SCÈNE I
Salon de l'Alcazar.
LE ROI, DON ARIAS, DON PEDRO DE GUZMAN,FARFAN DE RIBERA.
LE ROI
1Je suis touché de l'empressement de Séville, et je me regarde désormais comme le véritable souverain de l'Espagne. D'aujourd'hui mon règne commence puisqu aujourd'hui Séville m'honore et m'appuie. Nul ne pourrait se dire roi d'Espagne qui ne régnerait pas dans Séville. Je tiens à la payer des frais de ma réception, des magnificences de mon entrée. Ma cour s'arrêtera quelque temps en vos murs. Il est naturel que la cour deGaslille s'établisse à Séville, puisque régner à Séville, c'est régner en Gastille.
DON PEDRO
2Nous, ses premiers alcades, nous demandons à baiser vos pieds, car c'est le nom de Séville qui nous a valu vos faveurs. Du consentement de la municipalité, les jurats et consuls font offrande à Votre Majesté de leur fortune et de leur dévouement, à la seule condition que les privilèges de notre cité n'en recevront point de dommage.
DON PEDRO
4Permettez-nous de baiser vos mains.
LE ROI
5Vous m'avez accueilli en dignes citoyens de Séville, et j'espère, avec votre concours, me rendre maître de Gibraltar, qui dort sans défiance non loin du détroit, et si la fortune m'est favorable, je ferai que le More compte avec moi.
FARFAN
6Dans une si haute entreprise, Séville loyale appuiera Votre Altesse de ses troupes, leur sang vous appartient.
DON ARIAS
7Le roi n'en doute pas, messieurs. Il demeure satisfait de vous, et accepte vos offres.
LE ROI
8Séville m'a convaincu, persuadé. Allez avec Dieu.
(Les Alcades sortent.)
SCÈNE II
LE ROI, DON ARIAS.
DON ARIAS
9Eh bien, seigneur, que vous semble de Séville.
LE ROI
10Il me semble que d'aujourd'hui seulement je suis roi.
DON ARIAS
11Attentive à mériter vos faveurs, chaque jour vous la rendra plus chère.
LE ROI
12Il est sûr que devant vivre quelque temps au milieu d'elle, je n'aurai que plus de loisir pour apprécier cette belle et riche cité.
DON ARIAS
13Je doute que la Rome d'autrefois ait égalé les merveilles de ses monuments, son opulence, ses richesses.
LE ROI
14Et ces beautés divines, pourquoi les passer sous silence? Pourquoi taire, dissimuler leur splendeur, leur éclat ? Comment ne t'es-tu pas enflammé, dis, au feu de tant de soleils ?
DON ARIAS
15Doña Leonor de Ribera paraissait vraiment un ciel, et son visage brillait comme le soleil du printemps.
LE ROI
16Oui, comme le soleil, si elle était moins blanche. Un soleil aux rayons de neige mérite peu d'éloges, s'il refroidit au lieu d'échauffer. J'aime un soleil qui enflamme, non un soleil aux tièdes rayons.
DON ARIAS
17Celle qui vous a jeté des roses se nomme doña Mencia Coronel.
LE ROI
18Belle personne, mais j'en ai vu de plus jolies.
DON ARIAS
19Les deux piquantes brunes qui étaient à la fenêtre d'après sont doña Ana et doña Beatrix Mejia, deux sœurs dont le jour reçoit une nouvelle splendeur. Celle qui, blanche et blonde...
LE ROI
20Je n'ai pas besoin de son nom. Tu vas la comparer au marbre et au lis, n'est-ce pas? Ta description qui ne finit point m'oblige à te révéler ma peine. — Que parles-tu de brunes et de blondes? J'ai vu la grâce en personne, et d'elle tu ne parles point. Qui est celle qui, à son balcon, attira tellement mon attention, que je m'arrêtai en suspens, et lui ôtai mon chapeau? Celle dont les deux yeux sont des éclairs, non moins capables d'embraser que les feux de Jupiter, et qui, sans le savoir, me donnent la mort; celle qui, parmi les ténèbres, brillait comme le soleil, et paraissait comme une aurore dans la nuit, celle dont la beauté éclipsait ses purs rayons, celle...
DON ARIAS
21J'y suis, monseigneur. Ce miracle de beauté, on l'appelle Y Etoile de Séville.
