Une salle chez don Beltran.
SCÈNE PREMIÈRE.
DON GARCIA, en pourpoint, lisant un papier. TRISTAN et CAMINO.
DON GARCIA.
(Il lit.) « La gravité de la circonstance me force à sortir de la règle que m’impose ma condition. Votre Grâce saura tout cette nuit à un balcon que lui indiquera le porteur, avec d’autres choses qui ne se peuvent écrire. Que Notre-Seigneur vous garde, etc. »
(Parlé.) Qui m’écrit ce billet ?
CAMINO.
Doña Lucrecia de Luna.
DON GARCIA.
(A part.) Sans doute l’ange qui vit dans mon coeur.
(Haut.) N’est-ce pas une belle dame qui, aujourd’hui, avant midi, se promenait dans la « Plateria » ?
DON GARCIA.
Heureuse destinée ! Par ma vie ! renseignez-moi sur cette dame.
CAMINO.
Je m’étonne fort que sa renommée ne soit pas venue jusqu’à vous. Puisque vous l’avez vue, je m’abstiens de dire qu’elle est belle : elle est spirituelle et vertueuse; son père est veuf et âgé. Elle héritera de deux mille ducats de rente.
DON GARCIA.
Tu entends, Tristan ?
TRISTAN.
J’entends, et cela ne me fâche point.
CAMINO.
Quant à être bien née, il n’y a qu’à dire son nom : son père est Luna, sa mère fut une Mendoza, aussi purs qu’un corail. Doña Lucrecia mérite en effet un roi pour mari.
DON GARCIA.
Amour, je te demande les ailes pour m’élever jusqu’à un tel objet ! Où habite-t-elle ?
DON GARCIA.
Mon bonheur est certain. Dites-moi si c’est vous qui me guiderez vers ce ciel si plein de gloire?
CAMINO.
Je pense à vous servir tous deux.
DON GARCIA.
Je vous en serai reconnaissant.
CAMINO.
Je reviendrai ce soir pour vous chercher, quand sonneront dix heures.
DON GARCIA.
Portez cette réponse à Lucrecia.
CAMINO.
Reposez en Dieu !
Il sort.
SCÈNE IV
DON BELTRAN, DON GARCIA, ensuite TRISTAN.
DON BELTRAN.
Nous sortirons aujourd’hui tous les deux à cheval, j’ai une affaire à traiter avec vous.
DON GARCIA.
Avez-vous d’autres ordres ?
Tristan revient et met à don Garcia son manteau.
DON BELTRAN.
Où allez-vous par ce soleil brûlant ?
DON GARCIA.
Je vais jouer chez le comte notre voisin.
DON BELTRAN.
Je n’aime pas, qu’arrivé d’hier, vous vous alliez jeter à la tête de mille gens que vous ne connaissez pas, à moins que vous n’observiez avec beaucoup de soin deux conditions, jouer argent comptant et compter vos paroles. Voilà mon avis, faites à votre guise.
DON GARCIA.
Il est juste que je suive votre conseil.
DON BELTRAN.
Faites seller un cheval à votre choix.
DON GARCIA.
J’en vais donner l’ordre.
Il sort.
SCÈNE V
DON BELTRAN, TRISTAN.
DON BELTRAN.
(A part.) Ce que son précepteur m’a dit m’a fort contrairé.
(Haut.) T’es-tu promené avec Garcia, Tristan ?
TRISTAN.
Seigneur, toute la journée.
DON BELTRAN.
Sans tenir compte de ce qu’il est mon fils, si tu es toujours ce cœur fidèle que j’ai connu, dis-moi quelle impression il a produit sur toi ?
TRISTAN.
Quelle impression a-t-il pu me laisser en un temps si court ?
DON BELTRAN.
Tu es une langue prudente. Pour un esprit comme le tien, ce temps a suffi et au delà. Dis-le moi, par ma vie, sans flatterie.
TRISTAN.
Don Garcia, mon seigneur, quoi, vraiment ? Je dois parler puisque vous avez juré par votre vie…
DON BELTRAN.
De cette façon tu acquiers des droits éternels à ma reconnaissance.
TRISTAN.
