Andrés de Claramonte, La Estrella de Sevilla

L' Étoile de Séville





Autoría: Probable
Texto utilizado para esta edición digital:
Vega, Lope de. L’Étoile de Séville, dans Oeuvres dramatiques de Lope de Vega. Vol. 1. Traduction de M. Eugène Baret. Paris: Didier, 1869. pp. 7-62.
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PERSONNAGES

LE ROI
DON ARIAS
DON PEDRO
FARFAN DE RIBERA
DON GONZALO D'ULLOA
FERNAND PEREZ
DON SANCHE
BUSTO TABERA
ESTELLE
MATHILDE
TEODORA
INIGO OSORIO
DON MANUEL
CLARINDO
SERVITEUR
MUSICIENS
LE GOUVERNEUR DU CHÂTEAU
VALETS
L’ALCAÏDE

PREMIÈRE JOURNÉE

SCÈNE I

Salon de l'Alcazar.
LE ROI, DON ARIAS, DON PEDRO DE GUZMAN,FARFAN DE RIBERA.

LE ROI
1Je suis touché de l'empressement de Séville, et je me regarde désormais comme le véritable souverain de l'Espagne. D'aujourd'hui mon règne commence puisqu aujourd'hui Séville m'honore et m'appuie. Nul ne pourrait se dire roi d'Espagne qui ne régnerait pas dans Séville. Je tiens à la payer des frais de ma réception, des magnificences de mon entrée. Ma cour s'arrêtera quelque temps en vos murs. Il est naturel que la cour deGaslille s'établisse à Séville, puisque régner à Séville, c'est régner en Gastille.

DON PEDRO
2Nous, ses premiers alcades, nous demandons à baiser vos pieds, car c'est le nom de Séville qui nous a valu vos faveurs. Du consentement de la municipalité, les jurats et consuls font offrande à Votre Majesté de leur fortune et de leur dévouement, à la seule condition que les privilèges de notre cité n'en recevront point de dommage.

LE ROI
3Je le promets.

DON PEDRO
4Permettez-nous de baiser vos mains.

LE ROI
5Vous m'avez accueilli en dignes citoyens de Séville, et j'espère, avec votre concours, me rendre maître de Gibraltar, qui dort sans défiance non loin du détroit, et si la fortune m'est favorable, je ferai que le More compte avec moi.

FARFAN
6Dans une si haute entreprise, Séville loyale appuiera Votre Altesse de ses troupes, leur sang vous appartient.

DON ARIAS
7Le roi n'en doute pas, messieurs. Il demeure satisfait de vous, et accepte vos offres.

LE ROI
8Séville m'a convaincu, persuadé. Allez avec Dieu.

(Les Alcades sortent.)

SCÈNE II

LE ROI, DON ARIAS.

DON ARIAS
9Eh bien, seigneur, que vous semble de Séville.

LE ROI
10Il me semble que d'aujourd'hui seulement je suis roi.

DON ARIAS
11Attentive à mériter vos faveurs, chaque jour vous la rendra plus chère.

LE ROI
12Il est sûr que devant vivre quelque temps au milieu d'elle, je n'aurai que plus de loisir pour apprécier cette belle et riche cité.

DON ARIAS
13Je doute que la Rome d'autrefois ait égalé les merveilles de ses monuments, son opulence, ses richesses.

LE ROI
14Et ces beautés divines, pourquoi les passer sous silence? Pourquoi taire, dissimuler leur splendeur, leur éclat ? Comment ne t'es-tu pas enflammé, dis, au feu de tant de soleils ?

DON ARIAS
15Doña Leonor de Ribera paraissait vraiment un ciel, et son visage brillait comme le soleil du printemps.

LE ROI
16Oui, comme le soleil, si elle était moins blanche. Un soleil aux rayons de neige mérite peu d'éloges, s'il refroidit au lieu d'échauffer. J'aime un soleil qui enflamme, non un soleil aux tièdes rayons.

DON ARIAS
17Celle qui vous a jeté des roses se nomme doña Mencia Coronel.

LE ROI
18Belle personne, mais j'en ai vu de plus jolies.

DON ARIAS
19Les deux piquantes brunes qui étaient à la fenêtre d'après sont doña Ana et doña Beatrix Mejia, deux sœurs dont le jour reçoit une nouvelle splendeur. Celle qui, blanche et blonde...

LE ROI
20Je n'ai pas besoin de son nom. Tu vas la comparer au marbre et au lis, n'est-ce pas? Ta description qui ne finit point m'oblige à te révéler ma peine. — Que parles-tu de brunes et de blondes? J'ai vu la grâce en personne, et d'elle tu ne parles point. Qui est celle qui, à son balcon, attira tellement mon attention, que je m'arrêtai en suspens, et lui ôtai mon chapeau? Celle dont les deux yeux sont des éclairs, non moins capables d'embraser que les feux de Jupiter, et qui, sans le savoir, me donnent la mort; celle qui, parmi les ténèbres, brillait comme le soleil, et paraissait comme une aurore dans la nuit, celle dont la beauté éclipsait ses purs rayons, celle...

DON ARIAS
21J'y suis, monseigneur. Ce miracle de beauté, on l'appelle Y Etoile de Séville.

LE ROI
22Si elle est plus.belle que le soleil, c'est une offense que ce nom. Comment Séville ne sent-elle pas que l'éclat de sa beauté mérite d'être appelé soleil, puisque, pareille à l'astre du jour, elle échauffe et vivifie ?

DON ARIAS
23Son nom de famille est doña Estrella Tabera. Elle a un frère qui,naturellement, veut la marier à Sévilie.

LE ROI
24Et ce frère se nomme...

DON ARIAS
25Busto Tabera. Il est régidor de Séville, titre que justifie sa qualité.

LE ROI
26Est-il marié ?

DON ARIAS
27Non. Astre principal dans la sphère de Séville, comme sa sœur est étoile, — l'étoile et le soleil vivent réunis.

LE ROI
28Bonne est l'étoile qui m'a conduit à Séville, et je me féliciterai beaucoup, si elle est aussi heureuse que je le souhaite. Quel moyen trouveras-tu, don Arias, pour que je voie Estelle, pour que je lui parle ?

DON ARIAS
29Vous verrez cette étoile favorable, nonobstant le voisinage du soleil. Vous pouvez élever son frère en dignité. L'honneur le plus rigide résiste mal aux assauts de la faveur. Soyez-lui favorable ; les grâces ont le pouvoir de forcer les résistances, d'obtenir l'impossible. S'il accepte vos offres, il s'oblige, et, se sentant obligé, il voudra reconnaître ce qu'il a reçu. Donner vaut une inscription sur le bronze.

LE ROI
30Mande-le ici de ma part, et arrange-toi en même temps pour que, cette nuit, je puisse voir Estelle chez elle, bel astre qui dans mon âme allume mille feux.

(Don Arias sort.)

SCÈNE III

DON GONZALO D'ULLOA en habit de deuil, LE ROI.

DON GONZALO
31Je baise les pieds de Votre Altesse.

LE ROI
32Levez-vous, je vous prie. Quoi ! si triste en ce jour d'allégresse.

DON GONZALO
33Mon père n'est plus.

LE ROI
34J'ai perdu un vaillant soldat.

DON GONZALO
35Et vos frontières n'ont plus qui les défende.

LE ROI
36En effet, il n'y a plus là un cœur héroïque. Mon âme attendrie vous écoute.

DON GONZALO
37Sire, grande est la perte qu'a faite la frontière d'Archidona; et puisque la valeur de mon père n'eut point d'égale, faites que moi, l'héritier de ses vertus, je ne sois pas dépouillé de son office devenu vacant.

LE ROI
38Je vois la preuve que vous n'avez pas dégénéré. Pleurez la mort d'un si digne père, et, le temps qui appartient au deuil et 'à la douleur, veuillez le passer à ma cour.

DON GONZALO
39Fernand Perez de Medina apporte les mômes prétentions, et il compte devoir à ses services le bâton de commandement. Il est vrai qu'il a été dix ans premier lieutenant, et plus d'une fois son épée a teint de rubis les couleurs nacrées de Grenade. Aussi espère-t-il l'emporter sur moi.

LE ROI
40J'y songerai. Il convient de se consulter avant de prendre un parti là-dessus.

(Entre Fernand Perez de Medina.)

FERNAND PEREZ
41Je crains, grand roi, d'arriver trop tard aux pieds de Votre Majesté. Je demande à les baiser, et ensuite...

LE ROI
42Fernand Perez, vous pouvez en tout repos me baiser les pieds. La charge est encore en mes mains, et de telles fonctions ne s'accordent pas sans entendre, d'abord votre personne, et ensuite les dignitaires de mon royaume; par leurs conseils seront choisis les ministres de mes ordres à Archidona. Allez vous reposer.

DON GONZALO
43Seigneur, je laisse en vos mains ce mémoire.

FERNAND PEREZ
44Et moi, seigneur , celui-ci, c'est le miroir de cristal de ma valeur, où se reproduira ma face, nette, parfaite et loyale.

DON GONZALO
45Mon mémoire est aussi le miroir qui fera paraître la bonté de ma cause.

(Sortent don Gonzalo et Fernand.)

SCÈNE IV

DON ARIAS, BUSTO TABERA, LE ROI.

DON ARIAS
46Je vous annonce, grand roi, Busto Tabera.

BUSTO
47Je me mets, non sans trouble, aux pieds de Votre Majesté, car il est naturel que la présence du roi donne quelque émotion à son vassal; mais à ce premier et légitime motif il s'en joint pour moi un second qui est l'honneur inespéré que je reçois de Votre Majesté.

LE ROI
48Levez-vous.

BUSTO
49Souffrez que je demeure. Si nous devons au roi les hommages qui sont rendus aux sacrés autels, à vos pieds, sire, je suis à ma place.

LE ROI
50Vous êtes un vaillant chevalier.

BUSTO
51L'Espagne, sire, en a vu quelques preuves; j'espère ajouter a mes titres dans la limite de mes fonctions.

LE ROI
52J'y puis peut-être quelque chose.

BUSTO
53Les lois divines et humaines font les rois toutpuissants, mais ces lois défendent à leurs sujets de se montrer indiscrets à l'égard du souverain. Leurs vœux doivent être modestes; et moi, seigneur, qui vois si souvent transgresser cette loi, je demande à m'y renfermer.

LE ROI
54Quel est l'homme qui ne désire toujours monter?

BUSTO
55Si j'étais davantage, je me serais couvert devant Votre Majesté; mais je m'appelle Tabera : Tabera n'a pas le droit de se couvrir.

LE ROI
56[à part], à Don Arias (Singulière philosophie de l'honneur!)

DON ARIAS
57 (au roi) Quel caprice bizarre !

LE ROI
58Je ne voudrais pour rien au monde, Tabera, que vous eussiez le droit de vous couvrir avant de vous avoir élevé en dignité, vous donnant ainsi une preuve de mon affection. Vous allez donc cesser d'être Tabera pour devenir général d'Archidona. Votre vaillante personne sera chargée de l'exécution de mes ordres sur cette frontière.

BUSTO
59Moi, sire? Mais, quels services de guerre ai-je rendus?

LE ROI
60Je vous sais, don Busto, capable de défendre ma terre en temps de paix, et à ce titre je vous choisis de préférence à deux hommes qui, en ce moment, exposent leurs services dans les mémoires que voici! Lisez, et décidez entre les trois prétendants, c'est-à-dire entre vous et les auteurs de ces mémoires.

BUSTO
61 (après avoir lu le mémoire de don Gonzalo d'Ulloa) Si don Gonzalo a hérité de la valeur de son père, je le nomme à sa place.

LE ROI
62Lisez l'autre maintenant.

BUSTO
63 (Lisant.) « Sire, Fernand Pérez de Medina a « servi pendant vingt ans votre père en qualité de soldat, « et il demande à vous servir de son bras et de son épée, « soit à l'étranger, soit dans vos royaumes héréditaires, a II a exercé dix ans les fonctions d'adalid dans la plaine « de Grenade, où il a fait trois ans de captivité; à raison « de ces titres, et en considération de son épée, le meilleur « de son droit, il vous demande par ce placet le bà- « ton de général du territoire d'Archidona. »

LE ROI
64Vos raisons maintenant.

BUSTO
65Je n'ai ici aucun genre de services à alléguer qui autorise soit une faveur, soit une demande. Je pourrais rappeler les titres de gloire de mes aïeux, tant de places forcées, tant d'étendards conquis. Mais, sire, mes aïeux ont reçu leur récompense; s'ils ont rendu des services, ce n'est pas moi qui dois en recueillir le fruit. La justice, pour mériter ce nom, veut être bien réglée : c'est une grâce divine que Dieu tient suspendue à un cheveu. La justice demande que cette charge appartienne à l'un de ces deux prétendants. Mel'accorder à moi, sire, serait commettre une injustice. Qu'ai-je fait pour le roi, ici, à Séville? J'ai été simple soldat en temps de guerre, en temps de paix, regidor. Faut-il dire la vérité ? Fernand Pérez de Medina mérite l'emploi en question. Par son âge, il est à sa place sur la frontière.Don Gonzalo est jeune, vaillant, né à Cordoue : il peut être nommé adalid.

