SCÈNE I
Une rue a Ferrare.
LE DUC DE FERRARE, déguisé, PHÉBUS, RICARDO.
RICARDO
La bonne plaisanterie!
PHÉBUS
Excellente! mais qui irait se douter que ce fût le duc de Ferrare?
LE DUC
Je crains qu'on ne m'ait reconnu.
RICARDO
A la faveur d'un déguisement on peut se donner toute licence; car le ciel lui-même,
en quelque façon, se déguise. Ce voile dont la nuit l'enveloppe, que croyez-vous que
ce soit? une cape avec garniture, sous laquelle se déguise le ciel; pour laisser un
peu de lumière, les étoiles du firmament sont des passements d'argent, et la lune
broche sur le tout.
LE DUC
Te voilà déjà avec tes folies?
PHÉBUS
Tu ne savais pas qu'il est un poète de la nouvelle école, de ceux qui se qualifient
de divins
N
X
Nota del editorIl désigne l’école de Gongora ou des «cultistes», à laquelle Lope sacrifie quelquefois,
tout en s’en moquant. Ces affectations sont d’ailleurs de tous les temps. Horace se
moque aussi d’un poëte qui appelait la neige “les crachats de Jupiter: «Jovis sputa».”
.
RICARDO
Si j'ai recours à leurs licences, Votre Altesse m'excusera. J'en ai connu un qui appelait
la lune une tarte à la crème.
LE DUC
Alors je t'absous. La poésie est tombée à un si bas degré, qu'elle est comparable
à ces bateleurs qui jettent des rubans de diverses couleurs par la bouche: beaucoup
de dextérité et peu de science. Mais laissons ce sujet fastidieux, et parlos d'autre
chose. Elle n'est pas mal cette femme mariée.
RICARDO
Comment, pas mal? c'est un ange, un séraphin. Mais elle présente un inconvénient difficile
à surmonter.
RICARDO
Un certain mari de peu qui occupe la place et en défend les abords.
PHÉBUS
Il reste chez lui sans se montrer.
LE DUC
C'est l'espèce la plus odieuse chez les gens de cet acabit.
PHÉBUS
Le mari qui permet de traîner de splendides toilettes ne devrait prendre en pitié
que celui qui les paye, puisque lui-même ne donne rien, et qu'en cas de mort de sa
femme il aura la jouissance de la moitié, comme étant bien d'acquêts.
LE DUC
Ces rusés coquins ont quelque parenté avec le diable: ils vous font des conditions,
et vous empêchent d'en venir à vos fins.
RICARDO
Vous pourriez appeler ici; mais il y a beaucoup à dire.
RICARDO
Une maman bigote qui, parmi la vigne et l'aubépine, prie et gourmande deux filles,
deuz perles, deux bijoux.
LE DUC
Je ne me fie jamais à l'extérieur.
RICARDO
Tout près d'ici habite une dame, douce et brune à la fois, comme du sucre de genêt.
LE DUC
A-t-elle de l'entrain?
RICARDO
Celui que comporte son teint. Mais l'époux qui près d'elle habite, si elle reçoit
une visite, porte la tête basse et semble ruminer.
LE DUC
Ruminer? il n'y a que les boeufs.
RICARDO
Dans les environs j'ai aperçu une personne qui nous ferait bon accueil si elle avait
étudié les lois.
RICARDO
Elle ne voudra pas ouvrir à cette heure.
LE DUC
Mais si je dis qui je suis?
RICARDO
Si vous le dites, c'est différent.
RICARDO
Elle attendait: deux coups ont suffi.
(Cintia parait à sa fenêtre.)
RICARDO
Amis, Cintia, ouvre, voyons! je t'amène le duc. Tu vois l'effet de mes éloges.
CINTIA
Oui. Je ne nie pas qu'il soit avec toi, mais je doute qu'à pareille heure un si grand
seigneur m'honore de sa visite.
RICARDO
C'est pour te faire grande dame qu'il se présente ainsi déguisé.
CINTIA
Ricardo, si, il y a un mois, tu m'avais dit cela de notre duc, je croirais volontiers
qu'il est en ce moment à ma porte, car, pendant toute sa jeunesse, il a mené une vie
indigne; ses désordres étaient la fable de la cité. Il n'a pas pris femme pour suivre
mieux ses fantaisies, sans considérer le scandale de laisser son héritage à un bâtard
(bien que je reconnaisse le mérite de Frédéric); mais, maintenant qu'il a compris
la nécessité de se ranger, maintenant qu'il a négocié son mariage et envoyé son fil
Frédéric à Mantoue au-devant de Cassandre, sa femme, il n'est pas possible qu'il se
permette la nuit ses folies d'autrefois. La princesse est en route; tout est préparé
pour la recevoir. Que dirait-il si Frédéric se permettait les mêmes libertés= Si tu
étais un serviteur fidèle, le duc t'en fournit-il l'occasion, tu ne montrerais pas
cette impudence qui rejaillit sur lui fâcheusement. Le duc, ton seigneur, est dans
son lit et dort. Par conséquent, je ferme ma fenêtre, ne doutant pas que ce ne fût
un prétexte pour engager la conversation. Adieu, tu reviendras demain.
