Bernardo Dovizi da Bibbiena, La Calandria

La Calandra





Texto utilizado para esta edición digital:
Bernardo Dovizi da Bibbiena, La Calandra, Traduction nouvelle et litèrale per Alcide Bonneau, París, I. Liseux (ed.), 1887.
Marcación digital para Artelope:
  • Badía Herrera, Josefa (Dicat)
  • Revenga García, Nadia (Dicat)

Personnages

FESSENIO, valet
POLINICO, précepteur
LIDIO, jeune homme
CALANDRO
SAMIA, servante
RUFO, nécromant
SANTILLA
FANNIO, valet
FULVIA, femme de Calandro
UNE COURTISANE
UN FACCHINO
Sbires de la Douane



Acte I

SCÈNE I

FESSENIO
(seul). Il est bien vrai que l'homme jamais ne fait un dessein, que la Fortune n'en fasse un autre. Voici qu'à l'heure où nous pensions être tranquilles à Bologne, Lidio, mon maître, entendit dire que sa sœur Santilla était vivante et arrivée en Italie; aussitôt s'est réveillé en lui l'amour qu'il lui portait, amour plus grand que jamais ne porta frère à sa soeur, par la raison que nés d'un même part, la Nature les a faits si semblables de visage, de taille et de parler, qu'à Modon, Lidio s'habillant quelquefois en fillette, non-seulement les étrangers, mais leur mère elle-même, leur nourrice, ne distinguaient plus qui était Lidio et qui était Santilla. Aussi, comme les Dieux n'auraient pu les faire plus semblables, de même l'un chérissait l'autre plus que soi. C'est pourquoi Lidio, qui croyait sa soeur morte, apprenant qu'elle était sauve, se mit à sa recherche; rendus à Rome, il y a déjà quatre mois, et cherchant sa sœur, il a rencontré Fulvia, une Romaine, dont s'étant fervemment épris, il m'a placé en qualité de valet près de Calandro, son mari, pour conduire à bonne fin son amoureux désir : ce à quoi j'arrivai au grand contentement d'elle, car, brûlant très fort pour lui, elle a plus d'une fois et en plein jour fait venir s'ébattre avec elle Lidio, vêtu en femme et prenant le nom de Santilla. A la fin Lidio, par peur que cette flamme ne se découvrît, s'est montré ces joursci des plus négligents vis-à-vis de Fulvia, sous couvert de vouloir quitter la ville, et elle en est dans une rage, une fureur telle, qu'elle n'a plus aucun repos; elle recourt aux sorcières, aux charmeresses, aux nécromants, pour qu'ils lui fassent recouvrer son amoureux, comme s'il était perdu, et tantôt m'envoie, tantôt envoie Samia, sa servante, complice de l'affaire, transmettre ses prières, ses cadeaux, avec promesse de donner pour femme à son fils Sautilla, si jamais advient que celle-ci se retrouve; et elle fait tout si bien que son mari, s'il ne tenait pas plus de l'animal que de l'homme, s'en serait déjà aperçu; or, toute la ruine tomberait sur moi, ce qui fait que j'ai besoin de bien m'escrimer. A moi seul, je fais l'impossible. Nul homme ne peut servir deux maîtres, et j'en sers trois : le mari, la femme et mon patron, de sorte que je n'ai pas un repos au monde. Je ne m'en plains pas, parce qu'en ce monde qui ne fait rien est un mort vivant; mais s'il est vrai qu'un bon serviteur ne doive jamais avoir de loisir, j'en ai si peu que je ne pourrais pas m'en curer les oreilles, et s'il me manquait quoi que ce soit, il m'est tombé entre les mains une autre intrigue amoureuse dont il me dure mille années d'en conférer avec Lidio, lequel voici justement venir. Mais, oh ! oh ! oh ! avec lui est ce benêt de Polinico, son précepteur : le dauphin s'est montré, la tempête va venir. Je veux me tenir un peu à part, et entendre ce dont ils causent.

SCENE II

POLINICO, LIDIO, FESSENIO

POLINICO
Pour sûr, il ne me serait jamais tombé à l'esprit, Lidio, que tu en serais venu au point, en pourchassant de vaines amourettes, de devenir un contempteur de toutes les vertus. Mais de tout cela j'en fais l'auteur ce bon sujet de Fessenio.

FESSENIO
(à part). Par le corps !...

LIDIO
Ne dis pas cela, Polinico.

POLINICO
Eh! Lidio, je sais tout cela mieux que toi, et ton ribaud de valet...

FESSENIO
(à part). En dépit de quoi je lui...

POLINICO
L'homme prudent pense toujours à ce qui peut lui arriver de contraire.

FESSENIO
(à part). Nous en voilà aux pédagogueries.

POLINICO
A mesure que vos amours seront plus notoires, outre que tu courras un grand danger, tu seras de tout le monde tenu pour une bête.

FESSENIO
(à part). Poltron de pédagogue!

POLINICO
Par la raison que qui ne conspue et ne hait les hommes vains et légers, tels que tu l'es devenu, toi qui, étranger, t'es mis à aimer, et qui donc? une des plus nobles dames de cette ville !... Fuis, te dis-je, les périls où te met cet amour.

LIDIO
Polinico, je suis jeune, et la jeunesse est sujette de l'amour; les choses sérieuses conviennent aux gens plus mûrs. Je ne puis vouloir que ce qu'amour veut, et je m'efforce, du plus que je puis, à aimer cette dame plus que moi-même. Quand jamais cela se saurait, je n'en aurais je crois, que plus de réputation près de maintes gens, par la raison que, de même que chez une femme c'est grand bon sens de se garder de l'amour d'un homme en plus haute situation qu'elle, de même c'est un grand mérite chez l'homme d'aimer des femmes de plus haut lignage qu'il n'est lui-même.

FESSENIO
(à part). Oh ! la belle réplique.

POLINICO
Ce sont là les raisons que lui enseigne ce gredin de Fessenio, pour le mettre à bas.

FESSENIO
Gredin toi-même.

POLINICO
Je m'émerveillais de ce que tu ne venais pas troubler les bonnes actions.

FESSENIO
Je ne troublerai donc pas les tiennes.

POLINICO
Rien de pis que de voir la vie des sages dépendre du parler des fous.

FESSENIO
Plus sagement l'ai-je conseillé toujours, que tu ne l'as fait.

POLINICO
Celui-là ne peut être supérieur en conseils, qui est inférieur en bonnes mœurs. Je ne te connaissais pas d'abord, Fessenio, car je ne t'aurais pas tant recommandé à Lidio.

FESSENIO
J'avais peut-être besoin de ta recommandation, hein ?

POLINICO
Je vois bien à cette heure qu'en louant autrui souvent l'homme se trompe; en le dépréciant, jamais.

FESSENIO
Tu montres toi-même ta bêtise, puisque tu louais qui tu ne connaissais pas. Moi, je sais bien qu'en parlant de toi jamais je ne me suis trompé.

POLINICO
Tu as donc dit du mal de moi ?

FESSENIO
Tu l'avoues toi-même.

POLINICO
Patience ! je ne veux pas disputer contre toi, ce serait lutter de la voix contre la foudre.

FESSENIO
Tu t'y résous parce qu'avec moi tu n'as pas raison.

POLINICO
Je m'y résous pour ne pas en venir à autre chose que des paroles.

FESSENIO
Et que pourrais-tu donc me faire, en cent ans?

POLINICO
Tu le verras, et pour sûr, pour sûr...

FESSENIO
N'agace pas l'ours, quand le nez lui fume.

POLINICO
Oh! oh ! allons! je ne veux pas avec un valet...

LIDIO
Allons, Fessenio, assez.

FESSENIO
Ne me menace pas; bien que je ne sois qu'un vil serviteur, la mouche aussi à sa colère, et il n'est si mince poil qui n'ait son ombre; tu m'entends ?

LIDIO
Tais-toi, Fessenio.

POLINICO
Laisse-moi poursuivre avec Lidio, s'il te plaît.

FESSENIO
Et pour avoir la paix, vends-lui du bon.

POLINICO
Écoute, Lidio; sache que Dieu nous a donné deux oreilles pour entendre beaucoup.

FESSENIO
Et une seule bouche pour parler peu.

POLINICO
Je ne te parle pas. Tout mal récent aisément guérit, mais quand il est chronique, jamais : renonce, te dis-je, à cet amour.

LIDIO
Pourquoi ?

POLINICO
Parce que tu n'y trouveras que tourments.

LIDIO
Pourquoi ?

POLINICO
Hélas ! ne sais-tu pas que les compagnes de l'amour, ce sont la colère, les haines, les inimitiés, les discordes, les ruines, la pauvreté, la suspicion, l'inquiétude, toutes maladies pernicieuses aux mortels? Fuis l'amour, fuis-le.

LIDIO
Hélas! Polinico, je ne puis.

POLINICO
Pourquoi ?

FESSENIO
Pour le mal que Dieu puisse te donner.

LIDIO
A sa puissance tout est assujetti, et il n'est pas de plus grand bonheur que d'acquérir ce qu'on désire en aimant; sans l'amour il n'est point de perfection, de vertu ni de grâce.

FESSENIO
On ne peut mieux dire.

POLINICO
Il n'est pas de plus grand défaut chez un valet que l'adulation; et tu l'écoutés? Lidio, contentetoi de moi.

FESSENIO
Oui, car c'est un délicat morceau.

POLINICO
L'amour ressemble au feu, qui mis sur du soufre ou toute autre puante matière, rend l'homme malade.

LIDIO
Mais mis sur de l'encens, de l'aloès ou de l'ambre, il produit un parfum qui ressusciterait les morts.

FESSENIO
Ah ! ah ! dans son propre lacet reste pris Polinico.

POLINICO
Reviens, Lidio, aux pratiques louables.

FESSENIO
Louable est de s'accommoder à son temps.

POLINICO
Louable est ce qui est bon et honnête; je t'avertis que tu finiras mal.

FESSENIO
Le prophète a parlé.

POLINICO
Souviens-toi que l'âme vertueuse ne se laisse pas émouvoir par le désir.

FESSENIO
Ni ne quitte la place par peur.

POLINICO
Tu agis mal, et tu sais qu'il est d'une grande arrogance de mépriser les conseils des sages.

FESSENIO
Tu t’intitules sage, mais je te baptise fou, car tu sais bien qu'il n'est pas de plus grande folie que de demander ce qu'on ne peut obtenir.

POLINICO
Il vaut mieux perdre la partie en disant la vérité, que la gagner en disant des mensonges.

FESSENIO
Je dis la vérité tout comme toi; mais je ne suis pas un messire blâme-tout, comme tu en es un, toi qui pour quatre cujus que tu as appris, te sembles être si sage, que tu crois qu'en dehors de toi il n'y a que des imbéciles. Tu n'es pourtant pas un Salomon; tu ne considères pas que telle chose sied au vieillard et telle au jeune homme, telle dans les périls, et telle dans la tranquillité; tu es un vieillard et tu mènes la vie que tu lui prêches; mais Lidio, qui est jeune, laisse-le agir en jeune homme, et toi, à l'âge de Lidio et à ce qui lui plaît accommode-toi.

POLINICO
Il est bien vrai que plus un maître a de valets, plus il a d'ennemis. Celui-là te conduit à la potence, et quand même nul autre malheur ne t'en adviendrait, tu en aurais toujours un remords dans l'âme, car il n'est pas de plus cruel supplice que le souvenir des fautes commises. Quitte donc cette femme, Lidio.

LIDIO
Je puis autant la quitter qu'un corps peut quitter son ombre.

POLINICO
Tu ferais encore mieux de la détester que de la quitter.

FESSENIO
Oh ! oh ! oh ! il ne peut porter le veau, et tu veux qu'il porte le bœuf ?

POLINICO
Elle te quittera bien, elle, dès qu'elle sera recherchée par d'autres; les femmes sont capricieuses.

LIDIO
Oh ! oh ! oh ! elles ne sont pas toutes d'un même acabit.

POLINICO
Elles n'ont pas toutes même air, mais elles sont toutes de même nature.

LIDIO
Tu t'abuses grandement.

POLINICO
O Lidio, écarte le flambeau de façon que les visages ne puissent se voir, et il n'y aura pas entre elles une différence au monde. Sache qu'on ne peut voir à fond une femme, etiam quand elle est morte.

FESSENIO
Notre homme fait encore mieux que tout à l'heure je ne le lui reprochais.

POLINICO
En quoi ?

FESSENIO
Tu t'accommodes très bien à notre temps.

POLINICO
Mais non, je dis ce qui est vrai à Lidio.

FESSENIO
Plus haut encore est Madame la Lune.

POLINICO
Enfin, que veux-tu inférer?

FESSENIO
Je veux inférer que tu t'accommodes aux mœurs d'aujourd'hui.

POLINICO
De quelle façon ?

FESSENIO
En étant l'ennemi des femmes, comme quasiment tout le monde, dans cette cour; c'est pourquoi tu en dis du mal, et c'est agir iniquement.

LIDIO
Fessenio dit vrai, et on ne peut approuver ce que tu en as dit; elles sont tout ce qu'il y a de volupté et de bonheur au monde, et sans elles nous serions inutiles, bons à rien, sauvages et pareils à des bêtes.

FESSENIO
Qu'est-il besoin d'en dire tant ? Ne savonsnous pas que les femmes sont de si haute valeur qu'aujourd'hui il n'est pas un homme qui ne les imite, et volontiers d'âme et de corps ne devienne femme ?

POLINICO
Je ne veux pas te répliquer.

FESSENIO
C'est que tu ne pourrais pas dire le contraire.

POLINICO
Je te rappelle, Lidio, qu'il est toujours temps d'éviter l'occasion du mal; et de nouveau je t'exhorte à vouloir, pour ton bien, renoncer à ces vaines amourettes.

LIDIO
Polinico, il n'est rien au monde qui accepte les remontrances et les agissements en sens contraire plus mal que l'amour; sa nature est telle, qu'il se consumerait lui-même plutôt que de s'en aller sur les avis d'autrui. Par conséquent, si tu crois m'éloigner de l'amour que j'ai pour elle, tu cherches à étreindre l'ombre, à prendre le vent dans un filet.

POLINICO
C'est bien ce qui me pèse, que toi qui étais d'ordinaire plus maniable que la cire, tu es maintenant plus dur que le plus haut rouvre qu'il y ait. Et sais-tu ce qui en arrivera? Je te laisserai la responsabilité de tout, et sache que tu finiras mal.

LIDIO
Je ne le crois pas, mais s'il en arrive ainsi, ne m'as-tu pas montré dans tes leçons que c'est uu grand mérite de mourir d'amour, et que celui-là fait une belle fin qui meurt en bien aimant ?

POLINICO
Alors agis donc à ta guise, et à celle de l'animal que voilà; bientôt, bientôt tu pourras reconnaître, à ton dam, les effets de l'amour.

FESSENIO
Arrête, Polinico, sais-tu bien quels sont les effets de l'amour?

POLINICO
Quoi donc, bête ?

FESSENIO
Ce sont les mêmes que ceux des truffes, qui aux vieux font lâcher des vents, et aux jeunes...

LIDIO
Ah ! ah ! ah !

POLINICO
Eh ! Lidio, tu te moques et te ris de mes paroles ? Je ne te dis plus un mot, je t'en laisse la responsabilité, et m'en vais.

FESSENIO
Avec le mal an ! As-tu vu comme il simule l'honnête homme, comme si nous ne connaissions pas l'hypocrite poltron qui nous a dérangés au point que nous ne pourrons maintenant ni moi te dire, ni toi entendre une bonne histoire de Calandro ?

LIDIO
Dis, dis; cette douceur nous ôtera l'amertume que nous a laissée Polinico.

SCÈNE III

LIDIO, FESSENIO

LIDIO
Parle, maintenant.

FESSENIO
Calandro, le mari de Fulvia, ton amoureuse et mon maître postiche, que tu fais bec-jaune et cocu, pendant que ces jours passés, habillé en femme et te faisant appeler Santilla, tu es allé voir Fulvia et en es revenu, te prenant pour une femme s'est violemment épris de toi et m'a demandé de lui faire avoir l'objet de son amour, c'est-à -dire toi-même. J'ai feint d'avoir eu grand peine et lui ai donné l'espérance de le mener aujourd'hui au but de ses désirs.

LIDIO
La chose est bien risible, ah ! ah ! ah ! Je me souviens maintenant que l'autre jour, revenant de chez Fulvia habillé en femme, il me suivit un bout de temps, mais je ne croyais pas que ce fût par amour pour moi; il faut pousser à fond la chose.

FESSENIO
Je te servirai bien, laisse-moi faire; je lui remontrerai de nouveau d'avoir fait pour lui des miracles, et sois sûr, Lidio, qu'il m'en croit plus que je ne lui en dis; je lui donne à entendre les choses les plus stupéfiantes du monde, par la raison que c'est le plus grand lave-guenilles que tu aies jamais vu. Je pourrais te raconter un millier de ses balourdises, mais, pour ne pas te les dire par le menu, il a en lui-même une bêtise si profonde, que si la moindre partie s'en était trouvée chez Salomon, Aristote ou Sénèque, elle aurait suffi à gâter tout leur esprit et toute leur sagesse. Ce qui me fait le plus rire, chez lui, c'est qu'il lui semble être si beau, si séduisant, qu'il croit qu'autant de femmes l'aperçoivent, autant s'amourachent de lui, comme s'il ne se trouvait pas sur terre un plus bel individu. Enfin, comme dit le vulgaire, s'il mangeait du foin ce serait un bœuf, car il ne vaut guère mieux que Martino d'Amalia ou que Giovan Manente; aussi nous sera-t-il aisé, dans cette amourette, de l'amener à ce que nous voudrons.

LIDIO
Ah ! ah ! ah ! je m'en vais crever de rire ? Mais dis-moi, lui croyant que je suis une femme, puisque je suis un homme, comment cela se passera-t-il quand il sera avec moi?

FESSENIO
Laisse-m'en la conduite; tout ira bien. Mais, oh ! oh ! oh ! le voilà . Va-t'en, qu'il ne te voie pas avec moi.