LE ROI
22Si elle est plus.belle que le soleil, c'est une offense que ce nom. Comment Séville ne sent-elle pas que l'éclat de sa beauté mérite d'être appelé soleil, puisque, pareille à l'astre du jour, elle échauffe et vivifie ?
DON ARIAS
23Son nom de famille est doña Estrella Tabera. Elle a un frère qui,naturellement, veut la marier à Sévilie.
LE ROI
24Et ce frère se nomme...
DON ARIAS
25Busto Tabera. Il est régidor de Séville, titre que justifie sa qualité.
DON ARIAS
27Non. Astre principal dans la sphère de Séville, comme sa sœur est étoile, — l'étoile et le soleil vivent réunis.
LE ROI
28Bonne est l'étoile qui m'a conduit à Séville, et je me féliciterai beaucoup, si elle est aussi heureuse que je le souhaite. Quel moyen trouveras-tu, don Arias, pour que je voie Estelle, pour que je lui parle ?
DON ARIAS
29Vous verrez cette étoile favorable, nonobstant le voisinage du soleil. Vous pouvez élever son frère en dignité. L'honneur le plus rigide résiste mal aux assauts de la faveur. Soyez-lui favorable ; les grâces ont le pouvoir de forcer les résistances, d'obtenir l'impossible. S'il accepte vos offres, il s'oblige, et, se sentant obligé, il voudra reconnaître ce qu'il a reçu. Donner vaut une inscription sur le bronze.
LE ROI
30Mande-le ici de ma part, et arrange-toi en même temps pour que, cette nuit, je puisse voir Estelle chez elle, bel astre qui dans mon âme allume mille feux.
(Don Arias sort.)
SCÈNE III
DON GONZALO D'ULLOA en habit de deuil, LE ROI.
DON GONZALO
31Je baise les pieds de Votre Altesse.
LE ROI
32Levez-vous, je vous prie. Quoi ! si triste en ce jour d'allégresse.
DON GONZALO
33Mon père n'est plus.
LE ROI
34J'ai perdu un vaillant soldat.
DON GONZALO
35Et vos frontières n'ont plus qui les défende.
LE ROI
36En effet, il n'y a plus là un cœur héroïque. Mon âme attendrie vous écoute.
DON GONZALO
37Sire, grande est la perte qu'a faite la frontière d'Archidona; et puisque la valeur de mon père n'eut point d'égale, faites que moi, l'héritier de ses vertus, je ne sois pas dépouillé de son office devenu vacant.
LE ROI
38Je vois la preuve que vous n'avez pas dégénéré. Pleurez la mort d'un si digne père, et, le temps qui appartient au deuil et 'à la douleur, veuillez le passer à ma cour.
DON GONZALO
39Fernand Perez de Medina apporte les mômes prétentions, et il compte devoir à ses services le bâton de commandement. Il est vrai qu'il a été dix ans premier lieutenant, et plus d'une fois son épée a teint de rubis les couleurs nacrées de Grenade. Aussi espère-t-il l'emporter sur moi.
LE ROI
40J'y songerai. Il convient de se consulter avant de prendre un parti là-dessus.
(Entre Fernand Perez de Medina.)
FERNAND PEREZ
41Je crains, grand roi, d'arriver trop tard aux pieds de Votre Majesté. Je demande à les baiser, et ensuite...
LE ROI
42Fernand Perez, vous pouvez en tout repos me baiser les pieds. La charge est encore en mes mains, et de telles fonctions ne s'accordent pas sans entendre, d'abord votre personne, et ensuite les dignitaires de mon royaume; par leurs conseils seront choisis les ministres de mes ordres à Archidona. Allez vous reposer.
DON GONZALO
43Seigneur, je laisse en vos mains ce mémoire.
FERNAND PEREZ
44Et moi, seigneur , celui-ci, c'est le miroir de cristal de ma valeur, où se reproduira ma face, nette, parfaite et loyale.
DON GONZALO
45Mon mémoire est aussi le miroir qui fera paraître la bonté de ma cause.
(Sortent don Gonzalo et Fernand.)
SCÈNE IV
DON ARIAS, BUSTO TABERA, LE ROI.
DON ARIAS
46Je vous annonce, grand roi, Busto Tabera.