(Elle quitte la fenêtre et la ferme.)
LE DUC
à Ricardo Tu m'as mené chez quelqu'un de bien aimable.
RICARDO
Que pouvez-vous me reprocher, monseigneur?
PHÉBUS
Vienne demain la nuit, et, si vous le désirez, je mets sa porte en morceaux.
LE DUC
Avoir dû entendre de telles paroles!...
PHÉBUS
Ricardo a eu tort. Mais, monseigneur, tout chef d'État qui est curieux de connaitre
l'opinion de ses sujets, s'il est aimé ou s'il est craint, doit se méfier des louanges
flatteuses des officiers de son palais. Qu'il prenne un déguisement de nuit, et sous
d'humbles vêtements, on en voiture, qu'il aille faire l'épreuve de sa réputation.
On dit que certains empereurs ont employé cette ruse.
LE DUC
Qui écoute, le fait à son dam; et, tu as beau dire, tu ne me parles ici que de philosophes
impertinents. Le vulgaire est mauvais juge de la vérité, et c'est tomber dans une
erreur grossière que de s'en rapporter à l'opinion de gens qui, vacillants et incertains,
jugent de tout au rebours de la raison. Pour soulager sa bile, un mécontent, un esprit
chagrin, fera circuler dans le public, avide de nouveautés, un bruit menteur, et,
comme dans son humilité le peuple n'est en mesure de rien contrôler, ni de pénétrer
dans les palais, il murmure contre la noblesse. Je l'avoue, j'ai vécu avec quelque
licence, n'ayant pas voulu me marier, pour ne pas m'imposer un joug. Un autre motif,
c'est que je comptais sur Frédéric, quoique bâtard, pour être mon héritier. Mais,
maintenant, j'attends Cassandre, qu'il est allé chercher à Mantoue. Jetons un voile
sur le passé-
PHÉBUS
Tout sera réparé par votre mariage.
RICARDO
Si vous voulez vous amuser, appliquez l'oreille à cette porte.
LE DUC
Qui donc demeure ici?
RICARDO
Un auteur de comédies.
PHÉBUS
Le meilleur de toute l'Italie.
LE DUC
Leur musique est bonne: et leurs comédies?
RICARDO
C'est un procès entre amis et ennemis de l'auteur. Ses amis les déclarent bonnes en
applaudissant, et ses ennemis mauvaises.
PHÉBUS
Il est difficile qu'elles soient toutes bonnes.
LE DUC
A l'occasion de mes noces, Phébus, retiens les plus belles salles, et les meilleures
comédies. Je ne veux rien de médiocre.
PHÉBUS
Nous choisirons celles qu'approuvent la noblesse et les gens d'esprit.
RICARDO
Si c'est Andrelina, elle a de la réputation. Quelle action! quelle chaleur! quelle
sensibilité!
UNE FEMME
derrière le théâtre. «Laisse-moi, pensée importune. Arrière, arrière, mémoire: tu convertis en tourment
ma gloire passée. Je ne veux pas me souvenir, mais oublier. Tu prétends adoucir mes
maux? Pourquoi m'entretenir d'un bien perdu qui ne sert qu'à troubler ma joie?»
PHÉBUS
Diction admirable!
LE DUC
J'en écouterais davantage, mais je n'ai goût à rien. Je vais me coucher.
RICARDO
Y songez-vous? c'est une actrice unique.
LE DUC
Je crains qu'elle ne dise quelque chose de grave.
RICARDO
Contre vous? c'est impossible.
LE DUC
Aujourd'hui, Ricardo, tu n'ignores pas que la comédie, avec le but d'offrir des exemples
d'honneur et de conduite, est un miroir où l'homme d'esprit, le sot, le vieillard,
le jeune homme, le fanfaron, le vaillant, le roi, le gouverneur, l'épouse, la jeune
fille, reproduisent nos coutumes, bonnes ou mauvaises, mêlant la vérité et la plaisanterie,
l'agrément et l'ennui. Il me suffit d'avoir appris du rôle de cette actrice l'état
de ma réputation. C'est bien de moi qu'il s'agissait. Tu voudrais me faire entendre
la réplique? Ignores-tu que les puissants n'aiment guère de si pressantes vérités?
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une forêt traversée par un chemin.
LE COMTE FRÉDÉRIC en habit de voyage, mais richement vêtu, BATIN.
BATIN
Je ne reconnais plus vos habitudes ordinaires, monseigneur. Vous êtes chargé d'une
affaire de la plus haute importance, et vous vous arrêtez à l'ombre de quatre saules?