LE ROI
66Qu'il soit fait à votre volonté.

BUSTO
67D'accord avec la raison et la justice, je ne demande qu'une chose : donner aux serviteurs de l'État la récompense de leurs services.

LE ROI
68Assez; car j'éprouve quelque confusion à ouïr ces conseils excellents.

BUSTO
69Je vous présente le miroir de la vérité. Regardez dedans.

LE ROI
70Vous êtes un noble chevalier. Je veux vous avoir près de moi. Désormais, vous serez de ma chambre, et habiterez le palais. — Ètes-vous marié?

BUSTO
71Sire, je vis auprès de ma sœur. J'ai voulu lui donner un époux avant de me marier moi-même.

LE ROI
72Je me chargerai de ce soin. Elle s'appelle.....

BUSTO
73Doña Estrella.

LE ROI
74Elle est belle, j'en suis sûr, et je ne saurais offrir à une étoile d'autre époux que le soleil.

BUSTO
75Pour mon Estelle, seigneur, je ne demande qu'un homme; car ce n'est pas une étoile du ciel.

LE ROI
76Je veux la marier à un homme qui soit digne d'elle.

BUSTO
77Que je vous baise les pieds !

LE ROI
78Elle aura un mari digne de sa compagne. Informez votre sœur que cet hymen aura lieu sous mes auspices, et que je prétends la doter.

BUSTO
79Je voudrais maintenant savoir dans quel but Votre Altesse m'a fait appeler : je n'étais pas sans inquiétude.

LE ROI
80C'est juste; je vous ai mandé, Tabera, pour une affaire qui concerne Séville, et j'ai voulu vous entretenir avant de vous en parler. Mais, la paix nous laisse des loisirs : nous en reparlerons. A partir d'aujourd'hui, vous êtes gentilhomme de ma chambre, et officier du palais. Allez avec Dieu.

BUSTO
81Que fembrasse vos pieds !

LE ROI
82Non, voici mes deux bras, regidor.

BUSTO
83Tant de faveur me confond. [à part.] (Je ne m'y fie point. M'embrasser, prétendre m'élever en dignité sans me connaître... Tout cela, mon honneur, me semble moins faveur que corruption.)

(Il sort.)

LE ROI
84Le personnage a de la tête : il est aussi sensé que délicat.

DON ARIAS
85Ces prétendus délicats me font pitié. Combien en avons-nous vus qui n'attendaient que l'occasion. Loin de l'occasion, tous parlent de cette manière; mais leur langage change suivant les rencontres. Tel fait parler de lui aujourd'hui, qui hier médisait d'un autre. L'occasion L'a plié sous la même loi ! Tabera met son honneur dans un plateau; de l'autre vous n'avez qu'à placer vos grâces, vos faveurs, votre intimité, vos caresses.

LE ROI
86Je verrai sous un déguisement cette femme chez elle. — Allons ! et dise la Castille ce qu'elle voudra, roi aveuglé, je m'abandonne à suivre l'Étoile de Séville.

(Ils sortent.)

SCÈNE V

Salon dans la maison de Busto Tabera. DON SANCHE, ESTELLE, MATHILDE, CLARINDO.

DON SANCHE
87Ange de ma vie, quand serai-je ton époux? Quand verrai-je la fin de nos communes tristesses? O soleil de mon âme, quand de douces paroles sorties de ces lèvres de corail, ouvrage de l'amour, changeront-elles en perles pour enchâsser nos âmes la blanche rosée qui coule de mes yeux ?

ESTELLE
88Si le temps marchait au gré de mes désirs, il devancerait du soleil les pas gigantesques. Séville célébrerait mes doux emplois, et ton amante fortunée cesserait de porter envie à la douce et tendre tourterelle, qui fait son nid dans le creux d'un arbre avecde doux roucoulements.

DON SANCHE
89Ah ! comme ma vie te remercie de ces souhaits ! — Mon âme ambitionne les plus hauts trophées de la renommée pour les déposer à tes pieds.

ESTELLE
90Et moi j'y joins ma vie à jamais unie à la tienne.

DON SANCHE
91Ah ! touchante Estelle, brillante de feux, revêtue de lumière!

ESTELLE
92Ah ! mon tendre ennemi !

DON SANCHE
93Oh ! ma conquête ! O personne sacrée ! pôle de mes yeux troublés et ravis !

CLARINDO
94 (A Mathilde.) Pourquoi , à l'instar de nos maîtres, ne pas émettre de tendres interjections, non moins fines et délicates que toile de Cambrai ou de Hollande ?

DON SANCHE
95Veux-tu bien te taire ?

CLARINDO
96Je suis muet. (Bas à Mathilde.) Ah ! petite mulette gentille, désespoir de moi, ton amant !

MATHILDE
97Ah! gentil laquais, qui fais des vers avec accompagnement de l'étrille.

CLARINDO
98Ah ! ma joie !

MATHILDE
99Ah ! mortel heureux !

CLARINDO
100Jamais lépreux ne fit tant de ah !

DON SANCHE
101Enfin, que dit ton frère?

ESTELLE
102Qu'une fois les actes passés rien ne s'opposera au mariage; mais il demande quelques jours de délai pour prendre ses mesures.

DON SANCHE
103Il veut que mon amour ait un dénoûment funeste, s'il le met aux prises avec le temps. Je voudrais que le mariage eût lieu aujourd'hui. Chaque jour peut apporter mille contrariétés.

ESTELLE
104Si le délai se prolonge, parle à mon frère.

DON SANCHE
105Je lui parlerai; je meurs de ces délais qu'il impose à mon amour.

CLARINDO
106J'aperçois Busto Tabera.

(Entre Busto.)

BUSTO
107Sanche... mon ami!...

ESTELLE
108Dieux ! Que signifie ?...

DON SANCHE
109Cet air chagrin Vous?

BUSTO
110A un mélange de joie et de tristesse je dois cet aspect soucieux. Rentre un moment, Estelle.

ESTELLE
111Dieu me soit en aide 1 Je meurs pour avoir attendu.

(Elle sort avec Mathilde.)

BUSTO
112Sancho Ortiz de las Roelas !...

DON SANCHE
113Je ne suis plus votre beaufrère ?...

BUSTO
114Un cheval emporté me fait courir sans éperons. — Sachez que le roi m'a fait appeler, sans que je susse, vrai Dieu, pourquoi. Pressé de questions, il ne s'est pas expliqué. Il voulait me donner le commandement d'Archidona, que je ne demandais point. Voyant ma résistance, il m'a retiré le royal insigne, et a fini par me nommer

DON SANCHE
115Poursuivez; il n'y a lieu en tout cela qu'à se réjouir; mais, la tristesse, venons aux motifs de tristesse.

BUSTO
116Il m'a nommé gentilhomme de sa chambre.

DON SANCHE
117C'est encore du bon.

BUSTO
118J'arrive au mauvais.

DON SANCHE
119[à part.] (Je sens qu'il va m'en coûter quelque chose .)

BUSTO
120Il m'a prié de ne pas marier Estelle; que ce soin le regardait; qu'il se chargeait de la doter, à mon défaut, et voulait lui donner un époux de son choix.

DON SANCHE
121Tu disais tout à l'heure que tu étais heureux et triste; moi seul je suis malheureux, puisque tu obtiens les grâces, et que je ne recueille que les chagrins. Que parles-tu d'ennuis, quand tu ne dois songer qu'au bonheur? Gentilhomme du roi et voir sa sœur bien mariée... On serait heureux à moins. Mais tu as été infidèle à la loi de l'amitié, qui t'ordonnait de dire que ta sœur était déjà promise.

BUSTO
122Tout cela était si étrange, ma tête si troublée, que je n'ai pas songé à le dire.

DON SANCHE
123Ainsi, il n'est plus question de mon mariage.

BUSTO
124Je cours informer le roi que l'accord est fait, le contrat passé; ton mariage tiendra, car le roi ne peut donner l'exemple de la violation de la justice.

DON SANCHE
125Si le roi prétend y manquer, qui pourra le retenir, surtout s'il y trouve son intérêt ou son plaisir ?

BUSTO
126Je lui parlerai, et vous ensuite, puisque dans mon trouble je ne l'ai pas informé de nos conventions.

don sanche
127Je voudrais être mort. Ah! que j'avais raison de dire qu'il n'est pas dans la vie un moment de sécurité ! que les chagrins, la tristesse, obscurcissent toutes nos joies. Si le roi veut faire violence à la loi...

BUSTO
128Sancho Ortiz, le roi est le roi : se taire et prendre patience.

(Il sort.)

DON SANCHE
129En si triste occurrence, comment se résigner à souffrir et se taire? Tyran, qui es venu troubler les douceurs de mon hymen, puisses-tu ne pas jouir du trône de Gastille avec les applaudissements de Séville. De don Sanche le brave lu mérites bien le nom; je te reconnais à l'œuvre, car c'est ta dureté qui t'a fait nommer ainsi. Mais, Dieu est grand; quittons Séville, allons à Gibraltar pour y laisser la vie dans les périls du siège.

CLARINDO
130Sans y aller, tenons-la pour perdue.

DON SANCHE
131Estelle, si belle ! Comment, aimé de toi, puis-je avoir une si mauvaise étoile? Ah ! qu'elle est rigoureuse, que les effets en sont cruels !

CLARINDO
132Pour cet astre si beau, nous finissons comme des œufs au beurre noir : mieux vaudrait en omelette.

SCÈNE VI

Une rue de Séville, avec la maison de Busto Tabera.

LE ROI, DON ARIAS, gens de la suite.

LE ROI
133Dites que j'attends.

DON ARIAS
134Sire, on le sait, et Busto Tabera descend à la porte pour vous recevoir.

(Entre Busto.)

BUSTO
135Quelle faveur! Quelle grâce ! Chez moi Votre Majesté!

LE ROI
136Je me promène ainsi embossé pour avoir le plaisir d'examiner Séville. On m'a dit en passant que c'était là votre maison. J'ai eu fantaisie de la voir. On la dit extrêmement belle.

BUSTO
137C'est la maison d'un simple écuyer.

LE ROI
138Voyons.

BUSTO
139Ma maison, conforme à mon rang, est trop petite pour le vôtre; un si grand personnage y serait à l'étroit, et il y aura du scandale dans Séville, quand on saura que vous êtes venu me voir.

LE ROI
140Ce n'est pas pour votre maison, c'est pour vous, Busto, queje viens.

BUSTO
141Je sens le prix d'une telle faveur, grand prince ; mais, s'il est vrai que vous veniez ici pour moi, mon devoir est de ne pas le souffrir. Si le roi vient visiter son vassal, il y aurait peu de courtoisie à ce dernier de le permettre. Je suis votre serviteur et sujet, et vous prétendez m'honorer : il est plus naturel que j'aille vous voir en votre Alcázar. D'ailleurs, les faveurs deviennent aisément un affront, surtout si le soupçon vient s'y mêler.

LE ROI
142Le soupçon ? Eh! de quoi ?

BUSTO
143On dira, bien que le contraire soit vrai, que vous êtes venu pour voir ma sœur, ce qui peut devenir une offense à sa réputation. L'honneur est un pur cristal : un souffle suffit à le ternir.

LE ROI
144Puisque me voilà, je voudrais vous entretenir d'une affaire. Entrons.

BUSTO
145Vous m'en parlerez, s'il vous plaît, en chemin : mon appartement est en désordre.

LE ROI
146[à part] à don Arias (Il n'est pas facile.)

DON ARIAS
147(de même) (N'importe! emmenez-le. Je vais rester avec Estelle, et je lui parlerai en votre nom.)

LE ROI
148(Parle bas; il pourrait t'entendre ; et le pauvre sot met tout son honneur dans ses oreilles.)

DON ARIAS
149(L'or les fera céder.)

LE ROI
150 (haut) C'est bien; je ne voudrais pas visiter voire demeure malgré vous.

BUSTO
151Au mariage de doña Estrella Votre Majesté la verra dans la tenue qu'elle doit avoir.

DON ARIAS
152Holà! les voitures.

LE ROI
153Busto, vous prendrez une portière.

BUSTO
154J'irai à pied, avec votre permission.

LE ROI
155La voiture est à moi, et j'en dispose.

DON ARIAS
156Le carrosse attend.

LE ROI
157A l'Alcazar.

BUSTO
158[à part] (Voilà bien des grâces. Le roi me comble de ses faveurs, plaise à Dieu que ce soit pour mon bien.)

SCÈNE VII

Salon dans la maison de Busto.

ESTELLE, MATHILDE.

