Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza, La verdad sospechosa

Pierre Corneille, Le menteur





Texto utilizado para esta edición digital:
Pierre Corneille, Le menteur, Rouen, 1644.
Marcación digital para Artelope:
  • Guinart Palomares, David (Artelope)

Épître

Monsieur,Je vous présente une pièce de théâtre d'un style si éloigné de ma dernière, qu'on aura de la peine à croire qu'elles soient parties toutes deux de la même main, dans le même hiver. Aussi les raisons qui m'ont obligé à y travailler ont été bien différentes. J'ai fait «Pompée» pour satisfaire à ceux qui ne trouvaient pas les vers de «Polyeucte» si puissants que ceux de «Cinna», et leur montrer que j'en saurais bien retrouver la pompe quand le sujet le pourrait souffrir, j'ai fait le Menteur pour contenter les souhaits de beaucoup d'autres qui, suivant l'humeur des Français, aiment le changement, et, après tant de poèmes graves dont nos meilleures plumes ont enrichi la scène, m'ont demandé quelque chose de plus enjoué qui ne servît qu'à les divertir. Dans le premier, j'ai voulu faire un essai de ce que pouvait la majesté du raisonnement, et la force des vers, dénués de l'agrément du sujet; dans celui-ci, j'ai voulu tenter ce que pourrait l'agrément du sujet dénué de la force des vers. Et d'ailleurs, étant obligé au genre comique de ma première réputation, je ne pouvais l'abandonner tout à fait sans quelque espèce d'ingratitude. Il est vrai que, comme alors que je me hasardai à la quitter, je n'osai me fier à mes seules forces, et que, pour m'élever à la dignité du tragique, je pris l'appui du grand Sénèque, à qui j'empruntai tout ce qu'il avait donné de rare à sa «Médée»: ainsi, quand je me suis résolu de repasser du héroïque au naïf, je n'ai osé descendre de si haut sans m'assurer d'un guide, et me suis laissé conduire au fameux Lope de Vega, de peur de m'égarer dans les détours de tant d'intrigues que fait notre Menteur. En un mot, ce n'est ici qu'une copie d'un excellent original qu'il a mis au jour sous le titre de «La verdad sospechosa»; et, me fiant sur notre Horace, qui donne liberté de tout oser aux poètes ainsi qu'aux peintres, j'ai cru que, nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'était permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce était un crime, il y a longtemps que je serais coupable, je ne dis pas seulement pour Le Cid, où je me suis aidé de dom Guillem de Castro mais aussi pour «Médée», dont je viens de parler, et pour «Pompée» même, où, pensant me fortifier du secours de deux Latins, j'ai pris celui de deux Espagnols, Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue. Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez eux; et, soit qu'on fasse passer ceci pour un larcin ou pour un emprunt, je m'en suis trouvé si bien, que je n'ai pas envie que ce soit le dernier que je ferai chez eux. Je crois que vous en serez d'avis, et ne m'en estimerez pas moins.Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur,Corneille


Au lecteur

Bien que cette comédie et celle qui la suit soient toutes deux de l'invention de Lope de Vega, je ne vous les donne point dans le même ordre que je vous ai donné «Le Cid» et «Pompée», dont en l'un vous avez vu les vers espagnols, et en l'autre des latins, que j'ai traduits ou imités de Guillem de Castro et de Lucain. Ce n'est pas que je n'aie ici emprunté beaucoup de choses de cet admirable original; mais, comme j'ai entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la française, vous trouveriez si peu de rapport entre l'Espagnol et le Français, qu'au lieu de satisfaction vous n'en recevriez que de l'importunité.
Par exemple, tout ce que je fais conter à notre Menteur des guerres d'Allemagne, où il se vante d'avoir été, l'Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il fait le nouveau revenu; et ainsi de la plupart des autres incidents, qui, bien qu'ils soient imités de l'original, n'ont presque point de ressemblance avec lui pour les pensées, ni pour les termes qui les expriment. Je me contenterai donc de vous avouer que les sujets sont entièrement de lui, comme vous les trouverez dans la vingt et deuxième partie de ses comédies. Pour le reste, j'en ai pris tout ce qui s'est pu accommoder à notre usage; et s'il m'est permis de dire mon sentiment touchant une chose où j'ai si peu de part, je vous avouerai en même temps que l'invention de celle-ci me charme tellement, que je ne trouve rien à mon gré qui lui soit comparable en ce genre, ni parmi les anciens, ni parmi les modernes. Elle est toute spirituelle depuis le commencement jusqu'à la fin, et les incidents si justes et si gracieux, qu'il faut être, à mon avis, de bien mauvaise humeur pour n'en approuver pas la conduite, et n'en aimer pas la représentation.
Je me défierais peut-être de l'estime extraordinaire que j'ai pour ce poème, si je n'y étais confirmé par celle qu'en a faite un des premiers hommes de ce siècle, et qui non seulement est le protecteur des savantes muses dans la Hollande, mais fait voir encore par son propre exemple que les grâces de la poésie ne sont pas incompatibles avec les plus hauts emplois de la politique et les plus nobles fonctions d'un homme d'Etat. Je parle de M. de Zuylichem, secrétaire des commandements de monseigneur le prince d'Orange. C'est lui que MM. Heinsius et Balzac ont pris comme pour arbitre de leur fameuse querelle, puisqu'ils lui ont adressé l'un et l'autre leurs doctes dissertations, et qui n'a pas dédaigné de montrer au public l'état qu'il fait de cette comédie par deux épigrammes, l'un français et l'autre latin, qu'il a mis au-devant de l'impression qu'en ont faite les Elzeviers, à Leyden. Je vous les donne ici d'autant plus volontiers que, n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, son témoignage ne peut être suspect, et qu'on n'aura pas lieu de m'accuser de beaucoup de vanité pour en avoir fait parade, puisque toute la gloire qu'il m'y donne doit être attribuée au grand Lope de Vega, que peut-être il ne connaissait pas pour le premier auteur de cette merveille du théâtre.

Éditions de 1648 à 1655; l'original est encore référé à Lope de Vega



Elenco

Personnages:

Dorante, fils de Géronte
Cliton, valet de Dorante
Géronte, père de Dorante
Alcippe, ami de Dorante et amant de Clarice
Philiste, ami de Dorante et d'Alcippe
Clarice, maîtresse d'Alcippe
Lucrèce, amie de Clarice
Isabelle, suivante de Clarice
Sabine, femme de chambre de Lucrèce
Lycas, valet d'Alcippe

Acte I

Scène I

La scène est à Paris. DORANTE, CLITON.

DORANTE
A la fin j'ai quitté la robe pour l'épée:
L'attente où j'ai vécu n'a point été trompée,
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j'ai fait banqueroute à ce fatras de lois.
5
Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l'écolier?
Comme il est malaisé qu'aux royaumes du code
10
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J'ai lieu d'appréhender...

CLITON
Ne craignez rien pour vous,
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n'ont point l'air de l'école,
Et jamais comme vous on ne peignit Barthole.
15
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.
Mais que vous semble encor maintenant de Paris?

DORANTE
J'en trouve l'air bien doux, et cette loi bien rude
Qui m'en avait banni sous prétexte d'étude.
Toi, qui sais les moyens de s'y bien divertir,
20
Ayant eu le bonheur de n'en jamais sortir,
Dis-moi comme en ce lieu l'on gouverne les dames

CLITON
C'est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais, sans faire le fin,
Vous avez l'appétit ouvert de bon matin!
25
D'hier au soir seulement vous êtes dans la ville,
Et vous vous ennuyez déjà d'être inutile!
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour!
Et déjà vous cherchez à pratiquer l'amour!
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
30
De passer pour un homme à donner tablature;
J'ai la taille d'un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l'intendant du quartier.

DORANTE
Ne t'effarouche point: je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connaissance où l'on se plaise à rire,
35
Qu'on puisse visiter par divertissement,
Où l'on puisse en douceur couler quelque moment,
Pour me connaître mal, tu prends mon sens à gauche.

CLITON
J'entends, vous n'êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
40
Que le son d'un écu rend traitables à tous:
Aussi que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes,
Mais qui ne font l'amour que de babil et d'yeux,
Vous êtes d'encolure à vouloir un peu mieux.
45
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles;
Et le jeu, comme on dit, n'en vaut pas les chandelles.
Mais ce serait pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
50
N'est pas incompatible avec un peu de vice.
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant des leçons;
Ou je me connais mal à voir votre visage,
Ou vous n'en êtes pas à votre apprentissage:
55
Vos lois ne réglaient pas si bien tous vos desseins
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.

DORANTE
A ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu'à Poitiers j'ai vécu comme vit la jeunesse;
J'étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers;
60
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.
Le climat différent veut une autre méthode:
Ce qu'on admire ailleurs est ici hors de mode;
La diverse façon de parler et d'agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
65
Chez les provinciaux on prend ce qu'on rencontre;
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre.
Mais il faut à Paris bien d'autres qualités;
On ne s'éblouit point de ces fausses clartés;
Et tant d'honnêtes gens, que l'on y voit ensemble,
70
Font qu'on est mal reçu, si l'on ne leur ressemble.

CLITON
Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés:
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence;
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
75
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
80
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s'y connaît mal, chacun s'y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise:
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,
85
Etes-vous libéral?

DORANTE
Je ne suis point avare.

CLITON
C'est un secret d'amour et bien grand et bien rare;
Mais il faut de l'adresse à le bien débiter,
Autrement on s'y perd au lieu d'en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne:
90
La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne.
L'un perd exprès au jeu son présent déguisé
L'autre oublie un bijou qu'on aurait refusé.
Un lourdaud libéral auprès d'une maîtresse
Semble donner l'aumône alors qu'il fait largesse;
95
Et d'un tel contre-temps il fait tout ce qu'il fait,
Que, quand il tâche à plaire, il offense en effet.

DORANTE
Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connais ces dames.

CLITON
Non: cette marchandise est de trop bon aloi;
100
Ce n'est point là gibier à des gens comme moi.
Il est aisé pourtant d'en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m'en dira des plus belles.

DORANTE
Penses-tu qu'il t'en dise?

CLITON
Assez pour en mourir;
Puisque c'est un cocher, il aime à discourir.

Scène II

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.

CLARICE
105
(Faisant un faux pas, et comme se laissant choir.)
Ay!

DORANTE
(Lui donnant la main.)
Ce malheur me rend un favorable office,
Puisqu'il me donne lieu de ce petit service;
Et c'est pour moi, madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.

CLARICE
L'occasion ici fort peu vous favorise,
110
Et ce faible bonheur ne vaut pas qu'on le prise.

DORANTE
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard;
Mes soins ni vos désirs n'y prennent point de part;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
115
Puisque enfin ce bonheur, que j'ai si fort prisé,
A mon peu de mérite eût été refusé.

CLARICE
S'il a perdu sitôt ce qui pouvait vous plaire,
Je veux être à mon tour d'un sentiment contraire,
Et crois qu'on doit trouver plus de félicité
120
A posséder un bien sans l'avoir mérité.
J'estime plus un don qu'une reconnaissance:
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
125
La faveur qu'on mérite est toujours achetée;
L'heur en croît d'autant plus, moins elle est méritée;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine aurait pu s'obtenir.

DORANTE
Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
130
Obtenir par mérite une faveur si grande:
J'en sais mieux le haut prix; et mon coeur amoureux,
Moins il s'en connait digne, et plus s'en tient heureux,
On me l'a pu toujours dénier sans injure;
Et si la recevant ce coeur même en murmure,
135
Il se plaint du malheur de ses félicités,
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire:
Comme l'intention seule en forme le prix,
140
Assez souvent sans elle on les joint au mépris.
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne en me refusant l'âme.
Je la tiens, je la touche, et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le coeur avec la main.

CLARICE
145
Cette flamme, monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j'en viens de voir la première étincelle.
Si votre coeur ainsi s'embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement;
Mais peut-être à présent que j'en suis avertie,
150
Le temps donnera place à plus de sympathie.
Confessez cependant qu'à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j'avais ignorés.

Scène III

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, CLITON.

DORANTE
C'est l'effet du malheur qui partout m'accompagne.
Depuis que j'ai quitté les guerres d'Allemagne,
155
C'est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier;
Je vous cherche en tous lieux, au bal aux promenades;
Vous n'avez que de moi reçu des sérénades;
Et je n'ai pu trouver que cette occasion
160
A vous entretenir de mon affection.

CLARICE
Quoi! vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre?

DORANTE
Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

CLITON
Que lui va-t-il conter?

DORANTE
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni sièges importants,
165
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire;
Et même la gazette a souvent divulgués...

CLITON
(Le tirant par la basque.)
Savez-vous bien, monsieur, que vous extravaguez?

DORANTE
Tais-toi.

CLITON
Vous rêvez, dis-je, ou...

DORANTE
Tais-toi, misérable

CLITON
170
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable;
Vous en revintes hier.

DORANTE
À part, à CLITON.
Te tairas-tu, maraud?
À CLARICE.
Mon nom dans nos succès s'était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
175
N'était que l'autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux je leur rendis les armes;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes;
Je leur livrai mon âme; et ce coeur généreux
180
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.
Vaincre dans les combats, commander dans l'armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée,
Et tous ces nobles soins qui m'avaient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.

ISABELLE
185
À part, à CLARICE.
Madame, Alcippe vient; il aura de l'ombrage.

CLARICE
Nous en saurons, monsieur, quelque jour davantage.
Adieu.

DORANTE
Quoi! Me priver sitôt de tout mon bien?