FRÉDÉRIC
Mes ennuis ne me permettent pas de montrer plus de zèle et de hâte, comme il serait
juste. Je m'éloigne de mes gens, assailli que je suis de mille pensées, et je voudrais
m'échapper à moi-même, sous le berceau de ces arbres qui, attentifs à l'eau endormie
de cette rivière, mirent leurs rameaux revêtus d'un feuillage verdoyant. Il m'ennuie
d'avoir à songer au mariage de mon`père, quand je croyais en hériter. Je montre à
tous, come il convient, un visage riant, mais je vais à Mantoue comme absent de moi-même,
et l'âme pleine d'un dégoût mortel. Aller au-devant de ma marâtre, c'est aller chercher
le poison, et je ne puis m'y refuser.
BATIN
Les habitudes vicicuses de votre père, monseigneur, blâmées de ses sujets comme des
étrangers, sont demeurées vaincues aux pieds de la vertu. Il est en train de se calmer,
et il n'est pour cela rien de tel que le mariage. Certain vassal fit présent au roi
de France d'un cheval indompté de la plus grande beauté. La neige de son poil égalait
la blancheur du cygne, et quand il levait sa fine tête, une crinière luxuriante descendait
de son cou jusqu'aux pieds. Bref, la nature, comme à certaine dame, lui avait accordé
la beauté et le dédain, car sa fierté tenait pour injure de supporter l'écuyer le
plus hardi et le plus habile. Voyant qu'on ne pouvait venir à bout de cette nature
rebelle, le roi ordonna de jeter ce cheval à un lion superbe qu'il nourrissait dans
une fosse. A la vue de l'animal féroce, l'âme à peine vivante hérisse les crins à
l'entour du corps qui en est environné comme d'une blanche sphère de lances. De chaque
poil distille une goutte de sueur glacée, et ce cheval orgueilleux, subitement transformé,
devint si doux, si pacifique, qu'un nain pouvait le monter; et il se laissa dresser
à partir de ce jour.
FRÉDÉRIC
Batin, je sais qu'il n'y a point de remède plus approprié au naturel vicieux de mon
père qu le mariage. Mais ne m'es´-il pas permis de regretter qu'il ait vécu si longtemps
de cette vie insensée? Je sais que le mortel le plus fier, le plus hautain, s'humilie
aisément devant une femme, et qu'en présence de ce lion, l'homme au naturel arrogant
et farouche est dompté par le premier enfant qu'il tient dans ses bras, ému de entedresse,
et dont il se laisse prendre la barbe avec des mots inachevés et de vagues vagissements.
Le rude laboureur ne jette pas sur les plnds épis étendus sur l'aire un oeil plus
caressant que l'époux sur sa jeune famille. C'est la guérison de tous les vices. Mais,
que m'importe que mon père se modère et qu'il change sa conduite passée, si ses États
doivent passer à ses enfants, et si moi-même, vil écuyer, je charge mes bras d'un
lion qui me mettra en pièces?
BATIN
Seigneur, l'homme sage et avisé, ayant à souffrir un mal sans remède, a recours à
la patience. Il fait semblant d'être heureux et content, et dissimule ses sentiments
pour éviter de donner prise à la vengeance.
FRÉDÉRIC
Moi, souffrir une marâter!...
BATIN
Vous avez bien souffert toutes celles que vous donnait le libertinage du duc. Vous
n'aurez plus affaire qu'à une seule, et de la plus grande naissance.
(Cris d'effroi derrière le théâtre.)
FRÉDÉRIC
Quels sont ces cris que j'entends?
BATIN
Ils partent du gué de la rivière.
FRÉDÉRIC
Ce son des femmes. J'y cours.
FRÉDÉRIC
Poltron! n'est-ce pas un devoir de venir à leur aide!
BATIN
La véribale vaillance consiste à s'éloigner du péril. Holà! Lucindo, Albano, Floro!
(Entrent Lucindo, Albano, Floro.)
LUCINDO
Le comte appelle.
ALBANO
à Batin. Où est Frédéric?
FLORO
Demande-t-il par hasard les chevaux?
BATIN
Il est accouru aux cris d'une dame avec peu de sens, mais beaucoup de valeur. Je le
suis: en attendant rassemblez noter monde.
LUCINDO
Où cours-tu? Un moment.
ALBANO
Quelque plaisanterie.
FLORO
C'est aussi mon avis... Cependant il s'élève de la rivière comme un bruit de gens
en voyage.
LUCINDO
Frédéric annonce peu de goût à se soumettre au nouveau maitre, bien qu'il aille à
son devant.
ALBANO
Son ennui est visible à tous les yeux.
SCÈNE III
Entre FRÉDÉRIC, portant CASSANDRE dans ses bras.
FRÉDÉRIC
Permettez, madame, que je vous dépose ici.
CASSANDRE
Chevalier, je rends grâce à votre courtoisie.
FRÉDÉRIC
Et moi à ma bonne fortune qui m'a fait quitter mon chemin pour me conduire dans cette
forêt.
CASSANDRE
Quelles sont ces personnes, seigneur?
FRÉDÉRIC
Des gens de ma suite. N'ayez aucune inquiétude, madame. Tous sont prêts à vous servir.
(Entre Batin portant Lucrèce dans ses bras.)