ESTELLE
159Que dis-tu là, Mathilde?

MATHILDE
160C'était le roi, Madame.

(Entre don Arias.)

DON ARIAS
161Oui, c'était lui ; est-il étonnant que les Rois se laissent guider par une étoile? Il venait en ces lieux qui recèlent tant de charmes; car, s'il est roi de Castille, vous êtes reine de la beauté. Le roi don Sonche que sa bravoure invincible a fait surnommer le Brave, aperçut cette beauté divine à un balcon, rival des palais de l'Aurore, lorsque, parmiles roses et les lis, le chant matinal des oiseaux l'éveille encore endormie, et que, pleurant son repos, elle verse des grappes de perles. Il m'a ordonne de t' offrir les richesses de la Castille, bien que, pour tant de grâces, ce soit peu que ces richesses. Sois favorable à ses vœux. Si tu les écoutes, si tu les couronnes, tu seras le soleil de Séville, toi qui en as été jusqu'ici l'Étoile. Il te donnera villes et châteaux qui grandiron t ta famille; il te donnera pour époux un de ses riches hommes, dont l'alliance couronnera la gloire de tes aïeux, et ajoutera un lustre nouveau au blason des Tabera. — Que réponds-tu?

ESTELLE
162Ce que je réponds? Regarde. (Elle lui tourne le dos). A ton impudent message, je n'ai de réponse que le mépris.

(Elle sort.)

DON ARIAS
163Généreux couple, ma foi! La sœur vaut le frère, et mon admiration dure encore... La grandeur romaine revit en eux dans Séville. Il semble impossible que le roi puisse en venir à bout; mais, pouvoir et persévérance brisent les rochers, tranchent les montagnes. Si je parlais à cette suivante?... Les présents sont la porte qui mène à la conquête des Lucrèces et des Porcies.

DON ARIAS
164 (à Mathilde) Tu appartiens à cette maison.

MATHILDE
165J'y appartiens, mais par force.

DON ARIAS
166Gomment, par force ?

MATHILDE
167Je suis esclave.

DON ARIAS
168Esclave ?

MATHILDE
169Et exposée à la mort, à la prison perpétuelle, si je n'obtiens ma liberté.

DON ARIAS
170Je ferai que le roi te délivre, qu'il t'accorde mille ducats de rente et la liberté, si tu veux t'employer pour lui.

MATHILDE
171Au prix de l'or et de la liberté, il n'est pas de méfait que je ne puisse entreprendre. Que faut-il faire ? Parle : je m'y emploierai de mon mieux.

DON ARIAS
172Il s'agit de fournir au roi le moyen de pénétrer cette nuit dans la maison.

MATHILDE
173Toutes les portes en seront ouvertes, à condition que tu remplisses ta promesse.

DON ARIAS
174Un rescrit du roi, signé de sa main, té sera remis avant son entrée.

MATHILDE
175Alors, je suis prête à le mettre dans le lit d'Estelle cette nuit.

DON ARIAS
176A quelle heure se couche Tabera?

MATHILDE
177Il rentre à l'aube, et court d'ordinaire toute la nuit. Ce genre de vie se paye quelquefois cher.

DON ARIAS
178A quelle heure penses-tu que doive se présenter le roi ?

MATHILDE
179Qu'il vienne à onze heures : Estelle sera déjà couchée.

DON ARIAS
180Prends cette émeraude comme gage des faveurs qui t'attendent.

SCÈNE VIII

Salon de l'Alcázar.

DON INIGO OSORIO, BUSTO, DON MANUEL, ce dernier portant des clefs dorées.

DON MANUEL
181 (à Busto) Que Votre Seigneurie reçoive cette clef qui lui ouvre la chambre, et qu'elle prenne possession de sa nouvelle dignité.

BUSTO
182Je voudrais pouvoir payer à Sa Majesté la faveur dont elle m'honore sans l'avoir méritée.

DON INIGO
183Vous méritez davantage; et, soyez-en sûr, le roi sait ce qu'il fait.

BUSTO
184La clef qu'il me donne m'ouvre la porte de son ciel : mais la terre menace mon élévation. Ces faveurs inespérées sont trop soudaines : je redoute quelque changement dans leur auteur.

(Entre don Arias.)

DON ARIAS
185Vous pouvez vous retirer, Messieurs. Le roi veut écrire.

DON MANUEL
186Voyons alors comment nous pourrions nous divertir cette nuit.

(Ils sortent tous trois.)
(Entre le roi.)

LE ROI
187Tu dis que cette nuit je jouirai de ses beaux yeux, don Arias?

DON ARIAS
188La petite esclave est à vos ordres.

LE ROI
189La Castille lui doit une statue.

DON ARIAS
190Il faut rédiger le rescrit.

LE ROI
191Donnes-y ordre, don Arias. Je n'hésiterai pas à le signer, poussé que je suis par mon amour.

DON ARIAS
192Foi de gentilhomme ! la petite esclave est bien complaisante.

LE ROI
193Elle me donne le soleil du firmament, en la personne de l'Etoile de Séville.

FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE

DEUXIÈME JOURNÉE

SCÈNE I

Une rue de Séville.
LE ROI, DON ARIAS, MATHILDE, à la porte de la maison de don Busto.

MATHILDE
194Mieux vaut qu'il soit seul. Tout repose dans la maison.

DON ARIAS
195Et Estelle?

MATHILDE
196Elle dort, et la chambre où elle repose est sans lumière.

LE ROI
197 (à Mathilde) Bien qu'il suffit de ma parole, voici néanmoins le papier qui contient ta liberté. Je donneiai à Busto une autre esclave.

DON ARIAS
198Ce papier te confirme la rente et les ducats.

MATHILDE
199Que j'embrasse vos pieds!

DON ARIAS
200 (bas au roi) Voilà ce que peut l'intérêt. Elles sont toutes les mêmes.

LE ROI
201La belle chose que d'être roi!

DON ARIAS
202Pas de résistance possible.

LE ROI
203Donc, je vais monter seul, pour plus de sûreté.

DON ARIAS
204Vous aventurer seul en ce moment?

LE ROI
205Dis-moi un peu quel risque je cours : Ne vais-je pas avec moi-même? Laisse-moi.

DON ARIAS
206Où irai-je attendre?

LE ROI
207A quelque distance de la rue, de maniere à nous retrouver aisément.

DON ARIAS
208J'entrerai à Saint-Marc.

(Il sort.)

LE ROI
209 (à Mathilde) A quelle heure rentrera Busto?

MATHILDE
210Il rentre au moment où le ramage des oiseaux salue l'aube. La porte demeure ouverte jusqu'à sa rentrée.

LE ROI
211L'amour m'anime à tenter l'entreprise.

MATHILDE
212Que Votre Majesté me suive, le corridor est obscur.

(Ils sortent.)
(Entrent don Manuel, Busto, don Iñigo )

BUSTO
213Voici ma maison.

DON INIGO
214Adieu.

BUSTO
215C'est encore de bonne heure pour moi.

DON MANUEL
216N'allez pas plus loin. Nous avons tous deux certaine visite à faire.

BUSTO
217A merveille. Comment trouvez-vous Féliciana?

DON MANUEL
218Nous en parlerons demain au palais, la personne en vaut la peine.

(Sortent don Manuel et don Iñigo.)

BUSTO
219Je vais me coucher de bonne heure. (Levant les yeux sur le portail de sa maison). De la lumière nulle part?... Viendra-t-il un page? Holà! Lujan, Osorio, Juanico, Andres ! . . . — Tous endormis, — Justa ! Inès ! . . . Endormies pareillement. — Mathilde!... L'esclave elle-même dort. Le sommeil est un dieu; il règne en maître sur nos sens.

(Il entre.)

SCÈNE II

Salle dans la maison de Busto.
LE ROI, MATHILDE et puis BUSTO.

MATHILDE
220C'est lui, je crois, c'est mon maître qui appelle. Je suis perdue!

LE ROI
221Tu disais qu'il ne rentrait qu'au point du jour.

MATHILDE
222Mon malheur le veut ainsi.

(Entre Busto. — Le roi s'embosse dans son manteau.)

BUSTO
223Mathilde?...

MATHILDE
224E Ah! ciel ! Je m'enfuis.

LE ROI
225 (à voix basse) Ne crains rien.

(Mathilde s'enfuit.)

BUSTO
226Qui va là?

LE ROI
227Un homme.

BUSTO
228Un homme à cette heure, chez moi! Son nom!

LE ROI
229Arrière!

BUSTO
230Vous n'êtes guère poli. — Si cet homme veut passer, il passera par la pointe de cette épée. Encore que cette maison soit sainte, je prétends la profaner.

LE ROI
231Éloignez votre épée.

BUSTO
232Mon épée! l'écarter... quand l'appartement de ma sœur est insulté de la sorte! Dites votre nom, ou vous êtes mort.

LE ROI
233Je suis un personnage de conséquence. Laissez-moi.

BUSTO
234Je suis chez moi. C'est à moi de commander ici.

LE ROI
235Laissez-moi passer, vous dis-je? Je suis gentilhomme. Je me suis introduit chez vous, il est vrai; mais, loin de vouloir porter atteinte à votre honneur, je prétends l'accroître.

BUSTO
236La façon en est singulière.

LE ROI
237Cela me regarde.

BUSTO
238Non, plutôt avec cette épée. Vous parlez d'honneur, pourquoi alors ce manteau relevé jusqu'aux yeux? C'est pour mon honneur que vous vous cachez? Pour mon honneur que vous dissimulez votre visage? Votre .embarras trahit la vérité. Qui veut honorer quelqu'un ne médite pas contre lui un affront. — L'épée à la main, vive Dieu! ou je vous tue!

LE ROI
239 (ci part) Le niais! me pousser à bout!

BUSTO
240Je vous tue ici môme! ou vous me tuerez.

LE ROI
241Arrêtez... Je suis le roi.

BUSTO
242Mensonge! Le roi, vouloir ma honte I Seul ici, sans suite! Impossible. — Vous insultez, maraud, Sa Majesté, en lui imputant une pensée qui serait le dernier des opprobres. Le roi, porter l'outrage à son vassal! Ma fureur augmente... Tu mourras. J'oublie mon affront devant celui que tu fais à la majesté royale. Ignores-tu le châtiment qu'imposent les lois divines et humaines à quiconque imagine ou soupçonne des actions indignes d'un roi?

LE ROI
243[à part] (Quelle étrange obstination!) (Haut.) Je suis le roi, je le répète.

BUSTO
244Je n'en crois rien! Ici le nom de roi est en contradiction avec les actes. Le roi est la source de l'honneur, et c'est mon déshonneur que tu cherches.

LE ROI
245[à part] (J'ai affaire à un maladroit sans courtoisie. A quoi me résoudre?)

BUSTO
246[à part] (L'homme au manteau est le roi, je n'en puis douter. Je vais le laisser passer, et m'assurer vile s'il m'a fait outrage. La colère, la fureur se disputent mon âme. L'honneur serait donc comme une pension, une rente, soumis aux caprices du pouvoir.) (Haut.) Passez donc, qui que vous soyez; et une autre fois respectez davantage le roi ! Surtout, drôle, ne dites pas que vous êtes le roi, quand vous aurez à rougir de vos actes. Toutefois, le vassal est tenu de respecter la royauté, même dans le nom.

LE ROI
247C'en est trop! J'étouffe de honte et de colère. — Imbécile! tu me laisses aller, dis-tu, parce que je me donne pour le roi? Eh bien, apprends, puisque j'ai dit que je l'étais, que je ne veux sortir que de cette manière. (Il tire son épée.) Si j'obtiens ma liberté pour avoir pris le nom du roi, si tu en respectes le nom, je veux justifier ce respect, et me montrer roi par mes œuvres. Meurs, traître! Le titre de roi anime mon courage. C'est par lui que tu vas périr!

BUSTO
248Je ne reconnais d'autre souverain que mon honneur.

(Ils se "battent. — Au bruit des épées, des valets accourent avec des flambeaux, suivis de Mathilde.)

LES VALETS
249Quel est ce bruit?

LE ROI
250Fuyons avant d'être reconnu. Le traître m'a offensé, mais qu'il redoute ma vengeance.

UN VALET
251L'auteur de ton affront s'est enfui.

BUSTO
252Gourez; châtiez-le! — Non, restez; il faut faire un pont d'or à l'ennemi. Donnez un flambeau à Mathilde, et vous, qu'on se retire.

(Les valets obéissent, après avoir remis le flambeau.)

SCÈNE III

BUSTO, MATHILDE.

BUSTO
253[à part] (Voici celle qui me vend. Honteuse, elle baisse la tête. Un bon mensonge va me faire connaître la vérité.) (Haut.) Mets le verrou à celte porte. — Le roi m'a tout conté. Prépare-loi à mourir.

