fois, ils m’ont vue ! Je vais crier et dire qu’on m’a dévalisée à ceux qui m’entendront et demander qu’on me vienne en aide; ainsi, je justifierai cette vile nudité et trouverai quelque secours dans la misé¬ricorde valencienne.

MARTIN
Holà, bonne femme ! Tu as un père ? Ton grand-père était-il bien né ?

ERIFILA
Justice divine ! Sainte Mère de Dieu ! Un voleur m’a dérobé tous mes bijoux et mes vêtements !

PISANO
Nous avons bien fait de venir par ici !

VALERIO
Elle paraît folle.

ERIFILA
Ah ! Pauvre de moi ! Est-il possible qu’à peine arri¬vée un tel malheur s’abatte sur moi ?

TOMAS
Holà ! Bonne femme !

ERIFILA
Qu’y a-t-il ?

TOMAS
Halte-là !

ERIFILA
Qu’est-ce ?

TOMAS
Je veux t’enlacer.

ERIFILA
Éloigne-toi, rustre !

PISANO
Sans nul doute, elle est folle.

TOMAS
Approchez !

ERIFILA
N’y a-t-il point de miséricorde en ce monde ? Ah, monsieur ! Ah, noble gentilhomme ! Voyez, je viens d’être dépouillée et d’une bien étrange façon !

MARTIN
Eh bien ! Si c’est de votre cervelle, on vous en a laissé bien peu !

ERIFILA
Les bijoux qu’on m’a volés valaient trois mille ducats.

PISANO
Voilà son idée fixe !

TOMAS
Et alors, ont-ils pris le joyau qu’ils convoitaient ?

ERIFILA
Non, et que le diable t’emporte !

TOMAS
Çà, çà, allons, allons !

VALERIO
Du calme !

PISANO
Doucement, Tomás !

TOMAS
Vous arrivez tout droit de la montagne ?

MARTIN
Sait-elle bien à qui elle parle ?

ERIFILA
Je vais y réfléchir !

MARTIN
Amenez-la moi tout de suite.

ERIFILA
À quelle fin ?

TOMAS
Dis-lui que tu es saint Martin.

MARTIN
Je ne suis que son cheval.

ERIFILA
Si tu étais ce saint-là, ça ne me déplairait pas, tu couperais alors ton manteau et m’en donnerais la moitié. Ne voulez-vous pas compatir à ma peine et à ma nudité ?

PISANO
Bien au contraire ! Et cette fois vous irez là où je pense pouvoir vous rendre ce service. Allez, attrapez-la ! Qu’attendez-vous ?

ERIFILA
Moi ! Comment ? Pourquoi ?

PISANO
Allez !

ERIFILA
Essayez toujours ! Vous allez voir si vous approchez !

TOMAS
Rends-toi, chienne mauresque !

ERIFILA
Me rendre ? Suis-je donc une esclave ?

PISANO
Tenez-la bien !

MARTIN
Rends-toi, finissons-en.

ERIFILA
Est-ce ainsi que vous secourez celui qui souffre ? Est-ce là la fameuse miséricorde valencienne ?

PISANO
Cette miséricorde et cette bonté se répandent sur vous désormais.

ERIFILA
Après qu’on m’a tout dérobé, tu veux donc me mettre en prison ?

PISANO
Vous irez là-bas prêcher votre marotte préférée .

ERIFILA
Arrêter le voleur qui m’a dévalisée serait encore mieux.

PISANO
Ne voyez-vous donc pas la marotte de cette pauvre femme ?

MARTIN
Allez, avance !

ERIFILA
Pauvre de moi ! D’abord on me vole et maintenant on m’emprisonne !

Les deux fous l’emmènent en la soulevant à bout de bras.

PISANO
Demain, vous pourrez me parler; à présent je dois partir.

VALERIO
Allez à la bonne heure, Pisano, et remerciez le bon administrateur pour la faveur faite à Bertrand. Et ne l’enfermez pas tant qu’il n’est pas pris de fureur.

PISANO
Soit ! Mais s’il se plaint, il ira au cachot.

VALERIO
C’est la raison qui parle.

Pisano s’en va.

VALERIO
Singulier coup du sort que celui d’aujourd’hui : après ces événements, je suis comme mort ! J’amène non sans crainte Floriano à l’hôpital où je laisse un homme sain et sensé et j’en ramène un fou malade : après avoir vu la femme que l’on vient d’emmener, ou bien j’ai perdu l’esprit ou bien je n’ai plus rien à perdre. Ciel ! Quelle extrême beauté ! On dit bien que tout ce qui passe si facilement du regard au cœur est accident. Est-ce vraiment une femme que j’ai vue ou plutôt quelque ange tombé du ciel ? Suis-je encore sain d’esprit ? Je crains fort d’avoir perdu la raison. Pourquoi l’ai-je laissé emmener sans même m’enquérir de son état et de sa condition alors que je pouvais m’y opposer ? Je vois bien que j’ai quelque peu perdu l’entendement puisque mon âme n’admet pas qu’elle soit folle; mais si elle est folle, quoi d’étonnant à ce que je sois fou moi-même ? Si l’amant devient ce qu’il aime, alors je suis fou puisque je donne à une folle mon âme pour qu’elle en prenne la forme . Aura-t-on jamais vu un cas aussi étrange si je me perds ici ? Je veux la revoir, peut-être ai-je été abusé. Je veux retourner à l’hôpital car en me voyant aussi affecté, ou bien on ne me laissera point sortir, ou bien on me guérira de mon mal.

Il sort. Fedra, fille de l’administrateur, et Laida, sa servante, entrent.

FEDRA
Tu as tant insisté que j’ai fini par descendre dans la cour.

LAIDA
Tu vas condamner ma fantaisie d’attribuer à un fou tant de célestes qualités. L’administrateur, ton oncle et mon maître, a quitté l’hôpital, aussi ne juge pas mal que je te montre l’objet de ma flamme.

FEDRA
Mais enfin tu aimes un fou ?

LAIDA
Madame, c’est bien de l’amour et cela n’en serait pas si je n’aimais qu’un peu !

FEDRA
Tu es donc folle d’amour pour lui ?

LAIDA
J’essaie de dominer mon cœur.

FEDRA
Si un homme fraîchement arrivé d’aujourd’hui t’a déjà privée d’entendement, on voit bien que tu n’en avais pas beaucoup !

LAIDA
Cette prestance par laquelle j’ai été abusée m’a paru celle d’un homme sain d’esprit. La folie qui s’est emparée de moi n’est pas née de ses paroles mais de son silence.

FEDRA
Mais comment le silence pousse-t-il à aimer et à désirer ?

LAIDA [N]
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Nota del editor digital

"LAIDA"

«Dans la traduction originale française le personage qui intervient, par erreur, est Fedra.»

Un tableau d’une extrême beauté ne nous émeut-il point ? Moi, c’est ainsi que lui m’a émue. J’ai donné mon âme à une statue de marbre.

FEDRA
Voilà bien les prémices de la folie ! À un fou muet et de pierre, tu as donné ton âme ?

LAIDA
Oui, belle Fedra, j’ai donné mon âme à une pierre !

FEDRA
Malheureuse ! Ça va te mener loin !

LAIDA
Qui sert amour ne va… nulle part.

FEDRA
Est-ce un fou furieux ?

LAIDA
Avec la lune montante, il le deviendra, et moi aussi car ma foi va croissant avec le soleil de ma fortune.

FEDRA
En somme vous faites la paire de fous, lui avec sa lune et toi avec ton soleil. Allez vous faire soigner ensemble !

LAIDA
Plaise à Dieu !

FEDRA
De quel pays vient-il ?

LAIDA
Il est espagnol. Amour, viens-moi en aide !

FEDRA
Espagnol ?

LAIDA
Castillan.

FEDRA
Le Valencien aussi est espagnol. C’est à l’Espagne que je paie mon tribut.

LAIDA
Eh bien moi, je suis tolédane puisque mon amour est tolédan.

Floriano entre, vêtu d’un sayon et simulant la folie.

FLORIANO
Les fers ? À moi ? Comment ? Pourquoi ? Êtes-vous de cette honorable maison le sage majordome ? Eh bien, suivez-moi si le cœur vous en dit et vous allez voir si je peux en verser des larmes, car avec moi il ne suffit pas de jouer les Goliath même si vous me voyez petit pâtre; je vous frapperai avec une brique et ce ne sera pas du nougat d’Alicante.

FEDRA
Ah, Laida ! Fuyons !

LAIDA
Attends ! Il n’est féroce que si on le provoque et paisible d’ordinaire.

FLORIANO
Vous avez devant vous un esclave sage, humble et diligent. Ne vous alarmez point ! Écoutez ! Je ne suis né ni en Éthiopie, ni chez les affreux Indiens. L’amour m’a conduit ici – et ce n’est pas un modèle à suivre. Je ne suis pas celui qu’on croit car être n’est nullement nécessaire; ne point être, voilà qui me va; ainsi, je masque qui je suis et me préserve d’être . Je fus un étudiant ès malheurs et si j’avais l’heur de vous les conter , vous verriez qu’il n’est d’homme plus malheureux que moi; mais désormais ce sayon a donné un renouveau à ma vie ! J’ai aimé une femme sage, libre et de belle tournure. Si elle eût été moins aimable, je n’aurais point perdu mon âme. Tout le monde avait ses entrées chez elle, mais c’est au prétendant le plus couronné que j’ai ajouté une couronne car il s’agissait d’une certaine personne à qui j’ai mis deux belles cornes sur le front.

FEDRA
Ah, Laida mon amie, quel immense malheur !

LAIDA
Comme tu dis !

FLORIANO
Que Votre Majesté me fasse donner ses pieds divins afin que je marche dans les airs; à n’en pas douter vous êtes l’image de cet ingrat séraphin pour qui j’ai perdu la tête à Valence.

FEDRA
Quel beau visage et quelle prestance !

FLORIANO
Mon cœur bat à tout rompre et en vérité je tremble, si des frégates débarquent, de me voir captif à Alger ou bien dans le fleuve sans chausses, livré à la torture de l’eau ou de la corde. Je vous dis vrai mais n’en touchez mot à personne.

LAIDA
Je crains fort que tu ne t’entiches de lui.

FEDRA
Qui ne voudrait être, Laida, la lune de si folles amours ?

LAIDA
Ainsi, elles commencent à te plaire ?

FEDRA
Je voudrais seulement les faire croître jusqu’au point où je vois cette lune.

LAIDA
Comment un désir fou agit-il ?

FEDRA
Il nous fait perdre toute volonté.

LAIDA
Tes propos aiguisent ma jalousie.

FEDRA
Folle tu es, jalouse tu deviens.

FLORIANO
Pour les passions dévorantes, s’oindre les tempes d’huile puis se frapper le visage à grands coups. Sinon, s’oindre le front de sang chaud de chauve-souris car s’il fait tomber les cheveux, il vaut aussi pour se débarrasser de l’accidentelle jalousie. Et si les soupçons sont des cornes, qui donc peut y échapper ? Vive Amour ! Pan a beau les dissimuler sous de tendres feuilles de peupliers, ce sont choses éternelles ! J’ai connu moi-même l’abîme de la jalousie; écoutez : avec ces cornes et ces pénibles soupçons, je veux faire un syllogisme. Tout homme qui aime est jaloux; tout jaloux a des cornes puisqu’il est inévita¬blement livré à ses craintes : les imaginer produit ce fâcheux effet. Croire que l’on peut y échapper en pensée ou par ses actes, c’est faire des châteaux en Espagne; il est vrai que le tourment varie en fonction de la selle et du bât car une chose est de redouter de perdre ce que l’on possède et une autre, de souffrir parce qu’on l’a perdu.

FEDRA
Il tient d’étranges propos. C’est sans doute, Laida, le fruit de son clair entendement.

FLORIANO
Voulez-vous me faire une faveur, que je puisse requiescat in pace ?

FEDRA
De quoi s’agit-il ?

FLORIANO
Donnez-moi ce ruban qui me rappelle les roses de l’âne d’Apulée . De mon mal, peut-être sera-t-il le remède drastique. Il en sera l’antidote unique, et vous, l’Apollon à qui je devrai ma santé.

FEDRA
Aura-t-il donc tant de vertus ?

FLORIANO
Il sera mon Nord et mon Sud.

LAIDA
Ce ruban rouge est préférable.

FLORIANO
En quoi mon mal vous préoccupe-t-il, vous, la mal mariée ? Je demande sucre et cannelle et vous me donnez de la paille et de l’orge !

LAIDA
C’est bien ce que je craignais !

FLORIANO
Dites à vos craintes de ne point prendre leur envol : elles ont de bien humbles ailes pour voler jusqu’à mon ciel.

Fedra lui donne un ruban.

FEDRA
Ce ruban vert est préférable.

FLORIANO
Oui, car un tel espoir ne se perd jamais. Je veux faire quelque virevolte pour m’accorder avec la vôtre.

FEDRA
Concernant vos amours passées ?

FLORIANO
Je parle de danser. Comprenez-le ainsi et pas autre¬ment.

LAIDA
Parle, toi qui n’es pas folle.

FEDRA
Tais-toi, Laida, tu te trompes. Je suis là à m’ébaudir et à souffrir mille sottes billevesées afin qu’il ne s’emporte point.

FLORIANO
(À part) Je crains que ce ne soit aussi le cas pour moi car je sais que j’offense Celia. Bien que, cruelle Celia , tu aies pu te montrer inconstante et ainsi, mon cœur fidèle pourrait bien l’être aussi.

FEDRA
On vient ! Laida, faut-il qu’on me trouve seule ici avec lui ?

LAIDA
Non, Madame. Partez vite. Montons à la galerie; il n’est pas honnête de rester ici.

Elles sortent.

FLORIANO
À quelle nuit de douleur un si beau soleil a-t-il cédé la place ! Ayez une pensée pour moi si vous en avez le loisir.

Pisano, Tomás, Martín, ainsi qu’Erifila, entravée.

ERIFILA
Pourquoi me traitez-vous ainsi ?

PISANO
Tiens-toi tranquille, démente !

ERIFILA
Je ne le suis plus, je le fus naguère.

TOMAS
Voilà, la sorcière est maintenant dans nos murs. Qu’elle paie la patente !

MARTIN
Qu’elle paie !

ERIFILA
Me faire prisonnière de la sorte !

MARTIN
Il n’est pas bon de détourner la loi. Qu’elle paie sur le champ.

TOMAS
La bourse ou la vie.

FLORIANO
Qui sont ceux-là ?

MARTIN
De paisibles gens.

TOMAS
De quoi vous mêlez-vous ?

ERIFILA
(À part) Je ne sais plus raisonner et dans ce lieu où la raison est absente, la mauvaise réputation est tenace. Halte-là ! Je veux être folle puisqu’il n’y a pas d’autre remède. Le motif, à vrai dire, n’est pas des moindres et mérite que cette fureur vive malgré tout le mal qu’elle m’occasionne.