CLARICE
Nous n'avons pas loisir d'un plus long entretien;
Et, malgré la douceur de me voir cajolée,
190
Il faut que nous fassions seules deux tours d'allée.

DORANTE
Cependant accordez à mes voeux innocents
La licence d'aimer des charmes si puissants.

CLARICE
Un coeur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,
N'en demande jamais licence qu'à soi-même.

Scène IV

DORANTE, CLITON.

DORANTE
195
Suis-les, Cliton.

CLITON
J'en sais ce qu'on en peut savoir.
La langue du cocher a fait tout son devoir.
"La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce. "

DORANTE
Quelle place?

CLITON
Royale, et l'autre y loge aussi.
200
Il n'en sait pas le nom, mais j'en prendrai souci.

DORANTE
Ne te mets point, Cliton, en peine de l'apprendre.
Celle qui m’a parlé, celle qui m'a su prendre,
C'est Lucrèce, ce l'est sans aucun contredit:
Sa beauté m'en assure, et mon coeur me le dit.

CLITON
205
Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,
La plus belle des deux, je crois que ce soit l'autre.

DORANTE
Quoi! Celle qui s'est tue et qui dans nos propos
N'a jamais eu l'esprit de mêler quatre mots?

CLITON
Monsieur, quand une femme a le don de se taire,
210
Elle a des qualités au-dessus du vulgaire:
C'est un effort du ciel qu'on a peine à trouver;
Sans un petit miracle il ne peut l'achever;
Et la nature souffre extrême violence
Lorsqu'il en fait d'humeur à garder le silence.
215
Pour moi, jamais l'amour n'inquiète mes nuits;
Et, quand le coeur m'en dit, j'en prends par où je puis.
Mais naturellement femme qui se peut taire
A sur moi tel pouvoir et ter droit de me plaire,
Qu'eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,
220
Je lui voudrais donner le prix de la beauté.
C'est elle assurément qui s'appelle Lucrèce:
Cherchez un autre nom pour l'objet qui vous blesse;
Ce n'est point là le sien: celle qui n'a dit mot,
Monsieur, c'est la plus belle, ou je ne suis qu'un sot.

DORANTE
225
Je t'en crois sans jurer avec tes incartades.
Mais voici les plus chers de mes vieux camarades:
Ils semblent étonnés, à voir leur action.

Scène V

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE, CLITON.

PHILISTE
À ALCIPPE.
Quoi! Sur l'eau la musique, et la collation?

ALCIPPE
À PHILISTE.
Oui, la collation avecque la musique.

PHILISTE
230
À ALCIPPE.
Hier au soir?

ALCIPPE
À PHILISTE.
Hier au soir.

PHILISTE
À ALCIPPE.
Et belle?

ALCIPPE
À PHILISTE.
Magnifique.

PHILISTE
À ALCIPPE.
Et par qui?

ALCIPPE
À PHILISTE.
C'est de quoi je suis mal éclairci.

DORANTE
(Les saluant.)
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici

ALCIPPE
Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.

DORANTE
J'ai rompu vos discours d'assez mauvaise grâce:
235
Vous le pardonnerez à l'aise de vous voir.

PHILISTE
Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir.

DORANTE
Mais de quoi parliez-vous?

ALCIPPE
D'une galanterie.

DORANTE
D'amour?

ALCIPPE
Je le présume.

DORANTE
Achevez, je vous prie,
Et souffrez qu'à ce mot ma curiosité
240
Vous demande sa part de cette nouveauté.

ALCIPPE
On dit qu'on a donné musique à quelque dame.

DORANTE
Sur l'eau?

ALCIPPE
Sur l'eau.

DORANTE
Souvent l'onde irrite la flamme.

PHILISTE
Quelquefois.

DORANTE
Et ce fut hier au soir?

ALCIPPE
Hier au soir.

DORANTE
Dans l'ombre de la nuit le feu se fait mieux voir.
245
Le temps était bien pris. Cette dame, elle est belle?

ALCIPPE
Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.

DORANTE
Et la musique?

ALCIPPE
Assez pour n'en rien dédaigner.

DORANTE
Quelque collation a pu l'accompagner?

ALCIPPE
On le dit.

DORANTE
Fort superbe?

ALCIPPE
Et fort bien ordonnée.

DORANTE
250
Et vous ne savez point celui qui l'a donnée?

ALCIPPE
Vous en riez!

DORANTE
Je ris de vous voir étonné
D'un divertissement que je me suis donné.

ALCIPPE
Vous?

DORANTE
Moi-même.

ALCIPPE
Et déjà vous avez fait maîtresse?

DORANTE
Si je n'en avais fait, j'aurais bien peu d'adresse,
255
Moi qui depuis un mois suis ici de retour.
Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour;
De nuit, incognito, je rends quelques visites.
Ainsi...

CLITON
À part, à DORANTE.
Vous ne savez, monsieur, ce que vous dites.

DORANTE
Tais-toi; si jamais plus tu me viens avertir...

CLITON
260
J'enrage de me taire et d'entendre mentir!

PHILISTE
À part, à ALCIPPE.
Voyez qu'heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.

DORANTE
(Revenant à scène.)
Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J'avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster;
265
Les quatre contenaient quatre choeurs de musique
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons; en l'autre, luths et voix;
Des flûtes, au troisième; au dernier, des hautbois.
Qui tour à tour dans l'air poussaient des harmonies
270
Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.
Le cinquième était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d'orange.
275
Je fis de ce bateau la salle du festin:
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
280
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets.
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs,
Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
285
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,
S'élansant vers les cieux, ou droites, ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteau
D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
290
Tout l'élément du feu tombait du ciel en terre.
Après ce passe-temps, on dansa jusqu'au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour:
S'il eût pris notre avis, sa lumière importune
N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune;
295
Mais, n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,
Il sépara la troupe, et finit nos plaisirs.

ALCIPPE
Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles;
Paris, tout grand qu'il est, en voit peu de pareilles.

DORANTE
J'avais été surpris; et l'objet de mes voeux
300
Ne m'avait, tout au plus, donné qu'une heure ou deux.

PHILISTE
Cependant l'ordre est rare, et la dépense belle.

DORANTE
Il s'est fallu passer à cette bagatelle:
Alors que le temps presse, on n'a pas à choisir.

ALCIPPE
Adieu: nous nous verrons avec plus de loisir.

DORANTE
305
Faites état de moi.

ALCIPPE
À part, à PHILISTE, en s'en allant.
Je meurs de jalousie.

PHILISTE
À part, à ALCIPPE.
Sans raison toutefois votre âme en est saisie;
Les signes du festin ne s'accordent pas bien.

ALCIPPE
À part, à PHILISTE.
Le lieu s'accorde, et l'heure: et le reste n'est rien.

Scène VI

DORANTE, CLITON.

CLITON
Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire?

DORANTE
310
Je remets à ton choix de parler ou te taire;
Mais quand tu vois quelqu'un, ne fais plus l'insolent.

CLITON
Votre ordinaire est-il de rêver en parlant?

DORANTE
Où me vois-tu rêver?

CLITON
J'appelle rêveries
Ce qu'en d'autres qu'un maître on nomme menteries,
315
Je parle avec respect.

DORANTE
Pauvre esprit!

CLITON
Je le perds
Quand je vous ois parler de guerre et de concerts.
Vous voyez sans péril nos batailles dernières,
Et faites des festins qui ne vous coûtent guères.
Pourquoi depuis un an vous feindre de retour?

DORANTE
320
J'en montre plus de flamme, et j'en fais mieux ma cour.

CLITON
Qu'a de propre la guerre à montrer votre flamme?

DORANTE
O le beau compliment à charmer une dame,
De lui dire d'abord: "J'apporte à vos beautés
Un coeur nouveau venu des universités;
325
Si vous avez besoin de lois et de rubriques,
Je sais le Code entier avec les Authentiques
Le Digeste nouveau, le vieux, l'Infortiat,
Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat!"
Qu'un si riche discours nous rend considérables!
330
Qu'on amollit par là de coeurs inexorables!
Qu'un homme à paragraphe est un joli galant!
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant:
Tout le secret ne git qu'en un peu de grimace,
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
335
Etaler force mots qu'elles n'entendent pas;
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas;
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares,
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares;
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
340
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés:
Sans ordre et sans raison, n'importe, on les étonne;
On leur fait admirer les bayes qu'on leur donne:
Et tel, à la faveur d'un semblable débit,
Passe pour homme illustre et se met en crédit.

CLITON
345
A qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire;
Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire.

DORANTE
J'aurai déjà gagné chez elle quelque accès;
Et, loin d'en redouter un malheureux succès,
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
350
Nous pourrons sous ces mots être d'intelligence.
Voilà traiter l'amour, Cliton, et comme il faut.

CLITON
A vous dire le vrai, je tombe de bien haut.
Mais parlons du festin: Urgande et Mélusine
N'ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine,
355
Vous allez au delà de leurs enchantements:
Vous seriez un grand maître à faire des romans;
Ayant si bien en main le festin et la guerre,
Vos gens en moins de rien courraient toute la terre,
Et ce serait pour vous des travaux fort légers
360
Que d'y mêler partout la pompe et les dangers.
Ces hautes fictions vous sont bien naturelles.

DORANTE
J'aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles;
Et sitôt que j'en vois quelqu'un s'imaginer
Que ce qu'il veut m'apprendre a de quoi m'étonner,
365
Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire
Qui l'étonne lui-même, et le force à se taire.
Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors
De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps.

CLITON
Je le juge assez grand; mais enfin ces pratiques
370
Vous peuvent engager en de fâcheux intriques.

DORANTE
Nous nous en tirerons; mais tous ces vains discours
M'empêchent de chercher l'objet de mes amours:
Tâchons de le rejoindre, et sache qu'à me suivre
Je t'apprendrai bientôt d'autres façons de vivre.


Acte II

Scène I

GÉRONTE, CLARICE, ISABELLE.

CLARICE
375
Je sais qu'il vaut beaucoup étant sorti de vous;
Mais, monsieur, sans le voir, accepter un époux,
Par quelque haut récit qu'on en soit conviée,
C'est grande avidité de se voir mariée:
D'ailleurs, en recevoir visite et compliment,
380
Et lui permettre accès en qualité d'amant,
A moins qu'à vos projets un plein effet réponde,
Ce serait trop donner a discourir au monde.
Trouvez donc un moyen de me le faire voir,
Sans m'exposer au blâme, et manquer au devoir.

GÉRONTE
385
Oui, vous avez raison, belle et sage Clarice;
Ce que vous m'ordonnez est la même justice;
Et comme c'est à nous à subir votre loi,
Je reviens tout à l'heure, et Dorante avec moi.
Je le tiendrai longtemps dessous votre fenêtre,
390
Afin qu'avec loisir vous puissiez le connaître,
Examiner sa taille, et sa mine, et son air,
Et voir quel est l'époux que je vous veux donner.
Il vint hier de Poitiers, mais il sent peu l'école;
Et si l'on pouvait croire un père à sa parole,
395
Quelque écolier qu'il soit, je dirais qu'aujourd'hui
Peu de nos gens de cour sont mieux taillés que lui.
Mais vous en jugerez après la voix publique.
Je cherche à l'arrêter, parce qu'il m est unique,
Et je brûle surtout de le voir sous vos lois.

CLARICE
400
Vous m'honorez beaucoup d'un si glorieux choix.
Je l'attendrai, monsieur, avec impatience,
Et je l'aime déjà sur cette confiance.

Scène II

CLARICE, ISABELLE.

ISABELLE
Ainsi vous le verrez, et sans vous engager.

CLARICE
Mais pour le voir ainsi qu'en pourrai-je juger?
405
J'en verrai le dehors, la mine, l'apparence;
Mais du reste, Isabelle, où prendre l'assurance?
Le dedans paraît mal en ces miroirs flatteurs;
Les visages souvent sont de doux imposteurs.
Que de défauts d'esprit se couvrent de leurs grâces!
410
Et que de beaux semblants cachent des âmes basses
Les yeux en ce grand choix ont la première part;
Mais leur déférer tout, c'est tout mettre au hasard;
Qui veut vivre en repos ne doit pas leur déplaire;
Mais, sans leur obéir, il les doit satisfaire,
415
En croire leur refus, et non pas leur aveu,
Et sur d'autres conseils laisser naître son feu.
Cette chaîne, qui dure autant que notre vie,
Et qui devrait donner plus de peur que d'envie,
Si l'on n'y prend bien garde, attache assez souvent
420
Le contraire au contraire, et le mort au vivant:
Et pour moi, puisqu'il faut qu'elle me donne un maître,
Avant que l'accepter, je voudrais le connaître,
Mais connaître dans l'âme.

ISABELLE
Eh bien! Qu'il parle à vous.

CLARICE
Alcippe le sachant en deviendrait jaloux.

ISABELLE
425
Qu'importe qu'il le soit, si vous avez Dorante?

CLARICE
Sa perte ne m'est pas encore indifférente;
Et l'accord de l'hymen entre nous concerté,
Si son père venait, serait exécuté.
Depuis plus de deux ans, il promet et diffère:
430
Tantôt c'est maladie, et tantôt quelque affaire;
Le chemin est mal sûr, ou les jours sont trop courts;
Et le bonhomme enfin ne peut sortir de Tours.
Je prends tous ces délais pour une résistance,
Et ne suis pas d'humeur a mourir de constance.
435
Chaque moment d'attente ôte de notre prix,
Et fille qui vieillit tombe dans le mépris;
C'est un nom glorieux qui se garde avec honte;
Sa défaite est fâcheuse à moins que d'être prompte.
Le temps n'est pas un dieu qu'elle puisse braver,
440
Et son honneur se perd à le trop conserver.