MATHILDE
254[à part] (Si le roi n'a pas gardé le secret, comment, dans ma malheureuse condition, le garderais je?) (Haut.) Maître, tout ce que t'a dit le roi est la vérité.

BUSTO
255[à part] (Je sais maintenant quel genre d'atteinte a souffert mon honneur.) (Haut.) C'est donc toi qui lui as ouvert.

MATHILDE
256Il m'a promis la liberté, et sur celte promesse je l'ai introduit jusqu'en ces lieux.

BUSTO
257Et Estelle? En sait-elle quelque chose?

MATHILDE
258Elle m'aurait sûrement incendiée de ses l'ayons, si elle avait seulement soupçonné cet accord.

BUSTO
259Je le crois; car, si elle ternissait sa lumière, elle ne serait plus Estelle.

MATHILDE
260Son éclat ne saurait admettre ni ombre, ni éclipse. Sa lumière est aussi brillante, aussi pure que celle du soleil. — Le roi vint à l'appartement, et, à peine était-il entré en me remettant ce papier, que tu arrivais toi-même.

BUSTO
261Comment? Le roi t'a remis un papier?

MATHILDE
262La promesse de mille ducats de rente et la liberté.

BUSTO
263[à part] (Grande faveur, payée au prix de mon honneur. Plût à Dieu qu'elle pût mentir!) (Haut.) Viens, suis-moi.

MATHILDE
264Où me conduisez-vous?

BUSTO
265Chez le roi : il faut qu'il te voie. C'est la loi, et c'est mon devoir.

MATHILDE
266Ah! malheureuse esclave!

BUSTO
267Si le roi a prétendu la ternir, l'Espagne parlera longtemps de L'Etoile de Séville.

SCÈNE IV

Une rue qui mène au palais.
LE ROI, DON ARIAS.

LE ROI
268Tu as entendu la conclusion de l'aventure.

DON ARIAS
269Vous avez voulu entrer seul.

LE ROI
270Il a été à la fois si maladroit et si hardi, que c'est moi, ami, qui ai reçu l'affront. Il m'a tenu au bout de son épée avec des mots à double entente. Je me suis longtemps contenu; mais enfin les mouvements naturels au cœur de l'homme m'ont fait perdre le sang-froid que je devais à ma dignité. Je fonds sur lui. Mais des valets sont arrivés avec des flambeaux, et tout allait se découvrir, si je n'avais tourné le dos, craignant d'être reconnu. Je n'ai pas été suivi. — Voilà, don Arias, la façon dont j'ai été traité par Busto Tabera.

DON ARIAS
271Qu'il paye de sa mort votre ennui. Il vous faut sa tête. Que le soleil levant éclaire un châtiment juste, puisque dans l'univers espagnol il n'est d'autre loi que votre bon plaisir.

LE ROI
272Un supplice public! Ce serait, don Arias, une grande faute.

DON ARIAS
273Un prétexte est aisé à trouver. Il est regidor de Séville; et, le plus sage, le plus prudent des hommes peut tomber en quelque délit, poussé par l'orgueil ambitieux du pouvoir.

LE ROI
274Il a tant de mesure, de retenue, qu'il ne saurait se compromettre.

DON ARIAS
275Alors, sire, faites-le tuer en secret.

LE ROI
276A la bonne heure! Mais, sur qui s'en reposer?

DON ARIAS
277Sur moi.

LE ROI
278Je ne veux pas te compromettre.

DON ARIAS
279Eh bien, je veux vous donner un homme aussi vaillant que noble soldat et insigne chevalier. Plus d'une fois il a fait trembler le More sur l'orgueilleux rocher de Gibraltar, où il commandait, toujours invincible. Nul ne passe pour plus brave, ni plus audacieux dans Séville. C'est le phénix de nos guerriers.

LE ROI
280Son nom, quel est-il?

DON ARIAS
281Sancho Orliz de las Roelas, Surnommé le Cid d'Andalousie.

LE ROI
282Le jour va naître. Fais-moi venir cet homme sur-le-champ.

DON ARIAS
283Venez vous coucher.

LE ROI
284Quel repos, Arias, peut espérer quelqu'un qui aime et qui a reçu un affront? Sans perdre un moment, fais-moi venir cet homme.

DON ARIAS
285Sur l'Alcázar je vois quelque chose qui se balance au vent.

LE ROI
286Quelque chose, dis-tu? Que peut être cela?

DON ARIAS
287Il doit y avoir un motif.

LE ROI
288Regarde ce que c'est.

DON ARIAS
289C'est le corps de la petite esclave, avec le papier dans ses mains.

LE ROI
290Quelle barbarie!

DON ARIAS
291Quelle pitié!

LE ROI
292Je tue le frère et la sœur, si Séville bouge.

DON ARIAS
293Ordonnez vite d'enlever ce cadavre, et faites-lui donner en secret une honorable sépulture. Manquer a ce point de respect! Tabera, tu mourras.

SCÈNE V

Une chambre dans la maison de Busto.
BUSTO, ESTELLE.

ESTELLE
294Qu'y a-t-il ?

BUSTO
295Il faut te lever.

ESTELLE
296A peine le soleil endormi quitte les balcons de l'Aurore, en semant sur ses pas les saphirs, et seul, plein de trouble, affligé, tu m'obliges à quitter ma couche! Dis, s'est-il passé quelque chose de mauvais où je sois complice?

BUSTO
297C'est à toi de le dire.

ESTELLE
298A moi? Que dis-tu? Es-tu fou? es-tu toimême? — Moi, un délit? mais, il me semble que c'est à toi qu'il faut l'imputer : car, ta seule question est une offense. Neme connais-tu pas? Ignores-tu quelle je suis? Vis-tu jamais dans ma bouche des paroles peu d'accord avec l'honneur qui est ma règle? Et si tu n'as jamais rien vu qui te puisse induire en soupçon, que me parles-tu de délit?

BUSTO
299Ce n'est pas sans motif que j'en parle.

ESTELLE
300Sans motif?

BUSTO
301Ah! Estelle, ici, cette nuit...

ESTELLE
302Achève; si tu me trouves coupable, je m'offre moi-même au châtiment. — Que s'est-il passé ici cette nuit ?

BUSTO
303Le cours des astres indiquait à peine le milieu de la nuit, lorsque, rentrant chez moi, j'ai trouvé le roi seul, embossé dans son manteau, non loin de ta propre chambre.

ESTELLE
304Qu' as-tu dit?

BUSTO
305La vérité! — Demande-toi, ma sœur, ce qui pouvait attirer dans ma maison le roi, seul, à pareille heure, sinon Estelle... Mathilde était avec lui : elle s'enfuit au bruit de mes pas... Dès lors, mon honneur a compris. Je tire mon épée. — Qui va là? dis-je. Il me répond : un homme. — Je fonds sur lui. Il m'évite, et me déclare, Estelle, qu'il est le roi. Je l'avais déjà reconnu, et cette découverte m'avait complètement bouleversé. Quel moment! Quel supplice! Lui, cependant, furieux de se sentir offensé, m'attaque à son tour avec vigueur. Mes pages arrivent avec des flambeaux. Le roi se dérobe en tournant le dos, et sort sans être reconnu. Je pressai l'esclave de me dire la vérité, et elle me l'avoua sans qu'il fût besoin de menaces. Elle tenait un papier signé du roi, qui lui accordait la liberté : première pièce du dossier qui doit mettre en lumière son attentat. Je la chasse aussitôt, de peur que son haleine ne répande des germes de déshonneur dans cette noble maison; mais je la rejoins à la porte. Je la saisis, et la chargeant sur mes épaules, je me dirige à grands pas vers l' Alcázar, et en punition de son méfait, je la pends à la grille des fenêtres. Je veux que le roi apprenne -qu'il existe des Brutus, capables de châtier les Tarquins. — Maintenant, tu sais tout. Notre honneur, Estelle, est en péril. Contraint de fuir, je dois te donner un époux. Sancho Ortiz sera le tien. Son courage te mettra à l'abri de la colère du roi, et je puis partir en sécurité.

ESTELLE
306Ah Busto! que je baise ta main pour le service immense que tu m'as rendu.

BUSTO
307Aujourd'hui même tu seras son épouse ; prépare tout pour cela. En attendant, discrétion et silence; mon honneur le veut ainsi.

(Il sort.)

ESTELLE
308O amour! ô bonheur! tu es à moi maintenant, tu ne peux m'échapper. Et, cependant, qui peut prédire la fin du commencement, s'il est vrai qu'entre la coupe et les lèvres un sage craignit le péril.

SCÈNE VI

Salon de l' Alcázar.
LE ROI, tenant à la main deux papiers, DON ARIAS.

DON ARIAS
309Sancho Ortiz est dans l'antichambre, qui attend les ordres de Votre Majesté.

LE ROI
310[à part] (Tout est embûches en amour. Néanmoins, je me sens ému de pitié. Sous ce pli cacheté j'indique le nom du traître, et demande sa mort. Je déclare, dans cet autre, que c'est moi qui ai donné l'ordre de le tuer. La responsabilité du meurtrier est ainsi à couvert.) (Haut.) Fais-le entrer, et demeure à la porte, après avoir mis le verrou.

DON ARIAS
311A la porte?

LE ROI
312Oui; je veux qu'il croie que l'affaire n'est connue que de moi. -Ma soif de vengeance me paraît ainsi mieux assurée.

DON ARIAS
313Je vais l'appeler.

LE ROI
314[à part] (Amour, je crains de ne pas t'élever ici un glorieux trophée.)

(Entre don Sanche.)

DON SANCHE
315Que Votre Majesté fasse à mes lèvres la faveur de lui baiser les pieds.

LE ROI
316Levez-vous; ce serait vous 'humilier. Levezvous.

DON SANCHE
317Mon seigneur...

LE ROI
318[à part] (Il a bon air. )

DON SANCHE
319Ne vous étonnez pas, sire, de mon trouble. Dépourvu de rhétorique, et n'étant pas orateur...

LE ROI
320Expliquez-vous. Que remarquez-vous en moi?

DON SANCHE
321La Valeur unie à la majesté. Je vois en vous une image de Dieu : le roi n'est-il pas son représentant sur la terre? Je crois en vous comme en Dieu même. Mon redouté seigneur, je suis aux ordres de Votre Majesté.

LE ROI
322Êtes-vous remis?

DON SANCHE
323Jamais je ne me vis si honoré que je le suis aujourd'hui.

LE ROI
324Je vous aime et vous suis attaché à raison de votre mérite. Et comme vous devez avoir quelque souci de savoir dans quel but je vous ai mandé, je vais vous le dire, et m' assurer que j'ai en vous un bon serviteur. — Mon intérêt commande le meurtre d'un homme, et veut que ce meurtre soit secret. Je vous ai choisi pour cette mission.

DON SANCHE
325Cet homme est-il coupable?

LE ROI
326Il est coupable.

DON SANCHE
327S'il est coupable, pourquoi ce mystère ? Vos juges peuvent ordonner son exécution en public. Le faire tuer en secret, c'est vous accuser vous-même, c'est donner à entendre que vous voulez la mort d'un innocent. Si cet homme n'a commis qu'une faute légère, seigneur, je vous demande sa grâce.

LE ROI
328Sancho Ortiz, je vous ai mandé non pour être son avocat, mais pour lui donner la mort. Quand j'ordonne que cet homme meure d'Un coup assuré mais secret, c'est que le secret importe à mon honneur. Croyez vous qu'il mérite la mort, le criminel de lèse-majesté ?

DON SANCHE
329La mort sur le bûcher.

LE ROI
330Eh bien ! le crime de lèse-majesté est celui de cet homme.

DON SANCHE
331Sire, c'est moi maintenant qui vous demande sa mort. S'il en est ainsi, fût-il mon propre frère, j'obéirai ; je n'hésite plus.

LE ROI
332Votre parole et votre main.

DON SANCHE
333 (donnant sa main) Et avec elle mon âme et ma foi.

LE ROI
334On le rencontre à l'écart, et ori le dépèche.

DON SANCHE
335Sire, je suis soldat, je m'appelle Roelas. A moi une trahison! à moi un guet-apens ! Non, corps pour corps, sur la place, dans la rue, aux yeux de tout Séville. Tuer un homme sans danger pour soi-même est une tache qui ne se lave point, et la victime d'une trahison gagne plus à mourir que le traître.

LE ROI
336Comme il vous plaira. Voici un papier qui dégage expressément votre responsabilité.

(Il lui remet le papier. Lisez.)