PISANO
Restez ici jusqu’à mon retour et gardez-vous de lui faire du mal.

Pisano sort.

FLORIANO
(À part) Mais par quoi suis-je ainsi ébloui ? Est-ce d’un céleste rayon de soleil que je préserve ainsi mes yeux ? Oh, beauté admirable ! Inconstance de ma fortune ! Richesse des cieux ! Couronne de la beauté ! Excellence de la Nature ! Ai-je bien tous mes esprits ?

TOMAS
Payez sur-le-champ.

MARTIN
Ici même.

ERIFILA
Que dois-je payer ?

TOMAS
La patente.

ERIFILA
Je ne le puis.

FLORIANO
Eh ! Bonnes gens !

MARTIN
C’est à nous que vous vous adressez ?

FLORIANO
Oui. Que lui réclamez-vous ?

TOMAS
Le droit d’entrée.

FLORIANO
Je le paierai pour elle si vous acceptez cette bague.

MARTIN
Montrez toujours !

TOMAS
Ma foi, elle n’est pas mal du tout !

MARTIN
Est-elle en gage ou adjugée ?

FLORIANO
Comme il vous plaira.

TOMAS
Que Dieu t’ait en sa sainte garde !

MARTIN
Avis à tout le couvent, aujourd’hui beignets et pets-de-nonne à volonté.

TOMAS
Quelle sacrée bombance !

Martín et Tomás sortent.

ERIFILA
Seigneur ! Mais qu’a donc ce fou à me fixer ainsi ?

FLORIANO
Bien fou je serais de faire peu de cas de ce dont le ciel et la terre se réjouissent ! (À part) Pauvre de moi ! Je suis perdu si je lui parle de façon insensée.

ERIFILA
(À part) Qu’est-ce qui m’empêche de fuir ? J’ai peur, je l’avoue, mais c’est bien lui qui me retient. Quelle prestance et quelle tournure ! Frayeur, faites que je puisse lui parler ou vous, Amour, laissez-moi fuir !

FLORIANO
(À part) Divine, magnifique beauté ! Amour, parle donc; langue, tais-toi !

ERIFILA
(À part) Homme étrange ! Le ciel t’a donc offert un si grand bien et imposé un si lourd tribut ?

FLORIANO
(À part) Que le monde tremble de voir la beauté sur terre de la sorte accablée ! Comment une telle splendeur peut-elle être habitée par la folie ? Que d’une si grande beauté ta folie soit l’hôte !

ERIFILA
(À part) Comment un si parfait édifice peut-il manquer du plus divin office pour parfaire sa composition ?

FLORIANO
(À part) Qu’en une si belle demeure la volonté soit rare et l’entendement absent ! Ô marbre magnifique privé de l’intellect agent ! Ô belle et remarquable image de l’univers entier, corruptible et générable ! Ô corps quelque peu distinct de l’autre monde admirable ! Conforme aux autres mondes en deux parties sur trois; mais la troisième partie, abrégé de la plus haute sphère, le ciel l’a mise à vos pieds; si l’entendement, l’âme et la divinité sont ses degrés et son fondement, chez vous la beauté est extérieure et la demeure est vide.

ERIFILA
(À part) Ce malheureux fou est comme un vase doré rempli de poison qu’on voudrait voir rempli de quelque liqueur aromatique. Mais pourtant, je le confesse, si privé de son bon sens qu’il soit, il se pourrait bien qu’il me fasse perdre le mien.

FLORIANO
(À part) Bienheureuse prison que la mienne si l’amour lui-même y est captif. Mais c’est déjà là éveiller ses soupçons.

ERIFILA
(À part) De me voir ainsi subjuguée, peut-être soupçonne-t-il qu’il me plaît.

FLORIANO
(À part) Amour, quel carquois lunatique t’a procuré cette flèche ? Dans quelle folle pensée as-tu trempé sa pointe d’or ?

ERIFILA
(À part) Lui parler serait fort audacieux.

FLORIANO
(À part) Ô folle que, moi, sain d’esprit, j’adore ! Seul le tourment est fou ! S’il me convenait que tu saches que je suis sain d’esprit, peut-être m’aimerais-tu !

ERIFILA
(À part) C’est comme si je sortais d’un songe et m’en retournais à lui. Suis-je bien celle qui, trompée par Leonato, abandonna inconsidérément parents et patrie, puis repentie, versa des larmes sur sa vile conduite ? Mais à quoi je pense ! Qui m’a conduite ici ? Comment en suis-je arrivée là ? Comment un fou a-t-il réussi à m’entraîner ainsi à sa suite ! Mais quelle idée ! Qu’est-ce que j’imagine ! Sans nul doute, c’est à juste raison que pour une autre folie pareille à celle-ci l’on m’a conduite à cette prison où je me destine à être folle. Comment en douter ? Comment penser autre chose ? (À haute voix) Je… suis… folle !

FLORIANO
(À part) Sa fureur éclipse à présent les deux étoiles de son visage. Ah, ne fais pas une telle offense au soleil qui te contemple !

ERIFILA
Folle je suis, folle, c’est certain !

FLORIANO
Cieux, restez cléments.

ERIFILA
Par ma foi, vous avez du bon sens !

FLORIANO
En te voyant, je ne puis qu’être fou et promets de l’être plus encore à compter de ce jour.

ERIFILA
Holà ! Holà !

FLORIANO
(À part) Mais qu’est-ce que j’attends ? Si ma bien-aimée est folle, pourquoi aurai-je encore quelque bon sens ?

ERIFILA
Allons ! Qu’on m’amène un palefroi car Mandricard m’attend !

FLORIANO
Donnez-moi un cheval et une lance et un habit aux changeantes couleurs. (À part) Je laisse au passé mes anciennes amours pour de nouvelles espérances .

ERIFILA
Tiens-moi l’étrier.

FLORIANO
(À part) Pour sûr, je te le tiendrai ! Tu es l’âme pour qui je vis.

ERIFILA
Eh ! Voleur ! Me mordrais-tu le pied ?

FLORIANO
Voleur, non pas ! Captif !

ERIFILA
Sais-tu bien que je suis Doralice ?

FLORIANO
Ta beauté me le dit. Serai-je ton Mandricard ?

ERIFILA
Mandricard ! Il me faisait peur et pourtant il m’a plu. Mais lui, il était sain d’esprit, tu n’es donc pas Mandricard !

FLORIANO
Je suis privé de mon bon sens, je l’avoue. Mais quand tu regarderas mon âme, tu verras un fameux prodige.

ERIFILA
Demande à mon écuyer si Roger est passé par ici.

FLORIANO
Il dit qu’il est venu et qu’il a demandé un peu d’eau chez un savetier.

ERIFILA
Comment t’appelles-tu ?

FLORIANO
Bertrand.

ERIFILA
Alors, tu n’es donc pas Roland ?

FLORIANO
Puisque tel est ton bon plaisir, je serai aujourd’hui les douze pairs à la fois qui à la même table mangent leur pain.

ERIFILA
Tu connais le Maure Calaïnos ?

FLORIANO
Mille fois je fus avec lui à la chasse aux hirondeaux.

ERIFILA
Et Samsonnet ?

FLORIANO
Je connais aussi Ogier, le grand mangeur de concombres.

ERIFILA
Des gens fort honorables.

FLORIANO
T’ai-je dit le contraire ?

ERIFILA
(À part) Que ce fou me plaît ! Ou bien il a toute sa tête ou bien c’est moi qui ai perdu la mienne.

FLORIANO
(À part) On dirait qu’elle a vu que j’ai toute ma raison. Je dois simuler. À haute et intelligible voix
Je veux aller à la chasse. A-t-on préparé chevaux, braques, limiers, faucons et tagerots ?

ERIFILA
Oui, et aussi des chiens en laisse et des faucons entravés.

FLORIANO
Eh bien, qu’on leur donne un os à chacun car je veux lever une palombe, enfin, si je trouve un autour.

ERIFILA
Bonté divine ! Donnez-moi du fil portugais pour en faire une résille.

Pisano entre.

PISANO
Voilà, Madame, votre cotte est prête. Entrez par ici, je veux que vous l’essayiez. Vous, Bertrand, ne vous approchez pas d’elle, vous êtes beau garçon et des plus audacieux, et là où la raison ne gouverne plus, l’appétit est roi.

ERIFILA
Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, barbe d’hérétique ?

FLORIANO
De quoi vous mêlez-vous, crête de coq ?

PISANO
Vous prenez sa défense ? C’est parfait. Vous ne le reverrez pas avant la fête des Saints-Innocents.

ERIFILA
Que Dieu vous la baille mauvaise ! Je suis libre et je peux faire à ma guise de mon manteau un esprit follet et de mon cœur une besace.

PISANO
Entrez, finissons-en !

ERIFILA
Adieu, beau fou.

FLORIANO
Divine folle, au revoir.

PISANO
Allons, du calme !

FLORIANO
Seul.
Va-t’en doucement, mienne pensée !
D’autres pensées sont chassées par le vent,
Pensée, Vierge folle, vil et bas tourment,
Féroce, tyrannique, contre ton gré
5
Tu céderas pour ma raison garder.
Avec la force d’un trouble affolement
Tu vas ici et là. Sur mes désirs ardents
Je pleure à raison. Ô fol hyménée !
Ne me mène pas dans les noirs ravages.
10
Pour un fou, nul bonheur au mariage.
Un fou, perdu dans un monde sensé.
Soupèse ton gain, pèse ton tourment.
Laisse-moi en paix, je veux être constant.
Laisse donc en paix Floriano torturé.

Valerio entre.

VALERIO
Ne me remercie point ni ne considère comme témoignage d’amitié que je te visite déjà. Je viens à présent pour une affaire personnelle et qui, mon cher ami, n’est pas ordinaire : la joie et le salut que tu désires pour ma vie et mon âme en dépendent.

FLORIANO
Qu’est-ce, mon bon Valerio ? Aurait-on appris d’aventure que je suis reclus ici pour folie ? Quelque disgrâce est-elle survenue dans mon affaire ?

VALERIO
Floriano, le fou, c’est moi; je suis fou. Toi, malgré l’habit que tu portes, tu as l’air sage et avisé. On ignore tout de toi jusqu’à présent et nul n’en saura rien si les cieux ne se conjurent pas pour ton mal-heur et pour le mien.

FLORIANO
Mais qu’y a-t-il, Valerio ? Quel événement a bien pu troubler ta sage retenue ? Qui t’a fait pâlir ainsi ? Qui donc a triomphé de ton bon sens et altéré et ton cœur et le mien ?

VALERIO
N’a-t-on pas amené ici une folle plus belle que l’ordre des cieux, que les planètes et les éléments et que tout ce qui est mortelle créature ?

FLORIANO
Cette folle-là, dis-moi, en quoi elle te regarde ?

VALERIO
Elle ne me regarde pas, mais moi, je la regarde.

FLORIANO
Attends, suis-moi, il n’y a personne dans cette pièce et des sièges nous y attendent. Là, tu me raconteras tout à loisir ce qu’il t’arrive.

VALERIO
Ah ! Mon Dieu !

FLORIANO
Tu soupires donc ?

VALERIO
Je perds la tête… tu veux dire !


Acte II

FLORIANO
La fortune devrait être lasse de m’avoir infligé tant de revers, laissant là sans résistance aucune, les pauvres forces de ma faible poitrine. Toujours lorsque nous l’importunons de nos vœux, elle ne manque de nous apporter plus de maux que de bienfaits. Elle m’épargna si bien le trépas que m’en voici plus près encore. Je vis les beaux yeux divins où Amour a répandu feu et folie et ma dépouille, tel un papillon, s’embrase auprès de l’amoureuse lueur. Et comme si les tourments de cette mortelle et terrible inquiétude ne suffisaient pas, le destin ordonne que mon meilleur ami soit l’instrument de mon supplice. Valerio, qui de mon secret est le dépositaire, le pro¬tecteur, le défenseur et le confident, d’un même effet, brûle d’amour pour cette folle. Il se dit si affligé que le cours de sa vie tient à un fil, qu’il doit posséder cette femme, folle ou pas folle, et qu’Amour n’a que faire de sagesse. Il prétend être son parent , il vient la réclamer afin de lui rendre l’honneur qui lui est dû. Ô Amour ! En quels périls vit et meurt celui qui une fois éprouva ta force ! Fou ou sage, laisse-moi avec ma folle, car si je la perds, alors oui je deviendrai fou.

Fedra entre.

FEDRA
(À part) Je viens voir ici s’il y a quelqu’un qui saurait me donner de mes nouvelles car on dit que je me suis perdue en ce lieu; et savoir pour qui je vis et pour qui je meurs n’est pas peu de chose. Rares sont les souvenirs là où la raison n’est plus. Par un étrange supplice, Amour m’a terrassée. Je perds le sens; seul le sentiment demeure. Ma folie m’effraie. Si j’ai bien ouï dire que l’amour était un peu fou, je ne croyais pas qu’il l’était à ce point. À ces secrètes douleurs je connais désormais sa rigueur. Que peut offrir un fol amour si ce n’est d’aussi fols effets ? Un fou, fou d’une autre de surcroît ‒ ce qui n’était nullement nécessaire ‒, m’a transmis son mal quand j’ai posé les yeux sur lui. Je ne sais ce qui en lui, pauvre de moi, ensorcelle ma raison ! Mais, mon Dieu ! Est-il pire folie que de n’avoir point vu qu’il se trouvait ici ?

FLORIANO
(À part) Je dois me garder d’elle et connais ses intentions; fuyant sa passion, je veux trouver asile dans ma folie. Je feindrai d’être moins sain d’esprit qu’autrefois je ne fus.

FEDRA
(À part) Je ne suis plus moi-même à cause d’un fou ! Comme c’est injuste !

FLORIANO
N’avez-vous pas vu par ici quelque chose que j’ai égaré ?

FEDRA
Et toi, ne m’as-tu pas vue, errant comme une âme en peine ?

FLORIANO
Ma sœur, si vous errez comme une âme en peine, votre gloire est assurée pour l’éternité !

FEDRA
Oh ! Sublimes paroles, si emplies de grands mystères !

FLORIANO
Oh ! Savoureuses aubergines, coings et carottes que le poète Juan de Mena a mélangés à la poudre de Perlimpinpin !

FEDRA
(À part) Comme la furieuse frénésie lui tourneboule la cervelle !

FLORIANO
Savez-vous quelque chose sur ce que j’ai perdu ? Je vous donnerai pour la peine un fromage.

FEDRA
Je ne sais que trop ce qui chez toi s’égare. Plaise au ciel que je sache où se trouve ta raison perdue et que je puisse te la rendre !

FLORIANO
Vous le faites pour la récompense ? Oh, goulue fille de garce ! Si vous étiez la plus belle, je vous en conterais de bien lestes.