ISABELLE
Ainsi vous quitteriez Alcippe pour un autre
De qui l'humeur aurait de quoi plaire à la vôtre?

CLARICE
Oui, je le quitterais; mais pour ce changement
Il me faudrait en main avoir un autre amant,
445
Savoir qu'il me fût propre, et que son hyménée
Dût bientôt à la sienne unir ma destinée.
Mon humeur sans cela ne s'y résout pas bien,
Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien;
Son père peut venir, quelque longtemps qu'il tarde.

ISABELLE
450
Pour en venir à bout sans que rien s'y hasarde,
Lucrèce est votre amie et peut beaucoup pour vous;
Elle n'a point d'amant qui devienne jaloux:
Qu'elle écrive à Dorante, et lui fasse paraître
Qu'elle veut cette nuit le voir par la fenêtre.
455
Comme il est jeune encore, on l'y verra voler;
Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler,
Sans qu'Alcippe jamais en découvre l'adresse,
Ni que lui-même pense à d'autres qu'à Lucrèce.

CLARICE
L'invention est belle; et Lucrèce aisément
460
Se résoudra pour moi d'écrire un compliment:
J'admire ton adresse à trouver cette ruse.

ISABELLE
Puis-je vous dire encor que, si je ne m'abuse,
Tantôt cet inconnu ne vous déplaisait pas?

CLARICE
Ah! Bon Dieu! Si Dorante avait autant d'appas,
465
Que d'Alcippe aisément il obtiendrait la place

ISABELLE
Ne parlez point d'Alcippe; il vient.

CLARICE
Qu'il m'embarrasse!
Va pour moi chez Lucrèce, et lui dis mon projet,
Et tout ce qu'on peut dire en un pareil sujet.

Scène III

CLARICE, ALCIPPE.

ALCIPPE
Ah! Clarice! Ah! Clarice! Inconstante! Volage!

CLARICE
470
À part.
Aurait-il deviné déjà ce mariage?
Alcippe, qu'avez-vous? Qui vous fait soupirer?

ALCIPPE
Ce que j'ai, déloyale! Et peux-tu l'ignorer?
Parle à ta conscience, elle devrait t'apprendre...

CLARICE
Parlez un peu plus bas, mon père va descendre.

ALCIPPE
475
Ton père va descendre, âme double et sans foi!
Confesse que tu n'as un père que pour moi.
La nuit, sur la rivière

CLARICE
Eh bien! Sur la rivière?
La nuit? Quoi? Qu'est-ce enfin?

ALCIPPE
Oui, la nuit tout entière.

CLARICE
Après?

ALCIPPE
Quoi! Sans rougir!...

CLARICE
Rougir? À quel propos?

ALCIPPE
480
Tu ne meurs pas de honte, entendant ces deux mots!

CLARICE
Mourir pour les entendre! Et qu'ont-ils de funeste?

ALCIPPE
Tu peux donc les ouïr, et demander le reste?
Ne saurais-tu rougir, si je ne te dis tout?

CLARICE
Quoi, tout?

ALCIPPE
Tes passe-temps, de l'un à l'autre bout.

CLARICE
485
Je meure, en vos discours si je puis rien comprendre!

ALCIPPE
Quand je te veux parler, ton père va descendre,
Il t'en souvient alors; le tour est excellent!
Mais pour passer la nuit auprès de ton galant...

CLARICE
Alcippe, êtes-vous fol?

ALCIPPE
Je n'ai plus lieu de l'être,
490
A présent que le ciel me fait te mieux connaître.
oui, pour passer la nuit en danses et festin
Etre avec ton galant du soir jusqu'au matin
–Je ne parle que d'hier– , tu n'as point lors de père.

CLARICE
Rêvez-vous? Raillez-vous? Et quel est ce mystère?

ALCIPPE
495
Ce mystère est nouveau, mais non pas fort secret.
Choisi une autre fois un amant plus discret;
Lui-même, il m'a tout dit.

CLARICE
Qui, lui-même?

ALCIPPE
Dorante.

CLARICE
Dorante!

ALCIPPE
Continue, et fais bien l'ignorante.

CLARICE
Si je le vis jamais, et si je le connoi...

ALCIPPE
500
Ne viens-je pas de voir son père avecque toi?
Tu passes, infidèle, âme ingrate et légère,
La nuit avec le fils, le jour avec le père!

CLARICE
Son père de vieux temps est grand ami du mien.

ALCIPPE
Cette vieille amitié faisait votre entretien?
505
Tu te sens convaincue, et tu m'oses répondre!
Te faut-il quelque chose encor pour te confondre?

CLARICE
Alcippe, si je sais quel visage a le fils...

ALCIPPE
La nuit était fort noire alors que tu le vis.
Il ne t'a pas donné quatre choeurs de musique,
510
Une collation superbe et magnifique,
Six services de rang, douze plats a chacun?
Son entretien alors t'était fort importun?
Quand ses feux d'artifice éclairaient le rivage,
Tu n'eus pas le loisir de le voir au visage?
515
Tu n'as pas avec lui dansé jusques au jour?
Et tu ne l'as pas vu pour le moins au retour?
T'en ai-je dit assez? Rougis, et meurs de honte!

CLARICE
Je ne rougirai point pour le récit d'un conte.

ALCIPPE
Quoi! Je suis donc un fourbe, un bizarre, un jaloux!

CLARICE
520
Quelqu'un a pris plaisir à se jouer de vous,
Alcippe, croyez-moi.

ALCIPPE
Ne cherche point d'excuses;
Je connais tes détours, et devine tes ruses.
Adieu: suis ton Dorante, et l'aime désormais;
Laisse en repos Alcippe et n'y pense jamais.

CLARICE
525
Ecoutez quatre mots.

ALCIPPE
Ton père va descendre.

CLARICE
Non, il ne descend point, et ne peut nous entendre;
Et j'aurai tout loisir de vous désabuser.

ALCIPPE
Je ne t'écoute point, à moins que m'épouser,
A moins qu'en attendant le jour du mariage,
530
M'en donner ta parole et deux baisers en gage.

CLARICE
Pour me justifier vous demandez de moi,
Alcippe?

ALCIPPE
Deux baisers, et ta main, et ta foi.

CLARICE
Que cela?

ALCIPPE
Résous-toi, sans plus me faire attendre.

CLARICE
Je n'ai pas le loisir, mon père va descendre.

Scène IV

ALCIPPE.

ALCIPPE
535
Va, ris de ma douleur alors que je te perds;
Par ces indignités romps toi-même mes fers;
Aide mes feux trompés à se tourner en glace;
Aide un juste courroux à se mettre en leur place.
Je cours à la vengeance, et porte à ton amant
540
Le vif et prompt effet de mon ressentiment.
S'il est homme de coeur, ce jour même nos armes
Régleront par leur sort tes plaisirs ou tes larmes;
Et plutôt que le voir possesseur de mon bien,
Puissé-je dans son sang voir couler tout le mien!
545
Le voici ce rival, que son père t'amène:
Ma vieille amitié cède à ma nouvelle haine:
Sa vue accroît l'ardeur dont je me sens brûler:
Mais ce n'est pas ici qu'il le faut quereller.

Scène V

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE
Dorante, arrêtons-nous; le trop de promenade
550
Me mettrait hors d'haleine, et me ferait malade.
Que l'ordre est rare et beau de ces grands bâtiments!

DORANTE
Paris semble à mes yeux un pays de romans.
J'y croyais ce matin voir une île enchantée:
Je la laissai déserte, et la trouve habitée;
555
Quelque Amphion nouveau, sans l'aide des maçons,
En superbes palais a changé ses buissons.

GÉRONTE
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses:
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses;
Et l'univers entier ne peut rien voir d'égal
560
Aux superbes dehors du Palais-Cardinal.
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,
Semble d'un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.
565
Mais changeons de discours. Tu sais combien je t'aime?

DORANTE
Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.

GÉRONTE
Comme de mon hymen il n'est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où l'ardeur pour la gloire à tout oser convie,
570
Et force à tout moment de négliger la vie,
Avant qu'aucun malheur te puisse être avenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.

DORANTE
À part.
O ma chère Lucrèce!

GÉRONTE
Je t'ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
575
Honnête, belle, riche.

DORANTE
Ah! Pour la bien choisir,
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.

GÉRONTE
Je la connais assez. Clarice est belle et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge;
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
580
Et l'affaire est conclue.

DORANTE
Ah! Monsieur, j'en frémi;
D'un fardeau si pesant accabler ma jeunesse!

GÉRONTE
Fais ce que je t'ordonne.

DORANTE
À part.
Il faut jouer d'adresse.
Quoi! Monsieur, à présent qu'il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras...

GÉRONTE
585
Avant qu'être au hasard qu'un autre bras t'immole,
Je veux dans ma maison avoir qui m'en console;
Je veux qu'un petit-fils puisse y tenir ton rang,
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang.
En un mot, je le veux.

DORANTE
Vous êtes inflexible?

GÉRONTE
590
Fais ce que je te dis.

DORANTE
Mais s'il est impossible?

GÉRONTE
Impossible! Et comment?

DORANTE
Souffre qu'aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j'embrasse vos genoux.
Je suis...

GÉRONTE
Quoi?

DORANTE
Dans Poitiers...

GÉRONTE
Parle donc, et te lève.

DORANTE
Je suis donc marié, puisqu'il faut que j'achève.

GÉRONTE
595
Sans mon consentement?

DORANTE
On m'a violenté:
Vous ferez tout casser par votre autorité;
Mais nous fûmes tous deux forcés à l'hyménée
Par la fatalité la plus inopinée
Ah! Si vous le saviez!

GÉRONTE
Dis, ne me cache rien.

DORANTE
600
Elle est de fort bon lieu, mon père; et pour son bien
S'il n'est du tout si grand que votre humeur souhaite...

GÉRONTE
Sachons, à cela près, puisque c'est chose faite.
Elle se nomme?

DORANTE
Orphise; et son père, Armédon.

GÉRONTE
Je n'ai jamais oui ni l'un ni l'autre nom.
605
Mais poursuis.

DORANTE
Je la vis presque à mon arrivée.
Une âme de rocher ne s'en fut pas sauvée,
Tant elle avait d'appas, et tant son oeil vainqueur
Par une douce force assujettit mon coeur!
Je cherchai donc chez elle à faire connaissance;
610
Et les soins obligeants de ma persévérance
Surent plaire de sorte à cet objet charmant,
Que j'en fus en six mois autant aimé qu'amant;
J'en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes;
Et j'étendis si loin mes petites conquêtes,
615
Qu'en son quartier souvent je me coulais sans bruit,
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venais de monter dans sa chambre
–Ce fut, s il m'en souvient, le second de septembre,
oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé– .
620
Ce soir même son père en ville avait soupé;
Il monte à son retour, il frappe à la porte: elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d'abord –qu'elle eut d'esprit et d'art!–
Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,
625
Dérobe en l'embrassant son désordre à sa vue:
Il se sied; il lui dit qu'il veut la voir pourvue
Lui propose un parti qu'on lui venait d'offrir.
Jugez combien mon coeur avait lors à souffrir!
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
630
Que sans m'inquiéter elle plut à son père;
Ce discours ennuyeux enfin se termina;
Le bonhomme partait quand ma montre sonna;
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée:
"Depuis quand cette montre? Et qui vous l'a donnée?"
635
Acaste, mon cousin, me la vient d'envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N'ayant point d'horlogers au lieu de sa demeure:
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d'heure."
"Donnez-la-moi, dit-il, j'en prendrai mieux le soin."
640
Alors pour me la prendre, elle vient en mon coin:
Je la lui donne en main; mais, voyez ma disgrâce,
Avec mon pistolet le cordon s'embarrasse,
Fait marcher le déclic: le feu prend, le coup part;
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
645
Elle tombe par terre; et moi je la crus morte.
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte;
Il appelle au secours, il crie à l'assassin:
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
650
Au milieu de tous trois je me faisais passage,
Quand un autre malheur de nouveau me perdit;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre: alors Orphise,
De sa frayeur première aucunement remise,
655
Sait prendre un temps si juste, en son reste d'effroi,
Qu'elle pousse la porte et s'enferme avec moi.
Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu'aux escabelles;
Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu,
660
Nous croyons gagner tout à différer un peu.
Mais comme à ce rempart l'un et l'autre travaille,
D'une chambre voisine on perce la muraille:
Alors, me voyant pris, il fallut composer.

Ici CLARICE les voit de sa fenêtre; et LUCRÈCE les voit aussi de la sienne.

GÉRONTE
C'est-à-dire en français qu'il fallut l'épouser?

DORANTE
665
Les siens m'avaient trouvé de nuit seul avec elle,
Ils étaient les plus forts, elle me semblait belle,
Le scandale était grand, son honneur se perdait;
A ne le faire pas ma tête en répondait;
Ses grands efforts pour moi, son péril, et ses larmes,
670
A mon coeur amoureux étaient de nouveaux charmes:
Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur,
Et me mettre avec elle au comble du bonheur,
Je changeai d'un seul mot la tempête en bonace,
Et fis ce que tout autre aurait fait en ma place,
675
Choisisse maintenant de me voir ou mourir,
Ou posséder un bien qu'on ne peut trop chérir.

GÉRONTE
Non, non, je ne suis pas si mauvais que tu penses,
Et trouve en ton malheur de telles circonstances,
Que mon amour t'excuse; et mon esprit touché
680
Je blâme seulement de l'avoir trop caché.

DORANTE
Le peu de bien qu'elle a me faisait vous le taire.

GÉRONTE
Je prends peu garde au bien, afin d'être bon père.
Elle est belle, elle est sage, elle sort de bon lieu,
Tu l'aimes, elle t'aime; il me suffit. Adieu;
685
Je vais me dégager du père de Clarice.

Scène VI

DORANTE, CLITON.

DORANTE
Que dis-tu de l'histoire, et de mon artifice?
Le bonhomme en tient-il? M'en suis-je bien tiré?
Quelque sot en ma place y serait demeuré;
Il eût perdu le temps à gémir et se plaindre,
690
Et, malgré son amour, se fût laissé contraindre.
Oh! L'utile secret que mentir à propos!

CLITON
Quoi! Ce que vous disiez n'est pas vrai?

DORANTE
Pas deux mots,
Et tu ne viens d'ouïr qu'un trait de gentillesse
Pour conserver mon âme et mon coeur à Lucrèce.

CLITON
695
Quoi! La montre, l'épée, avec le pistolet...

DORANTE
Industrie.

CLITON
Obligez, monsieur, votre valet:
Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître,
Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connaître;
Quoique bien averti, j'étais dans le panneau.

DORANTE
700
Va, n'appréhende pas d'y tomber de nouveau;
Tu seras de mon coeur l'unique secrétaire,
Et de tous mes secrets le grand dépositaire.

CLITON
Avec ces qualités j'ose bien espérer
Qu'assez malaisément je pourrai m'en parer.
705
Mais parlons de vos feux. Certes cette maîtresse...

Scène VII

DORANTE, CLITON, SABINE.

SABINE
(Elle lui donne un billet.)
Lisez ceci, monsieur.

DORANTE
D'où vient-il?

SABINE
De Lucrèce.

DORANTE
(Après l'avoir lu.)
Dis-lui que j'y viendrai.
(SABINE rentre, et DORANTE continue.)
Doute encore, Cliton,
A laquelle des deux appartient ce beau nom,
Lucrèce sent sa part des feux qu'elle fait naître,
710
Et me veut cette nuit parler par sa fenêtre.
Dis encor que c'est l'autre, ou que tu n'es qu'un sot.
Qu'aurait l'autre à m'écrire, à qui je n'ai dit mot?

CLITON
Monsieur, pour ce sujet n'ayons point de querelle;
Cette nuit, à la voix, vous saurez si c'est elle.

DORANTE
715
Coule-toi là-dedans, et de quelqu'un des siens
Sache subtilement sa famille et ses biens.

Scène VIII

DORANTE, LYCAS.

LYCAS
(Lui présentant un billet.)
Monsieur.

DORANTE
Autre billet.
(Il continue, après avoir lu tout bas le billet.)
J'ignore quelle offense
Peut d'Alcippe avec moi rompre l'intelligence;
Mais n'importe, dis-lui que j'irai volontiers.
720
(LYCAS rentre, et DORANTE continue seul.)
Je te suis. Je revins hier au soir de Poitiers,
D'aujourd'hui seulement je produis mon visage,
Et j'ai déjà querelle, amour et mariage.
Pour un commencement ce n'est point mal trouvé.
Vienne encore un procès, et je suis achevé.
725
Se charge qui voudra d'affaires plus pressantes,
Plus en nombre à la fois et plus embarrassantes,
Je pardonne à qui mieux s'en pourra démêler.
Mais allons voir celui qui m'ose quereller.


Acte III

Scène I

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE.

PHILISTE
Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,
730
Et n'aviez l'un ni l'autre aucun désavantage.
Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis,
Et que, la chose égale, ainsi je vous sépare:
Mon heur en est extrême, et l'aventure rare.

DORANTE
735
L'aventure est encor bien plus rare pour moi,
Qui lui faisais raison sans avoir su de quoi.
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine.
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine?
Quelque mauvais rapport m'aurait-il pu noircir?
740
Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.

ALCIPPE
Vous le savez assez.

DORANTE
Plus je me considère,
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.

ALCIPPE
Eh bien! Puisqu'il vous faut parler plus clairement,
Depuis plus de deux ans j'aime secrètement;
745
Mon affaire est d'accord, et la chose vaut faite;
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l'objet qui me tient sous la loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu'à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique;
750
Et vous n'ignorez pas combien cela me pique,
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m'avez à dessein caché votre retour,
Et n'avez aujourd'hui quitté votre embuscade
Qu'afin de m'en conter l'histoire par bravade.
755
Ce procédé m'étonne, et j'ai lieu de penser
Que vous n'avez rien fait qu'afin de m'offenser.

DORANTE
Si vous pouviez encor douter de mon courage,
Je ne vous guérirais ni d'erreur ni d'ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux;
760
Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,
Ecoutez en deux mots l'histoire démêlée:
Celle que cette nuit sur l'eau j'ai régalée
N'a pu vous donner lieu de devenir jaloux,
Car elle est mariée, et ne peut être à vous;
765
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,
Et je ne pense pas qu'elle vous soit connue.

ALCIPPE
Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,
De voir finir sitôt notre division.

DORANTE
Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance
770
Aux premiers mouvements de votre défiance;
Jusqu'à mieux savoir tout sachez vous retenir
Et ne commencez plus par où l'on doit finir.
Adieu; je suis à vous.

Scène II

ALCIPPE, PHILISTE.

PHILISTE
Ce coeur encor soupire?

ALCIPPE
Hélas! Je sors d'un mal pour tomber dans un pire.
775
Cette collation, qui l'aura pu donner?
A qui puis-je m'en prendre? Et que m'imaginer?

PHILISTE
Que l'ardeur de Clarice est égale à vos flammes.
Cette galanterie était pour d'autres dames.
L'erreur de votre page a causé votre ennui;
780
S'étant trompé lui-même, il vous trompe après lui.
J'ai tout su de lui-même, et des gens de Lucrèce.
Il avait vu chez elle entrer votre maîtresse,
Mais il n'avait pas vu qu'Hippolyte et Daphné,
Ce jour-là par hasard, chez elle avaient dîné.
785
Il les en voit sortir, mais à coiffe abattue,
Et sans les approcher il suit de rue en rue;
Aux couleurs, au carrosse, il ne doute de rien:
Tout était à Lucrèce, et le dupe si bien,
Que, prenant ces beautés pour Lucrèce et Clarice,
790
Il rend à votre amour un très mauvais service.
Il les voit donc aller jusques au bord de l'eau,
Descendre de carrosse, entrer dans un bateau,
Il voit porter des plats, entend quelque musique,
–A ce que l'on m'a dit, assez mélancolique– .
795
Mais cessez d'en avoir l'esprit inquiété,
Car enfin le carrosse avait été prêté:
L'avis se trouve faux; et ces deux autres belles
Avaient en plein repos passé la nuit chez elles.

ALCIPPE
Quel malheur est le mien! Ainsi donc sans sujet
800
J'ai fait ce grand vacarme à ce charmant objet!

PHILISTE
Je ferai votre paix. Mais sachez autre chose:
Celui qui de ce trouble est la seconde cause,
Dorante, qui tantôt nous en a tant conté
De son festin superbe et sur l'heure apprêté,
805
Lui qui, depuis un mois nous cachant sa venue,
La nuit, incognito, visite une inconnue,
Il vint hier ce Poitiers, et, sans faire aucun bruit,
Chez lui paisiblement a dormi toute nuit.

ALCIPPE
Quoi! Sa collation...?

PHILISTE
N'est rien qu'un pur mensonge,
810
Ou, quand il l'a donnée, il l'a donnée en songe.

ALCIPPE
Dorante, en ce combat si peu prémédité,
M'a fait voir trop de coeur pour tant de lâcheté.
La valeur n'apprend point fourbe en son école:
Tout homme de courage est homme de parole;
815
A des vices si bas il ne peut consentir,
Et fuit plus que la mort la honte de mentir.
Cela n'est point.

PHILISTE
Dorante, à ce que je présume,
Est vaillant par nature, et menteur par coutume.
Ayez sur ce sujet moins d'incrédulité,
820
Et vous-même admirez notre simplicité:
A nous laisser duper nous sommes bien novices.
Une collation servie à six services,
Quatre concerts entiers, tant de plats, tant de feux,
Tout cela cependant prêt en une heure ou deux,
825
Comme si l'appareil d'une telle cuisine
Fût descendu du ciel dedans quelque machine.
Quiconque le peut croire ainsi que vous et moi,
S'il a manque de sens, n'a pas manque de foi.
Pour moi, je voyais bien que tout ce badinage
830
Répondait assez mal aux remarques du page;
Mais vous?

ALCIPPE
La jalousie aveugle un coeur atteint,
Et, sans examiner, croit tout ce qu'elle craint.
Mais laissons là Dorante avecque son audace;
Allons trouver Clarice, et lui demander grâce:
835
Elle pouvait tantôt m'entendre sans rougir.

PHILISTE
Attendez à demain, et me laissez agir;
Je veux par ce récit vous préparer la voie,
Dissiper sa colère, et lui rendre sa joie.
Ne vous exposez point, pour gagner un moment,
840
Aux premières chaleurs de son ressentiment.

ALCIPPE
Si du jour qui s'enfuit la lumière est fidèle,
Je pense l'entrevoir avec son Isabelle.
Je suivrai tes conseils, et fuirai son courroux
Jusqu'à ce qu'elle ait ri de m'avoir vu jaloux.

Scène III

CLARICE, ISABELLE.

CLARICE
845
Isabelle, il est temps, allons trouver Lucrèce.

ISABELLE
Il n'est pas encor tard, et rien ne vous en presse.
Vous avez un pouvoir bien grand sur son esprit;
A peine ai-je parlé, qu'elle a sur l'heure écrit.

CLARICE
Clarice à la servir ne serait pas moins prompte.
850
Mais dis, par sa fenêtre as-tu bien vu Géronte?
Et sais-tu que ce fils qu'il m'avait tant vanté
Est ce même inconnu qui m'en a tant conté?

ISABELLE
A Lucrèce avec moi je l'ai fait reconnaître;
Et sitôt que Géronte a voulu disparaître,
855
Le voyant resté seul avec un vieux valet,
Sabine à nos yeux même a rendu le billet.
Vous parlerez à lui.

CLARICE
Qu'il est fourbe, Isabelle!

ISABELLE
Eh bien! Cette pratique est-elle si nouvelle?
Dorante est-il le seul, qui, de jeune écolier,
860
Pour être mieux reçu s'érige en cavalier?
Que j'en sais comme lui qui parlent d'Allemagne,
Et, si l'on veut les croire, ont vu chaque campagne;
Sur chaque occasion tranchent des entendus,
Content quelque défaite, et des chevaux perdus;
865
Qui, dans une gazette apprenant ce langage,
S'ils sortent de Paris, ne vont qu'à leur village,
Et se donnent ici pour témoins approuvés
De tous ces grands combats qu'ils ont lus ou rêvés!
Il aura cru sans doute, ou je suis fort trompée,
870
Que les filles de coeur aiment les gens d'épée;
Et, vous prenant pour telle, il a jugé soudain
Qu'une plume au chapeau vous plaît mieux qu'à la main.
Ainsi donc, pour vous plaire, il a voulu paraître,
Non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il veut être,
875
Et s'est osé promettre un traitement plus doux
Dans la condition qu'il veut prendre pour vous.

CLARICE
En matière de fourbe il est maître, il y pipe;
Après m'avoir dupée, il dupe encore Alcippe.
Ce malheureux jaloux s'est blessé le cerveau
880
D'un festin qu'hier au soir il m'a donné sur l'eau.
Juge un peu si la pièce a la moindre apparence!
Alcippe cependant m'accuse d'inconstance,
Me fait une querelle où je ne comprends rien.
J'ai, dit-il, toute nuit souffert son entretien;
885
Il me parle de bal, de danse, de musique,
D'une collation superbe et magnifique,
Servie à tant de plats, tant de fois redoublés,
Que j'en ai la cervelle et les esprits troublés.

ISABELLE
Reconnaissez par là que Dorante vous aime,
890
Et que dans son amour son adresse est extrême;
Il aura su qu'Alcippe était bien avec vous,
Et pour l'en éloigner il l'a rendu jaloux.
Soudain à cet effort il en a joint un autre:
Il a fait que son père est venu voir le vôtre.
895
Un amant peut-il mieux agir en un moment
Que de gagner un père et brouiller l'autre amant?
Votre père l'agrée, et le sien vous souhaite;
Il vous aime, il vous plaît, c'est une affaire faite.

CLARICE
Elle est faite, de vrai, ce qu'elle se fera.

ISABELLE
900
Quoi! Votre coeur se change, et désobéira?

CLARICE
Tu vas sortir de garde, et perdre tes mesures.
Explique, si tu peux, encor ses impostures:
Il était marié sans que l'on en sût rien;
Et son père a repris sa parole du mien,
905
Fort triste de visage et fort confus dans l'âme.

ISABELLE
Ah! Je dis à mon tour: qu'il est fourbe, madame!
C'est bien aimer la fourbe, et l'avoir bien en main,
Que de prendre plaisir à fourber, sans dessein.
Car, pour moi, plus j'y songe, et moins je puis comprendre
910
Quel fruit auprès de vous il en ose prétendre.
Mais qu'allez-vous donc faire? Et pourquoi lui parler?
Est-ce à dessein d'en rire, ou de le quereller.

CLARICE
Je prendrai du plaisir du moins à le confondre.

ISABELLE
J'en prendrais davantage à le laisser morfondre.

CLARICE
915
Je veux l'entretenir par curiosité.
Mai j'entrevois quelqu'un dans cette obscurité,
Et si c'était lui-même, il pourrait me connaître;
Entrons donc chez Lucrèce, allons à sa fenêtre,
Puisque c'est sous son nom que je lui dois parler.
920
Mon jaloux, après tout, sera mon pis aller.
Si sa mauvaise humeur déjà n'est apaisée,
Sachant ce que je sais, la chose est fort aisée.

Scène IV

DORANTE, CLITON.

DORANTE
Voici l'heure et le lieu que marque le billet.

CLITON
J'ai su tout ce détail d'un ancien valet.
925
Son père est de la robe, et n'a qu'elle de fille;
Je vous ai dit son bien, son âge, et sa famille.
Mais, monsieur, ce serait pour me bien divertir,
Si comme vous Lucrèce excellait à mentir.
Le divertissement serait rare, ou je meure!
930
Et je voudrais qu'elle eût ce talent pour une heure;
Qu'elle pût un moment vous piper en votre art,
Rendre conte pour conte, et martre pour renard:
D'un et d'autre côté j'en entendrais de bonnes.

DORANTE
Le ciel fait cette grâce à fort peu de personnes:
935
Il y faut promptitude, esprit, mémoire, soins,
Ne se brouiller jamais, et rougir encor moins.
Mais la fenêtre s'ouvre, approchons.

Scène V

CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, à la fenêtre; DORANTE, CLITON, en bas.

CLARICE
À part, à ISABELLE.
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.

ISABELLE
Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
940
Je ne manquerai pas de vous en avertir.

ISABELLE descend de la fenêtre et ne se montre plus.

LUCRÈCE
À part, à CLARICE.
Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c'est à moi de me taire.

CLARICE
Etes-vous là, Dorante?

DORANTE
Oui, madame, c'est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.

LUCRÈCE
945
À part, à CLARICE.
Sa fleurette pour toi prend encor même style.

CLARICE
Il devrait s'épargner cette gêne inutile.
Mais m'aurait-il déjà reconnue à la voix?

CLITON
À part, à DORANTE.
C'est elle; et je me rends, monsieur, à cette fois.

DORANTE
À CLARICE.
Oui, c'est moi qui voudrais effacer de ma vie
950
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux;
C'est ou ne vivre point, ou vivre malheureux;
C'est une longue mort; et, pour moi, je confesse
Que pour vivre il faut être esclave de Lucrèce.

CLARICE
955
À part, à LUCRÈCE.
Chère amie, il en conte à chacune à son tour.

LUCRÈCE
Il aime à promener sa fourbe et son amour.

DORANTE
A vos commandements j'apporte donc ma vie;
Trop heureux si pour vous elle m'était ravie!
Disposez-en, madame, et me dites en quoi
960
Vous avez résolu de vous servir de moi.

CLARICE
Je vous voulais tantôt proposer quelque chose;
Mais il n'est plus besoin que je vous a propose,
Car elle est impossible.

DORANTE
Impossible? Ah! Pour vous
Je pourrais tout, madame, en tous lieux, contre tous.

CLARICE
965
Jusqu'à vous marier, quand je sais que vous l'êtes?

DORANTE
Moi, marié! Ce sont pièces qu'on vous a faites:
Quiconque vous l'a dit s'est voulu divertir.

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Est-il un plus grand fourbe?

LUCRÈCE
Il ne sait que mentir.

DORANTE
Je ne le fus jamais; et, si, par cette voie,
970
On pense...

CLARICE
Et vous pensez encor que je vous croie?

DORANTE
Que le foudre à vos yeux m'écrase si je mens!

CLARICE
Un menteur est toujours prodigue de serments.

DORANTE
Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
975
Cessez d'être en balance, et de vous défier
De ce qu'il m'est aisé de vous justifier.

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
On dirait qu'il est vrai, tant son effronterie
Avec naïveté pousse une menterie.

DORANTE
Pour vous ôter de doute, agréez que demain
980
En qualité d'époux je vous donne la main.

CLARICE
Hé! Vous la donneriez en un jour à deux mille.

DORANTE
Certes, vous m'allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand que j'en crains les jaloux.

CLARICE
C'est tout ce que mérite un homme tel que vous,
985
Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,
Et n'en a vu qu'à coups d'écritoire ou de verre;
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour;
Qui donne toute nuit festin, musique, et danse,
990
Bien qu'il l'ait dans son lit passée en tout silence;
Qui se dit marié, puis soudain s'en dédit.
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit!
Vous-même,apprenez-moi comme il faut qu'on le nomme.

CLITON
À part, à DORANTE.
Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.

DORANTE
995
Ne t'épouvante point, tout vient en sa saison.
À CLARICE.
De ces inventions chacune a sa raison;
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente;
Mais à présent le passe a la plus importante:
J'ai donc feint cet hymen –pourquoi désavouer
1000
Ce qui vous forcera vous-même à me louer?–
Je l'ai feint, et ma feinte à vos mépris m'expose.
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause?

CLARICE
Moi?

DORANTE
Vous. Ecoutez-moi. Ne pouvant consentir...

CLITON
À part, à DORANTE.
De grâce, dites-moi si vous aller mentir.

DORANTE
1005
Ah! Je t'arracherai cette langue importune.
À CLARICE.
Donc, comme à vous servir j'attache ma fortune,
L'amour que j'ai pour vous ne pouvant consentir
Qu'un père à d'autres lois voulut m'assujettir

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Il fait pièce nouvelle, écoutons.

DORANTE
Cette adresse
1010
A conservé mon âme à la belle Lucrèce;
Et par ce mariage au besoin inventé,
J'ai su rompre celui qu'on m'avait apprêté.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes;
1015
Mais louez-moi du moins d'aimer si puissamment,
Et joigne à ces noms celui de votre amant.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres;
J'évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres;
Et libre pour entrer en des liens si doux
1020
Je me fais marié pour toute autre que vous.

CLARICE
Votre flamme en naissant a trop de violence,
Et me laisse toujours en juste défiance.
Le moyen que mes yeux eussent de tels appas
Pour qui m a si peu vue et ne me connait pas?

DORANTE
1025
Je ne vous connais pas! Vous n'avez plus de mère;
Périandre est le nom de monsieur votre père;
Il est homme de robe, adroit et retenu;
Dix mille écus de rente en font le revenu;
Vous perdîtes un frère aux guerres d'Italie;
1030
Vous aviez une soeur qui s'appelait Julie.
Vous connais-je à présent? Dites encor que non.

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Cousine, il te connaît, et t'en veut tout de bon.

LUCRÈCE
Plût à Dieu!

CLARICE
Découvrons le fond de l'artifice.
À DORANTE.
J'avais voulu tantôt vous parler de Clarice,
1035
Quelqu'un de vos amis m en est venu prier.
Dites-moi, seriez-vous pour elle à marier?

DORANTE
Par cette question n'éprouvez plus ma flamme.
je vous ai trop fait voir jusqu'au fond de mon âme,
Et vous ne pouvez plus désormais ignorer
1040
Que j'ai feint cet hymen afin de m'en parer.
Je n ai ni feux ni voeux que pour votre service,
Et ne puis plus avoir que mépris pour Clarice.

CLARICE
Vous êtes, à vrai dire, un peu bien dégoûté:
Clarice est de maison, et n est pas sans beauté;
1045
Si Lucrèce à vos yeux parait un peu plus belle,
De bien mieux faits que vous se contenteraient d'elle.

DORANTE
Oui, mais un grand défaut ternit tous ses appas.

CLARICE
Quel est-il ce défaut?

DORANTE
Elle ne me plaît pas;
Et plutôt que l'hymen avec elle me lie,
1050
Je serai marié, si l'on veut, en Turquie.

CLARICE
Aujourd'hui cependant on m'a dit qu'en plein jour
Vous lui serriez la main, et lui parliez d'amour.

DORANTE
Quelqu'un auprès de vous m'a fait cette imposture.

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Ecoutez l'imposteur; c'est hasard s'il n'en jure.

DORANTE
1055
Que du ciel...

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
L'ai-je dit?

DORANTE
J'éprouve le courroux
Si j'ai parlé, Lucrèce, à personne qu'à vous!

CLARICE
Je ne puis plus souffrir une telle impudence,
Après ce que j'ai vu moi-même en ma présence:
Vous couchez d'imposture, et vous osez jurer,
1060
Comme si je pouvais vous croire, ou l'endurer!
Adieu; retirez-vous, et croyez, je vous prie,
Que souvent je m'égaie ainsi par raillerie,
Et que, pour me donner des passe-temps si doux,
J'ai donné cette baye à bien d'autres qu'à vous.

Scène VI

DORANTE, CLITON.

CLITON
1065
Eh bien! Vous le voyez, l'histoire est découverte.

DORANTE
Ah! Cliton! Je me trouve à deux doigts de ma perte.

CLITON
Vous en avez sans doute un plus heureux succès,
Et vous avez gagné chez elle un grand accès.
Mais je suis ce fâcheux qui nuis par ma présence,
1070
Et vous fais sous ces mots être d'intelligence.

DORANTE
Peut-être: qu'en crois-tu?

CLITON
Le peut-être est gaillard.

DORANTE
Penses-tu qu'après tout j'en quitte encor ma part,
Et tienne tout perdu pour un peu de traverse?

CLITON
Si jamais cette part tombait dans le commerce,
1075
Et qu'il vous vînt marchand pour ce trésor caché,
Je vous conseillerais d'en faire bon marché.

DORANTE
Mais pourquoi si peu croire un feu si véritable?

CLITON
A chaque bout de champ vous mentez comme un diable.

DORANTE
Je disais vérité.

CLITON
Quand un menteur la dit,
1080
En passant par sa bouche, elle perd son crédit.

DORANTE
Il faut donc essayer si par quelque autre bouche
Elle pourra trouver un accueil moins farouche.
Allons sur le chevet rêver quelque moyen
D'avoir de l'incrédule un plus doux entretien.
1085
Souvent leur belle humeur suit le cours de la lune:
Telle rend des mépris qui veut qu'on l'importune;
Et de quelques effets que les siens soient suivis,
Il sera demain jour, et la nuit porte avis.


Acte IV

Scène I

DORANTE, CLITON.

CLITON
Mais, monsieur, pensez-vous qu'il soit jour chez Lucrèce?
1090
Pour sortir si matin elle a trop de paresse.

DORANTE
On trouve bien souvent plus qu'on ne croit trouver,
Et ce lieu pour ma flamme est plus propre à rêver:
J'en puis voir sa fenêtre, et de sa chère idée
Mon âme à cet aspect sera mieux possédée.

CLITON
1095
A propos de rêver, n'avez-vous rien trouvé
Pour servir de remède au désordre arrivé?

DORANTE
Je me suis souvenu d'un secret que toi-même
Me donnais hier pour grand, pour rare, pour suprême:
Un amant obtient tout quand il est libéral.

CLITON
1100
Le secret est fort beau, mais vous l'appliquez mal:
Il ne fait réussir qu'auprès d'une coquette.

DORANTE
Je sais ce qu'est Lucrèce, elle est sage et discrète;
A lui faire présent mes efforts seraient vains
Elle a le coeur trop bon; mais ses gens ont des mains;
1105
Et bien que sur ce point elle les désavoue,
Avec un tel secret leur langue se dénoue:
Ils parlent; et souvent on les daigne écouter.
A tel prix que ce soit, il m'en faut acheter.
Si celle-ci venait qui m'a rendu sa lettre,
1110
Après ce qu'elle a fait j'ose tout m'en promettre;
Et ce sera hasard, si, sans beaucoup d'effort,
Je ne trouve moyen de lui payer le port.

CLITON
Certes, vous dites vrai, j'en juge par moi-même:
Ce n'est point mon humeur de refuser qui m'aime;
1115
Et comme c'est m'aimer que me faire présent,
Je suis toujours alors d'un esprit complaisant.

DORANTE
Il est beaucoup d'humeurs pareilles à la tienne.

CLITON
Mais, monsieur, attendant que Sabine survienne,
Et que sur son esprit vos dons fassent vertu,
1120
Il court quelque bruit sourd qu'Alcippe s'est battu.

DORANTE
Contre qui?

CLITON
L'on ne sait, mais ce confus murmure
D'un air pareil au vôtre à peu près le figure;
Et, si de tout le jour je vous avais quitté,
Je vous soupçonnerais de cette nouveauté.

DORANTE
1125
Tu ne me quittas point pour entrer chez Lucrèce?

CLITON
Ah! Monsieur, m'auriez-vous joué ce tour d'adresse?

DORANTE
Nous nous battîmes hier, et j'avais fait serment
De ne parler jamais de cet événement;
Mais à toi, de mon coeur l'unique secrétaire,
1130
A toi, de mes secrets le grand dépositaire,
Je ne célerai rien? Puisque je l'ai promis.
Depuis cinq ou six mols nous étions ennemis:
Il passa par Poitiers, où nous prîmes querelle;
Et comme on nous fit lors une paix telle quelle,
1135
Nous sûmes l'un à l'autre en secret protester
Qu'à la première vue il en faudrait tâter.
Hier nous nous rencontrons; cette ardeur se réveille,
Fait de notre embrassade un appel à l'oreille;
Je me défais de toi, j'y cours, je le rejoins,
1140
Nous vidons sur le pré l'affaire sans témoins;
Et, le perçant à jour de deux coups d'estocade,
Je le mets hors d'état d'être jamais malade:
Il tombe dans son sang.

CLITON
A ce compte il est mort?

DORANTE
Je le laissai pour tel.

CLITON
Certes, je plains son sort:
1145
Il était honnête homme; et le ciel ne déploie...

Scène II

DORANTE, ALCIPPE, CLITON.

ALCIPPE
Je te veux, cher ami, faire part de ma joie.
Je suis heureux: mon père...

DORANTE
Eh bien!

ALCIPPE
Vient d'arriver.

À DORANTE.

CLITON
Cette place pour vous est commode à rêver.

DORANTE
Ta joie est peu commune, et pour revoir un père
1150
Un tel homme que nous ne se réjouit guère.

ALCIPPE
Un esprit que la joie entièrement saisit
Présume qu'on l'entend au moindre mot qu'il dit.
Sache donc que je touche à l'heureuse journée
Qui doit avec Clarice unir ma destinée:
1155
On attendait mon père afin de tout signer.

DORANTE
C'est ce que mon esprit ne pouvait deviner;
Mais je m'en réjouis. Tu vas entrer chez elle?

ALCIPPE
Oui, je lui vais porter cette heureuse nouvelle;
Et je t'en ai voulu faire part en passant.

DORANTE
1160
Tu t'acquiers d'autant plus un coeur reconnaissant.
Enfin donc ton amour ne craint plus de disgrâce?

ALCIPPE
Cependant qu'au logis mon père se délasse,
J'ai voulu par devoir prendre l'heure du sien.

CLITON
À part, à DORANTE
Les gens que vous tuez se portent assez bien.

ALCIPPE
1165
Je n'ai de part ni d'autre aucune défiance:
Excuse d'un amant la juste impatience.
Adieu.

DORANTE
Le ciel te donne un hymen sans souci

Scène III

DORANTE, CLITON.

CLITON
Il est mort! Quoi! Monsieur, vous m'en donnez aussi
A moi, de votre coeur l'unique secrétaire,
1170
A moi, de vos secrets le grand dépositaire!
Avec ces qualités j'avais lieu d'espérer
Qu'assez malaisément je pourrais m'en parer.

DORANTE
Quoi! Mon combat te semble un conte imaginaire?

CLITON
Je croirai tout, monsieur, pour ne vous pas déplaire;
1175
Mais vous en contez tant, à toute heure, en tous lieux,
Qu'il faut bien de l'esprit, avec vous, et bons yeux.
Maure, juif ou chrétien, vous n'épargnez personne.

DORANTE
Alcippe te surprend! Sa guérison t'étonne!
L'état où je le mis était fort périlleux;
1180
Mais il est à présent des secrets merveilleux.
Ne t'a-t-on point parlé d'une source de vie
Que nomment nos guerriers poudre de sympathie?
On en voit tous les jours des effets étonnants.

CLITON
Encor ne sont-ils pas du tout si surprenants;
1185
Et je n'ai point appris qu'elle eût tant d'efficace,
Qu'un homme que pour mort on laisse sur la place,
Qu'on a de deux grands coups percé de part en part,
Soit dès le lendemain si frais et si gaillard.

DORANTE
La poudre que tu dis n'est que de la commune,
1190
On n'en fait plus de cas; mais, Cliton, j'en sais une
Qui rappelle sitôt des portes du trépas,
Qu'en moins d'un tourne-main on ne s'en souvient pas;
Quiconque la sait faire a de grands avantages.

CLITON
Donnez-m'en le secret, et je vous sers sans gages.

DORANTE
1195
Je te le donnerais, et tu serais heureux:
Mais le secret consiste en quelques mots hébreux,
Qui tous à prononcer sont si fort difficiles,
Que ce seraient pour toi des trésors inutiles.

CLITON
Vous savez donc l'hébreu?

DORANTE
L'hébreu! Parfaitement:
1200
J'ai dix langues, Cliton, à mon commandement.

CLITON
Vous auriez bien besoin de dix des mieux nourries,
Pour fournir tour à tour à tant de menteries;
Vous les hachez menu comme chair à pâtés.
Vous avez tout le corps bien plein de vérités,
1205
Il n'en sort jamais une.

DORANTE
Ah! Cervelle ignorante!
Mais mon père survient.

Scène IV

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE
Je vous cherchais, Dorante.

DORANTE
À part.
Je ne vous cherchais pas, moi. Que mal à propos
Son abord importun vient troubler mon repos,
Et qu'un père incommode un homme de mon âge!

GÉRONTE
1210
Vu l'étroite union que fait le mariage,
J'estime qu'en effet c'est n'y consentir point,
Que laisser désunis ceux que le ciel a joint.
La raison le défend, et je sens dans mon âme
Un violent désir de voir ici ta femme.
1215
J'écris donc à son père; écris-lui comme moi:
Je lui mande qu'après ce que j'ai su de toi,
Je me tiens trop heureux qu'une si belle fille,
Si sage, et si bien née, entre dans ma famille.
J'ajoute à ce discours que je brûle de voir
1220
Celle qui de mes ans devient l'unique espoir;
Que pour me l'amener tu t'en vas en personne;
Car enfin il le faut, et le devoir l'ordonne:
N'envoyer qu'un valet sentirait son mépris.

DORANTE
De vos civilités il sera bien surpris,
1225
Et pour moi, je suis prêt; mais je perdrai ma peine;
Il ne souffrira pas encor qu'on vous amène:
Elle est grosse.

GÉRONTE
Elle est grosse!

DORANTE
Et de plus de six mois.

GÉRONTE
Que de ravissements je sens à cette fois!

DORANTE
Vous ne voudriez pas hasarder sa grossesse.

GÉRONTE
1230
Non, j'aurai patience autant que d'allégresse;
Pour hasarder ce gage il m'est trop précieux.
A ce coup ma prière a pénétré les cieux.
Je pense en le voyant que je mourrai de joie.
Adieu: je vais changer la lettre que j'envoie,
1235
En écrire à son père un nouveau compliment,
Le prier d'avoir soin de son accouchement,
Comme du seul espoir où mon bonheur se fonde.

DORANTE
À part, à CLITON.
Le bonhomme s'en va le plus content du monde.

Se retournant.

GÉRONTE
Ecris-lui comme moi.

DORANTE
Je n'y manquerai pas.
1240
À part, à CLITON.
Qu'il est bon!

CLITON
Taisez-vous, il revient sur ses pas!

GÉRONTE
Il ne me souvient plus du nom de ton beau-père?
Comment s'appelle-t-il?

DORANTE
Il n'est pas nécessaire;
Sans que vous vous donniez ces soucis superflus,
En fermant le paquet j'écrirai le dessus.

GÉRONTE
1245
Etant tout d'une main, il sera plus honnête.

DORANTE
À part.
Ne lui pourrai-je ôter ce souci de la tête?
Votre main ou la mienne, il n'importe des deux.

GÉRONTE
Ces nobles de province y sont un peu fâcheux.

DORANTE
Son père sait la cour.

GÉRONTE
Ne me fais plus attendre,
1250
Dis-moi...

DORANTE
À part.
Que lui dirai-je?

GÉRONTE
Il s'appelle?

DORANTE
Pyrandre.

GÉRONTE
Pyrandre! Tu m'as dit tantôt un autre nom:
C'était, je m'en souviens, oui, c'était Armédon.

DORANTE
Oui, c'est là son nom propre, et l'autre d'une terre
Il portait ce dernier quand il fut à la guerre,
1255
Et se sert si souvent de l'un et l'autre nom,
Que tantôt c'est Pyrandre, et tantôt Armédon.

GÉRONTE
C'est un abus commun qu'autorise l'usage,
Et j'en usais ainsi du temps de mon jeune âge.
Adieu: je vais écrire.

Scène V

DORANTE, CLITON.

DORANTE
Enfin j'en suis sorti.

CLITON
1260
Il faut bonne mémoire après qu'on a menti.

DORANTE
L'esprit a secouru le défaut de mémoire.

CLITON
Mais on éclaircira bientôt toute l'histoire.
Après ce mauvais pas où vous avez bronché,
Le reste encor longtemps ne peut être caché:
1265
On le sait chez Lucrèce, et chez cette Clarice,
Qui, d'un mépris si grand piquée avec justice,
Dans son ressentiment prendra l'occasion
De vous couvrir de honte et de confusion.

DORANTE
Ta crainte est bien fondée, et puisque le temps presse,
1270
Il faut tâcher en hâte à m'engager Lucrèce,
Voici tout à propos ce que j'ai souhaité.

Scène VI

DORANTE, CLITON, SABINE.

DORANTE
Chère amie, hier au soir j'étais si transporté,
Qu'en ce ravissement je ne pus me permettre
De bien penser à toi quand j'eus lu cette lettre:
1275
Mais tu n'y perdras rien, et voici pour le port.

SABINE
Ne croyez pas, monsieur...

DORANTE
Tiens.

SABINE
Vous me faites tort.
Je ne suis pas de...

DORANTE
Prends.

SABINE
Eh, monsieur!

DORANTE
Prends, te dis-je;
Je ne suis point ingrat alors que l'on m'oblige;
Dépêche, tends la main.

CLITON
Qu'elle y fait de façons!
1280
Je lui veux par pitié donner quelques leçons.
Chère amie, entre nous, toutes tes révérences;
En ces occasions ne sont qu'impertinences;
Si ce n'est assez d'une, ouvre toutes les deux:
Le métier que tu fais ne veut point de honteux.
1285
Sans te piquer d'honneur, crois qu'il n'est que de prendre,
Et que tenir vaut mieux mille fols que d'attendre.
Cette pluie est fort douce; et, quand j'en vois pleuvoir,
J'ouvrirais jusqu'au coeur pour a mieux recevoir.
On prend à toutes mains dans le siècle où nous sommes,
1290
Et refuser n'est plus le vice des grands hommes.!
Retiens bien ma doctrine; et, pour faire amitié,
Si tu veux, avec toi je serai de moitié.

SABINE
Cet article est de trop.

DORANTE
Vois-tu, je me propose
De faire avec le temps pour toi toute autre chose.
1295
Mais comme j'ai reçu cette lettre de toi,
En voudrais-tu donner la réponse pour moi?

SABINE
Je la donnerai bien, mais je n'ose vous dire
Que ma maîtresse daigne ou la prendre, ou la lire:
J'y ferai mon effort.

CLITON
Voyez, elle se rend
1300
Plus douce qu'une épouse, et plus souple qu'un gant.

DORANTE
À part, à CLITON.
Le secret a joué.
(Haut, à SABINE.)
Présente-la, n'importe
Elle n'a pas pour moi d'aversion si forte.
Je reviens dans une heure en apprendre l'effet.

SABINE
Je vous conterai lors tout ce que j'aurai fait.

Scène VII

CLITON, SABINE.

CLITON
1305
Tu vois que les effets préviennent les paroles;
C'est un homme qui fait litière de pistoles:
Mais comme auprès de lui je puis beaucoup pour toi...

SABINE
Fais tomber de la pluie, et laisse faire à moi.

CLITON
Tu viens d'entrer en goût.

SABINE
Avec mes révérences,
1310
Je ne suis pas encor si dupe que tu penses.
Je sais bien mon métier, et ma simplicité
Joue aussi bien son jeu que ton avidité.

CLITON
Si tu sais ton métier, dis-moi quelle espérance
Doit obstiner mon maître à la persévérance.
1315
Sera-t-elle insensible? En viendrons-nous à bout?

SABINE
Puisqu'il est si brave homme, il faut te dire tout
Pour te désabuser, sache donc que Lucrèce
N'est rien moins qu'insensible à l'ardeur qui le presse
Durant toute la nuit elle n'a point dormi;
1320
Et, si je ne me trompe, elle l'aime à demi.

CLITON
Mais sur quel privilège est-ce qu'elle se fonde,
Quand elle aime à demi, de maltraiter le monde?
Il n'en a cette nuit reçu que des mépris.
Chère amie, après tout, mon maître vaut son prix.
1325
Ces amours à demi sont d'une étrange espèce;
Et, s'il voulait me croire, il quitterait Lucrèce.

SABINE
Qu'il ne se hâte point, on l'aime assurément.

CLITON
Mais on le lui témoigne un peu bien rudement;
Et je ne vis jamais de méthodes pareilles.

SABINE
1330
Elle tient, comme on dit, le loup par les oreilles;
Elle l'aime, et son coeur n'y saurait consentir
Parce que d'ordinaire il ne fait que mentir.
Hier même elle le vit dedans les Tuileries,
Où tout ce qu'il conta n'était que menteries.
1335
Il en a fait autant depuis à deux ou trois.

CLITON
Les menteurs les plus grands disent vrai quelquefois.

SABINE
Elle a lieu de douter, et d'être en défiance.

CLITON
Qu'elle donne à ses feux un peu plus de croyance:
Il n'a fait toute nuit que soupirer d'ennui.

SABINE
1340
Peut-être que tu mens aussi bien comme lui?

CLITON
Je suis homme d'honneur; tu me fais injustice.

SABINE
Mais, dis-moi, sais-tu bien qu'il n'aime plus Clarice?

CLITON
Il ne l'aima jamais.

SABINE
Pour certain?

CLITON
Pour certain.

SABINE
Qu'il ne craigne donc plus de soupirer en vain.
1345
Aussitôt que Lucrèce a pu le reconnaître.
Elle a voulu qu'exprès je me sois fait paraître,
Pour voir si par hasard il ne me dirait rien;
Et s'il l'aime en effet, tout le reste ira bien.
Va-t'en; et, sans te mettre en peine de m'instruire,
1350
Crois que je lui dirai tout ce qu'il lui faut dire.

CLITON
Adieu; de ton côté si tu fais ton devoir,
Tu dois croire du mien que je ferai pleuvoir.

Scène VIII

SABINE, LUCRÈCE.

SABINE
Que je vais bientôt voir une fille contente!
Mais la voici déjà; qu'elle est impatiente!
1355
Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet.

LUCRÈCE
Eh bien! que t'ont conté le maître et le valet?

SABINE
Le maître et le valet m'ont dit la même chose.
Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.

LUCRÈCE
(Après avoir lu.)
Dorante avec chaleur fait le passionné;
1360
Mais le fourbe qu'il est nous en a trop donné,
Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.

SABINE
Je ne les crois non plus; mais j'en crois ses pistoles.

LUCRÈCE
Il t'a donc fait présent?

SABINE
Voyez.

LUCRÈCE
Et tu l'as pris?

SABINE
Pour vous ôter du trouble où flottent vos esprits,
1365
Et vous mieux témoigner ses flammes véritables,
J'en ai pris les témoins les plus indubitables;
Et je remets, madame, au jugement de tous
Si qui donne à vos gens est sans amour pour vous,
Et si ce traitement marque une âme commune.

LUCRÈCE
1370
Je ne m'oppose pas à ta bonne fortune;
Mais, comme en l'acceptant tu sors de ton devoir,
Du moins une autre fois ne m'en fais rien savoir.

SABINE
Mais à ce libéral que pourrai-je promettre?

LUCRÈCE
Dis-lui que, sans la voir, j'ai déchiré sa lettre.

SABINE
1375
O ma bonne fortune, où vous enfuyez-vous?

LUCRÈCE
Mêles-y de ta part deux ou trois mots plus doux;
Conte-lui dextrement le naturel des femmes;
Dis-lui qu'avec le temps on amollit leurs âmes;
Et l'avertis surtout des heures et des lieux
1380
Où par rencontre il peut se montrer à mes yeux.
Parce qu'il est grand fourbe, il faut que je m'assure.

SABINE
Ah! Si vous connaissiez les peines qu'il endure,
Vous ne douteriez plus si son coeur est atteint;
Toute nuit il soupire, il gémit, il se plaint.

LUCRÈCE
1385
Pour apaiser les maux que cause cette plainte,
Donne-lui de l'espoir avec beaucoup de crainte;
Et sache entre les deux toujours le modérer,
Sans m'engager à lui, ni le désespérer.

Scène IX

CLARICE, LUCRÈCE, SABINE.

CLARICE
Il t'en veut tout de bon, et m'en voilà défaite;
1390
Mais je souffre aisément la perte que j'ai faite;
Alcippe la répare, et son père est ici.

LUCRÈCE
Te voilà donc bientôt quitte d'un grand souci.

CLARICE
M'en voilà bientôt quitte; et toi, te voilà prête
A t'enrichir bientôt d'une étrange conquête.
1395
Tu sais ce qu'il m'a dit.

SABINE
S'il vous mentait alors,
A présent, il dit vrai; j'en réponds corps pour corps.

CLARICE
Peut-être qu'il le dit; mais c'est un grand peut-être.

LUCRÈCE
Dorante est un grand fourbe, et nous l'a fait connaître;
Mais s'il continuait encore à m'en conter,
1400
Peut-être avec le temps il me ferait douter.

CLARICE
Si tu l'aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.

LUCRÈCE
C'en est trop; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l'aimer.

CLARICE
1405
De le croire à l'aimer la distance est petite:
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après.

LUCRÈCE
La curiosité souvent dans quelques âmes
1410
Produit le même effet que produiraient des flammes.

CLARICE
Je suis prête à le croire afin de t'obliger.

SABINE
Vous me feriez ici toutes deux enrager.
Voyez, qu'il est besoin de tout ce badinage!
Faites moins la sucrée, et changez de langage,
1415
Ou vous n'en casserez, ma foi, que d'une dent.

LUCRÈCE
Laissons là cette folle, et dis-moi cependant,
Quand nous le vîmes hier dedans les Tuileries,
Qu'il te conta d'abord tant de galanteries,
Il fut, ou je me trompe, assez bien écouté.
1420
Etait-ce amour alors, ou curiosité?

CLARICE
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu'il aurait pu me dire.

LUCRÈCE
Je fais de ce billet même chose à mon tour;
Je l'ai pris, je l'ai lu, mais le tout sans amour:
1425
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu'il aurait pu m'écrire.

CLARICE
Ce sont deux que de lire, et d'avoir écouté;
L'un est grande faveur; l'autre, civilité;
Mais trouves-y ton compte, et j'en serai ravie;
1430
En l'état où je suis, j'en parle sans envie.

LUCRÈCE
Sabine lui dira que je l'ai déchiré.

CLARICE
Nul avantage ainsi n'en peut être tiré.
Tu n'es que curieuse.

LUCRÈCE
Ajoute: à ton exemple.

CLARICE
Soit. Mais il est saison que nous allions au temple.

À CLARICE.

LUCRÈCE
1435
Allons.
À part, à SABINE.
Si tu le vois, agis comme tu sais.

SABINE
Ce n'est pas sur ce coup que je fais mes essais:
Je connais à tous deux où tient la maladie;
Et le mal sera grand si je n'y remédie.
Mais sachez qu'il est homme à prendre sur le vert.

LUCRÈCE
1440
Je te croirai.

SABINE
Mettons cette pluie à couvert.


Acte V

Scène I

GÉRONTE, PHILISTE.

GÉRONTE
Je ne pouvais avoir rencontre plus heureuse
Pour satisfaire ici mon humeur curieuse.
Vous avez feuilleté le Digeste à Poitiers,
Et vu, comme mon fils, les gens de ces quartiers:
1445
Ainsi vous me pouvez facilement apprendre
Quelle est et la famille, et le bien de Pyrandre.

PHILISTE
Quel est-il, ce Pyrandre?

GÉRONTE
Un de leurs citoyens,
Noble, à ce qu'on m'a dit, mais un peu mal en biens.

PHILISTE
Il n'est dans tout Poitiers bourgeois ni gentilhomme
1450
Qui, si je m'en souviens, de la sorte se nomme.

GÉRONTE
Vous le connaîtrez mieux peut-être à l'autre nom;
Ce Pyrandre s'appelle autrement Armédon.

PHILISTE
Aussi peu l'un que l'autre.

GÉRONTE
Et le père d'Orphise,
Cette rare beauté qu'en ces lieux même on prise?
1455
Vous connaissez le nom de cet objet charmant
Qui fait de ces cantons le plus digne ornement?

PHILISTE
Croyez que cette Orphise, Armédon, et Pyrandre,
Sont gens dont à Poitiers on ne peut rien apprendre.
S'il vous faut sur ce point encor quelque garant...

GÉRONTE
1460
En faveur de mon fils vous faites l'ignorant;
Mais je ne sais que trop qu'il aime cette Orphise,
Et qu'après les douceurs d'une longue hantise,
On l a seul dans sa chambre avec elle trouvé;
Que par son pistolet un désordre arrivé
1465
L'a forcé sur-le-champ d'épouser cette belle.
Je sais tout; et de plus ma bonté paternelle
M'a fait y consentir; et votre esprit discret
N'a plus d'occasion de m'en faire un secret.

PHILISTE
Quoi! Dorante a donc fait un secret mariage?

GÉRONTE
1470
Et, comme je suis bon, je pardonne à son âge.

PHILISTE
Qui vous l'a dit?

GÉRONTE
Lui-même.

PHILISTE
Ah! Puisqu'il vous l'a dit,
vous fera du reste un fidèle récit;
Il en sait mieux que moi toutes les circonstances:
Non qu'il vous faille en prendre aucunes défiances;
1475
Mais il a le talent de bien imaginer,
Et moi, je n'eus jamais celui de deviner.

GÉRONTE
Vous me feriez par là soupçonner son histoire.

PHILISTE
Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l'en croire!
Mais il nous servit hier d'une collation
1480
Qui partait d'un esprit de grande invention;
Et, si ce mariage est de même méthode,
La pièce est fort complète, et des plus à la mode.

GÉRONTE
Prenez-vous du plaisir à me mettre en courroux?

PHILISTE
Ma foi, vous en tenez aussi bien comme nous;
1485
Et, pour vous en parler avec toute franchise,
Si vous n'avez jamais pour bru que cette Orphise,
Vos chers collatéraux s'en trouveront fort bien.
Vous m'entendez; adieu: je ne vous dis plus rien.

Scène II

GÉRONTE.

GÉRONTE
O vieillesse facile! O jeunesse impudente!
1490
O de mes cheveux gris honte trop évidente!
Est-il dessous le ciel père plus malheureux?
Est-il affront plus grand pour un coeur généreux?
Dorante n'est qu'un fourbe; et cet ingrat que j'aime,
Après m'avoir fourbé, me fait fourber moi-même;
1495
Et d'un discours en l'air qu'il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur!
Comme si c'était peu pour mon reste de vie
De n'avoir à rougir que de son infamie,
L'infâme, se jouant de mon trop de bonté,
1500
Me fait encor rougir de ma crédulité!

Scène III

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE
Etes-vous gentilhomme?

DORANTE
À part.
Ah! Rencontre fâcheuse!
Etant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

GÉRONTE
Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?

DORANTE
Avec toute la France aisément je le croi.

GÉRONTE
1505
Et ne savez-vous point avec toute la France
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang

DORANTE
J'ignorerais un point que n'ignore personne,
1510
Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne.

GÉRONTE
Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire
Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire;
1515
Et, dans la lâcheté du vice où je te voi,
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

DORANTE
Moi?

GÉRONTE
Laisse-moi parler, toi, de qui l'imposture
Souille honteusement ce don de la nature:
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
1520
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas? Est-il tache plus noire,
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un coeur vraiment noble ait plus d'aversion
1525
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front?

DORANTE
Qui vous dit que je mens?

GÉRONTE
Qui me le dit, infâme?
1530
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu'hier au soir tu m'en fis publier...

CLITON
À part, à DORANTE.
Dites que le sommeil vous l'a fait oublier.

GÉRONTE
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie
1535
Invente à m'éblouir quelques nouveaux détours.

CLITON
À part, à DORANTE.
Appelez la mémoire ou l'esprit au secours.

GÉRONTE
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu'un homme de mon age a cm légèrement
1540
Ce qu'un homme du tien débite impudemment?
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit faible et pour cervelle usée!
Mais, dis-moi, te portais-je 'a la gorge un poignard?
Voyais-tu violence ou courroux de ma part?
1545
Si quelque aversion t'éloignait de Clarice,
Quel besoin avais-tu d'un si lâche artifice?
Et pouvais-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder a ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
1550
Consentait à tes yeux l'hymen d'une inconnue?
Ce grand excès d'amour que je t'ai témoigné
N'a point touché ton coeur, ou ne l'a point gagné:
Ingrat, tu m'as payé d'une impudente feinte,
Et tu n'as eu pour moi respect, amour, ni crainte.
1555
Va, je te désavoue.

DORANTE
Eh! Mon père, écoutez.

GÉRONTE
Quoi? Des contes en l'air et sur l'heure inventés?

DORANTE
Non, la vérité pure.

GÉRONTE
En est-il dans ta bouche?

CLITON
À part, à DORANTE.
Voici pour votre adresse une assez rude touche.

DORANTE
Epris d'une beauté qu'à peine j'ai pu voir
1560
Qu'elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,
De Lucrèce, en un mot vous la pouvez connaître...

GÉRONTE
Dis vrai: je la connais, et ceux qui l'ont fait naître;
Son père est mon ami.

DORANTE
Mon coeur en un moment
Etant de ses regards charmé si puissamment,
1565
Le choix que vos bontés avaient fait de Clarice,
Sitôt que le le sus, me parut un supplice;
Mais comme j'ignorais si Lucrèce et son sort
Pouvaient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n'osai pas encor vous découvrir la flamme
1570
Que venaient ses beautés d'allumer dans mon âme;
Et j'avais ignoré, Monsieur, jusqu'à ce jour,
Que l'adresse d'esprit fût un crime en amour.
Mais, si je vous osais demander quelque grâce,
A présent que je sais et son bien et sa race,
1575
Je vous conjurerais, par les noeuds les plus doux
Dont l'amour et le sang puissent m'unir à vous,
De seconder mes voeux auprès de cette belle
Obtenez-la d'un père, et je l'obtiendrai d'elle.

GÉRONTE
Tu me fourbes encor.

DORANTE
Si vous ne m'en croyez,
1580
Croyez-en pour le moins Cliton que vous voyez
sait tout mon secret.

GÉRONTE
Tu ne meurs pas de honte
Qu'il faille que de lui je fasse plus de compte,
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Dorme plus de croyance à ton valet qu'à toi.
1585
Ecoute: je suis bon, et malgré ma colère,
Je veux encore un coup montrer un coeur de père;
Je veux encore un coup pour toi me hasarder.
Je connais ta Lucrèce, et la vais demander;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive...

DORANTE
1590
Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.

GÉRONTE
Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas:
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce,
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
1595
Tu peux bien fuir mes yeux, et ne me voir jamais.
Autrement souviens-toi du serment que je fais:
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d'un père;
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
1600
Rendra prompte justice à mon honneur perdu.

Scène IV

DORANTE, CLITON.

DORANTE
Je crains peu les effets d'une telle menace.

CLITON
Vous vous rendez trop tôt et de mauvaise grâce;
Et cet esprit adroit, qui l'a dupé deux fois,
Devait en galant homme aller jusques à trois:
1605
Toutes tierces, dit-on, sont bonnes ou mauvaises.

DORANTE
Cliton, ne raille point, que tu ne me déplaises:
D'un trouble tout nouveau j'ai l'esprit agité.

CLITON
N'est-ce point du remords d'avoir dit vérité?
Si pourtant ce n'est point quelque nouvelle adresse;
1610
Car je doute à présent si vous aimez Lucrèce,
Et vous vois si fertile en semblables détours,
Que, quoi que vous disiez, je l'entends au rebours.

DORANTE
Je l'aime; et sur ce point ta défiance est vaine;
Mais je hasarde trop, et c'est ce qui me gêne.
1615
Si son père et le mien ne tombent point d'accord,
Tout commerce est rompu, je fais naufrage au port.
Et d'ailleurs, quand l'affaire entre eux serait conclue,
Suis-je sûr que la fille y soit bien résolue?
J'ai tantôt vu passer cet objet si charmant:
1620
Sa compagne, ou je meure! a beaucoup d'agrément.
Aujourd'hui que mes yeux l'ont mieux examinée,
De mon premier amour j'ai l'âme un peu gênée:
Mon coeur entre les deux est presque partagé
Et celle-ci l'aurait, s'il n'était engagé.

CLITON
1625
Mais pourquoi donc montrer une flamme si grande,
Et porter votre père à faire une demande?

DORANTE
Il ne m'aurait pas cru, si je ne l'avais fait.

CLITON
Quoi! Même en disant vrai, vous mentiez en effet?

DORANTE
C'était le seul moyen d'apaiser sa colère.
1630
Que maudit soit quiconque a détrompé mon père!
Avec ce faux hymen j'aurais eu le loisir
De consulter mon coeur, et je pourrais choisir.

CLITON
Mais sa compagne enfin n'est autre que Clarice.

DORANTE
Je me suis donc rendu moi-même un bon office.
1635
Oh! Qu'Alcippe est heureux, et que je suis confus!
Mais Alcippe, après tout, n'aura que mon refus.
N'y pensons plus, Cliton, puisque la place est prise.

CLITON
Vous en voilà défait aussi bien que d'Orphise.

DORANTE
Reportons à Lucrèce un esprit ébranlé,
1640
Que l'autre à ses yeux même avait presque volé.
Mais Sabine survient.

Scène V

DORANTE, SABINE, CLITON.

DORANTE
Qu'as-tu fait de ma lettre?
En de si belles mains as-tu su la remettre?

SABINE
Oui, monsieur, mais...

DORANTE
Quoi! Mais?

SABINE
Elle a tout déchiré.

DORANTE
Sans lire?

SABINE
Sans rien lire.

DORANTE
Et tu l'as enduré?

SABINE
1645
Ah! Si vous aviez vu comme elle m'a grondée
Elle me va chasser, l'affaire en est vidée.

DORANTE
Elle s'apaisera; mais, pour t'en consoler,
Tends la main.

SABINE
Eh! Monsieur!

DORANTE
Ose encor lui parler.
Je ne perds pas sitôt toutes mes espérances.

CLITON
1650
Voyez la bonne pièce avec ses révérences
Comme ses déplaisirs sont déjà consolés,
Elle vous en dira plus que vous n'en voulez.

DORANTE
Elle a donc déchiré mon billet sans le lire?

SABINE
Elle m'avait donné charge de vous le dire;
1655
Mais, à parler sans fard...

CLITON
Sait-elle son métier!

SABINE
Elle n'en a rien fait, et l'a lu tout entier.
Je ne puis si longtemps abuser un brave homme.

CLITON
Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome.

DORANTE
Elle ne me hait pas, à ce compte?

SABINE
Elle? Non.

DORANTE
1660
M'aime-t-elle?

SABINE
Non plus.

DORANTE
Tout de bon?

SABINE
Tout de bon.

DORANTE
Aime-t-elle quelque autre?

SABINE
Encor moins.

DORANTE
Qu'obtiendrai-je?

SABINE
Je ne sais.

DORANTE
Mais enfin, dis-moi.

SABINE
Que vous dirai-je?

DORANTE
Vérité.

SABINE
Je la dis.

DORANTE
Mais elle m'aimera?

SABINE
Peut-être.

DORANTE
Et quand encor?

SABINE
Quand elle vous croira.

DORANTE
1665
Quand elle me croira? Que ma joie est extrême!

SABINE
Quand elle vous croira, dites qu'elle vous aime.

DORANTE
Je le dis déjà donc, et m'en ose vanter,
Puisque ce cher objet n'en saurait plus douter:
Mon père...

SABINE
La voici qui vient avec Clarice.

Scène VI

CLARICE, LUCRÈCE, DORANTE, SABINE, CLITON.

CLARICE
1670
À part, à LUCRÈCE.
Il peut te dire vrai, mais ce n'est pas son vice.
Comme tu le connais, ne précipite rien.

DORANTE
À CLARICE.
Beauté qui pouvez seule et mon mal et mon bien...

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
On dirait qu'il m'en veut, et c'est moi qu'il regarde.

LUCRÈCE
Quelques regards sur toi sont tombés par mégarde.
1675
Voyons s'il continue.

DORANTE
À CLARICE.
Ah! Que loin de vos yeux
Les moments à mon coeur deviennent ennuyeux!
Et que je reconnais par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d'absence!

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Il continue encor.

LUCRÈCE
Mais vois ce qu'il m'écrit.

CLARICE
1680
Mais écoute.

LUCRÈCE
Tu prends pour toi ce qu'il me dit.

CLARICE
Eclaircissons-nous-en.
Haut, à DORANTE.
Vous m'aimez donc, Dorante?

DORANTE
À CLARICE.
Hélas! Que cette amour vous est indifférente
Depuis que vos regards m'ont mis sous votre loi...

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Crois-tu que le discours s'adresse encore a toi?

LUCRÈCE
1685
Je ne sais où j'en suis!

CLARICE
Oyons la fourbe entière.!

LUCRÈCE
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.

CLARICE
C'est ainsi qu'il partage entre nous son amour:
Il te flatte de nuit, et m'en conte de jour.

DORANTE
À CLARICE.
Vous consultez ensemble! Ah! Quoi qu'elle vous die,
1690
Sur de meilleurs conseils disposez de ma vie;
Le sien auprès de vous me serait trop fatal;
Elle a quelque sujet de me vouloir du mal.

LUCRÈCE
À part.
Ah! Je n'en ai que trop, et si je ne me venge...

CLARICE
À DORANTE.
Ce qu'elle me disait est de vrai fort étrange.

DORANTE
1695
C'est quelque invention de son esprit jaloux.

CLARICE
Je le crois: mais enfin me reconnaissez-vous?

DORANTE
Si je vous reconnais! Quittez ces railleries,
Vous que j'entretins hier dedans les Tuileries;
Que je fis aussitôt maîtresse de mon sort.

CLARICE
1700
Si je veux toutefois en croire son rapport,
Pour une autre déjà votre âme inquiétée...

DORANTE
Pour une autre déjà je vous aurais quittée?
Que plutôt à vos pieds mon coeur sacrifié...

CLARICE
Bien plus, si je la crois, vous êtes marié.

DORANTE
1705
Vous me jouez, madame, et, sans doute pour rire.
Vous prenez du plaisir à m'entendre redire
Qu'à dessein de mourir en des liens si doux
Je me fais marié pour toute autre que vous.

CLARICE
Mais avant qu'avec moi le noeud d'hymen vous lie,
1710
Vous serez marié, si l'on veut, en Turquie.

DORANTE
Avant qu'avec toute autre on me puisse engager,
Je serai marié, si l'on veut, en Alger.

CLARICE
Mais enfin vous n'avez que mépris pour Clarice?

DORANTE
Mais enfin vous savez le noeud de l'artifice,
1715
Et que pour être à vous je fais ce que je puis.

CLARICE
Je ne sais plus moi-même à mon tour où j'en suis.
Lucrèce, écoute un mot.

DORANTE
À part, à CLITON.
Lucrèce! Que dit-elle?

CLITON
Vous en tenez, monsieur: Lucrèce est la plus belle;
Mais laquelle des deux? J'en ai le mieux jugé,
1720
Et vous auriez perdu si vous aviez gagé.

DORANTE
À part, à CLITON.
Cette nuit a la voix j'ai cru la reconnaître.

CLITON
À part, à DORANTE.
Clarice sous son nom parlait à sa fenêtre;
Sabine m'en a fait un secret entretien.

DORANTE
À part, à CLITON.
Bonne bouche! J'en tiens; mais l'autre la vaut bien
1725
Et, comme dès tantôt je la trouvais bien faite,
Mon coeur déjà penchait où mon erreur le jette.
Ne me découvre point; et dans ce nouveau feu
Tu me vas voir, Cliton, jouer un nouveau jeu.
Sans changer de discours, changeons de batterie.

LUCRÈCE
1730
À part, à CLARICE.
Voyons le dernier point de son effronterie.
Quand tu lui diras tout, il sera bien surpris.

CLARICE
À DORANTE.
Comme elle est mon amie, elle m'a tout appris.
Cette nuit vous l'aimiez, et m'avez méprisée.
Laquelle de nous deux avez-vous abusée?
1735
Vous lui parliez d'amour en termes assez doux.

DORANTE
Moi! Depuis mon retour je n'ai parlé qu'à vous.

CLARICE
Vous n'avez point parlé cette nuit à Lucrèce?

DORANTE
Vous n'avez point voulu me faire un tour d'adresse?
Et je ne vous ai point reconnue à la voix?

CLARICE
1740
Nous dirait-il bien vrai pour la première fois?

DORANTE
Pour me venger de vous j'eus assez de malice
Pour vous laisser jouir d'un si lourd artifice,
Et, vous laissant passer pour ce que vous vouliez,
Je vous en donnai plus que vous ne m'en donniez.
1745
Je vous embarrassai, n'en faites point la fine.
Choisissez un peu mieux vos dupes à la mine:
Vous pensiez me jouer; et moi je vous jouais;
Mais par de faux mépris que je désavouais;
enfin je vous aime, et je hais de ma vie
1750
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie.

CLARICE
Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en l'air,
Quand un père pour vous est venu me parler:
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre?

LUCRÈCE
À DORANTE.
Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre?

DORANTE
1755
À LUCRÈCE.
J'aime de ce courroux les principes cachés.
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j'ai moi-même enfin assez joué d'adresse;
Il faut vous dire vrai, je n'aime que Lucrèce.

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Est-il un plus grand fourbe? Et peux-tu l'écouter?

DORANTE
1760
À LUCRÈCE.
Quand vous m'aurez oui, vous n'en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m'a fait pièce, et je l'ai su connaître;
Comme en y consentant vous m'avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m'en suis vengé.

LUCRÈCE
1765
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries?

DORANTE
Clarice fut l'objet de mes galanteries...

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur?

DORANTE
À LUCRÈCE.
Elle avait mes discours, mais vous aviez mon coeur,
Où vos yeux faisaient naître un feu que j'ai fait taire,
1770
Jusqu'à ce que ma flamme ait eu l'aveu d'un père:
Comme tout ce discours n'était que fiction,
Je cachais mon retour et ma condition.

CLARICE
À part, à LUCRÈCE.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse,
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.

DORANTE
1775
À LUCRÈCE.
Vous seule êtes l'objet dont mon coeur est charmé.

LUCRÈCE
À DORANTE.
C'est ce que les effets m'ont fort mal confirmé.

DORANTE
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre?

LUCRÈCE
Après son témoignage il faudra consulter
1780
Si nous aurons encor quelque lieu d'en doutes!

DORANTE
À LUCRÈCE.
Qu'à de telles clartés votre erreur se dissipe.
À CLARICE.
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe;
Sans l'hymen de Poitiers il ne tenait plus rien;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien;
1785
Mais entre vous et moi vous savez le mystère
Le voici qui s'avance, et j'aperçois mon père.

Scène VII

GÉRONTE, DORANTE, ALCIPPE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, SABINE, CLITON.

ALCIPPE
(Sortant de chez CLARICE et parlant à elle.)
Nos parents sont d'accord, et vous êtes à moi.

GÉRONTE
(Sortant de chez LUCRÈCE, et parlant à elle.)
Votre père à Dorante engage votre foi.

ALCIPPE
À CLARICE.
Un mot de votre main, l'affaire est terminée.

GÉRONTE
1790
À LUCRÈCE.
Un mot de votre bouche achève l'hyménée.

DORANTE
À LUCRÈCE.
Ne soyez pas rebelle à seconder mes voeux

ALCIPPE
Etes-vous aujourd'hui muettes toutes deux?

CLARICE
Mon père a sur mes voeux une entière puissance.

LUCRÈCE
Le devoir d'une fille est dans l'obéissance.

GÉRONTE
1795
À LUCRÈCE.
Venez donc recevoir ce doux commandement.

ALCIPPE
À CLARICE.
Venez donc ajouter ce doux consentement.

(ALCIPPE rentre chez CLARICE avec elle et ISABELLE, et le reste rentre chez LUCRÈCE.)

SABINE
À DORANTE, comme il rentre.
Si vous vous mariez, il ne pleuvra plus guères.

DORANTE
Je changerai pour toi cette pluie en rivières.

SABINE
Vous n'aurez pas loisir seulement d'y penser.
1800
Mon métier ne vaut rien quand on s'en peut passer.

CLITON
(Seul.)
Comme en sa propre fourbe un menteur s'embarrasse!
Peu sauraient comme lui s'en tirer avec grâce.
Vous autres qui doutiez s'il en pourrait sortir,
Par un si rare exemple apprenez à mentir.