DON SANCHE
337 (lisant) « Sancho Ortiz, je vous charge, pour moi et en mon nom , de donner la mort à l'homme désigné dans ce papier. Je me porte fort pour vous, et si vous êtes inquiété de quelque manière, je vous promets, par ces présentes, de vous couvrir de ma protection : MOI, le roi. »

DON SANCHE
338Comment Votre Majesté paraît-elle si peu me connaître? A moi, un papier, un engagement écrit ? — Non. Ici ma loyauté se fie en vous plus qu'en tous les papiers. Si l'effet de vos paroles est tel qu'il opère sur les montagnes, s'il est aussi inévitable qu'assuré, en me donnant votre parole, seigneur, vous rendez tout papier inutile. Sans ce papier, l'homme désigné est plus sûr de périr qu'avec lui. Votre parole perd à un engagement par écrit. (Il le déchire.) Vous ne tarderez pas à être obéi. Je ne vous demande pour réponse que d'obtenir la main de la femme que j'aime.

LE ROI
339Fût-elle la plus grande dame de Castille, je vous l'accorde.

DON SANCHE
340Puisse l'Arabe s'humilier devant Votre Majesté ! Que la mer voie triompher sa royale et glorieuse bannière !

LE ROI
341Sancho, vos vaillants exploits recevront leur récompense. — Cet autre papier vous dira le nom de l'homme qui doit périr. (Il lui remet le papier.) Ne soyez pas étonné en l'ouvrant. J'ai ouï dire qu'il est un des vaillants de Séville.

DON SANCHE
342C'est ce que nous allons voir.

LE ROI
343Ce secret, Sancho, demeure entre nous deux. Je n'ai pas besoin d'en dire davantage. Vous m'entendez... Diligence et mystère.

(Le roi sort.)

SCÈNE VII

CLARINDO, DON SANCHE.

CLARINDO
344Il me tardait de vous rencontrer ayant de si bonnes nouvelles à vous apprendre. Donnez-moi, seigneur, mes étrennes, quand vos vœux les plus chers sont couronnés.

DON SANCHE
345Tu es de bonne humeur aujourd'hui !

CLARINDO
346Comment? Le cœur ne vous dit rien.

(Il lui remet un billet.)

DON SANCHE
347De qui vient ce papier?

CLARINDO
348D'Estelle, que j'ai vue plus belle et plus brillante que le soleil. Elle m'a chargé de vous remettre ce billet, et de vous demander mes étrennes.

DON SANCHE
349A propos de quoi ?

CLARINDO
350De votre mariage qui va avoir lieu dans un moment.

DON SANCHE
351Que dis-tu ? J'en mourrai de'joie. Estelle sera ma femme ! L'astrecharmant qui annonce l'aurore va m'appartenir î — Rayons dorés du soleil, ne recélez que de la joie dans vos abîmes de lumière. (Lisant.) « Cher époux, il est venu le jour si désiré. Mon frère va te chercher pour me donner, à moi la vie, à toi la récompense. Les moments sont précieux. Ne tarde pas à le rejoindre, empresse-toi .de saisir l'occasion. Ton Estelle. » O miracle de beauté ! Quel bonheur sera le mien avec une telle Étoile. — Préviens mon majordome de l'heureux lien que je vais contracter. Qu'il dispose à l'instant les livrées de famille qui sont en réserve pour ces occasions. Je veux que mes pages ceignent leur tète de belles couronnes de plumes ; et toi, prends pour étrenne cette hyacinthe. Je te donnerais aussi bien le soleil, dût le soleil être la pierre de l'anneau.

CLARINDO
352Vivez, Seigneur, plus longtemps que les rochers, enlacé comme le lierre à votre jeune épouse, et, pour dire davantage, puissiez-vous vivre et durer plus longtemps qu'un sot.

(Il sort.)

DON SANCHE
353Allons à la recherche de Busto. Je meurs partagé entre la crainte et l'espérance. Dans mon anxiété, j'oubliais le roi. C'est mal. Ouvrons ce papier, et sachons qui doit périr. (Lisant.) « L'homme à qui vous devez donner la mort, s'appelle, don Sanche, — Busto Tabera. » Grand Dieu ! Et j'ai pu consentir! (Amèrement, après une pause.) — Toute cette vie n'est qu'un jeu embrouillé, où les atouts sont mêlés aux basses caries, une succession de bonheurs et de disgrâces. Je gagnais d'abord; puis le jeu s'est arrangé de manière à me donner la mort. — Ai-je bien lu?... Ah ! je n'aurais pu épeler ce nom fatal, s'il n'eût été tracé sur le papier t Voyons encore: « L'homme à qui vous devez donner la mort s'appelle, don Sanche, — Busto Tabera. » Je suis perdu ! Que faire ! J'ai donné ma parole au roi... et il me faut renoncer à la sœur... Sancho Ortiz, cela ne peut être; Busto vivra. — Mais faut-il que les désirs l'emportent sur l'honneur? meure donc Busto; qu'il meure ! – Arrête, main cruelle, et laisse, ah ! laisse vivre Busto ! Mais je suis infidèle à l'honneur, si j'écoute mon amour! . Hélas ! qui peut résister à sa tyrannie ? Mieux vaut mourir ou m' éloigner, de manière à continuer au roi mes services. Sauvons la vie à Busto. — Non, je veux obéir au roi : « L'homme à qui vous devez donner la mort s'appelle « Busto Tabera. » Si c'était par amour pour Estelle que le roi le fît tuer... Oui, c'est par amour pour Estelle. Eh bien ! sa sœur ne le fera pas mourir. Je veux affronter le roi et le défendre. — Non, je suis chevalier, et ce n'est pas ce qui me plaît que je dois faire, c'est ce que je dois. Or, quel est ici mon devoir? D'obéir à mon premier engagement? Mais, il n'est pas de loi qui m'impose cette obligation. Si, cette loi existe. Le roi fût-il injuste, il n'a de compte à rendre qu'à Dieu. N'écoutons plus mon fol amour : quoi qu'il m'en coûte, mon devoir m'ordonne de soutenir la cause du roi.

SCÈNE VIII

Une rue.

BUSTO, DON SANCHE.

BUSTO
354Heureux de vous avoir rencontré, beau-frère.

DON SANCHE
355[à part] (Quelle affreuse disgrâce! Il me cherche pour me donner la vie, et moi pour le tuer!)

BUSTO
356Frère, voici venu le jour de votre hymen tant désiré.

DON SANCHE
357[à part] (Dis plutôt le jour qui met le comble à ma misère. Dieu de bonté, qui se vit jamais en extrémité si cruelle? Ici même, je suis contraint de tuer l'homme que j'ai le plus chéri... Se résigner à perdre sa sœur... Ah! tout est fini pour moi!...)

BUSTO
358Vous êtes déjà par contrat marié à doña Estrella.

don sancho
359J'ai du me marier avec elle. Je la refuse, et retire ma parole aujourd'hui.

BUSTO
360Ai-je bien entendu? C'est à moi que s'adressent ces paroles?...

DON SANCHE
361A vous, Busto Tabera, à vous-même.

BUSTO
362Si vous savez que je m'appelle Tabera, comment osez-vous me parler ainsi ?

DON SANCHE
363C'est bien parce que je vous connais que je tiens ce langage.

BUSTO
364Vous connaissez alors un homme qui réunit en lui sang, valeur et noblesse, et qui tire son principal honneur de la vertu, sans laquelle il n'est point d'honneur. — Sancho Ortiz, craignez mon courroux.

DON SANCHE
365Craignez plutôt le mien.

BUSTO
366Le vôtre? d'où peut-il naître?

DON SANCHE
367D'avoir à vous parler.

BUSTO
368Si à mon honneur, à ma loyauté, vous trouvez quelque chose à redire, vous mentez comme un infâme, et je vais vous le prouver.

(Il tire son épée.)

DON SANCHE
369 (l'épée à la main) Que parles-tu de prouver, traître? [à part.] (Pardonne-moi, amour; l'offense faite au roi me bouleverse, et je ne puis me contenir.)

(Ils se battent.)

BUSTO
370Arrête ! je suis mort.

(Il tombe.)

DON SANCHE
371Ah! je n'avais plus ma tête! Je l'ai frappé sans le savoir. Maintenant, ô' mon frère, j'ai repris mes sens, tue-moi, c'est ce que je demande. Que ton épée se plonge dans ma poitrine. Livre passage à mon âme.

BUSTO
372Frère, je vous laisse Estelle. Protégez-la. Adieu.

(Il expire.)

DON SANCHE
373Épée cruelle, — sanguinaire et détestable homicide, tu m'as ravi la moitié de moi-même. Achève ton ouvrage; qu'un nouveau coup mortel soit la rançon de sa vie.

(Il lève son épée.)
(Entrent les deux premiers alcades , don Pedro de Guzman , Farfan de Ribera, et d'autres personnages.)

DON PEDRO
374 (vivement) Arrêtez! Que signifie?...

DON SANCHE
375Pourquoi me retenir si j'ai mis au tombeau la moitié de ma vie?

DON FARFAN
376Quelle affreuse aventure !

DON PEDRO
377Expliquez-vous?...

DON SANCHE
378J'ai tué mon frère, Séville voit un affreux Gain qui a fait couler le sang d'un innocent Abel. Il est là : tuez-moi près de lui. Il est mort de ma main : que ma mort venge la sienne.

(Entre don Arias.)

DON ARIAS
379Qu'est ceci?...

DON SANCHE
380Une rigueur outrée, l'effet d'un scrupule d'honneur, dont le pouvoir règne si despotiquement sur les hommes. Dites au roi, mon seigneur, que chez les Sévillans, les faits ne tardent pas à suivre les paroles. Pour y être fidèles, vous le voyez, ils outragent les Estdles, foulent aux pieds les liens fraternels.

DON PEDRO
381à don Arias Il a donné la mort à Busto Tabera.

DON ARIAS
382Quelle téméraire audace!

DON SANCHE
383Qu'on m'arrête, qu'on m'emmène. Il est juste que celui qui a tué périsse. Voyez où peut conduire le dévouement.

DON PEDRO
384Qu'on le mène en prison, à Triana! : la ville commence à s'agiter.

DON SANCHE
385Busto Tabera ! cher ami !...

DON PEDRO
386Cet homme a perdu la tête.

DON SANCHE
387Laissez-moi prendre dans mes bras ce corps glacé que baigne un si noble sang. Je serai son soutien, et lui rendrai un moment la vie que je lui ai ôtée.

DON PEDRO
388Il devient fou.

DON SANCHE
389J'ai brisé mon cœur pour obéir à la loi. C'est à la fois, monsieur, être roi et ne pas l'être. Comprenez-moi, s'il vous plaît, ou plutôt n'essayez pas de comprendre, puisque je ne m'explique pas. Je l'ai tué; le cas n'est pas niable, mais je me tais sur le motif : qu'un autre s'explique sur le motif, quand je déclare, moi, que je l'ai tué.

(Tous sortent en emportant le cadavre.)

SCÈNE IX

Salle dans la maison de Busto Tabera.
ESTELLE, TEODORA.

ESTELLE
390 (à sa toilette) Suis-je bien mise? je ne sais, tant j'ai mis de hâte à m'habiller. Donne-moi un miroir, Teodora.

TEODORA
391Il faudrait, madame, vous mirer eh vousmême. Où trouver plus fidèle miroir? Quel est le cristal qui réfléchit jamais tant de beauté?

ESTELLE
392J'ai le teint échauffé, le visage altéré.

TEODORA
393Effets de pudeur et de crainte. Le sang monte à vos joues pour saluer votre bonheur.

ESTELLE
394Il me semble voir mon époux, le visage inondé de joie, qui vient m'offrir la main avec mille tendres caresses. Il me semble entendre ses doux propos. Je l'écoute, et mon ame qui s'échappe par mes yeux essaye vainement de dissimuler son ivresse. Jour fortuné, Teodora, que ne dois-je pas à mon étoile ?

TEODORA
395On dirait qu'il y a du bruit dans la rue. — Ah! le miroir est tombé! (Le relevant.) C'est par jalousie. Le voilà maintenant en mille pièces.

ESTELLE
396Il s'est brisé?

TEODORA
397Oui, madame.

ESTELLE
398A merveille. Il comprend que j'attends le cristal où se mireront mes yeux. Laissons donc se briser le miroir, chère amie; désormais, je ne veux en avoir d'autre que les yeux de mon époux.

(Entre Clarindo en habit de grand gala.)

CLARINDO
399Voilà, madame, qui n'annonce que bonheur et joie. Les plumes au chapeau sont synonymes de bans de mariage. — J'ai remis à mon maître votre billet, et il m'a donné cette bague en étrennes.

ESTELLE
400Je veux faire un marché avec toi. Prends ce diamant, et donne-moi ta bague.

CLARINDO
401 (étant sa bague) La pierre s'est fendue en deux. Ce sera de chagrin. On dit que l'hyacinthe souffre de ce mal, môme quand on l'a ôtée. Elle est brisée palle milieu.

ESTELLE
402Peu importe. Je suis charmée que les pierres paraissent sensibles à mon bonheur, à mes joies. Jour fortuné! ô mes amis, quelle étoile est la mienne!

TEODORA
403Il y a foule en bas dans le vestibule.

CLARINDO
404On dirait des gens qui montent par l'escalier.