BUSTO
47Je me mets, non sans trouble, aux pieds de Votre Majesté, car il est naturel que la présence du roi donne quelque émotion à son vassal; mais à ce premier et légitime motif il s'en joint pour moi un second qui est l'honneur inespéré que je reçois de Votre Majesté.
BUSTO
49Souffrez que je demeure. Si nous devons au roi les hommages qui sont rendus aux sacrés autels, à vos pieds, sire, je suis à ma place.
LE ROI
50Vous êtes un vaillant chevalier.
BUSTO
51L'Espagne, sire, en a vu quelques preuves; j'espère ajouter a mes titres dans la limite de mes fonctions.
LE ROI
52J'y puis peut-être quelque chose.
BUSTO
53Les lois divines et humaines font les rois toutpuissants, mais ces lois défendent à leurs sujets de se montrer indiscrets à l'égard du souverain. Leurs vœux doivent être modestes; et moi, seigneur, qui vois si souvent transgresser cette loi, je demande à m'y renfermer.
LE ROI
54Quel est l'homme qui ne désire toujours monter?
BUSTO
55Si j'étais davantage, je me serais couvert devant Votre Majesté; mais je m'appelle Tabera : Tabera n'a pas le droit de se couvrir.
LE ROI
56[à part], à Don Arias (Singulière philosophie de l'honneur!)
DON ARIAS
57
(au roi) Quel caprice bizarre !
LE ROI
58Je ne voudrais pour rien au monde, Tabera, que vous eussiez le droit de vous couvrir avant de vous avoir élevé en dignité, vous donnant ainsi une preuve de mon affection. Vous allez donc cesser d'être Tabera pour devenir général d'Archidona. Votre vaillante personne sera chargée de l'exécution de mes ordres sur cette frontière.
BUSTO
59Moi, sire? Mais, quels services de guerre ai-je rendus?
LE ROI
60Je vous sais, don Busto, capable de défendre ma terre en temps de paix, et à ce titre je vous choisis de préférence à deux hommes qui, en ce moment, exposent leurs services dans les mémoires que voici! Lisez, et décidez entre les trois prétendants, c'est-à-dire entre vous et les auteurs de ces mémoires.
BUSTO
61
(après avoir lu le mémoire de don Gonzalo d'Ulloa) Si don Gonzalo a hérité de la valeur de son père, je le nomme à sa place.
LE ROI
62Lisez l'autre maintenant.
BUSTO
63
(Lisant.) « Sire, Fernand Pérez de Medina a « servi pendant vingt ans votre père en qualité de soldat, « et il demande à vous servir de son bras et de son épée, « soit à l'étranger, soit dans vos royaumes héréditaires, a II a exercé dix ans les fonctions d'adalid dans la plaine « de Grenade, où il a fait trois ans de captivité; à raison « de ces titres, et en considération de son épée, le meilleur « de son droit, il vous demande par ce placet le bà- « ton de général du territoire d'Archidona. »
LE ROI
64Vos raisons maintenant.
BUSTO
65Je n'ai ici aucun genre de services à alléguer qui autorise soit une faveur, soit une demande. Je pourrais rappeler les titres de gloire de mes aïeux, tant de places forcées, tant d'étendards conquis. Mais, sire, mes aïeux ont reçu leur récompense; s'ils ont rendu des services, ce n'est pas moi qui dois en recueillir le fruit. La justice, pour mériter ce nom, veut être bien réglée : c'est une grâce divine que Dieu tient suspendue à un cheveu. La justice demande que cette charge appartienne à l'un de ces deux prétendants. Mel'accorder à moi, sire, serait commettre une injustice. Qu'ai-je fait pour le roi, ici, à Séville? J'ai été simple soldat en temps de guerre, en temps de paix, regidor. Faut-il dire la vérité ? Fernand Pérez de Medina mérite l'emploi en question. Par son âge, il est à sa place sur la frontière.Don Gonzalo est jeune, vaillant, né à Cordoue : il peut être nommé adalid.
LE ROI
66Qu'il soit fait à votre volonté.
BUSTO
67D'accord avec la raison et la justice, je ne demande qu'une chose : donner aux serviteurs de l'État la récompense de leurs services.
LE ROI
68Assez; car j'éprouve quelque confusion à ouïr ces conseils excellents.
BUSTO
69Je vous présente le miroir de la vérité. Regardez dedans.