BATIN
On vous qualifie volontiers de légères: en ce cas, ma mie, comment se fait-il que
vous pesiez tant?
LUCRÈCE
Où me portez-vous, mon gentilhomme?
BATIN
Je vous retire tout au moins de ces sables danfereux que laisse en se retirant la
rivière sur ses bords. Pour se procurer des nymphes si belles, elle a, je pense, penployé
la ruse, et fait verser le carrosse. Si ç'cût été moins près, vous couriez un sérieux
danger.
FRÉDÉRIC
Madame, afin que je puisse vous parler avec le respect que commande votre personne,
veuillez me dire qui vous êtes.
CASSANDRE
Seigneur, je n'ai nul motif pour le cacher. Je m'appelle Cassandre, fille du duc de
Mantoue, et maintenant duchesse de Ferrare.
FRÉDÉRIC
Comment se fait-il que Votre Altesse voyage seule?
CASSANDRE
Je ne suis pas seule: comment serait-ce possible? Tout près d'ici est demeuré le marquis
de Gonzague. Je lui avais demandé, au détour d'un sentier, de me laisser traverser
seule la rivière, afin d'y passer une partie de ces heures brûlantes. Mais, pour parvenir
à la rive qui me semblait plus et mieux ombragée, j'ai rencontré assez d'eau, pour
y trouver une adverse fortune, bien que ce ne fût pas la mer. Mais il ne peut être
question de la firtune puisque les roues se sont arrêtées
N
X
Nota del editorAllusion à la roue de la Fortune qui tourne sans cesse.
. A votre tour, dites-moi qui vous êtes, seigneur. Votre personne announce la noblesse,
et j'ai acquis la preuve de votre valeur. Je ne veux pas être seule à reconnaître
un tel service. Le marquis et mon père deviennent vos obligés.
FRÉDÉRIC
QUe Votre Altesse me donne la main, et elle va apprendre qui je suis.
(Il lui basise la main en mettant un genou en terre.)
CASSANDRE
A genoux! c'est trop! le plus strict devoir ne saurait vous y obliger.
FRÉDÉRIC
Il le faut, madame, et c'est de toute justice! Apprenez que je suis votre fils.
CASSANDRE
J'aurais dû le deviner, et cela annonce peu de perspicacié à moi. Qui donc, sinon
vous, pouvait m'assister en si grand péril? Que je vous embrasse.
FRÉDÉRIC
Seulement votre main.
CASSANDRE
Non. C'est la seule manière de payer ma dette, seigneur comte Frédéric.
FRÉDÉRIC
Qu mon âme fasse la réponse.
(Ils s'entretiennent à voix basse.)
BATIN
Puisque le bonheur a voulu que cette grande dame fût celle que nous allions chercher
à Mantoue, il me reste à savoir si je dois t'appeler Voter Grâce, Votre Seigneurie
ou Votre Excellence, afin de mesurer mes paroles à la dignité.
LUCRÈCE
Ami, dès mes plus jeunes je fus au service de la duchesse. Je suis de sa maison et
de sa chambre. C'est a moi qu'incombe le soin de vêtir et de déshabiller Son Altesse.
BATIN
Es-tu sa camérière?
BATIN
Tu dois être alors une quasi-camérière. Souvent les grandes dames, conformément à
ce que tu me racontes, ont ainsi des suivantes friponnes, enter deux âges, qui son
tout et ne sont rien. Quel est ton nom?
BATIN
Je remercie Dieu de me l'avoir fait connaître. Depuis que j'ai lu son hitoire, j'ai
la tête farcie de chastetés violées et de précautions inutiles. Aurais-tu vu Tarquin?
BATIN
Qu'aurais-tu fait si tu l'avais vu?
BATIN
Pourquoi cette question?
LUCRÈCE
Demande là-dessus l'avis de ta femme.
BATIN
Bien riposté. Sais-tu qui je suis, moi?
BATIN
ESt-il possible que la renommée n'ait pas porté jusqu'à Mantoue le nom de Batin!
LUCRÈCE
Qu'as-tu fait de beau? Tu m'as l'air de ces imbéciles qui s'imaginent que leur nom
remplit l'univers, quand ils son à peine connus de leur quartier.
BATIN
A dieu ne plaise que ce soit vrai, ni que je porte envie à la réputation des autres.
J'ai dit cela pour rire; car he n'ai ne réalité ni tant de vanité, ni cette arrogance.
Je voudrais, je l'avoue, avoir une réputation établie parmi les sages, parmi les hommes
qui savent pour avoir étudié. Pour ce qui est du vulgaire ignorant, la réputation
est une récolte composée de sottises, où l'on recueille ce qu'on a semé.