ESTELLE
405Comment soutenir le poids de ce bonheur?

SCÈNE X

Entrent les deux premiers ALCADES, accompagnés d'hommes portantle cadaivre de Busto.

ESTELLE
406Mais, que vois-je, grands dieux!...

DON PEDRO
407Le malheur et l'infortune sont le lot de l'humanité. Cette vie est une vallée de larmes. Busto Tabera n'est plus.

ESTELLE
408O fortune ennemie !

DON PEDRO
409Il vous reste une consolation : le cruel homicide, Sancho Ortiz de las Roelas, est arrêté, et dès demain il en sera fait bonne justice.

ESTELLE
410Hors d'ici , troupe ennemie! la rage de l'enfer est clans votre langage. Mon frère est mort, et c'est, ditës-vous, Sancho Ortiz qui l'a tué?... Se peut-il qu'on prononce, se peut-il qu'on entende de telles paroles sans mourir ! — Et je vis?... Je suis donc un marbre insensible? O jour cruel! — Voyez, amis, quelle étoile est la mienne. Ah! si vous avez quelque sentiment de pitié, tuez-moi, tuez-moi.

DON PEDRO
411Sa douleur l'égaré, et il y a de quoi.

ESTELLE
412Malheureuse a été mon étoile! Mon frère est mort, et mort de la main de Sancho Ortiz : trois âmes réunies en un seul cœur maintenant séparées! Laissez-moi : je ne me connais plus!...

DON PEDRO
413Le désespoir l'accable.

FARFAN
414Beauté infortunée!

DON PEDRO
415Qu'on la suive...

CLARINDO
416Madame...

ESTELLE
417Laisse-moi, malheureux! qui me rappelles le fratricide. Puisque tout est fini pour moi, je veux en finir avec la vie. Fatale journée! Ah! Teodora, regarde comme a tourné mon étoile !

FIN DE LA DEUXIÈME JOURNÉE.

TROISIÈME JOURNÉE

SCÈNE I

Salon de l'Alcázar.
LE ROI, LES DEUX ALCADES, DON ARIAS.

DON PEDRO
418Il reconnaît l'avoir tué, mais il se tait sur le motif.

LE ROI
419Il ne donne aucune raison?

DON FARFAN
420Il se borne à répondre : «Je ne sais. »

DON PEDRO
421Quel étrange mystère!

LE ROI
422Parle-t-il d'avoir été provoqué?

DON PEDRO
423En aucune manière.

DON ARIAS
424Quel imbroglio bizarre!

DON PEDRO
425Il avoue lui avoir donné la mort; il ignore s'il la méritait. Il se borne à reconnaître qu'il l'a tué, parce qu'il avait donné sa parole de le faire.

DON ARIAS
426Il doit y avoir eu provocation.

DON PEDRO
427Il le nie.

LE ROI
428Retournez, et lui dites que je l'invite à présenter sa justification. Assurez-le de mon affection; mais qu'il ne m'oblige pas à recourir à la rigueur du châtiment. Qu'il déclare à quelle occasion il a donné la mort à Rusto Tabera, et qu'il en explique sommairement le motif, plutôt que de s'exposer à mourir comme un niais. Qu'il dise si c'est par l'ordre ou en considération de quelqu'un; à quelle impulsion il a obéi. Je suis prêt à accueillir sa justification, sinon, qu'il se prépare à la mort.

DON PEDRO
429Il ne demande pas mieux. Il meurt de regret. Un acte si odieux, si dur, si farouche, le met hors de lui-même.

LE ROI
430Il ne se plaint de personne?

DON PEDRO
431Non, sire, il est tout entier à sa douleur.

LE ROI
432Remarquable et rare énergie!

DON FARFAN
433Il n'inculpe personne, et n'accuse que lui-même.

LE ROI
434 (à don Arias) Jamais on n'aura vu au monde deux hommes pareils. Plus je songe à leur valeur, plus j'ai de regret. Dites-lui encore unô fois qu'il déclare à quelle impulsion il a obéi. Qu'il s'explique et me charge moi-même, s'il le faut. S'il ne parle à l'instant même, demain, sur un échafaud, il servira d'exemple à Séville.

DON ARIAS
435J'obéirai.

(Les alcades sortent avec don Arias.)

SCÈNE II

Entre DON MANUEL.

DON MANUEL
436Doña Estrella fait demander à Votre Majesté la permission de lui baiser les mains.

LE ROI
437Qui l'en empêche?

DON MANUEL
438Le peuple, sire.

LE ROI
439A quel propos ? — Donnez-moi un fauteuil, et faites entrer à l'instant.

DON MANUEL
440Je cours la prévenir.

LE ROI
441Je vais voir cette beauté obscurcie, et pareille à l'étoile qui brille au sein de la tempête.

DON MANUEL
442La voici : son éclat est encore pareil à celui du soleil, mais du soleil voilé par les brouillards du matin.

(Entre Estelle accompagnée de sa suite.)

ESTELLE
443Don Sanche, roi illustre et très-chrétien de Castillo, non moins célèbre par tes exploits que fameux par tes vertus, la malheureuse Estelle, voilant ses rayons sous de noirs habits de deuil, symbole de sa douleur, vient te demander justice, à condition que tu ne seras pas l'exécuteur de sa vengeance. Laisses-en le soin à mon choix. Je ne veux pas retenir mes larmes. Noyés de pleurs, mes yeux t'expriment suffisamment mes regrets. — J'aimais Tabera, ce frère qui oublie aujourd'hui ses douleurs terrestres, en foulant l'azur des célestes parvis. Ce frère qui me protégeait, je le regardais comme un père, me guidant avec respect d'après ses conseils. Je vivais heureuse avec lui, sans permettre aux rayons du soleil de me ternir, n'ayant d'ailleurs que rarement occasion de m'en défendre. Séville enviait notre union. A ses yeux, Tabera ne vivait que pour Estelle. Un chasseur barbare vient à bander la corde de l'arc, dont le trait cruel va frapper mon frère, et détruit ma félicité. J'ai perdu mon frère, perdu un époux. Je demeure seule; et tu ne parais pas songer à tes devoirs de roi, cjont rien pourtant ne saurait te dispenser. Faismoi justice, seigneur. Livre-moi le coupable; remplis ton devoir en ce point, mais laisse-moi fixer la peine.

LE ROI
444Calmez-vous, et essuyez ces beaux yeux, si vous ne voulez que mon palais s'embrase, car les étoiles sont larmes du soleil, comme chacun de ses rayions est topaze. Rendez à l'aurore ses trésors, et que le ciel les récèle jaloux, car il n'est pas bon qu'ils se perdent sur la terre. — Prenez cet anneau; il abaissera devant vous les portes du château de Triana; on vous livrera le prisonnier. Soyez pour lui la tigresse des rochers d'Hyrcanie, sans oublier qu'à la honte de l'homme les animaux sauvages lui servent quelquefoisd'enseignement.

ESTELLE
445Seigneur, ici la vertu consiste dans la rigueur Si Tabera est mort, il demeure un Tabera. Si sur mon visage reposait l'honneur de ma maison, mes mains l'arrangeraient de manière qu'il devînt l'effroi des plus cruels tyrans.

(Tous sortent, à l'exception du roi.)

LE ROI
446Si Sancho Ortiz lui est livré, je crains qu'elle ne le tue de sa propre main. Faut-il qu'en un vase de si rare perfection Dieu permette que se trouve la cruauté? Voyez les conséquences d'un moment d'erreur. J'ai armé la main de don Sanche, et en ce moment je le livre. Quand l'amour pénètre sous la pourpre des rois, il ne reconnaît plus d'autre loi que son caprice.

SCÈNE III

Prison dans le château de Triana.
DON SANCHE, CLARINDO, MUSICIENS.

DON SANCHE
447Eh bien ! Clarindo, mon aventure ne t'aura pas inspiré quelques vers?

CLARINDO
448Des vers, monsieur, quand la poésie est si mal récompensée? A la dernière fête sur la place, plusieurs me commandèrent des vers; depuis, me rencontrant dans la rue, comme s'ils avaient eu affaire à leur tailleur : Eh bioii! disaient-ils, mon compliment est-il prêt? Ils étaient plus pressés que s'il se fut agi d'une reprise. Si j'avais eu de quoi manger, j'aurais été plus muet qu'Anaxagore, et j'aurais envoyé promener les génies grecs et latins.

(Entrent les alcades et don Arias.)

CLARINDO
449Je crois, monsieur, que l'on vient vous lire votre sentence.

DON SANCHE
450 (aux musiciens) Vite, vous autres, chantez-moi un air. — Oui, la mort est bienvenue, et je veux par des chansons faire paraître mon contentement. Je veux en outre leur faire voir que mon cœur ne tremble pas, et qu'il sait être calme devant la mort.

CLARINDO
451[à part] (Admirable sang-froid! Que ferait de mieux un ivrogne allemand, au nez rougi par les caresses de la bouteille?)

(Les musiciens chantent.)

LES MUSICIENS
452« Puisque mon plus grand malheur consiste en ce que je vis, je vais obtenir de la mort ce que d'autres gagnent à vivre. »

CLARINDO
453L'énigme est jolie, ma foi!

DON SANCHE
454Spirituelle et de circonstance.

LES MUSICIENS
455 (continuant) « Il n'est rien qui vaille la « mort à celui qui vit en mourant. »

(Les musiciens sortent.)

DON PEDRO
456De la musique, monsieur? Est-ce bien le moment?

DON SANCHE
457Connaissez-vous pour un prisonnier meilleur moyen d'alléger sa souffrance?

DON FARFAN
458 (à don Pedro) Quand la mort est suspendue sur sa tète, et qu'il doit attendre d'instant en instant la sentence fatale, il se fait faire de la musique?

DON SANCHE
459Je suis cygne, et j'attends la mort en chantant.

DON FARFAN
460L'instant fatal est arrivé.

DON SANCHE
461Les pieds et les mains je vous baise pour la nouvelle que vous m'apportez. Jamais ne m'apparut plus belle journée.

DON PEDRO
462Sancho Ortiz de las Roelas, dites, reconnaissez-vous avoir donné la mort à Busto Tabera?

DON SANCHE
463Oui, je le déclare hautement. — Cherchez des tourments nouveaux qui fassent oublier à l'Espagne Mézence et Phalaris.

DON FARFAN
464Vous l'avez tué; par quel motif?

DON SANCHE
465Je l'ai tué, je le reconnais. Quant au motif que je parais cacher si bien, que quelqu'un le dise, s'il le connaît. Pour moi, j'ignore la cause de la mort de Busto; tout ce que je sais, c'est que je l'ai tué sans la connaître.

DON PEDRO
466Mais il y a trahison à tuer un homme sans motif.

DON SANCHE
467Il faut bien qu'il en ait fourni à quelqu'un, puisqu'il est mort.

DON PEDRO
468A qui?

DON SANCHE
469A celui qui m'a mené au point où je suis, c'est-à-dire au commencement de la fin.

DON PEDRO
470Son nom.

DON SANCHE
471Je ne puis le dire : on m'a demandé le secret. Magnanime par le bras, je dois l'être aussi par mon silence; et pour me mettre à mort moi-même, qu'il vous suffise de savoir que je l'ai tué, sans m'en demander le motif.

DON ARIAS
472Seigneur Sancho Ortiz, je viens ici, au nom et à la requête de Sa Majesté, vous demander de déclarer quelle est la cause de celle déplorable aventure; s'il y a là dedans un ami, une femme, un parent, ou quelque grand seigneur de ces royaumes. Et si vous avez de lui quelque papier, quelque caution ou convention écrite ou signée, faites-le connaître sur-le-champ, comme c'est votre devoir.

DON SANCHE
473Si je le fais, monsieur, ce devoir, je le trahirai. -Dites, je vous prie, à Sa Majesté, queje sais tenir mes promesses. Si le roi s'appelle Sancho le Brave, vous savez queje porte le même nom. Dites-lui que je pourrais avoir en effet un papier; mais il m'offense en me le demandant, car il m'a vu le déchirer. — J'ai tué Busto Tabera; je pourraisêtre libre d'un mot. Ce mot, je ne le dirai pas, sachant que ce serait violer ma parole. Je suis roi en ce que j'ai tenu la mienne; j'ai fait ce que j'avais promis. Que celui qui a promis fasse de même; qu'il soit esclave de sa parole comme moi.

DON ARIAS
474Si d'un mot vous pouvez vous justifier, c'est folie que de le taire.

DON SANCHE
475Je sais qui je suis; en demeurant ce que je suis, je me vaincs moi-même par le silence, et je fais affront à qui se tait. Chacun sent ce qu'il est, et fait paraître ce qu'il est par ses œuvres. Ici, les actes seront conformes à ce que nous sommes tous deux.

DON ARIAS
476Je vais répéter vos paroles à Son Altesse.