SCÈNE IV

CALANDRO, FESSENIO

CALANDRO
Fessenio ?

FESSENIO
Qui m'appelle ? Oh ! maître !

CALANDRO
Or çà , dis-moi, qu'est-il de Santilla?

FESSENIO
Tu demandes ce qui est de Santilla ?

CALANDRO
Oui.

FESSENIO
Je ne le sais pas bien, mais je crois qu'elle a la robe qu'elle porte, la chemise qu'elle a dessous, et par dessus le marché son tablier, ses gants, ses pantoufles.

CALANDRO
Quelles pantoufles ? quels gants, ivrogne ? Je ne te demande pas ce qui est à elle, mais comment elle va.

FESSENIO
Ah ! ah ! tu veux savoir comment elle va ?

CALANDRO
Oui, messer.

FESSENIO
Quand je l'ai vue, tout à l'heure, elle allait, attends, elle allait s'asseoir, la main à la figure, et comme je me mis à lui parler de toi, m'écoutant attentivement, elle tenait les yeux et la bouche tout grands ouverts, avec un petit bout de sa langue en dehors, comme cela.

CALANDRO
Tu m'as répondu aussi à propos que je le voulais; mais laissons cela. Elle écoute volontiers, hein ?

FESSENIO
Comment, si elle écoute? je l'ai disposée de telle façon qu'avant peu d'heures tu en auras ce que tu veux; désires-tu autre chose ?

CALANDRO
Mon Fessenio, bonne affaire pour toi.

FESSENIO
Je l'espère bien.

CALANDRO
Certes, Fessenio. Assiste-moi, car je suis bien malade.

FESSENIO
Holà , patron ! As-tu la fièvre? montre.

CALANDRO
No-o-on, quelle fièvre, gros buffle ? Je dis que Santilla m'a mal accommodé.

FESSENIO
Elle t'a battu ?

CALANDRO
Tu es un animal; je dis quelle m'a rendu très fort amoureux.

FESSENIO
Bon; tu seras bientôt près d'elle.

CALANDRO
Allons donc la voir.

FESSENIO
Encore des milliers de pas à faire !

CALANDRO
Ne perdons pas de temps.

FESSENIO
Je ne compte pas dormir.

CALANDRO
Fais-le pour moi.

FESSENIO
Tu le verras bien, car je vais à l'instant, à l'instant revenir avec la réponse. Adieu. — Voyez le gentil amoureux ! Belle occasion ! ah ! ah ! C'est un amant à faire mourir du même coup la femme et le mari. Oh ! oh ! oh ! voici Samia, la servante de Fulvia, qui sort de chez elle; elle semble toute troublée; il y a quelque chose, et elle sait toute l'affaire; par elle je saurai ce qui se passe.

SCÈNE V

FESSENIO, SAMIA

FESSENIO
Samia? Eh! Samia? écoute, Samia.

SAMIA
Oh ! oh ! Fessenio.

FESSENIO
Que fait-on chez vous?

SAMIA
Ma foi, rien de bon pour la patronne.

FESSENIO
Qu'y a-t-il ?

SAMIA
Elle est fraîche !

FESSENIO
Qu'est-ce qu'elle a?

SAMIA
Ne me le fais pas dire.

FESSENIO
Quoi donc?

SAMIA
Trop...

FESSENIO
Trop de quoi ?

SAMIA
De rage...

FESSENIO
Rage de quoi ?

SAMIA
De se divertir avec son Lidio; comprends-tu maintenant ?

FESSENIO
Oh ! cela, je le savais aussi bien que toi.

SAMIA
Il y a une autre chose que tu ne sais pas.

FESSENIO
Laquelle ?

SAMIA
C'est qu'elle m'envoie chez quelqu'un qui saura faire de Lidio tout ce qu'elle veut.

FESSENIO
Par quel moyen?

SAMIA
Par moyens d'enchantements.

FESSENIO
De chantements?

SAMIA
Oui, messer.

FESSENIO
Et qui est ce musicien ?

SAMIA
Que veux-tu faire d'un musicien ? Je dis que je vais chez quelqu'un qui le fera aimer, quand il en crèverait.

FESSENIO
Et qui est ce quelqu'un ?

SAMIA
Rufo, le nécromant, qui fait tout ce qu'il veut.

FESSENIO
Comment cela?

SAMIA
Il a un esprit fabulier.

FESSENIO
Familier, tu veux dire.

SAMIA
Je ne sais pas bien dire ces mots-là; suffit que je saurai bien lui dire de venir chez Madonna. Reste avec Dieu. Mais sais-tu, hein? N'en parle à personne.

FESSENIO
N'aie pas peur. Adieu.

SCÈNE VI

SAMIA, RUFO

SAMIA
Il est de si bonne heure que Rufo ne sera pas encore venu dîner; mieux vaut regarder s'il est sur la place. Oh! oh! oh! le hasard! le vois-tu venir de ce côté? Eh! Rufo! eh! Rufo? N'entends-tu pas, Rufo?

RUFO
J'ai beau me tourner, je ne vois pas qui m'appelle.

SAMIA
Écoute.

RUFO
Qui est celle-ci ?

SAMIA
Tu m'as fait suer du haut en bas.

RUFO
Bon; qu'est-ce que tu veux ?

SAMIA
Ma patronne te prie de venir tout de suite chez elle.

RUFO
Qui est ta patronne ?

SAMIA
Fulvia.

RUFO
Qu'est-ce qu'elle me veut ?

SAMIA
Elle te le dira.

RUFO
Ne demeure-t-elle pas là , sur la place?

SAMIA
Il n'y a que deux pas; allons-y.

RUFO
Marche devant, je te suis. — Celle-là serait-elle femme, comme ces autres sottes, à croire que je suis un nécromant, et que je possède cet Esprit dont parlent toutes ces niaises? Je ne puis me méprendre sur ce qu'elle . me demandera, et j'entre chez elle avant que ne soit ici cet homme qui vient.

SCÈNE VII

FESSENIO, puis CALANDRO

FESSENIO
(seul) Je vois bien maintenant que les Dieux, comme les mortels, tiennent un peu du bouffon. Voici l'Amour, qui d'ordinaire n'englue que les nobles cœurs; il s'est logé dans cette pécore de Calandro, et ne veut pas en partir. Ce qui montre que Cupidon n'a pas grand'chose à faire, puisqu'il vient habiter chez un babouin de cette espèce. Il le fait parce que notre homme est parmi les amants comme un baudet au milieu de singes; aussi ne l'a-t-il pas mis tout d'abord entre bonnes mains, mais fait tomber de prime saut dans la glu.

CALANDRO
Eh ! Fessenio ! Fessenio !

FESSENIO
Qui m'appelle! oh! patron!

CALANDRO
As-tu vu Sautilla?

FESSENIO
Je l'ai vue.

CALANDRO
Que t'en semble ?

FESSENIO
Tu as bon goût. C'est le plus friand morceau qu'il y ait dans la Maremme. Fais ton possible pour l'avoir.

CALANDRO
Je l'aurai, quand je devrais m'en retourner nu et déchaux.

FESSENIO
Apprenez, amoureux, ces belles paroles.

CALANDRO
Si jamais je l'ai tout entière, je la mange.

FESSENIO
La manger? Ah! ah! Calandro, pitié pour elle. Les bêtes sauvages mangent les autres bêtes, mais non pas les hommes, les femmes. La femme, à parler vrai, se boit, et non se mange.

CALANDRO
Comment, se boit?

FESSENIO
Ne le sais-tu pas ?

CALANDRO
Non, certes.

FESSENIO
Oh! quel péché qu'un homme tel que toi ne sache pas boire les femmes !

CALANDRO
Tiens, enseigne-le moi.

FESSENIO
Je vais te le dire. Quand tu baises une main, ne la suces-tu pas ?

CALANDRO
Si.

FESSENIO
Et quand on boit, ne suce-t-on pas ?

CALANDRO
Si.

FESSENIO
Eh bien, puis qu'en baisant, tu suces, tu bois.

CALANDRO
Il me semble que c'est comme cela, sur ma foi; mais je n'ai jamais bu ma femme, et pourtant je l'ai mille fois baisée.

FESSENIO
Oh ! oh ! oh ! tu ne l'as pas bue, parce qu'elle aussi te baisait, et qu'elle suçait de toi tout autant que tu suçais d'elle; voilà pourquoi tu ne l'as pas bue, ni elle toi.

CALANDRO
Je vois bien maintenant, Fessenio, que tu es plus docte que Roland, parce que c'est vrai; jamais je ne l'ai baisée sans qu'elle me baisât.

FESSENIO
Alors tu vois si je te dis la vérité.

CALANDRO
Mais dis-moi : une Espagnole, qui toujours me baisait les mains, pourquoi voulait-elle les boire ?

FESSENIO
Le beau secret ! Les Espagnoles baisent les mains, non pour l'amour qu'elles vous portent, ni pour vous boire les mains, non, mais pour sucer les bagues qu'on porte aux doigts.

CALANDRO
Oh ! Fessenio, Fessenio, tu sais plus de secrets de femmes...

FESSENIO
(à part) Surtout de la tienne.

CALANDRO
Qu'un architecte.

FESSENIO
Bon, un architecte; ah !

CALANDRO
Deux bagues elle m'a bues, cette Espagnole ! A cette heure je fais bien vœu d'avoir l'œil pour qu'on ne me boive pas.

FESSENIO
Et toi, malin, Calandro; prends-y garde, parce que si une femme te buvait le nez, une joue, un œil, tu resterais le plus vilain homme du monde.

CALANDRO
J'y ferai bien attention; mais tâche que j'aie ma Santilla.

FESSENIO
Laisse-moi faire. Je veux aller terminer tout d'un trait la chose.

CALANDRO
Oui, mais fais vite.

FESSENIO
Je n'ai rien de plus pressé que d'y aller, et dans peu de temps je reviens à toi, avec la conclusion.

SCÈNE VII

RUFO
(seul) L'homme jamais ne doit désespérer, parce que les bonheurs viennent souvent quand on ne les attend pas. Cette femme, comme je le pensais, croit que j'ai un Esprit, et, étant .fièrement éprise d'un jeune garçon, nul autre moyen, dit-elle, ne lui réussissant, elle a recours à moi pour que je le contraigne à aller la voir de jour en habits de femme, sous promesse de me donner beaucoup d'argent si je la contente. Je crois que oui, parce que son amoureux est un nommé Lidio, Grec, mon ami, que je connais bien, pour être du même pavs que moi-même; son valet, Fannio, est aussi mon ami, de sorte que j'espère conduire l'affaire au port. A la femme, je ne lui ai rien promis de certain avant que je n'aie parlé à ce Lidio; la bonne aventure nous pleut sur le corps, si Lidio sait en profiter comme moi. Or çà, allons chez Perillo, marchand Florentin, où demeure Lidio; c'est l'heure du repas, peut-être le trouverai-je chez lui.

FIN DU PREMIER ACTE.

Acte II

SCÈNE I

LIDIO (femme), FANNIO, la NOURRICE

LIDIO (femme)
Il est assez manifeste combien le sort des hommes est meilleur que celui des femmes, et plus que toute autre j'en ai fait l'expérience, car du jour où Modon, notre patrie, fut brûlée par les Turcs, m'étant toujours habillée en homme, prenant le nom de Lidio (ainsi s'appelait mon frère bien-aimé), et tout le monde croyant que je suis un garçon, j'ai rencontré de si heureux hasards que nos affaires s'en sont bien trouvées. Au lieu de cela, si d'habits et de nom je m'étais donnée pour femme, ni les Turcs, dont nous étions les esclaves, ne nous auraient vendus, ni peut-être Perillo ne nous eût achetés, s'il avait su que j'étais une femme. Il nous aurait donc fallu rester dans cette misérable servitude. A cette heure, je vous affirme que si j'étais un homme, aussi bien que je suis une femme, nous vivrions continuellement en tranquillité, par la raison que Perillo me prenant comme vous le savez, pour un garçon, et m'ayant toujours trouvé d'une grande fidélité dans ses affaires, m'aime tant, qu'il veut me donner pour femme Verginia, sa fille unique, et la faire héritière de tous ses biens. Son neveu m'ayant dit que Perillo voulait me la faire épouser demain ou après-demain, je suis sortie delà maison pour en conférer avec vous, Ô toi, ma nourrice, et toi, Fannio, mon valet; je suis pleine de tant d'inquiétude, comme je le sens et comme vous pouvez le croire, que je ne sais...

FANNIO
Tais-toi, oh! tais-toi! de peur que cette femme qui vient toute bouleversée vers nous, n'entende ce que nous disons.

SCÈNE II

SAMIA, LIDIO (femme), FANNIO

SAMIA
Je puis te le dire, elle en a dans les os ! elle prétend avoir vu son Lidio par la fenêtre, et m'envoie lui parler. En le tirant à part, je l'entretiendrai. Bonne vie, messer.

LIDIO (femme)
Bien venue.

SAMIA
Deux mots.

LIDIO (femme)
Qui es-tu ?

SAMIA
Tu me demandes qui je suis ?

LIDIO (femme)
Je demande ce que je ne sais pas.

SAMIA
Tu vas le savoir.

LIDIO (femme)
Que veux-tu?

SAMIA
Ma patronne te supplie de vouloir bien l'aimer comme elle t'aime et, quand il te plaira, de venir près d'elle.

LIDIO (femme)
Je ne comprends pas. Qui est ta patronne ?

SAMIA
Eh ! Lidio, tu veux m'assassiner.

LIDIO (femme)
C'est toi qui m'assassines.

SAMIA
Loué soit le ciel, puisque tu ne sais qui est Fulvia et que tu ne me reconnais pas. Allons, allons ! que veux-tu que je lui dise ?

LIDIO (femme)
Bonne femme, si tu ne me dis pas autre chose, je n'ai rien d'autre à te répondre.

SAMIA
Tu feins de ne pas comprendre, hein

LIDIO (femme)
Je ne te comprends ni ne te connais, et ne me soucie ni de te comprendre ni de te connaître. Va t'en en paix.

SAMIA
Tu fais le discret, certes; sois-en sûr, je le lui dirai bien.

LIDIO (femme)
Dis-lui tout ce que tu voudras, pourvu que tu t'en ailles, à ta maie heure et à la sienne.

SAMIA
(s' éloignant) Va-t'en, toi-même; tu y viendras, quand tu devrais en crever, vaurien de Grec. Elle m'envoie chez le nécromant; mais si l'Esprit répond de la même façon, Fulvia va bien triompher.

LIDIO (femme)
Malheureuse et misérable est, certes, la condition de nous autres femmes ! Ces choses-là m'arrivent pour que de mieux en mieux je connaisse et maudisse le sort qui m'a fait une femme.

FANNIO
J'aurais pourtant voulu entendre toute l'histoire de celle-là; cela ne pouvait nuire.

LIDIO (femme)
Un plus grave souci chasse tous les autres; si elle revient jamais me parler, je me montrerai plus avenante.

FANNIO
Je la connais,

LIDIO (femme)
Qui est-elle?

FANNIO
C'est Samia, la servante de Fulvia, noble dame Romaine.

LIDIO (femme)
Oh ! oh ! oh ! moi aussi je la reconnais maintenant. Patience ! elle a en effet nommé Fulvia.

SCÈNE III

LIDIO (femme), FANNIO, RUFO

RUFO
Oh ! oh ! oh !

LIDIO (femme)
Quelle est cette voix ?

RUFO
Je suis en quête après vous depuis un bout de temps.

FANNIO
Adieu, Rufo; qu'y a-t-il ?

RUFO
Du bon.

FANNIO
Quoi?

RUFO
Tout de suite vous le saurez.

LIDIO (femme)
Attends, Rufo. — Toi, Tiresia, rentre à la maison, vois ce que fais Perillo, notre maître, relativement à mes noces, et quand Fannio reviendra, envoie-moi dire par lui ce dont il retourne; j'entends, aujourd'hui, ne pas me laisser rencontrer, pour voir si je puis vérifier sur moi-même ce que le vulgaire prétend, que qui a du temps, a la vie. Va. — Maintenant, Rufo, dis-moi ce que c'est ce bon que tu nous apportes.

RUFO
Quoique je ne vous connaisse que tout nouvellement, je vous aime beaucoup, étant tous les deux du même pays, et le ciel nous donne une occasion de nous entendre ensemble.

LIDIO (femme)
Certainement tu es fort aimé de nous et nous nous entendrons toujours volontiers avec toi; mais que veux-tu dire ?

RUFO
Je parlerai bref; écoutez. Une femme qui est amoureuse de toi, Lidio, cherche que tu sois à elle comme elle est à toi, et veut, nul autre moyen ne lui réussissant, avoir recours à mon entremise. La cause pour laquelle cette femme met mon art à contribution, c'est que, sachant faire des figures avec des points, et ayant quelque connaissance de la chiromancie, je passe, auprès des femmes qui sont crédules, pour un habile nécromant; elles tiennent pour assuré que je possède un Esprit grâce auquel elles s'imaginent que je puis faire et défaire tout ce que je veux. Je les laisse volontiers dans cette persuasion par la raison que je tire souvent grandissime profit de ces niaises, comme il en arrivera encore aujourd'hui de celle-là , si tu es un homme avisé. Elle veut que je te contraigne à aller chez elle, et moi, pensant que je m'entendrais avec toi, je lui ai donné quelque espérance. Si tu veux, nous allons tous deux devenir riches.

LIDIO (femme)
Rufo, je sais qu'en ces choses-là on commet assez de fraudes et, inexpérimenté comme je suis, je pourrais facilement me faire berner. Mais je me fie à toi, puisque tu nous sers d'entremetteur, et je suivrai ton avis, quand j'aurai délibéré de le faire; nous y penserons, Fannio et moi. Mais, dis-moi, qui est-elle?

RUFO
Une nommée Fulvia, riche, noble et jolie femme.

FANNIO
Oh! oh! oh! la patronne de celle qui tout à l'heure te parlait?

LIDIO (femme)
Tu dis vrai.

RUFO
Comment? Sa servante est venue te parler?