FEDRA
Celle que tu aimes a-t-elle donc plus d’attraits ?

FLORIANO
De neige et de piments sont ses dents et ses gencives . Je l’aimais et l’aime encore et en vérité je dis plus si j’ajoute qu’elle est de ma condition et qu’elle se meurt du même mal que moi.

FEDRA
C’est donc pour elle, insensé, que tu as perdu ce qui te manque ?

FLORIANO
Quand je perds mon bon sens, je suis sage à l’extrême . Mais ce n’est pas là ce que je cherche; autre chose me manque et, en vérité, je me tiens pour furieusement avisé d’avoir perdu la tête. Tel que vous me voyez avec ces haillons, eh bien, j’ai perdu…

FEDRA
Quoi, pour l’amour de Dieu ?

FLORIANO
Une petite mule avec une coiffe bouffante, qui vient de mettre bas.

FEDRA
(À part) Que cela ne vous enlève pas tout désir et même le ravive !

FLORIANO
Ne point vous sembler laid accroît mon espérance et si j’ai eu grâce aux yeux d’une dame aussi sage que vous, je puis bien plaire à qui me ressemble.

FEDRA
À en juger par sa beauté, il aurait un fort bel esprit s’il pouvait guérir de son mal !

FLORIANO
Voici que vous philosophez ? Et de surcroît, vous êtes dans le juste : tempérament et complexion favorisent l’esprit et le rendent plus agile car le corps humain est en vérité l’instrument des ouvrages de l’âme.

FEDRA
Qu’as-tu fait de ce ruban d’espérance que je t’ai donné ?

FLORIANO
Je l’égarai aussitôt que je vis la marque que portait cette carte dans mon jeu . N’étant aveuglé ni par l’amour ni par la confiance, j’écartai cette espérance car une bien meilleure donne s’est présentée.

FEDRA
Laquelle ?

FLORIANO
Une reine de cœur, carte nouvelle dans le jeu , qui l’emporte sur mille reines pour gagner mille trésors. Mais un diable de cavalier s’est mis entre nous avec de meilleurs atouts et prétend ruiner mon jeu. Amitié et amour sont ici si contraires qu’il se pourrait bien que j’aie sous peu une quinte majeure à pique.

FEDRA
Ainsi tu as mis en jeu mon espérance ?

FLORIANO
Oui et la mienne aussi.

FEDRA
Veux-tu un autre ruban ?

FLORIANO
Volontiers, si cela ne vous chagrine pas que je l’utilise; bien au contraire, mes yeux se réjouissent qu’en de semblables combats, je puisse offrir à la dame de mes pensées de tels trophées en gage d’amour. Où est ce ruban ?

FEDRA
Le voici.

FLORIANO
Sur votre front ?

FEDRA
Ne le vois-tu pas ?

FLORIANO
Eh bien, enlevez-le.

FEDRA
Mieux vaut que tu me l’ôtes toi-même.

FLORIANO
Voilà, je dénoue ce lien.

Il dénoue le ruban.

FEDRA
Ah ! Mon Dieu ! Et si je l’enlaçais ? Le puis-je ? Mais oui, je le puis : il est fou, la belle affaire !

FLORIANO
Voilà que vous me faites les poches ? On veut me voler quelque chose ?

FEDRA
(À part) Je n’ose l’enlacer. Ô, Amour ! Mais qu’attends-tu ?

Erifila entre vêtue d’un sayon en lambeaux et de la petite cape des fous.

ERIFILA
Ce lien n’est pas fait pour me déplaire. Au moins vous êtes assortis. Puissiez-vous jouir tous deux de cette étreinte de nombreuses années ! Mais n’était-ce pas vous, Mandricard, qui vouliez être mon époux ? Abandonnons désormais de telles chimères. Et vous, reine des courtisanes , voyez un peu si vous êtes de taille avec votre petit sceptre ! Si vous êtes saine d’esprit, pourquoi vouloir être folle parmi les fous ? Pourquoi tous ces atours, ce col et cette coiffe ? Allez, déguerpissez, par tous les diables ! Ce fou a déjà un maître !

FEDRA
Eh, Elvira ! Tout doux !

ERIFILA
Montez immédiatement en salle ! Au diable la jacasse ! Mais de quel droit prétend-elle passer devant la fille légitime ?

FEDRA
Je préfère me retirer et ne point écouter ces sornettes.

Fedra sort.

FLORIANO
(À part) Il n’est point d’entremetteur qui travaille plus en ma faveur. Ô jalousie qui décuple l’amour ! Qui donc te nomme fille de l’Amour ? Il serait plus juste de dire que tu es sa mère, car bien souvent tu le nourris en ton sein. Comme tu as facilité mon ouvrage ! Mais pourquoi demeure-t-elle interdite à présent, celle qui de toute la force de son âme et de son cœur vient de s’interposer ?
À haute voix. Vous vous taisez à présent ? Quelle est donc cette mélancolie ?

ERIFILA
Je regrette d’avoir ainsi parlé à la souveraine, ma maîtresse. D’une part, parce que vous devez penser à présent que je vous suis tout acquise et d’autre part, en raison du spectacle que vous venez de m’offrir.

FLORIANO
Elvira, plaise aux saints que si je l’aime, une poêlée d’œufs frits et de lard s’abatte sur ma tête. Et si je ne suis point Mandricard, esclave de Doralice, bien que je n’aie rien fait, qu’on m’habille alors d’une triste soutane. C’est une plaisantine qui a grandi ici et, jeu de mains, jeu de vilains , je lui ai donné une petite tape pour me jouer d’elle . S’il s’est agi d’autre chose entre moi et cette drôlesse, que je tombe en disgrâce à tes yeux et que je meure sur-le-champ, frit, cuit et rôti.

ERIFILA
Chien, vous faites l’idiot à présent ? Rôti aussi vous me plaisez et si vous n’êtes pas à mon goût, je vous ferai accommoder en marinade. Dès mon arrivée dans cette maison, en vous voyant, j’ai eu l’eau à la bouche et entends bien ne pas être privé de dessert. Vous devez être Mandricard, n’en déplaise à Rodomont.

FLORIANO
(À part) Ô Amour, je t’invoque; instruis cette femme ! Toi qui rends fous ceux qui sont sages, rends-la sage si elle est folle !

ERIFILA
(À part) Amour ! Si tu imites le Ciel, répare ce que tu as brisé. Si ce prodige offense la nature, rétablis-le dans sa raison.

FLORIANO
(À part) Ô Amour ! Mets une âme derrière ce visage prodi-gieux de beauté ! Fais qu’elle écoute ma peine et comprenne mon mal.

ERIFILA
(À part) Amour, toi seul, nul autre, peut, victorieux, accom¬plir un tel miracle. Fais que ce fou me comprenne et qu’il sache me répondre galamment.

FLORIANO
(À part) Ciel, cette folle de femme s’en remet à ton pouvoir.

ERIFILA
(À part) Je ne veux point me déclarer avant de savoir si je puis avoir confiance.

FLORIANO
(À part) Je n’ose m’expliquer clairement avant de voir si je puis avoir confiance.

ERIFILA
(À part) Mais puisque je suis folle, je pourrais bien lui dire ce que je pense.

FLORIANO
(À part) Si je suis fou, je puis bien dire les tourments d’un amour pourtant parfaitement sensé.

ERIFILA
Holà, brave homme ! Sais-tu d’aventure qui est Amour ?

FLORIANO
Que ce traître soit pendu et fumé comme une sau-cisse ! C’est un désir engendré par la vue, mais c’est un sentiment fort paradoxal car à peine satisfait, il s’éteint et l’on finit par abhorrer ce que l’on avait tant aimé.

ERIFILA
Amour ! Comme tu commences bien !

FLORIANO
Désir, enfin, de ce qui est beau. On dit qu’il est deux sortes de désirs mais il est indispensable qu’il y ait aussi deux sortes de beautés : la beauté corporelle et l’autre, la beauté de l’intelligence, dont le Ciel te prive seulement pour me faire mal car il te manque l’ornement de l’âme le plus indispensable.

ERIFILA
Tais-toi, fou inconstant et versatile plus encore que la lune et le vent.

FLORIANO
Et toi, les variations de la lune ne t’affectent-elles pas aussi ?

ERIFILA
Mon corps en subit les effets, mon âme, non, car je ne suis pas folle.

FLORIANO
Si tu ressemblais à la lune, qui aime le soleil dont elle reçoit lumière, vie et bienfaits, tu serais le parangon de l’amour. Mais si à ta naissance tu avais reçu l’influence de Mercure, tu serais aussi chaste qu’elle et ce, pour mon plus grand tourment. Mais toi qui m’interroges sur l’amour, connais-tu sa douleur ?

ERIFILA
Je sais qu’Amour est notre père et je sais bien d’autres choses encore. Et pour ce qui est de l’expérience, je connais Amour depuis que je t’ai vu; auparavant, ma connaissance était toute théorique.

FLORIANO
Tu as donc quelque estime pour moi ?

ERIFILA
(À part) Celui-ci aurait-il d’aventure toute sa raison ?

FLORIANO
(À part) Serait-elle saine d’esprit à présent ?

ERIFILA
Ah ! Tu viendrais à me comprendre ? Je dis que tu me plais autant que le poivre plaît au vin.

FLORIANO
Eh bien, toi tu me plais comme le lard après le samedi saint.

ERIFILA
(À part) Il répond à mon langage. Dieu me protège ! Et s’il n’était pas fou ?

FLORIANO
(À part) Cette femme-là est sensée et pas qu’un peu !

ERIFILA
Je descends d’un haut lignage.

FLORIANO
Moi aussi, je suis gentilhomme, avec une rente qui là-bas à Paris vaut bien mille maravédis . Et je suis accoutré de la sorte parce que je le veux bien.

ERIFILA
Moi, c’est un voleur qui m’a dérobée à la maison d’un noble père, puis il a détalé comme un lapin mais sans emporter mon cœur. Mais parce que ces gens m’ont trouvée poussant grands cris, sans toque mais passablement toquée , ils m’ont ligotée et conduite au tribunal du lieutenant.

FLORIANO
Eh bien moi, on dit que j’ai tué un prince d’Aragon et cette très fâcheuse affaire m’a conduit en prison. Je joue au fou et préserve mon cou de tout mal. Amen : j’aime encore mieux endurer le bâton plutôt que de me faire pendre.

Ils se ressaisissent.

ERIFILA
Tu parles vrai ?

FLORIANO
Oui. Et toi dis-tu vrai ?

ERIFILA
Moi, oui.

FLORIANO
Eh bien, pour l’amour de Dieu, mon aimée, compatis à mes maux. Regarde l’amour que je te voue. Folle et privée de raison, je te dévoile mon secret, signe que pour toi je deviens fou.

ERIFILA
Ami, je ne suis ni Elvira, ni folle, comme tu l’as cru. Ma haute naissance aspire à plus de noblesse. Erifila fut mon nom jusqu’à mon arrivée ici. Tu peux assurément me confier des secrets que tu ne confierais à personne d’autre car je t’adore et je t’aime et je suis tienne jusqu’au trépas.

FLORIANO
Bonne Fortune ! Heureuse Destinée ! Donnez-moi, madame, ces bras.

ERIFILA
Je pense encore que je n’en suis pas digne !

Pisano entre.

PISANO
Oh ! Un méchant gourdin en chêne que je vous grêle sur le dos force coups de bâtons. Elle est bien bonne celle-là !

FLORIANO
Vieux bougre ! La paix vous dérange-t-elle ?

PISANO
Je vais vous la faire, moi, la guerre et je vous promets qu’il va vous en cuire ! Martín, Tomás !

FLORIANO
(À part) Malheureux que nous sommes !

Tomás et Martín entrent.

TOMAS
Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?

PISANO
Diantre, qu’ils ne se parlent plus ! Qu’on mette le sire aux fers et, à la dame mettez des menottes qui enserrent bien ses mains.

ERIFILA
(À part) Si seulement, comme ces menottes, mes mains pouvaient avoir le bonheur d’enlacer les pieds qui vont devoir souffrir les fers ! Comment osent-ils empri¬sonner mon bien-aimé ?

FLORIANO
C’est à moi qu’il faut infliger tout cela. C’est moi le fautif.

PISANO
Ah, tu m’en diras tant !

FLORIANO
Oui, à moi, Mathusalem.
(À part) Je feindrais bien d’être fou furieux mais je redoute le cachot.

MARTIN
Vous ne connaissez pas le règlement de cet hôpital, morveux ? Depuis quand avez-vous vu les hommes et les femmes ensemble ?

PISANO
Emmenez-les immédiatement.

FLORIANO
Mais que veux-tu ? M’emmener pour le dîner ?

ERIFILA
Moi aussi, vous m’emmenez ?

PISANO
Emmenez-la tout de suite, à la male heure !

ERIFILA
Oh ! Maudite martingale ! Parmi les plus belles que j’aie jamais vues !

Ils les emmènent. Pisano reste seul.

PISANO
Je ne suis pas surpris que cette folle ait séduit un fou car elle incite un homme sensé, et qui ne l’est pas qu’un peu, à lui donner son âme. J’ai à cause d’elle le cerveau ébranlé comme une roue de moulin . Ô Amour, si tu es folie, comment peux-tu être un dieu au ciel ? Quand comptes et vin clairet devraient m’occuper, Amour me coiffe de favoris et d’un petit toupet sur la tête. La girouette est perdue. Il ne faut pas se fier à l’âge car l’amour est entremetteur de l’appétit. Malgré tout, ma passion est telle que je la considère comme bienheureuse.

Tomás entre.

TOMAS
Maître, votre cousin, l’officier de justice d’Aragon, est ici.

PISANO
Tu veux dire Liberto ?

TOMAS
En personne.

PISANO
À la bonne heure ! Qu’il entre, il est chez lui ici, encore que ce ne soit point la place d’un homme raisonnable !

Liberto paraît.

LIBERTO
Vous ne pourrez pas vous plaindre de ce que sitôt arrivé à Valence je ne vienne vous voir.

PISANO
Dans mes bras ! Embrassez-moi ! Mille fois !

LIBERTO
Je veux vous embrasser au moins deux fois, l’une par parenté, l’autre par amitié, car plus encore que votre parent, je me félicite d’être votre ami.

PISANO
Liberto, vous êtes chez vous ici à l’hôpital des fous. Cette affirmation, il est vrai, peut paraître moqueuse. Quoi qu’il en soit, sachez que vous avez là un cœur tout disposé à vous servir. Qu’est-ce qui vous amène à Valence ?

LIBERTO
N’avez-vous pas su le malheur advenu au prince Reinero, fils légitime du comte Arnolfo ?

PISANO
On en a certes parlé ici, bien que certains tiennent ce bruit pour une fable.