DON PEDRO
477Seigneur Sancho Ortiz, vous avez agi bien à la légère, et il y a peu de réflexion dans cette conduite.

DON FARFAN
478Vous avez gravement offensé le Corps municipal de Séville. Votre vie est entre ses mains, et sa colore peut faire tomber votre tête.

(Les alcades sortent suivis de don Arias.)

SCÈNE IV

DON SANCHE, CLARINDO.

CLARINDO
479Vous résigner à tant d'injustice? Est-ce possible ?

DON SANCHE
480J'accepte le châtiment des hommes et la punition du ciel. Déjà, Clarindo, elle commence. N'entends-tu pas un bruit sourd retentir dans les airs, accompagné d'éclairs et de tonnerre? Sur moi s'abaisse un trait de feu qui m'entortille comme un serpent.

CLARINDO
481Vous avez perdu la tête. [à part.] (Entrons dans son idée.)

DON SANCHE
482Je brûle.

CLARINDO
483Je grille.

DON SANCHE
484L'éclair t'a donc aussi frappé?

CLARINDO
485Voyez; me voilà réduit en cendres.

DON SANCHE
486Ah! mon Dieu!...

CLARINDO
487Oui, monsieur, en cendres comme un fagot de sarments.

DON SANCHE
488Nous voilà maintenant dans l'autre vie.

CLARINDO
489Oui, et, je crois, en enfer.

DON SANCHE
490En enfer? A quoi le juges-tu?

CLARINDO
491Parce que je vois, monsieur, dans ce château plus de mille tailleurs en train de mentir.

DON SANCHE
492Tu dis vrai : nous y sommes. Je vois l'Orgueil brûler dans les flammes de cette tour formée d'arrogants et de superbes. Je vois l'Ambition noyée dans un abîme de feu.

CLARINDO
493Et un peu plus loin une légion de cochers.

DON SANCHE
494Si par ici roulent des carrosses, l'enfer sera bientôt démoli. — Mais, si nous sommes vraiment en enfer, comment n'y vois-je pas quelques greffiers?

CLARINDO
495On les refuse à la porte, pour qu'ils n'y fassent pas pousser les procès.

DON SANCHE
496Puisqu'on ne connaît pas les procès en enfer, l'enfer a été calomnié.

CLARINDO
497Voici là-bas un tyran qui s'appelle l'Honneur, entouré d'une foule de sots, victimes de sentiments outrés.

DON SANCHE
498Je veux me réunir à eux. — Honneur, un niais d'honneur se présente pour être des vôtres, ayant toujours été fidèle à vos lois. — Vous avez grand tort, car aujourd'hui le véritable honneur consiste à n'en plus avoir. Vous venez me chercher par ici, quand il y a des siècles que je suis mort. Procurez-vous de l'argent, mon cher; l'argent remplace l'honneur aujourd'hui. Quel est votre cas? — J'ai voulu tenir ma parole. — Vous me sembloz naïf. Tenir sa parole! Vous voulez rire. Mentir à sa parole, à la bonne heure : c'est le bel air dans ce temps-ci.

DON SANCHE
499J'avais promis de tuer un homme, hélas! et je l'ai tué! C'était mon meilleur ami. — Mauvais.

CLARINDO
500Du moins, pas très-bon.

DON SANCHE
501Détestable, en effet. — Qu'on le jette au fond d'un cachot, et qu'il soit condamné pour sa sottise.

CLARINDO
502[à part] (Dieu me pardonne! si je le hiisse continuer, il va perdre le jugement. Imaginons quelque moyen.)

(Il se met à crier.)

DON SANCHE
503Des cris ! Qui est-ce qui crie?

CLARINDO
504C'est la voix du chien Cerbère, portier de ce palais. — Vous ne me connaissez pas?

DON SANCHE
505Je crois que si.

CLARINDO
506Et vous? qui ètes-vous?

DON SANCHE
507Un raffiné d'honneur.

CLARINDO
508Partez vite. Nous n'avons que faire ici des gens d'honneur. Qu'on le prenne et qu'on l'emporte dans l'autre monde, à la prison de Séville, et plus vite que le vent. — Mais comment? — Les yeux bandés, pour qu'il n'ait pas peur dans le trajet. — Voilà qui est fait. (Il bande les yeux à don Sanche.) Que le diable boiteux le charge sur ses épaules, et le transporte là-bas d'un saut. — D'un saut? ça me va. (Clarindo s'empare de don Sanche.) — Pars, et emmène avec lui son compagnon par la main. (Il fait une pirouette et le dépose.) Vous voilà sur la terre, mon cher. Demeurez avec Dieu.

DON SANCHE
509Le diable a parlé de Dieu?

CLARINDO
510Oui, monsieur. Ce démon, avant d'entrer en fonctions, était chrétien et baptisé. C'est un Galicien de la rue des Francs.

DON SANCHE
511Il me semble sortir d'une extase. — Que Dieu me soit en aide! Ah! Estelle, que ma destinée est triste sans toi! Mais j'ai consenti à te perdre : je mérite mon châtiment.

(Entre l'alcaïde suivi d'Estelle voilée.)

ESTELLE
512Qu'on me remette à l'instant le prisonnier.

l'alcaïde
513Le voici, madame; et, selon les ordres du roi, je le remets entre vos mains. — Seigneur Sancho Ortiz, la volonté de Sa Majesté est que vous soyez remis aux mains de madame.

ESTELLE
514Suivez-moi, seigneur.

DON SANCHE
515Je rends grâces à votre pitié, si c'est pour me faire mourir; la mort est mon unique espoir.

ESTELLE
516Votre main; venez.

CLARINDO
517[à part] (Serions-nous dans le royaume des fées? )

ESTELLE
518Que personne ne suive.

CLARINDO
519Fort bien. (Sortent Estelle et don Sanche.) Vive Dieu! Voilà qui va bien! De Séville en enfer, et puis de l'enfer à Séville! Fasse Dieu que cette Estelle nous soit un guide favorable!

(Il sort.)

SCÈNE V

La campagne.
ESTELLE, toujours voilée, DON SANCHE.

ESTELLE
520Vous êtes rendu à la liberté. Allez avec Dieu, Sancho Ortiz, et n'oubliez pas la clémence et la pitié dont j'use envers vous. Allez avec Dieu; partez, vous êtes libre. — Vous hésitez! Qu'attendez-vous? Pourquoi tarder? C'est du temps perdu. Partez; un cheval vous attend. Votre valet a de l'argent pour la route.

DON SANCHE
521Madame, que je baise vos pieds!

ESTELLE
522Non; ce n'est pas le moment.

DON SANCHE
523Pardon : j'ai besoin de savoir à qui je dois ma délivrance, pour que je puisse, à l'occasion, reconnaître un si grand bienfait.

ESTELLE
524A une femme qui vous est dévouée. — Votre liberté est en mon pouvoir; je vous la rends. Allez avec Dieu.

DON SANCHE
525Je ne bouge pas d'ici si vous ne me dites qui vous êtes 1 , ou si vous ne levez votre voile.

ESTELLE
526Je ne puis en ce moment.

DON SANCHE
527Je veux payer la dette de ma liberté, de ma vie; je veux savoir à qui je suis redevable d'un tel bienfait, afin de m' acquitter un jour.

ESTELLE
528Je suis une femme de haut rang, et, pour dire la vérité, la femme qui vous aime le plus au monde, et à qui vous voulez le plus de mal. Adieu!

DON SANCHE
529Je n'en ferai rien, si vous ne vous dévoilez sur l'heure.

ESTELLE
530Puisqu'il le faut... (Levant son voile.) Reconnais-moi.

DON SANCHE
531Señora! Estelle de mon âme!

ESTELLE
532Je suis l'étoile qui te guide et te dérobe à la mort. Fuis; tu le vois, l'amour a étouffé la voix de ma colère. Je t'aime et ne veux être que ton astre favorable.

DON SANCHE
533Toi, belle et resplendissante auprès de Ion mortel ennemi! Toi si sensible! Sois moins généreuse envers moi : la compassion est ici cruauté, puisque le châtiment serait compassion. Fais-moi donner la mort. Tu accorderais la liberté à l'homme qui a tué ton frère?... Il ne faut pas que je vive quand ma main a versé son san'g. Il est juste que celui qui s'est privé d'un tel ami se perde luimême. Libre maintenant, je me livre à la mort, à cette mort que j'invoquais quand j'étais prisonnier.

ESTELLE
534Mon amour est plus fort, plus vaillant; il te sauvera la vie.

DON SANCHE
535Tu veux me délivrer, et moi je vais chercher la mort, car si tu montres qui tu es, je dois faire voir qui je suis.

ESTELLE
536Pourquoi mourir?

DON SANCHE
537Pour te venger.

ESTELLE
538De quoi?

DON SANCHE
539De ma trahison.

ESTELLE
540Tu es cruel.

DON SANCHE
541Non, je suis juste.

ESTELLE
542Tu n'as plus de partie.

DON SANCHE
543L'amour est ma partie.

ESTELLE
544C'est me punir.

DON SANCHE
545Non, c'est t'aimer.

ESTELLE
546Gomment le prouves-tu?

DON SANCHE
547Par ma mort.

ESTELLE
548Un mot encore.

DON SANCHE
549Je n'écoute rien.

ESTELLE
550Où vas-tu?

DON SANCHE
551A la mort, puisque c'est t'offenser que de vivre.

ESTELLE
552Vis et sois libre.

DON SANCHE
553Ce n'est pas juste.

ESTELLE
554Qui t' accuse ?

DON SANCHE
555Ton dédain.

ESTELLE
556Moi? je t'aime.

DON SANCHE
557Il n'importe.

ESTELLE
558Y songes-tu?

DON SANCHE
559Je songe à mon honneur.

ESTELLE
560Va donc, insensé, va mourir; mais je ne te survivrai pas.

(Ils se séparent.)

SCÈNE VI

Salon de l'Alcazar.
LE ROI, DON ARIAS.

LE ROI
561Il ne veut pas avouer que je lai ai donné l'ordre?

DON ARIAS
562Je ne vis jamais bronze plus ferme. Il s'est d'abord renfermé dans une complète dénégation, et a fini par dire qu'ayant tenu sa promesse, c'est à l'homme envers qui il s'est obligé à tenir la sienne.

LE ROI
563Il espère venir à bout de moi par le silence.

DON ARIAS
564Il s'y croit parvenu.

LE ROI
565Il a été fidèle à sa parole, et je me sens humilié de ne pouvoir tenir celle que je lui ai donnée dans un moment de dépit.

DON ARIAS
566Cette parole donnée, vous devez la tenir. C'est la le devoir du premier venu. Mais la parole d'un roi se transforme en loi en tombant de ses lèvres, et tout doit s'incliner devant la loi.

LE ROI
567Oui, si on interprète la loi par la raison naturelle.

DON ARIAS
568Il le faut bien. Un sujet ne demande pas la loi au roi : il n'est tenu qu'à l'exécuter à l'aveugle, sans autre information. C'est au roi à réfléchir. Vous avez aujourd'hui promulgué la loi sur ce papier, et puisqu'il l'a exécutée, vous avez à subir les conséquences de la loi que vous avez faite en lui ordonnant de tuer Busto Tabora. Si la loi n'avait pas existé par votre fait, il n'aurait pas songé à le tuer.

LE ROI
569Quoi ! je suis forcé de déclarer que c'est moi qui ai commandé de lui donner la mort, et que j'ai usé de cette cruauté envers un homme qui ne m'avait fait aucune oifense? Que dira de moi, don Arias, la Municipalité de Séville, en voyant que je suis l'auteur du meurtre? Que dira-t-on en Castille? en ce moment où don Alphonse me proclame usurpateur, et où le Souverain Pontife me flétrit de ses censures. Peut-être en viendra-t-il à appuyer le parti de mon neveu, dont le succès est dès lors assuré. J'aurais tort, je le crois. — D'un autre côté, laisser mourir Sancho Ortiz est une honte. Cruelle perplexité !

DON ARIAS
570Votre Majesté peut gagner les alcades par des caresses, et leur demander de se montrer cléments, en n'exigeant pour le crime d'autre châtiment que l'exil. Sancho Ortiz sera donc puni. Votre Majesté se déclare ensuite pour lui, et le fait l'objet de quelque faveur. Vous pouvez, par exemple, lui donner un commandement sur la frontière.

LE ROI
571Tu as raison. Mais si, moyennant l'anneau que je lui ai remis, Doña Estrella a déjà poussé la chose à l'extrême ? Que faire alors ?

DON ARIAS
572Il y a remède à tout. J'irai m'assurer en votre nom de sa personne, sous quelque prétexte; puis, sans accompagnement et sans bruit, je Ja conduirai à l'Alcazar. Là, vous l'amènerez à votre but; et, comme moyen, vous pourrez, seigneur, lui proposer de la marier à quelque grand de la Cour. Sa personne et sa noblesse méritent un époux de haut rang.