LIDIO (femme)
A l'instant.

RUFO
Et que lui as-tu répondu ?

LIDIO (femme)
Je l'ai fait décamper de devant moi en lui disant des vilenies.

RUFO
Ce n'a pas été hors d'utilité; mais si elle te parle une seconde fois, montre-toi plus bienveillante, pour que nous puissions atteindre le but.

LIDIO (femme)
C'est ce que je ferai.

FANNIO
Dis-moi, Rufo; quand est-ce que Lidio devra aller chez elle ?

RUFO
Le plus tôt sera le meilleur.

FANNIO
A quelle heure ?

RUFO
Pendant le jour.

LIDIO (femme)
Oh ! je serai vu.

RUFO
C'est vrai, mais elle veut que l'Esprit te contraigne à l'aller voir' en femme.

FANNIO
Et que veut-elle faire de lui si, dans son idée, l'Esprit l'a changé en femme ?

RUFO
Je pense qu'elle a voulu dire en habit de femme, et non en femme pour de vrai; c'est cependant ce qu'elle a dit.

LIDIO (femme)
La bonne histoire ! as-tu remarqué, Fannio ?

FANNIO
Oui bien, et cela me plaît assez.

RUFO
Bon; voulez-vous lui faire plaisir?

LIDIO (femme)
D'ici à peu de temps, nous te dirons notre intention.

RUFO
Où nous retrouverons-nous ?

FANNIO
Ici.

LIDIO (femme)
Et le premier arrivé attendra l'autre.

RUFO
Tu dis bien. Adieu.

SCÈNE IV

FANNIO, LIDIO (femme)

FANNIO
Les deux t'offrent l'occasion que tu désirais de ne pas te laisser trouver aujourd'hui, car si tu vas voir cette femme, Jupin lui-même ne te trouverait pas; en outre, en la tirant d'un mauvais pas, tu tireras d'elle quelque argent pour payer son silence et ne parler de rien. Sans compter que c'est chose à crever de rire : tu es une femme, et elle veut que tu viennes chez elle sous forme de femme; tu t'y rendras et, croyant trouver ce qu'elle cherche, elle trouvera ce qu'elle n'attend pas.

LIDIO (femme)
Faut-il ?

FANNIO
Je ne parle pas pour autre chose.

LIDIO (femme)
Bien; rentre chez nous, informe-toi de ce qui s'y fait et prends des vêtements pour m'habiller; tu me retrouveras dans la boutique de Francino, et nous dirons oui à Rufo.

FANNIO
Éloigne-toi d'ici; cet homme que je vois venir pourrait étre envoyé par Perillo à ta recherche.

LIDIO (femme)
Ce n'est personne de chez nous, mais tu as raison.

SCÈNE V

FESSENIO, FULVIA

FESSENIO
Je veux un peu aller voir Fulvia, que je vois apparaître sur sa porte, et lui dire que Lidio s'apprête à partir, pour voir ce que ça lui fera.

FULVIA
Le bien venu, mon cher Fessenio; dis-moi, qu'est-ce qu'a donc mon Lidio?

FESSENIO
Il ne me semble plus lui-même.

FULVIA
Oh ! dis, qu'est-ce qu'il a ?

FESSENIO
Il s'est mis en fantaisie de partir pour se mettre en quête de Santilla, sa sœur.

FULVIA
Oh! malheureuse ! il veut partir ?

FESSENIO
Il y est décidé pour tout de bon.

FULVIA
Mon Fessenio, si tu veux ton bien, et si tu aimes le bien de Lidio, si tu désires mon bonheur, va le trouver, persuade-le, prie-le, embrasse-le, supplie-le de ne pas partir; je ferai chercher après elle par toute l'Italie, et s'il advient qu'on la retrouve, je te jure, mon Fessenio, comme je te l'ai déjà dit d'autres fois, que je la donnerai pour femme à Flaminio, mon fils unique,

FESSENIO
Veux-tu que je le lui promette ?

FULVIA
Je te le jure et je m'y oblige.

FESSENIO
Je suis certain qu'il y prêtera l'oreille, parce que c'est chose à lui plaire.

FULVIA
Je suis morte, si toi et lui ne me venez en aide; prie-le de sauver cette vie, qui lui appartient.

FESSENIO
Je ferai ta commission et, pour t'obliger, je rentre chez nous, où je sais qu'à cette heure il se trouve.

FULVIA
Tu n'agiras pas moins pour toi, mon Fessenio, que pour moi; adieu.

FESSENIO
(seul) Cette pauvre femme fait ce qu'elle peut, et on doit avoir pitié d'elle. Il serait bon que Lidio, vêtu en femme, comme de coutume, allât la voir, et il le fera, car il ne le désire pas moins qu'elle; mais d'abord il faut contenter Calandro. Le voici qui revient; je vais lui dire que j'ai terminé sa négociation.

SCÈNE VI

FESSENIO, CALANDRO

FESSENIO
Salut, patron; tu es en effet sauvé, car je t'apporte le salut. Donne-moi la main.

CALANDRO
La main, et les pieds avec.

FESSENIO
Croyez-vous que les reparties lui coulent de la bouche ?

CALANDRO
Qu'y a-t-il ?

FESSENIO
Ce qu'il y a, hein ? le monde est à toi, heureux homme !

CALANDRO
Que m'apportes-tu?

FESSENIO
Je t'apporte ta Santilla, qui t'aime plus que tu ne l'aimes, et qui asuire à te posséder plus que oi-même. Je lui ai dit combien tu es généreux, beau, sage, eh! eh! eh! de telle sorte que c'est elle qui maintenant veut ce que tu voulais. Écoute, patron : elle ne t'entendit pas plutôt nommer, qu'elle fut enflammée d'amour pour toi. Tu seras un heureux gaillard.

CALANDRO
Tu dis vrai; il me dure mille années de voir ces lèvres vermeilles et ces joues de vin et de fromage.

FESSENIO
Bon, tu veux dire de sang et de lait.

CALANDRO
Ah ! Fessenio, je te fais empereur.

FESSENIO
Avec quelle grâce le bon ami me rend grâce !

CALANDRO
Eh bien, allons chez elle.

FESSENIO
Comment, chez elle ? Eh quoi ! penses-tu que ce soit une femme de bordel ? Il te faut y aller avec précaution.

CALANDRO
Comment irai-je ?

FESSENIO
Avec tes pieds.

CALANDRO
Je le sais bien, mais je te demande de quelle façon.

FESSENIO
Il faut que tu saches que si tu y allais ouvertement, tu serais vu; aussi suis-je tombé d'accord avec elle, pour que nul ne te découvre et qu'elle ne soit pas déshonorée, que tu te mettrais dans un coffre; une fois porté dans sa chambre, vous prendrez ensemble tout le plaisir que vous voudrez.

CALANDRO
Tu vois que je n'irai pas avec mes pieds, comme tu le disais.

FESSENIO
Ah! ah! ah! subtil amoureux, tu dis vrai, tout de même.

CALANDRO
Je n'endurerai pas de mal, vrai, Fessenio ?

FESSENIO
Non, mon gros bêta, non.

CALANDRO
Dis-moi, le coffre sera-t-il assez grand pour que j'y entre tout entier?

FESSENIO
Peuh ! qu'importe? Si tu n'y entres pas tout entier, nous te couperons par morceaux.

CALANDRO
Par morceaux?

FESSENIO
Par morceaux, oui.

CALANDRO
Oh ! comment ?

FESSENIO
On ne peut mieux.

CALANDRO
Dis.

FESSENIO
Ne le sais-tu pas ?

CALANDRO
Non, ma parole.

FESSENIO
Si tu avais été sur mer, tu le saurais, parce que tu aurais vu souvent que, voulant mettre dans une toute petite barque des centaines de personnes, elles ne pouvaient y entrer si on ne désarticulait à celui-ci les mains, à celui-là les bras, à tel autre les jambes, suivant le besoin; de la sorte, tassées comme les autres marchandises, on les empile si bien, qu'elles tiennent peu de place.

CALANDRO
Et puis ?

FESSENIO
Et puis, arrivé au port, chacun retrouve ses membres; il arrive même souvent que, par inadvertance ou par malice, tel prend un morceau qui appartient à un autre et se le met où il lui plait; mais cela ne lui réussit pas toujours, parce qu'il a pris un bras plus gros qu'il ne le lui fallait, une jambe plus courte que la sienne et qu'il en devient boiteux ou contrefait, tu comprends ?

CALANDRO
Oui, certes, et dans le coffre, je prendrai bien garde qu'on ne m'échange mes membres pour d'autres.

FESSENIO
Si tu ne te les échanges à toi-même, nul autre ne te les échangera, puisque tu seras tout seul dans le coffre; c'est là -dedans que, si tu n'entres pas tout entier, je te dis que comme à ceux qui s'embarquent sur un navire, nous pourrons te désarticuler pour le moins les jambes : ayant à être porté, tu n'en auras pas besoin.

CALANDRO
Et où désarticule-t-on les gens ?

FESSENIO
En tout lieu, partout où tu les vois s'articuler, ici-même, ici, ici, ici. Veux-tu savoir comment?

CALANDRO
Je t'en prie.

FESSENIO
Je te montrerai cela tout de suite, parce que c'est chose facile et qui s'opère à l'aide d'un peu de magie. Tu n'auras qu'à dire comme moi, mais à voix basse, car si tu te mettais à crier, tu gâterais tout.

CALANDRO
N'aie pas peur.

FESSENIO
Essayons donc tout de suite. Viens çà et dis comme moi : Ambracullac.

CALANDRO
Anculabrac.

FESSENIO
Tu te trompes, dis : Ambracullac.

CALANDRO
Alabracuc.

FESSENIO
Encore pis; Ambracullac.

CALANDRO
Alucambrac.

FESSENIO
Holà , holà ! Répète: Am.

CALANDRO
Am.

FESSENIO
Bra.

CALANDRO
Bra.

FESSENIO
Cul.

CALANDRO
Cul.

FESSENIO
Lac.

CALANDRO
Lac.

FESSENIO
Bu.

CALANDRO
Bu.

FESSENIO
Fo.

CALANDRO
Fo.

FESSENIO
La.

CALANDRO
La.

FESSENIO
Go.

CALANDRO
Go.

FESSENIO
Or.

CALANDRO
Or.

FESSENIO
Tella.

CALANDRO
Tella.

FESSENIO
Do.

CALANDRO
Oh! oh! oh! holà ! holà ! holà !

FESSENIO
Tu gâterais le monde entier. Oh ! maudits soient ton peu de mémoire et ton peu de patience ! Mais, potta du ciel ! ne t'ai-je pas dit tout à l'heure que tu ne devais pas crier ? Tu as fait manquer l'enchantement.

CALANDRO
Et toi tu m'as luxé le bras.

FESSENIO
On ne pourra plus te désarticuler, sais-tu?

CALANDRO
Comment ferons-nous donc ?

FESSENIO
Je finirai par prendre un coffre si grand, que tu y tiendras en entier.

CALANDRO
Oh ! à la bonne heure, oui; va, et trouves-en un de telle sorte que je n'aie pas à être désarticulé, pour l'amour de Dieu, car ce bras me fait bien mal.

FESSENIO
Je vais m'en occuper à l'instant.

CALANDRO
J'irai au Marché et reviendrai tout de suite.

FESSENIO
Tu parles bien; adieu. — Il sera bon maintetenant que je voie Lidio et que nous arrangions ensemble cette affaire, qui nous donnera de quoi rire toute cette année. Je m'en vais, sans dire un mot à Samia, que je vois sur le pas de sa porte marmotter entre ses dents.

SCÈNE VII

SAMIA, FULVIA

SAMIA
(seule) Comme va le monde ! Il n'y a pas encore un mois que Lidio, ardemment épris de ma patronne, voulait à toute heure être avec elle, et maintenant qu'il l'a voit bien amoureuse de lui, il l'estime tout autant que de la boue. Si on n'y apporte remède, pour sûr Fulvia fera quelque sottise si bien conditionnée que toute la ville en sera mise au fait. Je ne sais comment les frères de Calandro n'ont jusqu'ici rien découvert de la chose, car elle n'a en tête que Lidio, ne pense qu'à Lidio, ne parle que de Lidio. Il est bien vrai que qui a l'amour au cœur a l'éperon au flanc, et veuille le ciel qu'il ne lui arrive que du bien !

FULVIA
Samia !

SAMIA
Écoutez-la : elle m'appelle de là -haut; elle aura, de la fenêtre, aperçu Lidio, que je vois là -bas parler à je ne sais qui. Ou peut-être veut-elle m'envoyer encore chez Rufo.

FULVIA
Sa-a-amia ! !

SAMIA
Je-e vi-iens.

SCÈNE VIII

LIDIO (femme), FANNIO

LIDIO (femme)
Voilà ce que t'a dit Tiresia ?

FANNIO
Oui.

LIDIO (femme)
Et de mon mariage, on en parle dans la maison comme de chose conclue?

FANNIO
Absolument.

LIDIO (femme)
Et Virginia en est joyeuse?

FANNIO
Elle ne tient pas dans sa peau.

LIDIO (femme)
On fait les préparatifs de la noce?

FANNIO
Toute la maison est à l' œuvre.

LIDIO (femme)
Et tous croient que je suis contente?

FANNIO
Ils le tiennent pour assuré.

LIDIO (femme)
O malheureuse Santilla ! Ce qui fait plaisir à tous, à moi seule cause de la peine; la tendresse de Perillo et de sa femme pour moi me sont autant de coups de poignard, puisque je ne puis satisfaire à leur désir, ni consentir à ce qui serait mon bonheur. Hélas ! je voudrais que Dieu m'eût donné au lieu de la lumière du jour les ténèbres, au lieu de la vie la mort, au lieu de berceau la tombe, quand je sortis du sein de ma mère, car du jour où je naquis mourut ma félicité. O éternellement heureux es-tu, mon frère chéri, si, comme je le crois, tu es mort dans notre patrie ! Que vais-je faire maintenant, infortunée Santilla? je puis désormais m'appeler ainsi, et non Lidio, puisque je suis femme et qu'il me faut être un mari. Si je l'épouse, elle s'apercevra bien vite que je suis une femme, et non un homme, et le père, la mère et la fille, livrés par moi à la risée publique, pourront me faire assommer. Refuser le mariage, je ne le puis et d'ailleurs si je refusais, ils m'enverraient furieux, à la maison maudite; si je leur découvre que je suis une femme, c'est moi-même qui cause ma ruine. Je ne peux davantage prolonger ainsi la fraude. Malheureuse ! d'un côté il y a un précipice, de l'autre des loups.

FANNIO
Ne te désespère pas, peut-être le ciel ne t'abandonnera-t-il point. Il me semble qu'il faut suivre ton idée, et ne pas te laisser aujourd'hui rencontrer par Perillo. La démarche de la femme en question vient à propos, et j'ai tout prêts les habits de femme pour te vêtir. Qui échappe à un danger en évite mille.

LIDIO (femme)
Nous ferons comme cela; mais où est ce Rufo ?

FANNIO
Nous sommes convenus que le premier arrivé attendrait l'autre.

LIDIO (femme)
Mieux vaut que Rufo nous attende. En allons-nous, de peur que cet homme qui vient ne nous voie, si par hasard c'était quelqu'un qui nous cherchât de la part de Perillo, quoiqu'il ne me semble pas de la maison.

SCÈNE IX

FESSENIO, CALANDRO

FESSENIO
La chose ne pouvait pas être mieux arrangée : Lidio s'habille en femme, attend Calandro dans sa chambre du rez-de-chaussée, et la bonne fille se montrera des plus avenantes; mais quand il s'agira d'en venir au fait, les fenêtres closes, on glissera près du bonhomme une petite gueuse, attendu que le lourdeau est de si grossière pâte, qu'il ne distinguerait pas un âne d'un rossignol. Voyez-le qui vient tout en liesse. Le ciel te comble de joie, patron!

CALANDRO
Et toi aussi, mon Fessenio. Le coffre est-il prêt?

FESSENIO
Tout prêt, et tu tiendras dedans sans seulement te déboucler un cheveu, pourvu que tu saches t'y bien accommoder.

CALANDRO
Le mieux du monde. Mais dis-moi une chose que je ne sais pas.

FESSENIO
Quoi?

CALANDRO
Aurai-je, dans le coffre, à rester endormi ou éveillé ?

FESSENIO
Oh ! voilà qui est trop salé! comment cela, éveillé ou endormi ? Ne sais-tu pas qu'à cheval on se tient éveillé, que par les rues on marche, qu'à table on mange, que sur les bancs on s'assoit, qu'au lit on dort, et que dans les coffres on meurt ?

CALANDRO
Comment, on meurt ?

FESSENIO
Oui, on meurt; et pourquoi non?

CALANDRO
Cagne ! mauvaise affaire.

FESSENIO
Es-tu jamais mort ?

CALANDRO
Non, pas que je sache.

FESSENIO
Comment sais-tu donc que c'est une mauvaise affaiie, si jamais tu n'es mort?

CALANDRO
Et toi, es-tu jamais mort ?

FESSENIO
Oh ! oh ! oh ! oh ! des milliers de milliasses de fois, qui toute la nuit font entendre leur voix.

CALANDRO
Cela fait-il bien mal ?

FESSENIO
Comme de dormir.

CALANDRO
Et il faudra que je meure ?

FESSENIO
Oui, en entrant dans le coffre.

CALANDRO
Qui me fera mourir ?

FESSENIO
Tu mourras de toi-même.

CALANDRO
Comment s'y prend-on pour mourir ?

FESSENIO
Mourir est une bagatelle. Puisque tu ne sais comment faire, je veux bien t'enseigner le moyen.

CALANDRO
Oh ! oui; allons, parle.

FESSENIO
On ferme les yeux, on tient les mains jointes, on croise les bras, on reste raide, raide, coi, coi; on ne voit, on 'n'entend rien de ce que font ou disent les autres.

CALANDRO
Je comprends, mais la difficulté, c'est comment faire après, pour revivre?

FESSENIO
C'est bien un des plus profonds secrets qu'il y ait au monde, et quasiment personne ne le connaît; sois sûr qu'Ã nul autre jamais je ne le dirais, mais à toi, je suis heureux de te l'apprendre. Mais promets-moi sur ta parole, mon Calandro, qu'à personne au monde tu ne le découvriras jamais.

CALANDRO
Je te jure ne le dire à qui que ce soit; si tu le veux, je ne le dirai même pas à moimême.

FESSENIO
Oh ! oh ! à toi-même, je veux bien que tu le dises, mais seulement à une oreille, pas à l'autre.

CALANDRO
Allons, parle.

FESSENIO
Tu sais, Calandro, qu'il n'y a pas d'autre différence d'un vivant à un mort, qu'à savoir que le mort ne bouge pas, et le vivant si. Par conséquent, tu n'auras qu'à faire ce que je vais te dire, et tu ressusciteras toujours.

CALANDRO
Dis-le.

FESSENIO
Le visage tourné vers le ciel, on crache en l'air, puis de tout le corps on donne une secousse, on ouvre 'les yeux, on parle, on agite ses membres : alors la Mort s'en retourne à Dieu et l'homme revient à la vie, car, sois-en sûr, mon Calandrb, l'homme qui fait cela jamais jamais n'est mort. Maintenant tu peux bien dire que tu possèdes le plus beau secret qu'il y ait dans tout l'univers, et dans la Maremme.

CALANDRO
Certes, je l'apprécie, et maintenant je saurai mourir et ressusciter à volonté.

FESSENIO
Ma foi oui, mon gros bœuf de patron.

CALANDRO
Et je ferai tout très bien.

FESSENIO
Je le crois.

CALANDRO
Veux-tu, pour voir si je saurai bien m'en acquitter, que j'essaye un peu ?

FESSENIO
Ah ! ah ! ce ne serait pas mauvais, mais tâche de bien t'y prendre.

CALANDRO
Tu vas voir; attention, m'y voici.

FESSENIO
Tors la bouche; plus que cela; tors-la bien; de l'autre côté; plus bas. Oh ! oh ! tu meurs comme tu veux. Oh ! très bien; c'est chose à ne faire qu'avec des gens d'esprit. Qui jamais aurait appris si bien à mourir que ce vaillant homme, lequel meurt extérieurement de si parfaite façon? S'il meurt tout aussi bien intérieurement, j'aurai beau faire, il ne s'apercevra de rien. Je vais le savoir à cela. Zas! bien; zas ! très bien; zas ! de mieux en mieux. Calandro ? eh ! Calandro ? Calandro ?

CALANDRO
Je suis mort ! je suis mort !

FESSENIO
Redeviens vivant, redeviens vivant. Haut ! haut ! sur ma foi, tu meurs admirablement. Crache en l'air.

CALANDRO
Oh ! oh ! peuh ! oh ! oh ! peuh ! peuh ! Certes, tu as mal fait de me rendre à la vie.

FESSENIO
Pourquoi ?

CALANDRO
Je commençais à voir l'autre monde, là-bas.

FESSENIO
Tu le verras bien à ton aise dans le coffre.

CALANDRO
Il me dure mille années d'y être.

FESSENIO
Allons, puisque tu sais si bien mourir et ressusciter, il n'y a plus de temps à perdre.

CALANDRO
Allons, dépêchons-nous.

FESSENIO
No-o-on; il faut tout faire posément, pour que Fulvia ne se doute de rien. Avec elle, tu feindras d'aller à la campagne, et tu te rendras au logis de Menicuccio, où tu me trouveras ainsi que tout ce dont nous avons besoin.

CALANDRO
Tu parles bien; j'y vais à l'instant, la bête est prête.

FESSENIO
Montre; l'as-tu bien en point?

CALANDRO
Ah ! ah ! je parle du mulet qui est à la porte, tout sellé.

FESSENIO
Ah ! ah ! ah ! j'entendais ton histoire.

CALANDRO
Il me tarde mille années d'être à cheval, mais sur cet ange du Paradis.

FESSENIO
Un ange ? Vas-y donc. — Si je ne me trompe, la bêtise va aujourd'hui s'accoupler à la saloperie. Je veux aller devant et dire à la charmante qu'elle se tienne prête et m'attende. Oh ! oh ! oh ! voilà Calandro déjà en selle; miraculeuse vigueur de ce mulet, capable de porter un si gros éléphant !

SCÈNE X

CALANDRO, FULVIA

CALANDRO
Fulvia ? hé ! Fulvia ?

FULVIA
(de l'intérieur de la maison) Que veux-tu, messer ?

CALANDRO
Mets-toi à la fenêtre.

FULVIA
(à la fenêtre) Qu'y a-t-il ?

CALANDRO
Veux-tu que je te dise ? je vais à la ferme, tâcher que notre Flaminio ne se fatigue pas trop à la chasse.

FULVIA
Tu fais bien; quand reviendras-tu ?

CALANDRO
Peut-être ce soir; reste avec Dieu.

FULVIA
Vas en paix. — Avec le mal an. Voyez le gentil mari que m'ont donné mes frères ! il me fait tomber en pâmoison rien que de le voir.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.


Acte III

SCÈNE I

FESSENIO
(seul) Voici, spectateurs, les amoureuses dépouilles; qui cherche à acquérir de la gentillesse, de la finesse, de la subtilité, n'a qu'à acheter ces habits et à se les mettre un peu sur le dos : ce sont ceux du galant Calandro, de ce rusé qui, épris d'un jeune garçon, croit que c'est une jeune fille; de cet homme qui en lui a de la divinité suffisamment pour mourir et ressusciter à sa guise. Qui veut les acheter n'a qu'à montrer son argent; je puis les vendre comme ceux d'un homme déjà passé de cette vie dans l'autre. Il s'est blotti dans le coffre aussitôt qu'on l'aapporté, ah ! ah ! et, galamment habillé en femme, Lidio attend avec allégresse ce gentil amant qui, pour de bon, est plus fier que Bramante. J'ai couru devant afin de rencontrer la petite souillon que j'ai embauchée pour la circonstance; la voici qui vient, et voilà aussi venir, avec le coffre, le facchino, qui pense porter quelque précieuse marchandise, sans se douter que c'est la plus vile qu'il y ait en ce pays. Personne ne veut des habits? non? Adieu donc, spectateurs; je m'en vais accoupler l'impotent avec la truie; restez en paix.

SCÈNE II

LA COURTISANE
Me voici, Fessenio, allons!

FESSENIO
Laisse aller devant ce coffre. Pas par ici, facchino; non, va tout droit.

LA COURTISANE
Qu'est-ce qu'il y a dedans ?

FESSENIO
Il y a, ma chère âme, de bonnes nippes pourtoi.

LA COURTISANE
Quelles nippes ?

FESSENIO
De la soie, du drap.

LA COURTISANE
A qui est-ce?

FESSENIO
A celui que tu dois faire godailler, jolie frimousse.

LA COURTISANE
Oh ! et il me donnera quelque chose ?

FESSENIO
Oui, si tu fais bien ce que je t'ai dit.

LA COURTISANE
Laisse-moi gouverner tout.

FESSENIO
Tâche surtout de ne pas oublier, note bien,que tu t'appelles Samilla, et souviens-toi de ce que je t'ai dit.

LA COURTISANE
Je n'y faillirai pas d'un poil.

FESSENIO
Autrement, tu n'en aurais pas un liard.

LA COURTISANE
Je m'acquitterai de tout très bien. Mais, oh ! oh ! oh ! qu'est-ce que cqs sbires veulent au facchino ?

FESSENIO
Holà ! ne bouge pas, silence, écoute.

LES SBIRES
Allons, dis; qu'est-ce qu'il y a là dedans ?

LE FACCHINO
Bon ! que chais-je, moi ?

LES SBIRES
As-tu été à la douane ?

LE FACCHINO
Pas quant à moi.

LES SBIRES
Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? allons, dis.

LE FACCHINO
Je ne l'ai ni vu ni connu, moi.

LES SBIRES
Dis-le, fainéant.

LE FACCHINO
Il m'a été dit que ch'était des choies, des draps.

LES SBIRES
Des soies ?

LE FACCHINO
Dam, oui.

LES SBIRES
Est-il cloué ?

LE FACCHINO
Je crois que non.

LES SBIRES
Elles sont perdues. Pose par terre.

LE FACCHINO
Hé ! non, misser.

LES SBIRES
Pose, fainéant. Veux-tu que je te cogne,hein ?

FESSENIO
Holà ! holà ! cela va mal. Notre affaire est en déroute, tout est perdu, tout est découvert,nous sommes ruinés.

LA COURTISANE
Qu'y a-t-il ?

FESSENIO
Notre projet est à vau-l'eau.

LA COURTISANE
Parle, Fessenio, qu'est-ce ?

FESSENIO
Aide-moi, Sofilla.

LA COURTISANE
Que veux-tu ?

FESSENIO
Pleure, lamente-toi, hurle, arrache-toi les cheveux; va.

LA COURTISANE
Pourquoi ?

FESSENIO
Tu le sauras tout à l'heure.

LA COURTISANE
Voilà. Oh ! oh ! oh ! hi ! hi !

LES SBIRES
Oh ! oh ! oh ! c'est un mort !

FESSENIO
Que faites vous là ? que cherchez-vous ?

LES SBIRES
Le facchino nous dit que ce sont des marchandises de gabelle, et nous trouvons que c'est un mort !

FESSENIO
C'est un mort, oui.

LES SBIRES
Qui est-ce ?

FESSENIO
Le mari de cette pauvrette; vous ne voye pas comme elle se désespère ?

LES SBIRES
Pourquoi le faisiez-vous ainsi porter dans un coffre ?

FESSENIO
A vous dire vrai, c'était pour tromper le monde.

LES SBIRES
Oh! pourquoi cela?

FESSENIO
Nous serions chassés de partout.

LES SBIRES
La cause ?

FESSENIO
Il est mort de la peste.

LES SBIRES
De la peste ? holà ! je l'ai touché.

FESSENIO
Tant pis pour toi.

LES SBIRES
Et où le portez-vous ?

FESSENIO
L'enterrer dans cette fosse, puis, le coffre et lui, nous les jetterons dans la rivière.

CALANDRO
Hou ! hou ! hou ! me noyer, hein ? Je ne suis pas mort, non, ribauds!

FESSENIO
Oh ! tout le monde s'enfuit, d'épouvante. Hé ! Sofilla ? facchino ? Hé ! Sofilla ? facchino ? Va, cours, essaye de les rattraper, toi; le diable ne les ferait pas revenir par ici. C'est bien; empêtre-toi avec des fous, va.

SCÈNE III

CALANDRO, FESSENIO

CALANDRO
Ah! scélérat de Fessenio, tu voulais me noyer, hein?

FESSENIO
Holà ! hé ! patron, pourquoi me battre ?

CALANDRO
Tu demandes pourquoi, brigand, hein ?

FESSENIO
Oui, pourquoi ?
Parce que tu le mérites, pendard, ribaud.

FESSENIO
Malheureux celui qui du bien qu'il fait a triste récompense. Tu m'outrages parce que je t'ai sauvé?

CALANDRO
Comment, sauvé?

FESSENIO
Comment, hein ? Je disais cela pour qu'on ne te portât pas à la douane.

CALANDRO
Et qu'en serait-il, si l'on m'y avait porté ?

FESSENIO
Qu'en serait-il, hein? tu mériterais que je t'y eusse laissé porter, tu l'aurais vu.

CALANDRO
Que diable en serait-il arrivé ?

FESSENIO
On dirait que tu viens de naître aujourd'hui : tu étais pris en fraude et saisi; alors on t'aurait vendu, comme toutes les marchandises saisies en fraude.

CALANDRO
Mais, mais, tu as donc très bien fait alors; pardonne-moi, Fessenio.

FESSENIO
Une autre fois attends la fin, avant de te mettre en colère. — Malheur à moi si je ne te le fais pas payer cher !

CALANDRO
Ainsi ferai-je. Mais, dis-moi, qui était cette femme, si affreuse, qui s'est enfuie?

FESSENIO
Qui c'était, hein? tu ne l'a pas reconnue ?

CALANDRO
Non.

FESSENIO
C'est la Mort, qui était avec toi dans le coffre.

CALANDRO
Avec moi?

FESSENIO
Avec toi, oui.

CALANDRO
Oh ! oh ! je ne l'avais point vue du tout avec moi là-dedans.

FESSENIO
Oh ! la bonne affaire ! tu ne vois pas non plus le sommeil quand tu dors, ni la soif quand tu bois, ni la faim quand tu manges, et même, si tu veux bien me dire la vérité, maintenant que tu vis tu ne vois pas non plus la vie; pourtant elle est avec toi.

CALANDRO
Certes, non, je ne la vois pas.

FESSENIO
De même on ne voit pas la Mort, quand on meurt.

CALANDRO
Mais pourquoi le facchino s'est-il sauvé ?

FESSENIO
Par peur de la Mort, de sorte que je crains que tu ne puisses aller voir Santilla.

CALANDRO
Je suis mort, si je ne l'ai pas aujourd'hui.

FESSENIO
Je ne sais comment m'y prendre si de ton côté tu ne veux pas endurer un peu de peine.

CALANDRO
Mon Fessenio, pour me trouver avec elle je ferais tout, jusqu'à me mettre pieds nus au lit.

FESSENIO
Ah ! ah ! pieds nus au lit, hein? Cela est de trop, à Dieu ne plaise.

CALANDRO
Parle, toi.

FESSENIO
Définitivement, il te faut devenir facchino; tu es si changé de costume, et aussi de visage, pour être resté mort un bout de temps, que personne ne te reconnaîtrait. Je me présenterai comme étant le menuisier qui a fabriqué le coffre; Santilla comprendra tout de suite ce qui en est, car elle est plus sage qu'une Sibylle, et à nous deux nous ferons ce qu'il faudra.

CALANDRO
Oh ! tu as une bonne idée : pour l'amour d'elle je porterais le crochet.

FESSENIO
Oh ! oh ! quel grand courage il a ! — Allons, empoigne, haut ! Diable ! tu fléchis, tiens ferme; cela va-t-il ?

CALANDRO
On ne peut mieux.

FESSENIO
En marche donc, va devant et arrête-toi à la porte; je m'en viens tout derrière toi. — Que cette grosse bête est bien à sa place sous le fardeau ! le sot animal ! Pendant que j'amènerai par l'huis de derrière la gueuse en question, il faudra que Lidio se laisse appliquer par lui des baisers, mais s'ils lui sont fastidieux, ceux de Fulvia ne lui en paraîtront que plus doux. Voici Samia; elle n'a pas vu Calandro, je vais lui dire deux mots; la bête de somme n'en peinera que plus longtemps.

SCÈNE IV

FESSENIO, SAMIA

FESSENIO
D'où viens- tu?

SAMIA
De chez ce nécromant, dans la rue d'à côté, où elle m'a envoyée tout à l'heure.

FESSENIO
Qu'a-t-il dit?

SAMIA
Que tout de suite il va la venir voir.

FESSENIO
Ah ! ah ! ah ! ce sont des bêtises. Je m'en vais trouver Lidio pour faire la commission dont madonna m'a chargé tantôt.

SAMIA
Est-il chez lui?

FESSENIO
Oui.

SAMIA
Qu'en augures-tu ?

FESSENIO
Bien de bon, à te le dire; pourtant, je n'en sais rien.

SAMIA
Suffit, nous voilà fraîches.

FESSENIO
Adieu.

SCÈNE V

SAMIA, FULVIA

SAMIA
Je puis le dire, cela va bien ! ni de Lidio ni de l'Esprit je ne tapporte une nouvelle qui soit bonne; cette fois est celle où Fulvia va se désespérer. Voyez-la qui se montre sur sa porte.

FULVIA
Tu es restée si longtemps à revenir ?

SAMIA
Je n'ai rencontré Rufo qu'à l'instant.

FULVIA
Que dit-il?

SAMIA
Rien, ce me semble.

FULVIA
Mais encore?

SAMIA
Que l'Esprit lui a répondu... Oh! comment a-t-il dit? Je ne m'en souviens plus.

FULVIA
Le mal an pour toi, cervelle d'oison !

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! je me rappelle. Il a dit que l'Esprit lui répondait de façon anguibuë.

FULVIA
Ambiguë, tu veux dire.

SAMIA
Oui, c'est cela.

FULVIA
Il n'a rien dit de plus ?

SAMIA
Si, qu'il l'évoquerait de nouveau.

FULVIA
Et encore?

SAMIA
Que désirant t'ètre agréable, il viendra te parler tout de suite.

FULVIA
Malheureuse que je suis ! cela ne me servira de rien. Et Lidio ?

SAMIA
Il fait autant compte de toi que d'une vieille paire de bottes.

FULVIA
L'as-tu trouvé?

SAMIA
Et je lui ai parlé.

FULVIA
Dis-moi, dis-moi, qu'y a-t-il ?

SAMIA
Tu vas le prendre en mauvaise part.

FULVIA
Hélas ! qu'y a-t-il ? parle vite.

SAMIA
Enfin, il semble ne t'avoir jamais connue.

FULVIA
Que me dis-tu là?

SAMIA
Ce qui est.

FULVIA
A quoi as-tu vu cela ?

SAMIA
Il m'a répondu de telle sorte, que j'en ai eu peur.

FULVIA
Peut-être feignait-il, pour se moquer de toi.

SAMIA
Il ne m'aurait pas injuriée.

FULVIA
Tu n'as pas su parler, peut-être.

SAMIA
J'ai parlé mieux que tu ne me l'avais dit.

FULVIA
Peut-être était-il avec quelqu'un.

SAMIA
Je l'ai pris à part.

FULVIA
Peut-être lui as-tu parlé trop haut.

SAMIA
Quasiment à l'oreille.

FULVIA
Enfin, que t'a-t-il dit ?

SAMIA
Il m'a chassée.

FULVIA
Il ne m'aime donc plus ?

SAMIA
Il ne t'aime ni ne t'estime.

FULVIA
Tu crois cela ?

SAMIA
J'en suis sûre.

FULVIA
Malheur à moi, qu'entends-je ?

SAMIA
Ce que tu entends.

FULVIA
Et il ne t'a rien demandé sur moi ?

SAMIA
Bien mieux, il a dit ne pas savoir qui tu étais.

FULVIA
Il m'a donc tout à fait oubliée ?

SAMIA
S'il ne te déteste pas, tu dois être encore contente.

FULVIA
O cieux adverses ! je vois clairement qu'il est sans pitié et que je suis bien malheureuse. Hélas ! combien est misérable la condition de la femme ! combien est mal payé l'amour de beaucoup de nous autres pour leurs amants ! Hélas ! infortunée, j'ai trop aimé et j'ai tant donné à autrui que je ne m'appartiens plus à moi-même. Ah ! cieux, que ne faites-vous que Lidio m'aime comme je l'aime, ou que je puisse le fuir comme il me fuit ? Ah ! cruelle, qu'estce que je demande ? que je cesse d'aimer et que je fuie Lidio ? Ah ! pour sûr, c'est ce que je ne puis ni faire ni vouloir; au contraire, je songe à le retrouver, et pourquoi ne m'est-il pas permis de m'habiller une seule fois en homme,pour le rejoindre, comme souvent il est venu chez moi habillé en femme? Ce serait chose raisonnable, et il mérite bien que je fasse cela, ou plus encore, pour lui. Que ne puis-je le faire? pourquoi n'y vais-je pas? Pourquoi perdre ma jeunesse ? Il n'est point de douleur pareille à celle d'une femme qui se trouve avoir consumé en vain sa jeunesse; elle est fraîche, celle qui croit la réparer, arrivée à la vieillesse ! Quand rencontrerai-je un amant fait de la sorte? quand aurai-je l'occasion d'aller le voir comme aujourd'hui, qu'il est à la maison et que mon mari est aux champs ? Qui m'empêche ? Qui me retient ? Certes oui, j'irai. J'ai bien vu que Rufo n'était pas absolument sûr de disposer l'Esprit en ma faveur; les autres ne font jamais de si bonne besogne que ceux que l'affaire intéresse; il ne savent pas choisir l'occasion favorable, ils n'y mettent pas la passion de celui qui aime. Si je vais à lui, il verra mes larmes, il entendra mes gémissements, il écoutera mes prières; je me jetterai à ses pieds, je feindrai de mourir, je lui entourerai le cou de mes bras; comment pourrait-il être assez cruel pour n'avoir pas pitié de moi ? Les paroles amoureuses, entendues par les oreilles du coeur, ont plus de force qu'on ne peut le croire, et à qui aime tout est possible. C'est ce que j'espère, c'est ce que je veux. Je vais m'habiller en homme; toi, Samia, reste sur le pas de la porte et ne laisse s'y arrêter personne, de peur qu'on ne me voie quand je sortirai; je reviens tout de suite.

SCÈNE VI

SAMIA, puis FULVIA

SAMIA
O pauvres malheureuses femmes ! à combien de fléaux sommes-nous en butte, quand nous sommes eu butte à l'amour ! Voyez Fulvia, jusqu'à présent si prudente : maintenant qu'elle est éprise de cet homme, il n'est rien qu'elle ne fasse. Ne pouvant avoir son Lidio, la voici qui s'habille en homme, sans penser aux calamités qui peuvent en survenir si cela se découvre. N'est-elle peut-être pas bien payée de retour, elle qui lui a livré sa fortune, son honneur en son corps ? il l'estime autant que de la boue. Nous sommes toutes des malheureuses. La voici qui revient, en habit d'homme; croyez-vous qu'elle ait vite fait ?

FULVIA
Tu m'entends ? je m'en vais chez Lidio; toi, reste ici et tiens la porte fermée pendant que je serai là-bas, jusqu'à ce que je revienne.

SAMIA
Ainsi ferai-je. Voyez comme elle court !

SCENE VII

(seule)

FULVIA
Pour sûr il n'est rien que l'amour ne vous contraigne de faire. Moi qui, sans être accompagnée, à grand'peine sortirais de ma chambre, poussée par l'amour je sors toute seule de la maison, habillée en homme. Mais si c'était une humble servitude, maintenant j'use d'une noble liberté. Quoique son logis soit bien loin, j'y vais, je sais où c'est; là, je me saurai faire entendre, je le puis, car il n'y a que sa vieille servante et peut-être aussi Fessenio, qui sait tout. Personne ne me reconnaîtra et mon escapade restera ignorée de tous; quand même elle se saurait, mieux vaut faire et se repentir, que ne rien faire et se repentir tout de même.

SCÈNE VIII

(seule)

SAMIA
Eile va se donner du bon temps, et moi qui la blàmais, maintenant je l'excuse et je l'approuve, parce que qui ne jouit de l'amour ne sait pas ce qu'il y a de douceur en ce monde et est une fichue bête. Pour moi, je sais bien que je n'ai pas d'autre bonheur que d'être avec mon amoureux, Lusco, l'intendant. Nous sommes seuls à la maison, et le voici dans la cour; mieux vaut que, porte close, nous prenions du bon temps ensemble. Ma maîtresse m'avise elle-même et me fournit l'occasion; bien fou qui ne sait prendre son plaisir, quand il peut se le procurer, étant donné que les ennuis et les tourments, quand on ne les désire pas du tout, sont toujours prêts à venir. Lu-u-usco ?...

SCÈNE IX

FESSENIO
(seul) Ne ferme pas. Oh ! Tu n'as pas entendu ? Mais peu importe; je me ferai bien ouvrir. Maintenant que Calandro est aux prises avec la jolie petite souillon que je lui ai donnée, je veux raconter la chose à Fulvia, qui en crèvera de rire; et vraiment, c'est si drôle qu'on en ferait rire un mort. Quels beaux mystères ils doivent célébrer ! J'entre chez Fulvia.

SCÈNE X

FESSENIO (à la porte), SAMIA (de l'intérieur)

FESSENIO
Tic, toc, tic, toc. Êtes-vous sourds ? Oh ! oh ! tic, toc; ouvrez donc. Oh ! oh ! tic, toc; n'entendez-vous pas?

SAMIA
Qui frappe?

FESSENIO
Ton Fessenio; ouvre, Samia.

SAMIA
Tout à l'heure.

FESSENIO
Pourquoi n'ouvres-tu pas ?

SAMIA
Je me lève mettre la clef dans la serrure.

FESSENIO
Vite, s'il te plaît.

SAMIA
Je ne trouve pas le trou.

FESSENIO
Allons, sors donc.

SAMIA
Holà ! holà ! je ne puis pas encore.

FESSENIO
Pourquoi?

SAMIA
Le trou est bouché.

FESSENIO
Souffle dans la clef.

SAMIA
Je fais mieux.

FESSENIO
Quoi donc ?

SAMIA
Je secoue tant que je peux.

FESSENIO
Que tardes-tu ?

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! Béni soit le manche de la bêche, Fessenio ! J'ai fait ce qu'il fallait et bien graissé la clef, pour qu'elle ouvre mieux.

FESSENIO
Ouvre, alors.

SAMIA
C'est fait; n'entends-tu pas que j'ôte la clef ? entre, maintenant.

FESSENIO
Que signifient tant de tours de clef ?

SAMIA
Fulvia a voulu qu'aujourd'hui je tinsse la porte close.

FESSENIO
Pourquoi ?

SAMIA
On peut tout te dire. Habillée en homme, elle s'en est allée trouver Lidio.

FESSENIO
Oh ! Samia, que me dis-tu ?

SAMIA
Tu l'as entendu. Je dois rester ici, l'huis fermé, et ouvrir quand elle reviendra. Va-t-en avec Dieu.

SCÈNE XI

FESSENIO
(seul) Je vois maintenant combien c'est vrai qu'il n'est chose si grave et si périlleuse que n'ose faire qui aime avec ferveur, comme aime Fulvia; elle est allée chez Lidio, et ne sait pas que déjà s'y trouve son mari, lequel, si peu rusé qu'il soit, ne pourra cependant s'empêcher de la soupçonner en la voyant seule et sous tels habits en cet endroit; et peut-être s'en courroucera-t-il au point d'en avertir ses parents. Je veux m'y rendre à l'instant pour voir si de quelque façon je puis réparer la chose. Mais, oh! oh! oh! qu'est-ce que c'est? Fulvia qui ramène Calandro captif ! que diable est-ce ? Je vais me mettre de côté pour entendre et voir où aboutira l'affaire.

SCENE XII

FULVIA, CALANDRO

FULVIA
Oh! le mari gaillard ! voilà la ferme où tu disais aller ? c'est comme cela, hein ? tu as si peu à faire chez toi que tu t'en vas cheminer ailleurs ? Malheureuse, moi qui lui porte tant d'amour, et qui lui garde si grande fidélité ! Je vois maintenant pourquoi ces nuits dernières tu ne t'approchais pas seulement de moi; ayant à décharger tes ballots ailleurs, tu voulais arriver tout frais cavalier à la bataille. Sur ma foi, je ne sais qui me retient que je ne t'arrache les yeux. Tu ne pensais pas sans doute me faire, sans que je le susse, un pareil affront ? Non, sur ma foi, les autres en savent autant que toi, et à l'instant, sous ces habits, ne me fiant à personne qu'à moi, je suis allée en personne te trouver, et je te ramène comme tu le mérites , misérable chien, pour te faire honte et qu'un chacun ait pitié de moi, qui supporte de toi tant d'outrages, ingrat ! Crois-tu donc, gredin, que si j'étais une mauvaise femme, comme tu es un méchant homme, les moyens me manqueraient de prendre du bon temps avec un autre, comme tu en prends avec une femme ? Ne le pense pas; je ne suis ni si vieille ni si laide qu'on me rebute, et si je n'avais plus de respect pour moimême que pour ta saloperie, sois tranquille, je me serais bien vengée sur la gueuse que j'ai trouvée avec toi. Mais va, que je n'aie plus jamais de bonheur au monde, si je ne te le fais payer et si je ne meTeoge d'elle.

CALANDRO
As-tu fini?

FULVIA
Oui.

CALANDRO
Le mal an pour toi ! C'est à moi de me mettre en colère, et non à toi, vilaine; tu m'as arraché du paradis terrestre et ôté tout mon bonheur, fastidieuse. Tu ne vaux pas ses vieilles savates, elle qui me fait plus de caresses et me baise mieux que tu ne le sais faire. Elle me plaît plus que la soupe au vin doux, et elle reluit plus que l'étoile de Diane; elle a plus de splendeur que la Quintadécime, et elle est plus avisée que la fée Morgane. Tu ne l'aurais donc pas avalée toute crue, non, misérable femme que tu es, et si jamais tu lui fais du mal, gare à toi !

FULVIA
Or çà, pas un mot de plus; au logis, au logis. Ouvre, holà ! ouvre.

SCÈNE XIII

FESSENIO
(seul) O Fessenio, qu'est-ce que tu as vu ? Amour, quelle puissance est la tienne ! quel poète, quel docteur, quel philosophe pourrait jamais enseigner tant de ressources et tant de ruses que toi à qui suit tes enseignes? Toute la sagesse, toute la science des autres n'est rien, comparée à la tienne. Quelle autre femme, n'était l'amour, aurait pu être assez avisée pour sortir, comme celle-ci, d'un si grand péril? Jamais on n'a vu malice pareille. Mais elle est restée sur le pas de la porte; je vais la rejoindre et lui donner quelque espoir de voir son Lidio, car dès à-présent il faut avoir compassion de la pauvrette.

SCÈNE XIV

FULVIA, FESSENIO, puis SAMIA

FULVIA
Vois, mon Fessenio, si j'ai du guignon : au lieu de Lidio, j'ai rencontré ma grosse bête de mari, dont pourtant je me suis sauvée.

FESSENIO
J'ai tout vu. Mais rentre un peu plus, que personne ne t'aperçoive sous ces habits.

FULVIA
Tu fais bien de me le rappeler. Le grand désir que j'avais de me trouver avec Lidio m'a si bien aveuglée que je n'en pensais pas plus long. Mais, dis-moi, mon cher Fessenio, as-tu vu Lidio ?

FESSENIO
Le sang se porte où l'on a reçu un coup. Je l'ai vu.

FULVIA
Vrai ?

FESSENIO
Oui.

FULVIA
Hé ! mon Fessenio, que dit-il ? Dis-le moi.

FESSENIO
Il ne partira pas tout de suite.

FULVIA
Oh ! Dieu ! quand pourrai-je lui parler?

FESSENIO
Peut-être aujourd'hui même; quand je t'ai vue avec Calandro, j'allais justement vers lui pour le disposer à venir chez toi.

FULVIA
Vas-y, mon Fessenio, et ce sera tant mieux pour toi; c'est ma vie que je te confie.

FESSENIO
Je ferai tout pour qu'il vienne, et je vais le trouver. Reste en paix.

FULVIA
En paix, hein ? c'est en guerre et en pleurs que je vais rester; toi, tu t'achemines vers ma paix, puisque tu vas chez Lidio.

FESSENIO
Adieu.

FULVIA
Mon Fessenio, reviens vite.

FESSENIO
Ainsi ferai- je.

(Il sort).

FULVIA
Ah ! malheureuse Fulvia ! si je reste longtemps ainsi, pour sûr je meurs. Infortunée, que dois-je faire ?

SAMIA
Peut-être l'Esprit le touchera-t-il.

FULVIA
Eh ! Samia, puisque le nécromant tarde tant à venir, retournes-y, trouve-le.

SAMIA
C'est ce qu'il me semble et je ne veux pas perdre de temps.

FULVIA
Recommande-lui notre affaire, et reviens vite.

SAMIA
Aussitôt que je l'aurai vu.

SCÈNE XV

SAMIA, RUFO

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! quelle chance ! voici Rufo. Le ciel te rende heureux !

RUFO
Que cherches-tu, Samia ?

SAMIA
Elle se ronge de savoir ce que tu as fait pour elle.

RUFO
Je crois que je conduirai la chose à bon port.

SAMIA
Et quand ?

RUFO
J'irai tout dire à Fulvia.

SAMIA
Tu tardes trop à le faire.

RUFO
Samia, ce sont choses qui ne se font pas d'un seul coup; il faut observer les étoiles, prononcer des mots magiques, recueillir des eaux, des herbes, des pierres et faire tant de momeries que force est bien de prendre son temps.

SAMIA
Si vous faites tout cela, tant mieux.

RUFO
J'en ai le ferme espoir.

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! connais-tu l'amoureux en question ?

RUFO
Non, certes.

SAMIA
Le voici.

RUFO
Le connais-tu bien, toi?

SAMIA
Il n'y a pas deux heures que je lui parlais.

RUFO
Que te disait-il?

SAMIA
Il s'est montré plus rêche qu'un chardon.

RUFO
Va, parle-lui maintenant, pour voir si l'Esprit l'a quelque peu radouci.

SAMIA
Tu le veux ?

RUFO
Je t'en prie.

SAMIA
Je vais le trouver.

RUFO
Holà! retourne ensuite près de Fulvia; moi, j'irai à l'instant.

SAMIA
C'est cela.

RUFO
(à part) Pendant qu'elle va parler à Lidio, je me tiendrai caché.

SCÈNE XVI

FANNIO, LIDIO (femme), SAMIA

FANNIO
Oh ! Lidio, voici venir de notre côté la servante de Fulvia; sache qu'elle se nomme Samia et parle-lui avec douceur.

LIDIO (femme)
C'est à quoi je songeais.

SAMIA
Es-tu toujours fâché ?

LIDIO (femme)
Non. Dieu î non. Ma chère Samia, pardonne-moi, j'avais la tête à autre chose et j'étais quasiment hors de moi, de sorte que je ne sais pas ce que j'ai pu te dire. Mais, dis-moi, comment va ma Fulvia ?

SAMIA
Tu veux le savoir ?

LIDIO (femme)
Je ne cours pas après toi pour autre chose.

SAMIA
Interroge là-dessus ton propre cœur.

LIDIO (femme)
Je ne puis.

SAMIA
Pourquoi ?

LIDIO (femme)
Oh ! ne sais-tu pas que mon cœur est avec elle?

SAMIA
Dieu puisse-t-il vous faire sains des rognons,vous autres amants, autant que jamais vous dites la vérité ! En voilà un qui tout à l'heure ne pouvait pas seulement se la rappeler, et maintenant il veut me faire croire qu'il n'a de bonheur qu'avec elle ! Comme si je ne savais pas que tu ne l'aimes point et que tu ne veux pas venir où elle est !

LIDIO (femme)
Au contraire; je me mine l'existence, tant que je ne suis pas avec elle.

SAMIA
Par la croix de Dieu ! l'Esprit pourrait bien avoir travaillé pour de bon. Tu reviendras donc chez nous comme tu faisais ?

LIDIO (femme)
Que veut dire ce : comme je faisais ?

SAMIA
Je veux dire en habits de femme.

LIDIO (femme)
Eh ! oui, comme les autres fois.

SAMIA
Oh ! la bonne nouvelle à porter à Fulvia! Je ne reste pas plus longtemps avec toi, et je vais m'en retourner par la rue de derrière pour que personne ne me voie, en te quittant, rentrer chez nous. Adieu.

LIDIO (femme)
Adieu.

SCÈNE XVII

LIDIO (femme), FANNIO, RUFO

LIDIO (femme)
Tu as entendu?

FANNIO
Oui, et j'ai remarqué ce a « comme tu faisais »; certainement tu as été prise pour un autre.

LIDIO (femme)
C'est probable.

FANNIO
Il sera bon d'en avertir Rufo, qui justement vient de notre côté.

RUFO
Eh bien, que comptes-tu faire ?

LIDIO (femme)
Te semble-t-il que ce soit chose à abandonner?

RUFO
Eh ! eh ! eh ! voici l'ami qui se retrouve ! Tu as bien raison, Lidio, car pour sûr cette femme est un soleil.

LIDIO (femme)
Je la connais et sais maintenant où elle demeure.

FANNIO
Tu pourras en avoir du plaisir.

LIDIO (femme)
Et du profit.

FANNIO
Si j'ai bien noté tes paroles, Rufo, tu disais tantôt que, nul autre moyen ne lui ayant réussi, elle avait recouru à tes bons offices; d'où je conclus qu'elle avait déjà essayé plus d'une fois, et jamais nous n'en avons eu vent. Il faut donc croire qu'elle prend Lidio pour un autre, comme il est arrivé aujourd'hui à sa servante. Il est, par conséquent, nécessaire que tu dises prudemment à Fulvia, de la part de l'Esprit, de ne plus jamais parler du passé, puisque le secret pourrait se découvrir et un grand scandale en résulter; songes-y bien.

RUFO
Ta remarque est bonne, et tu fais bien de m'avertir; ainsi ferai-je. Maintenant, il ne s'agit plus de parler; au fait ! Je vais la retrouver, préparez-vous.

LIDIO (femme)
Vas-y et reviens; tu nous trouveras tout prêts.

FANNIO
Va devant, Lidio; je te suis à l'instant. Deux mots, Rufo.

RUFO
Qu'y a-t-il ?

FANNIO
Je vais te dire, touchant l'affaire en question, un secret d'aussi grande importance que tu le pourrais imaginer; mais prends bien garde de n'en rien dire.

RUFO
Que Dieu ne me laisse avoir rien de ce que je désire, si jamais j'en parle à personne.

FANNIO
Fais attention, Rufo; tu me ruinerais et te ferais perdre à toi-même le profit que tu dois tirer de ton entremise.

RUFO
Ne crains rien; parle.

FANNIO
Sache donc que Lidio, mon patron, est hermaphrodite.

RUFO
Que nous importe ce merdaphrodite ?

FANNIO
Hermaphrodite, te dis-je; diable, tu es bien ignorant !

RUFO
Peuh ! qu'est-ce que cela veut dire ?

FANNIO
Tu ne le sais pas ?

RUFO
Puisque je te le demande.

FANNIO
Ceux-là sont hermaphrodites qui ont les deux sexes.

RUFO
Et Lidio en est un ?

FANNIO
Oui, te dis-je.

RUFO
Il a le sexe d'une femme et l'attribut d'un homme?

FANNIO
Oui, messer.

RUFO
Je te jure sur les Évangiles qu'il m'a toujours paru que ton Lidio avait, dans le parler et dans la tournure, quelque chose de féminin.

FANNIO
Cette fois-ci, sache-le, il n'aura pour Fulvia que le sexe féminin, et la raison c'est que Fulvia ayant demandé à le voir en femme et trouvant en lui une femme, aura tant de confiance dans l'Esprit qu'elle en viendra à t'adorer.

RUFO
Voilà une des plus belles histoires que j'aie jamais ouïes; je puis te le dire, les écus nous en viendront à pleins boisseaux.

FANNIO
A savoir; est-elle généreuse ?

RUFO
Généreuse, tu demandes ? Les amoureux ont pour cordons de bourse des feuilles de poireau : argent, habits, bétail, emplois, biens au soleil, vie même, ceux qui aiment comme elle aime donneraient tout.

FANNIO
Tu me réconfortes.

RUFO
Tu m'as réconforté toi-même, avec ton barbafiorite.

FANNIO
Je suis content que tu ne saches pas prononcer le mot, de sorte que, même le voulant, tu ne pourras pas le répéter.

RUFO
A cette heure, va trouver Lidio, et habillez-vous. Moi, je vais chez Fulvia lui dire qu'elle aura ce qu'elle désire.

FANNIO
Je serai donc la servante ?

RUFO
Tu le sais bien. Tenez-vous prêts pour quand je reviendrai.

FANNIO
En un instant; j'ai bien fait de me procurer des habits aussi pour moi.

SCENE XVIII

RUFO, puis SAMIA

RUFO
Jusqu'à présent l'affaire marche si bien que le ciel n'aurait pu l'arranger mieux. Si Samia, par l'autre rue, est arrivée au logis, Fulvia doit m'attendre. Je leur dirai que l'Esprit a tout fait et qu'il leur faut maintenant, en tenant cette petite image, dire certaines paroles et faire certains gestes qui leur sembleront à elles deux autant de sorcelleries. Je lui rappellerai aussi que de tout ce qui peut lui arriver, à ces rendezvous d'amour, et de tout ce que je puis faire moi-même, elle ne doit souffler mot à personne, sauf à sa servante; pour moi, je m'en vais me dépêcher et repartir sur le champ. Voici Samia, qui paraît sur la porte.

SAMIA
Entre vite, Rufo, et va trouver Fulvia de ce côté, dans la chambre du bas; au-dessus est cette grosse bête de Calandro.

SCÈNE XIX

SAMIA, FESSENIO

SAMIA
Où vas-tu, Fessenio ?

FESSENIO
Chez ta patronne.

SAMIA
Tu ne peux lui parler maintenant.

FESSENIO
Pourquoi ?

SAMIA
Elle est avec le nécromant.

FESSENIO
Eh ! laisse-moi entrer.

SAMIA
Puisque cela ne se peut pas.

FESSENIO
Ce sont des bêtises.

SAMIA
Les bêtises viennent de toi.

FESSENIO
Je ne sais qui me retient de te dire... Allons! je vais faire un tour et revenir voir Fulvia.

SAMIA
Tu feras bien.

FESSENIO
(seul) via savait ce que je sais, elle ne s'occuperait plus d'Esprits, car Lidio désire plus ardemment de se rencontrer avec elle, qu'elle ne ledésire elle-même, et elle veut le voir aujourd'hui. Je le lui dirai de ma propre bouche, pour qu'elle me donne quelque chose; aussi n'en ai-je rien dit à Samia. Laisse-moi m'en aller d'ici, parce que si Fulvia m'apercevait, elle penserait que je me suis arrêté pour voir son nécromant; ce doit être l'homme qui sort du logis.

SCÈNE XX

RUFO
(seul) L'affaire va bien. J'espère me sortir de misère et quitter ces haillons; elle m'a, en effet, donné de bons écus. Pourrais-je jamais avoir plus beau jeu en main ? Cette femme est riche et, autant que je puis le voir, plus amoureuse qu'avisée. Si je ne me trompe, je crois qu'elle fera encore quelque mauvais coup, et moi je n'avais pas besoin d'une moindre chance. Vois donc, vois donc ! les songes sont quelquefois véridiques; cette aventure est la poule faisane que cette nuit je rêvais avoir prise : il me semblait lui arracher beaucoup de plumes de la queue et les mettre à mon chapeau. Fulvia se laissera prendre, je crois bien que oui maintenant, et je la plumerai si bien que mes affaires en iront un peu mieux. Sur ma foi, moi aussi je saurai prendre du bon temps et demander du bon. Mais quelle est cette femme qui me fait signe ? Je ne la connais pas; laisse-moi m'approcher d'elle un peu plus.

SCÈNE XXI

RUFO, FANNIO (habillé en femme)

RUFO
Oh! oh! oh! Fannio; ce vêtement t'a transfiguré de telle sorte que je ne te reconnaissais pas.

FANNIO
Ne suis-je pas un friand morceau?

RUFO
De toutes façons, oui. Allez donc contenter la mal contente.

FANNIO
Contente, je sais bien qu'elle ne le sera pas cette fois.

RUFO
Si, si, puisque Lidio sera pour elle du sexe féminin.

FANNIO
Oui, messer. Eh ! nous pouvons y aller, dis?

RUFO
Quand vous voudrez. Lidio est-il habillé ?

FANNIO
Oui, il m'attend près d'ici, et il est si bien que tout le monde le prendrait pour une femme.

RUFO
Oh ! oh ! que j'en suis aise ! Fulvia vous attend; va donc trouver Lidio et allez-y vous deux. Moi, je ne partirai pas d'ici, pour savoir comment tournera l'affaire. Oh ! oh ! oh ! c'est Fulvia; la voici sur sa porte; elle a bien vite fait ce que je lui avais dit.

SCÈNE XXII

FESSENIO, FULVIA

FESSENIO
Es-tu maintenant hors de peine, chère madonna ?

FULVIA
Comment ?

FESSENIO
Lidio est à cette heure plus enflammé de toi que tu ne l'es de lui. Je ne lui eus pas plus tôt dit ce que tu m'avais recommandé, qu'il se prépara et se mit en route pour venir te voir.

FULVIA
Mon Fessenio, voilà une nouvelle d'autre importance que s'il s'agissait de chausses, et je t'en récompenserai bien. Écoute là-haut; c'est Calandro qui réclame ses habits pour sortir; va-t'en, qu'il ne te voie pas avec moi. Oh ! la belle occasion ! Oh ! quel plaisir il me fait ! Tout commence à me réussir. Laisse-moi mettre dehors ce gros dindon, pour que je reste libre.

FESSENIO
(seul) Je puis le dire, ces amoureux vous rattraperaient le temps perdu, et si Lidio est avisé, il devrait la garder quelque temps chez sa œur, au cas où elle y viendrait jamais. Calandro ne sera pas au logis; ils ont besoin de rester longtemps ensemble pour s'amuser; je puis aller me divertir. Mais, oh ! oh! oh! voici Calandro qui sort; laisse-moi m'éloigner de lui , parce que si je m'arrêtais à lui parler, il pourrait voir avec moi Lidio, qui ne va pas tarder à venir.

SCÈNE XXIII

CALANDRO, LIDIO, LIDIO (femme)

CALANDRO
Quel heureux jour pour moi ! Je n'ai pas plus tôt mis le pied hors de l'huis que je vois mon amour apparaître seul et se diriger vers moi.Mais, holà! quel salut vais-je lui faire ? Lui dirai-je bonjour? nous ne sommes pas au matin; bonsoir ? il n'est pas nuit; Dieu t'aide ? c'est un souhait de charretier; lui dirai-je : ma belle âme? ce n'est pas un salut; coeur de mon corps? expression de barbier; visage d'angelot? mot de marchand; esprit divin ? elle n'est pas une buveuse; yeux fripons? mauvais vocable. Aïe! la voici tout près. Ame..., cœur, vis..., espr..., ye..., le chancre te ronge ! Oh ! imbécile que je suis ! je me trompais, et j'ai bien fait de blasphémer après celle-ci, c'est celle-là qui est ma Santilla, et non pas l'autre. Bonjour; bonsoir, veux-je dire. Sur ma foi, ce n'est pas celle-ci; je m'abusais, c'était bien celle-là. Non, ce n'est pas elle. Si, c'est elle. Laisse-moi m'approcher. Oui, oui, c'est celle-ci! non, c'est celle-là. Mais si, c'est bien ma vie; non, c'est plutôt l'autre. Je vais aller voir.

LIDIO
Quel ennui ! cet imbécile me croit femme; il est amoureux de moi et va me suivre à la piste jusque chez lui. Retournons à la maison; je me déshabillerai et j'irai chez Fulvia plus tard.

CALANDRO
Holà ! ce n'est pas celle-ci, c'était bien cellelà, celle qui s'en va par cette rue. Mieux vaut la rejoindre.

LIDIO (femme)
Maintenant que ce benêt ne peut plus me voir, entrons vite; voyez derrière cette porte entr'ouverte Fulvia qui me fait signe. Entrons.

FIN DU TROISIÈME ACTE


Acte IV

SCÈNE I

FULVIA, SAMIA

FULVIA
Samia? eh! Samia?

SAMIA
Ma-do-onna?

FULVIA
Descends vite.

SAMIA
Je vi-iens.

FULVIA
Remue-toi. Dieu te damne! remue-toi.

SAMIA
Me voici; que veux-tu ?

FULVIA
Sors tout de suite, tout de suite; va chez Rufo, l'homme à l'Esprit, et dis-lui qu'il vienne à l'instant, à l'instant.

SAMIA
Je monte prendre mon voile.

FULVIA
Quel voile, imbécile ? Cours comme cela, vole.

SAMIA
Que diable signifie une rage pareille ? On dirait qu'elle a le démon dans le corps. Pourtant Lidio devrait l'en avoir ôté.

FULVIA
(seule) O frauduleux Esprits ! ô folles imaginations des hommes ! ô malheureuse et infortunée Fulvia, qui ne t'es pas seulement fait tort à toi-même, mais qui as nui encore à celui que tu aimes plus que toi! Misérable! j'ai ce que je cherchais, et j'ai trouvé ce que je ne voulais pas. Si l'Esprit n'y apporte remède, je suis décidée à me tuer, car une mort volontaire est moins amère qu'une existence pleine d'angoisses. Mais voici Rufo. Je vais aussitôt savoir si je dois espérer ou désespérer. Personne ne se montre, le mieux est de lui parler ici même; au logis, les bancs, les chaises, les armoires, les fenêtres, je crois que tout a des oreilles.

SCÈNE II

RUFO, FULVIA

RUFO
Qu'y a-t-il, Madonna ?

FULVIA
Mes larmes, mieux que des paroles, peuvent te montrer la peine que j'endure.

RUFO
Parle, qu'y a-t-il? Fulvia, ne pleure plus; qu'est-ce donc, Madonna?

FULVIA
Je ne sais, Rufo, si c'est de mon ignorance ou de votre fraude que je dois me plaindre.

RUFO
Ah ! Madonna, qu'est-ce que vous dites ?

FULVIA
Ce qui est arrivé, est-ce la faute du ciel, de moi-même, ou de la méchanceté de votre Esprit, je ne sais; mais, pour cette fois, vous avez, hélas! changé d'homme en femme mon Lidio; je l'ai manié, palpé partout, et n'ai trouvé en lui de ressemblance que dans la physionomie. Ce n'est pas tant d'être sevrée de mon plaisir que je pleure, que du tort qu'il éprouve, puisqu'à cause de moi le voilà privé de ce qui plait le plus. Tu sais maintenant la raison de ces larmes et tu peux deviner tout seul ce que je désirerais de toi.

RUFO
Si des pleurs, toujours difficiles à feindre, neme témoignaient, Fulvia, de ce que tu me dis, à grand'peine pourrais-jc te croire; mais, tout en pensant que tu dis vrai, il me semble que tu ne dois t'en prendre qu'à toi-même, car je me souviens que tu m'as demandé de voir Lidio en femme; je crois donc que l'Esprit, pour te servir plus ponctuellement, t'a envoyé ton amoureux en femme, d'habit et de sexe. Mais pose un terme à ta douleur; celui qui l'a fait femme peut le refaire homme.

FULVIA
Je me sens toute réconfortée, car il me semble bien que cela s'est effectué comme tu dis; mais si tu me rends mon Lidio, sans rien de manque, ma fortune, mes biens, tout ce que j'ai est à toi.

RUFO
Maintenant que je sais l'Esprit bien disposé en ta faveur, je t'affirme clairement que ton amant va aussitôt redevenir homme; mais de peur de nouvelle équivoque, dis sans ambages ce que tu veux.

FULVIA
La première chose, c'est qu'on lui rende le couteau de ma gaîne; as-tu compris ?

RUFO
On ne peut mieux.

FULVIA
Et qu'en habit de femme, mais non en femme, il revienne me voir.

RUFO
Si tu m'avais parlé de la sorte ce matin, la confusion n'aurait pas eu lieu; j'en suis toutefois content, pour que tu saches quelle est la puissance de mon Esprit.

FULVIA
Soulage-moi vite de cette angoisse, car si je ne le vois, je ne puis me réjouir.

RUFO
Non seulement tu le verras, mais tu le toucheras, de ta propre main.

FULVIA
Il reviendra me voir aujourd'hui?

RUFO
Vingt heures sont sonnées; il ne pourra rester longtemps avec toi.

FULVIA
Peu m'importe le temps, pourvu que je le voie redevenu homme.

RUFO
Et comment ferait pour ne pas boire celui qui ayant soif est près du ruisseau ?

FULVIA
Il viendra donc aujourd'hui?

RUFO
L'Esprit te le fera venir à l'instant, s'il veut; reste donc à l'attendre sur ta porte.

FULVIA
C'est inutile puisque, devant venir en femme,il peut se montrer à tout le monde; nul ne le prendra pour un homme.

RUFO
Bien.

FULVIA
Mon Rufo, sois tranquille; plus jamais tu ne seras pauvre.

RUFO
Et toi plus jamais désolée.

FULVIA
Quand puis-je compter sur lui ?

RUFO
Sitôt que je serai de retour à la maison.

FULVIA
Je vais t'envoyer Samia, pour que tu m'avises de ce que te dira l'Esprit.

RUFO
C'est cela, et souviens-toi qu'à l'amant aussi on fait souvent quelque cadeau.

FULVIA
Oh ! oh ! ne t'inquiète pas; il aura de l'argent et des bijoux à foison.

RUFO
Reste en paix. — Avec grande raison l'Amour se peint aveugle, car qui aime, jamais ne voit clair. Cette femme est si aveuglée par l'amour, qu'elle s'imagine qu'un Esprit peut rendre quelqu'un homme ou femme à son gré, comme s'il n'y avait qu'à couper le rameau masculin et pratiquer à la place une entaille pour faire une femme; puis recoudre la fente et coller une cheville pour faire un homme. Oh ! oh ! oh ! crédulité amoureuse ! Mais voici Lidio et Fannio qui se sont déjà déshabillés.

SCÈNE III

RUFO, LIDIO (femme), FANNIO

RUFO
Je voudrais que vous fussiez encore vêtu en femme.

LIDIO (femme)
Pourquoi faire?

RUFO
Pour retourner près d'elle, ah ! ah !

FANNIO
De quoi ris-tu si fort?

RUFO
Ah ! ah ! ah ! ah !

LIDIO (femme)
Parle donc; qu'y a-t-il?

RUFO
Ah ! ah ! ah ! Fulvia, qui croit 'que l'Esprit a changé Lidio en femme, demande maintenant qu'il te fasse redevenir homme et te renvoie près d'elle.

LIDIO (femme)
Et que lui as-tu promis?

RUFO
Que cela s'exécuterait à l'instant.

FANNIO
Tu as bien fait.

RUFO
Quand y retourneras-tu?

LIDIO (femme)
Je ne sais.

RUFO
Tu réponds bien froidement; n'en veux-tu rien faire?

LIDIO (femme)
Si vraiment, si.

RUFO
Il le faut; je lui ai recommandé de la part de l'Esprit de te faire souvent des cadeaux, et elle me l'a promis.

LIDIO (femme)
J'y retournerai, n'aie pas peur.

RUFO
Mais quand?

LIDIO (femme)
Sitôt que nous saurons certaine chose de chez nous, nous comptons nous rhabiller et revenir.

RUFO
N'y manque pas, Lidio. Il me semble voir paraître sur l'huis sa servante; je ne veux pas qu'elle me voie avec vous, adieu. Mais, oh ! oh ! oh ! Fannio, écoute un mot à l'oreille : Tâche que le barbafîorite use maintenant avec Fulvia du pilon et non du mortier; tu as compris?

FANNIO
C'est ce qu'on fera; éloigne-toi.

SCÈNE IV

FANNIO, LIDIO (femme), SAMIA

FANNIO
Samia sort du logis; cache-toi de ce côté pendant qu'elle passera.

LIDIO (femme)
Elle parle toute seule.

FANNIO
Tais-toi, écoute.

SAMIA
Allons, va! empêtre-toi avec des Esprits. Va! ils ont bien arrangé ton Lidio.

FANNIO
C'est de toi qu'elle parle.

SAMIA
Ils l'ont changé en femme, et maintenant ils veulent le faire redevenir homme. C'est aujourd'hui le jour de ses tribulations et de mes tracas. S'ils réussissent, tout ira bien, et je vais le savoir, car elle m'envoie m'en informer auprès du nécromant. Quant à l'amoureux, elle se prépare à lui donner de bons écus, dès qu'elle sera sûre qu'on lui a remis son histoire.

FANNIO
L'entends-tu parler d'écus?

LIDIO (femme)
Oui.

FANNIO
Dépêchons-nous donc d'y alier.

LIDIO (femme)
Pour sûr, Fannio, tu es hors de toi. Tu as promis à Rufo que nous y retournerions, et je ne sais pas ce que tu entends que nous fassions.

FANNIO
Pourquoi?

LIDIO (femme)
Tu le demandes, nigaud? Comme si tu ne savais pas que je suis femme !

FANNIO
Et puis ?

LIDIO (femme)
Il dit : Et puis ! Mais ne vois-tu pas, imbécile, que si je me montre de nouveau, je trahis ce que je suis, je me fais tort à moi-même, Rufo perd tout son crédit et elle demeure outrageusement bernée. Comment veux-tu que nous fassions ?

FANNIO
Comment, hein ?

LIDIO (femme)
Oui, comment?

FANNIO
Où il y a des hommes, il y a de la ressource.

LIDIO (femme)
Mais où il n'y en a pas, où il n'y a que des femmes, comme nous sommes toutes deux, elle et moi, il n'y aura aucune ressource.

FANNIO
Tu veux plaisanter, dis?

LIDIO (femme)
C'est toi qui te moques; moi, je parle pour de bon.

FANNIO
Quand j'ai promis que tu y retournerais, j'avais pensé à tout.

LIDIO (femme)
Parle donc, alors.

FANNIO
Ne m'as-tu pas dit que c'était dans une chambre obscure que tu t'étais trouvée avec elle?

LIDIO (femme)
Oui.

FANNIO
Et qu'elle ne t'avait parlé qu'avec les mains?

LIDIO (femme)
C'est vrai.

FANNIO
Eh bien, j'irai avec toi, comme tout à l'heure.

LIDIO (femme)
Oh ! oh ! oh ! et quoi faire ?

FANNIO
Écoute-donc : comme servante.

LIDIO (femme)
Je le sais bien.

FANNIO
Habillé tout comme toi.

LIDIO (femme)
Et puis ?

FANNIO
Quand tu seras avec lui dans la chambre, feins d'avoir à me dire quelque chose, et sors; tu resteras à ma place, et moi, note bien, je rentrerai au lieu de toi, de sorte que Fulvia me trouvant sans barbe, dans l'obscurité, ne verra qui c'est, de toi ou de moi, et croira que tu es redevenue homme : l'Esprit y gagnera du crédit, nous aurons de l'argent à gogo, et je prendrai mon plaisir avec elle.

LIDIO (femme)
Je t'en donne ma foi, Fannio, jamais je n'ai ouï parler de ruse mieux ourdie.

FANNIO
Je n'ai donc pas erré en disant à Rufo que nous reviendrions.

LIDIO (femme)
Non, certes ! Mais en attendant, il serait bon de savoir ce qui se passe chez nous, à l'occasion de mon mariage.

FANNIO
Ce serait chercher le malheur, et notre but est d'éloigner toute conclusion.

LIDIO (femme)
Éloigner un malheur ne l'empêche pas; nous en serons demain au même point qu'aujourd'hui.

FANNIO
Qui sait ? esquiver une difficulté, c'est en esquiver cent; aller chez Fulvia peut nous profiter; nous nuire, non.

LIDIO (femme)
Je veux bien. Mais va d'abord chez nous, pour l'amour de moi, et sache de Tiresia ce qui se passe; aussitôt nous retournerons chez Fulvia.

FANNIO
Tu as raison; j'y vais.

SCENE V

LIDIO (femme)
(seule) Infortuné sexe féminin ! toujours inférieur à l'homme, non seulement eu actes, mais en idées ! devant agir en femme, je ne puis ni tenter ni même imaginer chose qui puisse me réussir. Malheureuse ! que faire ? de quelque côté que je me tourne, je me vois environnée de tourments, et n'aperçois pas d'issue par où me sauver. Mais voici venir la servante de Fulvia, en conversation avec quelqu'un. Je m'écarte pendant qu'elle passe.

SCENE VI

FESSENIO, SAMIA

FESSENIO
Enfin, qu'est-ce que tous ces tracas ? parle.

SAMIA
Pardi, le démon est entré chez nous.

FESSENIO
Comment cela ?

SAMIA
Le nécromant a changé Lidio en femme.

FESSENIO
Ah ! ah ! ah ! ah !

SAMIA
Tu ris, toi !

FESSENIO
Oui, oui.

SAMIA
Parole d'évangile.

FESSENIO
Hi ! hi ! êtes-vous folles !

SAMIA
C'est toi qui es une bête. Cela est, que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas. Fulvia l'a palpé de toutes parts et trouvé femme : de ce qu'il était, il ne lui est resté que la figure.

FESSENIO
Ah ! ah ! et comment s'y prendra-t-il maintenant ?

SAMIA
Tu n'en crois rien, et pourtant je ne te l'envoie pas dire.

FESSENIO
Mais si, par cette croix ! Dis-moi seulement ce qui en adviendra.

SAMIA
L'Esprit le refera du sexe masculin. Je viens de chez le nécromant qui m'a donné ce billet pour que je le porte à Fulvia.

FESSENIO
Laisse-le-moi lire.

SAMIA
Holà ! non; peut-être t'en adviendrait-il malheur.

FESSENIO
Quand je devrais tomber mort, je veux le voir.

SAMIA
Prends garde, Fessenio, à ce que tu fais; ce sont œuvres du démon.

FESSENIO
Ne m'ennuie pas davantage; montre-le-moi.

SAMIA
Je n'en ferai rien, te dis-je; signe-toi d'abord, Fessenio.

FESSENIO
Allons, donne donc.

SAMIA
Oui, mais prends garde et sois là-dessus plus muet qu'un poisson; parce que si jamais cela se savait, malheur à nous !

FESSENIO
N'en crois rien; donne.

SAMIA
Lis tout haut, que je t'entende.

FESSENIO
(lisant) « Rufo à Fidvia, salut. L'Esprit savait que de mâle ton Lidio était devenu femelle; il en a bien ri avec moi; toi-même tu avais été cause de cet accident, et de ton déplaisir; mais sois tranquille, on lui rendra sa branche, à ton amoureux... »

SAMIA
Qu'est-ce qu'il parle de branche ?

FESSENIO
Il retrouvera son sexe, comprends-tu? « ... et il reviendra aussitôt te voir. De plus, il dit qu'il brûle pour toi encore plus qu'auparavant, qu'il n'en aime, n'en estime, n'en connaît plus d'autre, ne garde plus la mémoire de personne. De cela, n'en parle point, car il en résulterait grand scandale. Donne-lui souvent de l'argent, et à l'Esprit aussi,pour te le rendre favorable et faire mon bonheur. Vis en joie et souviens-toi de moi, qui te sers avec fidélité. »

SAMIA
Vois maintenant s'il est vrai que les Esprits peuvent et savent tout ?

FESSENIO
Je reste l'homme le plus stupéfait qu'il y ait au monde.

SAMIA
Je vais bien vite aller porter cette bonne nouvelle à Fulvia.

FESSENIO
Va-t'en avec Dieu. — O puissance du ciel ! Dois-je donc croire que Lidio soit par magie converti en femme et qu'il n'aimera, ne connaîtra plus que Fulvia ? Le ciel seul pourrait faire pareille chose, et cette femme vient cependant de me dire que Fulvia s'en était convaincue au toucher, de ses mains. Il faut que je voie ce miracle, avant que Lidio ne redevienne homme, pour adorer désormais ce Nécromant, si c'est vrai. Je m'en vais par cette rue chez Lidio, qui sera peut-être au logis.

FIN DU QUATRIÈME ACTE


Acte V

SCENE I

SAMIA, LIDIO (femme), LIDIO

SAMIA
Il est bien vrai que la femme opère sur l'argent comme un rayon de soleil sur la glace : peu à peu elle le fond et consume. Fulvia n'eut pas plus tôt lu le billet du nécromant, qu'el'e me donna cette bourse pleine de ducats pour la porter à Lidio, et voyez-le qui arrive tout à point. Vois si ta maîtresse, ô Lidio, fait bien son devoir; n'entends-tu pas, Lidio ? qu'attends-tu donc ? prends, ô Lidio.

LIDIO (femme)
Me voici.

LIDIO
Donne donc.

SAMIA
Oh! pauvre que j'étais! j'avais pris un crabe! Pardonnez -moi, messer; c'est à l'autre que j'avais affaire et non à vous; adieu. — Toi, écoute.

LIDIO (femme)
C'est maintenant que tu prends un crabe; adresse-toi à moi, et congédie cet autre.

SAMIA
Tu es dans le vrai, je n'ai pas ma tête. —Toi porte-toi bien, — et toi, viens ici.

LIDIO
Comment, que je me porte bien ? adresse-tei donc à moi.

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! oui, c'est bien à toi. — C'est lui qu'il me faut, et non pas toi; tu entends? adieu.

LIDIO (femme)
Adieu ! c'est à moi que tu parles ? Ne suis- je pas Lidio ?

SAMIA
Ma foi oui, tu es bien Lidio; — tu ne l'es pas, toi; — c'est toi que je cherche; — toi, passe ton chemin.

LIDIO
Tu es hors de sens; regarde-moi bien; ne suis-je pas moi ?

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! si, je te reconnais. Tu es bien Lidio, c'est toi que je veux; — toi, non; va-t-en; — toi, prends ceci.

LIDIO (femme)
Que ce soit lui qui prenne, nigaude ? c'est moi, Lidio, et non pas lui.

SAMIA
C'est vrai, je me trompais, tu as raison; — et toi, tu as tort; va-t-en en paix; — toi, prends.

LIDIO
Que fais-tu, bête ? tu veux lui donner la bourse, et tu sais bien qu'elle est à moi.

LIDIO (femme)
À toi ? veux-tu me la laisser ?

LIDIO
Non pas, elle est à moi.

LIDIO (femme)
A toi ? c'est moi Lidio, et non pas toi.

LIDIO
(à Samia) Donne-la moi.

LIDIO (femme)
Non, à moi.

SAMIA
Oh ! oh ! J'entends qu'aucun de vous ne la prenne de force, sinon je crie. Mais restez un peu tranquilles, que je voie qui de vous deux est Lidio. O Dieu! quel miracle étonnant! Rien au monde n'est si semblable à soi-même, de la neige à de la neige, un oeuf à un oeuf, que ces deux-là entre eux, si bien que je ne puis distinguer qui de vous est Lidio. Toi, tu me sembles bien être Lidio, mais toi aussi; toi, tu es Lidio, pour sur, et toi également. Mais je saurai bien reconnaître le vrai. Dites-moi : l'un de vous est- il amoureux?

LIDIO
Oui.

LIDIO (femme)
Oui.

SAMIA
Qui?

LIDIO
Moi.

LIDIO (femme)
Moi.

SAMIA
De qui vient cet argent ?

LIDIO
D'elle.

LIDIO (femme)
De l'adorée.

SAMIA
Je ne vois pas clair encore. Dites-moi, qui est l'adorée ?

LIDIO
Fulvia.

LIDIO (femme)
Fulvia.

SAMIA
Mais qui est l'amant chéri ?

LIDIO
Moi.

LIDIO (femme)
Moi.

LIDIO
Qui, toi ?

LIDIO (femme)
Oui, moi.

SAMIA
Oh ! oh ! oh ! à la male heure ! qu'est-ce que cela signifie? calmez-vous. De quelle Fulvia parlez-vous ?

LIDIO
De la femme de Calandro.

LIDIO (femme)
De ta patronne.

SAMIA
C'est tout un. Pour sûr, ou je suis folle, ou ces gens ont le diable dans le corps. Mais attendez; je trouve le joint. Dites-moi, sous quels habits êtes-vous allés la voir ?

LIDIO
Habillé en femme.

LIDIO (femme)
Habillé en jeune fille.

SAMIA
Oh! que c'est ridicule et fatigant! Mais... oh ! oh ! oh ! maintenant j'y suis. Quand a-t-elle donné rendez-vous à son amoureux?

LIDIO
En plein jour.

LIDIO (femme)
A midi.

SAMIA
Le Diable d'Enfer ne s'y reconnaîtrait pas; sûr et certain, voilà une trame diabolique et c'est ce maudit Esprit qui l'a tissée. Mieux vaut que, mon argent en main, je rentre chez Fulvia et qu'elle le donne ensuite à qui elle voudra. — Savez-vous de quoi il retourne ? Je ne sais à qui de vous deux le donner; Fulvia saura bien reconnaître qui est son amant, par conséquent que celui de vous qui l'est aille la trouver, et elle le lui donnera. Restez en paix.

LIDIO
Je ne me vois pas dans mon miroir si semblable à moi-même que cet homme-ci ne me l'est, en vérité; je veux savoir qui il est. Mais comme de pareilles rencontres n'arrivent pas tous les jours, et que Fulvia pourrait avoir à s'en repentir, sur ma foi, le meilleur parti est que, comme d'habitude, j'aille tranquillement chez elle, car la somme n'était pas mince. C'est ce que je vais faire.

(Il sort.)

LIDIO (femme)
C'est l'amoureux pour qui l'on me prend par erreur; que diable fait donc Fannio. qu'il ne revient pas? S'il était là, comme il l'avait dit, nous retournerions chez Fulvia, et peut-être empocherions-nous l'argent, quoique plutôt je devrais songer à mes propres affaires.

SCÈNE II

FESSENIO, LIDIO (femme), puis FANNIO.

FESSENIO
Ni dans la rue, ni chez nous je n'ai trouvé Lidio.

LIDIO (femme)
Que faire ?

FESSENIO
Tant que je ne saurai pas au juste s'il est vrai qu'on l'a changé en femme, je n'aurai pas de bon temps. Mais... oh! oh! oh! est-ce lui? Non, ce n'est pas lui; si, c'est lui. Mais non!... Mais si ! Il me semble tout à fait étrange.

LIDIO (femme)
Ah ! Fortune !

FESSENIO
Elle parle toute seule.

LIDIO (femme)
Dans quel labyrinthe je suis!

FESSENIO
Qu'est-ce que c'est?

LIDIO (femme)
Vais-je me trouver ruinée de la sorte...

FESSENIO
Hé ! quelle ruine y a-t-il?

LIDIO (femme)
... pour être trop aimée?

FESSENIO
Qu'est-ce que cela veut dire ?

LIDIO (femme)
Dois-je quitter ce costume. .

FESSENIO
Holà ! il y a quelque chose, et sa voix me semble avoir pris je ne sais quel accent féminin.

LIDIO (femme)
... et me priver de la liberté dont je jouis?

FESSENIO
Ce ne sera que juste.

LIDIO (femme)
On saura que je suis une femme, et on ne me prendra plus pour un homme.

FESSENIO
La souris est tombée dans la cruche à l'huile.

LIDIO (femme)
Je m'appelerai Santilla, et plus jamais Lidio.

FESSENIO
Malheureux que je suis, la chose est donc vraie ?

LIDIO (femme)
Maudit soit mon mauvais destin, qui ne m'a pas laissée mourir le jour que Modon fut emporté d'assaut!

FESSENIO
O deux contraires! comment cela se peut-il? Si je ne l'avais entendu de sa bouche, jamais je ne l'aurais cru. Laisse-moi lui parler. Hé ! Lidio ?

LIDIO (femme)
Qui est cet imbécile?

FESSENIO
Serait-il donc vrai que Lidio ne connaisse plus personne, excepté sa Fulvia? Tu m'appelles imbécile, hein ? Comme si tu ne savais pas qui je suis!

LIDIO (femme)
Je ne te connais pas, ni ne me soucie de te connaître.

FESSENIO
Tu ne connais plus ton valet?

LIDIO (femme)
Toi, mon valet?

FESSENIO
Si tu ne veux plus de moi, je serai celui d'un autre.

LIDIO (femme)
Va-t'en donc en paix, va-t'en; je neveux pas discuter avec le vin.

FESSENIO
Tu ne discutes pas avec le vin, c'est moi qui cause avec le manque de mémoire. Mais ne te cache pas de moi; l'accident qui t'est arrivé, je le sais tout comme toi.

LIDIO (femme)
Quel accident?

FESSENIO
Que tu es devenu femme par nécromancie

LIDIO (femme)
Moi, femme ?

FESSENIO
Oui, toi, femme.

LIDIO (femme)
Tu n'en sais rien.

FESSENIO
Je vais m'en assurer.

LIDIO (femme)
Ah! gredin, que fais-tu?