Il a un excellent esprit et des pensées ingénieuses, mais des caprices de jeune homme et una arrogance imprudente. Il est encore plein du lait de Salamanque, et ses lèvres ont gardé l’odeur contagieuse de cette troupe écervelée; aujourd’hui, dans l’espace d’une heure, il a fait cinq ou six mensonges.
DON BELTRAN.
Est-il possible !
TRISTAN.
Pourquoi vous étonner. Il est capable de faire pis. Ses mensonges sont si nombreux que quiconque peut l’y surprendre.
TRISTAN.
Je ne vous dirais pas des choses si chagrinantes si vous ne m’y contraigniez.
DON BELTRAN.
Je connais ta fidélité et ton dévoûment.
TRISTAN.
Votre prudence, seigneur, saura me protéger si don Garcia apprend tout ceci.
DON BELTRAN.
Fie-toi à moi : perds, Tristan, toute crainte. Cours à l’instant faire préparer les chevaux.
Tristan sort.
SCÈNE VIII
ISABEL, JACINTA.
ISABEL.
Lucrecia a pris aussitôt la plume pour mettre à exécution votre project ingénieux, et elle lui a écrit qu’elle l’attendrait cette nuit à son balcon pour traiter certaine affaire, afin que vous puissiez parler à don Garcia.
JACINTA.
Lucrecia me rend un grand service.
ISABEL.
Elle montre en toute occasion qu’elle est votre véritable amie.
ISABEL.
Il est cinq heures.
JACINTA.
Même en dormant, l’image de Don Juan me poursuit. Dans ma sieste d’aujourd’hui, j’ai rêvé qu’il était jaloux d’un autre galant.
ISABEL.
Ah ! madame, voici don Beltran, et avec lui le Péruvien !
Elle regarde par la fenêtre.
ISABEL.
Je dis que celui qui vous parla aujourd’hui dans la Plateria vient à cheval avec lui. Voyez-le.
JACINTA.
(Regardant par la fenêtre.) Par ma vie, tu dis vrai, c’est lui. Comprend-t-on cela ?... Comment ce fourbe s’est-il donné pour Péruvien, s’il est fils de don Beltran ?
ISABEL.
Les prétendants attribuent toujours une grande influence à l’argent et par ce moyen il aura voulu trouver la porte de votre cœur. Il a dû s’imaginer qu’il lui serait ici plus profitable d’être Midas que Narcisse.
JACINTA.
En disant qu’il m’a vue il y a un an, il a aussi menti puisque don Beltran assure que son fils arriva hier de Salamanque à Madrid.
ISABEL.
A bien regarder, madame, tout cela peut être vrai. Il a pu vous voir alors, quitter Madrid et à présent revenir de Salamanque. Et quand il n’en serait rien pourquoi vous étonner que celui qui aspire à se faire aimer d’un objet de tant de valeur, s’appuie sur un mensonge pour donner du crédit à son amour ? En outre je tiens pour avéré, si mon instinct ne me trompe pas, qu’il n’exagère point l’ardeur de sa passion; la visite que vous fit le père est une flèche partie de sa main. Ce n’est pas par hasard, madame, que le jour même où il vous voit et où il montre qu’il vous aime, son père vient demander votre main pour don Garcia.
JACINTA.
Fort bien, mais, me semble-t-il, le temps qui s’est écoulé depuis que le fils m’a parlé jusqu’à la visite du père, est fort court.
ISABEL.
Il a su qui vous étiez. Il a rencontré son père dans la Plateria, il lui a dit un mot, et le vieillard qui n’ignore pas votre condition et qui adore justement don Garcia, est accouru aussitôt.
JACINTA.
Enfin, advienne que pourra. Je me contente de ce qu’il m’offre. Le père me veut, le fils me désire. Prends le mariage pour fait.
La promenade d'Atocha.
SCÈNE IX
DON BELTRAN, DON GARCIA.
DON BELTRAN.
Que vous en semble ?
DON GARCIA.
De ma vie je ne vis un meilleur animal.
DON BELTRAN.
Belle bête !
DON GARCIA.
Bien dressée, quelle gaieté ! quelle ardeur !
DON BELTRAN.
Votre frère don Gabriel, que Dieu lui pardonne, mettait toute sa joie en lui.
DON GARCIA.
Puisque la solitude d’Atocha nous y invite, déclarez, seigneur, votre volonté.
DON BELTRAN.