LE ROI
573Quel regret j'ai de ma faiblesse, don Arias, et qu'il a raison ce philosophe qui disait que celui-là seulement mérite le nom de sage, qui sait user à propos de sévérité ou de clémence. — Oui, va t'assurer de doña Estrella; cette mesure met fin à mon cruel embarras. Je l'apaiserai en lui donnant pour époux un ricohombre de Castille; je lui donnerais mon trône, si je le pouvais, car, ce frère, cette sœur sont dignes de l'immortalité.

DON ARIAS
574Les gens de ce pays-ci font vraiment pâlir la vertu romaine.

(Il sort.)

SCÈNE VII

Entre LE GOUVERNEUR du château.

LE GOUVERNEUR
575Que je baise les pieds de Votre Majesté !

LE ROI
576Vous à mes pieds, Pedro de Caus? Pour quel motif ?

LE GOUVERNEUR
577Cet anneau gravé à vos armes appartient-il à Votre Majesté ?

LE ROI
578Oui, cet anneau vous couvre et vous meten sûreté contre toute espèce de délit.

LE GOUVERNEUR
579Couverte d'un voile épais, une femme s'est présentée àTriana, disant que Votre Majesté ordonnait de lui remettre Sancho Ortiz. J'ai soumis cet ordre aux gardiens, lesquels en voyant l'anneau ont tous été d'avis de livrer le prisonnier. J'ai obéi. Un moment après, revient Sancho Ortiz, demandant à grands cris qu'on lui rouvre les portes du château. — Je neveux pas souscrire au commandement du roi, s'écriait-il, comme en délire. Je veux mourir. Le meurtrier de Tabcra mérite la mort. Je lui barrai le passage; mais il criait si haut qu'il fallut lui ouvrir. — Il est là, résigné tranquillement à la mort.

LE ROI
580Je ne vis jamais peuple plus noble, plus chrétien, que celui de cette cité ! Arrière, bronzes, marbres et statues !

LE GOUVERNEUR
581Cette dame nous a dit qu'elle l'avait mis en liberté, niais qu'il n'a pas voulu accepter, quand il a su qu'elle était la sœur de ce Busto Tabera, à qui il a donné la mort.

LE ROI
582Voici qui me surprend encore davantage. Leur magnanimité offense la nature : l'une, avec toute raison pour se montrer cruelle, pardonne à son ennemi et le délivrent lui, pour ne pas être inférieur à tant de générosité, revient s'offrir à la mort. Si leurs actions parviennent à la postérité, le burin qui en sera fait sera immortel. — Pedro de Caus, prenez un carrosse, et sans bruit, sans appareil, amenez au palais Sancho Ortiz dans le plus grand secret.

LE GOUVERNEUR
583J'obéis.

SCÈNE VIII

Entre UN SERVITEUR.

LE SERVITEUR
584Les deux premiers alcades demandent à voir Votre Majesté.

LE ROI
585Qu'ils entrent. Ils peuvent garder leurs verges. (Sort le serviteur.) J'espère pouvoir tenir ma parole à Sancho Ortiz, sans trahir mon secret.

(Entrent les deux alcades.)

DON PEDRO
586Sire, la cause est entendue, et la justice doit suivre son cours.

LE ROI
587Qu'elle le suive. Je vous demande seulement de considérer ceci. Vous êtes pères de la patrie, et la justice gagne quelquefois à être tempérée par la clémence. Sancho Ortiz est regidor de Séville, comme l'était celui qui n'est plus ; si l'un demande vengeance, l'autre réclame la pitié.

DON FARFAN
588Nous sommes premiers alcades de Séville; sur nous repose en ce moment le fardeau de sa confiance et de son honneur. Ces verges sont l'emblème de Votre Majesté. Si l'on abuse de votre image sacrée, c'est une offense à voire personne. Tenues en droiture, ces verges regardent Dieu; si elles plient et fléchissent, elles s'inclinent vers l'homme, et s'éloignent du ciel en faiblissant.

LE ROI
589Je ne demande point qu'elles fléchissent; je veux seulement que votre justice s'accorde avec l'équité.

DON PEDRO
590Sire , c'est au nom de Votre Majesté que nous rendons la justice. A votre sanction sont liées les espérances des criminels. Sauvez la vie à Sancho Ortiz, puisque vous n'avez de compte à rendre qu'à vous-même. Dieu fait les rois; Dieu transporte de Saül à l'humble David les insignes de la souveraineté.

LE ROI
591 (à Farfan) Entrez ici (lui indiquant une porte) ; examinez les motifs de la sentence, et que Sancho Ortiz subisse le supplice ordonné par la loi. Vous, don Pedro de Guzman, un mot en particulier, je vous prie.

(Sort Farfan de Ribera.)

DON PEDRO
592Que souhaite Votre Majesté?

LE ROI
593En donnant la mort à Sancho, mon' cher don Pedro, vous ne rendrez pas la vie au trépassé ! Évitons les extrêmes.' Ne serait-il pas possible de l'exiler à Gibraltar, à Grenade, où il pourrait , à mon service, trouver une mort volontaire ? Qu'en dites-vous?

DON PEDRO
594Je suis don Pedro de Guzman, qui se met aux pieds de Votre Majesté. A vous appartient ma vie; à vous ma fortune et mon épée.

LE ROI
595Embrassez-moi, don Pedro de Guzman. Je n'attendais pas moins d'un si noble cœur. — Allez avec Dieu, et m'envoyez, je vous prie, Farfan de Ribera. [à part.] (La flatterie aplanit les montagnes.)

(Rentre Farfan.)

FARFAN
596Me voici à vos pieds.

LE ROI
597Farfan de Ribera; j'étais peiné de voir condamner à mort Sancho Ortiz. Mais, il s'agirait maintenant de changer cet arrêt en exil. Ce sera une mort prolongée qui durera toute sa vie. Je voudrais votre avis avant de me prononcer.

FARFAN
598Votre Majesté peut sans hésiter confier à Farfan de Ribera des affaires de plus d'importance. Pour son service, il n'est rien que n'entreprenne ma loyauté.

LE ROI
599Je le vois, vous êtes un Ribera. Soyez toujours un modèle de noblesse et de vertu. Adieu. (Farfan se retire.) Je suis content de ma négociation. Sancho Ortiz échappe à la mort, et je tiens ma promesse sans avoir été deviné. Il sera général sur quelque point de la frontière. Je le récompense en l'exilant.

(Rentrent les alcades.)

DON PEDRO
600La sentence est signée, mon redouté seigneur; il ne manque plus que de la soumettre à Votre Majesté.

LE ROI
601D'insignes chevaliers tels que vous l'auront rendue, je pense, dans les termes que je souhaite.

FARFAN
602Nous nous vantons surtout de notre loyauté.

LE ROI
603 (lisant) « Mandons et ordonnons qu'il ait la tête tranchée sur l'échafaud. » — Voilà la sentence que vous m'apportez signée ! Traîtres, c'est ainsi, vive Dieu ! que vous tenez la parole donnée à votre roi !

FARFAN
604Ayant déposé la verge, le plus humble de tous devra tenir sa parole, aux dépens de sa vie, aux dépens de son âme : la verge en main, que nul ne fasse ou prononce action ou parole coupable, en considération de qui que ce soit, sur la terre comme au ciel.

DON PEDRO
605Dépouillés de nos insignes, nous obéirons comme loyaux sujets; mais ne demandez pas un déni de justice à des alcades mayors ayant en main la verge. La Municipalité de Séville est ce qu'elle est.

LE ROI
606C'est bien; il suffit; tous vous me couvrez de confusion.

SCÈNE IX

LES MÊMES, DON ARIAS, ESTELLE.

DON ARIAS
607Doña Estrella attend les ordres de Votre Majesté.

LE ROI
608Que faire, don Arias? Quel est ton conseil dans ces embarras inextricables ?

LE GOUVERNEUR
609Sire, je vous amène don Sanche.

DON SANCHE
610Très-redouté seigneur, pourquoi ne pas mettre par la mort un terme à mes disgrâces ? Quand verrai-je la fin de mon tourment? J'ai tué Busto Tabera; eh bien ! que je meure : du sang pour du sang. Votre justice, seigneur, je l'appellerai miséricorde.

LE ROI
611Un moment. De qui avez-vous reçu l'ordre de le tuer?

DON SANCHE
612D'un papier.

LE ROI
613Signé de qui?

DON SANCHE
614Si le papier pouvait parler, il le dirait, la chose est évidente; mais un papier déchiré s'explique nécessairement fort mal. Tout ce que je sais, c'est que j'ai donné la mort à l'homme que j'aimais le plus au monde, parce que je l'avais promis. — Mais, voici Estelle qui attend h vos pieds ma mort, et qui, même h ce prix, ne sera pas assez vengée.

LE ROI
615Estelle, j'ai décidé votre mariage avec un grand de ma maison, jeune, beau, personnage de la plus haute distinction en Castille. En retour, nous vous demandons votre grâce et son pardon : il n'est pas juste que vous refusiez.

ESTELLE
616Eh bien! seigneur, si je suis mariée, que Sancho Ortiz soit libre; je renonce à ma vengeance.

DON SANCHE
617Ainsi tu m'accordes ton pardon parce que Sa Majesté te marie.

ESTELLE
618Oui, c'est pour cela queje te pardonne.

DON SANCHE
619Et vous vous trouverez ainsi assez vengée?

ESTELLE
620Vengée et satisfaite.

DON SANCHE
621Eh bien! pour que vos désirs s'accomplissent, j'accepte la vie, bien que j'eusse préféré la mort.

LE ROI
622Allez avec Dieu.

DON FARFAN
623Prenez garde, sire; cet accord est une offense pour Séville. Il faut qu'il meure.

LE ROI
624 (bas à don Arias) Que faire? Ces gens-là m'inpatientent et me déconcertent.

DON ARIAS
625Parlez.

LE ROI
626Que Séville donc me fasse mourir, puisque je suis la cause de cette mort. C'est moi qui en ai donné l'ordre, et cela suffit pour sa décharge.

DON SANCHE
627Mon honneur n'attendait que cet aveu. Le roi m'avait ordonné de tuer. Je n'aurais jamais sans un ordre du roi exécuté une action si barbare.

LE ROI
628Il dit la vérité.

FARFAN
629Dès lors Séville est satisfaite. Si Votre Majesté a donné un pareil ordre, elle avait sans doute ses motifs.

LE ROI
630La noblesse de Séville me laisse dans l'admiration.

DON SANCHE
631Moi, je vais partir pour l'exil, quand Votre Majesté aura tenu une autre promesse qu'elle m'a faite.

LE ROI
632Je la tiendrai.

DON SANCHE
633Vous vous êtes engagé à me donner pour femme la dame que je demanderais.

LE ROI
634C'est la vérité.

DON SANCHE
635Eh bien î je vous demande doña Estrella, et, prosterné à ses pieds, je requiers le pardon de mon crime.

ESTELLE
636Sancho Ortiz, je suis mariée.

DON SANCHE
637Mariée?

ESTELLE
638Oui.

DON SANCHE
639Je suis mort.

LE ROI
640Estelle, j'ai donné cette parole; je suis roi, et je dois la tenir. Que répondez-vous?

ESTELLE
641Qu'il soit fait selon votre plaisir. Je suis à lui!

DON SANCHE
642Je suis à elle.

LE ROI
643Que manque-t-ii donc?

DON SANCHE
644L'union des âmes.

ESTELLE
645Et cette union, le mariage ne pourra jamais l'établir.

DON SANCHE
646Je le sens bien ; c'est pourquoi je te rends ta parole.

ESTELLE
647Je te rends la tienne. Voir tous les jours, à table, dans mon lit, le meurtrier de mon frère... me ferait trop de mal.

DON SANCHE
648Et pour moi quel chagrin de passer ma vie auprès de la sœur de celui que j'ai tué injustement, quand je l'aimais comme mon âme.

ESTELLE
649Ainsi, nous demeurons libres.

DON SANCHE
650Libres.

ESTELLE
651Eh bien ! adieu.

DON SANCHE
652Adieu.

LE ROI
653Un moment...

ESTELLE
654Sire, l'homme qui a tué mon frère ne sera jamais mon époux, et pourtant je l'aime et je l'adore.

(Elle s'éloigne en pleurs.)

DON SANCHE
655Et moi qui l'aime tant, je renonce à elle. Cela est juste.

(Il sort.)

LE ROI
656Quelle grandeur !

DON ARIAS
657Quelle constance !

CLARINDO
658Moi, j'appelle cela de la folie.

LE ROI
659Je demeure étonné, stupéfait.

DON PEDRO
660Voilà le caractère des gens de Séville.

CLARINDO
661Vous avez entendu la tragédie que Lope vous a consacrée. Jamais ne sera oubliée l'ÉTOILE DE SEVILLE.

FIN DE LA TROISIÊME ET DERNIÈRE JOURNÉE.