CASSANDRE
à Frédéric Je ne puis vous exprimer le plaisir que j'éprouve à cette recontre. Tout ce que j'avais
ouï est peu en comparaison de ce que je vois. Vos actes, vos paroles, son d'accord
avec votre personne, et l¡on peut, cher fils et seigneur, en induire la nature de
l'âme qui anime une personne si distinguëe. Je me félicite de m'être égarée dans mon
chemin, puisque je dois à cette erreur favorable de vous avoir connu plus tôt. On
aime à voir briller après la tempête ce feu brillant
N
X
Nota del editorLe feu Saint-Elme. Voyez une bélle description de Camoëns, dans les «Lusiades», chant
V, stance 18.
qui annonce le retour du calme. Ici, je compare mon erreur à la nuit, la rivière
à la mer, mon carrosse au navire; moi, je suis le pilote, et vous mon étoile. Désormais
je serai voter mère, seigneur comte Frédéric, et je vous prie de m'honorer de ce nom,
puisqu'en effet je la suis, Je suis si safistaite de vous, et ce lien nouveau est
si doux, si cher à mon âme, que je suis plus heureuse de vous avoir pour fils, que
d'être duchesse à Ferrare.
FRÉDÉRIC
Bien que je sois troublé par votre vue, belle dame, il ne faut pas que ce trouble
m'ampêche de vous répondre. Aujourd'hui le duc mon seigneur partage mon êter en deux;
il a fait du corps mon premier être, pour que je dusse mon âme au second, De ces deux
naissances vous avez la palme, madame; car, pour naître avec mon âme, aujourd'hui
je veux naître de vous. Jusqu'à l'instant où je vous ai vue, j'ignorais où elle était,
et puisque je vous dois de la connaître, vous m'avez donné l'être une seconde fois;
jusqu'ici je vivais san âme.
SCÈNE IV
Entrent LE MARQUIS GONZAGUE et RUTILIO
RUTILIO
C’est là, seigneur, que je les ai laissées.
LE MARQUIS
Ç'eût été un étrange malheur, si le cavalier dont tu parles n’était venu à son secours.
RUTILIO
Elle m’ordonna de m’éloigner, voulant se baigner les pieds dans ces claires eaux,
sans doute pour y mêler la neige, el y faire rouler des perles. Je ne pus arriver
assez tôt malgré ma diligence, et la duchesse dut son salut à ce cavalier. Quand je
les vis saines et sauves sur le rivage, je courus, seigneur, vous avertir.
LE MARQUIS
Voilà le carrosse; il est embourbé dans l’eau et dans le sable.
RUTILIO
Ces saules nous ont empêchés d’abord de l’apercevoir... Les serviteurs de ce cavalier
s’occupent à le dégager.
CASSANDRE
Après Dieu, remerciez ce cavalier. Sensible autant que brave, il m’a retirée du péril.
LE MARQUIS
Seigneur comte, quel autre que vous pouvait venir au secours de celle à qui vous allez
donner le nom de mère?
FRÉDÉRIC
Seigneur marquis, j’aurais voulu me transformer en l’aigle de Jupiter, et enlevant
madame dans mes serres, la transporter dans les airs, à la vue des sujets du duc mon
seigneur.
LE MARQUIS
Le ciel préside à ces événements. Il veut, seigneur, que Cassandre vous soit redevable
d’un si grand service, afin que dès ce moment vos volontés soient unies, et que toute
l’Italie voie des éléments si contraires, s’aimer et ne faire qu’un.
(Pendant que la conversation continue entre le comte et le marquis, Cassandre et Lucrèce
s’entretiennent à part)
CASSANDRE
Pendant qu’ils sont à causer ensemble, dis-moi, Lucrèce, ce que tu penses de Frédéric.
LUCRÈCE
Si vous le permettez, madame, je vous dirai franchement ma pensée.
CASSANDRE
Je crois bien et deviner; parle néanmoins.
LUCRÈCE
Je dis donc que vous seriez plus heureuse, si le change pouvait s’opérer.
CASSANDRE
Tu dis vrai, et je dois maudire mon étoile; mais, c’en est fait. Si je me décidais,
feignant quelque prétexte, à retourner à Mantoue, mon père me tuerait, j’en suis sûre,
et je deviendrais par mon imprudence la fable de l’Italie. D’ailleurs je ne pourrais
épouser Frédéric. Ainsi, je ne dois pas retourner à Mantoue; il faut que j’aille à
Ferrare, où je suis attendue par ce duc qui ne laisse pas de me causer quelque souci
par les nouvelles que j’apprends de la liberté de ses moeurs et de sa vie.
LE MARQUIS
Allons! Qu’on rassemble nos gens. Sortons joyeux des périls de cette forêt. Pars en
avant, Rutilio, et porte au duc de Ferrare la nouvelle que tout va bien, à moins que
tu ne sois peut-être devancé par la renommée, qui tarde quand il s’agit de bonnes
nouvelles, et prend des ailes pour porter les mauvaises. Partons, madame. Qu’on amène
le cheval du comte.
FLORO
Le cheval du comte!
(Il sort.)
CASSANDRE
Votre Excellence sera mieux dans mon carrosse.
FRÉDÉRIC
Puisque Votre Altesse le commande, j’obéis.
(Le marquis donne la main à Cassandre; Frédéric et Batin demeurent seuls.)
BATIN
Quelle grâce élégante a la duchesse!
FRÉDÉRIC
Tu la trouves bien, Batin?
BATIN
Elle me paraît semblable à un lis qui, en quatre langues candides, demande à l’Aurore
d’échanger ses graines d’or contre les perles de sa rosée. Je ne vis jamais rien de
plus charmant. Ah! Seigneur, si j’avais le temps que je n’ai pas (car elles montent
déjà, et il ne convient pas de les faire attendre) je vous dirais...
FRÉDÉRIC
Tais-toi; avec ta finesse habituelle, tu as lu mon âme dans mes yeux, et tu t’apprêtes
à flatter mon goût.
BATIN
N’était-il pas mieux placé en vos mains cet oeillet naissant, cet oranger en fleurs
tout embaumé, ce gâteau d’ambre et d’or, cette Vénus, cette Hélène?... La peste soit
du monde et de ses lois!
LE COMTE
Viens; n’excitons pas leurs soupçons. Je vais être le premier beau-fils qui trouve
à louer sa belle-mère.
BATIN
Eh bien, seigneur; rien n’est tel que de prendre patience. Après tout, s’il y avait
le choix, j’aimerais autant qu’elle vous parût laide.
SCÈNE V
Salin donnant sur le jardin d’un palais dans les environs de Ferrare
AURORE, LE DUC DE FERRARE
LE DUC
Frédéric l’aura rencontrée en chemin, s’il est parti quand on le dit.
AURORE
Il a hésité longtemps, et quand la nouvelle est arrivée, il ne pouvait plus se dispenser
de partir pour accompagner Son Altesse.
LE DUC
Je pense qu’un peu de tristesse put lui faire différer son départ. Après tout, Frédéric
comptait au fond de son âme hériter de mes États, et mon intention, conforme à mes
sentiments, l’autorisait à le croire. Frédéric, chère Aurore, est ce que mon âme aime
le mieux, et mon mariage est une trahison que je fais à mon propre coeur. Ce sont
sujets qui m’ont contraint à lui faire ce mortel chagrin. Ils accordent qu’ils auraient
aimé à l’avoir pour seigneur, tant pour l’affection que je lui porte, qu’à raison
de leurs propres sentiments. Mais, disent-ils, les parents qui ont droit à ma succession,
élèveront, non sans droit, des difficultés, et si on en vient aux armes, moi n’étant
plus là pour le concilier, ils ruineront ce pays, car les guerres se font toujours
aux dépens des peuples. C’est le motif qui a décidé mon mariage. Je n’ai pu m’en dispenser.
AURORE
Vous n’avez pas besoin de vous excuser, seigneur, la faute en est à la fortune. Mais
la sagesse du comte saura trouver le moyen de calmer ses ennuis, et de faire appel
à la patience. Toutefois, dans cette occurrence, je crois devoir vous donner un conseil
qui conciliera peut-être ses regrets et votre affection. Pardonnez à ma hardiesse
: mais, confiante en l’amitié que vous me témoignez, je vous dirai toute ma pensée.
Je suis votre nièce, noble duc, je suis la fille de votre frère, que la mort inexorable
moissonna dans sa fleur, car il comptait à peine cinq lustres; ainsi la fleur trop
hâtive de l’amandier se voit dessécher par le vent du nord. Vous m’avez élevée dans
votre maison, ca je ne tardai pas à perdre aussi ma mère. Vous m’avez servi de père,
et, dans l’obscur labyrinthe de ma triste fortune, c’est vous qui m’avez tendu le
fil d’or qui m’a rendue à la lumière. Vous m’avez donné pour frère Frédéric. Il s’est
élevé à côté de moi, et dans les doux rapports d’une honnête confiance a pris naissance
mon amour. Je ne lui suis pas moins chère. Toujours ensemble, nous avons vécu d’une
même vie : la même loi, le même amour, les mêmes désirs, la même foi nous gouvernent.
Le mariage la rendra éternelle. Je serai sienne, Frédéric m’appartiendra; et c’est
à peine si la mort osera rompre des liens si forts. Depuis le trépas de mon père,
mes biens ont augmenté tellement qu’il n’est pas maintenant, dans toute l’Italie,
un parti qui soit plus digne de ses qualités et de sa situation. Quant à moi, parmi
tant de grands, je ne regarde ni à l’Espagne, ni à la Flandre. Si vous m’accordez
Frédéric pour époux, soyez sûr qu’il verra sans regret Cassandre vous donner des héritiers,
car je serai son appui et sa défense. Voyez si le conseil que je vous donne n’est
pas un remède dans la circonstance.
LE DUC
Laisse-moi t’embrasser, chère Aurore. Dans les maux que je redoute, tu es l’aurore
même du ciel, dont les rayons dorés illuminent ma nuit. Tu fais luire le remède, et,
à la lumière de ton conseil, je vois comme dans le cristal d’un miroir le moyen qui
va mettre fin à mes angoisses. Tu assures ma vie et mon honneur. Ainsi, je te promets
le comte, s’il répond par sa foi à la pureté de ton amour. Je ne doute pas que tu
ne sois certaine du sien, et moi, de mon côté, chère Aurore, j’estime que ses qualités
méritent davantage. Et puisque telle est la conformité de vos voeux, je te donne ma
parole de faire célébrer ces deux hyménées le même jour. Attendons le retour du comte,
et tu verras quelle fête je donnerai à Ferrare.