LIBERTO
Plût au ciel, ô cousin, qu’il le fût. Mort, il est bien mort et pour comble de malheur par la main d’un homme de la montagne que moi et d’autres recher-chons de toutes parts et en tous lieux.

PISANO
Qui douterait que vous ne fassiez vos diligences contre lui ? Plaise à Dieu que vous le retrouviez. Je vous jure que cette prise vous serait source de profit !

LIBERTO
Nous tous avons son portrait reproduit. Des copies en ont été faites à Saragosse afin qu’il ne puisse nous échapper par quelque ruse.

PISANO
J’aimerais infiniment le voir.

LIBERTO
Qu’à cela ne tienne. (Il lui montre le portrait.) L’assassin, le voilà.

PISANO
Quelle belle prestance ! Que dit la légende ?

LIBERTO
Floriano, Aetatis suae, vingt-neuf ou trente ans.

PISANO
À la vue de ce visage, mon cœur se serre.

LIBERTO
Apercevant Floriano. D’aventure ce fou nous a-t-il vus ? Du secret, ma vie dépend !

PISANO
Il est suspendu au spectacle des étoiles. Vous n’avez rien à craindre. Venez avec moi, je veux vous régaler d’un cadeau en attendant le dîner.

LIBERTO
Vous voir est déjà un cadeau.
(À part) Ce fou a éveillé mes soupçons.

Ils sortent. Tomás entre.

TOMAS
Il n’y a point de secret au monde qui puisse le rester. On dit bien que la terre a offert ce mot au ciel pour l’éternité et que les murs ont des oreilles. Si ce secret m’importait vraiment, je préserverais du trépas tout à la fois ma personne, mon frère et l’ami bien-aimé.

FLORIANO
Il est bon que ceux qui vivent exposés à la misère du monde aient des amis. Mais pauvre de moi, je n’en ai eu que pour ma plus grande infortune. Voilà que je parle sensément sans prendre garde à qui m’écoute !
À voix haute. Quelles nouvelles par ici, Tomás ?

TOMAS
Oh ! Mon petit Bertrand ! Et ces entraves alors ? Elles sont lourdes ?

FLORIANO
On m’a mis, Tomás, celles de la vieille comme disent certains en Castille. C’était une méchante femme qui à sa mort légua pieusement aux prisons toute sa fortune pour acheter des fers.

TOMAS
Le misérable qui, à ce qu’on dit, a tué Reinero mériterait bien de porter les mêmes. Partout dans le monde on le poursuit avec des portraits qu’on a faits de lui.

FLORIANO
(À part) Que le ciel me vienne en aide !
À voix haute. Et toi, de qui tiens-tu tout ça ?

TOMAS
Un homme d’Aragon, cousin du concierge dit-on, est aux trousses du meurtrier et détient son portrait. Ce dernier s’appelle, je crois…

FLORIANO
Comment ?

TOMAS
Ça commence par « Flor » et le reste, j’ai oublié.

FLORIANO
A-t-il dit par hasard… « Floriano » ?

TOMAS
Cela même. C’est ça, c’est ça, « Floriano »; il a dit que c’était un homme de trente ans, un an de plus ou un an de moins.

FLORIANO
Et le cousin, où est-il allé ?

TOMAS
Sans aucun doute parti voir notre maison car per-sonne ne vient à Valence sans la visiter.

FLORIANO
Pour l’amour du ciel ! Je veux voir ce portrait. Ne bouge pas d’ici, je pars le trouver.

TOMAS
Et pas un mot sur ce que je t’ai dit.

FLORIANO
Suffit ! Ce secret m’importe encore plus qu’à toi.

TOMAS
Je sais bien, tout en étant fou, tu es un homme avisé.

Floriano sort. Erifila entre, avec des menottes.

ERIFILA
(À part) Je me suis échappée, pour l’amour du Ciel, mais j’ai toujours les menottes et bien qu’elles soient de si forts liens, ce ne sont point ceux auxquels j’aspire.
À voix haute. Tomás, que faites-vous ici ?

TOMAS
Vous le voyez bien, brave femme. Si le vieux vous aperçoit, par ma foi, il vous enfermera encore.

ERIFILA
Il ne peut pas me les enlever ces menottes ? Que me veut-il ? Qu’est-ce que j’ai ? La rage, peut-être ?

TOMAS
Eh bien, sur ma foi, il offense les cieux souverains dont tu es l’étoile, à en juger par ton éclat.

ERIFILA
À ce seul compliment je me retire de la querelle. Tu me trouves donc très belle ?

TOMAS
Dieu m’est témoin que j’étais sain d’esprit mais à ta seule vue, je perds le sens. Ton visage fait perdre la raison. Veux-tu m’épouser ? Car je suis…

ERIFILA
Tu es ?

TOMAS
Le Grand Turc, c’est moi.

ERIFILA
Foi et parole je te donne…

TOMAS
De quoi ?

ERIFILA
De manger une figue.

TOMAS
Alors, tu ne veux pas te marier ?

ERIFILA
S’il y avait un prêtre, si.

TOMAS
Pour un malheureux prêtre, tu vas me passer sous le nez !

ERIFILA
Sais-tu qui a le pouvoir de célébrer ce mariage ?

TOMAS
Qui ça ?

ERIFILA
Bertrand.

TOMAS
Tu dis ça en l’air ?

ERIFILA
Au contraire, j’ai bien réfléchi. Appelle-le, de grâce ! Il vient de chanter prime et à deux heures nous unira.

TOMAS
Donne-moi ta main.

ERIFILA
Elle est déjà prise.

TOMAS
Bon, alors j’y vais.

Tomás sort.

ERIFILA
Va, Amour miséricordieux, qui toujours voles et jamais ne reposes, puisse celui que tu m’as donné pour mari venir voir comme son épouse lui est bien attachée. Qu’il vienne celui par qui la prison rigoureuse où je suis recluse m’est bienheureuse vie et délicieux tourment. Qu’il vienne celui pour qui il m’importe peu de perdre et l’entendement et la vie, celui pour qui mon âme est sage et ma raison perdue; la beauté pour laquelle je vis et je meurs est telle que je ne veux plus jamais revenir à plus grande sagesse.

Floriano entre, le visage barbouillé de suie.

FLORIANO
(À part) Me voilà beau à présent avec ce masque ! Cette vie est bel et bien une partie d’échecs. Comme elle est changeante et inconstante ! Voyez donc : une pièce blanche hier, demain peut être noire.

ERIFILA
Bertrand !

FLORIANO
Elvira !

ERIFILA
À quelle fin t’es-tu ainsi grimé ?

FLORIANO
Madame, je joue aux échecs maintenant car c’est un jeu d’adresse. Moi, pauvre cavalier, me voici poursuivi par un roi qui, avec deux mille pions, cherche à se venger de mes trahisons. Aujourd’hui un fou est venu me chercher dans cette maison, il veut subtilement m’opposer un mat et me mettre en échec. Et parce qu’il se réjouit de mon mal et est déterminé à me tuer, de pièce blanche je me suis, comme vous le voyez, changé en pièce noire.

ERIFILA
Et que vient faire ici ce fou ?

FLORIANO
On dit qu’il a mon portrait. Aussi, je me tiens sur mes gardes et me suis rendu méconnaissable.

ERIFILA
Ce jeu trouble grandement ma quiétude.

FLORIANO
Et comment ! Puisque vous êtes une pièce du jeu, rien de moins que la dame. Pour ce, aidez-moi, car je suis sur le point d’être fait prisonnier.

ERIFILA
Parle-moi donc clairement, personne ne peut nous entendre. Est-il vrai que muni de ton portrait on est venu te chercher ici ?

FLORIANO
On veut arracher à ton cœur ton grimé de fou, mais ne crains rien : travesti de la sorte, je suis à l’abri du sort que le roi d’Aragon a ordonné pour moi. Fou et méconnaissable comme je suis, nul ne me reconnaîtra.

ERIFILA
Tu m’as confié un précieux secret; je reconnais là une preuve d’amour et puisque tu dis que tu es ici en sûreté, parlons de nos affaires.

FLORIANO
Pour finir ils t’ont mis des menottes ? Fer cruel mais bienheureux ! Fer qui a réussi à emprisonner ce que le ciel a donné de plus beau à la terre ! A-t-il laissé quelque marque ? Comment a-t-il pu t’outrager de la sorte ? N’est-il pas comblé de jouir d’une telle gloire ? Cependant, il est impossible qu’il t’ait marqué car il a dû fondre devant toi et relâcher son étreinte pour ne point te meurtrir. Oh, qui ne voudrait être ce fer pour jouir d’un tel trésor ou pour se changer en or et parer ta main ? Par ma faute, une peau si délicate soumise à de telles attaches ?

ERIFILA
Ce sont des bracelets et non des attaches que je sup¬porte pour toi. Ce sont des joyaux qu’Amour m’a donnés. Ils ne méritent point le nom d’attaches car la seule attache que je connaisse est celle qui doit te lier à moi.

FLORIANO
Si ce sont des bijoux et des bracelets qu’Amour donne aux amants, je les veux sertir de perles et de diamants . Désormais toi et moi ne sommes plus qu’un. Le Dieu aveugle nous a réunis en un seul corps, et ces vilains, voyant qu’il n’y a là qu’un seul prisonnier, m’entravent les pieds et vous, madame, les mains. Ainsi, ce prisonnier, pieds et poings liés, même mourant, jamais ne partira.

ERIFILA
Les entraves qu’on t’a mises aux pieds me blessent au plus profond de mon être, mais celles dont ton amour m’a parée sont couronnes de gloire. Mon seul regret est que mes bras ne puissent s’ouvrir à tes étreintes. Mais mon âme, elle, a ce pouvoir et elle imagine même qu’elle te les rend.

FLORIANO
Gare ! Voici l’alguazil !

ERIFILA
Veux-tu que je m’échappe ou que je demeure ?

FLORIANO
C’est égal. Reste donc.

Liberto et Pisano entrent.

LIBERTO
Je ne puis m’attarder car je suis fort affairé.

PISANO
Puis-je vous être utile ?

LIBERTO
Je suis bien aise de vous avoir vu, ainsi que votre célèbre maison.

PISANO
Vous ici ! Mais qu’est-ce donc ?

FLORIANO
Vous me jouez toujours des tours pendables et plus encore à présent que vous êtes en compagnie de cet autre coquin qui veut ma perte !

ERIFILA
Vous, qui êtes-vous ? Et qui cherchez-vous ?

LIBERTO
Moi, ma sœur, je suis à la recherche d’un fieffé criminel.

FLORIANO
Je subodore qu’il est ici et que vous ne le trouverez pas.

LIBERTO
La seconde proposition est fort probable.

ERIFILA
Qu’a-t-il fait ?

LIBERTO
Ce tyran a tué un roi.

ERIFILA
Son nom ?

LIBERTO
Floriano.

ERIFILA
Eh bien, sa femme, c’est moi !

LIBERTO
Amusante et sublime cette folle !

PISANO
Elle est parfaite à l’excès.

FLORIANO
Holà ! Mon Dieu, Comme je vous crains vous et votre badine gourmande ! À vrai dire, je ne vous ai jamais tant offensé qu’à présent. Il paraît du reste que vous dites certaines galéjades contre moi qui ne sont pas en ma faveur.

PISANO
Celui-ci est un insigne étudiant que l’amour a rendu fou.

FLORIANO
Et celui-là un âne qui a donné deux coups de sabots à un éléphant.

PISANO
Cette autre-là dit qu’on l’a dévalisée et n’en démord pas.

ERIFILA
Qu’en savez-vous, misérable bachelier ? Ça vous regarde ? Si on m’a volée par traîtrise, je tiens là le voleur prisonnier, les fers aux pieds.

FLORIANO
Le prisonnier, c’est moi.

LIBERTO
Sur ma vie, comme elle est belle ! Comme elle suscite la compassion !

ERIFILA
Mon ami, une devinette : trois pinces sur une corde, qu’est-ce que c’est ?

FLORIANO
Un fil à étendre le linge ?

ERIFILA
Oh, mon Dieu !

FLORIANO
C’est difficile à trouver !

ERIFILA
Allez, allez ! Coquin d’étudiant ! Voilà déjà deux pinces (montrant ses poignets) et c’est moi qui suis à la fois la corde et la dernière pince.

FLORIANO
J’étais loin, pas vrai ? À qui sont toutes ces pinces ? Ça ne s’accorde pas dans mon esprit.

ERIFILA
Ces deux-là (elle montre ses menottes) sont à cet homme sain d’esprit (elle montre le concierge) et la corde, c’est celle que j’ai passée au cou de ce fou (elle désigne Floriano) parce que j’en pince pour lui.

PISANO
Elle est ici pour peu de temps et c’est une femme de qualité.

LIBERTO
Oui-da, cela va sans dire.

FLORIANO
Et vous, savez-vous bien qui je suis ?

LIBERTO
Je ne le sais pas et ne veux pas même le savoir.

FLORIANO
Par ma foi, pourtant, ça vous intéresserait.

LIBERTO
Vous avez la figure bien noire !

FLORIANO
Elle serait d’une plus grande noirceur encore si elle était blanche. Quant à vous, vous devez être un épervier manchot.

LIBERTO
Je me réjouis d’être comme je suis.

FLORIANO
Savez-vous pourquoi je suis si foncé ? Pour ne pas être tiré au clair.

ERIFILA
L’habit, aussi infâme soit-il, ne fait pas le moine.

FLORIANO
Je n’ai pas cherché à fuir à dos de baudet; je suis alors devenu le fou des rois mages et l’ambassadeur de Guinée : contre un roi, toute course est vaine.

PISANO
J’ai une nouvelle à vous annoncer.

ERIFILA
Montrant ses menottes. Et moi, je vous annonce que celles-ci me serrent un peu trop.

PISANO
Le parent que vous connaissez vous réclame à notre administrateur.

ERIFILA
Et vous, le fanfaron, vous appelez ça une bonne nouvelle ?

PISANO
Dieu sait combien elle navre celui qui goûtait tant à vous écouter ! Il dit qu’il veut vous soigner chez lui en toute honnêteté.

ERIFILA
Dieu vous la baille mauvaise ! Je préfère mille fois être malade plutôt que de manger et de dormir chez lui et d’être soignée par sa main. Il est ici un certain amour qui a tant de vertu que j’aime mieux ma maladie que tout autre sa bonne santé.

LIBERTO
L’heure est venue pour moi de partir. Avant de quitter Valence, je reviendrai vous voir.

FLORIANO
Qui perd courage est peu digne d’estime. On dit que vous détenez le portrait d’un certain Maure d’Alger.

ERIFILA
Je goûterais fort sa compagnie mais par crainte, je ne le fréquente pas.

LIBERTO
Vous voulez le voir ?

FLORIANO
Oui, assurément.

LIBERTO
Eh bien, le voici déplié sous vos yeux.

Il leur montre le portrait.