Vous diriez mieux mon chagrin. Etes-vous gentilhomme, Garcia ?
DON GARCIA.
Je me tiens pour votre fils.
DON BELTRAN.
Et suffit-il d’être mon fils pour être gentilhomme ?
DON GARCIA.
Je le pense, seigneur.
DON BELTRAN.
Quelle erreur ! Celui-là seul qui agit en gentilhomme l’est. Qui donna naissance aux maisons nobles ? Les illustres actions de leurs premiers auteurs. Sans tenir compte de la naissance, des hommes humbles dont les actions furent grandes ont illustré leurs héritiers. C’est la bonne et la mauvaise conduite qui fait les mauvais et les bons. En est-il ainsi ?
DON GARCIA.
Que les grandes actions donnent la noblesse, je ne le nie pas; mais vous ne niez pas que sans elles la naissance la donne aussi.
DON BELTRAN.
Si celui qui est né sans l’honneur peut l’acquérir n’est-il pas certain que par contre celui qui naquit en le possédant peut le perdre ?
DON BELTRAN.
Donc si vous commettez de honteuses actions, quoique vous soyez mon fils vous cessez d’être gentilhomme; donc si vos vices vous déshonorent publiquement, le blason paternel importe peu, les illustres ayeux ne servent pas. Comment se fait-il que la renommée vienne apporter jusqu’à mes oreilles vos mensonges et vos fourberies dont s’étonnait Salamanque ? Quel gentilhommeet quel néant ! Noble ou plébéien, si la seule accusation de mentir déshonore un homme que sera-ce donc de mentir réellement et de vivre sans honneur selon les lois humaines et sans me venger de celui que m’a dit que je mentais ? Avez-vous l’épée si longue, avez-vous la poitrine si dure que vous croyiez pouvoir vous venger quand une ville tout entière vous le dit ? Se peut-il qu’un homme ait de si viles pensées qu’il devienne l’esclave de ce vice sans plaisir et sans profit ? La jouissance retient les voluptueux; le pouvoir de l’or domine les avares, la gourmandise les gloutons, l’oisiveté et l’appat du gain les joueurs; la vengeance l’homicide, la gloriole et la présomption le spadassin; le besoin guide le voleur; tous les vices enfin portent avec eux plaisir ou profit, mais que tire-t-on du mensonge si ce n’est l’infamie et le mépris ?
DON GARCIA.
Qui dit que je mens a menti.
DON BELTRAN.
Ceci est encore un mensonge. Vous ne savez démentir qu’en mentant.
DON GARCIA.
Si vous ne voulez pas me croire…
DON BELTRAN.
Ne serais-je pas un sot de croire que vous seul dites la vérité et que toute une ville a menti ? Ce qui importe c’est de démentir cette réputation par vos actes, de penser que vous entrez dans un autre monde, de parler peu et vrai. Songez que vous êtes sous les yeux d’un roi si saint et si parfait que vos fautes ne peuvent trouver d’excuse dans les siennes; que vous vivez ici parmi les grands, titres et chevaliers, que s’ils connaissent votre vice ils ne vous garderont plus de respect, que vous avez une barbe au visage, une épée au côté, que vous naquîtes noble enfin et que je suis votre père. Je n’ai plus rien à vous dire. Cette réprimande, je l’espère, suffira pour qui a de la noblesse et de l’intelligence. Et maintenant, pour que vous sachiez que je veux votre bien, apprenez que je vous ai, Garcia, préparé un beau mariage.
DON GARCIA.
(A part.) Ah ! ma Lucrecia !
DON BELTRAN.
Jamais mon fils, les cieux ne placèrent tant de qualités divines dans un objet humain, comme dans Jacinta, la fille de don Fernando Pacheco, de qui ma vieillesse atend de charmants petits-fils.
DON GARCIA.
(A part.) Oh ! Lucrecia ! s’il est possible, je n’appartiendrai qu’à toi !
DON BELTRAN.
Qu’est cela ? Vous ne répondez pas ?
DON GARCIA.
(A part.) Je serai à toi, vive le ciel !
DON BELTRAN.
Vous devenez triste ? Parlez. Ne me tenez pas davantage en suspens.
DON GARCIA.
Je m’afflige de ne pouvoir vous obéir.
DON GARCIA.
Parce que je suis marié.