AURORE
Je suis votre fille et votre esclave. Que puis-je dire de mieux !
(Entre Batin)
BATIN
Que Votre Altesse, monseigneur, partage les étrennes entre moi et le vent : nous en
sommes dignes tous deux. Je ne sais lequel de nous a surpassé l’autre en vélocité.
Étais-je le vent ou le vent était-il moi ? Était-il dans mes pieds, ou moi dans ses
ailes ? La nouvelle s’est répandue que la rivière s’était permis da faire verser le
carrosse. Ce n’était tien, car, au même instant, le comte arrivait et tirait la duchesse
de danger : il faut donc regarder comme abolie l’opinion vulgaire qui prétend qu’il
ne saurait y avoir d’accord entre un beau-fils et sa belle-mère. Ils arrivent, faisant
paraître un tel contentement que l’on dirait vraiment une mère et son fils.
LE DUC
Rien ne peut m’être plus agréable que cet accord, mon cher Batin : que le comte semble
heureux, ce n’est pas seulement une nouvelle, c’est du nouveau. Dieu permettra que
Frédéric, grâce à son bon esprit, se conduise bien avec Cassandre. Enfin, tous deux
se sont vus, et dans une occurrence telle qu’il a pu lui rendre un tel service.
BATIN
Je réponds à Votre Altesse que ç’a été un grand bonheur pour tous deux.
AURORE
Moi aussi, je veux avoir des nouvelles.
BATIN
Ah ! Aurore ! votre nom est une belle occasion pour faire de l’esprit, en vous comparant
à celle du ciel. Que désirez-vous savoir ?
AURORE
Je voudrais savoir si Cassandre est vraiment fort belle.
BATIN
Ce désir, cette question, concerneraient le duc bien plutôt que Votre Excellence.
Mais je suppose que le bruit public vous a fait connaître à tous deux ce qu’il n’est
pas nécessaire de répéter, car les voilà qui arrivent.
SCÈNE VI
Entrent, avec une suite nombreuse et en grand appareil, RUTILIO, FLORO, ALBANO, LUCINDO,
LE MARQUIS, FRÉDÉRIC, CASSANDRE et LUCRÈCE
FRÉDÉRIC
Dans ce jardin, madame, a été disposé pour vous un pavillon, où vous serez reçue par
le duc, en attendant que la ville de Ferrare ait achevé les préparatifs de votre entrée,
qui sera peu de chose en comparaison de vos rares mérites, mais qui sera cependant
la plus belle que de notre temps ait vue l’Italie.
CASSANDRE
Déjà, Frédéric, ce silence me rendait toute triste.
FRÉDÉRIC
Vous en connaissez maintenant le motif.
FLORO
Voici le duc et Aurore qui viennent à votre devant.
LE DUC
Mon âme, belle Cassandre, vous fait hommage de ces États, dont vous devenez dame et
maîtresse, et je demande au Ciel de prolonger vos jours aussi longtemps que je le
souhaite, pour le bonheur et la prospérité de mes sujets.
CASSANDRE
Je viens, mon redouté seigneur, pour être l’esclave de Votre Altesse. Ce titre seul
est un avantage pour ma maison, un honneur pour mon père, une gloire pour ma patrie.
Pussent-ils n’avoir pas exagéré mes qualités, en disant que je suis digne des mérites
de Votre Altesse.
LE DUC
au marquis de Gonzague Venez dans mes bras, seigneur marquis, vous à qui je suis redevable d’un bien si précieux.
LE MARQUIS
Je mérite cette faveur pour ce qui est de la princesse, et pour la part que j’ai prise
à cet heureux hyménée.
AURORE
Belle Cassandre, c’est moi qui suis Aurore.
CASSANDRE
Entre les biens que me réserve mon heureuse fortune, je place l’espoir de vous avoir
pour dame et pour amie.
AURORE
Je ne puis vous répondre qu’en vous aimant, qu’en vous servant, comme arbitre de moi-même.
Heureuse Ferrare, de vous avoir méritée, belle Cassandre, pour la gloire de son nom.
CASSANDRE
Je me vois accueillie avec tant de faveur, que je me promets un sort en tout prospère.
LE DUC
Prenez un siége pour recevoir les hommages et de mes parents et de ma maison.
CASSANDRE
Je ne réplique point, par obéissance à vos ordres.
(Prennent place sous un dais le duc et Cassandre, le marquis et Aurore)
CASSANDRE
Il n'y a pas de siége pour le comte?
LE DUC
Non: car il doit être le premier à vous baiser la main.
CASSANDRE
De grâce, qu'il soit dispensé d'un tel acte d'humilité.