FLORIANO
Mon Dieu ! Qu’il est ressemblant ! Même si à vous, il vous semble que non; je connais son propriétaire et sais fort bien où il se trouve.

LIBERTO
Je dois partir, il se fait tard.

FLORIANO
Que me donnerez-vous si je vous le montre ?

PISANO
Je vous raccompagne.

LIBERTO
Mais non, n’en faites rien.

PISANO
Mais si, je vous en prie.

Pisano et Liberto sortent.

ERIFILA
À présent, je vois bien que tu es fou.

FLORIANO
Mes beaux yeux clairs, ne vous troublez point : il n’y a pas péril en la demeure où vous êtes recluse, même si vous dites que le sayon trahit la déraison.

ERIFILA
Tu as troublé mon âme.

FLORIANO
Ma bien-aimée, je l’ai ressenti au tréfonds de mon être comme si j’avais été le corps où votre âme se trouve désormais. À l’image de la matière que je suis, conférant sa perfection à tout mortel, et de la forme substantielle qui la reçoit, de même j’ai ressenti immédiatement un mouvement intérieur et mon cœur a tressailli.

ERIFILA
Pour l’heure ta hardiesse s’est surpassée.

FLORIANO
Eh bien, à présent que je me suis tiré de ce mauvais pas, tu sais, ma mie, ce que j’aimerais ?

ERIFILA
Je devine fort bien et si je le pouvais, il n’y aurait pour moi de pareil bonheur au monde.

FLORIANO
Ton instinct amoureux, porté par ton désir, devine fort bien mes intentions à travers mes mots peu assurés. Mais moi, je t’enlacerai si toi tu ne le peux.

Laida entre.

LAIDA
D’être fine, je peux me louer ! Je suis descendue au bon moment ! Lâche cette folle, bandit !

ERIFILA
Oh ! Traître ! Me violenter de la sorte ! Essayer d’abuser ainsi de moi !

LAIDA
Il essayait donc de te prendre de force ?

ERIFILA
Oui.

FLORIANO
La violence est venue du cœur.

LAIDA
Étudiant ou plutôt Satan, car c’est bien là ce que tu dois avoir été, que t’a fait cette femme pour que tu sois toujours à sa suite ?

FLORIANO
Considérant que tuer un mort par traîtrise était un exploit, elle m’a frappé au cœur. Et je jure bien de me venger.

ERIFILA
Ce souhait est d’ores et déjà accompli…

LAIDA
Bertrand, ne la regarde pas tant. Regarde-moi, moi.

FLORIANO
Je te vois parfaitement mais le désir m’incite à te jeter des pierres.

LAIDA
Je vais te tenir par la main et je te promets que tu ne courras plus derrière elle.

ERIFILA
Oh ! Quelle délicieuse demoiselle en été comme en hiver ! Votre poitrine s’embrase fort ! Vous avez de la fièvre ?

LAIDA
Même quand tu me vois, tu ne fais pas attention à moi !

ERIFILA
Même si tout cela est pour rire, je n’y consens point ! De qui vous moquez-vous, Mandricard ? Cette riva¬lité me déplaît.

FLORIANO
Ce sombre nuage voudrait-il obscurcir de tels cieux ? Ô chagrin de Rodomont ! Vous m’enlevez Doralice ?

ERIFILA
Je fermerai ta grotte.

FLORIANO
Ferme-la et va-t’en par la montagne.

Erifila et Floriano sortent.

LAIDA
Est-ce possible ? Y a-t-il douleur semblable à celle dont je souffre ? Qu’il me faille souffrir à cause d’un fou amoureux d’une autre folle ! Mais je connais l’origine de tout cela : comme ils sont ensemble, à force de se voir et de se parler, leurs âmes se sont faites l’une à l’autre. Eh bien, non ! Non et non ! Car je me mettrai entre eux et remédierai ainsi à leur folie et à l’injure qui est faite à ma foi. Je crois qu’il n’est de meilleure ruse pour que je puisse rester en ce même lieu que de suivre leur fureur. Je veux contrefaire la folie et feindre la frénésie. Si l’on me laisse ici, je serai en fait heureuse et saine d’esprit. Allez, qu’est-ce que j’attends ? (Elle contrefait la folie.) Holà, gens du palais ! Qu’attendez-vous pour venir ? Annoncez ma visite au roi. Retirez-moi de là ce car¬rosse. Duc, donnez-moi la main. Que ce nain m’évente pour mon plaisir. (À part) Bon, tout cela ne va pas mal du tout.

FEDRA
Holà, Laida ! Tu es là ?

LAIDA
Laida ? Vous voulez dire la reine !

FEDRA
Si tu savais les nouvelles que j’apporte !

LAIDA
Des nouvelles ? Quelles nouvelles ?

FEDRA
Funestes !

LAIDA
A-t-on perdu quelque royaume ? Ou l’une de ces flottes qui voguent aux Indes Orientales ?

FEDRA
Mon père m’envoie quérir afin que je parte pour Segorbe; il n’y a rien à faire et rien à dire. Mon oncle a reçu certaines lettres selon lesquelles il me faut me hâter de rejoindre mon père.

LAIDA
Je suis certaine que le royaume s’en réjouira.

FEDRA
Quel royaume ?

LAIDA
Celui que je gouverne en maîtresse absolue.

FEDRA
Tu as perdu la tête ?

LAIDA
Je cherche à présent un gendre pour ma mère.

FEDRA
Mon Dieu ! Elle a perdu la tête !

LAIDA
Grâce à cela, elle a gagné un cœur !

FEDRA
Laida, quel breuvage t’a-t-on fait boire ?

LAIDA
Je l’ai bu par les yeux.

FEDRA
Reprends tes esprits !

LAIDA
Allez donc vous rouler dans la fange !

FEDRA
Ah, bienheureuse ! Tu es folle et tu resterais ici à jouir à toi seule d’un bien qui m’est si cher ! Malheu¬reuse que je suis, je vais le perdre !

LAIDA
Holà, duègne ! Holà, dame d’honneur !

FEDRA
Ah ! Si seulement je pouvais devenir aussi folle ! Ah ! Femme fortunée !

LAIDA
Apportez-moi un vase à rafraîchir et une orange. Eh bien ? Qu’attendez-vous ?

FEDRA
Les sornettes qu’elle invente…

LAIDA
Duègne ! Vous entendez ?

FEDRA
… me laissent tout ébaubie ! Par ma foi ! J’ai bien envie de suivre son exemple car j’entrevois deux choses qui toutes deux me redonnent la vie. Et d’une, si je suis folle, je resterai ici où je pourrai négocier une affaire qui me tient fort à cœur. Et de deux, une fois semblable à Bertrand, on me mariera avec lui lorsque l’on verra que pour lui je suis hors de moi : on finira bien par comprendre que c’est là le remède à ma folie. Je commence tout de suite. Adieu, sagesse ! Adieu, entendement et honneur, adieu à tout !

LAIDA
Duègne ! Qu’attendez-vous pour me servir ?

Fedra feint d’être folle.

FEDRA
Que désirez-vous, reine souveraine ?

LAIDA
Il y a plus d’une heure que j’attends un peu d’eau et d’anis.

FEDRA
Le majordome a renversé la marinade.

LAIDA
Qu’on lui frictionne la poitrine avec du lait et qu’on lui tire une balle dans la tête.
(À part) Qu’est-ce ? Voilà que ma maîtresse marche dans mes brisées à présent.

FEDRA
(À part) Je veux la suivre dans sa fureur car l’amour se nomme fureur.

LAIDA
(À part) Et si elle avait percé mes desseins et qu’à présent elle se jouait de moi ?

FEDRA
Grande reine, il y a là un page qui vous veut dire un conte.

LAIDA
Si c’est un page de don Bertrand, donnez l’ordre de le faire entrer !

FEDRA
Comment osez-vous nommer ce faquin en ma pré-sence ?

LAIDA
N’est-il pas bien établi que Bertrand est à moi ?

FEDRA
Jolie friponnerie puisque Bertrand est marié !

LAIDA
Marié ! Et avec qui ?

FEDRA
Avec moi.

LAIDA
Avec toi ?

FEDRA
Comme je te le dis !

LAIDA
Et qui donc a célébré le mariage ?

FEDRA
Le Pape !

LAIDA
Le papillon, oui, sans nul doute !

FEDRA
Eh quoi ! La Marisouillon avait songé à se marier avec Bertrand ?

LAIDA
Ah ! Pour la reine d’Oran, une duègne centenaire ! Qu’on affrète mes caravelles et qu’elles aillent de par le monde, arborant mes étendards !

FEDRA
Je te briserai les dents.

LAIDA
Une duègne bâtarde de ta lignée, me briser les dents à moi ? Ah ! Qu’un page m’apporte une bonne hache à bois !

FEDRA
Toi, une reine ? Tu mens, vilaine !

LAIDA
Je mens ? Tiens, prends ça !

FEDRA
Un soufflet par traîtrise ! À moi ! Attends un peu, Dame Reinette.

Elles s’empoignent. Gerardo, l’administrateur de l’hôpital, et Valerio entrent.

GERARDO
Entrez, je veux voir quel est ce tumulte, ensuite, nous traiterons tout à loisir de ce qui vous amène.

VALERIO
Venez vite ! Une folle malmène votre nièce !

GERARDO
Ma nièce, qu’est-ce que tout cela ? Lâche-la, éloigne-toi ! Pourquoi es-tu descendue ? À moi, gardes ! Qu’on attrape cette folle ! Et si elle est en furie, pour quelle raison la laisse-t-on sortir de sa geôle ?

LAIDA
Vous ne me reconnaissez pas, vieux frère ?

GERARDO
Laida ! C’est toi ?

LAIDA
En personne !

FEDRA
Vous savez que cette friponne dit qu’elle est la reine ? Elle prétend qu’elle est mariée avec mon Bertrand alors que tout le monde et Dieu lui-même sait que ce vaurien est mon mari !

GERARDO
Oh ! Justes cieux ! Que dis-tu, Fedra ?

VALERIO
Pour l’amour du ciel, Gerardo ! Elles sont folles toutes deux, à lier !

GERARDO
Que Dieu me vienne en aide ! Mais que s’est-il passé ? Leur aurait-on donné quelque philtre ?

FEDRA
L’amour n’est point un ensorcellement mais un sorcier. L’ensorcellement, c’est la grâce et la beauté. Et si vous voulez savoir le sortilège qu’on m’a lancé, regardez la prestance de Bertrand et vous comprendrez alors que je suis une folle bienheureuse.

LAIDA
Moi aussi, cet homme m’a ensorcelée; si vous voulez tout savoir, regardez ma poitrine qui à force de s’embraser est à présent calcinée.

GERARDO
Pour l’amour de Dieu, Valerio ! Il y a derrière ce malheur un mystère et des raisons qui m’échappent.

LAIDA
Je suis la reine de Thrace bien que mon empire soit ici.

VALERIO
Je suis à ce point ébaubi que je pense que c’est là un ensorcellement.

GERARDO
Pauvre de moi ! Je pense de même et si c’est l’œuvre de l’amour, sachez que c’est un puissant sortilège. Quelle fâcherie d’avoir amené Bertrand dans cette maison !

VALERIO
Sa présence a-t-elle pu éveiller l’amour si vite ?

GERARDO
Ne voyez-vous pas dans quel état elles sont ?

FEDRA
Dansons pour dissiper toute tristesse.

GERARDO
Elles vont de mal en pis !

LAIDA
Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés…

GERARDO
Qu’est ceci, ma nièce ?

FEDRA
Entrez dans la danse, voyez comme on danse, sautez, dansez, entraînez qui vous voudrez !

GERARDO
Oh ! Étrange fantaisie ! Ma fille, qui donc t’a mise dans cet état ?

FEDRA
Bertrand, Bertrand, vous ne le voyez pas ?

GERARDO
Ah ! C’est donc Bertrand ! Malheureux que je suis !

VALERIO
Est-il possible qu’un fou puisse allumer un tel feu ?

GERARDO
Ma nièce…

FEDRA
Cocorico !

VALERIO
Je crois qu’il vaut mieux l’enfermer avant qu’on ne la voie ainsi. Le châtiment saura bien la guérir.

GERARDO
Je ferai en sorte qu’il les guérisse ou qu’il en vienne à bout. Quant à Bertrand, je m’en vais le traiter de telle façon qu’il finira par estimer que dans son mal¬heur le trépas est enviable.

VALERIO
Si Bertrand avait toute sa raison, ce serait juste; mais considérez…

GERARDO
Je n’ai rien du tout à considérer. Il est la cause de tout cela. Finirez-vous par comprendre ?

FEDRA
Si vous l’enfermez, sur ma foi, je mourrai.

Pisano, Martín et Tomás entrent.

PISANO
Ah, monsieur ! Que se passe-t-il pour que vous nous pressiez ainsi ?

GERARDO
Ce que tu as devant les yeux, qui attriste l’âme.

PISANO
Fedra, toi ici ?

FEDRA
Moi ici. Qu’est-ce que vous en pensez ?

TOMAS
Elles sont devenues folles ?

LAIDA
Demandez à Bertrand.

GERARDO
Je les ferai mettre en traitement céans.

MARTIN
Laida !

LAIDA
Que désire le ruffian ?

PISANO
Comme la santé de notre esprit est fragile ! Maître, que s’est-il passé ?

GERARDO
Ami, je l’ignore ! Elles disent que c’est l’amour.

PISANO
Eh bien, je les en délivrerai.

GERARDO
Mon honneur est entre tes mains.

PISANO
Allez, saisissez-vous d’elles.

TOMAS
Toi, tiens-toi tranquille.

FEDRA
Chien, avise-toi d’approcher et tu vas voir.

MARTIN
Nul ne peut les approcher.

GERARDO
Tiens-la bien, Tomás. Aïe ! Il n’est de douleur au monde qui surpasse celle-ci !

VALERIO
Quand donc me donnerez-vous ma folle ?

GERARDO
Dès que celles-ci seront enfermées, nous traiterons longuement de ce qui vous amène à la réclamer.

FEDRA
Lâche-moi !

MARTIN
Silence !

FEDRA
J’affirme que Bertrand est mon époux.

LAIDA
Vous mentez. Car son épouse, c’est moi.

VALERIO
Ah, vraiment, cette histoire me dépasse !

GERARDO
Il n’est rien de plus lamentable qu’un amant furieux.


Acte III

Gerardo, administrateur et Verino, médecin.

VERINO
De plus, il est dangereux qu’elle ne s’alimente pas. Faites en sorte, Gerardo, que de gré ou de force, elle se sustente convenablement.

GERARDO
Verino, depuis qu’on a éloigné Bertrand afin qu’elle ne le voie plus, elle donne dans la folie et refuse toute nourriture malgré nos prières.

VERINO
Ainsi, la couleur de son visage révèle une grande pâleur faute d’aliment substantiel et c’est ce que nous autres nommons atrophie. De faim son esto-mac périclite et tout le corps se refroidit jusqu’aux extrémités. Vous lui ferez respirer un peu de vinaigre ou du pain chaud, c’est un excellent remède; et vous lui baignerez toutes les extrémités.

GERARDO
Quand elle s’est vue prisonnière, elle a aussi versé dans une telle mélancolie que je tremble pour sa vie.

VERINO
J’ai senti chez elle un peu de fièvre; cela procède également d’humeurs mélancoliques. Ce mal se nomme catalepsie. Il s’accompagne de fureur et de frénésie; l’amour en est la seule cause. Les anciens l’ont plus proprement appelé erotes . La frénésie trouble les sens, elle déchaîne furie et colère féroce. Ceux qui sont atteints par ce mal voient de trompeuses images.

GERARDO
Et c’est sans doute à cause de ces dernières qu’elle s’est éprise éperdument de ce fou.

VERINO
De la frénésie , Posidonius écrit que c’est un gonflement des membranes proches de la tête, suivi d’une chaleur si intense en raison de la fièvre aiguë qu’elle perturbe gravement le cerveau. Divers remèdes pourraient être administrés. Mais sans vouloir vous ennuyer davantage, je dirai que sans nul doute votre nièce mourra si vous ôtez ce fou de sa vue.

GERARDO
Eh bien, que faire pour les réunir ?

VERINO
Qu’elle monte où il se trouve et qu’on la fasse patienter en lui disant que sous peu on célébrera leurs noces, puisque c’est là sa furieuse idée fixe. Et sachez que la femme désire l’homme comme la forme désire la matière.

GERARDO
Mille fois j’ai pensé, pour la ramener à la raison, la satisfaire en feignant de la marier avec le fou.

VERINO
C’est là, sans aller remuer Avicenne et Galien, un remède unique. N’enfermez jamais le fou mélancolique, emmenez-le plutôt voir fêtes, divertissements et donnez-lui du vin s’il veut y goûter : il dissipe bien ces ombres, humeurs épaisses et vapeurs corrompues; la mélancolie est en effet humeur aride et froide . Aujourd’hui, jour des Saints-Innocents, Valence célèbre dans notre maison une fête nommée porrat dans notre langue. Installez-la à un balcon, à une fenêtre, qu’elle voie du monde, qu’elle s’amuse, qu’elle se distraie, et si vous en êtes d’accord, cet après-midi même on simulera ses épousailles avec le fou. Si tout va bien, la puissance du contentement la ramènera à ce qu’elle était auparavant.

GERARDO
Je suivrai votre conseil en tous points, mais, attendez… quand on parle du loup…

VERINO
Que voulez-vous dire ?

GERARDO
Voici venir Bertrand.

Floriano entre.

FLORIANO
Je jure Dieu de ne point sortir d’ici fût-ce au prix de ma vie.

GERARDO
Bertrand, qu’est-ce donc ?

FLORIANO
On veut que cet après-midi je sorte dans la cour avec les autres fous comme si j’étais aussi fou qu’eux. Je suis parfaitement sain d’esprit, j’ai plus de bon sens que vous, vous et tous ceux de cette maison. Je ne veux pas aller là où l’on pourrait me voir.

GERARDO
Il a parfaitement raison. Çà ! Laissez-le ! Il y aura pléthore pour demander l’aumône . Ne l’emmenez pas de force s’il ne veut pas.

FLORIANO
Qui est ce brave homme ?

VERINO
C’est comme ça qu’on oublie ses amis, Bertrand ?

FLORIANO
Qui êtes-vous sur ma vie ?

VERINO
Je suis le médecin.

FLORIANO
Oh ! Monsieur le licencié ! Combien je me réjouis de voir votre vénérable personne ! Je suis assurément ami des hommes vertueux qui savent l’âme des choses pourvu qu’ils n’entendent rien à celle de ma poitrine.

VERINO
Sais-tu ce qu’est l’âme ?

FLORIANO
Je sais que l’âme est l’acte premier et la perfection du corps.

VERINO
Et sais-tu ce qu’est avoir de la passion dans l’âme ?

FLORIANO
Ô combien ! Je l’ai bien vu lors de mes tourments ! Et j’ai même une âme à l’intérieur de la mienne qui n’en a pas fini de me tourmenter.

VERINO
Une âme dans ton âme ?

FLORIANO
Une âme à l’intérieur de mon âme.

VERINO
Sais-tu où est le siège de l’âme ?

FLORIANO
À l’intérieur du cœur, disent certains, suivant en cela le Sage dans les Proverbes.

VERINO
Comment cela ?

FLORIANO
Il dit : « Garde ton cœur plus que toute chose qu’on garde car c’est de lui que coulent les sources de la vie. » Mais vous, grands médecins et philosophes, l’avez situé dans le cerveau d’où viennent tous les sens ainsi que les actions de l’âme. Cette force se répand dans le corps en vivifiant les membres de sa chaleur.

GERARDO
Dit-il vrai ?

VERINO
Je pense bien ! Celui-ci fut assurément un étudiant excellent : bien que fou, il parle avec sagesse. Bertrand ?

FLORIANO
Monsieur ?

VERINO
Vous connaissez l’âme humaine pour avoir souffert dans la vôtre les douleurs de l’amour. Et si d’aventure ces dernières sont chez vous causées par cette dame que vous dites loger dans votre âme, c’est heureux qu’entre vos mains se trouve son remède.

FLORIANO
Que lui est-il donc arrivé ?

VERINO
Cette malheureuse Fedra est folle de vous, frénétique et furieuse. Si vous ne l’épousez pas, elle mourra. Gerardo et moi-même nous sommes concertés. Aussi, tenez-vous prêt car dès cet après-midi, il nous faut célébrer le mariage.

FLORIANO
Pour de vrai ou pour de faux ?

VERINO
À Gerardo. (À part) Qu’est-ce qu’on dit ?

GERARDO
Dites que c’est pour de faux.

VERINO
Tout sera faux, nous ne voulons que son contente-ment.

FLORIANO
Eh bien, allons; je me sens un tantinet sain d’esprit et je pense faire le fiancé à merveille.

GERARDO
Sa sagesse est telle que je crois le succès assuré.
Bertrand, restez ici; le moment venu, je vous ferai quérir. Verino, partons.

FLORIANO
Je serai là pour vous servir.

VERINO
Allons apprêter tout ce qui sera nécessaire.

Verino et Gerardo sortent. Floriano reste seul.

FLORIANO
Je redoute en ce jour d’être reconnu par un des visi¬teurs venus nous voir. On m’a retiré les fers car c’est fête et toute la ville vient faire ses dévotions ici mais moi, j’en porterais bien une double paire et à l’ombre de la geôle rassurerais mon cœur inquiet. Mais j’offense la fortune envers moi si favorable et c’est avoir bien peu de foi que de redouter quelque malheur.

Erifila entre.

ERIFILA
Je te cherchais afin de t’adresser mes félicitations et à moi des condoléances pour un bien qui me va si mal. Puisses-tu jouir mille ans de Fedra, bienheureux fou !

FLORIANO
Même si c’est pour rire, tu m’as piqué.

ERIFILA
Pour rire ? C’est bien mal me connaître. Tout cela a pu difficilement se faire sans ton consentement.

FLORIANO
Je dis que même pour rire, entendre nommer cette femme me déplaît. Ne feins pas d’être offensée par ce que tu sais n’être qu’une plaisanterie.

ERIFILA
De toute ma vie je n’ai plaisanté avec des choses aussi graves. Tu es bel et bien fiancé.

FLORIANO
Fiancé, moi ? Qu’est-ce que tu dis ?

ERIFILA
C’est ce que l’on raconte.

FLORIANO
Et comment cela si je n’ai rien fait ?

ERIFILA
Il suffit que le mariage soit prévu.

FLORIANO
C’est vrai, il est prévu, mais à seule fin qu’elle croie que c’est chose faite car elle s’obstine à dire qu’elle m’aime et on prétend que grâce à cette comédie, elle guérira de sa frénésie.

ERIFILA
Il n’y a pas de farce qui tienne aux yeux du cœur; le cœur ne se moque jamais.

FLORIANO
Ma bien-aimée, si cet hymen était avéré, que dans mon cœur qui t’appartient, vienne habiter une bête féroce, qu’Amour maudisse mon bonheur, que ma paix se change en guerre et que le vent emporte dans la fleur de l’âge mes plus belles espérances. Que tu deviennes un soleil que mes yeux ne voient point et qu’une tempête furieuse me sépare de toi. Tu aurais cru pareille chose de ton esclave assujetti ?

ERIFILA
Maintenant, je suis convaincue que Fedra est bel et bien ta femme. Qui cherche à satisfaire avec tant de palabres donne la preuve qu’il n’a point le cœur innocent. Si tu tenais cet hymen pour une farce, tu ne jurerais pas tant. Le grand cas que tu en fais montre qu’il ne s’agit pas là d’une farce mais d’une réalité. Et moi, que puis-je exiger de toi ? Que me dois-tu et que te dois-je ? Que puis-je te laisser ? Que dois-je emporter ? Si aujourd’hui je te délaisse, hier je n’avais d’yeux que pour toi. À quels parents m’as-tu arrachée ? De quelle terre m’as-tu amenée ? Quelles faveurs m’as-tu accordées ? Quand et comment m’aurais-tu leurrée ? M’as-tu d’aventure montré quelque contrat ? L’un de tes parents m’a-t-il demandé en mariage en ton nom ? Qui nous unit ou nous sépare ? T’accuser de cruauté, pourquoi ? T’interdire de te marier, pourquoi ? Je vois bien que j’ai tort de me montrer aussi furieuse. Je déclare dès à présent, Floriano, retirer la main que je t’avais donnée.

FLORIANO
Eh bien, si tu me retires ta main, puisse le ciel étendre sur moi la sienne. Notre amour, il est vrai, a commencé depuis bien peu de temps mais mon âme, en songes prophétiques, t’avait aperçue. Deux êtres se voient pendant de longues années sans jamais brûler l’un pour l’autre d’aucune flamme et deux autres en un seul jour s’éprennent à jamais. Si ce sont nos étoiles qui décident du destin de nos feux, quoi d’étonnant à ce que notre sort ressemble à leurs desseins ? Si en amour deux jours ou mille ans et plus se valent, alors il y a mille ans que je t’aime, mille ans que je te vois. Ce qui ne naît pas au pre¬mier regard, le temps tardera à le faire naître.

ERIFILA
Que tu fasses le sophiste ne me satisfait guère. Ne me séduis point par ta science, séduis-moi par ta flamme : l’ignorance du simple vaut mieux que tous les beaux discours.

FLORIANO
S’il en est ainsi, ma flamme est ardente. Rends-moi, Amour, cette félicité perdue car mon âme est gelée et un feu glacé brûle dans ma poitrine. Comme tu t’emportes ! Tu mortifies tant ce que tu fais vivre que je suis semblable à un mort transi. Tends ces mains délicates vers les bras de ton époux puisque le ciel clément t’a libéré de tes menottes. Ma vie, ma bien-aimée, accorde-moi de nouveau ta grâce.

ERIFILA
Tu connais mal la force de mon ressentiment, toi qui ignorais jusqu’à lors mon dédain ! Moi, te tendre les bras !

FLORIANO
J’implore ta miséricorde !

ERIFILA
Suffit, brisons là !

FLORIANO
Ah ! Ma bien-aimée !

ERIFILA
Moi, ta bien-aimée ?

FLORIANO
Mon âme m’abandonne.

ERIFILA
Cherche donc les mains de ta Fedra.

FLORIANO
Je n’adore que les tiennes. Vois-tu au moins mes pleurs ?

ERIFILA
Je ne vois rien, je suis de marbre.

FLORIANO
Je me tuerai.

ERIFILA
La belle affaire !

FLORIANO
Que dis-tu là ?

ERIFILA
Que fais-tu là ?

FLORIANO
Si cela peut te satisfaire, je me trancherai la gorge.

ERIFILA
Tranche-la donc et que meure la langue qui a pro-noncé ce « oui ».

FLORIANO
Moi, ma bien-aimée, un oui contre toi ? Vois comme tu parles en ta défaveur.

ERIFILA
Retire-toi. On vient.

FLORIANO
Voici venir mon ennemi.

Valerio entre.

VALERIO
Je viens avec l’équipage nécessaire.

FLORIANO
Sans nul doute, il vient te quérir.

ERIFILA
Plût au Ciel !

FLORIANO
Et tu vas partir ?

ERIFILA
Tu penses bien et tu vas le voir sur-le-champ.

VALERIO
À Erifila. Je viens te chercher.

ERIFILA
Vous êtes l’ambassadeur de mon oncle, le Prêtre-Jean ?

VALERIO
Comment allez-vous, ami Bertrand ?

FLORIANO
Pardi, mon frère, de mal en pis !

VALERIO
Vous savez que j’ai obtenu la permission de faire sortir Elvira de ce lieu ?

ERIFILA
Mon Dieu, il devrait même vous féliciter !

FLORIANO
Dieu sait si je m’en réjouis !

VALERIO
Je veux la soigner en mon logis.

FLORIANO
Vous pensez vraiment l’emmener ?

VALERIO
J’ai été pris de cette lubie. Elle est en effet l’une de mes parentes et la laisser ainsi n’est pas convenable. J’ai là mes gens et une chaise à porteurs.

ERIFILA
Ma foi, j’en suis fort aise ! Emmenez-moi, emmenez-moi immédiatement. Je ne veux point assister à cette fête de tous les diables.

VALERIO
Ne viendriez-vous pas avec moi, Elvira ?

ERIFILA
Et comment, j’en suis ravie ! Vous êtes fort bel homme, galamment vêtu et avec vous ma colère se dissipe; sur ma foi, j’étais courroucée, mais vous avez fort belle tournure et saurez me dérider.

FLORIANO
(À part) Ce que c’est qu’une femme en colère !

ERIFILA
Cet après-midi, on attendait des mariés par ici et jalousie justifiée ne se peut souffrir. On veut me crever un œil et moi, je leur en crèverai deux car je le jure, je suis résolue à tuer et à me donner la mort.

FLORIANO
Elvira, si tu désires quitter cette maison, pourquoi prendre d’un feint courroux le vain prétexte ? Si partir est le bien auquel tu aspires, ne fais de mal à personne car l’hôpital, lui, reste ici pour toujours. Amen.

ERIFILA
Bon, qu’attendons-nous ?

VALERIO
Allons-y, la chaise est prête.

FLORIANO
(À part) Je veux me taire et souffrir en silence afin de préserver notre amour; à peine sera-t-elle dehors qu’elle se repentira.
À voix haute. Alors, tu pars ?

ERIFILA
Et puis contente encore !

FLORIANO
Je reste triste et abattu et puisque tout a une fin, que ceux qui doivent partir s’en aillent; car s’il nous faut trépasser, nous aurons besoin de temps pour ce faire.

VALERIO
Adieu, ami Bertrand. Il m’importe d’emmener cette femme. Ensuite, je viendrai à votre fête.

ERIFILA
Que Dieu te garde, vaurien. Dites à la mariée que je me soucie de cet hymen comme d’une guigne.

FLORIANO
Faute de grives, on mange des merles !

ERIFILA
On parle bien de Fedra, non ? En voilà assez, tu vas certainement hériter d’un bâtard !

FLORIANO
Vous vous repentirez, dame Girouette.

Ils entrent et ils sortent pour interpréter cette momerie.

ERIFILA
Allez, ça va bien, le bellâtre glouton ! Ton insatiable appétit te perdra !

FLORIANO
Taisez-vous, lévrier décati, c’est la frousse qui vous fait déguerpir !

ERIFILA
Transmettez mes baisemains distingués à votre dame Lapine.

Erifila et Valerio sortent. Floriano reste seul.

FLORIANO
Allez en paix, douce brebis, vous êtes sous la garde des molosses ! Par crainte de mettre ma vie en danger, je me suis tu. Je veux voir ce que fera cette folle une fois repentie. Compte tenu de l’amour qu’elle a eu pour moi, ces craintes et ces soupçons sont le fruit de sa jalousie : il n’est point d’amour sans soupçon. Je n’ai point voulu me découvrir car pour être agréable à Valerio, je suis tenu de garder le secret. Ma folle me laisse à ma solitude mais elle reviendra vite. J’ai l’intime conviction que c’est l’amour qui la pousse à agir ainsi. Mais je ne veux pas abattre mes cartes avant de connaître son jeu et voir où nous mènera ce fameux mariage.

Il sort. Pisano entre, muni d’un fouet, faisant avancer tous les fous devant lui : Laida, Tomás et Martín, Belardo, Mordacho et le Portugais Calandrio.

PISANO
Avancez en bon ordre sans un mot ni gestes fâcheux. Amusez les gens qui vous verront. Ils vous donne¬ront de généreuses aumônes.

TOMAS
Savez-vous ce que vous devez faire ? Rester calme et manier le fouet tout doux !

MARTIN
Y a-t-il quelqu’un pour nous donner une petite pièce ? Y a-t-il quelqu’un pour donner une petite aumône à ces malheureux ?

BELARDO
Y a-t-il quelqu’un pour faire la charité à ces pauvres fous ?

MORDACHO
Ut, sol, fa, sol, ré, mi, sol, fa, ré, ut.

CALANDRIO
J’ai tout arrangé pour que ma dame parle à son père et que l’on se hâte de célébrer la noce, car je me meurs et me défais tout entier.

BELARDO
Ce vers est de Pétrarque et s’accorde muito à Ovide.

LAIDA
(À part) Depuis que j’ai commencé à donner dans la folie, c’est à peine si je peux croire que j’ai été saine d’esprit un seul jour tant la force de l’habitude est grande en toute chose.

MORDACHO
La musique est l’accord divin entre le monde d’ici-bas et celui des anges . Tout ce qui est au monde, tout est musique : musique l’homme, le ciel, le soleil, la lune, les planètes, les signes, les étoiles; musique la beauté des choses. Ut, sol, fa, sol, ré, mi, fa, sol, ré, ut.

CALANDRIO
As-tu vu d’aventure par ici la nef qui, au Portugal, a reçu le nom de pète-feu, et qui lançait ses boulets au vent ? Ainsi, mon cœur pousse de tendres soupirs sous l’effet de la flamme qui embrase mon âme.

BELARDO
Deux choses ou qualités propres doit avoir la poésie à ce que l’on dit : de l’agrément et de l’utilité . En effet, Cicéron nous recommande que la phrase, non seulement soit agréable, mais encore qu’elle soit utile, c’est là ce qui importe.

LAIDA
Comme les yeux de mon Bertrand sont beaux, comme sa bouche est gracieuse et ses paroles douces ! Bienheureuse l’âme qui jouit du plaisir de l’entendre !

TOMAS
N’y a-t-il personne pour donner quelque aumône à ces misérables ?

Un gentilhomme entre, vêtu en habits de voyage, accompagné de Leonato, valet.

GENTILHOMME
Leonato, de puis que je visite cett e insigne ville incognito, le visage couvert pa r un pan de mon manteau, l’une des choses les plus remarquables que j’y ai vues est cet hôpital, célèbre fondation parmi toutes celles qui méritent ce nom. Et s’il est vrai que l’hôpital de Saragosse est si renommé qu’à ce titre il peut rivaliser avec celui de Valence, ce dernier peut se targuer d’être l’une des sept merveilles de la misé¬ricorde en ce monde.

LEONATO
Voilà bien une œuvre digne d’une ville aussi belle et j’aurais beaucoup regretté de devoir quitter ses hauts murs fortifiés sans l’avoir vue, outre qu’on dit que la dame dont je t’ai parlé a séjourné dans cet hôpital en raison de sa folie. Il me plairait fort de la voir.

GENTILHOMME
Laisse-moi voir ces fous tout à l oisir.

PISANO
Ah ! Monsieur !

LEONATO
Qu’y a-t-il pour votre service ?

PISANO
Dites-moi qui est ce gentilhomme.

LEONATO
Je ne saurais le dire bien que je sois à son service; il y a seulement deux jours, alors que je me trouvais près de la cathédrale en compagnie d’autres jeunes hommes, aussi désœuvré qu’eux, il me vint trouver et m’emmena à son auberge. Il dit qu’il vient d’Aragon mais n’en dit pas davantage. On voit bien néanmoins à sa mise et à ses façons qu’il est noble. Moi, comme vous le voyez, je suis castillan.

PISANO
Je veux lui demander quelque aumône si vous m’y autorisez.

LEONATO
Vous serez comblé car il est généreux à l’extrême.

PISANO
Ô illustre gentilhomme, faites-nous donner quelque chose pour ces malheureux.

GENTILHOMME
Mon ami, ceux-là sont-ils calmes à présent ?

PISANO
Certains d’entre eux sont des fous furieux, mais avec le temps, ils sont devenus paisibles.

GENTILHOMME
Et celui-ci ?

PISANO
C’est un grand musicien nommé Mordacho, mais ce n’est pas son vrai nom; du temps où il était sain d’esprit il s’appelait Lisandro.

GENTILHOMME
Et celui-ci ?

PISANO
Il s’appelait Belardo; il écrit des vers et est la risée de tous en raison des vicissitudes de sa vie, mais il est bien vrai que ceux qui sont au spectacle seraient plus à leur place ici que lui . Voici Laida, une pauvre servante de l’administrateur; elle a perdu l’esprit à cause d’un certain Bertrand qui en est tout aussi dépourvu. Celui-ci et cet autre sont calmes à présent même si parfois ils déraisonnent.

GENTILHOMME
Et ce jeune homme ?

PISANO
C’est un fameux Portugais épris d’une grande dame. Il a perdu la tête à Coimbra et s’en est allé de par le monde tel un nouveau Roland; il a échoué ici et il est plus sain d’esprit qu’auparavant.

GENTILHOMME
Grâce à Dieu et que ceux qui réchappent de ce mal remercient mille fois le ciel !

BELARDO
Bien peu lui rendraient grâce pour ce motif et pourtant, ils feraient bien de lui en être infiniment reconnaissants.

GENTILHOMME
Pourquoi, Belardo ?

BELARDO
Parce qu’à notre époque vous ne pourrez me mon-trer un homme si parfait qu’il n’ait pas commis quelque grande folie; vous pouvez juger par votre cœur de ce que moi je lis sur votre front.

GENTILHOMME
Doux Jésus ! Cet homme est un chiromancien ?

PISANO
À ce qu’on dit, ce fut un très bon étudiant et il n’est point mauvais mathématicien et astrologue.

LAIDA
Comment se peut-il que Bertrand n’ait cure que j’en sois là par sa faute !

CALANDRIO
Coimbra m’a tué et m’a donné la vie. Ô monts de Coimbra, embellis par l’immortelle beauté de ce corps où vit un esprit si grave.

MORDACHO
Aucun motet n’égale « La Suzanne », quoi qu’en disent tous ceux qui chantent.

GENTILHOMME
Leurs marottes sont bien étranges !

PISANO
Je vous vois fort enclin à les apprécier. Si vous voulez jouir cet après-midi du plus curieux spectacle que vous ayez jamais vu, je vous emmènerai là où vous pourrez en profiter tout à loisir.

GENTILHOMME
Ce sera avec grand plaisir. Et montrez-moi la maison dans ses moindres détails. J’ordonne qu’on vous remette vingt écus d’aumône.

PISANO
Que le ciel vous le rende ! Sachez, monsieur, qu’un noble gentilhomme, administrateur de cette maison, a fait venir ici en même temps que son épouse une nièce, sage et belle à l’extrême; celle-ci est si éprise d’un fou de cette maison qu’elle a été aujourd’hui sur le point de rendre l’âme au Créateur. Sur le conseil du médecin, on va simuler leur mariage; en effet, comme elle est en proie à cette idée fixe, on estime que cette ruse suffira à l’apaiser. Ce sera là quelque chose de jamais vu et qui mérite vraiment de l’être !

GENTILHOMME
Dieu, vous me faites grand plaisir ! Allons ! Rassemblez les amis. Quant à moi, je vous donnerai ce que je vous ai promis.

PISANO
Votre charité est grande ! Allons, messieurs, entrez sans bruit, car sinon le fouet va valser !

LAIDA
Je vais voir Bertrand. Çà, mes écuyers ! Conduisez ce carrosse jusqu’au palais.

CALANDRIO
Désormais, belle Lisida, pour l’amour de vous, mes mains conquerront toute l’Inde et la côte de Guinée.

MORDACHO
Chansons !

TOMAS
Que de fous en ce monde !

MARTIN
De fous qui s’ignorent !

BELARDO
Ô muses, muses ! Qui a dit que vous étiez au nombre de neuf s’il y a plus de neuf mille poètes ? Mais que cela ne vous chagrine point, car il en est peu de bons. Quant à ceux qui écrivent mal, ce sont des sots ou des fous.

Ils sortent. L’administrateur et le médecin entrent.

GERARDO
Monsieur le docteur, votre conseil a été tel que je laisse notre malade d’amour toute joyeuse et ravie. À peine a-t-elle compris que je voulais la marier qu’elle s’est mise à parler, manger et boire avec un infini contentement.

VERINO
Voir sa lubie satisfaite par son mariage avec Bertrand l’a ressuscitée et lui a donné une seconde vie. Ovide dit que l’amour ne peut être soigné par des plantes vénéneuses; aussi le remède que je lui ai administré a-t-il été le plus salutaire. Galien entend bien peu à la guérison du mal d’amour, car c’est une maladie qui se soigne avec du poison; et bien qu’on ait coutume d’administrer ce dernier en le mélangeant à d’autres substances pour l’adoucir, dans ce cas, il nous faut l’administrer associé à une mort qui doit guérir.

GERARDO
Et pour Laida, ma servante, n’y a-t-il point d’espoir de guérison ?

VERINO
Je la traiterai également lorsque Fedra sera guérie. Faites-la appeler tout de suite.

GERARDO
Et mettons tout cela à exécution. J’ai d’ores et déjà donné l’ordre qu’on la fasse descendre en secret.

VERINO
N’est-ce point elle qui vient ?

Pisano et Fedra entrent.

PISANO
Entrez et ayez soin de faire comprendre au mari que vous l’aimez.

FEDRA
Et Bertrand où est-il ?

GERARDO
Ma fille, on va l’amener tout à l’heure.

FEDRA
C’est donc ici que nous allons nous marier ?

GERARDO
Nous n’attendons plus que le curé.

PISANO
Monsieur, un hidalgo aragonais qui a donné vingt écus d’aumône vous prie de l’autoriser à assister à cette fête.

VERINO
Toute personne qui le désire peut y assister sans aucun inconvénient.

FEDRA
Si je gagne, je vous récompenserai à la fin du jeu.

Pisano sort.

GERARDO
Eh bien, ma fille, reprends tes esprits et souviens-toi de qui tu es.

FEDRA
Comment pourrais-je être sensée tant que je n’ai pas mon fou ?

GERARDO
Mais une fois mariée, ne comptes-tu pas retrouver ton bon sens ?

FEDRA
Si, si, bien sûr que si ! Car tout ce mal n’est rien. La mer a commencé à s’agiter sous l’effet d’une légère tempête et mon navire n’a pensé qu’à son salut. Il a vu le port de loin et ne s’est point arrêté avant d’y parvenir. Il a perdu tous ses agrès et sa coque même s’est fendue.

GERARDO
Oui-da, et pour sûr, je veux bien croire que la vôtre l’est un peu aussi !

FEDRA
Pourquoi ne m’amenez-vous pas ce bon vieux don Bertrand ?

Le gentilhomme, Leonato et Pisano entrent.

GENTILHOMME
Avec votre permission, je viens assister à cette fête.

GERARDO
Vous nous faites là un grand honneur.

FEDRA
C’est qui cette vieille rosse ?

GERARDO
Holà ! Holà ! Qu’on apporte des chaises et des bancs; faisons de la place et que tous ceux que la fureur laisse en paix aujourd’hui se réunissent ici car il n’est de noce sans convives.

Pisano sort.

FEDRA
Pardi, c’est bien vrai ! Holà ! Faites crier un ban depuis l’Orient jusqu’à l’Occident, et, si, comme vous dites, Bertrand est l’un des douze pairs, que la nouvelle arrive à Paris acheminée par des pages en livrée. Son frère est le roi Pépin, Calaïnos sa mère et Lancelot son père, lorsque de Bretagne il vint.

Pisano revient avec quelques fous qui apportent et disposent des bancs dans la cour.

PISANO
Les sièges sont prêts.

GERARDO
Asseyez-vous, je vous en prie.

GENTILHOMME
Ici, ce sera parfait.

GERARDO
Holà ! Apportez des chaises !

GENTILHOMME
Je vous en prie, pas tant de cérémonies !

FEDRA
Et moi, ne puis-je point m’asseoir ? Holà ! Qu’on m’apporte une estrade et des coussins !

VERINO
À Pisano. Allez chercher le fiancé.

PISANO
Je vais l’appeler.

FEDRA
Dieu vous bénisse ! Vous finissez par compatir à mes peines !

GERARDO
Me donnez-vous ici votre parole de retrouver votre bon sens ?

FEDRA
Une fois mariée, adieu tout cet imbroglio. Mais sachez que j’ai peur que toute cette fête ne soit qu’une illusion. Gardez-vous bien de me jouer un tour car alors, je vous jure que vous me perdrez par là même où vous pensiez me reconquérir.

GERARDO
Ne vois-tu pas combien il est absurde de penser que je te leurre ?

FEDRA
Je sais bien que mon mal vous afflige. Mais dites-moi, qu’en est-il du témoin ?

VERINO
Monsieur, autorisez cet hidalgo, votre serviteur, pour ce faire.

GENTILHOMME
Vous faites injure à la noce. Pour l’amour du ciel, c’est moi qui serai le témoin !

VERINO
Non, non, lui suffit.

GENTILHOMME
Holà, Leonato !

LEONATO
Monsieur ?

GENTILHOMME
Tu es le témoin.

LEONATO
Je redoute de porter le sayon des fous, c’est un mal contagieux et il n’est de sagesse parmi les fous; quoiqu’il soit bien vrai qu’une si belle folie rende mon cerveau envieux.

FEDRA
Qui êtes-vous donc, le témoin ?

LEONATO
Un hidalgo tolédan.

FEDRA
Avez-vous la cervelle saine ?

LEONATO
Elle est bien un peu ramollie à la longue mais je peux faire l’affaire.

FEDRA
Tope là, vous êtes un honnête homme.

VERINO
Voici venir l’époux.

GERARDO
Allons l’accueillir.

Les fous sortent deux par deux : Martín et Tomás; Belardo et Calandrio; Laida et Mordacho et derrière eux, Pisano tenant Floriano par la main, vêtu de la façon la plus drôle qui soit.

GERARDO
Asseyez-vous tous deux ici; Laida sera la marraine.

LAIDA
Marraine, moi ? Plutôt retourner aux cuisines ! Par ma foi ! C’est assez que je souffre les cornes sans endurer deux enfers : peiner et consentir !

VERINO
Arrête !

LAIDA
Je veux m’en aller car j’ai les yeux sensibles.

GERARDO
Non, non, ma fille, sur ma vie ! Je chercherai une autre marraine.

FEDRA
Avez-vous vu notre mijaurée ?

LAIDA
Vous, la chèvre Amalthée dont la corne m’use , taisez-vous, car je vous jure que si on vous donne maintenant ce coquin de Bertrand, demain il ne sera plus à vous.

FEDRA
Je vous ferai mettre un licou, marquise de Marignan.

FLORIANO
Taisez-vous et ayez un peu plus de respect pour votre mari, folle que vous êtes.

FEDRA
Je ne dois donc pas parler ?

FLORIANO
Vous ? Pour quoi faire ? Cousez-vous donc la bouche avec un peu de fil bien serré.

FEDRA
C’est là tous vos cadeaux ?

BELARDO
Ne grognez pas, vous allez vous vieillir.

FLORIANO
Ce ne sont pas là de beaux cadeaux ?

FEDRA
Voulez-vous bien vous taire, vieux fou ?

FLORIANO
Que je me taise ? Je vous battrai comme plâtre.

FEDRA
Comment ? Battre votre femme ?

FLORIANO
Ah ? Parce que vous deviez l’être ?

FEDRA
Eh bien, n’est-ce pas certain ?

FLORIANO
Comme ce n’est point mon désir, sachez que ce n’est guère chose faite.

GERARDO
Allons ! Allons ! Trêve de sottises !

FLORIANO
Alors, qu’il ne soit plus question de ce mariage car sinon nous dirons bien des vérités.

MORDACHO
Un peu de calme ! On pourrait croire que nous sommes fous !

VERINO
Mordacho a dit vrai.

CALANDRIO
Voulez-vous que nous nous ébaudissions puisque pour ma part je suis ravi ?

MORDACHO
Pardi, Calandrio, dansons, si toutefois ce rustre nous y autorise.

GERARDO
Et comment ! C’est même moi qui vous le demande. Donnez l’ordre qu’on joue quelque air de musique et Belardo nous aidera.

BELARDO
Je crains fort d’être ennuyeux mais au moins vous ne pourrez pas dire que je m’y suis refusé.

Ils font une mascarade de fous, puis ils sortent. Erifila et Valerio entrent à nouveau sur scène. De tous les fous, il ne reste plus que Laida.

VALERIO
Pourquoi t’obstiner à revenir ici ?

ERIFILA
Ce n’est pas pour te fuir mais pour chercher remède à mon affliction.

GERARDO
Qu’est-ce que c’est ?

VALERIO
Cette folle revient ici, fuyant ma maison depuis que ses pieds en ont franchi le seuil, tout comme si elle avait touché des braises.

GERARDO
Elvira, pourquoi es-tu revenue ? Tu fuis ton salut ?

ERIFILA
Oui, car mes maux étaient là-bas et je laissais der-rière moi mon bien. J’ai pensé pouvoir le souffrir et c’était là un leurre, car dès que je suis arrivée, je me suis trouvée sur le point de mourir.

VALERIO
Tous les mots que je lui ai dits ont été vains et pour finir, je l’ai suivie.

ERIFILA
Ne voyez-vous pas que je n’ai pas ma raison et que je suis tout entière folie et passion ? C’est là l’effet de la jalousie qui ôte toute sérénité à l’amour : les cieux n’ont point donné de pire châtiment à la terre. Ne nourrissez plus d’espérance à mon sujet : pour l’amour de Bertrand, je me suis égarée.

LEONATO
Ciel ! Erifila, vous ici ! Un tel revirement est-il possible ?

VALERIO
Pour l’amour de Bertrand ? Sans nul doute ce fou est un ensorceleur.

FLORIANO
Ami, ne vous fâchez point : il n’y a aucun motif à cela; car moi, en quoi vous ai-je offensé ?

ERIFILA
Mais dis-moi, es-tu marié à présent ?

FLORIANO
Oui, Elvira; ne vois-tu point à mes côtés l’âme de ma bien-aimée ?

ERIFILA
Traître, tu t’es donc marié ?

FLORIANO
Je me suis marié dès que tu es partie car tu m’as haï en aimant Valerio, avec qui je te demande de repartir, car il est juste que tu sois agréable aux tiens.

ERIFILA
Félon, tu t’es marié ?

FLORIANO
(À part) Elle croit que c’est vrai.

ERIFILA
Est-il possible, perfide, que je t’aie perdu pour tou-jours ? Chien, je ferai en sorte que tu meures. Que nulle autre ne s’imagine que tu lui appartiendras si je t’ai perdu.

FLORIANO
(À part) Et si elle se mettait à raconter ici mon histoire par le menu ?

ERIFILA
Ah ! Floriano ! Traître ! Penses-tu donc qu’ainsi travesti de ce sayon…

FLORIANO
(À part) Ciel ! Je suis perdu !
À voix haute. Allons, allons !

ERIFILA
… en feignant la folie, tu vas pouvoir ainsi dissimu¬ler le meurtre du grand Reinero ?

GERARDO
De Reinero ? Attends un peu ! Traître ! Tu es Floriano, celui qui a tué Reinero ?

FLORIANO
Taisez-vous ! Vous savez bien qu’elle est folle !
(À part) Cette fois je suis mort ! Ô Amour tyrannique ! Malheur à celui qui confie son secret à une femme !

GERARDO
La fortune vient de me sourire. (À Erifila) Je jure de te récompenser ! Vous autres, saisissez-vous de lui !

PISANO
À Floriano. Ô traître ! Alors comme ça tu veux nous tromper pour masquer ton crime et nous faire donner la mort à tous ?

GERARDO
J’en fais grief à Valerio; lui seul m’a induit en erreur.

VALERIO
Être son ami m’a obligé à lui offrir aide et conseils.

GENTILHOMME
S’il n’a commis d’autre forfait que de donner la mort à Reinero, relâchez-le.

GERARDO
Comment cela ?

GENTILHOMME
Ô saint et juste ciel ! Que de merveilles procure Ta main ! Floriano, tu me reconnais ?

FLORIANO
Est-ce une ombre ? Une illusion ?

GENTILHOMME
C’est bien moi ! Ne crains rien !

FLORIANO
Prince ! Tu n’es donc pas mort ?

VALERIO
C’est Reinero ?

GENTILHOMME
En personne !

VALERIO
C’est certain ?

GENTILHOMME
Oui, c’est moi, ne t’en étonne point.

VALERIO
Mais alors, Sire, Floriano ne vous a pas tué ?

REINERO
Non, puisque je suis vivant !

FLORIANO
Je reçois de toi la vie dont ta mort m’avait privé. Mais dis-moi, comment un événement aussi étrange a-t-il bien pu se produire ?

REINERO
Ma mort ne fut qu’un leurre.

FLORIANO
Un leurre ? Mais encore ?

REINERO
Écoute. Tout comme toi, je m’épris de la belle Celia, joyau et gloire de l’Aragon par sa beauté et son lignage; j’organisai maints divertissements dans sa rue : des tournois à pied, célèbres pour leurs riches parures et leurs panaches magnifiques; l’on y courut la bague; toutes renfermaient des énigmes qui rivalisaient d’invention et sollicitaient l’esprit de ceux qui s’y essayaient; j’affrontai de nombreux taureaux, m’illustrai par mes feintes, encourus mille risques et fis mille passes avant de trancher de mon épée leurs cous musculeux; mon élégance trouva grâce aux yeux de tous sauf à ceux de Celia qui n’a vécu que pour me voir mourir : lorsque j’éperonnais le plus hardiment mon cheval, si tous disaient « Que Dieu te garde ! », elle disait : « Que tu sois traîné à terre un pied dans l’étrier. » J’allai faire les cent pas sous ses fenêtres l’une de ces nuits très obscures où les chauves-souris amoureuses sortent pour contempler leur splendeur. J’étais avec mon épée et ma rondache, accompagné par mon page muni de son bouclier et par deux autres hommes armés d’espadons, sans boucliers. Ce page au bouclier portait mon nom et mon habit; tu lui infligeas une blessure telle qu’il perdit la vie. Je donnai l’ordre de ne point te poursuivre et d’emporter immédiatement la dépouille. Je fis répandre à travers la ville le bruit de mon trépas; les pierres elles-mêmes en furent émues; je voulais voir si ma mort pouvait émouvoir celle qui n’avait jamais eu de mon vivant la moindre pitié pour moi. La triste nouvelle affligea fort le vieux comte, mon père, qui fit mille diligences pour te trouver et me retrouver, car je fis enterrer en grand secret le page défunt et partis de Saragosse le lendemain après-midi. J’ai appris depuis que Celia verse des torrents de larmes en raison de mon trépas; et ainsi, je pense revenir vivant là où à nouveau elle pourra me donner la mort. Et afin que le bonheur du comte soit complet, je veux t’emmener avec moi : il est juste qu’un mort emmène avec lui un fou qui sait si bien simuler.

FLORIANO
Rendons grâce au Ciel pour ce singulier dénoue-ment.

VERINO
Voilà de quoi faire perdre la raison à ceux qui en sont pourvus ! Mais dites-nous, Floriano, qui est Elvira, cette folle ?

LEONATO
Si elle y consent, c’est à moi seul de le dire car je suis son valet et j’ai été au service de son père.

GERARDO
Comment est-elle arrivée jusqu’ici ?

LEONATO
Je tremble de devoir dire la vérité. Sachez que je lui fis quitter la demeure d’un honorable père, un homme de qualité, de tous fort estimé comme je vous le dirai tout à l’heure. De là, je l’amenai à Valence où je perdis courage car je me pris à redouter son père. Et ainsi, je la laissai seule. Les bijoux que je lui ai dérobés doivent bien valoir trois mille ducats. Je les ai toujours et les restituerai sans faute. On la trouva poussant des cris, on la crut folle et on l’amena ici où naquirent les amours que tu sais. Erifila – puisque tel est ton nom, et non Elvira – accorde-moi ton pardon.

GERARDO
Cette étrange aventure me remplit d’étonnement et de confusion. Mais, après tout cela, vont-ils se marier ?

FLORIANO
Non, car Valerio, grâce à qui j’ai été préservé d’une issue funeste, s’est épris d’elle. C’est lui qui l’épousera.

VALERIO
C’est faire violence à l’amour par excès de rigueur et outrager délibérément l’amitié. Vos cœurs s’accordent et ainsi, il ne me semble pas juste de défaire des liens d’amitié aussi étroits.

FLORIANO
Je ne vous en suis que plus obligé car vous m’avez donné deux vies en cette folle prison. Bien-aimée, donne-moi ta main, car tout n’était que simulacre. Accepte-moi pour mari et même pour esclave.

ERIFILA
La mainet l’âme et tout ce que tu voudras, maître de ma liberté.

GENTILHOMME [N]
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Nota del editor digital

"GENTILHOMME"

«Dans la traduction originale française le personage qui intervient, par erreur, est Reinero.»

En si grande solennité, il est juste que tout s’accomplisse. Valerio, puisque vous savez qui est Fedra et ce qu’il en a été du mariage simulé, ma volonté est que vous le meniez à son terme. Je veux que vous l’épousiez.

VALERIO
Si Fedra était dans son bon sens, Prince, ta volonté serait faite et je serais fort aise de l’aimer.

FEDRA
Il n’y a pas lieu de s’inquiéter au sujet de mon bon sens car s’il est vrai qu’à cause de toi je l’ai perdu, j’ai feint d’être folle dans l’unique but d’épouser Bertrand. Si telle est ta volonté, j’en suis très heureuse.

GERARDO
Ma fille ! Tu es dans ton bon sens ?

VALERIO
Je dis donc que je suis ton mari.

FEDRA
Et moi, Valerio, ton épouse.

VERINO
A-t-on jamais vu pareille intrigue ?

VALERIO
Allons, ma folle, tu es à moi !

FEDRA
Et à qui pourrais-je donc appartenir si ce n’est à un aussi fol amant ? Je me réjouis que vous soyez un si noble gentilhomme.

VALERIO
Et je sais que vous vous réjouissez aussi de ce que je vous aime autant.

LAIDA
Eh quoi ? Me croyez-vous donc folle, messieurs les marieurs ?

GERARDO
Mais qu’y a-t-il encore ?

LAIDA
Il me reste à vous faire un aveu qui est de consé-quence.

VERINO
Qu’est-ce ?

LAIDA
J’ai feint cette folle frénésie pour voir si de la sorte je pourrais jouir du bien que j’ai perdu. Je vous demande seulement de me permettre de redevenir celle que je fus.

LEONATO
Tu pourras même, si tu le désires, remédier à tes peines : j’ai pour toi de l’estime, aussi je te demande pour femme.

LAIDA
Et moi, je te demande pour mari car je te trouve à mon goût aussi.

REINERO
De ces trois hyménées, je veux être le témoin car ce dénouement le mérite bien. Floriano, vous et moi irons à Saragosse.

FLORIANO
En ce jour, celui qui vous donna la mort recouvre la vie, et vivant, il reçoit vos bienfaits. La fable, il faut le dire, est des plus extraordinaires.

REINERO
Une si belle fin était assurée.

FLORIANO
Illustre assemblée, ici s’achève « L’hôpital des fous ».