LE ROI
70Vous êtes un noble chevalier. Je veux vous avoir près de moi. Désormais, vous serez de ma chambre, et habiterez le palais. — Ètes-vous marié?
BUSTO
71Sire, je vis auprès de ma sœur. J'ai voulu lui donner un époux avant de me marier moi-même.
LE ROI
72Je me chargerai de ce soin. Elle s'appelle.....
LE ROI
74Elle est belle, j'en suis sûr, et je ne saurais offrir à une étoile d'autre époux que le soleil.
BUSTO
75Pour mon Estelle, seigneur, je ne demande qu'un homme; car ce n'est pas une étoile du ciel.
LE ROI
76Je veux la marier à un homme qui soit digne d'elle.
BUSTO
77Que je vous baise les pieds !
LE ROI
78Elle aura un mari digne de sa compagne. Informez votre sœur que cet hymen aura lieu sous mes auspices, et que je prétends la doter.
BUSTO
79Je voudrais maintenant savoir dans quel but Votre Altesse m'a fait appeler : je n'étais pas sans inquiétude.
LE ROI
80C'est juste; je vous ai mandé, Tabera, pour une affaire qui concerne Séville, et j'ai voulu vous entretenir avant de vous en parler. Mais, la paix nous laisse des loisirs : nous en reparlerons. A partir d'aujourd'hui, vous êtes gentilhomme de ma chambre, et officier du palais. Allez avec Dieu.
BUSTO
81Que fembrasse vos pieds !
LE ROI
82Non, voici mes deux bras, regidor.
BUSTO
83Tant de faveur me confond. [à part.] (Je ne m'y fie point. M'embrasser, prétendre m'élever en dignité sans me connaître... Tout cela, mon honneur, me semble moins faveur que corruption.)
(Il sort.)
LE ROI
84Le personnage a de la tête : il est aussi sensé que délicat.
DON ARIAS
85Ces prétendus délicats me font pitié. Combien en avons-nous vus qui n'attendaient que l'occasion. Loin de l'occasion, tous parlent de cette manière; mais leur langage change suivant les rencontres. Tel fait parler de lui aujourd'hui, qui hier médisait d'un autre. L'occasion L'a plié sous la même loi ! Tabera met son honneur dans un plateau; de l'autre vous n'avez qu'à placer vos grâces, vos faveurs, votre intimité, vos caresses.
LE ROI
86Je verrai sous un déguisement cette femme chez elle. — Allons ! et dise la Castille ce qu'elle voudra, roi aveuglé, je m'abandonne à suivre l'Étoile de Séville.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Salon dans la maison de Busto Tabera. DON SANCHE, ESTELLE, MATHILDE, CLARINDO.
DON SANCHE
87Ange de ma vie, quand serai-je ton époux? Quand verrai-je la fin de nos communes tristesses? O soleil de mon âme, quand de douces paroles sorties de ces lèvres de corail, ouvrage de l'amour, changeront-elles en perles pour enchâsser nos âmes la blanche rosée qui coule de mes yeux ?
ESTELLE
88Si le temps marchait au gré de mes désirs, il devancerait du soleil les pas gigantesques. Séville célébrerait mes doux emplois, et ton amante fortunée cesserait de porter envie à la douce et tendre tourterelle, qui fait son nid dans le creux d'un arbre avecde doux roucoulements.
DON SANCHE
89Ah ! comme ma vie te remercie de ces souhaits ! — Mon âme ambitionne les plus hauts trophées de la renommée pour les déposer à tes pieds.
ESTELLE
90Et moi j'y joins ma vie à jamais unie à la tienne.
DON SANCHE
91Ah ! touchante Estelle, brillante de feux, revêtue de lumière!
ESTELLE
92Ah ! mon tendre ennemi !
DON SANCHE
93Oh ! ma conquête ! O personne sacrée ! pôle de mes yeux troublés et ravis !
CLARINDO
94
(A Mathilde.) Pourquoi , à l'instar de nos maîtres, ne pas émettre de tendres interjections, non moins fines et délicates que toile de Cambrai ou de Hollande ?
DON SANCHE
95Veux-tu bien te taire ?
CLARINDO
96Je suis muet.
(Bas à Mathilde.) Ah ! petite mulette gentille, désespoir de moi, ton amant !
MATHILDE
97Ah! gentil laquais, qui fais des vers avec accompagnement de l'étrille.
CLARINDO
98Ah ! ma joie !
MATHILDE
99Ah ! mortel heureux !
CLARINDO
100Jamais lépreux ne fit tant de ah !
DON SANCHE
101Enfin, que dit ton frère?
ESTELLE
102Qu'une fois les actes passés rien ne s'opposera au mariage; mais il demande quelques jours de délai pour prendre ses mesures.
DON SANCHE
103Il veut que mon amour ait un dénoûment funeste, s'il le met aux prises avec le temps. Je voudrais que le mariage eût lieu aujourd'hui. Chaque jour peut apporter mille contrariétés.
ESTELLE
104Si le délai se prolonge, parle à mon frère.
DON SANCHE
105Je lui parlerai; je meurs de ces délais qu'il impose à mon amour.
CLARINDO
106J'aperçois Busto Tabera.
(Entre Busto.)
BUSTO
107Sanche... mon ami!...
ESTELLE
108Dieux ! Que signifie ?...
DON SANCHE
109Cet air chagrin Vous?
BUSTO
110A un mélange de joie et de tristesse je dois cet aspect soucieux. Rentre un moment, Estelle.
ESTELLE
111Dieu me soit en aide 1 Je meurs pour avoir attendu.
(Elle sort avec Mathilde.)
BUSTO
112Sancho Ortiz de las Roelas !...
DON SANCHE
113Je ne suis plus votre beaufrère ?...
BUSTO
114Un cheval emporté me fait courir sans éperons. — Sachez que le roi m'a fait appeler, sans que je susse, vrai Dieu, pourquoi. Pressé de questions, il ne s'est pas expliqué. Il voulait me donner le commandement d'Archidona, que je ne demandais point. Voyant ma résistance, il m'a retiré le royal insigne, et a fini par me nommer
DON SANCHE
115Poursuivez; il n'y a lieu en tout cela qu'à se réjouir; mais, la tristesse, venons aux motifs de tristesse.
BUSTO
116Il m'a nommé gentilhomme de sa chambre.
DON SANCHE
117C'est encore du bon.
BUSTO
118J'arrive au mauvais.
DON SANCHE
119[à part.] (Je sens qu'il va m'en coûter quelque chose .)
BUSTO
120Il m'a prié de ne pas marier Estelle; que ce soin le regardait; qu'il se chargeait de la doter, à mon défaut, et voulait lui donner un époux de son choix.
DON SANCHE
121Tu disais tout à l'heure que tu étais heureux et triste; moi seul je suis malheureux, puisque tu obtiens les grâces, et que je ne recueille que les chagrins. Que parles-tu d'ennuis, quand tu ne dois songer qu'au bonheur? Gentilhomme du roi et voir sa sœur bien mariée... On serait heureux à moins. Mais tu as été infidèle à la loi de l'amitié, qui t'ordonnait de dire que ta sœur était déjà promise.
BUSTO
122Tout cela était si étrange, ma tête si troublée, que je n'ai pas songé à le dire.
DON SANCHE
123Ainsi, il n'est plus question de mon mariage.
BUSTO
124Je cours informer le roi que l'accord est fait, le contrat passé; ton mariage tiendra, car le roi ne peut donner l'exemple de la violation de la justice.
DON SANCHE
125Si le roi prétend y manquer, qui pourra le retenir, surtout s'il y trouve son intérêt ou son plaisir ?
BUSTO
126Je lui parlerai, et vous ensuite, puisque dans mon trouble je ne l'ai pas informé de nos conventions.
don sanche
127Je voudrais être mort. Ah! que j'avais raison de dire qu'il n'est pas dans la vie un moment de sécurité ! que les chagrins, la tristesse, obscurcissent toutes nos joies. Si le roi veut faire violence à la loi...
BUSTO
128Sancho Ortiz, le roi est le roi : se taire et prendre patience.
(Il sort.)
DON SANCHE
129En si triste occurrence, comment se résigner à souffrir et se taire? Tyran, qui es venu troubler les douceurs de mon hymen, puisses-tu ne pas jouir du trône de Gastille avec les applaudissements de Séville. De don Sanche le brave lu mérites bien le nom; je te reconnais à l'œuvre, car c'est ta dureté qui t'a fait nommer ainsi. Mais, Dieu est grand; quittons Séville, allons à Gibraltar pour y laisser la vie dans les périls du siège.
CLARINDO
130Sans y aller, tenons-la pour perdue.
DON SANCHE
131Estelle, si belle ! Comment, aimé de toi, puis-je avoir une si mauvaise étoile? Ah ! qu'elle est rigoureuse, que les effets en sont cruels !
CLARINDO
132Pour cet astre si beau, nous finissons comme des œufs au beurre noir : mieux vaudrait en omelette.
SCÈNE VI
Une rue de Séville, avec la maison de Busto Tabera.
LE ROI, DON ARIAS, gens de la suite.
LE ROI
133Dites que j'attends.
DON ARIAS
134Sire, on le sait, et Busto Tabera descend à la porte pour vous recevoir.
(Entre Busto.)
BUSTO
135Quelle faveur! Quelle grâce ! Chez moi Votre Majesté!
LE ROI
136Je me promène ainsi embossé pour avoir le plaisir d'examiner Séville. On m'a dit en passant que c'était là votre maison. J'ai eu fantaisie de la voir. On la dit extrêmement belle.
BUSTO
137C'est la maison d'un simple écuyer.
BUSTO
139Ma maison, conforme à mon rang, est trop petite pour le vôtre; un si grand personnage y serait à l'étroit, et il y aura du scandale dans Séville, quand on saura que vous êtes venu me voir.
LE ROI
140Ce n'est pas pour votre maison, c'est pour vous, Busto, queje viens.
BUSTO
141Je sens le prix d'une telle faveur, grand prince ; mais, s'il est vrai que vous veniez ici pour moi, mon devoir est de ne pas le souffrir. Si le roi vient visiter son vassal, il y aurait peu de courtoisie à ce dernier de le permettre. Je suis votre serviteur et sujet, et vous prétendez m'honorer : il est plus naturel que j'aille vous voir en votre Alcázar. D'ailleurs, les faveurs deviennent aisément un affront, surtout si le soupçon vient s'y mêler.
LE ROI
142Le soupçon ? Eh! de quoi ?
BUSTO
143On dira, bien que le contraire soit vrai, que vous êtes venu pour voir ma sœur, ce qui peut devenir une offense à sa réputation. L'honneur est un pur cristal : un souffle suffit à le ternir.
LE ROI
144Puisque me voilà, je voudrais vous entretenir d'une affaire. Entrons.
BUSTO
145Vous m'en parlerez, s'il vous plaît, en chemin : mon appartement est en désordre.
LE ROI
146[à part] à don Arias (Il n'est pas facile.)
DON ARIAS
147(de même) (N'importe! emmenez-le. Je vais rester avec Estelle, et je lui parlerai en votre nom.)
LE ROI
148(Parle bas; il pourrait t'entendre ; et le pauvre sot met tout son honneur dans ses oreilles.)
DON ARIAS
149(L'or les fera céder.)
LE ROI
150
(haut) C'est bien; je ne voudrais pas visiter voire demeure malgré vous.
BUSTO
151Au mariage de doña Estrella Votre Majesté la verra dans la tenue qu'elle doit avoir.
DON ARIAS
152Holà! les voitures.
LE ROI
153Busto, vous prendrez une portière.
BUSTO
154J'irai à pied, avec votre permission.
LE ROI
155La voiture est à moi, et j'en dispose.
DON ARIAS
156Le carrosse attend.
BUSTO
158[à part] (Voilà bien des grâces. Le roi me comble de ses faveurs, plaise à Dieu que ce soit pour mon bien.)
SCÈNE VII
Salon dans la maison de Busto.
ESTELLE, MATHILDE.
ESTELLE
159Que dis-tu là, Mathilde?
MATHILDE
160C'était le roi, Madame.
(Entre don Arias.)
DON ARIAS
161Oui, c'était lui ; est-il étonnant que les Rois se laissent guider par une étoile? Il venait en ces lieux qui recèlent tant de charmes; car, s'il est roi de Castille, vous êtes reine de la beauté. Le roi don Sonche que sa bravoure invincible a fait surnommer le Brave, aperçut cette beauté divine à un balcon, rival des palais de l'Aurore, lorsque, parmiles roses et les lis, le chant matinal des oiseaux l'éveille encore endormie, et que, pleurant son repos, elle verse des grappes de perles. Il m'a ordonne de t' offrir les richesses de la Castille, bien que, pour tant de grâces, ce soit peu que ces richesses. Sois favorable à ses vœux. Si tu les écoutes, si tu les couronnes, tu seras le soleil de Séville, toi qui en as été jusqu'ici l'Étoile. Il te donnera villes et châteaux qui grandiron t ta famille; il te donnera pour époux un de ses riches hommes, dont l'alliance couronnera la gloire de tes aïeux, et ajoutera un lustre nouveau au blason des Tabera. — Que réponds-tu?
ESTELLE
162Ce que je réponds? Regarde.
(Elle lui tourne le dos). A ton impudent message, je n'ai de réponse que le mépris.
(Elle sort.)
DON ARIAS
163Généreux couple, ma foi! La sœur vaut le frère, et mon admiration dure encore... La grandeur romaine revit en eux dans Séville. Il semble impossible que le roi puisse en venir à bout; mais, pouvoir et persévérance brisent les rochers, tranchent les montagnes. Si je parlais à cette suivante?... Les présents sont la porte qui mène à la conquête des Lucrèces et des Porcies.
DON ARIAS
164
(à Mathilde) Tu appartiens à cette maison.
MATHILDE
165J'y appartiens, mais par force.
DON ARIAS
166Gomment, par force ?
MATHILDE
167Je suis esclave.
MATHILDE
169Et exposée à la mort, à la prison perpétuelle, si je n'obtiens ma liberté.
DON ARIAS
170Je ferai que le roi te délivre, qu'il t'accorde mille ducats de rente et la liberté, si tu veux t'employer pour lui.
MATHILDE
171Au prix de l'or et de la liberté, il n'est pas de méfait que je ne puisse entreprendre. Que faut-il faire ? Parle : je m'y emploierai de mon mieux.
DON ARIAS
172Il s'agit de fournir au roi le moyen de pénétrer cette nuit dans la maison.
MATHILDE
173Toutes les portes en seront ouvertes, à condition que tu remplisses ta promesse.
DON ARIAS
174Un rescrit du roi, signé de sa main, té sera remis avant son entrée.
MATHILDE
175Alors, je suis prête à le mettre dans le lit d'Estelle cette nuit.
DON ARIAS
176A quelle heure se couche Tabera?
MATHILDE
177Il rentre à l'aube, et court d'ordinaire toute la nuit. Ce genre de vie se paye quelquefois cher.
DON ARIAS
178A quelle heure penses-tu que doive se présenter le roi ?
MATHILDE
179Qu'il vienne à onze heures : Estelle sera déjà couchée.
DON ARIAS
180Prends cette émeraude comme gage des faveurs qui t'attendent.
SCÈNE VIII
Salon de l'Alcázar.
DON INIGO OSORIO, BUSTO, DON MANUEL, ce dernier portant des clefs dorées.
DON MANUEL
181
(à Busto) Que Votre Seigneurie reçoive cette clef qui lui ouvre la chambre, et qu'elle prenne possession de sa nouvelle dignité.
BUSTO
182Je voudrais pouvoir payer à Sa Majesté la faveur dont elle m'honore sans l'avoir méritée.
DON INIGO
183Vous méritez davantage; et, soyez-en sûr, le roi sait ce qu'il fait.
BUSTO
184La clef qu'il me donne m'ouvre la porte de son ciel : mais la terre menace mon élévation. Ces faveurs inespérées sont trop soudaines : je redoute quelque changement dans leur auteur.
(Entre don Arias.)
DON ARIAS
185Vous pouvez vous retirer, Messieurs. Le roi veut écrire.
DON MANUEL
186Voyons alors comment nous pourrions nous divertir cette nuit.
(Ils sortent tous trois.)
(Entre le roi.)
LE ROI
187Tu dis que cette nuit je jouirai de ses beaux yeux, don Arias?
DON ARIAS
188La petite esclave est à vos ordres.
LE ROI
189La Castille lui doit une statue.
DON ARIAS
190Il faut rédiger le rescrit.
LE ROI
191Donnes-y ordre, don Arias. Je n'hésiterai pas à le signer, poussé que je suis par mon amour.
DON ARIAS
192Foi de gentilhomme ! la petite esclave est bien complaisante.
LE ROI
193Elle me donne le soleil du firmament, en la personne de l'Etoile de Séville.
FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE