Félix Lope de Vega y Carpio, Lo fingido verdadero

Jean Rotrou, Tragedie Le véritable Saint Genest




Edición filológica utilizada:
Rotrou, Jean de, (1882)Théâtre choisi de J. de Rotrou, avec une étude par Louis de Ronchaud, portrait... par Lalauze Librairie des bibliophiles (Paris)
Procedencia:
Gallica
Edición digital a cargo de:
  • Corbellini, Natalia (Artelope)

ACTEURS

PERSONNAGES

DIOCLÉTIAN, empereur
MAXIMIN, empereur
VALÉRIE, fille de Dioclétien
CAMILLE, suivante de Valérie
PLANCIEN, préfet
GENEST, comédien
MARCELLE, comédienne
OCTAVE, comédien
SERGESTE, comédien
LENTULE, comédien
ALBIN, comédien
UN DÉCORATEUR
UN GEOLIER
ADRIEN, représenté par Genest
NATALIE, représenté par Marcelle.
FLAVIE, représenté par Sergeste.
MAXIMIN, représenté par Octave.
ANTHISME, représenté par Lentule.
UN GARDE, représenté par Albin.
SUITE DE SOLDATS
SUITE DE GARDES

Acte I

SCENE PREMIERE.

VALERIE, CAMILLE.

CAMILLE.
QUOY ! vous ne sçauriez vaincre une frayeur si vaine?
Un songe, une vapeur, vous causent de la peine,
A vous sur qui le Ciel, déployant ses thresors,
Mit un si digne esprit dans un si digne corps !

VALÉRIE.
5
Le premier des Césars apprit bien que les songes
Ne sont pas toujours faux et toujours des mensonges;
Et la force d'esprit dont il fut tant vanté,
Pour l'avoir conseillé, luy coûta la clarté.
Le Ciel, comme il luy plaist, nous parle sans obstacle:
10
S'il veut, la voix d'un songe est celle d'un oracle;
Et les songes sur tout, tant de fois répétez,
Ou toujours ou souvent disent des veritez.
"Déjà cinq ou six nuits à ma triste pensée
Ont de ce vil hymen la vision tracée,
15
M'ont fait voir un berger avoir assez d'orgueil
Pour prétendre à mon lict, qui serait mon cercueil;
Et l'empereur mon père, avec violence,
De ce présomptueux appuyer l'insolence:
Je puis, s'il m'est permis et si la vérité
20
Dispense les enfans à quelque liberté,
De sa mauvaise humeur craindre un mauvais office.
Je connois son amour, mais je crains son caprice,
Et voy qu'en tout rencontre il suit aveuglement
La bouillante chaleur d'un premier mouvement:
25
Sceut-il considerer, pour son propre hymenée,
Sous quel joug il baissoit sa teste couronnée,
Quand empereur il fit sa couche et son Estat
Le prix de quelques pains qu'il emprunta soldat,
Et, par une foiblesse à nulle autre seconde,
30
S'associa ma mere à l'empire du monde?
Depuis, Rome souffrit et ne reprouva pas
Qu'il commît un Alcide au fardeau d'un. Atlas,
Qu'on vît sur l'univers deux testes souveraines,
Et que Maximian en partageât les resnes.
35
Mais pourquoy, pour un seul, tant de maistres divers?
Et pourquoy quatre chefs au corps de l'univers?
Le choix de Maximin et celuy de Constance
Estoient-ils à l'Estat de si grande importance
Qu'il en dût recevoir beaucoup de fermeté
40
Et ne pût subsister sans leur auctorité?
Tous deux diferemment alterent sa memoire,
L'un par sa nonchalance, et l'autre par sa gloire;
Maximin, achevant tant de gestes guerriers,
Semble au front de mon pere en voler les lauriers;
45
Et Constance, souffrant qu'un ennemy l'affronte,
Dessus son mesme front en imprime la honte.
Ainsi, ny dans son bon ny dans son mauvais choix
D'un conseil raisonnable il n'a suivy les loix,
Et, déterminant tout au gré de son caprice,
50
N'en prevoit le succez ny craint le prejudice.

CAMILLE.
Vous prenez trop l'allarme, et ce raisonnement
N'est point à vostre crainte un juste fondement:
Quand Diocletian éleva vostre mere
Au degré le plus haut que l'univers revere,
55
Son rang, qu'il partageoit, n'en devint point plus bas,
Et, l'y faisant monter, il n'en décendit pas;
Il pût concilier son honneur et sa flâme,
Et, choisy par les siens, se choisir une femme;
Quelques associez qui regnent avec luy,
60
Il est de ses Estats le plus solide appuy;
S'ils sont les matelots de cette grande flotte,
Il en tient le timon, il en est le pilote,
Et ne les associe à des emplois si hauts
Que pour voir des Cesars au rang de ses vassaux:
65
Voyez comme un fantôme, un songe, une chimere,
Vous fait mal expliquer les mouvemens d'un pere,
Et qu'un trouble importun vous naist mal à propos
D'où doit si justement naistre vostre repos.

VALERIE.
Je ne m'obstine point d'un effort volontaire
70
Contre tes sentimens en faveur de mon pere,
Et contre un pere, enfin, l'enfant a toûjours tort;
Mais me répondras-tu des caprices du sort?
Ce monarque insolent, à qui toute la terre
Et tous ses souverains sont des jonets de verre,
75
Prescrit-il son pouvoir, et, quand il en est las,
Comme il les a formez, ne les brise-t'il pas?
Peut-il pas, s'il me veut dans un estat vulgaire,
Mettre la fille au poinct dont il tira la mere,
Détruire ses faveurs par sa legereté,
80
Et de mon songe, enfin, faire une verité?
Il est vray que la mort contre son inconstance
Aux grands coeurs, au besoin, offre son assistance
Et peut toujours braver son pouvoir insolent;
Mais, si c'est un remede, il est bien violent.

CAMILLE.
85
La mort a trop d'horreur pour esperer en elle,
Mais esperez au Ciel, qui vous a fait si belle,
Et qui semble influer, avecque la beauté,
Des marques de puissance et de prosperité.

SCENE II.

UN PAGE, VALERIE, CAMILLE.

LE PAGE.
Madame..

VALERIE.
Que veux-tu?

LE PAGE.
L'empereur, qui m'envoye,
90
Sur mes pas avec vous vient partager sa joye.

VALERIE.
Quelle?

LE PAGE.
L'ignorez-vous? Maximin, de retour
Des païs reculez où se leve le jour,
De leurs rebellions, par son bras étoufées,
Aux pieds de l'empereur apporte les trofées,
95
Et de là se dispose à l'honneur de vous voir.

(Il s'en va.)

CAMILLE.
Sa valeur vous oblige à le bien recevoir.
Ne luy retenez pas le fruit de sa victoire;
Le plus grand des larcins est celuy de la gloire.

VALERIE.
Mon esprit, agité d'un secret mouvement,
100
De cette émotion cherit le sentiment;
Et cet heur inconnu, qui flate ma pensée,
Dissipe ma frayeur et l'a presque effacée;
Laissons nostre conduitte à la bonté des dieux.
O Ciel ! qu'un doux travail m'entre au coeur par les yeux!

(Voyant Maximin.)

SCENE III.

DIOCLETIAN, MAXIMIN, GARDES, SOLDATS, VALERIE, CAMILLE, PLANCIEN.
Il se fait un bruit de tambours et de trompettes.
(Maximin baise les mains de Valerie.)

DIOCLETIAN.
105
Desployés, Valerie, et vos traits et vos charmes;
Au vainqueur d'Orient faites tomber les armes:
Par luy l'empire est calme et n'a plus d'ennemis;
Soumettez ce grand coeur qui nous a tout soûmis;
Chargez de fers un bras fatal à tant de testes,
110
Et faites sa prison le prix de ses conquestes.
Déja, par ses exploits, il avoit merité
La part que je luy fis de mon authorité;
Et sa haute vertu, reparant sa naissance,
Luy fit sur mes subjets partager ma puissance.
115
Aujourd'huy que pour prix des pertes de son sang
Je ne puis l'honorer d'un plus illustre rang,
Je luy dois mon sang mesme, et, luy donnant ma fille,
Luy faits part de mes droicts sur ma propre famille.
Ce present, Maximin, est encore au dessous
120
Du service important que j'ay receu de vous;
Mais, pour faire, vos prix égaux à vos merites,
La terre treuveroit ses bornes trop petites,
Et vous avez rendu mon pouvoir impuissant,
Et rétraint envers vous ma force en l'accroissant.

MAXIMIN.
125
La part que vos bontez m'ont fait prendre en l'empire
N'égale point, Seigneur, ces beaux fers où j'aspire;
Tous les arcs triomphans que Rome m'a dressez
Cedent à la prison que vous me bâtissez,
Et, de victorieux des bords que l'Inde lave,
130
J'accepte, plus content, la qualité d'esclave,
Que, dépoüillant ce corps, vous ne prendrez aux cieux
Le rang par vos vertus acquis entre les dieux;
Mais ozer concevoir cette insolente audace
Est plustost meriter son mépris que sa grace,
135
Et, quoy qu'ait fait ce bras, il ne m'a point acquis
Ny ces titres fameux, ny ce renom exquis
Qui des extractions effacent la memoire
Quant à sa vertu seule il faut devoir sa gloire;
Quelque insigne advantage et quelque illustre rang
140
Dont vous ayez couvert le defaut de mon sang,
Quoy que l'on dissimule, on pourra toûjours dire
Qu'un berger est assis au trône de l'empire;
Qu'autresfois mes palais ont esté des hameaux,
Que qui gouverne Rome a conduit des troupeaux;
145
Que pour prendre le fer j'ay quitté la houlette,
Et qu'enfin vostre ouvrage est une oeuvre imparfaite.
Puis-je, avec ce defaut non encor reparé,
M'approcher d'un objet digne d'estre adoré,
Esperer de ses voeux les glorieuses marques,
150
Pretendre d'étouffer l'espoir de cent monarques,
lasser ma propre attente, et me faire des dieux,
Sinon des ennemis, au moins des envieux?

DlOCLETIAN.
Suffit que c'est mon choix et que j'ay connoissance
Et de vostre personne et de vostre naissance,
155
Et que, si l'une enfin n'admet un rang si haut,
L'autre par sa vertu repare son defaut,
Supplée à la nature, éleve sa bassesse,
Se reproduit soy-mesme et forme sa noblesse.
A combien de bergers les Grecs et les Romains
160
Ont-ils pour leur vertu veu des sceptres aux mains!
L'histoire, des grands coeurs la plus chere esperance,
Que le temps traicte seule avecque reverence,
Qui, ne redoutant rien, ne peut rien respecter,
Qui se produit sans fard et parle sans flater,
165
N'a-t'elle pas cent fois publié la louange
De gens que leur merite a tirez de la fange
Qui par leur industrie ont leurs noms éclaircis,
Et sont montez au rang où nous sommes assis?
Cyre, Semiramis, sa fameuse adversaire,
170
Noms qu'encor aujourd'huy la memoire revere,
Lycaste, Parrasie et mille autres divers
Qui dans les premiers temps ont regy l'univers;
Et recemment encor, dans Rome, Vitellie,
Gordian, Pertinax, Macrin, Probe, Aurelie,
175
N'y sont-ils pas montez, et fait de mesmes mains
Des reigles aux troupeaux et des loix aux humains.
Et moy-mesme, enfin moy, qui, de naissance obscure,
Dois mon sceptre à moy-mesme, et rien à la nature,
N'ay je pas lieu de croire, en cet illustre rang,
180
Le mérite dans l'homme et non pas dans le sang;
D'avoir à qui l'accroist fait part de ma puissance,
Et choisi la personne, et non pas la naissance?
(A Valerie.)
Vous, cher fruict de mon lict, beau prix de ses exploits,
Si ce front n'est menteur, vous approuvez mon choix,
185
Et tout ce que l'amour, pour marque d'allegresse,
Sur le front d'une fille amante, mais princesse,
Y fait voir sagement que mon election
Se treuve un digne objet de vostre passion.

VALERIE.
Ce choix estant si rare et venant de mon pEre,
190
Mon goust seroit mauvais s'il s'y treuvoit contraire;
Oüy, Seigneur, je l'approuve et benis le Destin
D'un heureux accdent que j'ay craint ce matin.
(Se tournant vers Camille.)
Mon songe est expliqué: j'épouse en ce grand homme
Un berger, il est vray, mais qui commande à Rome;
195
Le songe m'effrayoit, et j'en cheris l'effet,
Et ce qui fut ma peur est enfin mon souhait.

MAXIMIN
Maximin, luy baisant la main.
O favorable arrest, qui me comble de gloire
Et fait de ma prison ma plus digne victoire !

CAMILLE.
Ainsi souvent le Ciel conduit tout à tel poinct
200
Que ce qu'on craint arrive, et qu'il n'afflige point,
Et que ce qu'on redoute est enfin ce qu'on aime.

SCENE IV.

UN PAGE, DIOCLETIAN, MAXIMIN, VALERIE, CAMILLE, GARDES, SOLDATS, PLANCIEN.

LE PAGE.
Genest attend, Seigneur, dans un desir extréme,
De s'acquitter des voeux deubs à Vos Majestez.

(Il sort.)

DIOCLETIAN.
Qu'il entre.

CAMILLE
Camille, à Valerie.
Il manquoit seul à vos prosperitez;
205
Et, quel que soit vostre heur, son art, pour le parfaire,
Semble en quelque façon vous estre necessaire.
Madame, obtenez-nous ce divertissement,
Que vous-mesme estimez et treuvez si charmant.

SCENE V.

GENEST, DIOCLETIAN, MAXIMIN, PLANCIEN, VALERIE, CAMILLE, GARDES, SOLDATS.

GENEST.
Si parmy vos sujets une abjecte fortune
210
Permet de partager l'allegresse commune
Et de contribuer, en ces communs desirs,
Sinon à vostre gloire, au moins à vos plaisirs,
Ne desapprouvez pas, ô genereux monarques,
Que nostre affection vous produise ses marques,
215
Et que mes compagnons vous offrent par ma voix
Non des tableaux parlans de vos rares exploicts,
Non cette si celebre et si fameuse histoire
Que vos heureux succés laissent à la memoire,
Puis que le peuple grec, non plus que le romain,
220
N'a point pour les tromper une assez docte main,
Mais quelque effort au moins par qui nous puissions dire
Vous avoir delassez du grand faix de l'empire,
Et, par ce que nostre art aura de plus charmant
Avoir à vos grands soins ravy quelque moment.

DIOCLETIAN.
225
Genest, ton soin m'oblige, et la ceremonie
Du beau jour où ma fille à ce. prince est unie,
Et qui met nostre joye en un degré si haut,
Sans un traict de ton art auroit quelque defaut.
Le theatre aujourd'huy, fameux par ton merite,
230
A ce noble plaisir puissamment sollicite;
Et dans l'estat qu'il est ne peut, sans estre ingrat,
Nier de te devoir son plus brillant éclat.
Avec confusion j'ay veu cent fois tes feintes
Me livrer malgré moy de sensibles attaintes;
235
En cent sujets divers suivant tes mouvements,
J'ay receu de tes feux de vrais ressentiments,
Et l'empire absolu que tu prends sur une ame
M'a fait cent fois de glace, et cent autres de flâme;
Par ton art les heros plustost ressuscitez
240
Qu'imitez en effet et que representez,
Des cent et des mil ans aprés leurs funerailles,
Font encor des progrez et gagnent des batailles,
Et sous leurs noms fameux établissent des loix;
Tu me fais en toy seul maistre de mille rois.
245
Le comique, où ton art également succede,
Est contre la tristesse un si present remede
Qu'un seul mot (quand tu veux), un pas, une action,
Ne laisse plus de prise à cette passion,
Et, par une soudaine et sensible merveille,
250
Jette la joye au coeur par l'oeil ou par l'oreille.

GENEST
Cette gloire, Seigneur, me confond à tel poinct...

DIOCLETIAN.
Croy qu'elle est legitime, et ne t'en defends point.
Mais passons aux autheurs, et dy-nous quel ouvrage
Aujourd'huy dans la scene a le plus de suffrage;
255
Quelle plume est en regne, et quel fameux esprit
S'est acquis dans le cirque un plus juste credit.

GENEST.
Les gousts sont diferens, et souvent le caprice
Establit ce credit bien plus que la justice.

DIOCLETIAN.
Mais, entr'autres encor, qui l'emporte, en ton sens?

GENEST.
260
Mon goust, à dire vray, n'est point pour les recens;
De trois ou quatre au plus peut-estre la memoire
Jusqu'aux siecles futurs conservera la gloire;
Mais de les égaler à ces fameux autheurs
Dont les derniers des temps seront adorateurs,
265
Et de voir leurs travaux avec la reverence
Dont je voy les escrits d'un Plaute et d'un Terence,
Et de ces doctes Grecs, dont les rares brillans
Font qu'ils vivent encor si beaux aprés mil ans,
Et dont l'estime enfin ne peut estre effacée,
270
Ce seroit vous mentir et trahir ma pensée.

DIOCLETIAN.
Je sçay qu'en leurs escrits l'art et l'invention,
Sans doute, ont mis la scene en sa perfection;
Mais ce que l'on a veu n'a plus la douce amorce
Ny le vif aiguillon dont la nouveauté force;
275
Et ce qui surprendra nos esprits et nos yeux,
Quoy que moins achevé, nous divertira mieux.

GENEST.
Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,
Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,
A qui les rares fruicts que la Muse produit
280
Ont acquis dans la scène un legitime bruit
(Et de qui certes l'art comme l'estime est juste),
Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste;
Ces poëmes sans prix où son illustre main
D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain
285
Rendront de leurs beautez vostre oreille idolatre,
Et sont aujourd'huy l'ame et l'amour du theatre.

VALERIE.
J'ay sceu la haute estime où l'on les a tenus,
Mais leurs sujets enfin sont des sujets connus;
Et, quoy qu'ils ayent de beau, la plus rare merveille,
290
Quand l'esprit la connoît, ne surprend plus l'oreille;
Ton art est toûjours mesme, et tes charmes égaux,
Aux sujets anciens aussi bien qu'aux nouveaux;
Mais on vante sur tout l'inimitable adresse
Dont tu feints d'un chrestien le zele et l'allegresse,
295
Quand, le voyant marcher du baptesme au trépas,
Il semble que les feux soient des fleurs sous tes pas.

MAXIMIN.
L'épreuve en est aisée.

DIOCLETIAN.
Elle sera sans peine,
Si vostre nom, Seigneur, nous est libre en la scene;
Et la mort d'Adrian, l'un de ces obstinez,
300
Par vos derniers arrests n'agueres condamnez,
Vous sera figurée avec un art extréme,
Et si peu different de la verité méme
Que vous nous avouerez de cette liberté
Où Cesar à Cesar sera representé,
305
Et que vous douterez si dans Nicomedie
Vous verrez l'effet mesme ou bien la comedie.

MAXIMIN.
Oüy, croy qu'avec plaisir je seray spectateur
En la mesme action dont je seray l'acteur.
Va, prepare un effort digne de la journée
310
Où le Ciel, m'honorant d'un si juste hymenée,
Met (par une avanture incroyable aux neveux)
Mon bon-heur et ma gloire au-dessus de mes Vieux


Acte II

SCENE PREMIERE.

Le theatre s'ouvre.
GENEST, s’ habillant et tenant son roole; LE DECORATEUR.

Genest
Considere le theatre et dit au Decorateur:
IL est beau, mais encor, avec peu de dépense,
Vous pouviez adjoûter à sa magnificence,
315
N'y laisser rien d'aveugle, y mettre plus de jour,
Donner plus de hauteur aux travaux d'alentour,
En marbrer les dehors, en jasper les colomnes,
Enrichir leurs timpans, leurs cimes, leurs couronnes,
Mettre en vos coloris plus de diversité,
320
En vos carnations plus de vivacité,
Drapper mieux ces habits, reculer ces paysages,
Y lancer des jets d'eau, renfondrer leurs ombrages,
Et sur tout en la toile où vous peignez vos cieux
Faire un jour naturel au jugement des yeux,
325
Au lieu que la couleur m'en semble un peu meurtrie.

LE DECORATEUR.
Le temps nous a manqué plûtost que l'industrie;
Joint qu'on voit mieux de loin ces racourcissemens,
Ces corps sortant du plan de ces refondremens;
L'approche à ces desseins oste leurs perspectives,
330
En confond les faux jours, rend leurs couleurs moins vives,
Et, comme à la nature, est nuisible à nostre art
A qui l'éloignement semble apporter du fard.
La grace une autre fois y sera plus entiere.

GENEST.
Le temps nous presse, allez, preparez la lumiere.

SCENE II.

GENEST, SEUL, SE PROMENANT ET LISANT SON ROOLE, DIT COMME EN REPASSANT ET ACHEVANT DE S'HABILLER.

Genest
335
«Ne delibere plus, Adrian, il est temps
De suivre avec ardeur ces fameux combattans;
Si la gloire te plaist, l'occasion est belle,
La querelle du Ciel à ce combat t'appelle;
La torture, le fer et la flâme t'attend,
340
Offre à leurs cruautez un. coeur ferme et constant;
Laisse à de lâches coeurs verser d'indignes larmes,
Tendre aux tyrans les mains, et mettre bas les armes;
Toy, tends la gorge au fer, vois-en couler ton sang,
Et meurs, sans t'ebranler, debout et dans ton rang.»
(Il repete encor ces quatre derniers vers.)
345
«Laisse à de lâches coeurs, etc.»

SCENE III.

GENEST, MARCELE, ACHEVANT DE S'HABILLER ET TENANT SON ROOLE.

MARCELE.
Dieux! comment en ce lieu faire la comedie?
De combien d'importuns j'ay la teste étourdie!
Combien, à les oüyr, je faits de languissans !
Par combien d'attentats j'entreprends sur les sens !
350
Ma voix rendroit les bois et les rochers sensibles;
Mes plus simples regards sont des meurtres visibles;
Je foule autant de coeurs que je marche de pas;
La trouppe en me perdant perdrait tous ses appas.
Enfin, s'ils disent vray, j'ai lieu d'estre bien vaine;
355
De ces faux courtisans toute ma loge est plaine,
Et, lasse au dernier poinct d'entendre leurs douceurs,
Je les en ay laissez absolus possesseurs.
Je crains plus que la mort cette engeance idolâtre
De lutins importuns qu'engendre le theatre,
360
Et que la qualité de la profession
Nous oblige à souffrir avec discretion.

GENEST.
Outre le vieil usage où nous treuvons le monde,
Les vanitez encor, dont vostre sexe abonde,
Vous font avec plaisir supporter cet ennuy,
365
Par qui tout vostre temps devient le temps d'autruy.
Avez-vous repassé cet endroit pathetique
Où Flavie en sortant vous donne la replique?
Et vous souvenez-vous qu'il s'y faut exciter?

MARCELE,
Marcele, luy baillant son roole.
J'en prendray vostre advis, oyez-moy reciter.
(Elle répète.)
370
«J'oze à present, ô Ciel, d'une veüe asseurée,
Contempler les brillans de ta voûte azurée,
Et nier ces faux dieux, qui n'ont jamais foulé
De ce palais roulant le lambris étoillé.
A ton pouvoir, Seigneur, mon espoux rend hommage!
375
Il professe ta foy, ses fers t'en sont un gage;
Ce redoutable fleau des dieux sur les chrestiens,
Ce lyon alteré du sacré sang des tiens,
Qui de tant d'innocens crût la mort legitime,
De ministre qu'il fut, s'offre enfin pour victime,
380
Et, patient agneau, tend à tes ennemis
Un col à ton sainct joug heureusement soûmis.»

GENEST.
Outre que, dans la Cour que vous avez charmée,
On sçait que vostre estime est assez confirmée,
Ce recit me surprend, et vous peut acquerir
385
Un renom au theatre à ne jamais mourir.

MARCELE.
Vous en croyez bien plus que je ne m'en presume.

(Elle rentre.)

GENEST.
La Cour viendra bien-tost, commandez qu'on allume.

SCENE IV.

Genest seul, repassant son roole et se promenant

GENEST.
«Il serait, Adrian, honteux d'estre vaincu;
Si ton Dieu veut ta mort, c'est, déja trop vescu;
390
J'ay veu, Ciel, tu le sçais, par le nombre des ames
Que j'osay t'envoyer par des chemins de flames,
Dessus les grils ardens, et dedans les taureaux,
Chanter les condamnez et trembler les bourreaux.»
(Il repete ces quatre vers.)
«J'ay veu, Ciel, tu le sçais, etc.»
(Et puis, ayant un peu resvé et ne regardant plus son roole, il dit:)
395
Dieux, prenez contre moy ma defence et la vostre:
D'effet comme de nom je me treuve estre un autre;
Je feints moins Adrian que je ne le deviens,
Et prends avec son nom des sentimens chrestiens;
Je sçay (pour l'éprouver) que, par un long étude,
400
L'art de nous transformer nous passe en habitude;
Mais il semble qu'icy des veritez sans fard
Passent et l'habitude et la force de l'art,
Et que Christ me propose une gloire éternelle,
Contre qui ma défense est vaine et criminelle;
405
J'ay pour suspects vos noms de dieux et d'immortels;
Je repugne aux respects qu'on rend à vos autels;
Mon, esprit, à vos loix secrettement rebelle,
En conçoit un mépris qui fait mourir son zele,
Et, comme de profane enfin sanctifié,
410
Semble se declarer pour un crucifié.
Mais où va ma pensée, et par quel privilege
Presque insensiblement passay-je au sacrilege,
Et du pouvoir des dieux perds-je le souvenir?
Il s'agit d'imiter, et non de devenir.

(Le ciel s'ouvre avec des flâmes, et une voix s'entend, qui dit:)

VOIX DU CIEL
415
Poursuy, Genest, ton personnage.
Tu n'imiteras point en vain;
Ton salut ne dépend que d'un peu de courage,
Et Dieu t'y prestera la main.

Genest, étonné, continué

GENEST
Qu'entends-je, juste Ciel, et par quelle merveille,
420
Pour me toucher le coeur, me frappes-tu l'oreille?
Souffle doux et sacré, qui me viens enflâmer,
Esprit saint et divin qui me viens animer,
Et qui, me souhaittant, m'inspires le courage,
Travaille à mon salut, acheve ton ouvrage;
425
Guide mes pas douteux dans le chemin des cieux,
Et pour me les ouvrir dessille-moy les yeux.
Mais, ô vaine creance et frivole pensée,
Que du ciel cette voix me doive estre adressée !
Quelqu'un, s'appercevant du caprice où j'estois,
430
S'est voulu divertir par cette feinté voix,
Qui d'un si prompt effet m'excite tant de flâme,
Et qui m'a penetré jusqu'au profond de l'ame.
Prenez, dieux, contre Christ, prenez vostre party,
Dont ce rebelle coeur s'est presque départy;
435
Et toy, contre les dieux, ô Christ, prens ta defense,
Puis qu'à tes Ioix ce coeur fait encor resistance,
Et dans l'onde agitée où flottent mes esprits
Terminez vostre guerre et m'en faites le prix;
Rendez-moy le repos dont ce trouble me prive.

SCENE V.

LE DECORATEUR VENANT ALLUMER LES CHANDELLES, GENEST.

LE DECORATEUR.
440
Hastez-vous, il est temps, toute la Cour arrive.

GENEST.
Allons. Tu m'as distrait d'un roole glorieux,
Que je representois devant la cour des deux,
Et de qui l'action m'est d'importance extréme,
Et n'a pas un objet moindre que le Ciel mesme.
445
Preparons la musique et laissons les placer.

Le decorateur, s'en allant ayant allumé.

LE DECORATEUR
Il repassoit son roole et s'y veut surpasser.

SCENE VI.

DIOCLETIAN, MAXIMIN, VALERIE, CAMILLE, PLANCIEN, SUITTE DE SOLDATS, GARDES.

VALÉRIE.
Mon goust, quoy qu'il en soit, est pour la tragedie:
L'objet en est plus haut, l'action plus hardie,
Et les pensers, pompeux et plains de majesté,
450
Luy donnent plus de poids et plus d'auctorité.

MAXIMIN.
Elle l'emporte enfin par les illustres marques
D'exemple des heros, d'ornement des monarques,
De regle et de mesure à leurs affections,
Par ses evenemens et par ses actions.

PLANCIEN.
455
Le theatre aujourd'huy, superbe en sa structure,
Admirable en son art et riche en sa peinture,
Promet pour le sujet de mesmes qualitez.

MAXIMIN.
Les effets en sont beaux, s'ils sont bien imitez.
Vous verrez un des miens, d'une insolente audace,
460
Au mépris de la part qu'il s'acquit en ma grace,
Au mépris de ses jours, au mépris de nos dieux,
Affronter le pouvoir de la terre et des cieux,
Et faire à mon amour succeder tant de haine
Que, bien loin d'en souffrir le spectacle avec peine,
465
Je verray d'un esprit tranquille et satisfait
De son zele obstiné le déplorable effet,
Et remourir ce traistre aprés sa sepulture,
Sinon en sa personne, au moins en sa figure.

DIOCLETIAN.
Pour le bien figurer, Genest n'oubliera rien;
470
Escoutons seulement, et tréve à l'entretien.

(Une voix chante avec un luth.)
La pièce commence.

SCENE VII.

GENEST SEUL SUR LE THEATRE ÉLEVÉ, DIOCLETIAN, MAXIMIN, VALERIE, CAMILLE, PLANCIEN, GARDES ASSIS, SUITTE DE SOLDATS.
Genest sous le nom d'ADRIAN.

Adrian
Ne delibere plus, Adrian, il est temps
De suivre avec ardeur ces fameux combattans;
Si la gloire te plaist, l'occasion est belle,
La querelle du Ciel à ce combat t'appelle;
475
La torture, le fer et la flâme t'attend";
Offre à leurs cruautez un coeur ferme et constant;
Laisse à de lâches coeurs verser d'indignes larmes,
Tendre aux tyrans les mains et mettre bas les armes;
Toy, tends la gorge au fer, vois-en couler ton sang,
480
Et meurs sans t'ébranler, debout, et dans ton rang.
La faveur de César, qu'un peuple entier t'envie,
Ne peut durer, au plus, que le cours de sa vie;
De celle de ton Dieu, non plus que de ses jours,
Jamais nul accident ne bornera le cours.
485
Déja de ce tyran la puissance, irritée,
Si ton zele te dure, a ta perte arrestée;
Il seroit, Adrian, honteux d'estre vaincu;
Si ton Dieu veut ta mort, c'est déja trop vescu.
J'ay veu, Ciel, tu le sçais, par le nombre des ames
490
Que j'osay t'envoyer par des chemins de fiâmes,
Dessus les grils ardens, et dedans les taureaux,
Chanter les condamnez et trembler les bourreaux;
J'ay veu tendre aux enfans une gorge asseurée
A la sanglante mort qu'ils voyoient preparée,
495
Et tomber sous le coup d'un trépas glorieux
Ces fruicts à peine éclos, déja murs pour les cieux.
J'en ay veu, que le temps prescrit par la nature
Estoit prest de pousser dedans la sepulture,
Dessus les eschaffauts presser ce dernier pas,
500
Et d'un jeune courage affronter le trepas;
J'ay veu mille beautez en la fleur de leur âge,
A qui, jusqu'aux tyrans, chacun rendoit hommage,
Voir avecque plaisir, meurtris et dechirez
Leurs membres precieux de tant d'yeux adorez;
505
Vous l'avés veu, mes yeux, et vous craindriez sans honte
Ce que tout sexe brave, et que tout âge affronte !
Cette vigueur, peut-estre, est un effort humain?
Non, non, cette vertu, Seigneur, vient de ta main;
L'ame la puise au lieu de sa propre origine,
510
Et, comme les effets, la source en est divine.
C'est du Ciel que me vient cette noble vigueur
Qui me fait des tourmens mépriser la rigueur;
Qui me fait deffier les puissances humaines,
Et qui fait que mon sang se deplaist dans mes veines;
515
Qu'il brûle d'arrouser cet arbre précieux
Où pend pour nous le fruict le plus chery des Cieux.
J'ay peine à concevoir ce changement extrême,
Et sents que different, et plus fort que moy-méme,
J'ignore toute crainte, et puis voir sans terreur
520
La face de la mort en sa plus noire horreur.
Un seul bien que je perds, la seule Natalie,
Qu'à mon sort un sainct joug heureusement allie,
Et qui de ce sainct zele ignore le secret,
Parmy tant de ferveur mesle quelque regret.
525
Mais que j'ay peu de coeur, si ce penser me touche !
Si proche de la mort, j'ay l'amour en la bouche !

SCENE VIII.

FLAVIE, TRIBUN REPRÉSENTÉ PAR SERGESTE, COMÉDIEN; ADRIAN, DEUX GARDES.

FLAVIE.
Je croy, cher Adrian, que vous n'ignorez pas
Quel important sujet adresse icy mes pas;
Toute la Cour, en trouble, attend d'estre éclaircie
530
D'un bruit dont au palais vostre estime est noircie,
Et que vous confirmez par vostre éloignement.
Chacun, selon son sens, en croit diversement:
Les uns, que pour railler cette erreur s'est semée;
D'autres, que quelque sort a vostre ame charmée;
535
D'autres, que le venin de ces lieux infectez
Contre vostre raison a vos sens revoltez;
Mais, sur tout, de Cesar la croyance incertaine
Ne peut ou s'arrester ny s'asseoir qu'avec peine.

ADRIAN.
A qui dois-je le bien de m'avoir dénoncé?

FLAVIE.
540
Nous estions au palais, ou Cesar empressé
De grand nombre des siens, qui luy vantoient leur zele
A mourir pour les dieux, ou vanger leur querelle:
et Adrian (a-t'il dit d'un visage remis),
Adrian leur suffit contre tant d'ennemis;
545
Seul, contre ces mutins il soutiendra leur cause;
Sur son unique soin mon esprit se repose.
Voyant le peu d'effet que la rigueur produit,
Laissons éprouver l'art, où la force est sans fruit.
Leur obstination s'irrite par les peines;
550
Il est plus de captifs que de fers et de chaisnes;
Les cachots, trop étroits, ne les contiennent pas;
Les haches et les croix sont lasses de trépas;
La mort, pour la trop voir, ne leur est plus sauvage;
Pour trop agir contr'eux, le feu perd son usage.
555
En ces horreurs enfin le coeur manque aux bourreaux,
Aux juges la constance, aux mourans les travaux.
La douceur est souvent une invincible amorce
A ces coeurs obstinez qu'on aigrit par la force.»
Titian, à ces mots, dans la salle rendu:
560
«Ha ! s'est-il écrié, César, tout est perdu.»
La frayeur, à ce cry, par nos veines s'étalle,
Un murmure confus se répand dans la salle.
«Qu'est-ce? a dit l'empereur interdit et troublé;
Le Ciel s'est-il ouvert? le monde a-t'il tremblé?
565
Quelque foudre lancé menasse-t'il ma teste?
Rome d'un étranger est-elle la conqueste?
Ou quelque embrazement consomme-t'il ces lieux?
— Adrian, a-t'il dit, pour Christ renonce aux dieux.»

ADRIAN.
Oüy, sans doute, et de plus à Cesar, à moy-méme,
570
Et soûmets tout, Seigneur, à ton pouvoir suprême.

FLAVIE.
Maximin, à ce mot, furieux, l'oeil ardent
(Signes avant-coureurs d'un funeste accident),
Pâlit, frappe du pied, fremit, deteste, tonne,
Comme desesperé, ne connoit plus personne,
575
Et nous fait voir au vif le geste et la couleur
D'un homme transporté d'amour et de douleur.
Et j'entends Adrian vanter encor son crime?
De Cesar, de son maistre, il paye ainsi l'estime,
Et reconnoit si mal qui luy veut tant de bien !

ADRIAN.
580
Qu'il cesse de m'aimer, ou qu'il m'aime chrestien.

FLAVIE.
Les dieux, dont comme nous les monarques dépendent,
Ne le permettent pas, et les loix le defendent.

ADRIAN.
C'est le Dieu que je sers qui fait regner les rois,
Et qui fait que la terre en revere les loix.

FLAVIE.
585
Sa mort sur un gibet marque son impuissance.

ADRIAN.
Dittes mieux, son amour et son obeissance.

FLAVIE.
Sur une croix, enfin.

ADRIAN.
Sur un bois glorieux,
Qui fut moins une croix qu'une eschelle des cieux.

FLAVIE.
Mais ce genre de mort ne pouvoit estre pire.

ADRIAN.
590
Mais; mourant, de la mort il détruisit l'empire.

FLAVIE.
L'auteur de l'univers entrer dans un cercueil!

ADRIAN.
Tout l'univers aussi s'en vit tendu de deuil,
Et le ciel effrayé cacha ses luminaires.

FLAVIE.
Si vous vous repaissez de ces vaines chimeres,
595
Ce mépris de nos dieux et de vostre devoir
En l'esprit de Cesar détruira vostre espoir.

ADRIAN.
Cesar m'abandonnant, Christ est mon asseurance;
C'est l'espoir des mortels dépouillez d'esperance.

FLAVIE.
Il vous peut mesme oster vos biens si precieux.

ADRIAN.
600
J'en seray plus leger pour monter dans les cieux.

FLAVIE.
L'indigence est à l'homme un monstre redoutable.

ADRIAN.
Christ, qui fut homme et Dieu, nâquit dans une étable;
Je méprise vos biens, et leur fausse douceur,
Dont on est possedé plûtost que possesseur.

FLAVIE.
605
Sa pieté l'oblige, autant que sa justice,
A faire des chrestiens un égal sacrifice.

ADRIAN.
Qu'il fasse, il tarde trop.

FLAVIE.
Que vostre repentir....

ADRIAN.
Non, non, mon sang, Flavie, est tout prest à sortir.

FLAVIE.
Si vous vous obstinez, vostre perte est certaine.

ADRIAN.
610
L'attente m'en est douce, et la menace vaine.

FLAVIE.
Quoy! vous n'ouvrirez point l'oreille à mes advis,
Aux soupirs de la cour, aux voeux de vos amis,
A l'amour de Cesar, aux cris de Natalie,
A qui si recemment un si beau noeud vous lie?
615
Et vous voudriez souffrir que dans cet accident
Ce soleil de beauté treuvât son occident?
A peine, depuis l'heure à ce noeud destinée,
A-t'elle veu flamber les torches d'Hymenée;
Encor si quelque fruict de vos chastes amours
620
Devoit après la mort perpetuer vos jours!
Mais vous voulez mourir avecque-la disgrace
D'éteindre vostre nom avecque vostre race,
Et, suivant la fureur d'un aveugle transport,
Nous estre tout ravy par une seule mort !
625
Si vostre bon genie attend l'heure opportune,
Sçavez-vous les emplois dont vous courez fortune?
L'espoir vous manque-t'il? et n'osez vous songer
Qu'avant qu'estre empereur Maximin fut berger?
Pour peu que sa faveur vous puisse estre constante,
630
Quel defaut vous defend une pareille attente?
Quel mépris obstiné des hommes et des dieux
Vous rend indifferents et la terre et les Cieux,
Et, comme si la mort vous estoit souhaittable,
Fait que pour l'obtenir vous vous rendez coupable,
635
Et vous faites Cesar et les dieux ennemis?
Pesez-en le succez d'un esprit plus remis;
Celuy n'a point peché, de qui la repentance
Temoigne la surprise et suit de prés l'offence.

ADRIAN.
La grace dont le Ciel a touché mes esprits
640
M'a bien persuadé, mais ne m'a point surpris;
Et, me laissant toucher à cette repentance,
Bien loin de reparer, je commettrois l'offence.
Allez, ny Maximin, courtois ou furieux,
Ny ce foudre qu'on peint en la main de vos dieux,
645
Ny la cour, ny le trône, avecque tous leurs charmes,
Ny Natalie enfin avec toutes ses larmes,
Ny l'univers rentrant dans son premier cahos,
Ne divertiroient pas un si ferme propos.

FLAVIE.
Pesez bien les effets qui suivront mes paroles.

ADRIAN.
650
Ils seront sans vertu comme elles sont frivoles.

FLAVIE.
Si raison ny douceur ne vous peut émouvoir,
Mon ordre va plus loin.

ADRIAN.
Faites vostre devoir.

FLAVIE.
C'est de vous arrester et vous charger de chaînes,
Si, comme je vous dis, l'une et l'autre sont vaines.

Adrian, presentant ses bras aux fers, que les gardes luy attachent.

ADRIAN
655
Faites, je recevray ces fardeaux precieux
Pour les premiers presens qui me viennent des Cieux,
Pour de riches faveurs et de superbes marques
Du Cesar des Cesars et du roy des monarques;
Et j'iray sans contrainte où, d'un illustre effort,
660
Les soldats de Jésus triomphent de la mort.

(Ils sortent tous.)

SCENE IX.

DIOCLETIAN, MAXIMIN, ETC.

DIOCLETIAN.
En cet acte, Genest à mon gré se surpasse.

MAXIMIN.
Il ne se peut rien feindre avecque plus de grace.

VALERIE
Valerie se levant.
L'intermede permet de l'en feliciter
Et de voir les acteurs.

DIOCLETIAN
Il se faut donc hâter.


Acte III

SCENE PREMIERE

DIOCLETIAN, MAXIMIN, VALERIE, CAMILLE, PLANCIEN, SUITTE DE GARDES ET DE SOLDATS.
Valerie descendant du theatre.

VALERIE
665
QUEL trouble! quel desordre ! et comment sans miracle
Nous peuvent-ils produire aucun plaisant spectacle.

CAMILLE
Certes, à voir entr'eux cette confusion,
L'ordre de leur recit semble une illusion.

MAXIMIN.
L'art en est merveilleux, il faut que je l'advouë,
670
Mais l'acteur qui paroist est celuy qui me jouë,
Et qu'avecque Genest j'ay veu se concerter.
Voyons de quelle grace il sçaura m'imiter.

SCENE II.

MAXIMIN, REPRESENTÉ PAR OCTAVE, COMÉDIEN; ADRIAN CHARGÉ DE FERS; FLAVIE, SUITTE DE GARDES ET DE SOLDATS.

MAXIMIN, acteur.
Sont-ce là les faveurs, traistre, sont-ce les gages
De ce maistre nouveau qui reçoit tes hommages,
675
Et qu'au mespris des droicts et du culte des dieux
L'impiété chrestienne oze placer aux cieux?

ADRIAN.
La nouveauté, Seigneur, de ce Maistre des maistres
Est devant tous les temps et devant tous les estres;
C'est luy qui du néant a tiré l'univers,
680
Luy qui dessus la terre a répandu les mers;
Qui de l'air estendit les humides contrées,
Qui sema de brillants les voûtes azurées,
Qui fit naistre la guerre entre les elemens,
Et qui regla des cieux les divers mouvemens.
685
La terre à son pouvoir rend un muet hommage;
Les roys sont ses sujets, le monde est son partage;
Si l'onde est agitée, il la peut affermir;
S'il querelle les vents, ils n'ozent plus fremir;
S'il commande au soleil, il arreste sa course;
690
Il est maistre de tout, comme il en est la source;
Tout subsiste par luy, sans luy rien n'eût esté:
De ce maistre, Seigneur, voila la nouveauté.
Voyez si sans raison il reçoit mes hommages,
Et si sans vanité j'en puis porter les gages.
695
Oüy, ces chaisnes, Cesar, ces fardeaux glorieux,
Sont aux bras d'un chrestien des presens précieux;
Devant nous, ce cher maistre en eut les mains chargées,
Au feu de son amour il nous les a forgées;
Loin de nous accabler, leur faix est nostre appuy,
700
Et c'est par ces chaisnons qu'il nous attire à luy.

MAXIMIN, acteur.
Dieux! à qui pourrons-nous nous confier sans crainte,
Et de qui nous promettre une amitié sans feinte?
De ceux que la fortune attache à nos costez;
De ceux que nous avons moins acquis qu'achetez,
705
Qui sous des fronts soumis cachent des coeurs rebelles,
Que par trop de credit nous rendons infidelles?
O dure cruauté du destin de la cour,
De ne pouvoir souffrir d'inviolable amour,
De franchise sans fard, de vertu qu'offusquée,
710
De devoir que contraint, ny de foy que masquée!
Qu'entreprends-je, chetif, en ces lieux écartez,
Où, lieutenant des dieux justement irritez,
Je faits d'un bras vengeur éclatter les tempestes,
Et poursuy des chrestiens les sacrileges testes !
715
Si, tandis que j'en prends un inutile soin,
Je voy naistre chez moy ce que je suy si loin;
Ce que j'extirpe icy dans ma cour prend racine,
J'éleve auprés de moy ce qu'ailleurs j'extermine.
Ainsi nostre fortune, avec tout son éclat,
720
Ne peut (quoy qu'elle fasse) acheter un ingrat.

ADRIAN.
Pour croire un Dieu, Seigneur, la liberté de croire
Est-elle en vostre estime une action si noire,
Si digne de l'excés où vous vous emportez,
Et se peut-il souffrir de moindres libertez?
725
Si jusques à ce jour vous avez crû ma vie
Inaccessible mesme aux assauts de l'envie,
Et si les plus censeurs ne me reprochent rien,
Qui m'a fait si coupable, en me faisant chrestien?
Christ reprouve la fraude, ordonne la franchise,
730
Condamne la richesse injustement acquise,
D'une illicite amour defend l'acte innocent,
Et de tremper ses mains dans le sang innocent;
Treuvez-vous en ces loix aucune ombre de crime,
Rien de honteux aux siens et rien d'illegitime?
735
J'ay contr'eux éprouvé tout ce qu'eût pu l'enfer:
J'ay veu couler leur sang sous des ongles de fer;
J'ay veu bouillir leurs corps dans la poix et les fiâmes,
J'ay veu leur chair tomber sous de flambantes lames,
Et n'ay rien obtenu de ces coeurs glorieux,
740
Que de les avoir veus pousser des chants aux cieux,
Prier pour leurs bourreaux au fort de leur martyre,
Pouf vos prosperitez et pour l'heur de l'empire.

MAXIMIN, acteur.
Insolent, est-ce à toy de te choisir des dieux?
Les miens, ceux de l'empire et ceux de tes ayeux
745
Ont-ils trop foiblement étably leur puissance
Pour t'arrester au joug de leur obéissance?

ADRIAN.
Je cherche le salut, qu'on ne peut esperer
De ces dieux de metail qu'on vous voit adorer.

MAXIMIN, acteur.
Le tien, si cette humeur s'obstine à me déplaire,
750
Te garentira mal des traits de ma colere,
Que tes impietez attireront sur toy.

ADRIAN.
J'en pareray les coups du bouclier de la foy.

MAXIMIN, acteur.
Crains de voir, et bien-tost, ma faveur negligée
Et l'injure des dieux cruellement vengée;
755
De ceux que par ton ordre on a veus déchirez,
Que le fer a meurtris et le feu devorez,
Si tu ne divertis la peine où tu t'exposes,
Les plus cruels tourmens n'auront esté que roses.

ADRIAN.
Nos corps estans periz, nous esperons qu'ailleurs
760
Le Dieu que nous servons nous les rendra meilleurs.

MAXIMIN, acteur.
Traistre, jamais sommeil n'enchantera mes peines
Que ton perfide sang, épuisé de tes veines,
Et ton coeur sacrilege, aux corbeaux exposé,
N'ait rendu de nos dieux le courroux appaisé.

ADRIAN.
765
La mort dont je mourray sera digne d'envie,
Quand je perdray le jour pour l'autheur de la vie.

MAXIMIN, acteur.
Allez, dans un cachot accablez-le de fers,
Rassemblez tous les maux que sa secte a souffers,
Et faites à l'envy contre cet infidelle...

ADRIAN.
770
Dittes ce converty.

MAXIMIN, acteur.
Paroistre vostre zele.
Imaginez, forgez; le plus industrieux
A le faire souffrir sera le plus pieux.
J'emploiray ma justice, où ma faveur est vaine,
Et qui fuit ma faveur éprouvera ma haine.

ADRIAN
775
ADRIAN s'en allant
Comme je te soûtiens, Seigneur, sois mon soûtien;
Qui commence à souffrir commence d'estre tien.

(Flavie emmene Adrian avec des gardes.)

SCENE III.

MAXIMIN, ACTEUR; GARDES.

MAXIMIN, acteur.
Dieux ! vous avez un foudre, et cette felonnie
Ne le peut allumer, et demeure impunie!
Vous conservez la vie et laissez la clarté
780
A qui vous veut ravir vostre immortalité,
A qui contre le Ciel souleve un peu de terre,
A qui veut de vos mains arracher le tonnerre,
A qui vous entreprend et vous veut détrôner
Pour un Dieu qu'il se forge et qu'il veut couronner!
785
Inspirez-moy, grands dieux! inspirez-moi des peines
Dignes de mon courroux et dignes de vos haines,
Puis qu'à des attentats de cette qualité
Un supplice commun est une impunité.

SCENE IV.

FLAVIE RAMENANT ADRIAN A LA PRISON, ADRIAN, LE GEOLIER, GARDES.

FLAVIE
FLAVIE, au geolier.
L'ordre exprés de Cesar le commet en ta garde.

LE GEOLIER.
790
Le vostre me suffit, et ce soin me regarde.

SCENE V.

NATALIE, FLAVIE, ADRIAN, LE GEOLIER.

NATALIE.
O nouvelle trop vraye! est-ce là mon espoux?

FLAVIE.
Nostre dernier espoir ne consiste qu'en vous;
Rendez-le-nous à vous, à Cesar, à luy-méme.

NATALIE.
Si l'effet n'en dépend que d'un desir extréme

FLAVIE.
795
Je vais faire esperer cet heureux changement;
Voyez-le.

(Flavie s'en va avec les gardes, et le geolier se retire.)

ADRIAN.
Tais-toy, femme, et m'écoute un moment.
Par l'usage des gents et par les loix romaines,
La demeure, les biens, les delices, les peines,
Tout espoir, tout profit, tout humain interest,
800
Doivent estre communs à qui la couche l'est;
Mais que, comme la vie et comme la fortune,
Leur creance toujours leur doive estre commune,
D'étendre jusqu'aux dieux cette communauté,
Aucun droict n'établit cette necessité.
805
Supposons toutesfois que la loy le desire,
Il semble que l'espoux, comme ayant plus d'empire,
Ait le droict le plus juste ou le plus specieux
De prescrire chez soy le culte de ses dieux.
Ce que tu vois enfin, ce corps chargé de chaisnes,
810
N'est l'effet ny des loix, ny des raisons humaines;
Mais dequoy des chrestiens j'ay reconnu le Dieu,
Et dit à vos autels un eternel adieu.
Je l'ay dit, je le dis, et trop tard pour ma gloire,
Puis qu'enfin je n'ay crû qu'estant forcé de croire;
815
Qu'aprés les avoir veus, d'un visage serain,
Pousser des chants aux Cieux dans des taureaux d'airain;
D'un souffle, d'un regard, jetter vos dieux par terre,
Et l'argille et le bois s'en briser comme verre;
Je les ay combattus, ces effets m'ont vaincu;
820
J'ay reconnu par eux l'erreur où j'ay vescu;
J'ay veu la verité, je la suy, je l'embrasse;
Et, si Cesar pretend par force, par menasse,
Par offres, par conseils ou par allechemens,
Et toy, ny par soûpirs, ni par embrassemens,
825
Esbranler une foy si ferme et si constante,
Tous deux vous vous flattez d'une inutile attente.
Reprens sur ta franchise un empire absolu,
Que le noeud qui nous joint demeure resolu;
Vefve dés à present, par ma mort prononcée,
830
Sur un plus digne objet adresse ta pensée;
Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta beauté,
Te feront mieux treuver que ce qui t'est osté.
Adieu; pourquoy (cruelle à de si belles choses)
Noyes-tu de tes pleurs ces oeillets et ces roses?
835
Bien-tost, bien-tost le sort, qui t'oste ton espoux,
Te fera respirer sous un hymen plus doux.
Que fais-tu? tu me suis! Quoy! tu m'aimes encore?
O ! si de mon desir l'effet pouvoit éclore,
Ma soeur (c'est le seul nom dont je te puis nommer),
840
Que sous de douces loix nous nous pourrions aymer!
(L'embrassant.)
Tu sçaurois que la mort, par qui l'ame est ravie,
Est la fin de la mort plustost que de la vie;
Qu'il n'est amour ny vie en ce terrestre lieu,
Et qu'on ne peut s'aimer ny vivre qu'avec Dieu.

NATALIE
845
NATALIE l'embrassant.
O d'un Dieu tout puissant merveilles souveraines!
Laisse moy, cher espoux, prendre part en tes chaisnes !
Et, si ny nostre hymen ny ma chaste amitié
Ne m'ont assez acquis le nom de ta moitié,
Permets que l'alliance enfin s'en accomplisse,
850
Et que Christ de ces fers aujourd'huy nous unisse.
Croy qu'ils seront pour moy d'indissolubles noeuds,
Dont l'étrainte en toy seul sçaura borner mes voeux.

ADRIAN.
O Ciel ! ô Natalie ! Ah ! douce et saincte flâme,
Je r'allume mes feux, et reconnois ma femme;
855
Puis qu'au chemin du Ciel tu veux suivre mes pas,
Sois mienne, chere espouse, au de la du trépas.
Que mes voeux, que ta foy... Mais tire-moy de peine,
Ne me flattay-je point d'une creance vaine?
D'où te vient le beau feu qui t'échauffe le sein?
860
Et quand as-tu conceu ce genereux dessein?
Par quel heureux motif?

NATALIE.
Je te vais satisfaire.
Il me fut inspiré presque au flanc de ma mere,
Et presque en mesme instant le Ciel versa sur moy
La lumiere du jour et celle de la foy.
865
Il fit qu'avec le laict, pendante à la mammelle,
Je sucçay des chrestiens la creance et le zele;
Et ce zele avec moy crût jusqu'à l'heureux jour
Que mes yeux, sans dessein, m'acquirent ton amour.
Tu sçais, s'il t'en souvient, de quelle resistance
870
Ma mere, en cette amour, combattit ta constance;
Non qu'un si cher party ne nous fût glorieux,
Mais pour sa repugnance au culte de tes dieux;
De Cesar toutefois la supréme puissance
Obtint ce triste adveu de son obeïssance;
875
Ses larmes seulement marquerent ses douleurs:
Car qu'est-ce qu'une esclave a de plus que des pleurs?
Enfin, le jour venu que je te fus donnée:
« Va, me dit-elle à part, va, fille infortunée,
Puis qu'il plaist à Cesar, mais sur tout souvien-toy
880
D'estre fidelle au Dieu dont nous suivons la loy,
De n'adresser qu'à luy tes voeux ny tes prieres,
De renoncer au jour plûtost qu'à ses lumieres,
Et detester autant les dieux de ton espoux
Que ses chastes baisers te doivent estre doux. »
885
Au defaut de ma voix, mes pleurs luy répondirent,
Tes gens dedans ton char aussi-tost me rendirent,
Mais l'esprit si remply dé cette impression
Qu'à peine eus-je des yeux pour voir ta passion,
Et qu'il fallut du temps pour ranger ma franchise
890
Au poinct où ton merite à la fin l'a soumise.
L'oeil qui voit dans les coeurs clair comme dans les deux
Sçait quelle aversion j'ay depuis pour tes dieux;
Et, depuis nostre hymen, jamais le culte impie
(Si tu l'as observé) ne m'a cousté d'hostie;
895
Jamais sur leurs autels mes encens n'ont fumé;
Et, lors que je t'ay veu, de fureur enflâmé,
Y faire tant offrir d'innocentes victimes,
J'ay souhaitté cent fois de mourir pour tes crimes,
Et cent fois vers le Ciel, témoin de mes douleurs,
900
Poussé pour toy des voeux accompagnez de pleurs.

ADRIAN.
Enfin je reconnois, ma chere Natalie,
Que je dois mon salut au sainct noeud qui nous lie;
Permets moy toutesfois de me plaindre à mon tour,
Me voyant te cherir d'une si tendre amour;
905
Y pouvois-tu répondre et me tenir cachée
Cette céleste ardeur dont Dieu t'avoit touchée?
Peux-tu, sans t'émouvoir, avoir veu ton espoux
Contre tant d'innocens exercer son courroux?

NATALIE.
Sans m'émouvoir, helas ! le Ciel sçait si tes armes
910
Versoient jamais de sang sans me tirer des larmes.
Je m'en émeus assez; mais eussay-je esperé
De reprimer la soif d'un lyon alteré,
De contenir un fleuve inondant une terre,
Et d'arrester dans l'air la cheute d'un tonnerre?
915
J'ay failly toutesfois, j'ay deu parer tes coups;
Ma crainte fut coupable autant que ton couroux:
Partageons donc la peine aussi bien que les crimes;
Si ces fers te sont deubs, ils me sont legitimes.
Tous deux dignes de mort, et tous deux résolus,
920
Puis que nous voicy joints, ne nous separons plus;
Qu'aucun temps, qu'aucun lieu, jamais ne nous divisent,
Un supplice, un cachot, un juge, nous suffisent.

ADRIAN.
Par un ordre celeste, aux mortels inconnu,
Chacun part de ce lieu quand son temps est venu;
925
Suy cet ordre sacré, que rien ne doit confondre,
Lors que Dieu nous appelle, il est temps de répondre;
Ne pouvant avoir part en ce combat fameux,
Si mon coeur au besoin ne répond à mes voeux,
Merite, en m'animant, ta part de la couronne
930
Qu'en l'empire eternel le martyre nous donne;
Au defaut du premier, obtiens le second rang,
Acquiers par tes souhaits ce qu'on nie à ton sang,
Et dedans le peril m'assiste en cette guerre.

NATALIE.
Bien donc, choisis le Ciel, et me laisse la terre.
935
Pour ayder ta constance en ce pas perilleux,
Je te suivray par tout et jusques dans les feux;
Heureuse si la loy qui m'ordonne de vivre
Jusques au Ciel enfin me permet de te suivre,
Et si de ton tyran le funeste courroux
940
Passe jusqu'à l'espouse, ayant meurtry l'espoux.
Tes gens me rendront bien ce favorable office
De garder qu'à mes soins Cesar ne te ravisse
Sans en apprendre l'heure et m'en donner advis,
Et bien-tost de mes pas les tiens seront suivis;
945
Bien-tost...

ADRIAN.
Espargne leur cette inutile peine,
Laisse m'en le soucy, leur veille seroit vaine;
Je ne partiray point de ce funeste lieu
Sans ton dernier baiser et ton dernier adieu;
Laisses-en sur mon soin reposer ton attente.

SCENE VI.

FLAVIE, GARDES, ADRIAN, NATALIE.

FLAVIE.
950
Aux desseins importans, qui craint impatiente;.
Et bien, qu'obtiendrons-nous? Vos soins officieux
A vostre espoux aveugle ont-ils ouvert les yeux?

NATALIE.
Nul interest humain, nul respect ne le touche;
Quand j'ay voulu parler, il m'a fermé la bouche,
955
Et, detestant les dieux, par un long entretien
A voulu m'engager dans le culte du sien;
Enfin, ne tentez plus un dessein impossible,
Et gardez que, heurtant ce coeur inaccessible,
Vous ne vous y blessiez, pensant le secourir,
960
Et ne gagniez le mal que vous voulez guerir;
Ne vueilliez point son bien à vostre prejudice,
Souffrez, souffrez plustost que l'obstiné perisse;
Rapportez à Cesar nostre inutile effort,
Et, si la loy des dieux fait conclure à sa mort,
965
Que l'effet prompt et court en suive la menace,
J'implore seulement cette derniere grace;
Si de plus doux succés n'ont suivy mon espoir,
J'ay l'advantage. au moins d'avoir fait mon devoir.

FLAVIE.
O vertu sans égale et sur toutes insigne !
970
O d'une digne espouse espoux sans doute indigne !
Avec quelle pitié le peut-on secourir,
Si, sans pitié de soy, luy mesme il veut perir?

NATALIE.
Allez, n'esperez pas que ny force ny crainte
Puissent rien où mes pleurs n'ont fait aucune atteinte
975
Je connois trop son coeur, j'en sçay la fermeté,
Incapable de crainte et de legereté;
A regret contre luy je rends ce témoignage,
Mais l'interest du Ciel à ce devoir m'engage;
Encor un coup, cruel, au nom de nostre amour,
980
Au nom sainct et sacré de la celeste Cour,
Reçoy de ton espouse un conseil salutaire,
Deteste ton erreur, rends-toy le Ciel prospere;
Songe et propose-toy que tes travaux presens,
Comparez aux futurs, sont doux ou peu cuisans !
985
Voy combien cette mort importe à ton estime !
D'où tu sorts, où tu vas, et quel objet t'anime !

ADRIAN.
Mais toy, contien ton zele, il m'est assez connu,
Et songe que ton temps n'est pas encor venu,
Que je te vais attendre à ce port desirable.
990
Allons, executez le decret favorable
Dont j'attends mon salut plûtost que le trépas.

Flavie, le livrant au geolier et s'en allant.

FLAVIE
Vous en estes coupable en ne l'évitant pas.

SCENE VII.

NATALIE
SEULE.
J'ose à present, ô Ciel, d'une veuë asseurée,
Contempler les brillans de ta voûte azurée,
995
Et nier ces faux dieux, qui n'ont jamais foulé
De ce palais roullant le lambris étoillé.
A ton pouvoir, Seigneur, mon espoux rend hommage;
Il professe ta foy, ses fers t'en sont un gage;
Ce redoutable fleau des dieux sur les chrestiens,
1000
Ce lyon alteré du sacré sang des tiens,.
Qui de tant d'innocens crût la mort legitime,
De ministre qu'il fut, s'offre enfin pour victime,
Et, patient agneau, tend à tes ennemis
Un col à ton sainct joug heureusement soûmis.
1005
Rompons, aprés sa mort, nostre honteux silence',
De ce lâche respect forçons la violence,.
Et disons aux tyrans, d'une constante voix,.
Ce qu'à Dieu du penser nous avons dit cent fois.
Donnons air au beau feu dont nostre am est pressée;'.
1010
En cette illustre ardeur mille m'ont devancée;
D'obstacles infinis mil ont sceu triomfer,
Cecile des tranchants, Prisque des dents de fer,
Fauste des plombs boüillans, Dipne de sa noblesse,
Agathe de son sexe, Agnés de sa jeunesse,
1015
Tecle de son amant, et toutes du trépas;
Et je repugnerois à marcher sur leurs pas !

(Elle r'entre.)

SCENE VIII.

GENEST, DIOCLETIAN, MAXIMIN, ETC.

GENEST
Seigneur, le bruit confus d'une foule importune
De gens qu'à vostre suitte attache la fortune,
Par le trouble où nous met cette incommodité,
1020
Altere les plaisirs de Vostre Majesté,
Et nos acteurs confus de ce'desordre extrême

Diocletian, se levant avec toute la Cour.

DIOCLETIAN
Il y faut donner ordre, et l'y porter nous-mesme.
De vos dames la jeune et courtoise beauté
Vous attire toûjours cette importunité.


Acte IV

SCENE PREMIERE.

DIOCLETIAN, MAXIMIN, VALERIE, CAMILLE, PLANCIEN, GARDES, DESCENDANS DU THEATRE.
VALERIE, à Diocletian.

VALERIE
1025
VOSTRE ordre a mis le calme, et dedans le silence
De ces irreverens contiendra l'insolence.

DIOCLETIAN.
Escoutons car Genest dedans cette action,
Passe aux derniers efforts de sa profession.

SCENE II.

ADRIAN, FLAVIE, GARDES, DIOCLETIAN, MAXIMIN,VALERIE, CAMILLE, PLANCIEN, SUITTE DE GARDES.

FLAVIE
Si le Ciel, Adrian, ne t'est bien-tost propice,
1030
D'un infaillible pas tu cours au prEcipice.
J'avois veu, par l'espoir d'un proche repentir,
De CEsar irrité le courroux s'allentir;
Mais, quand il a connu nos priEres, nos peines,
Les larmes de ta femme et son attente vaines
1035
(L'oeil ardent de colEre et le teint palissant):
« Amenez (a-t'il dit d'un redoutable accent),
Amenez ce perfide, en qui mes bons offices
Rencontrent aujourd'huy le plus lâche des vices;
Et que l'ingrat apprenne à quelle extrEmité
1040
Peut aller la fureur d'un monarque irrité. »
Passant de ce discours, s'il faut dire, à la rage,
Il invente, il ordonne, il met tout en usage,
Et si le repentir de ton aveugle erreur
N'en détourne l'effet et n'êteint sa fureur...

ADRIAN
1045
Que tout l'effort, tout l'art, toute l'adresse humaine,
S'unisse pour ma perte et conspire à ma peine,
Celuy qui d'un seul mot crea chaque element,
Leur donnant l'action, le poids, le mouvement,
Et prestant son concours à ce fameux ouvrage.,
1050
Se retint le pouvoir d'en suspendre l'usage:
Le feu ne peut brûler, l'air ne sçauroit mouvoir,
Ny l'eau ne peut couler qu'au gré de son pouvoir;
Le fer, solide sang des veines de la terre
Et fatal instrument des fureurs de là guerre,
1055
S'émousse, s'il l'ordonne, et ne peut penetrer
Où son pouvoir s'oppose et luy defend d'entrer:
Si Cesar m'est cruel, il me sera prospere;
C'est luy que je soûtiens, c'est en luy que j'espere;
Par son soin, tous les jours, la rage des tyrans
1060
Croit faire des vaincus et fait des conquerans.

FLAVIE
Souvent en ces ardeurs la mort qu'on se propose
Ne semble qu'un ébat, qu'un souffle, qu'une rose;
Mais, quand ce spectre affreux sous un front inhumain,
Les tenailles, les feux, les haches à la main,
1065
Commence à nous paroistre et faire ses approches,
Pour ne s'effrayer pas il faut estre des roches,
Et nostre repentir, en cette occasion,
S'il n'est vain, pour le moins tourne à confusion,

ADRIAN
J'ay contre les chrestiens servy long-temps vos haines,
1070
Et j'appris leur constance en ordonnant leurs peines.
Mais, avant que Cesar ait prononcé l'arrest,
Dont l'execution me treuvera tout prest,
Souffrez que d'un adieu j'acquitte ma promesse
A la chere moitié que Dieu veut que je laisse,
1075
Et que, pour dernier fruict de nostre chaste amour,
Je prenne congé d'elle en le prenant du jour.

FLAVIE.
Allons, la pieté m'oblige à te, complaire,
Mais ce retardement aigrira sa colere.

ADRIAN.
Le temps en sera court, devancez moy d'un pas.

FLAVIE.
1080
Marchons, le zele ardent qui le porte au trépas
Nous est de sa personne une assez seure garde,,

UN GARDE.
Qui croit un prisonnier toutefois le hazarde.

ADRIAN.
Mon ardeur et ma foy me gardent seurement;
N'avancez rien qu'un pas, je ne veux qu'un moment.

(Ils s'en vont.)

SCENE III.

ADRIAN, SEUL, CONTINUE

ADRIAN
1085
Ma chere Natalie, avec quelle allegresse
Verras-tu ma visite acquitter ma promesse!
Combien de saincts baisers, combien d'embrassemens,
Produiront de ton coeur les secrets mouvemens!
Prens ma sensible ardeur, prens conseil de ma flâme,
1090
Marchons asseurément sur les pas d'une femme,
Ce sexe qui ferma, r'ouvrit depuis les Cieux;
Les fruits de la vertu sont par tout precieux;
Je ne puis souhaiter de guide plus fidelle.
J'approche de la porte, et l'on ouvre, c'est elle

SCENE IV.

NATALIE, ADRIAN.
ADRIAN, la voulant embrasser.

ADRIAN
1095
Enfin, chere moitié.

NATALIE, se retirant et luy fermant la porte.

NATALIE
Comment, seul, et sans fers?
Est-ce là ce martyr, ce vainqueur des enfers,
Dont l'illustre courage et la force infinie
De ses persecuteurs bravaient la tyrannie?

ADRIAN.
Ce soupçon, ma chere ame !

NATALIE.
Après ta lâcheté,
1100
Va, ne me tiens plus, traistre, en cette qualité;
Du Dieu que tu trahis je partage l'injure.
Moy, l'ame d'un payen ! moy, l'ame d'un parjure!
Moy, l'ame d'un chrestien qui renonce à sa loy!
D'un homme enfin sans coeur, et sans ame, et sans foy !

ADRIAN.
1105
Daigne m'entendre, un mot !

NATALIE.
Je n'entends plus un lâche
Qui dés le premier pas chancelle et se relâche,
Dont la seule menace ébranle la vertu,
Qui met les armes bas sans avoir combattu;
Et qui, s'estant fait croire une invincible roche,
1110
Au seul bruict de l'assaut, se rend avant l'approche.
Va, perfide, aux tyrans à qui tu t'es rendu
Demander lâchement le prix qui t'en est deu.
Que l'espargne romaine en tes mains se desserre;
Exclus des biens du Ciel, songe à ceux de la terre;
1115
Mais, parmy ses honneurs et ses rangs superflus,
Compte moy pour un bien qui ne t'appartient plus.

ADRIAN.
Je ne te veux qu'un mot, accorde ma priere.

NATALIE.
Ha ! que de ta prison n'ay-je esté la geoliere !
J'aurois souffert la mort avant ta liberté.
1120
Traistre, qu'esperes-tu de cette lâcheté?
La cour s'en raillera; ton tyran, quoy qu'il die,
Ne sçauroit en ton coeur priser ta perfidie;
Les martyrs, animez d'une saincte fureur,
En rougiront de honte et fremiront d'horreur;
1125
Contre toy, dans le ciel, Christ arme sa justice;
Les ministres d'enfer preparent ton supplice,
Et tu viens, rejetté de la terre et des Cieux,
Pour me perdre avec toy, chercher grace en ces lieux?
(Elle sort furieuse, et dit en s'en allant: )
Que feray-je, ô Seigneur! Puis-je souffrir sans peine
1130
L'ennemy de ta gloire et l'objet de ta haine?
Puis-je vivre, et me voir, en ce confus estat,
De la soeur d'un martyr, femme d'un apostat,
D'un ennemy de Dieu, d'un lâche, d'un infame?

ADRIAN.
Je te vais détromper; où cours-tu, ma chere ame?

NATALIE.
1135
Ravir dans ta prison, d'une mâle vigueur,
La palme qu'aujourd'huy tu perds faute de coeur,
Y joindre les martyrs, et, d'une saincte audace,
Remplir chez eux ton rang et combattre en ta place,
Y cueillir les lauriers dont Dieu t'eût couronné,
1140
Et prendre au Ciel le lieu qui t'estoit destiné.

ADRIAN.
Pour quelle défiance alteres-tu ma gloire?
Dieu toujours en mon coeur conserve sa victoire;
Il a receu ma foy, rien ne peut l'ébranler,
Et je cours au trépas, bien loin d'en reculer.
1145
Seul, sans fers, mais armé d'un invincible zele,
Je me rends au combat où l'empereur m'appelle;.
Mes gardes vont devant, et je passe en ce lieu.
Pour te tenir parole et pour te dire adieu.
M'avoir osté mes fers n'est qu'une vaine adresse
1150
Pour me les faire craindre et tenter ma foiblesse;
Et moy, pour tout effet de ce soulagement,
J'attends le seul bon-heur de ton embrassement.
Adieu, ma chere, soeur, illustre et digne femme,
Je vais par un chemin d'épines, et de flâme,
1155
Mais qu'auparavant moy Dieu luy-mesme a battu,
Te. retenir, un lieu digne de ta vertu.
Adieu, quand mes bourreaux exerceront leur, rage,
Implore-moy du Ciel la grace et le courage
De vaincre la nature, en cet heureux malheur,
1160
Avec une constance égale à ma douleur.

NATALIE, l'embrassant.

NATALIE
Pardonne à mon ardeur, cher et généreux frere,
L'injuste impression d'un soupçon temeraire,
Qu'en l'apparent estat, de cette liberté,
Sans gardes et sans fers, tu m'avois suscité:
1165
Va, ne relâche rien de cette saincte audace
Qui te fait des tyrans mépriser-la menace;
Quoy qu'un grand t'entreprenne, un plus grand est pourtoi;
Un Dieu te soûtiendra, si tu soûtiens sa foy.
Cours, genereux athlète, en l'illustre carriere
1170
Où de la nuict du monde on passe à la lumiere;
Cours, puis qu'un Dieu t'apelle aux pieds de son autel,
Dépouiller sans regret l'homme infirme, et mortel;
N'épargne point ton sang en cette saincte guerre;
Prodigues-y ton corps, rends la terre à la terre,
1175
Et redonne à ton Dieu, qui sera ton appuy,
La part qu'il te demande, et que tu tiens de luy;
Fuy sans, regret le monde et ses fausses delices,
Où les plus innocens ne sont point sans supplices,
Dont le plus ferme estat est toujours inconstant,
1180
Dont l'estre et le non estre ont presque un méme instant,
Et pour qui toutefois la nature, aveuglée
Inspire à ses enfans une ardeur déreglée
Qui les fait si souvent, au peril du trépas,
Suivre la vanité de ses trompeurs appas.
1185
Ce qu'un siecle y produit, un moment le consomme;
Porte les yeux plus haut, Adrian, parois homme;
Combats, souffre, et t'acquiers, en mourant en chrestien,
Par un moment de mal,l'éternité d'un bien.

ADRIAN.
Adieu, je cours, je vole au bon-heur qui m'arrive;
1190
L'effet en est trop lent, l'heure en est trop tardive;
L'ennuy seul que j'emporte, ô genereuse soeur,
Et qui de mon attente altere la douceur,
Est que la loy, contraire au Dieu que je professe,
Te prive par ma mort du bien que je, te laisse,
1195
Et l'acquerant au fisc, oste à ton noble sang,
Le soûtien de sa gloire et l'appuy de son rang.

NATALIE.
Quoy ! le vol que tu prends, vers les celestes plaines
Souffre encor tes regards sur les choses humaines?
Si dépouillé du monde et si prest d'en partir,
1200
Tu peux parler en homme, et non pas en martyr?
Qu'un si foible interest ne te soit point sensible;
Tiens au Ciel, tiens à Dieu, d'une force invincible;
Conserve-moy-ta gloire, et je me puis vanter
D'un tresor precieux que rien ne peut m'oster.
1205
Une femme possede une richesse extréme,
Qui possede un espoux possesseur de Dieu même;
Toy, qui de ta doctrine assiste les chrestiens.,
Approche, cher Anthyme, et joins tes voeux aux miens

SCENE V.

ANTHISME, ADRIAN, NATALIE. ANTHISME.

NATALIE.
Un bruit qui par la ville a frappé mon oreille,
1210
De ta conversion m'apprennant la merveille
Et le noble mépris que tu faits de tes jours,
M'amene à ton combat, plûtost qu'à ton secours.
Je sçay combien Cesar t'est un foible adversaire,
Je sçay ce qu'un chrestien sçait et souffrir et faire,
1215
Et je sçay que jamais, pour la peur du trépas,
Un coeur touché de Christ n'a rebroussé ses pas.
Va donc, heureux amy, va presenter ta teste,
Moins au coup qui t'attend qu'au laurier qu'on t'apreste;
Va. de tes saincts propos éclorre les effets,
1220
De tous les choeurs des Cieux va remplir les souhaits;
Et vous, hostes du Ciel, sainctes legions d'anges,
Qui du nom trois fois sainct celebrez les loüanges,
Sans interruption de vos sacrez concerts,
A son aveuglement tenez les cieux ouverts.

ADRIAN.
1225
Mes voeux arriveront à leur comble suprême
Si, lavant mes pechez de l'eau du sainct baptesme,
Tu m'enrolles. au rang de tant d'heureux, soldats
Qui sous mesme estendart ont rendu des combats.
Confirme, cher Anthisme, avec cette, eau sacrée,
1230
Par qui presque en tous lieux la croix est arborée,
En ce fragile sein le projet glorieux
De combattre la terre et conquerir les cieux.

ANTHISME.
Sans besoin, Adrian, de cette eau salutaire,
Ton sang t'imprimera ce sacré caractere;
1235
Conserve seulement une invincible foy,
Et, combattant pour Dieu, Dieu combattra pour toy.

ADRIAN, regardant le ciel, et resvant un peulongtemps, dit enfin:

ADRIAN
Ha! Lentule ! en l'ardeur dont mon ame est pressée,
Il faut lever le masque et t'ouvrir ma pensée;
Le Dieu que j'ay haï m'inspire son amour;
1240
Adrian a parlé, Genest parle à son tour!
Ce n'est plus Adrian, c'est Genest qui respire
La grace du baptesme et l'honneur du martyre;
Mais Christ n'a point commis à vos profanes mains
(Regardant au ciel, dont l'on jette quelques flames.)
Ce sceau mysterieux dont il marque ses saints;
1245
Un ministre celeste, avec une eau sacrée,
Pour laver mes forfaits fend la voûte azurée;
Sa clarté m'environne, et l'air de toutes parts
Resonne de concerts et brille à mes regards.
(Il monte deux ou trois marches, et passe derriere la tapisserie.)
Descens, celeste acteur; tu m'attends ! tu m'appelles !
1250
Attens, mon zele ardent me fournira des aisles;
Du Dieu qui t'a commis départs-moy les bontez.

MARCELE, qui representoit Natalie.
Ma replique a manqué, ces vers sont adjoûtez.

LENTULE, qui faisoit Anthyme.
Il les fait sur le champ, et, sans suivre l'histoire,
Croit couvrir en l'entrant son defaut de memoire.

DIOCLETIAN.
1255
Voyez avec quel art Genest sçait aujourd'huy
Passer de la figure aux sentimens d'autruy.

VALERIE.
Pour tromper l'auditeur, abuser l'acteur mesme,
De son mestier, sans doute, est l'adresse supreme.

SCENE VI.

FLAVIE, GARDES, MARCELE, LENTULE, DIOCLETIAN, ETC.

FLAVIE.
Ce moment dure trop, treuvons-le promptement,
1260
Cesar nous voudra mal de ce retardement;
Je sçay sa violence et redoute sa haine.

UN SOLDAT.
Céux qu'on mande à la mort ne marchent pas sans peine.

MARCELE.
Cet homme si celebre en sa profession,
Genest, que vous cherchez, a troublé l'action,
1265
Et, confus qu'il s'est veu, nous a quitté la place

FLAVIE, qui est Sergeste.
Le plus heureux, par fois, tombe en cette disgrace,
L'ardeur de reussir le doit faire excuser.

CAMILLE riant & Valerie.

CAMILLE
Comme son art, Madame, a Sceu les abuser !

SCENE VII.

GENEST, SERGESTE, LENTULE, MARCELE, GARDES, DIOCLETIAN, VALERIE, ETC.
GENEST regardant le ciel, le chapeau à la main.

GENEST
Supréme Majesté, qui jettes dans les ames,
1270
Avec deux gouttes d'eau, de si sensibles flâmes !
Acheve tes bontez, represente avec moy
Les saincts progrés des coeurs convertis à ta foy !
Faisons voir dans l'amour dont le feu nous consomme,
Toy le pouvoir d'un Dieu, moy le devoir d'un homme;
1275
Toy l'accueil d'un vainqueur sensible au repentir,
Et moy, Seigneur, la force et l'ardeur d'un martyr.

MAXIMIN.
Il feint comme animé des graces du baptesme.

VALERIE.
Sa feinte passerait pour la verité mesme.

PLANCIEN.
Certes, ou ce spectacle est une verité,
1280
Ou jamais rien de faux ne fut mieux imité.

GENEST.
Et vous, chers compagnons de la basse fortune
Qui m'a rendu la vie avecque vous commune,
Marcele, et vous, Sergeste, avec qui tant de fois
J'ay du Dieu des chrestiens scandalisé les loix,
1285
Si je puis vous prescrire un advis salutaire,
Cruels, adorez-en jusqu'au moindre mystere,
Et cessez d'attacher avec de nouveaux clouds
Un Dieu qui sur la croix daigne mourir pour vous:
Mon coeur, illuminé d'une grace celeste

MARCELE.
1290
Il ne dit pas un mot du couplet qui luy reste.

SERGESTE.
Comment, se preparant avecque tant de soin...

LENTULE, regardant derriere la tapisserie.

LENTULE
Hola ! qui tient la piece?

GENEST.
Il n'en est plus besoin.
Dedans cette action, où le Ciel s'interesse,
Un ange tient la piece, un ange me r'adresse,
1295
Un ange par son ordre a comblé mes souhaits
Et de l'eau du baptesme effacé mes forfaits;
Ce monde perissable et sa gloire frivole
Est une comedie où j'ignorois mon roole.
J'ignorois de quel feu mon coeur devoit brûler,
1300
Le demon me dictoit quand Dieu vouloit parler;
Mais, depuis que le soin d'un esprit angelique
Me conduit, me r'adresse, et m'apprend ma replique,
J'ay corrigé mon roole; et le demon confus,
M'en voyant mieux instruit, ne me suggere plus:
1305
J'ay pleuré mes pechez, le Ciel a veu mes larmes,
Dedans cette action il a treuvé des charmés,
M'a départy sa grace, est mon approbateur,
Me propose des prix, et m'a fait son acteur.