DON BELTRAN.
Marié ? Ciel ! qu’est-cela ? Comment ? Sans que je le sache ?
DON GARCIA.
J’y fus contrait et c’est un secret.
DON BELTRAN.
Ah ! malheureux père !
DON GARCIA.
Ne vous affligez pas. Quand vous connaîtrez la cause, vous tiendrez l’effet pour heureux.
DON BELTRAN.
Achevez donc; ma vie pend à un cheveu.
DON GARCIA.
(A part.) C’est en ce moment que j’ai besoin de vous, subtilités de mon esprit !
(Haut.) A Salamanque, seigneur, existe un noble chevalier de la maison d’Herrera et qui porte le nom de don Pedro. Le ciel lui donna pour fille un autre ciel dont les joues empourprées sont deux soleils aux clairs horizons. J’abrége, en disant que toutes les qualités que peut départir la nature à une jeune fille, elle les a. Mais la fortune ennemie accomplissant sa loi de destruction et jalouse de ses mérites, la fit pauvre; outre que sa famille n’est pas aussi riche que noble, deux frères naquirent avant elle au majorat. Un soir, en allant à la promenade, sur le bord de l’eau, je vis cette jeune fille dans son coche que j’aurais pris pour le char de Phaëton si le Tormès eut été l’Eridan, je ne sais qui donna à Cupidon les attributs du feu, mais moi je me sentis envahi par un froid subit. Qu’ont de commun avec le feu les inquiétudes et les agitations, l’absorption de l’âme, l’immobilité du corps ? Il était dans ma destinée de la voir; en la voyant d’être aveuglé par l’amour; puis de la suivre dans mon ardeur. Je rencontrai un coeur de bronze. Je passai de jour dans sa rue; j’y rôdai de nuit; je lui peignis ma passion par des ambassades et des lettres jusqu’à ce qu’enfin, compatissante ou subjuguée elle me répondit, car l’amour régne aussi sur les dieux. Je redoublai de prévenances et elle accrut ses faveurs jusqu’à me recevoir une nuit dans le ciel de sa chambre. Et quand mes ardents soupirs sollicitaient la fin de mon tourment et que je commençais à gagner ses bonnes grâces, j’entends son père qui s’approche; le destin le poussait cette nuit, car telle n’était pas sa coutume.— Elle, troublée, audacieuse (femme enfin) , me cache de force et presque mort derrière son lit. Don Pedro entra et sa fille, feignant une grande joie, l’embrasse pour cacher son visage pendant qu’elle reprenait ses couleurs. Ils s’assirent tous deux et le père, avec de prudentes recommandations lui proposa un mariage avec quelqu’un de la maison de Monroy. Elle, honnête autant que rusée lui répond de telle sorte qu’elle n’oppose pas de résistance à son père et qu’elle ne me cause nul souci à moi qui l’écoute. Là-dessus ils se séparèrent; et déjà le vieillard était sur le seuil de la porte quand tout à coup… « Amen ! » Maudit soit le premier qui inventa les montres ! Celle que je portais se met à sonner minuit. Don Pedro l’entendit et revenant vers sa fille. « D’où te vient cette montre, lui dit-il. » Elle répondit : « elle m’a été envoyée pour la faire réparer par mon cousin don Diego Ponce, parce que dans son village il n’y a ni horlogers ni montres. — Donne-la-moi, reprit le père, je m’en charge. » Puis tout à coup doña Sancha, c’est le nom de la dame, court, la rusée, pour me l’ôter de la poche avant que la même idée ne vienne à son père je la tire moi-même de mon pourpoint et en la lui passant le [sort] voulut que la chaîne touchât un pistolet que je tenais a la main. Le chien tomba, le coup partit, doña Sancha s’évanouit au bruit, le vieillard épouvanté se mit à pousser des cris; moi voyant mon ciel tombé par terre et ses deux soleils éclipsés, je crus ma belle morte par ma faute et que les balles de mon pistolet avaient commis ce sacrilége. Désespéré, je dégainai mon épée avec rage; en ce moment j’aurais affronté mille ennemis. Pour me couper la retraite, comme deux braves lions ses deux frères armés se présentent escortés de leurs valets. La chose semblait facile, mais mon épée et fureur les dispersent tous; il n’est pas de force humaine qui empêche le destin de s’accomplir. J’allais franchir la porte comme un homme endiablé, quand un clou du verrou s’engagea dans les cordons de mon épée. Pour la dégager il fallut me retourner et pendant ce temps mes adversaires m’opposent un mur de rapières. Sancha retrouva aussitôt sa présence d’esprit, et pour éviter la triste fin que promettaient ces atroces événements elle poussa vaillamment la porte de la chambre où nous demeurâmes enfermés, pendant que les agresseurs restaient dehors. Nous barricadons la porte avec des malles, des caisses et des coffres, qui sont les remèdes dilatoires des ardentes colères. Nous pensions être forts mais nos féroces adversaires démolissent la muraille et rompent la porte. Voyant que malgré mes retards je ne puis éviter la vengeance d’ennemis aussi offensés et aussi bien nés, voyant à mon côté la belle compagne de mes disgrâces dont la terreur pâlissait les joues, voyant qu’elle partage mon sort sans qu’elle l’ait mérité et que son dévouement s’efforce de conjurer le destin; pour récompenser sa loyauté, pour mettre fin à ses craintes, pour éviter la mort et terminer nos souffrances, je me décidai à leur demander de conclure par un mariage de si funestes dissensions. Eux qui considèrent le péril et qui connaîssent ma condition, acceptent après un court débat. Le pére alla tout raconter à l’évêque et il revint avec l’ordre à tout prêtre de célebrer notre union. Elle eut lieu et cette guerre mortelle se changea en douce paix, en te donnant, mon père, la meilleure bru qui naquit du sud au nord de l’Espagne. Nous tombâmes tous d’accord pour te cacher l’aventure craignant qu’elle ne fut pas de ton goût à cause de la pauvreté de Sancha. Mais, puisqu’il a fallu tout te révéler, dis si tu aimes mieux me voir mort que vivant et uni à une noble femme.
DON BELTRAN.
Les circonstances de l’affaire sont telles qu’il m’y faut reconnaître la force de la destinée qui t’a donné cette compagne. Je ne te blâme que d’une chose c’est de m’avoir tu tout ceci.
DON GARCIA.
Je craignais de te causer du chagrin.
DON BELTRAN.
Si elle est de si bonne maison qu’importe qu’elle soit pauvre. Ce qu’il y a de pis c’est que je n’aie rien su; ayant engagé ma parole comment m’y prendre maintenant avec doña Jacinta ! vois dans quel embarras tu me mets ! remonte à cheval et rentre sur-le-champ afin que cette nuit nous causions de tes affaires.
DON GARCIA.
Je serai à tes ordres quand sonnera l’Angelus.
DON BELTRAN sort.
SCÈNE XI
DON JUAN, DON GARCIA.
DON JUAN.
Vous avez agi en gentilhomme, don Garcia.
DON GARCIA.
Qui pourrait, sachant ma naissance, soupçonner mon cœur ? Mais allons au fait pour lequel vous m’avez appelé. Dites, quel motif avez-vous eu, je brûle de le connaître, pour m’envoyer cette provocation ?
DON JUAN.
La dame à qui, d’après votre aveu vous donnâtes la nuit dernière une fête sur l’eau est la cause de mon mécontentement, et il y a deux ans que mon mariage avec elle, quoique différé, est arrêté. Vous êtes à Madrid depuis un mois. De ce fait, ainsi que de vous être caché de moi pendant tout ce temps, je conclus que ma contrariété ayant été si publique vous ne l’avez pas ignorée et qu’ainsi vous m’avez offensé. Je dis tout ce que j’ai à dire; vous ne devez plus poursuivre la femme que j’aime depuis si longtemps, ou si par hazard ma demande vous paraissait mal fondée, remettons-nous en à nos épées et que la dame reste au vainqueur.
DON GARCIA.
Je regrette que sans être mieux informé du cas vous vous soyez déterminé à m’amener ici. La dame de ma fête, don Juan de Sosa, vive Dieu ! vous ne l’avez pas vue et vous ne pouvez l’épouser; c’est une femme mariée et elle est à Madrid depuis si peu de temps, que moi seul je sais que je l’ai pu voir. Et quand ce serait elle je vous donne ma parole de gentilhomme de ne pas la revoir ou de m’avouer un imposteur.
DON JUAN.
Vous avez ainsi dissipé mes soupçons et je demeure satisfait.
DON GARCIA.
Et moi je ne le suis pas. Vous m’avez provoqué, cela ne peut se passer ainsi. Vous étiez libre de me faire venir en ce lieu, mais m’y ayant amené il est nécessaire, pour agir comme je le dois, que je n’en sorte que mort ou vainqueur.
DON JUAN.
Songez que malgré la satisfaction que m’ont pu donner vos paroles, la colère laisse encore en moi la mémoire de mes soupçons.
Ils dégainent et se battent.
SCÈNE XIII
DON JUAN, DON FÉLIX.
DON FÉLIX.
Il est heureux que je sois arrivé a temps.
DON JUAN.
Me suis-je donc en effet trompé ?
DON JUAN.
De qui l’avez-vous su ?
DON FÉLIX.
D’un écuyer de Lucrecia.
DON JUAN.
Dites donc comment ?
DON FÉLIX.
La vérité est que le coche et le cocher de doña Jacinta allèrent la nuit passée au bosquet du Pré, et qu’il y avait là une grand fête; mais le coche avait été prêté. Le hasard voulut qu’a l’heure où la belle Jacinta alla rendre visite à Lucrecia, se trouvassent auprès d’elle deux « matadoras », les premières de la quinte.
DON JUAN.
Celles qui habitaient le Carmen ?
DON FÉLIX.
Elles mêmes. Elles emprutèrent le coche de doña Jacinta et sous le voile de la nuit elles s’en furent à la riviere. Votre page, que vous aviez chargé de suivre le coche, voyant deux dames s’y placer dans l’obscurité et ne sachant pas qu’il y avait des visiteuses dans la maison, crut que c’étaient Jacinta et Lucrecia qui sortaient.
DON FÉLIX.
Il suivit le coche prestement et quand il le vit dans le Pré, au milieu de la musique et d’un souper, il le quitta et revint vous chercher à Madrid; votre absence fut la cause de votre colère; si vous vous étiez trouvé là l’erreur se serait dissipée.
DON JUAN.
En effet de là vient tout le mal; mais je suis si content de savoir que je m'abusais que j’accepte la souffrance passée.
DON FÉLIX.
J’ai fait une autre découverte qui est ma foi bien plaisante.
DON FÉLIX.
C’est que ledit don Garcia débarqua hier de Salamanque à Madrid, qu’il se mit au lit en arrivant, qu’il dormit toute la nuit et que la fête et le festin qu’il nous a contés sont une pure invention.
DON JUAN.
Que dites-vous ?
DON JUAN.
Don Garcia serait un imposteur ?
DON FÉLIX.
Un aveugle le verrait. Une si grande variété de tentes, de buffets, de vaisselle d’or et d’argent, tant de plats, tant de chœurs d’instruments et de chanteurs, n’était-ce pas un mensonge patent ?
DON JUAN.
Ce qui me fait douter encore, c’est de trouver un menteur dans un homme si vaillant dont l’épée donnerait du souci à Hercule lui-même.
DON FÉLIX.
Il tient probablement de l’habitude le mensonge et de la naissance le courage.
DON JUAN.
Allons, je vais demander, Félix, mon pardon à Jacinta, et lui raconter comment ce menteur m’a pu rendre jaloux.
DON FÉLIX.
A compter d’aujourd’hui ne le croyez plus, don Juan.
DON JUAN.
Ses vérités même seront à l’avenir des fables pour moi.
Ils sortent.
SCÈNE XV
JACINTA, LUCRECIA, ISABEL, à la fenêtre. DON GARCIA, TRISAN et CAMINO, dans la rue.
JACINTA.
(A Lucrecia.) Don Beltran est revenu avec cette nouvelle et bien désappointé, quand je commençais à me faire à l’idée de ce mariage.
LUCRECIA.
Le fils de don Beltran est le faux indien !
LUCRECIA.
De qui tiens-tu l’historie du banquet ?
LUCRECIA.
Quand l’as-tu vu ?
JACINTA.
Ce soir, et en me la contant il m’a fort contrariée.
LUCRECIA.
Sa fourberie est grande ! il mérite que tu le punisses sévèrement.
JACINTA.
Il me semble que ces trois hommes s’approchent du balcon.
LUCRECIA.
Ce sera don Garcia qui vient au rendez-vous; voici l´heure.
JACINTA.
Toi, Isabel, pendant que nous lui parlons, épie nos vieillards.
LUCRECIA.
Mon père est en train de conter une longue historie à ton oncle.
ISABEL.
Je me charge de revenir pour vous aviser.
Elle sort.
CAMINO.
(A don Garcia.) Voici le balcon où tant de bonheur vous attend.
Il sort.
SCÈNE XVI
DON GARCIA et TRISTAN, dans la rue, JACINTA et LUCRECIA, au balcon.
LUCRECIA.
(Bas à Jacinta.) Tu es l’héroïne de l’histoire, réponds en mon nom.
DON GARCIA.
Êtes-vous Lucrecia ?
JACINTA.
Vous êtes don Garcia ?
DON GARCIA.
Je suis celui qui trouva aujourd’hui dans la rue des Orfèvres le joyau le plus précieux que fabriqua le ciel; celui qui, en vous épousant, vous estime un tel prix, qu’enflammé d’amour, il vous donne sa vie et son âme. Je suis enfin celui qui s’enorgueillit d’être à vous, et qui commence à vivre aujourd’hui parce qu’il est l’esclave de Lucrecia.
JACINTA.
(Bas à Lucrecia.) Amie, ce cavalier adore toutes les femmes.
LUCRECIA.
L’homme est enclin à tromper.
JACINTA.
Celui-ci est un grand fourbe.
DON GARCIA.
J’attends, madame, les ordres qu’ill vous plaira de me donner.
JACINTA.
Ce que je voulais vous dire ne peut avoir lieu…
TRISTAN.
(A l’oreille de son maître.) Est-ce elle ?
JACINTA.
Je vous avais préparé un beau mariage, mais je sais maintenant que vous ne pouvez vous marier.
JACINTA.
Parce que vous êtes marié.
DON GARCIA.
Je suis garçon, vie Dieu ! Celui qui vous a dit cela, vous a trompée.
JACINTA.
(Bas à Lucrecia.) Vit-on un plus grand imposteur ?
LUCRECIA.
Il ne sait que mentir.
JACINTA.
Vous voulez me persuader une telle chose ?
DON GARCIA.
Vive Dieu ! Je suis garçon !
JACINTA.
(Bas à Lucrecia.) Et il le jure !
LUCRECIA.
Toujours ce fut la coutume du menteur; doutant de son crédit, il jure pour être cru.
DON GARCIA.
Si c’était votre blanche main que le ciel destinât à combler mon bonheur, faites en sorte que je ne perde pas ce bien souverain, car je puis prouver facilement la fausseté de ce bruit.
JACINTA.
(A part.) Avec quelle aisance il ment ! Ne semble-t-il pas qu’il dise la vérité ?
DON GARCIA.
Je vous épouserai, madame, et ainsi vous me croirez.
JACINTA.
Vous êtes homme à vous marier trois cents fois dans une heure.
DON GARCIA.
Vous avez de moi bien mauvaise opinion.
JACINTA.
C’est un juste châtiment. Je ne puis croire un seul instant celui qui m’a dit ce matin, qu’il était Péruvien, quand il est né à Madrid, celui qui étant arrivè d’hier, m’a affirmé qu’il était ici depuis une année, qui ayant avoué ce soir qu’il est marié à Salamanque, vient se dédire en ce moment, et qui, après avoir dormi toute la nuit dans son lit, raconte qu’il l’a passée sur la rivière donnant une fête à une dame.
TRISTAN.
(A part) Elle sait tout !
DON GARCIA.
Ma glorie ! écoutez-moi !...et je vous dirai la vérité pure; je sais par où le récit pêche : je passe sur les autres détails qui sont de peu d’importance pour arriver au mariage, qui est la grande affaire. Si vous étiez la cause de cette affirmation que j’ai faite que j’étais marié, Lucrecia, serait-ce une faute d’avoir menti ?
DON GARCIA.
Je veux vous le dire.
JACINTA.
(A part, à Lucrecia) Écoute, le fourbe va raconter de jolies histoires.
DON GARCIA.