FESSENIO
Je táche de savoir.

LIDIO (femme)
Ah! le scélérat! me traiter de la sorte, hein

FESSENIO
Je le toucherai du doigt, quand tu devrais me tue.

LIDIO (femme)
Effronté! arrière! — Oh! Fannio ! Fannio ! tu arrives à temps; accours.

FANNIO
Qu'y a-t-il?

LIDIO (femme)
Ce méchant homme prétend que je suis une femme, et veut s'en assurer, malgré moi.

FANNIO
Quelle audace te porte à une chose pareille?

FESSENIO
Et toi quelle folie te pousse à te mettre entre mon patron et moi?

FANNIO
C'est ton patron?

FESSENIO
Mais oui; pourquoi non?

FANNIO
Bonhomme, tu te trompes; je sais que tu n'es pas plus son valet qu'il n'est ton maître. Moi, oui, c'est mon maître, et je serai toujours à lui.

FESSENIO
Jamais tu n'as été son valet, pas plus que lui ton maître. — C'est moi qui suis ton valet, n'estce pas? et toi mon maître. Je dis seul la vérité, vous mentez tous deux.

LIDIO (femme)
Ce n'est pas merveille que tu parles si arrogamment, toi qui agis si effrontément.

FESSENIO
Ce n'est pas merveille que tu me démentes si impudemment, toi qui ne te connais plus toimême, si follement.

FANNIO
Parle plus décemment.

LIDIO (femme)
Je ne me connais plus moi-même?

FESSENIO
Messer, Madonna, veux-je dire, si tu te reconnaissais, tu me reconnaîtrais aussi.

LIDIO (femme)
Je me connais fort bien; mais toi, qui tu es, je l'ignore.

FESSENIO
Dis donc plus correctement que tu as trouvé en toi une autre personne, ou que tu t'es perdu.

LIDIO (femme)
Et qui ai-je donc trouvé?

FESSENIO
Ta sœur Santilla, qui maintenant est en toi, puisque tu es devenu femme, et tu t'es perdu, puisque tu n'es plus homme, tu n'es plus Lidio.

LIDIO (femme)
Quel Lidio ?

FESSENIO
Malheureux ! tu ne te souviens donc plus de rien? Eh! patron, ne te souviens-tu donc pas d'être Lidio, de Modon, fils de Demetrio, frère de Santilla, disciple de Polinico, maître de Fessenio, amoureux de Fulvia ?

LIDIO (femme)
Note, Fannio, note. — Oui, Fulvia m'est toujours présente à l'esprit et à la mémoire.

FESSENIO
Je le savais bien que lu te souviendrais de Fulvia et de rien de plus, tant tu es fort ensorcelé.

SCÈNE III

LIDIO, FESSENIO, LIDIO (femme), FANNIO.

LIDIO
Fessenio? eh! Fessenio?

FESSENIO
Quelle est cette femme qui m'appelle ? — Attends, toi; je reviens tout de suite.

LIDIO (femme)
Fannio, si je savais que mon frère fût vivant, je serais aujourd'hui pleine d'un espoir inattendu, car je le verrais dans ce jeune homme pour lequel on m'a prise.

FANNIO
N'as-tu donc jamais appris certainement sa mort?

LIDIO (femme)
Jamais.

FANNIO
Eh bien, il est sûr que c'est notre Lidio, vivant, ici même, et il me semble quasiment reconnaître que cet autre c'est Fessenio.

LIDIO (femme)
O Dieu! je me sens le cœur manquer, de joie et de tendresse.

FESSENIO
Je ne sais pas encore bien qui est Lidio, d'elle ou de toi; laisse-moi te regarder de plus près.

LIDIO
Es-tu ivre ?

FESSENIO
C'est bien toi, et, de plus, tu es un homme.

LIDIO
J'entends aller tout de suite où tu sais.

FESSENIO
Dépêche-toi, va chez Fulvia; va, marchand de la campagne : tu donneras de l'huile et auras de l'argent en échange.

LIDIO (femme)
Eh mais, que dis-tu ?

FESSENIO
Si je t'ai fait ou dit quoi que ce soit qui t'ait déplu, pardonne-moi; je m'aperçois que je t'avais prise par erreur pour mon maître.

LIDIO (femme)
Qui est ton maître?

FESSENIO
Certain Lidio, de Modon, si semblable à toi que je t'ai prise pour lui.

LIDIO (femme)
Mon cher Fannio, hi! hi! hi ! hi! la chose est claire. Comment t'appelles-tu?

FESSENIO
Fessenio, pour vous servir.

LIDIO (femme)
Quel bonheur! il n'y a plus de doute O mon cher Fessenio, mon cher Fessenio, tu es à moi.

FESSENIO
Que de caresses! Non, non; tu voudrais que je fusse à toi, hein ? mais si tout à l'heure je disais être ton valet, je mentais par la gorge; je ne suis pas plus ton valet que tu n'es mon maître; j'ai un autre maître, pourvois-toi d'un autre valet.

LIDIO (femme)
Tu es à moi et je suis à toi.

FANNIO
Eh ! mon Fessenio !

FESSENIO
Que signifient tant d'embrassades? oh! oh oh ! Il y a quelque chose là-dessous.

FANNIO
Viens un peu à l'écart, nous te dirons tout. Celle que tu vois, c'est Santilla, sœur de Lidio,ton maître.

FESSENIO
Notre Santilla?

FANNIO
Doucement; c'est elle, et moi je suis Fannio.

FESSENIO
O mon Fannio!

FANNIO
Pas de démonstration ici, pour de bonnes raisons. Reste immobile et muet.

SCÈNE IV

SAMIA, FESSENIO,LIDIO (femme), FANNIO

SAMIA
Hélas! hi! hi! hi! malheureuse que je suis ! pauvre maîtresse qui du même coup te trouves déshonorée et ruinée!

FESSENIO
Qu'as-tu, Samia?

SAMIA
Infortunée Fulvia!

FESSENIO
Qu'y a-t-il?

SAMIA
O mon Fessenio, nous sommes perdus !

FESSENIO
Qu'est-ce donc? parle vite.

SAMIA
Quelles tristes nouvelles !

FESSENIO
Mais quoi?

SAMIA
Les frères de Calandro ont trouvé ton Lidio avec Fulvia, et ont envoyé chercher Calandro et ses frères à elle pour qu'ils viennent à la maison lui reprocher sa honte, et peut-être tuer Lidio.

FESSENIO
Holà! qu'est-ce que c'est? Malheureux maître ! Se sont-ils emparés de lui?

SAMIA
Pas encore.

FESSENIO
Pourquoi ne s'est-il pas- sauvé?

SAMIA
C'est que Fulvia pense qu'avant qu'on ait trouvé Calandro et ses frères, et qu'ils n'arrivent au logis, le nécromant pourrait de nouveau changer Lidio en femme, ce qui les tirerait, elle de la honte, et Lidio du danger, tandis que si Lidio s'échappait en fuyant, Fulvia resterait déshonorée. C'est pour cela qu'elle m'a dit de voler chez le nécromant. Adieu.

FESSENIO
Ecoute, arrête un peu. Dans quel endroit de la maison est Lidio?

SAMIA
Il est avec Fulvia dans la chambre du rez-dechaussée.

FESSENIO
Celle où donne la fenêtre de derrière?

SAMIA
Il pourrait par là s'en aller à sa guise.

FESSENIO
Ce n'est pas pour cela que je te le demande. Dis-moi; à cette heure, quelqu'un empêcherait-il d'entrer par là dans la chambre?

SAMIA
Quasiment personne; au bruit, ils sont tous accourus à la porte de la chambre.

FESSENIO
Samia, le savoir du nécromant est pure folie; si tu veux sauver ta maîtresse, retourne au logis et sous un bon prétexte écarte du corridor ceux qui par hasard s'y trouveraient.

SAMIA
Je ferai ce que tu dis, mais prends garde que les choses ne se gâtent tout à fait.

FESSENIO
N'aie pas peur, va.

LIDIO (femme)
Hélas! mon Fessenio, veuille le Ciel que je n'aie pas au même instant retrouvé et perdu mon frère, qu'au même instant ne me soit rendue la vie et donnée la mort !

FESSENIO
Ce n'est pas de lamentations qu'il s'agit à présent; l'affaire exige un expédient aussi prompt qu'efficace. Nul ne nous voit; prends les habits de Fannio et donne-lui les tiens; allons, vite! C'est bien; prends ceci, mets-le par dessus, tu es très bien comme cela. Ne crains rien et viens avec moi; toi, Fannio, attends, et toi, Santilla, je te dirai ce que tu as à faire.

FANNIO
(seul) A quels hasards la Fortune a-t-elle exposé les jours du frère et de la soeur! Aujourd'hui leur viendra la plus grande douleur ou la plus grande joie, selon que la chose tournera. Le Ciel les a bien faits tous deux semblables, non seulement de visage, mais de destinée; ils sont maintenant dans telle passe, que force est à l'un de partager le bonheur ou le malheur de l'autre. Jusqu'à ce que je voie la fin, je ne puis ni me réjouir ni m'attrister, mon cœur n'éprouve ni de crainte assurée ni d'espoir certain. Plaise au ciel que la chose ait pour résultat de faire sortir Lidio et Santilla de tant de peines et d'un si grand péril ! Pour moi, en attendant ce qui doit advenir, je me retire à l'écart.

SCÈNE V

LIDIO
(seul) J'échappe d'un grand danger, et à grand'peine sais-je moi-même de quelle façon. J'étais, je puis le dire, prisonnier, pleurant l'affreuse destinée de Fulvia et la mienne, lorsqu'un homme, amené par Fessenio, saute dans la chambre par la fenêtre de derrière, se revêt vite de mes habits pendant que je revêts les siens, et Fessenio me met dehors sans que personne m'aperçoive en me disant : « Tout va bien, sois tranquille.» De sorte que je tombe d'une grande douleur dans une entière allégresse. Fessenio, de la fenêtre, est ensuite resté à causer avec Fulvia. Il sera bon que je demeure aux environs d'ici, pour savoir ce qui va résulter de l'affaire. Mais, oh ! oh ! oh ! cela va bien. Fulvia paraît sur le seuil, toute joyeuse.

SCÈNE VI

FULVIA
(seule) J'ai eu bien du mal aujourd'hui, mais grâce au ciel, de tous ces accidents je me suis heureusement tirée, et la façon dont j'échappe au péril actuel me cause une incroyable joie, car non seulement cela nous sauve, à moi l'honneur, et à Lidio la vie, mais il en résultera que je pourrai le voir plus souvent et plus facilement. S'il est quelqu'un de plus heureux que moi, ce ne peut être un simple mortel.

SCÈNE VII

CALANDRO
(seul) Oui, je vous mène chez moi, pour que vous voyiez l'honneur qu'elle me fait, à moi et à vous; et quand je l'aurai toute étripée, emmenez-la dans la maison du Diable, car je ne veux plus au logis d'une telle honte. Voyez son effronterie : la voici sur la porte, comme si elle était la toute honnête et la toute belle !

SCÈNE VIII

CALANDRO, FULVIA

CALANDRO
Te voilà, misérable femme! tu as le cœur de m'attendre, sachant que tu m'as fait porter des cornes? Je ne sais qui me retient que je ne t'arrache la vie du corps; mais d'abord je veux tuer, devant tes yeux tout grands ouverts, l'homme que tu as dans ta chambre, ribaude! puis, de mes mains, t'arracher les yeux de la tête.

FULVIA
Holà, mon cher mari, qui te pousse à faire de moi la femme coupable que je ne suis pas, et de toi l'homme cruel que tu n'as jamais été?

CALANDRO
Effrontée ! tu oses dire un mot? Comme si nous ne savions pas que tu as dans la chambre ton amant, habillé en femme !

FULVIA
Mes frères, cet homme veut que je vous découvre ce que je vous ai toujours caché, c'est-à-dire ma patience et les outrages dont il m'abreuve chaque jour, le fastidieux. Il n'est pas de femme plus fidèle et plus mal traitée que je ne le suis, et il ne rougit pas de dire que je lui fais porter des cornes!

CALANDRO
C'est parce que c'est vrai, infâme, et je veux le faire voir à tes frères.

FULVIA
Entrez donc, voyez qui j'ai dans ma chambre et comment cet intrépide asticot va le mettre à mort. Entrez.

SCÈNE IX

LIDIO
(seul) Fessenio disait que l'affaire était arrangée, mais je n'en vois pas apparence et je reste bien inquiet; l'homme avec lequel il m'a fait changer de vêtements, je ne l'ai pas reconnu. Fessenio ne revient pas. Calandro, menaçant Fulvia, est rentré chez lui; il est fou furieux et peut-être va-t-il lui faire outrage. Si j'entends du bruit làdedans, au risque de me faire tuer je me précipite la défendre ou mourir pour elle. Il n'aime pas, celui qui manque de courage.

SCÈNE X

FANNIO, LIDIO

FANNIO
Voici Lidio, Santilla, veux-je dire; elle n'a rien fait du tout! — Changeons d'habits; reprends les tiens et redonne-moi les miens.

LIDIO
De quel échange parles-tu?

FANNIO
Tout à l'heure, Fessenio t'en a fait faire un, tu dois te le rappeler; donne-moi donc tes vêtements et reprends ceux-ci.

LIDIO
Je me souviens bien d'en avoir changé, mais ceux que tu as ne sont pas ceux que je t'ai donnés.

FANNIO
Tu es hors de sens; crois-tu donc que j'en ai fait trafic?

LIDIO
Ne m'ennuie pas davantage; voici Fessenio.

SCENE XI

FESSENIO
(seul) Oh ! oh ! oh ! la belle histoire ! Ils croyaient sous habit de femme trouver un garçon en train de s'amuser avec Fulvia, ils voulaient le tuer et la couvrir de honte, mais découvrant que c'était une jeune fille, les voilà tous rassérénés et ils tiennent désormais Fulvia pour la plus pudique femme du monde. Elle en sort à son honneur, et moi tout guilleret. Santilla, congédiée par eux, vient par ici, joyeuse. Et voici de plus Lidio.

SCÈNE XII

SANTILLA, FESSENIO, LIDIO, FANNIO

SANTILLA
Hé, Fessenio, où est mon frère?

FESSENIO
Le voici, encore vêtu des habits que tu lui as donnés; allons vers lui. Lidio, la connais-tu?

LIDIO
Non, certes. Qui est-ce?

FESSENIO
Celle qui est restée à ta place près de Fulvia, celle que tu cherches depuis si longtemps.

LIDIO
Qui donc?

FESSENIO
Ta Santilla.

LIDIO
Ma sœur?

SANTILLA
Je suis ta sœur et tu es mon frère.

LIDIO
Tu es ma Santilla? Oui, je te reconnais, c'est bien toi. O sœur chérie, que j'ai tant regrettée, tant cherchée! Maintenant je suis heureux, maintenant je suis au comble de mes désirs, maintenant je ne puis plus avoir de peine !

SANTILLA
O mon frère aimé, enfin je te vois, je t'entends ! A peine puis-je croire que c'est toi, que je te retrouve vivant, moi qui t'ai si longtemps pleuré comme mort. J'ai d'autant plus de joie de ce que tu vis, que j'osais moins l'espérer.

LIDIO
Et toi, petite sœur, tu m'es d'autant plus chère qu'aujourd'hui je me suis sauvé grâce à toi; car si tu n'avais pas été là, peut-être eussé-je été massacré.

SANTILLA
Maintenant vont prendre fin mes soupirs et mes pleurs. Cet homme que voici, c'est Fannio, notre valet, qui m'a toujours fidèlement servie.

LIDIO
Oh ! oh ! oh ! mon Fannio, je me souviens bien de toi. En servant une seule personne, tu en as obligé deux, et certainement tu seras content de nous.

FANNIO
Je ne puis avoir de plus grand contentement que de te voir en vie et réuni à Santilla.

SANTILLA
Que regardes-tu ainsi, les yeux fixes, cher Fessenio ?

FESSENIO
Jamais je n'ai vu homme semblable à un autre comme vous l'êtes tous deux, et je me rends compte maintenant de ce qui a causé aujourd'hui tant de méprises.

SANTILLA
Tu dis vrai.

LIDIO
Il y en a eu de belles, et plus que vous n'en connaissez.

FESSENIO
Nous parlerons de cela plus tard; occuponsnous aujourd'hui de ce qui importe davantage. J'ai dit à Fulvia, tout à l'heure, que cette jeune fille était Santilla, ta sœur, ce dont elle s'est montrée on ne peut plus contente et, en concluant, elle m'a dit vouloir à toute force la donner pour femme à son fils Flaminio.

SANTILLA
Tu m'expliques là pourquoi dans la chambre, en m'embrassant avec tendresse, elle me dit : « Qui de nous est la plus heureuse, je ne sais; Lidio a retrouvé sa soeur, moi j'ai trouvé une fille et toi un mari. »

LIDIO
La chose peut être tenue pour faite.

FANNIO
Il y en a une autre peut-être encore meilleure.

LIDIO
Laquelle ?

FANNIO
Comme le dit Fessenio, vous êtes si semblables qu'il n'est personne qui ne s'y tromperait.

SANTILLA
Je comprends ce que tu veux dire : c'est que Lidio, mis par nous au courant, entre dans mon rôle et prenne pour femme la fille de Perillo, qu'ils veulent me faire épouser.

LIDIO
Est-ce vrai, cela?

SANTILLA
Plus vrai qu'il n'est jour, plus vrai que le vrai.

LIDIO
Oh ! que nous sommes heureux ! Voyez comme après une grande pluie vient le plus beau temps. Nous serons mieux ici qu'à Modon.

FESSENIO
D'autant mieux que l'Italie vaut bien plus que la Grèce, que Rome est plus illustre que Modon, et que deux richesses valent mieux qu'une seule. Nous serons tous triomphants.

LIDIO
Eh bien, allons tout achever.

FESSENIO
Spectateurs, les noces se feront demain; qui veut les voir, reste, et qui s'ennuierait d'attendre, s'en aille. Maintenant, nous n'avons rien de plus à faire ici. Valete et plandite.