LENTULE.
Quoy qu'il manque au sujet, jamais il ne hesite.

GENEST.
1310
Dieu m'apprend sur le champ ce que je vous recite,
Et vous m'entendez mal, si dans cette action
Mon roole passe encor pour une fiction.

DIOCLETIAN.
Vostre desordre, enfin, force ma patience;
Songez-vous que ce jeu se passe en ma presence?
1315
Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous voy?

GENEST.
Excusez-les, Seigneur; la faute en est à moy,
Mais mon salut dépend de cet illustre crime;
Ce n'est plus Adrian, c'est Genest qui s'exprime;
Ce jeu n'est plus un jeu, mais une verité,
1320
Où par mon action je suis representé,
Où moy-mesme l'objet et l'acteur de moy-mesme,
Purgé de mes forfaits par l'eau du sainct baptesme,
Qu'une celeste main m'a daigné conferer,
Je professe une loy que je dois declarer.
1325
Escoutez donc, Cesars, et vous, trouppes romaines,
La gloire et la terreur des puissances humaines,
Mais foibles ennemis d'un pouvoir souverain
Qui foule aux pieds l'orgueil et le sceptre romain;
Aveuglé de l'erreur dont l'enfer vous infecte,
1330
Comme vous, des chrestiens j'ay detesté la secte,
Et (si peu que mon art pouvoit executer)
Tout mon heur consistoit à les persecuter;
Pour les fuir et chez vous suivre l'idolatrie,
J'ay laissé mes parens, j'ay quitté ma patrie,
1335
Et fait choix à dessein d'un art peu glorieux
Pour mieux les diffamer et les rendre odieux.
Mais, par une bonté qui n'a point de pareille,
Et par une incroyable et soudaine merveille
Dont le pouvoir d'un Dieu peut seul estre l'autheur,
1340
Je deviens leur rival de leur persecuteur,
Et soumets à la loy que j'ay tant reprouvée
Une ame heureusement de tant d'écueils sauvée,
Au milieu de l'orage où m'exposoit le sort,
Un ange par la main m'a conduit dans le port,
1345
M'a fait sur un papier voir mes fautes passées,
Par l'eau qu'il me versoit, à l'instant effacées;
Et cette salutaire et celeste liqueur,
Loin de me refroidir, m'a consommé le coeur.
Je renonce à la haine, et deteste l'envie
1350
Qui m'a fait des chrestiens persecuter la vie;
Leur creance est ma foy, leur espoir est le mien;
C'est leur Dieu que j'adore, enfin je suis chrestien;
Quelque effort qui s'oppose en l'ardeur qui m'enflâme,
Les interests du corps cedent à ceux de l'ame;
1355
Déployez vos rigueurs, brûlez, couppez, tranchez,
Mes maux seront encor moindres que mes pechez;
Je sçay de quel repos cette peine est suivie,
Et ne crains point la mort qui conduit à la vie;
J'ay souhaité long-temps d'agréer à vos yeux,
1360
Aujourd'huy je veux plaire à l'empereur des cieux.
Je vous ay divertis, j'ay chanté vos loüanges,
Il est temps maintenant de réjouir les anges;
Il est temps de pretendre à des prix immortels,
Il est temps de passer du theatre aux autels;
1365
Si je l'ay merité, qu'on me mene au martyre.
Mon roole est achevé, je n'ay plus rien à dire;

DIOCLETIAN.
Ta feinte passe enfin pour importunité.

GENEST.
Elle vous doit passer pour une verité.

VALÉRIE.
Parle-t'il de bon sens?

MAXIMIN.
Croiray-je mes oreilles?

GENEST.
1370
Le bras qui m'a touché fait bien d'autres merveilles.

DIOCLETIAN.
Quoy! tu renonces, traistre, au culte de nos dieux?

GENEST.
Et les tiens aussi faux qu'ils me sont odieux.
Sept d'entr'eux ne sont plus que des lumières sombres
Dont la foible clarté perce à peine les ombres
1375
(Quoy qu'ils trompent encor vostre credulité),
Et des autres le nom à peine en est resté.

DIOCLETIAN, se levant.

DIOCLETIAN,
O blaspheme execrable ! ô sacrilege impie,
Et dont nous répondrons, si son sang ne l'expie !
Prefect, prenez ce soin, et de cet insolent
(A Plancien.)
1380
Fermez les actions par un acte sanglant
(Tous se levent.)
Qui des dieux irritez satisface la haine;
Qui vescut au theatre expire dans la scene,
Et, si quelqu'autre, atteint du mesme aveuglement,
A part en son forfait, qu'il l'ait en son tourment.

MARCELE, à genoux.

MARCELE,
1385
Si la pitié, Seigneur...

DIOCLETIAN.
La pieté, plus forte-,
Reprimera l'audace où son erreur l'emporte.

PLANCIEN.
Repassant cette erreur d'un esprit plus remis...

DIOCLETIAN.
Acquittez-vous du soin que je vous ay commis.

(Diocletian sort avec toute la Cour.)

CAMILLE
Simple, ainsi de Cesar tu méprises la grace !

GENEST.
1390
J'acquiers celle de Dieu.

SCENE VIII.

OCTAVE, LE DECORATEUR, MARCELE, PLANCIEN.

OCTAVE.
Quel mystere se passe?

MARCELE.
L'Empereur abandonne aux rigueurs de la loy
Genest, qui des chrestiens a professé la foy.

OCTAVE.
Nos prieres, peut-estre...

MARCELE.
Elles ont esté vaines !

PLANCIEN.
Gardes !

UN GARDE.
Seigneur?

PLANCIEN.
Menez Genest chargé de chaisnes
1395
Dans le fond d'un cachot attendre son arrest.

GENEST. (On le décend du theatre.)

GENEST.
Je t'en rends grace, ô Ciel ! Allons, me voila prest;
Les anges quelque jour, des fers que tu m'ordonnes.,
Dans ce palais d'azur me feront des couronnes.

SCENE IX.

PLANCIEN, MARCELE, OCTAVE, SERGESTE, LENTULE, ALBIN, GARDES, DECORATEUR, ET AUTRES ASSISTANS.
PLANCIEN, assis.

PLANCIEN
Son audace est coupable, autant que son erreur,
1400
D'en ozer faire gloire aux yeux de l'Empereur;
Et vous, qui sous mesme art courez mesme fortune,
Sa foy, comme son art, vous est-elle commune?
Et comme un mal, souvent, devient contagieux...

MARCELE.
Le Ciel m'en garde, helas !

OCTAVE.
M'en preservent les dieux !

SERGESTE.
1405
Que plûtost mille morts !

LENTULE.
Que plûtost mille fiâmes !

PLANCIEN, à Marcele.

PLANCIEN.
Que representiez vous?

MARCELE.
Vous l'avez veu, les femmes;
Si, selon le sujet, quelque déguisement
Ne m'obligeoit par fois au travestissement.

PLANCIEN, à Octave.

PLANCIEN,
Et vous?

OCTAVE.
Par fois les roys, et par fois les esclaves.

PLANCIEN, à Sergeste.

PLANCIEN,
1410
Vous?

SERGESTE.
Les extravagans, les furieux, les braves.

PLANCIEN, à Lentule.

PLANCIEN,
Ce vieillard?

LENTULE.
Les docteurs, sans lettres ny sans loix,
Par fois les confidens, et les traistres par fois.

PLANCIEN, à Albin.

PLANCIEN,
Et toy?

ALBIN, garde.
Les assistans.

PLANCIEN, se levant.

PLANCIEN
Leur franchise ingenuë,
En leur naïveté, se produit assez nuë.
1415
Je plains vostre malheur; mais l'interest des dieux
A tout respect humain nous doit fermer les yeux;
A des crimes, par fois, la grace est legitime,
Mais à ceux de ce genre elle serait un crime;
Et, si Genest persiste en son aveuglement,
1420
C'est luy qui veut sa mort et rend son jugement.
Voyez-le toutefois, et, si ce bon office
Le peut rendre luy-mesme à luy-mesme propice,
Croyez qu'avec plaisir je verray refleurir
Les membres r'alliez d'un corps prest à perir.


Acte V

SCENE PREMIERE.

GENEST, SEUL DANS LA PRISON, AVEC DES FERS.

GENEST
1425
PAR quelle divine advanture,
Sensible et saincte volupté,
Essay de la gloire future,
Incroyable félicité;
Par quelles bontez souveraines,
1430
Pour confirmer nos saincts propos
Et nous conserver le repos
Sous le lourd fardeau de nos chaisnes,
Descends-tu des celestes plaines
Dedans l'horreur de nos cachots?
1435
O fausse volupté du monde,
Vaine promesse d'un, trompeur!
Ta bonace la plus profonde
N'est jamais sans quelque vapeur;
Et mon Dieu, dans la peine mesme
1440
Qu'il veut que l'on souffre pour luy,
Quand il daigne estre nostre appuy
Et qu'il reconnoist que l'on l'aime,
Influe une douceur extréme,
Sans meslange d'aucun ennuy.
1445
Pour luy la mort est salutaire;
Et, par cet acte de valeur,
On fait un bon-heur volontaire
D'un inévitable malheur;
Nos jours n'ont pas une heure seure,
1450
Chaque instant use leur flambeau,
Chaque pas nous meine au tombeau;
Et, l'art, imitant la nature,
Bâtit d'une mesme figure,
Nostre biere et nostre berceau.
1455
Mourons donc, la cause y convie;
Il doit estre doux de mourir
Quand se dépouiller de la vie
Est travailler pour l'acquerir;
Puis que la celeste lumiere
1460
Ne se treuve qu'en la quittant,
Et qu'on ne vainc qu'en combattant,
D'une vigueur masle et guerriere
Courons au bout de la carriere
Où la couronne nous attend.

SCENE II.

MARCELE, LE GEOLIER, GENEST.
LE GEOLIER, à MARCELE

LE GEOLIER.
1465
Entrez.

(Il s'en va.)

MARCELE
Et bien, Genest, cette ardeur insensée
Te dure-t'elle encore, ou t'est-elle passée?
Si tu ne faits pour toy, si le jour ne t'est cher,
Si ton propre interest ne te sçauroit toucher,
Nous osons esperer que le nostre, possible,
1470
En cette extremité te sera plus sensible;
Que, t'estant si cruel, tu nous seras plus doux,
Et qu'obstiné pour toy, tu fléchiras pour nous.
Si tu nous dois cherir, c'est en cette occurence,
Car, separez de toy, quelle est nostre esperance?
1475
Par quel sort pouvons-nous survivre ton trépas?
Et que peut plus un corps dont le chef est à bas?
Ce n'est que de tes jours que dépend nostre vie,
Nous mourrons tous du coup qui te l'aura ravie;
Tu seras seul coupable, et nous tous, en effet,
1480
Serons punis d'un mal que nous n'aurons point fait.

GENEST.
Si d'un heureux advis vos esprits sont capables,
Partagez ce forfait, rendez-vous en coupables,
Et vous reconnoistrez s'il est un heur plus doux
Que la mort, qu'en effet je vous souhaitte à tous.
1485
Vous mourriez pour un Dieu dont la bonté supréme,
Vous faisant en mourant détruire la mort méme,
Feroit l'éternité le prix de ce moment,
Que j'appelle une grace, et vous un châtiment.

MARCELE
O ridicule erreur, de vanter la puissance
1490
D'un Dieu qui donne aux siens la mort pour recompense!
D'un imposteur, d'un fourbe et d'un crucifié!
Qui l'a mis dans le ciel? qui l'a deifié?
Un nombre d'ignorants et de gens inutiles;
De mal-heureux la lie et l'opprobre des villes;
1495
De femmes et d'enfans dont la credulité
S'est forgée à plaisir une divinité;
De gens qui, dépourveus des biens de la fortune,
Treuvant dans leur malheur la lumiere importune,
Sous le nom de chrestiens font gloire du trépas,
1500
Et du mépris des biens qu'ils ne possedent pas;
Perdent l'ambition, en perdant l'espérance,
Et souffrent tout du sort avec indifférence!
De là naist le désordre épars en tant de lieux,
De là naist le mépris et des roys et des dieux,
1505
Que Cesar, irrité, reprime avec justice,
Et qu'il ne peut punir d'un trop rude supplice.
Si je t'oze parler d'un esprit ingenu,
Et si le tien, Genest, ne m'est point inconnu,
D'un abus si grossier tes sens sont incapables,
1510
Tu te ris du vulgaire et luy laisses ses fables,
Et pour quelque sujet, mais qui nous est caché,
A ce culte nouveau tu te feints attaché;
Peut-estre que tu plains ta jeunesse passée,
Par une ingratte cour si mal recompensée:
1515
Si Cesar en effet estoit plus genereux,
Tu l'as assez suivy pour estre plus heureux;
Mais dans toutes les cours cette plainte est commune,
Le merite bien tard y treuve la fortune;
Les roys ont ce penser inique et rigoureux
1520
Que, sans nous rien devoir, nous devons tout pour eux,
Et que nos voeux, nos soins, nos loisirs, nos personnes,
Sont de legers tributs qui suivent leurs couronnes.
Nostre mestier sur tout, quoy que tant admiré,
Est l'art où le merite est moins consideré.
1525
Mais peut-on qu'en souffrant vaincre un mal sans remede?
Qui se sçait moderer, s'il veut, tout luy succede;
Pour obtenir nos fins, n'aspirons point si haut,
A qui le desir manque aucun bien ne defaut;
Si de quelque besoin ta vie est traversée,
1530
Ne nous épargne point, ouvre-nous ta pensée;
Parle, demande, ordonne, et tous nos biens sont tiens;
Mais quel secours, helas! attends-tu des chrestiens?
Le rigoureux trépas dont Cesar te menace,
Et nostre inévitable et commune disgrace?

GENEST
1535
Marcele,
(avec regret)
j'espere vainement
De répandre le jour sur vostre aveuglement,
Puis que vous me croyez l'ame assez ravalée
(Dans les biens infinis dont le Ciel l'a comblée)
Pour tendre à d'autres biens et pour s'embarrasser
1540
D'un si peu raisonnable et si lâche penser.
Non, Marcele, nostre art n'est pas d'une importance
A m'en estre promis beaucoup de recompense;
La faveur d'avoir eu des Cesars pour témoins
M'a trop acquis de gloire et trop payé mes soins;
1545
Nos voeux, nos passions, nos veilles et nos peines,
Et tout le sang enfin qui coule de nos veines,
Sont pour eux des tributs de devoir et d'amour
Où le Ciel nous oblige, en nous donnant le jour;
Comme aussi j'ay toujours, depuis que je respire,
1550
Fait des voeux pour leur gloire et pour l'heur de l'Empire;
Mais où je voy s'agir de l'interest d'un Dieu,
Bien plus grand dans le ciel qu'ils ne sont en ce lieu;
De tous les empereurs l'Empereur et le maistre,
Qui seul me peut sauver, comme il m'a donné l'estre;
1555
Je soumets justement leur trône à ses autels,
Et contre son honneur ne dois rien aux mortels.
Si mépriser leurs dieux est leur estre rebelle,
Croyez qu'avec raison je leur suis infidelle,
Et que, loin d'excuser cette infidélité,
1560
C'est un crime innocent dont je fais vanité.
Vous verrez si ces dieux de metail et de pierre
Seront puissans au ciel comme on les croit en terre,
Et s'ils vous sauveront de la juste fureur
D'un Dieu dont la creance y passe pour erreur.
1565
Et lors ces malheureux, ces opprobres des villes,
Ces femmes, ces enfans et ces gens inutiles,
Les sectateurs enfin de ce crucifié,
Vous diront si sans cause ils l'ont deifié.
Ta grace peut, Seigneur, détourner ce presage!
1570
Mais, helas! tous l'ayant, tous n'en ont pas l'usage;
De tant de conviez, bien peu suivent tes pas,
Et, pour estre appeliez, tous ne répondent pas.

MARCELE
Cruel, puis qu'à ce poinct cette erreur te possede,
Que ton aveuglement est un mal sans remede,
1575
Trompant au moins Cesar, appaise son courroux,
Et, si ce n'est pour toy, conserve-toy pour nous;
Sur la foy de ton Dieu fondant ton esperance,
A celle de nos dieux donne au moins l'apparence,
Et, sinon sous un coeur, sous un front plus soûmis,
1580
Obtien pour nous ta grace, et vy pour tes amis.

GENEST.
Nostre foy n'admet point cet acte de foiblesse;
Je la dois publier, puisque je la professe;
Puis-je desavouer le maistre que je suy?
Aussi bien que nos coeurs, nos bouches sont à luy.
1585
Les plus cruels tourmens n'ont point de violence
Qui puisse m'obliger à ce honteux silence.
Pourrois-je encore, helas! aprés la liberté
Dont cette ingratte voix l'a tant persecuté,
Et dont j'ay fait un Dieu le jouet d'un theatre,
1590
Aux oreilles d'un prince et d'un peuple idolâtre,
D'un silence coupable, aussi bien que la voix,
Devant ses ennemis méconnoistre ses lois?

MARCELE
Cesar n'obtenant rien, ta mort sera cruelle.

GENEST.
Mes tourmens seront courts, et ma gloire eternelle

MARCELE
1595
Quand la flâme et le fer paroistront à tes yeux...

GENEST.
M'ouvrant la sepulture, ils m'ouvriront les deux.

MARCELE
O dur courage d'homme!

GENEST.
O foible coeur de femme!

MARCELE
Cruel, sauve tes jours!

GENEST.
Lâche, sauve ton ame!

MARCELE
Une erreur, un caprice, une legereté,
1600
Au plus beau de tes ans, te couster la clarté!

GENEST.
J'auray bien peu vescu, si l'âge se mesure
Au seul nombre des ans prescrit par la nature;
Mais l'ame qu'au martyre un tyran nous ravit
Au sejour de la gloire à jamais se survit.
1605
Se plaindre de mourir, c'est se plaindre d'estre homme,
Chaque jour le détruit, chaque instant le consomme,
Au moment qu'il arrive, il part pour le retour,
Et commence de perdre en recevant le jour.

MARCELE
Ainsi rien ne te touche, et tu nous abandonnes.

GENEST.
1610
Ainsi je quitterais un trône et des couronnes;
Toute perte est légère à qui s'acquiert un Dieu.

SCENE III.

LE GEOLIER, MARCELE, GENEST.

LE GEOLIER.
Le prefect vous demande.

MARCELE
Adieu, cruel!

GENEST.
Adieu!

SCENE IV.

LE GEOLIER, GENEST.

LE GEOLIER.
Si bien-tost à nos dieux vous ne rendez hommage,
Vous vous acquittez mal de vostre personnage,
1615
Et je crains en cet acte un tragique succez.

GENEST.
Un favorable juge assiste à mon procez;
Sur ses soins eternels mon esprit se repose,
Je m'asseure sur luy du succez de ma cause;
De mes chaisnes par luy je seray déchargé,
1620
Et par luy-mesme un jour Cesar sera jugé.

(Il s'en va avec le geolier.)

SCENE V.

DIOCLETIAN, MAXIMIN, SUITE DE GARDES.

DIOCLETIAN
Puisse par cet hymen vostre couche feconde
Jusques aus derniers temps donner des rois au monde,
Et, par leurs actions, ces surgeons glorieux
Meriter, comme vous, un rang entre les dieux!
1625
En ce commun bonheur, l'allegresse commune
Marque vostre vertu plus que vostre fortune,
Et fait voir qu'en l'honneur que je vous ay rendu
Je vous ay moins payé qu'il ne vous estoit deu.
Les dieux, premiers autheurs des fortunes des hommes,
1630
Qui dedans nos Estats nous font ce que nous sommes,
Et dont le plus grand roy n'est qu'un simple sujet,
Y doivent estre aussi nostre premier objet;
Et sçachant qu'en effet ils nous ont mis sur terre
Pour conserver leurs droicts, pour regir leur tonnerre,
1635
Et pour laisser enfin leur vengeance en nos mains,
Nous devons sous leurs loix contenir les humains;
Et nostre authorité, qu'ils veulent qu'on revere,
A maintenir la leur n'est jamais trop severe.
J'esperois cet effet, et que, dans ce trépas,
1640
Du reste des chrestiens r'adresseroient les pas;
Mais j'ay beau leur offrir de sanglantes hosties,
Et laver leurs autels du sang de ces impies,
En vain j'en ay voulu purger ces régions,
J'en voy du sang d'un seul naistre des legions;
1645
Mon soin nuit plus aux dieux qu'il ne leur est utile,
Un ennemy défait leur en reproduit mille,
Et le caprice est tel, de ces extravagans,
Que la mort les anime et les rend arrogans.
Genest, dont cette secte aussi folle que vaine
1650
A si long-temps esté la risée et la haine
Embrasse enfin leur loy contre celle des dieux,
Et l'oze insolemment professer à nos yeux;
Outre l'impiété, ce mépris manifeste
Mesle nostre interest à l'interest celeste;
1655
En ce double attentat, que sa mort doit purger,
Nous avons et les dieux et nous mesme à venger.

MAXIMIN.
Je croy que le prefect, commis à cet office,
S'attend aussi d'en faire un public sacrifice,
D'executer vostre ordre, et de cet insolent
1660
Donner ce soir au peuple un spectacle sanglant,
Si déja, sur le bois d'un theatre funeste,
Il n'a representé l'action qui luy reste.

SCENE VI.

VALERIE, CAMILLE, MARCELE, COMEDIEN; OCTAVE, COMEDIEN; SERGESTE, COMEDIEN; LENTULE, COMEDIEN; ALBIN, DIOCLETIAN, MAXIMIN, SUITTE DE GARDES.
( Tous les comediens se mettent à genoux. )
VALERIE, à DIOCLETIAN

VALERIE,
Si, quand pour moy le Ciel épuise ses bien-faits,
Quand son oeil provident rit à tous nos souhaits,
1665
J'oze encore esperer que, dans cette allegresse,
Vous souffriez à mon sexe un acte de foiblesse,
Permettez-moy, Seigneur, de rendre à vos genoux
Ces gens qu'en Genest seul vous sacrifiez tous;
(L'Empereur les fait lever.)
Tous ont aversion pour la loy qu'il embrasse,
1670
Tous sçavent que son crime est indigne de grace;
Mais il est à leur vie un si puissant secours
Qu'ils la perdront du coup qui tranchera ses jours;
M'exauçant, de leur chef vous détournez vos armes;
Je n'ay pu dénier cet office à leurs larmes,
1675
Où je n'oze insister, si ma temerité
Demande une injustice à Vostre Majesté.

DIOCLETIAN
Je sçay que la pitié plûtost que l'injustice
Vous a fait embrasser ce pitoyable office,
Et, dans tout coeur bien né, tiens la compassion
1680
Pour les ennemis mesme une juste action;
Mais où l'irreverence et l'orgueil manifeste
Joint l'interest d'Estat à l'interest celeste,
Le plaindre est (au mépris de nostre authorité)
Exercer la pitié contre la pieté.
1685
C'est d'un bras qui l'irrite arrester la tempeste
Que son propre dessein attire sur sa teste,
Et d'un soin importun arracher de sa main
Le couteau dont luy-mesme il se perce le sein.

MARCELE
Ha! Seigneur, il est vray; mais de cette tempeste
1690
Le coup frappe sur nous, s'il tombe sur sa teste;
Et le couteau fatal, que l'on laisse en sa main,
Nous assassine tous en luy perçant le sein.

OCTAVE.
Si la grace, Seigneur, n'est deuë à son offence,
Quelque compassion l'est à nostre innocence.

FLAVIE
1695
Le fer qui de ses ans doit terminer le cours.
Retranche vos plaisirs en retranchant ses jours.
Je connois son merite, et plains vostre infortune;
Mais, outre que l'injure, avec les dieux commune,
Interesse l'Estat à punir son erreur,
1700
J'ay pour toute sa secte une si forte horreur
Que je tiens tous les maux qu'ont souffert ses complices,
Ou qu'ils doivent souffrir, pour de trop doux supplices;
En faveur toutesfois de l'hymen fortuné
Par qui tant de bon heur à Rome est destiné;
1705
Si par son repentir, favorable à soy-mesme,
De sa voix sacrilege il purge le blaspheme,
Et reconnoist les dieux autheurs de l'univers,
Les bras de ma pitié vous sont encore ouverts.
Mais voicy le prefect, je crains que son supplice
1710
N'ait prevenu l'effet de vostre bon office.

SCENE VII.

PLANCIEN, DIOCLETIAN, MAXIMIN, VALERIE, CAMILLE, MARCELE, OCTAVE, ETC.

PLANCIEN.
Par vostre ordre, Seigneur, ce glorieux acteur,
Des plus fameux heros fameux imitateur,
Du theatre romain la splendeur et la gloire,
Mais si mauvais acteur dedans sa propre histoire,
1715
Plus entier que jamais en son impieté,
Et par tous mes efforts en vain sollicité,
A du courroux des dieux, contre sa perfidie,
Par un acte sanglant fermé la tragedie.

ARCELE, pleurant.

MARCELE
Que nous acheverons par la fin de nos jours.

OCTAVE
1720
O fatale nouvelle!

SERGESTE.
O funeste discours!

PLANCIEN.
J'ay joint à la douceur, aux offres, aux prieres,
A si peu que les dieux m'ont donné de lumieres,
(Voyant que je tentois d'inutiles efforts)
Tout l'art dont la rigueur peut tourmenter les corps;
Mais ny les chevalets, ny les lames flambantes,
1725
Ny les ongles de fer, ny les torches ardentes,
N'ont, contre ce rocher, esté qu'un doux zephir,
Et n'ont pu de son sein arracher un soupir;
Sa force, en ce tourment, a paru plus qu'humaine,
Nous souffrions plus que luy par l'horreur de sa peine;
1730
Et, nos coeurs detestant ses sentimens chrestiens,
Nos yeux ont malgré nous fait l'office des siens;
Voyant la force enfin, comme l'adresse, vaine,
J'ay mis la tragedie à sa derniere scene,
Et fait, avec sa teste, ensemble separer
1735
Le cher nom de son Dieu qu'il vouloit proferer.

DIOCLETIAN, s'en allant.

DIOCLETIAN
Ainsi reçoive un prompt et severe supplice
Quiconque oze des dieux irriter la justice.

(Ils s'en vont tous pleurans.)
VALERIE, à MARCELE

VALERIE
Vous voyez de quel soin je vous prestois les mains;
Mais sa grace n'est plus au pouvoir des humains.

MAXIMIN, emmenant Valerie.

MAXIMIN
1740
Ne plaignez point, Madame, un malheur volontaire,
Puis qu'il l'a pu franchir et s'estre salutaire,
Et qu'il a bien voulu, par son impieté,
D'une feinte, en mourant, faire une verité.