Mon père a voulu aujourd’hui me donner une autre femme. Mais moi, qui suis tout à vous, j’ai imaginé de trouver une excuse; comme j’espère obtenir votre main, pour toutes les autres femmes je suis marié, pour vous seul je suis garçon; et comme votre billet est venu m’encourager, j’ai placé en lui ma résistance à toute autre union. Tout s’est passé ainsi; ce mensonge ne doit pas vous étonner puisqu’il prouve la vérité de mon affection.
LUCRECIA.
(A part.) Mais s’il était vrai…
JACINTA.
(De même.) Quelle bonne histoire et comme il l’a improvisée !
(Haut à Garcia.) Mais, comment ai-je pu, en si peu de temps, vous donner tant de soucis ? Vous m’avez à peine entrevue et déjà vous paraissez hors de vous ! Vous ne me connaissez pas, et vous me voulez pour femme ?
DON GARCIA.
Aujourd’hui, pour la première fois, madame, votre grande beauté me frappa; encore en ce moment, l’amour me force à vous dire la vérité. Si la cause est divine, l’effet a dû être un miracle, le dieu enfant ne chemine pas avec des pieds mais avec des ailes. Dire qu’il vous faut du temps pour réduire une âme, ce serait, Lucrecia, nier votre divin pouvoir. Vous prétendez que sans vous connaître, je suis hors de moi. Plaise à Dieu, que je ne vous eusse pas connue, pour faire plus encore en vous aimant ! Mais, je vous connais bien, je sais quelles sont vos qualités, que vous êtes une Lune sans éclipse, que vous êtes une pure Mendoza, que vous avez perdu votre mère, que vous êtes fille unique de votre père, dont le revenu passe mille doublons. Voyez si je suis mal informé ! Plaise à Dieu ! que vous fussiez aussi bien instruite sur mon compte !
LUCRECIA.
(A part.) Il me donne presque du souci.
JACINTA.
Enfin Jacinta n’est-elle pas belle, n’est-elle pas sage, riche et telle que l’homme le mieux né souhaiterait l’avoir pour épouse ?
DON GARCIA.
Elle est sage, riche et belle, mais… mais, elle ne me plaît pas.
JACINTA.
Enfin, parlez, quel est son défaut ?
DON GARCIA.
Le plus grand de tous : je ne l’aime point.
JACINTA.
Je voulais pourtant vous marier ensemble, c’est le seul motif du rendez-vous que je vous ai donné.
DON GARCIA.
Ce sera donc un vain désir. Don Beltran, mon père, m’ayant fait aujourd’hui la même proposition, je lui répondis que j’étais marié. Et si vous, madame, vous avez l’intention de me tenir le même langage, pardonnez-moi, pour ne vous point céder, j’irais me marier en Turquie. C’est la vérité, vrai Dieu ! Mon amour est ainsi fait, que j’abhore, ma Lucrecia, tout ce qui n’est pas vous.
LUCRECIA.
(A part.) Hélas !
JACINTA.
Me traiter avec une duplicité si évidente ! Répondez, manquez-vous de mémoire, ou avez-vous perdu toute honte ? Comment, aprés avoir dit aujourd’hui à Jacinta que vous l’aimiez, le niez-vous à présent ?
DON GARCIA.
(A Jacinta) Moi ? vive Dieu ! je n’ai parlé qu’a vous depuis une année, dans cette ville.
JACINTA.
Le mensonge effronté peut-il aller jusque-là ? Si vous osez mentir à propos des choses que j’ai vues, quelle vérité puis-je attendre de vous ? Allez avec Dieu, et de moi, vous pouvez, dès à présent, penser que si je vous écoute une autre fois, ce sera pour me divertir, comme celui qui passerait l’ennuit de ses loisirs à lire les fables d’Ovide.
Elle disparaît du balcon.
DON GARCIA.
Écoutez, belle Lucrecia.
LUCRECIA.
(A part.) Je reste confondue.
Elle disparaît.
DON GARCIA.
Je perds la tête. La vérité a-t-elle si peu de crédit ?
TRISTAN.
Oui, dans une bouche qui ment.
DON GARCIA.
Elle ne croit pas un mot de ce que je dis !
TRISTAN.
Pourquoi vous étonner après lui avoir débité quatre ou cinq mensonges… Dorénavant, persuadez-vous que celui qui ment dans les petites choses perd tout crédit quand il dit vrai dans les grandes.