LE DUC
Ce serait me blesser, et de plus faire acte de désobéissance.
CASSANDRE
A Dieu ne plaise.
FRÉDÉRIC
a part Je suis tout tremblant.
(Il met un genou on terre)
CASSANDRE
Relevez-vous...
FRÉDÉRIC
Ne l'exigez pas. Je vous baise trois fois la main, madame: la première pour vous,
je me déclare humblement votre sujet pour tous les jours de ma vie, et je jure de
servir d'exemple à ces vassaux; la seconde pour le duc, mon seigneur, que je respecte
et vénère; la troisième pour moi. Je n'obéis ni à mon devoir envers vous, ni aux préceptes
de mon père, en me déclarant votre sujet. L'obéissance part de mon âme, et celle-là
est la véritable.
CASSANDRE
A ce cou si soumis je mets la chaîne de mes bras.
LE DUC
Frédéric n'est pas un sot.
LE MARQUIS
à Aurore Il a longtemps, charmante Aurore, que le bruit de vos attraits me faisait désirer
de vous voir, et je remercie, non sans crainte, ma fortune qui me place si près de
vous. Ces désirs sont accomplis, et maintenant j'aime à vous dire, en vous voyant
si belle, que je sens redoubler en moi le zèle à vous servir.
AURORE
Je sens, seigneur marquis, tout le prix d'une telle faveur. Votre nom m'était connu
par tant de hauts faits qui ont immortalisé votre nom en Italie! J'ignorais votre
style galant, et je rougis de cette ignorance, car il y a du galant dans tout soldat,
surtout quand il s'agit d'un homme de votre naissance et de votre valeur.
LE MARQUIS
Je m'empare de cette faveur; et dès aujourd'hui je déclare vous appartenir, et dans
les fêtes qui se préparent, je suis prêt à soutenir contre tous les chevaliers de
Ferrare, que ma dame est la plus belle.
LE DUC
Il est temps que vous preniez quelque repos. C'est abuser de vous que de prolonger
ces conversations. Il ne faut pas que l'amour dise que je n'apprécie pas mon bonheur,
puisque je lui refuse le temps.
(Tous entrent dans l'appartement avec de grands compliments. Frédéric et Batin demeurent
seuls.)
FRÉDÉRIC
Quelle folle imagination!
BATIN
Comment, folle? Qu'y a-t-il?
FRÉDÉRIC
On a bien raison de dire que notre vie est un songe, et qu'elle n'est tout entière
qu'un songe. Ce n'est pas seulement durant le sommeil, c'est quand on est bien éveillé,
qu'il nous arrive de rêver des choses telles qu'elles ne pourraient être soupçonnées
de l'homme en proie au délire le plus violent.
BATIN
Rien n'est plus vrai. Quand je me trouve avec plusieurs personnes, il me vient quelquefois
la fantaisie de donner un soufflet à l'un, de mordre le cou à l'autre. Si je suis
au balcon, je me figure que je vais me jeter, me tuer, et j'en suis tout tremblant.
Vais-je à l'église, à quelque sermon, je me figure qu'il est imprimé, et que c'est
moi qui le débite. Voilà deux joueurs; je suis prêt à leur jeter à la tête un chandelier.
Si l'un chante, je veux chanter; et si j'aperçois une dame, ma folle fantaisie est
telle qu'il me semble que je la tire par le chignon, et le rouge me monte au visage,
comme si vraiment je l'avais fait.
FRÉDÉRIC
absorbé Jésus! Dieu me soit en aide! Arrière, rêveries insensées d'un homme éveillé! Moi,
forger de telles imaginations, de telles pensées! Concevoir de tels propos, de telles
espérances, former des entreprises telles! Assez!... Quelle folie est la mienne!
BATIN
Comment, des secrets pour moi?
FRÉDÉRIC
Batin, il ne s'agit pas de réalités; ainsi je ne te dissimule rien. Nos rêveries sont
un esprit sans corps. Ce qui n'est pas, ce qui ne peut être, ne saurait composer un
secret.
BATIN
Et si c'est moi qui vous l'apprend? Dissimulerez-vous encore?
FRÉDÉRIC
Avant que tu puisses me deviner, on verra des fleurs au ciel, et dans ce jardin des
étoiles.
BATIN
Eh bien, voyez si je tombe juste. Vous êtes épris de votre belle-mère: c'est là ce
que vous vous dites à vous-même.
FRÉDÉRIC
Tais-toi. C'est la vérité. Mais, qui peut m'accuser? La pensée est-elle libre?
BATIN
Si peu, que dans son vol elle nous fait apercevoir l'immortalité de l'âme comme dans
un miroir.
FRÉDÉRIC
Le duc est heureux.
FRÉDÉRIC
Cela semble impossible, et pourtant je suis jaloux de lui.
BATIN
C'est bien permis; si l'on songe que Cassandre était bien mieux faite pour vous.
FRÉDÉRIC
Ainsi, impossible étant ma jalousie, je puis mourir d'un amour impossible.
(Ils sortent)
FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE